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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS  COLLEGE  LIBRARY. 

GIFT    OF 
JAMES  D.  PERKINS, 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXV«    ANNÉE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME  CINQUANTE-SIXIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

RDE     SAINT-BENOIT,    20 
1865 


rUFTS  COLLWGJI 
hîBRABY. 


LE    MAGNE 


LES   MÂÏNOTES 


RECITS    ET    SCENES    DE    MŒURS    DE    LA    GRECE. 


La  Grèce  est  tourmentée  aujourd'hui  d'une  grande  ambition,  et 
donne  en  même  temps  à  ses  amis  un  inquiétant  spectacle.  Cette 
grande  idée  dont  elle  parle  tant,  et  qui  signifie  l'affranchissement 
complet  de  la  race  hellénique,  elle  rêve  de  la  propager  par  les 
armes,  par  les  aventures  révolutionnaires,  et  ne  s'aperçoit  pas 
qu'il  est  un  moyen  bien  plus  simple  et  bien  plus  sûr  de  la  faire 
triompher  :  c'est  de  travailler  sérieusement  à  l'œuvre  de  sa  régé- 
nération intérieure,  à  peine  ébauchée  pendant  le  cours, des  trente 
dernières  années.  Ce  n'est  plus  en  elTet  par  l'héroïsme  ni  par  la 
force  des  armes,  mais  bien  plutôt  par  la  force  du  progrès  moral  et 
de  la  civilisation,  que  la  Grèce  pourra  s'emparer  du  rôle  qu'elle  am- 
bitionne en  Orient.  Avant  d'élargir  ses  étroites  limites,  que  de  con- 
quêtes n'a-t-elle  pas  à  faire  sur  elle-même!  Surtout  à  cette  heure 
où  elle  commence  à  s'interroger  non  plus  seulement  sur  ses  forces 
morales,  mais  sur  ses  ressources  matérielles,  ce  n'est  pas  remplir 
une  tâche  inutile  que  de  lui  montrer,  par  quelques  exemples  signi- 
ficatifs, combien  de  travaux  pacifiques  lui  sont  encoie  imposés 
par  l'état  de  plusieurs  parties  de  son  territoire.  Il  est  une  contrée 
entre  autres  que  nous  visitions  il  y  a  quelques  années,  et  qui  au- 
jourd'hui encore  n'a  rien  perdu  de  la  physionomie  sauvage  qui  nous 
frappait  alors.  C'est  le  Magne,  région  inculte,  sauvage,  inexplorée 
des  voyageurs,  redoutée  des  Grecs  eux-mêmes.  Nulle  part  cepen- 


6  REYUE    DES   DEUX   MONDES. 

dant  les  Grecs  n'auraient  à  employer  plus  utilement  leur  énergie  re- 
naissante, et  les  souvenirs  que  nous  recueillons  ici  serviront  peut- 
être  à  le  prouver. 

Le  Magne  forme  l'extrémité  la  plus  méridionale  de  l'ancienne 
Eleuthéro-Laconie.  11  s'étend  au  pied  de  l'imposant  et  sombre  mas- 
sif du  mont  Taygète  ou  Pentedactylon  (1),  dénomination  sous  la- 
quelle les  Grecs  désignent  cette  grandiose  montagne  à  cause  de 
ses  cinq  sommets,  escarpemens  gigantesques  dont  le  plus  élevé,  le 
mont  Hélias,  inaccessible  et  presque  toujours  couvert  de  neiges, 
est  l'objet  d'une  terreur  superstitieuse  et  de  mille  croyances  légen- 
daires. Borné  à  l'ouest  par  le  golfe  de  Coron  ou  de  Messénie,  à  l'est 
par  celui  de  Kolokythia  ou  de  Laconie,  au  nord  par  la  Messénie,  le 
Taygète  et  la  splendide  vallée  de  Lacédémone,  le  Magne  a  une 
étendue  de  quinze  à  vingt  lieues  du  nord  au  sud,  sur  une  largeur 
de  six  à  huit  lieues  à  sa  base.  A  mesure  qu'il  s'avance  vers  la  mer, 
il  se  rétrécit  sensiblement  et  finit  par  se  plonger  dans  les  flots  sous 
la  forme  d'une  flèche  acérée,  dont  la  pointe  extrême  s'appelle  le 
cap  Matapan  (ancien  Ténare).  Les  pilotes  ont  surnommé  ce  cap  ((  le 
tueur  d'hommes  »  à  cause  des  fiéquens  naufrages  que  causent  les 
tempêtes  sur  les  écueils  de  cette  côte.  Du  haut  du  cap  Matapan, 
l'on  aperçoit,  de  l'autre  côté  du  golfe  de  Laconie,  son  rival  le  cap 
Malée  ou  Saint-Ange.  Ces  deux  promontoires  aigus,  environnés  de 
récifs,  battus  par  une  mer  toujours  furieuse,  semblent  se  porter  un 
continuel  défi  et  se  disputer,  suivant  l'expression  d'une  poésie  po- 
pulaire, «  la  sinistre  gloire  de  dévorer  le  plus  de  navires  et  de  ma- 
telots. »  Les  côtes  du  Magne,  rongées,  découpées,  fouillées  profon- 
dément par  les  flots,  trop  fameuses  dans  les  annales  de  la  piraterie, 
offrent  un  aspect  terrible  et  désolé.  Des  rochers  à  pic,  complète- 
ment arides,  torréfiés  par  un  soleil  brûlant,  semblent  interdire  aux 
navigateurs  l'abord  de  ce  dangereux  pays;  les  anfractuosités  du  roc 
recèlent  çà  et  là  de  petits  villages,  nids  d'aigles  suspendus  sur  les 
précipices,  hérissés  de  forteresses  anciennes,  les  unes  démantelées, 
les  autres  encore  entièrement  debout.  D'innombrables  anses,  sou- 
vent inabordables  ou  accessibles  seulement  à  des  navires  d'un  faible 
tonnage,  assuraient  un  refuge  aux  écumeurs  de  mer,  qui,  du  temps 
de  Capodistrias,  infestaient  encore  l'Archipel. 

La  physionomie  de  cette  contrée  n'est  pas  moins  sévère  à  l'inté- 
rieur. Le  district  qui  termine  le  Magne  vers  la  mer  offre  une  véri- 
table image  du  chaos.  On  dirait  que  la  main  des  cyclopes  a  boule- 
versé, ravagé  ce  coin  du  monde.  De  toutes  parts,  la  roche  brûlante 
et  nue  se  dresse  sous  les  formes  les  plus  inattendues  et  les  plus 

(1)  Cinq  doigts. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAlNOTES.  7 

bizarres,  revêtue  ici  des  plus  vives  couleurs,  et  là  des  teintes  les 
plus  sombres ,  suivant  que  sa  surface  est  exposée  aux  ardeurs  tor- 
rides  du  soleil,  ou  qu'elle  plonge  dans  les  ravins  obscurs  et  pro- 
fonds. jNulle  trace  de  végétation;  quelques  maigres  troupeaux  brou- 
tent seulement  çà  et  là,  au  bord  de  précipices  vertigineux,  une 
mousse  roiigeâtre  pénétrée  de  saveurs  salines.  Ce  district  est  dési- 
gné sous  le  nom  de  Kakovoiini  (la  mauvaise  montagne)  ou  Kako- 
vouli  {lo.  terre  du  mauvais  conseil),  sinistres  appellations  que  jus- 
tifient la  nature  des  lieux  et  les  mœurs  féroces,  les  instincts  de 
brigandage  des  redoutables  tribus  disséminées  sur  ces  roches  in- 
cultes. Si  l'on  remonte  vers  le  nord,  la  contrée  s'élargit  et  la  na- 
ture s'adoucit  un  peu.  Le  caroubier,  le  myrte,  le  laurier-rose  com- 
mencent à  se  montrer  au  fond  des  ravins,  dans  le  lit  desséché  des 
torrens;  plus  loin,  des  bois  d'oliviers  et  de  chênes  verts  reposent 
le  regard  fatigué  de  l'aspect  tourmenté  du  paysage;  enfin,  sur  les 
confins  de  la  Messénie,  au  pied  des  contre-forts  du  Taygète,  croît 
une  végétation  plus  abondante  et  plus*variée.  Le  mûrier  apparaît 
dans  les  plaines,  sur  le  penchant  pierreux  des  coteaux,  quelques 
alpes  verdoyantes  naissent  au-dessous  des  cimes  accidentées;  mais 
l'âpreté  générale  du  paysage  persiste  toujours,  et  d'étroits  défilés, 
des  murailles  perpendiculaires,  de  profonds  précipices  isolent  le  sé- 
vère pays  de  Maïna  du  reste  du  Péloponèse. 

Les  Maïnotes  occupent  une  place  importante  dans  les  annales  de 
la  Grèce  moderne.  Cette  importance  tient  à  l'incontestable  anti- 
quité de  leur  race,  aux  caractères  particuliers  qui  les  distinguent 
des  autres  Grecs,  à  leur  indépendance  de  tout  temps  reconnue, 
aux  combats  sans  trêve  qu'ils  ont  livrés  pour  la  conserver  jusqu'au 
jour  où  ils  prirent  une  part  glorieuse  à  la  lutte  nationale  sous  des 
chefs  restés  célèbres.  Les  Maïnotes  se  regardent  comme  les  descen- 
dans  directs  des  Spartiates.  Il  n'en  est  pas  un,  du  plus  fier  au  plus 
humble,  qui  ne  prétende  remonter  par  une  filiation  directe  aux  en- 
fans  de  Lycurgue  et  de  Léonidas.  Leur  contester  cette  origine  équi- 
vaudrait à  une  mortelle  injure  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  prudent 
de  leur  adresser  en  face.  Une  tradition  constante  dans  le  pays, 
avouée  de  tous  les  Grecs,  confirmée  par  mille  indices,  un  idiome 
composé  de  mots  et  de  tournures  antiques,  le  témoignage  enfin  des 
voyageurs  qui  ont  tenté  de  résoudre  les  difficiles  problèmes  de 
l'ethnographie,  justifient  en  grande  partie  ces  hautes  prétentions. 
Il  est  certain  que,  fuyant  le  déluge  de  barbares,  Slaves,  Bulgares, 
Albanais,  qui  envahirent  la  Morée  pendant  la  dernière  période  de 
l'empire  grec,  les  habitans  de  Sparte  abandonnèrent  leurs  foyers  et 
se  retirèrent  au  sein  des  cavernes  et  des  rochers  du  Magne.  Ils  y 
rencontrèrent,  établis  là  depuis  longtemps,  d'autres  transfuges,  les 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Messéniens,  qui  avaient,  eux  aussi,  émigré  dans  ces  impénétrables 
montagnes  pour  fuir  le  joug  de  Lacédémone.  Ainsi  les  Lacédémo- 
niens  trouvaient  l'asile  de  leur  indépendance  dans  le  pays  même 
qui  avait  servi  de  refuge  à  leurs  vaincus;  Spartiates  et  Messéniens 
étaient  à  la  fin  réunis  sous  l'empire  d'une  commune  adversité.  Bien 
que  le  souvenir  instinctif  de  l'ancienne  rivalité  ne  soit  pas  éteint 
parmi  eux  et  engendre  encore  aujourd'hui  des  haines  terribles  de 
famille  et  d'implacables  vengeances,  ces  deux  races  néanmoins, 
fusionnées  désormais  en  un  seul  peuple,  ont  repoussé  avec  fureur 
et  succès  l'envahissement  des  barbares.  Tandis  que  les  populations 
du  reste  du  Péloponèse,  bientôt  forcées  de  pactiser  et  de  contracter 
des  alliances  avec  les  colons  étrangers,  subirent  peu  à  peu  ce  mé- 
lange qui  empêche  de  constater  d'une  façon  précise  la  filiation  du 
peuple  moderne  avec  le  peuple  primitif,  les  guerriers  du  Maïna, 
puissamment  aidés  dans  leur  lutte  par  la  nature  même  du  pays,  se 
conservèrent  purs  de  tout  élément  étranger.  Ils  ont  donc  le  droit 
de  se  dire  les  représentans  les  plus  directs  et  les  plus  authentiques 
de  l'antique  race  hellénique;  leur  langage,  leur  caractère,  leurs 
coutumes,  leurs  traits  même,  tout  en  eux  témoigne  de  l'origine 
dont  ils  se  vantent.  Aussi,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jus- 
qu'aux guerres  de  l'indépendance,  les  assemblées  de  leurs  vieil- 
lards et  de  leurs  chefs  ne  cessèrent-elles  de  s'intituler.,  dans  leurs 
actes  politiques  et  administratifs ,  «  le  sénat  de  Lacédémone.  » 

Les  rochers  de  Souli,  illustrés  plus  tard  par  l'héroïsme  et  les  in- 
fortunes des  Tsavellas  et  des  Botzaris,  n'étaient  encore  qu'un  dé- 
sert, que  déjà  le  Magne,  par  son  indépendance  et  son  exislence 
politique  reconnues,  protestait  contre  l'apparent  anéantissement  de 
la  nationalité  grecque.  Souli,  Sfakia,  le  Magne,  tels  sont  les  trois 
foyers  où,  pendant  quatre  siècles  à  peu  près,  couva  sous  les  cendres 
de  la  barbarie  l'étincelle  de  vie  qui  devait  plus  tard  ressusciter  un 
peuple.  L'histoire  des  guerriers  de  Souli  et  Sfî^ia  (1)  est  aujourd'hui 
connue;  mais  que  sait-on  du  Magne?  Des  légendes,  des  traditions 
populaires,  des  récits  de  vieillards,  voilà  tout  ce  que  l'on  possède 
sur  le  pays  où  la  cause  de  l'indépendance  hellénique  a  trouvé  ses 
plus  anciens,  ses  plus  énergiques  défenseurs  (2).  N'importe,  il  faut 
se  hâter  de  recueillir  ces  rares  épaves.  Si  l'on  manquait  à  cette 

(1)  Voyez  sur  les  Sfakiotes  les  souvenirs  de  voyage  de  M.  George  Perrot, —  Revue  du 
15  février  et  du  15  mars  1864. 

(2)  A  la  fin  du  siècle  dernier,  un  savant  anglais,  William  Leake,  explora  une  partie 
du  Magne;  plus  tard  Bory  de  Saint-Vincent  y  conduisit  la  mission  scientifique  chargée 
alors  d'explorer  la  Morée.  Les  notes  qu'ils  ont  recueillies  méritent  encore  d'être  con- 
sultées, mais  ne  peuvent  remplacer  les  renseignemens  qu'on  obtient  sur  les  lieux 
mêmes  et  en  interrogeant,  comme  nous  l'avons  fait,  les  populations. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAINOTES.  9 

tâche,  le  passé  du  Magne  s'envelopperait  bientôt  d'un  mystère  qu'il 
ne  serait  plus  possible  de  sonder. 

I. 

Lorsque,  vers  la  fin  de  l'année  1856,  je  partis  d'Athènes  pour 
Sparte,  le  Péloponèse  venait  d'être  mis  en  émoi  par  la  soudaine 
apparition  d'un  moine  illuminé,  qui  était,  comme  on  le  sut  plus 
tard,  à  la  solde  des  téméraires  propagateurs  de  la  grande  idée.  Par 
l'étrangeté  de  ses  discours  et  l'allure  apocalyptique  de  son  élo- 
quence, ce  moine,  qui  s'appelait  Ghristophore,  avait  rapidement 
acquis  un  énorme  ascendant  sur  la  vive  imagination  des  Moréotes 
ignorans,  mais  avides  de  bruit  et  de  nouveauté.  Le  brigandage,  qui 
accompagne  toujours  en  Grèce  les  grandes  émotions  populaires, 
sévissait  dans  toutes  les  provinces.  Des  troupes  furent  expédiées 
pour  rétablir  l'ordre  et  s'emparer  du  fauteur  de  cette  agitation. 
Par  le  fait  du  hasard  ou  de  secrètes  connivences,  Ghristophore 
échappa  longtemps  à  toutes  les  poursuites,  et  put  continuer  impu- 
nément pendant  plusieurs  mois  son  apostolat  incendiaire.  Il  se  van- 
tait d'avoir  le  don  de  se  rendre  invisible  et  insaisissable,  et  annon- 
çait que,  s'il  tombait  jamais  entre  les  mains  de  ses  ennemis,  l'ange 
du  Seigneur  viendrait  le  délivrer.  Il  fallut  enfin  envoyer  contre  ce 
dangereux  personnage  le  général  Tsavellas,  petit-fils  du  célèbre 
Photos,  et  l'un  des  officiers  les  plus  intègres  et  les  plus  énergiques 
qu'ait  possédés  la  Grèce.  Gomme  Tsavellas  ne  tolérait  pas  de  com- 
pères parmi  ses  soldats,  il  n'eut  qu'à  se  montrer  pour  se  saisir  du 
faux  prophète;  il  ie  conduisit  à  Athènes  pieds  et  poings  liés,  au 
grand  ébahissement  du  peuple,  qui  attendait  un  miracle,  et  qui, 
voyant  que  nul  prodige  ne  venait  opérer  la  délivrance  du  captif, 
rentra  momentanément  dans  le  calme  habituel. 

Au  moment  où  j'arrivai  dans  le  Péloponèse,  Ghristophore  était  à 
l'apogée  de  sa  célébrité  éphémère;  tout  le  pays  que  je  parcourus 
était  en  proie  à  une  sorte  de  fièvre.  Après  avoir  visité  Nauplie  et 
Palamide,  sa  forteresse,  Tyrinthe,  la  ville  des  cyclopes,  Mycènes,  la 
ville  des  Atrides,  Argos,  et  les  marais  de  Lerne,  je  me  dirigeai  vers 
Tripolitza  en  passant  par  Mantinée  et  le  champ  de  bataille  témoin 
de  la  dernière  victoire  et  du  trépas  d'Épaminondas.  Une  rude  jour- 
née de  marche  me  conduisit  de  là  sur  les  collines  pittoresques  et 
verdoyantes  qui  bordent  à  l'est  la  vallée  de  Lacédémone,  et  lui  ser- 
virent maintes  fois  de  remparts  contre  l'ennemi.  Les  chemins,  ha- 
bituellement déserts,  étaient  cette  fois  couverts  d'allans  et  de  ve- 
nans,  d'hommes  armés  et  de  mauvaise  mine;  les  caravansérails 
étaient  remplis  de  gens  qui  répétaient  des  lambeaux  des  grossières 


JO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déclamations  de  Christophore,  et  se  répandaient  en  invectives  contre 
le  gouvernement  et  la  cour.  Plus  d'une  fois  ce  jour-là,  on  eût  pu  se 
croire  à  la  veille  de  quelque  sanglante  révolution. 

J'arrivai  sans  encombre  à  Vourlia,  et  je  comptais  faire  pendant 
quelques  jours  le  centre  de  mes  excursions  de  ce  délicieux  village 
perdu  dans  un  bouquet  de  bois,  d'où  l'on  domine  tout  ensemble  la 
vallée  de  Sparte  et  le  splendide  panorama  du  Taygète,  quand  mon 
guide  m' ayant  demandé  si  j'étais  curieux  de  connaître  le  héros  du 
moment,  je  résolus  de  partir  avec  lui  pour  Vitulo  de  Maïna,  où 
Ciiristophore  se  trouvait  alors,  disait-on.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à 
perdre,  car  cet  étrange  apôtre  ne  s'arrêtait  guère  au  même  endroit, 
et  l'autorité  militaire  pouvait  d'un  instant  à  l'autre  le  faire  dispa- 
raître de  la  scène.  Je  m'acheminai  donc  dès  le  lendemain  vers  le 
Taygète,  et  de  là  vers  le  pays  des  Maïnotes,  en  passant  par  Mistra, 
la  Sparte  des  croisés,  la  capitale  aujourd'hui  déserte  de  l'éphé- 
mère principauté  d'Achaïe ,  joyau  gothique  oublié  sur  les  flancs 
abrupts  du  Taygète  par  les  chevaliers  qui  remplirent  un  instant  la 
Morée  du  bruit  de  leurs  combats  et  de  leurs  fêtes.  Bâtie  par  Guil- 
laume de  Yillehardouin,  séjour  des  Paléologues  après  le  départ  des 
Francs,  Mistra  a  été  maintes  fois  prise  et  reprise  par  les  Vénitiens, 
les  Turcs  et  les  Grecs.  Elle  tomba  définitivement  aux  mains  de 
ceux-ci  vers  la  fm  du  siècle  dernier.  La  ville  s'échelonne  en  étages 
multipliés  sur  un  rocher  à  pic  ;  cinq  cents  pieds  plus  haut,  les  cré- 
neaux de  la  citadelle  ornent  de  leur  élégante  couronne  le  sommet 
accidenté  d'un  piton  conique  autour  duquel  serpente  un  sentier 
taillé  dans  le  roc.  L'art  gothique  s'est  livré,  dans  la  construction  de 
cette  petite  cité,  à  tout  l'essor  de  ses  inventions  les  plus  capricieuses; 
les  tourelles  des  châteaux  forts  encore  debout  se  dressent  hardi- 
ment et  partout  au-dessus  des  habitations  à  la  façade  sculptée  à 
jour,  aux  fenêtres  ogivales,  aux  murailles  revêtues  de  cette  belle 
couche  d'or  que  les  rayons  du  soleil  de  Grèce  déposent  sur  tous»les 
monumens  comme  une  indestructible  parure.  Tout  cela  se  détache 
admirablement  sur  le  fond  sombre  que  présentent  au  second  plan 
les  forêts  et  les  anfractuosités  du  Taygète.  Mistra,  vue  de  la  vallée, 
semble  intacte  et  offre  un  coup  d'œil  féerique.  Cette  ruine,  par  le 
souffle  de  vie  qui  circule  encore  autour  d'elle,  par  les  souvenirs 
chevaleresques  qu'elle  évoque  en  foule,  par  le  charme  à  la  fois  fan- 
tastique et  gracieux  dont  elle  est  empreinte,  forme  un  saisissant 
contraste  avec  la  sévère  et  solennelle  beauté  des  ruines  de  l'anti- 
quité grecque. 

Le  chemin  qu'il  faut  suivre  pour  aller  de  Mistra  à  Armyros,  le 
premier  port  du  Magne  sur  les  confins  de  la  Messénie,  est  sans  con- 
tredit l'un  des  plus  impraticables  de  la  Grèce.  Pendant  deux  pé- 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏiNOTES.  il 

iiibles  journées,  un  étroit  sentier  vous  tient  f  ans  cesse  sur  le  bord 
de  sombres  abîmes  dont  la  profondeur  donne  le  vertige.  Vers  le  mi- 
lieu du  second  jour,  du  haut  des  cimes  de  Kalj^thia,  l'on  aperçoit 
enfin  la  mer,  dont  on  n'est  plus  séparé  que  par  une  courte  distance, 
que  l'on  peut  franchir,  grâce  à  la  nature  du  pays,  avec  moins  de 
difficulté. 

Le  personnage  que  poursuivait  ma  curiosité  s'oflrit  à  moi  plus  tôt 
que  je  ne  m'y  attendais.  Aux  environs  mêmes  d'Armyros,  je  le  ren- 
contrai prêchant,  selon  son  habitude,  du  haut  d'un  rocher  qui  lui 
servait  de  tribune.  Un  millier  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans 
l'écoLitaient  et  lui  répondaient  par  de  frénétiques  acclamations.  Ses 
traits  n'étaient  pas  sans  une  sorte  de  beauté  rude  et  sauvage;  sa 
physionomie  étrange  respirait  l'exaltation  poussée  jusqu'à  la  dé- 
mence ;  son  style  fortement  imagé,  ses  appels  incessans  au  senti- 
ment national,  l'incohérence  avec  laquelle  il  faisait  intervenir  tout 
ensemble  et  les  Turcs  et  le  roi  Othon,  tout  cela  captivait  singulière- 
ment l'imagination  de  ses  barbares  auditeurs,  et  je  ne  trouvai  rien 
d'étonnant  à  ce  que  ceux-ci  prissent  ce  fou  pour  un  prophète.  Ar- 
myros  retentissait  encore  à  mon  arrivée  d'un  épisode  quf  avait  mar- 
qué le  passage  de  ce  moine  illuminé.  Deux  habitans  de  cette  pe- 
tite bourgade  s'étaient  voué  une  haine  mortelle  à  la  suite  de  je  ne 
sais  quelles  dissensions.  Chacun  d'eux  avait  ses  partisans,  qui,  moins 
animés  que  leurs  chefs,  avaient  en  vain  essayé  d'opérer  entre  eux 
un  rapprochement.  Afin  d'éviter  une  collision  sanglante,   et  dans 
l'espoir  que  le  temps  amènerait  une  conciliation,  les  amis  des  deux 
adversaires  avaient  fini  par  les  emprisonner  chacun  dans  sa  maison, 
et  montaient  la  garde  nuit  et  jour  à  leur  porte,  décidés  à  les  em- 
pêcher de  sortir  et  de  s'entre-tuer.  Ainsi  parqués  dans  leurs  de- 
meures, situées  en  face  l'une  de  l'autre,  ces  deux  furieux  s'apo- 
strophaient par  la  fenêtre  et  s'accablaient  d'injures  et  de  menaces. 
Sur  ces  entrefaites,  Ghristophore  arrive;  on  le  supplie  d'essayer 
l'effet  de  son  éloquence  sur  le  cœur  des  deux  ennemis.  Il  accepte 
la  proposition,  descend  dans  la  rue,  et  les  sermonne  d'une  façon  si 
touchante,  qu'à  la  fin  de  son  discours  ceux-ci  jurent  d'oublier  leur 
haine  et  consentent  à  boire  dans  le  même  verre,  à  manger  le  même 
pain,  solennel  témoignage  de  réconciliation  consacré  par  les  cou- 
tumes maïnotes.  Telle  fut  sans  doute  la  seule  bonne  action  accom- 
plie pai-  Ghristophore  pendant  le  cours  de  sa  turbulente  campagne. 
Malheureusement  cette  réconciliation  dura  peu.  Ces  intraitables 
ennemis,  s' étant  rencontrés  par  hasard  sur  un  chemin  désert  du 
Taygète,  s'attaquèrent  à  coups  de  carabine.  L'un  d'eux  fut  tué,  et 
son  corps  retrouvé  au  fond  du  ravin  ;  l'autre,  criblé  lui-même  de 
blessures,  ne  revint  à  Armyros  que  pour  se  jeter  dans  une  barque 


12  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  s'expatrier,  afin  de  se  soustraire  au  ressentiment  de  ses  propres 
partisans,  qui  ne  lui  auraient  point  pardonné  d'avoir  failli  à  la  foi 
publiquement  jurée. 

Armyros  n'a  rien  qui  mérite  de  fixer  l'attention  du  voyageur; 
mais  si  l'on  continue  à  descendre  le  golfe  de  Messénie  en  suivant  la 
haute  cime  scabreuse  des  récifs  accumulés  sur  cette  côte,  on  pé- 
nètre avec  émotion  dans  une  contrée  de  plus  en  plus  curieuse.  Le 
premier  village  qu'on  rencontre  au  sortir  d' Armyros  est  celui  de 
Paloeokhori  (1),  dénomination  appliquée  en  Grèce  à  un  grand  nom- 
bre de  lieux  où  la  tradition  place  une  ville  de  l'ancienne  Hellade. 
Palaeokhori  s'élève  sur  les  ruines  de  l'antique  Abia  ou  Iré,  l'une  des 
sept  villes  messéniennes  que,  suivant  Homère,  Agamemnon  pro- 
mettait à  Achille.  Nul  vestige  de  ces  beaux  temples  dédiés,  l'un  à 
Hercul-e,  l'autre  à  Esculape,  que  l'historien  Pausanias  y  vit  encore. 
En  s' éloignant  un  peu  de  la  mer,  on  entre  dans  le  canton  de  Zar- 
nate  ou  Stavropighi;  quelques  blocs  cyclopéens  indiquent,  sur  une 
colline  près  du  village  de  Varousa,  l'emplacement  d'Énopé  ou  Gé- 
rénie,  d'où  Nestor  tira  son  surnom  de  Gérénien.  Ce  district  est  l'un 
des  plus  curieux  du  Magne;  l'olivier,  le  mûrier  et  le  figuier  y  crois- 
sent plus  abondamment  que  dans  les  contrées  environnantes,  et 
produisent  d'assez  belles  récoltes  qu'achète  le  commerce  de  Cala- 
mata  (2).  Cette  fertilité,  relative  d'ailleurs,  est  le  résultat  des  gi- 
gantesques travaux  accomplis  et  continués  depuis  des  siècles  pour 
combattre  l'aridité  naturelle  du  sol.  L'aspect  de  la  contrée  est  des 
plus  sauvages,  des  ravins  multipliés  se  croisent  en  tous  sens  au  mi- 
lieu de  rochers  ingrats  et  de  montagnes  d'un  périlleux  accès;  mais 
sur  toute  l'étendue  de  ce  pays  si  rudement  accidenté  la  terre  vé- 
gétale a  été  recherchée,  amassée  précieusement,  transportée  avec 
d'incalculables  efforts  du  pied  à  la  cime  des  monts,  déposée  comme 
des  oasis  aériennes  sur  chaque  pente  et  sur  chaque  plate-forme, 
garantie  enfin  contre  l'action  des  pluies  par  une  innombrable  quan- 
tité de  murs,  dont  les  plus  hauts  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  de 
3  mètres,  et  sans  l'appui  desquels  la  première  tempête  emporterait 
tout  dans  le  torrent.  Cette  œuvre  de  géans  est  due  à  la  seule  main 
des  femmes,  car  le  Maïnote  professe  pour  l'agriculture  et  les  tra- 
vaux des  champs  un  insurmontable  dédain.  Ce  sont  les  femmes 
seules  qui  ont  de  temps  immémorial,  pierre  à  pierre,  de  génération 
en  génération,  accumulé  ces  terres  et  construit  cette  multitude  de 
degrés  protecteurs  qu'elles  entretiennent  et  réparent  encore  tous 
les  jours.  Ce  genre  de  culture  a  reçu  dans  le  canton  de  Zarnate  son 


(i)  De  TiaXaiôv,  ancien,  et  ^(wpîov,  village. 
(2)  Chcf-licu  de  la  Messénie. 


LE    MAGNE    ET   LES   MAÏXOTES.  13 

plus  remarquable  développement;  mais  on  le  retrouve  çà  et  là  dans 
quelques  autres  parties  du  Magne  en  proportions  moins  considé- 
rables. 

A  côté  de  ces  travaux  pacifiques  des  femmes,  il  en  est  d'autres 
qui,  accomplis  par  les  hommes  et  répandus  à  profusion  dans  tout 
le  Magne,  contribuent  pour  leur  part  à  donner  à  cette  province  une 
physionomie  spéciale.  Je  veux  parler  des  immenses  travaux  défen- 
sifs  derrière  lesquels  les  Maïnotes  ont  su  maintenir  leur  indépen- 
dance, constamment  menacée.  Les  rochers  les  plus  élevés,  les  es- 
carpemens  les  plus  inaccessibles,  les  collines  et  les  montagnes,  les 
récifs  qui  bordent  la  mer,  l'entrée  des  défilés,  tout  est  couvert  de 
fortifications  :  les  unes,  simples  pyrgos  à  deux  étages;  les  autres, 
véritables  châteaux  forts  crénelés,  garnis  de  meurtrières;  celles-ci 
à  peu  près  en  ruine,  abandonnées  aux  oiseaux  de  proie  ;  celles-là 
intactes  et  solides,  habitées  par  quelques  descendans  rares  et  ap- 
pauvris des  anciennes  familles  de  la  contrée,  ou  par  des  chefs  de 
bandes  qui  se  sont  installés  dans  les  manoirs  restés  sans  possesseurs 
depuis  les  dernières  guerres  nationales.  Des  cavernes  même  ont  été 
de  toutes  parts  creusées  dans  le  roc,  pour  servir  d'observatoires  et 
de  postes  avancés  invisibles  à  l'ennemi.  Aussi  les  Maïnotes  ont-ils 
donné  à  leur  pays  le  surnom  de  Poly pyrgos  (aux  nombreuses 
tours),  épithète  expressive,  telle  que  la  langue  grecque  peut  seule 
en  fournir  et  telle  qu'Homère  savait  en  trouver.  Le  peuple  de  Maïna, 
qui  a  vécu  pendant  des  siècles  sur  ce  formidable  pied  de  guerre,  ne 
peut  s'en  désaccoutumer.  Il  erre  dans  ses  retranchemens,  autour 
de  ses  vieilles  forteresses,  comme  un  soldat  à  qui  l'inaction  pèse, 
et  qui  se  croit  toujours  à  la  veille  d'une  nouvelle  bataille.  Il  pro- 
fesse pour  ses  armes  un  culte  religieux,  et  met  son  orgueil  à  les  pa- 
rer des  plus  riches  ornemens.  J'ai  vu  sur  l'épaule  de  plus  d'un  pay- 
san des  crosses  de  carabines  ornées  d'incrustations  et  de  ciselures 
qui  auraient  excité  l'envie  d'un  amateur  de  curiosités.  Sous  son  ac- 
coutrement guerrier,  mélange  de  richesse  et  de  misère,  le  Maïnote 
ne  rit  jamais  et  parle  peu  :  c'est  là  un  des  traits  qui  le  distinguent 
de  l'habitant  loquace  et  bruyant  de  l'Attique  et  même  du  Pélopo- 
nèse.  Sa  mâle  physionomie  est  pleine  de  fierté  et  de  vague  tristesse; 
on  lit  sur  son  front  l'orgueil  légitime  que  lui  inspirent  l'antiquité 
de  sa  race  et  la  durée  ininterrompue  de  son  indépendance,  en  même 
temps  que  le  sentiment  des  souffrances  qu'il  a  supportées  pour  res- 
ter libre.  Le  district  de  Zarnate,  frontière  septentrionale  du  Magne, 
a  toujours  opposé  aux  Turcs  une  infranchissable  barrière.  Chacun 
de  ses  châteaux  forts  et  de  ses  pyrgos  a  sa  légende  héroïque.  Les 
Mourzinos,  les  Troupianos,  les  Dourakis,  les  Gapètanakis,  étaient 
autrefois  les  principaux  seigneurs  du  pays  de  Zarnate.  Il  n'y  a  pas 


14  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

longtemps  que  le  dernier  des  Gapètanakis,  Anastasouli,  vivait  en- 
core, près  du  village  de  Kambos,  dans  un  castel  perché  sur  l'une 
des  plus  hautes  cimes  de  la  contrée.  Ce  personnage,  si  je  m'en  rap- 
porte aux  détails  que  me  donna  un  vieux  pope  de  Kambos,  était  le 
type  exact  de  ces  châtelains  indomptables  dont  les  goûts  anarchi- 
ques  et  les  mœurs  barbares  ont  retardé  singulièrement  jusqu'à  ce 
jour  le  progrès  de  la  civilisation  dans  le  Magne.  Après  s'être  distin- 
gué par  son  intrépidité  sur  les  champs  de  bataille  de  l'indépen- 
dance, Anastasouli  rentra  dans  son  manoir  pour  s'y  livrer  à  tous  les 
excès  de  sa  farouche  humeur.  Il  commença  par  tuer  sa  femme,  qui 
ne  lui  avait  pas  donné  d'enfans.  Pour  justifier  ce  meurtre,  il  pré- 
texta de  vagues  soupçons  sur  la  fidélité  de  sa  victime.  Peu  de  temps 
après,  à  la  suite  d'une  futile  querelle,  il  se  débarrassa  de  la  même 
façon  d'un  malheureux  étranger  qui  avait  eu  l'imprudence  de  s'at- 
tacher à  sa  fortune.  Dès  lors  il  vécut  absolument  seul,  sans  autre 
compagnie  que  celle  d'un  énorme  dogue  qui  faisait  la  terreur  des 
environs,  et  dont  le  féroce  appétit  ne  pouvait  s'assouvir,  dit-on,  à 
moins  d'un  mouton  entier  à  chaque  repas.  On  ne  pénétrait  dans  le 
pyrgos  que  par  la  fenêtre  du  premier  étage,  au  moyen  d'une  échelle 
que  le  maître  du  logis  ne  tendait  pas  indifféremment  à  tous  ceux 
qui  se  présentaient  à  sa  porte.  Profitant  de  l'anarchie  qui  troubla 
les  premières  années  de  la  présidence  de  Capodistrias,  Anastasouli 
se  mit  à  rançonner  tous  ceux  qui  traversaient  les  défilés  enclavés 
dans  sa  capitainerie.  Lorsqu'il  méditait  un  coup  de  main  hors  de 
ses  domaines,  il  arborait  un  drapeau  sur  sa  tour.  A  ce  signal,  tous 
les  gens  sans  aveu  accouraient  autour  de  lui  et  le  suivaient  dans 
son  expédition.  Au  retour,  on  partageait  le  butin,  et  le  pyrgos  re- 
tentissait d'un  bruit  inaccoutumé;  puis  ces  farouches  commensaux 
se  séparaient,  et  tout  retombait  dans  la  solitude  et  le  silence  habi- 
tuels. Lorsque  l'ordre  fut  rétabli  en  Grèce,  Anastasouli  fut  contraint 
de  mettre  un  terme  à  ses  déprédations.  Il  avait  accumulé  tant  de 
haines  contre  lui  qu'il  osait  à  peine  sortir  de  son  donjon,  et  qu'il 
n'en  franchissait  jamais  le  seuil  sans  être  armé  jusqu'aux  dents, 
(c  La  promenade  m'est  insupportable,  disait-il  aux  rares  visiteurs 
qui  s'aventuraient  chez  lui,  depuis  que  je  suis  exposé  à  rencontrer 
à  chaque  pas  des  ingrats  qui  ne  se  souviennent  plus  des  sacrifices 
que  j'ai  faits  pour  la  liberté.  »  Un  jour,  on  le  trouva  mort  dans  son 
pyrgos,  sans  qu'on  ait  jamais  bien  su  comment  s'était  terminée  sa 
vie.  Les  uns  disent  qu'il  succomba  tout  simplement  à  la  fièvre;  les 
autres  affirment  qu'une  vendetta  mystérieuse  ne  fut  pas  étrangère  à 
sa  fin. 

Au  sortir  du  canton  de  Zarnate,  je  me  rapprochai  de  la  mer,  à 
quelques  lieues  au  sud  d'Armyros,  mon  point  de  départ,  et  je  ga- 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  15 

gnai  Scardamoiila,  petit  port  d'un  difficile  accès.  Les  deux  ou  trois 
cents  chaumières  dont  il  se  compose  sont  étagées  sur  le  flanc  d'un 
rocher  et  protégées  par  quatre  ou  cinq  grosses  tours  fortifiées,  qui 
indiquent  assez  que  les  pêcheurs  d'aujourd'hui  ont  succédé  dans  cet 
imprenable  asile  à  de  hardis  pirates,  souvent  forcés,  pour  échapper 
à  l'ennemi,  de  quitter  leurs  frêles  embarcations  et  de  se  réfugier 
sous  le  canon  de  leurs  forteresses.  A  1,000   mètres  environ,  au 
nord-est,  on  trouve  les  vestiges  épars  de  l'ancienne  ville,  Karda- 
myle.  Une  légende  populaire  raconte  que,  les  Turcs  ayant  autrefois 
tenté  de  s'emparer  de  ce  port  par  surprise,  la  Panagia,  dont  les 
rustiques  oratoires  couvrent  le  sommet  des  escarpemens  accumulés 
sur  ce  rivage,  les  repoussa  dans  les  flots  de  sa  propre  main,  tandis 
que  les  femmes,  en  l'absence  de  leurs  maris  occupés  à  une  expé- 
dition lointaine,  les  écrasaient  sous  une  grêle  de  pierres.  A  quel- 
ques lieues  de  Scardamoula,   sur  un  sentier   scabreux   que  nous 
suivions  péniblement  entre  les  récifs,  tantôt  à  une  hauteur  ver- 
tigineuse, tantôt  les  pieds  dans  la  mer,  nous  fûmes  surpris  par  un 
orage  épouvantable.  Heureusement  l'un  de  ces  pyrgos  semés  à 
chaque  pas  dans  le  pays  nous  offrit  un  abri  précieux,  bien  que  ces 
murailles  lézardées,  branlantes,  ne  fussent  pas  de  mine  à  nous  ras- 
surer contre  les  efforts  croissans  de  la  tempête.  A  l'étage  supé- 
rieur, un  vieux  matelot  était  en  train  d'observer  la  mer,  afin  de 
signaler  les  sinistres  au  bourg  voisin.  Cet  homme  nous  reçut  avec 
empressement  dans  ce  misérable  gîte.  Il  nous  apprit  que  le  pyrgos 
prélevait  jadis  un   droit  d'ancrage  sur  les  navires  qui  venaient 
mouiller  dans  l'anse  étroite  qu'il  domine.  Deux  villages,  à  égale 
distance  desquels  il  s'élève,  s'en  disputaient  autrefois  la  possession. 
Un  seul  homme,  relevé  tous   les   deux  jours  de  sa  garde,   était 
chargé  de  défendre  la  tour  contre  ses  agresseurs.  Il  avait,  il  est 
vrai,  à  sa  disposition  vingt  ou  trente  carabines  toujours  chargées. 
Quand  il  était  attaqué,  il  faisait  feu  successivement  de  toutes  les 
armes  rangées  à  portée  de  sa  main.  Les  guerriers  de  l'un  ou  l'autre 
village,  attirés  par  le  bruit  de  la  fusillade,  avaient  le  temps  d'ac- 
courir pour  lui  prêter  main-forte  et  faire  lever  le  siège.  Il  faut 
aller  dans  le  Mague  pour  rencontrer  une  forteresse  défendue  par 
un  seul  homme. 

En  descendant  toujours  le  long  du  golfe  de  Messénie,  on  entre, 
à  deux  journées  de  marche  de  Scardamoula,  sur  le  territoire  qui 
formait  la  riche  capitainerie  des  Koutoupharis,  famille  éteinte  au- 
jourd'hui, mais  qui  jouit  pendant  longtemps  d'une  grande  in- 
fluence. Le  pope  de  Kambos  m'avait  muni  d'une  lettre  de  recom- 
mandation pour  le  seigneur  Spiros,  vieux  capitaine  fixé  à  Prastia, 
l'un  des  sites  les  plus  pittoresques  du  district  de  Koutoupharis. 


16  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Spiros  habitait  une  sorte  de  château  flanqué  de  deux  tourelles, 
dont  l'une  était  fort  bien  conservée,  et  l'autre  à  peu  près  en  ruine. 
C'était  là  un  des  nombreux  manoirs  élevés  dans  ce  pays  par  les 
Koutoupharis.  Comment  et  de  quel  droit  Spiros  s'y  était-il  installé? 
Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'après  avoir  vaillamment  combattu 
pendant  les  guerres  de  l'indépendance,  il  était  rentré  dans  son  ob- 
scure patrie  avec  une  grande  réputation  de  bravoure  et  la  bonne 
conscience  d'avoir  immolé  autant  de  Turcs  qu'il  avait  été  en  son 
pouvoir  de  le  faire.  A  ce  moment,  la  tribu  qui  se  groupait  autrefois 
'  autour  des  Koutoupharis  reconnut  avec  empressement  pour  son 
chef  le  guerrier  qui  revenait  du  combat  avec  beaucoup  de  bles- 
sures et  une  belle  gloire,  car  il  est  à  remarquer  que  le  Magne,  di- 
visé comme  le  reste  de  la  Grèce  en  éparchies,  nomarchies  et  dèmes, 
a  conservé  au  fond  de  ses  habitudes  et  de  ses  mœurs,  à  côté  de 
cette  organisation  nouvelle,  son  ancienne  organisation  guerrière 
et  féodale.  Le  peuple  est  resté  réparti  en  tribus  ou  capitaineries 
que  séparent  non-seulement  les  divisions  du  territoire,  mais  en- 
core les  anciennes  haines  et  les  traditions  populaires.  Chacune  de 
ces  capitaineries  se  rallie,  comme  un  véritable  clan,  autour  d'une 
famille  ou  d'un  chef.  Le  Maïnote  est  singulièrement  attaché  à  cet 
état  de  choses,  qui  favorise  son  culte  pour  le  passé,  pour  ses  vieilles 
coutumes,  pour  ses  annales  militaires,  en  même  temps  que  son  peu 
de  goût  pour  la  civilisation.  La  régence  qui  inaugura  le  règne  du 
roi  Othon,  voulant  mettre  un  terme  à  cette  situation,  envoya  des 
troupes  dans  le  Magne  avec  ordre  de  raser  sur  toute  la  surface  du 
pays  les  tours  et  les  châteaux  forts.  Les  Maïnotes  exaspérés  couru- 
rent aux  armes,  se  retranchèrent  dans  leurs  vieux  postes  de  guerre, 
et  accueillirent  les  soldats  bavarois  à  coups  de  fusil.  11  fallut  rap- 
peler les  troupes  et  retirer  le  décret,  pour  éviter  une  guerre  qui 
aurait  pu  durer  longtemps  et  coûter  beaucoup  de  sang. 

Tout  en  lisant  la  lettre  de  son  ami  de  Kambos,  Sjpiros  m'offrit  la 
pipe,  le  glyko  et  le  café,  suivant  l'usage  oriental.  Il  était  gravement 
assis  sur  des  coussins,  et  portait  avec  une  mâle  coquetterie  la  veste 
brodée,  la  fustanelle  blanche,  le  large  bonnet  de  feutre  rouge  re- 
jeté en  arrière.  Ses  jambes  étaient  enveloppées  d'une  ample  four- 
rure. Ses  armes,  d'une  extrême  richesse,  étaient  accrochées  au- 
dessus  de  sa  tête  à  la  muraille  blanchie  à  la  chaux.  A  droite  de  ce 
trophée,  je  remarquai  une  image  grossière  représentant  Bonaparte, 
premier  consul,  à  cheval;  à  gauche,  une  autre  image  plus  grossière 
encore  figurait  une  nymphe  fantastique  à  moitié  hors  de  l'eau  et 
portant  je  ne  sais  trop  pourquoi  un  énorme  vaisseau  dans  sa  main. 
Pendant  toute  la  soirée,  l'échelle  qui  servait  de  moyen  de  commu- 
nication entre  le  rez-de-chaussée  et  le  premier  étage  fut  assiégée 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  17 

par  les  visiteurs  qui  venaient,  armés  de  pied  en  cap,  rendre  leurs 
devoirs  au  seigneur  Spiros.  Le  repas  du  soir  nous  fut  servi  à  la 
klephte;  nous  mangeâmes,  accroupis  autour  d'une  table  basse 
couverte  d'une  nappe  où  chacun  s'essuyait  la  bouche  et  les  doigts 
tour  à  tour,  et  nous  bûmes  dans  le  même  verre,  qui  circulait  à  la 
ronde  et  sans  relâche.  Spiros  était  intelligent,  et  j'obtins  de  lui  de 
précieux  renseignemens  sur  l'histoire  et  les  mœurs  de  son  pays, 
ainsi  que  sur  quelques-unes  des  anciennes  et  nobles  familles  maï- 
notes,  dont  un  petit  nombre  seulement  a  survécu  aux  dernières 
guerres  contre  les  Turcs. 

Les  environs  de  Prastia  étaient,  au  moment  de  mon  passage,  ra- 
vagés par  la  fièvre,  fléau  qui  parcourt  incessamment  la  Grèce  des 
bords  de  la  mer  à  la  cime  des  montagnes,  et  qui  sévit  dans  les  lieux 
même  les  plus  salubres  et  les  moins  accessibles  en  apparence  aux 
exhalaisons  méphitiques  des  plaines.  Contre  ce  fléau,  le  paysan  de 
l'intérieur  est  désarmé.  William  Leake  assure  avoir  rencontré  dans 
le  Magne  un  aventurier  français  qui  s'était  fait  la  réputation  d'un 
éminent  docteur;  toute  sa  science  consistait  à  administrer  à  ses  ma- 
lades de  petites  doses  de  tabac  à  priser  qu'il  puisait  dans  une  su- 
perbe tabatière  d'or.  Cette  tabatière  d'or  lui  devint  funeste  ;  des 
Rakovouniotes  tuèrent  un  jour  le  pauvre  docteur  pour  s'emparer, 
non  de  la  précieuse  panacée,  mais  du  riche  bijou  qui  la  contenait. 
Les  Maïnotes  n'en  sont  plus  à  croire  à  l'efficacité  médicale  d'une 
prise  de  tabac  ;  mais  ils  ne  connaissent  guère  d'autres  remèdes  que 
les  simples  cueillis  sur  les  montagnes,  où  les  formules  magiques 
destinées  à  conjurer  le  mal.  Lorsque  ces  deux  moyens  sont  impuis- 
sans,  ils  ont  recours  au  prêtre.  Celui-ci  s'assied  au  chevet  du  ma- 
lade, impose  les  mains  sur  son  front,  quelquefois  pendant  une  nuit 
entière,  et  récite  à  haute  voix  certains  versets  des  livres  sacrés  aux- 
quels les  croyances  populaires  attribuent  la  vertu  précieuse  d'exor- 
ciser la  fièvre.  Il  arrive  parfois  que  le  fluide  magnétique  qui,  par  le 
fait  de  l'imposition  des  mains,  se  dégage  à  l'insu  même  de  l'igno- 
rant opérateur  procure  quelque  soulagement  ou  termine  une  crise; 
mais  le  plus  souvent  le  malade  expire  entre  les  mains  du  prêtre, 
qui  peut  ainsi  passer  sans  transition  de  ses  exorcismes  aux  prières 
des  trépassés.  Pour  dernier  acte  de  son  ministère,  il  bénit  le  clou 
que  le  superstitieux  paysan  enfonce  à  la  porte  de  la  chambre  du 
mort,  afin  d'empêcher  que  celui-ci  ne  sorte  la  nuit  de  sa  tombe  et 
ne  revienne  effrayer  les  vivans  par  de  redoutables  apparitions. 

De  Prastia,  une  demi-journée  de  marche  conduit  à  Vitulo,  l'an- 
cienne OEtylos.  Vitulo,  l'une  des  plus  anciennes  villes  du  Magne, 
possède  une  population  d'environ  deux  mille  âmes,  plusieurs  mo- 
nastères et  un  évêché  dont  l'établissement  remonte  aux  premiers 

TOME   LVl.    —   1805,  2 


18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

temps  du  cliristicanisme.  Elle  est  construite,  à  une  lieue  de  la  mer, 
sur  un  rocher  menaçant  que  dominent  cinq  grosses  tours,  et  dont 
l'abord  est  en  outre  protégé  par  l'acropole  fortifiée  de  Rélapha,  si- 
tuée à  deux  ou  trois  cents  mètres  en  avant.  Yitulo  fut  longtemps  un 
repaire  de  pirates.  Un  dicton  populaire,  qui  trouvait  encore  son  ap- 
plication il  y  a  quelque  vingt  ans,  prétend  que,  lorsque  les  hommes 
de  Vitulo  sont  restés  huit  jours  sans  faire  en  mer  quelque  capture, 
toute  la  population  prend  le  deuil,  se  croit  abandonnée  de  Dieu,  et 
adresse  au  ciel  des  prières  comme  pour  une  calamité  publique.  A 
Yitulo  commence  le  pays  nommé  Kakovouni,  sombre  domaine  de  la 
puissante  famille  Mavromichalis.  Cette  contrée  est  restée  en  proie 
aux  discordes  intestines,  aux  éternelles  guerres  de  village  à  village 
et  de  tribu  à  tribu.  Le  poignard,  le  mousquet,  le  poison,  la  ven- 
detta, sous  ses  formes  les  plus  terribles  et  dans  toute  son  implaca- 
ble rigueur,  remplissent  l'histoire  locale  de  cette  province. 

Un  fait  peut  donner  une  idée  de  l'anarchie  qui  la  trouble  encore. 
Peu  de  jours  avant  mon  arrivée,  des  klephtes  s'étaient  jetés  sur  le 
petit  hameau  de  Yraza,  et  avaient  enlevé,  non  sans  coup  férir,  une 
dizaine  de  femmes  et  d'enfans,  pour  la  rançon  desquels  ils  deman- 
daient une  somme  exorbitante.  Un  détachement  de  troupes  fut  en- 
voyé de  Yitulo  à  leur  poursuite.  Cette  circonstance  décida  mon 
guide,  qui  s'y  était  jusqu'alors  refusé ,  à  franchir  les  limites  trop 
justement  redoutées  du  Kakovouni.  Je  me  joignis  donc,  avec  mes 
deux  hommes  et  mes  trois  chevaux,  à  cette  petite  troupe,  com- 
posée de  cinq  ou  six  gendarmes  réguliers  et  d'une  dizaine  d'oro- 
phylakes  (1)  qui  ne  valaient  guère  mieux,  je  crois,  que  ceux  qu'ils 
étaient  chargés  de  poursuivre.  Orophylakes  et  gendarmes  ne  ces- 
sèrent en  effet  de  s'accabler  de  défis  et  de  menaces,  et  je  ne  sais 
trop  à  quel  hasard  je  dus  de  ne  pas  les  voir  s'entre-tuer  en  route. 
Après  deux  jours  d'une  marche  pleine  de  fatigues  à  travers  des  ro- 
chers abrupts  brûlés  par  le  soleil  et  par  le  vent  de  la  mer,  j'ache- 
vai de  traverser  l'étroit  espace  qui  sépare  au  midi  les  golfes  de 
Messénie  et  de  Laconie.  A  l'extrémité  de  ce  dernier,  accueilli  dans 
un  monastère  situé  sur  une  haute  cime  qui  domine  le  petit  port  de 
Portoquagho  (Port-aux-C ailles),  je  me  séparai  sans  regrets  de  ma 
turbulente  escorte,  qui  poursuivit  son  expédition  vers  le  cap  Té- 
nare,  où  elle  supposait  que  les  klephtes  s'étaient  réfugiés  avec  leur 
proie.  J'appris  bientôt  que  ces  derniers,  cernés  par  la  troupe,  s'é- 
taient défendus  pendant  toute  une  semaine,  et  qu'ayant  épuisé 
leurs  vivres  et  leurs  munitions,  ils  avaient  enfin  capitulé,  rendu 
leurs  otages  et  livré  deux  de  leurs  chefs.  Les  femmes  et  les  enfans 

(1)  Garûes-montagiies,  troupe  irrégulière  aujourd'hui  licenciée.' 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  19 

furent  réintégrés  clans  leurs  foyers,  mais  les  deux  chefs  réussirent 
à  s'échapper  et  à  regagner  leurs  repaires.  Le  monastère  où  je  fus 
reçu  était  resté  longtemps  inhabité.  L'évèque  d'OEtylos  venait  d'y 
installer  récemment  quelques  moines  et  un  hégoumène,  pour  ten- 
ter d'instruire  et  de  moraliser  les  barbares  peuplades  disséminées 
sur  ce  promontoire.  L'hégoumène,  jeune  encore,  intelligent,  éner- 
gique, me  manifesta  cependant  peu  d'espoir  de  réussir  dans  la 
difficile  mission  qui  lui  était  confiée;  il  me  parut  plus  préoccupé 
de  se  garantir  contre  les  attaques  de  ses  féroces  ouailles  que  de 
porter  dans  leurs  villages  les  lumières  de  l'enseignement  religieux. 
Les  Kakovouniotes,  autrefois  les  pirates  les  plus  acharnés  de  l'Ar- 
chipel, aujourd'hui  encore  en  permanente  insurrection  contre  les 
lois  du  pays  et  les  principes  de  la  civilisation,  sont  un  objet  de  ter- 
reur, même  pour  les  habitans  des  autres  parties  du  Magne.  Ils 
n'ont  fait  aucun  pas  hors  de  la  barbarie  et  de  l'ignorance  profondes 
où  ils  sont  plongés  depuis  plusieurs  siècles,  et  qui  cependant  n'ont 
pas  effacé  de  leurs  traditions  le  nom  de  Lacédémone;  ils  se  disent 
Spartiates  et  prétendent  même  que  Lycurgue,  ou  Kyr  Lykourgo,  le 
seigneur  Lycurgue,  vint  terminer  sa  vie  sur  les  sauvages  rochers 
du  Ténare,  où  ils  montrent  encore  son  pyrgos.  Cette  légende,  qui 
donne  au  sombre  législateur  de  Sparte  une  tombe  si  bien  appro- 
priée à  son  âpre  génie,  mérite  d'être  ajoutée  à  celles  qui  le  font 
mourir,  les  unes  aux  environs  de  Delphes,  les  autres  en  Elide.  ou 
dans  l'île  de  Crète.  La  passion  des  habitans  du  Ténare,  autrement 
dit  de  la  Mauvaise-Montagne,  pour  le  vol  et  le  meurtre  était  telle 
qu'ils  affrontaient  avec  une  inconcevable  audace  les  plus  affreuses 
tempêtes  pour  se  jeter  sur  les  navires  en  détresse  et  les  piller  au 
milieu  même  du  naufrage.  Aujourd'hui  qu'ils  ne  peuvent  plus  se 
livrer  à  la  piraterie,  ils  exercent  le  brigandage  en  Messénie,  dans 
les  gorges  du  Taygète,  jusque  sur  les  plateaux  de  l'Arcadie,  chaque 
fois  que  l'ordre  est  troublé  dans  le  royaume  par  quelque  révolution 
ou  quelque  agitation  populaire.  Le  reste  du  temps,  ils  se  battent 
entre  eux  avec  fureur,  soit  pour  se  venger  d'une  injure  récente,  soit 
pour  reprendre  des  hostilités  qui  n'ont  jamais  pu  s'éteindre  entre 
certaines  familles,  et  dont  la  première  cause  se  perd  quelquefois 
dans  la  nuit  des  temps.  L'hégoumène  du  monastère  de  Portoqua- 
glio  me  disait  que  l'écho  de  ces  batailles  arrivait  souvent  à  ses 
oreilles;  il  ajoutait  que  ces  gens  intraitables  observaient  scrupuleu- 
sement chaque  semaine,  même  dans  leurs  plus  sanglantes  que- 
relles, une  sorte  de  trêve  du  Seigneur  qui  les  oblige  du  moins  à 
déposer  les  armes  depuis  le  samedi  soir,  après  le  coucher  du  soleil, 
jusqu'au  lundi  matin.  Ces  hommes  font  le  dénombrement  de  leur 
population  non  par  âmes,  mais  par  fusils;  Lagia,  par  exemple,  leur 


20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

village  le  plus  considérable,  est  de  quatre  cents  fusils,  et  ce  calcul 
comprend  non-seulement  les  individus  mâles,  mais  les  femmes  et 
les  enfans,  car  les  femmes  se  battent  et  possèdent  leur  carabine 
comme  les  hommes,  et  les  enfans  sont,  dès  l'âge  de  six  à  sept  ans, 
armés  de  longs  pistolets.  Les  Kakovouniotes  ont  cependant  exercé 
de  tout  temps  une  industrie  qui  constitue  encore  aujourd'hui  leur 
principale  ressource  :  la  préparation  des  cailles  desséchées  et  ma- 
rinées.  L'extrémité  du  Magne  est  en  effet  un  lieu  de  halte  pour  ce 
gibier,  qui  s'abat,  vers  la  fm  de  l'automne,  sur  les  rochers  du  Té- 
nare,  épuisé  de  fatigue  et  par  volées  innombrables.  Le  sol  en  est 
alors  tellement  couvert,  disent  les  habitans,  qu'on  y  distingue  à 
peine  la  moindre  pierre.  Les  chefs  de  famille  ont  soin  de  marquer 
d'avance,  les  armes  à  la  main,  les  emplacemens  qu'ils  se  réservent 
pour  y  ramasser  les  cailles  dans  d'immenses  filets.  Tandis  que  les 
hommes  traitent  de  ces  démarcations,  grosse  affaire  qui  se  termine 
rarement  sans  entraîner  quelque  rixe  sanglante,  et  qui  est  toujours 
le  prétexte  d'interminables  guerres  entre  les  tribus,  les  femmes 
emploient  le  mois  d'août  à  puiser  l'eau  de  mer,  dont  elles  remplis- 
sent les  moindres  trous  de  la  côte;  la  chaleur  extrême  du  soleil 
opère  promptement  l'évaporation,  qui  laisse  après  elle  un  dépôt 
de  sel  gris  très  amer  et  très  parfumé.  Les  cailles  une  fois  recueillies 
par  les  hommes  dans  les  filets,  les  femmes  leur  coupent  la  tête  et 
les  pattes,  les  plument  avec  soin,  et  les  saupoudrent  abondamment 
de  ce  sel;  puis  elles  les  aplatissent  entre  deux  planches  chargées 
de  grosses  pierres.  Ainsi  préparées,  les  cailles  sont  un  mets  fort 
goûté  des  Kakovouniotes,  qui,  après  en  avoir  conservé  la  quantité 
nécessaire  à  leur  consommation,  peuvent  encore  en  vendre  dans 
tout  le  reste  du  Magne. 

A  Portoquaglio,  je  louai  une  barque  pour  remonter  le  golfe  de 
Laconie  jusqu'à  Marathonisi,  car  les  renseigneraens  que  je  reçus 
me  démontrèrent  l'impossibilité  de  pénétrer  plus  avant  dans  le 
Kakovouni,  désolé  alors  par  une  sorte  de  guerre  civile.  Favorisé  par 
un  calme  inaccoutumé  dans  ces  parages,  après  une  navigation  de 
deuK  jours  à  travers  un  dédale  de  récifs  terribles,  de  roches  mena- 
çantes, de  petits  ports  cachés  derrière  de  sombres  écueils,  je  dé- 
barquai à  Marathonisi,  chef-lieu  du  Magne  oriental  et  dernière 
étape  de  mon  excursion  dans  cette  partie  de  la  Grèce.  Marathonisi 
ou  plutôt  Gythium,  que  les  Grecs  appellent  ainsi  du  nom  de  la  ville 
antique  dont  les  vestiges  épars  s'étalent  à  quelques  centaines  de 
mètres  de  la  ville  moderne,  Gythium  est  construite  au  fond  d'une, 
baie  sur  un  rocher  imprenable.  Comme  dans  toutes  les  villes  du 
Magne,  une  fortaresse  domine  et  protège  les  habitations  groupées 
autour  d'elle;  de  plus,  l'entrée  de  la  baie  est  défendue  par  un  îlot 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏXOTES.  21 

fortifié  (1),  où  Leake  et  plus  tard  Bory  de  Saint-Vincent  furent  ac- 
cueillis avec  une  hospitalité  tout  homérique  par  la  noble  et  puis- 
sante famille  Djanetakis  (2).  Leake  trouva  le  capitaine  Antonio 
Djanetakis  en  guerre  avec  tous  ses  voisins  et  sur  un  bon  pied  de 
défense,  entouré  qu'il  était  de  ses  cinq  neveux  et  lieutenans,  Démé- 
trius,  Katzanos,  Ghiorghio,  Lampro  et  Tzingurio.  Ce  dernier  surtout 
était  célèbre  par  ses  faits  d'armes  et  réputé  pour  le  plus  redoutable 
guerrier  du  pays.  D'une  beauté  farouche ,  que  rehaussaient  encore 
une  longue  cicatrice  qui  lui  sillonnait  le  visage  et  une  paire  d'é- 
normes moustaches  qui  tombaient  jusque  sur  ses  épaules,  Tzingurio 
offrait  l'image  la  plus  terrible  et  la  plus  accomplie  du  héros  maïnote. 
La  province  de  Gythium  est  celle  de  tout  le  Magne  où  l'on  con- 
state aujourd'hui  le  plus  de  progrès.  C'est  assurément  par  ce  che- 
min que  la  civilisation  s'introduira  dans  le  pays,  trop  néghgé  jus- 
qu'à ce  jour  par  les  divers  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  en 
Grèce.  Ce  progrès,  il  est  vrai,  ne  dépasse  guère  l'enceinte  des  villes 
ni  la  limite  des  campagnes  les  plus  rapprochées.  Dès  que  l'on  pé- 
nètre dans  l'intérieur  du  Maïna  et  que  l'on  séjourne  dans  les  villages 
semés  sur  les  flancs  abrupts  du  rocher,  on  y  retrouve  les  mœurs, 
les  usages  et  les  préjugés  d'autrefois.  En  allant  de  Gythium  à  Sparte, 
je  m'arrêtai  un  soir  dans  le  village  de  Levitzova,  au  milieu  de  l'une 
des  plus  sauvages  solitudes  du  Taygète.  Vers  le  milieu  de  la  nuit, 
je  fus  éveillé  par  une  détonation,  bientôt  suivie  d'une  fusillade,  qui 
partait  à  la  fois  de  tous  les  côtés  du  hameau.  Je  me  crus  en  pleine 
bataille  :  c'était  une  réjouissance  publique.  Un  enfant  mâle  venait 
de  naître  au  village.  Or,  lorsqu'un  enfant  vient  au  monde,  si  c'est 
un  garçon,  le  père  descend  dans  la  rue  et  décharge  sa  carabine 
pour  annoncer  l'événement  à  ses  proches  et  à  ses  amis;  ceux-ci  ré- 
pondent à  ce  signal  de  la  même  façon ,  et  ce  feu  roulant  dure  quel- 
quefois des  journées  entières,  tant  ces  hommes  aiment  à  s'enivrer 
de  l'odeur  de  la  poudre.  Le  nouveau-né  est  lavé  avec  une  décoction 
de  plantes  aromatiques  et  saupoudré  de  la  tête  aux  pieds  de  sel, 
de  poivre  et  de  myrte  broyés  ensemble.  Au  baptême,  le  prêtre  dé- 
tache un  morceau  de  cire  des  cierges  de  l'autel,  coupe  quelques 
cheveux  sur  la  tête  de  l'enfant,  les  fixe  à  cette  cire  et  les  jette  dans 
l'eau  baptismale;  il  passe  ensuite  au  cou  de  l'enfant  cette  amulette 
destinée  à  le  protéger  contre  les  maléfices,  dont  la  crainte  invincible 
hante  à  tout  propos  la  superstitieuse  imagination  des  Grecs.  Le 
berceau  où  repose  l'enfant  maïnote  est  fait  d'une  peau  de  mouton  ; 

(1)  L'île  de  Cranaé,  où  Paris  passa  la  première  nuit  de  sa  fuite  avec  celle  qu'il  venait 
de  ravir  au  roi  de  Lacédémone. 

(2)  Le  dernier  représentant  de  cette  ancienne  famille  est  aujourd'hui  général  et  aide 
de  camp  du  roi. 


2*2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

deux  cordes  fixées  à  ses  deux  extrémités  servent  à  le  pendre  à  la 
muraille,  à  côté  des  armes  du  chef  de  famille;  quand  la  mère  sort, 
elle  passe  ce  berceau  sur  son  dos  en  bandoulière.  J'ai  vu  plus  d'une 
jeune  femme  du  Magne  revenir  des  champs  portant  tout  ensemble 
sur  ses  épaules  et  ce  précieux  fardeau  et  un  fagot  de  bois  ou  de 
bruyères,  le  tout  si  bien  et  si  solidement  arrangé  qu'elle  conserve 
les  iDras  complètement  libres  pour  fder  en  cheminant  en  temps  de 
paix,  pour  faire  le  coup  de  feu  en  temps  de  guerre.  Que  de  klephtes 
portés  de  la  sorte  d'étape  en  étape  à  travers  les  montagnes  ont 
été  défendus  et  sauvés  par  le  mousquet  maternel!  Gomme  à  Souli, 
comme  à  Sfakia,  l'enfant  est  bercé  par  le  récit  des  aventures  et  des 
exploits  de  ses  aïeux.  Plus  tard,  il  aide  à  fabriquer  la  poudre  gros- 
sière que  chaque  famille  maïnote  prépare  pour  son  usage.  A  l'âge 
de  douze  ou  quinze  ans,  il  prenait  autrefois  la  carabine  et  se  mêlait 
aux  défenseurs  du  pays.  Tirer  d'une  main  sûre  en  appuyant  le  ca- 
non de  son  fusil  sur  une  pierre  où  sur  une  branche  d'arbre,  ne  ja- 
mais compter  l'ennemi,  se  défendre  jusqu'à  la  mort  dans  lespyi^gos, 
derrière  les  retranchemens,  au  sein  des  excavations  pratiquées  dans 
le  roc,  telle  était  la  tactique  très  simple  que  l'on  apprenait  au  jeune 
guerrier.  Un  usage  immémorial  et  conforme  à  certaines  lois  mili- 
taires des  anciens  Spartiates  interdisait  aux  Maïnotes  de  poursuivre 
l'ennemi  après  l'avoir  vaincu  :  sage  prescription  qui  convenait  à 
une  peuplade  trop  peu  nombreuse  pour  prendre  jamais  l'offensive, 
et  qui  a  toujours  préservé  les  défenseurs  du  Magne  des  embuscades 
où  les  Turcs  cherchèrent  maintes  fois  à  les  faire  tomber  en  les  pro- 
voquant à  sortir  de  leurs  impénétrables  retraites.  La  morale  du 
Maïnote  se  réduit  à  quelques  formules  toutes  primitives.  Un  Grec, 
Stephanopoli,  dont  les  pères  ont  joué  un  grand  rôle  dans  l'his- 
toire de  ce  pays,  en  a  donné,  sous  forme  de  dialogue,  un  curieux 
échantillon.  «  Qu'es-tu?  demande -t-on  au  jeune  Maïnote.  —  Un 
homme  libre.  —  Sur  quoi  se  fonde  ta  liberté?  —  Sur  le  souvenir 
de  mes  ancêtres.  —  Quels  étaient-ils?  —  Les  Spartiates.  —  Quels 
sont  les  devoirs  d'un  Maïnote?  —  Respecter  les  vieillards  et  les 
femmes,  secourir  ses  père  et  mère,  être  lent  à  promettre  et  fidèle  à 
tenir,  venger  son  injure,  aimer  jusqu'à  la  mort  la  liberté,  le  pre- 
mier des  biens.  »  Tels  sont  encore  les  seuls  principes  sur  lesquels 
le  Maïnote  règle  sa  conduite.  Tout  acte  de  lâcheté  est  puni  d'une 
réprobation  universelle.  L'héroïsme  des  mères  Spartiates  revit  dans 
une  des  coutumes  locales.  En  temps  de  guerre,  après  une  bataille, 
les  vêtemens  de  ceux  qui  sont  morts  dans  le  combat  sont  apportés 
sur  la  place  publique  et  présentés  à  leurs  mères;  si  celles-ci  recon- 
naissent qu'ils  ont  été  blessés  glorieusement  à  la  poitrine,  elles 
pleurent,  prennent  le  deuil,  recueillent  les  armes  du  défunt,  et 


LE   3IAGNE    ET   LES    MAÏNOTES.  23 

s'abandonnent  à  toute  leur  douleur;  si  elles  reconnaissent  au  con- 
traire qu'ils  ont  été  blessés  par  derrière,  tournant  le  dos  à  l'ennemi, 
elles  brûlent  aussitôt  les  habits  et  les  armes  du  lâche,  et  ne  versent 
pas  une  larme.  Le  vol,  lorsqu'il  est  opéré  avec  adresse,  courage  et 
succès,  tourne  à  la  gloire  plutôt  qu'à  la  honte  de  celui  qui  l'a  com- 
mis; la  plus  forte  peine  qui  lui  soit  appliquée  est  l'excommunica- 
tion lancée  pendant  l'office  divin  par  le  prêtre  contre  le  voleur  à  la 
requête  du  volé.  Il  arrive  souvent,  m'a-t-on  assuré,  que  le  cou- 
pable, effrayé  de  cette  excommunication,  restitue  de  lui-même  le 
fruit  de  son  larcin.  Le  meurtre  était  autrefois  puni  d'un  exil  perpé- 
tuel, lorsqu'il  n'était  pas  le  dénoûment  d'une  vendetta  publiquement 
déclarée.  Il  arrivait  aussi  que,  par  une  générosité  étrange,  les  pa- 
rens  consentaient  à  rappeler,  l'assassin,  lorsque  le  père  de  famille, 
devenu  vieux,  avait  besoin  d'un  bras  jeune  et  vigoureux  pour  dé- 
fendre son  domaine,  soutenir  l'honneur  militaire  de  son  nom  et 
conduire  ses  hommes  d'armes  au  combat.  En  ce  cas,  le  père  cher- 
chait à  découvrir  la  retraite  du  meurtrier  de  son  fils,  le  faisait  ve- 
nir, l'invitait  à  un  banquet  où  les  membres  des  deux  familles  étaient 
conviés,  et  lui  disait  :  «  Tu  m'as  privé  de  mon  fils,  je  t'appelle  à  le 
remplacer;  dès  ce  moment,  je  t'adopte.  »  Adoption  qui  nous  semble 
révolter  la  nature ,  mais  qui  est  après  tout  conforme  au  caractère 
farouche  et  dur  de  ce  peuple,  qui  tient  peu  de  compte  de  la  vie 
humaine,  et  dont  le  sentiment  est  avant  tout  guerrier  et  patrio- 
tique. 

La  vendetta  est  la  passion  dominante  du  Maïnote;  elle  absout 
chez  lui  tous  les  crimes,  et  a  fait  couler  dans  le  Magne  autant  de 
sang  que  la  guerre  contre  les  Turcs.  Celui  qui  épouse  une  femme 
qui  a  du  sang,  c'est-à-dire  dont  la  famille  a  un  devoir  de  vengeance 
à  accomplir,  épouse  en  même  temps  ce  devoir,  et  la  vendetta  se 
transmet  ainsi  de  génération  en  génération.  Outrager  l'honneur  des 
femmes,  les  maltraiter,  les  séduire,  ce  sont  des  crimes  que  le  code 
maïnote  ne  pardonne  pas,  et  qu'il  poursuit  encore  aujourd'hui  de 
sa  plus  implacable  rigueur.  Tout  séducteur  est  considéré  comme 
un  ennemi  public  ;  la  fuite  peut  seule  le  soustraire  à  une  mort  cer- 
taine. Quant  à  la  femme  séduite,  son  mari  la  met  à  mort;  si  le  mari 
est  absent,  le  père  ou  le  frère  use  impitoyablement  de  ce  droit. 
Si  la  coupable  est  une  jeune  fille,  un  axiome  populaire  dit  que 
le  séducteur  ne  peut  racheter  sa  faute  qu'en  donnant  au  père  un 
taureau  assez  grand  pour  boire  dans  la  mer  du  haut  de  la  cime  du 
mont  Saint-Hélie.  En  réalité,  les  coutumes  maïnotes  admettent  un 
moyen  bien  plus  simple  de  réparer  le  mal,  un  prompt  mariage.  Si 
le  jeune  homme  est  trop  pauvre  pour  se  marier,  il  n'a  plus  qu'une 
ressource  pour  désarmer  la  main  prête  à  le  frapper,  lui  et  sa  vie- 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

time  :  il  va  trouver  le  père,  lui  déclare  qu'il  s'expatrie  pour  faire 
fortune  au  loin,  et  indique  en  même  temps  l'époque  précise  de  son 
retour.  A  partir  de  ce  moment,  la  jeune  fille  n'entend  plus  un  seul 
reproche  sortir  de  la  bouche  des  siens.  Si  son  amant  tient  parole 
et  revient  à  l'époque  fixée  par  lui,  il  est  reçu  avec  joie,  et  les  noces 
ont  lieu.  S'il  ne  revient  pas,  les  parens  de  la  malheureuse  s'assem- 
blent pour  prier  et  pleurer  sur  elle  pendant  trois  jours;  à  l'expira- 
tion de  ce  dernier  délai,  le  père  ou  le  frère  aîné  lui  brûle  la  cer- 
velle pour  éteindre  le  déshonneur  attiré  sur  la  maison.  L'infortunée 
laisse-t-elle  un  enfant,  celui-ci  est  considéré  comme  non  respon- 
sable du  crime  de  sa  mère  et  admis  comme  membre  légitime  de  la 
famille.  Ces  lois  draconiennes  subsistent  toujours  ;  il  suffit  d'avoir 
vu  ces  hommes  de  près  pour  ne  point  douter  que,  le  cas  échéant, 
elles  ne  soient  encore  inexorablement  appliquées  en  dépit  du  code 
qui  régit  la  Grèce  civilisée,  mais  dont  l'action  se  fait  à  peine  sentir 
sur  les  mœurs  à  la  fois  austères  et  barbares  de  cette  sauvage  pro- 
vince. La  femme  maïnote,  d'une  beauté  correcte  et  classique,  mais 
trop  mâle,  sait  d'ailleurs  se  faire  respecter  elle-même.  Je  me  sou- 
viens que,  bivouaquant  un  matin  près  d'un  village  où  j'avais  en- 
voyé mon  agoïate  pour  faire  provision  de  vivres,  je  vis  celui-ci  re- 
venir tout  à  coup  éploré ,  essoufllé  et  se  plaignant  au  guide  de  ce 
que,  faute  d'entente,  une  femme  l'avait  fortement  battu.  «  Que  ne 
le  lui  as-tu  rendu?  lui  dis-je  en  riant  de  sa  piteuse  mine.  — Je 
m'en  serais  bien  gardé!  s'écria-t-il;  c'est  une  Maïnote  :  elle  m'au- 
rait tué.  »  Tandis  que  la  femme  est,  dans  le  reste  de  la  Grèce,  ré- 
duite à  la  condition  la  plus  servile,  parmi  les  Maïnotes  elle  tient  le 
rang  qui  convient  à  la  mère  de  famille.  Condamnée,  il  est  vrai, 
par  de  barbares  préjugés  aux  plus  pénibles  corvées  du  ménage  et 
aux  rudes  labeurs  des  champs,  elle  retrouve  du  moins  à  son  foyer 
les  égards  qui  lui  sont  dus,  le  respect  du  mari,  des  enfans  et  des 
hôtes.  Les  annales  militaires  du  Magne  ont,  comme  celles  de  Souli, 
leurs  héroïnes,  dont  les  exploits  remplissent  les  récits  populaires. 
L'une  d'elles,  Théocharis,  dans  un  combat  livré  à  Prastia,  voit 
son  fils  tomber  mortellement  frappé;  elle  saisit  les  armes  du  mori- 
bond, et  se  penchant  à  son  oreille  :  «  Dors,  dit-elle,  enfant,  je  suis 
à  ton  poste.  »  Elle  se  fit  tuer  sur  le  corps  de  son  fils.  —  Irène, 
blessée  par  une  balle  turque,  apostrophe  l'ennemi  en  ces  termes  : 
u  Ne  te  réjouis  pas  trop ,  car  si  je  ne  puis  plus  combattre  ni  tra- 
vailler, je  suis  jeune  et  capable  de  faire  des  enfans  qui  me  venge- 
ront. » 

.C'est  un  vétéran  des  guerres  de  l'indépendance  qui  me  racontait 
l'histoire  de  ces  héroïnes  populaires.  Un  hasard  de  voyage  m'avait 
fait  connaître,  pendant  mon  séjour  à  Gy  thium,  ce  vieux  soldat,  devenu 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  25 

démarque  ou  maire  de  son  village,  aux  environs  de  Sparte,  et  j'avais 
pris  en  sa  compagnie  la  route  qui  conduit  de  Gythium  à  Lacédémone. 
Le  dernier  jour  de  notre  course,  nous  nous  arrêtâmes  sur  un  plateau 
qui  dominait  une  immense  étendue  de  pays.  A  ma  gauche,  j'avais  la 
spacieuse  vallée  de  Sparte,  à  mes  pieds  le  Magne,  qui  se  déroulait 
jusqu'aux  plus  lointaines  limites  de  l'horizon.  Je  contemplais  avec 
admiration  tout  cet  ensemble  merveilleusement  pittoresque  de  mon- 
tagnes, de  rochers,  de  vieux  châteaux,  dont  les  silhouettes,  brusque- 
ment accidentées,  se  dessinaient  à  mes  yeux  avec  cette  magie  de  cou- 
leurs et  cette  netteté  de  contours  que  la  limpidité  et  la  transparence 
extrêmes  du  ciel  de  Grèce  prêtent  au  paysage.  Mon  compagnon  con- 
tinuait à  m'entretenir  des  traits  les  plus  saillans  de  l'histoire  mo- 
derne du  pays  que  je  venais  de  parcourir.  11  me  faisait  pour  ainsi 
dire  toucher  du  doigt  chaque  épisode  de  cette  histoire,  en  me  mon- 
trant, du  site  élevé  où  nous  nous  trouvions  ici  le  pyrgos  incendié, 
là  le  village  détruit,  plus  loin  la  forteresse  éventrée  par  les  bombes 
turques,  ailleurs  l'étroit  défilé  héroïquement  défendu  à  plusieurs  re- 
prises par  quelques  centaines  d'hommes  contre  les  nombreux  sol- 
dats d'Ibrahim.  Comme  je  déplorais  devant  lui  les  ravages  causés 
par  tant  de  guerres  sur  la  population  ainsi  que  sur  les  anciennes  et 
nobles  familles  du  Magne  :  «  Qu'importe?  me  répondit-il  avec  une 
fierté  vraiment  Spartiate;  ceux  qui  restent  sont  libres.  » 

II. 

Un  petit  nombre  de  traditions  confuses,  quelques  passages 
d'un  chroniqueur  franc  où  sont  mentionnés  les  efforts  des  croisés 
pour  subjuguer  les  indomptables  tribus  du  Magne,  tels  sont  les  seuls 
documens  que  l'on  possède  sur  la  première  époque  de  l'histoire  des 
Maïnotes.  Séparées  du  monde  d'un  côté  par  la  mer,  de  l'autre  par 
les  rochers  et  les  abîmes  qui  leur  servaient  de  remparts,  ces  tribus 
ne  conservèrent  des  Spartiates  que  les  coutumes  barbares  et  les  ap- 
titudes guerrières.  Ce  n'est  même  que  fort  tard,  sous  l'empereur 
Basile  P'  (867),  qu'elles  renoncèrent  définitivement  au  culte  des 
idoles  et  qu'elles  reçurent  le  baptême  (1).  S'il  faut  en  croire  les 
Maïnotes,  le  nom  que  porte  leur  pays  (2)  vient  de  la  fureur  avec  la- 
quelle ils  ont  constamment  défendu  leur  liberté  et  leur  autonomie 
contre  toute  invasion  étrangère.  C'est  parmi  eux  que  les  croisés 

(1)  Constantin  Porphyrogénète,  de  Adm.  Imperii,  part,  iv,  p,  135. 

(2)  Maïna,  du  mot  grec  [j.avta,  fureur,  démence.  Rulhière,  lui,  pense  que  le  nom  de 
Maorie  ou  Maïna,  inconnu  dans  l'antiquité,  dérive  du  nom  de  l'ancienne  Messénie  ou 
Messania,  défiguré  par  les  syncopes  barbares  qui  ont  altéré  la  plupart  des  anciennes 
dénominations  {Histoire  de  l'Anarchie  de  Pologne,  t.  III,  p.  329). 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rencontrèrent  leurs  plus  redoutables  adversaires,  lorsqu'ils  se  ré- 
pandirent en  Grèce  et  qu'ils  la  partagèrent  en  deux  grandes  souve- 
rainetés, le  duché  d'Athènes  et  la  principauté  d'Achaïe.  Guillaume 
de  Villehardouin,  la  grande  figure  de  cette  époque,  le  héros  de  cette 
passagère  conquête,  construisit  deux  imposantes  forteresses,  l'une 
à  Maïna,  l'autre  à  Passava  (1),  afin  de  tenir  en  respect  lesMaïnotes 
indomptés.  En  outre  diverses  iDaronnies  furent  érigées  dans  l'inté- 
rieur du  Magne,  que  les  compagnons  de  Villehardouin  couvrirent 
de  châteaux  fortifiés.  De  son  côté,  en  face  de  chaque  manoir,  le  Maï- 
note  éleva  son  pyrgos  lourd,  massif,  informe,  mais  capable  de  sou- 
tenir de  longs  sièges.  Pyrgos  et  donjons  se  livrèrent  ainsi  d'inces- 
sans  combats.  Il  est  à  remarquer  que  les  efforts  des  croisés  pour 
soumettre  au  joug  les  belliqueuses  peuplades  du  Magne  tournèrent 
au  plus  grand  avantage  de  celles-ci.  En  effet,  les  capitaines  maï- 
notes,  après  le  départ  des  Francs,  héritèrent  des  citadelles,  donjons 
et  forteresses,  dont  l'occupation  étrangère  avait  hérissé  leur  pays, 
qui  se  trouva  ainsi  doté  à  peu  de  frais  d'un  formidable  système  de 
défense,  et  en  état  de  se  soustraire  à  toutes  les  conquêtes  par  les- 
quelles passa  successivement  la  Morée.  En  autre  trait  particulier 
au  Magne,  c'est  que  les  institutions  féodales  importées  par  les  croi- 
sés s'y  implantèrent  profondément,  tandis  qu'elles  ne  laissèrent  de 
traces  nulle  part  ailleurs  sur  le  sol  de  la  Grèce.  Les  seigneurs  indi- 
gènes qui  succédèrent  aux  barons  francs  dans  les  demeures  élevées 
par  ceux-ci  s'assimilèrent  leurs  institutions  et  devinrent  à  leur  tour 
devrais  barons  levant  la  dîme,  portant  écussons  et  bannières,  en- 
tourés de  feudataires  et  de  vassaux.  Le  régime  féodal  convenait 
tout  à  fait  à  la  nature  de  leur  génie.  Ainsi  dans  la  province  la  plus 
reculée  de  la  Grèce,  pays  si  éminemment  démocratique,  s'éleva, 
dès  la  fin  du  xiii^  siècle,  une  aristocratie  barbare,  mais  fortement 
constituée,  qui  s'est  maintenue  jusqu'à  nos  jours  dans  toute  sa  sau- 
vage vigueur. 

Cette  aristocratie  farouche,  turbulente,  avide  de  rapines,  mais 
douée  d'une  valeur  et  d'un  patriotisme  à  toute  épreuve,  eut  pour 
chefs,  pendant  deux  siècles  à  peu  près,  de  l/i72  à  1675,  les  descen- 
dans  de  la  famille  impériale  des  Gomnènes.  Nicéphore  Comnène, 
dernier  fils  de  l'empereur  David  II,  ayant,  après  la  chute  de  Trébi- 
zonde  (l/i/i3),  erré  longtemps  en  Perse,  chercha  un  refuge  dans  le 
Magne,  qui  était  réputé  déjà  comme  un  inviolable  asile  de  la  li- 
berté, et  où  l'attirait  en  outre  le  souvenir  des  Cantacuzènes  et  des 
Paléologues,  qui  avaient  été  à  plusieurs  reprises  despotes  de  Mis- 
tra.  Nicéphore  aborda  au  port  de  Vitulo,  où  le  prestige  de  son  nom 

(1)  Trois  lieues  sud-ouest  de  Gythium. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  27 

et  de  ses  infortunes  lui  valut  un  accueil  enthousiaste.  Cette  assem- 
blée de  chefs  qui  continuait,  on  l'a  dit,  à  s'intituler  fièrement  le 
sénat  de  Lacédémone,  lui  décerna  le  titre  de  protogéros  ou  pre- 
mier sénateur,  titre  qui  entraînait  avec  lui  une  sorte  de  pouvoir 
suprême,  et  qui  se  transmit  héréditairement  à  partir  de  ce  jour 
dans  la  famille  de  Comnène.  De  nombreuses  traditions  locales  ont 
perpétué  la  mémoire  de  cette  période  parmi  les  habitans  du  Magne. 
Le  troisième  protogéros,  Etienne  I",  est  celui  dont  les  chroniques 
populaires  ont  gardé  le  plus  de  souvenirs.  Ces  chroniques  le  re- 
présentent comme  doué  d'une  bravoure  surprenante,  d'une  remar- 
quable beauté,  d'une  force  exceptionnelle,  passionné  pour  la  guerre, 
avide  de  gloire.  Sous  son  règne  (1537),  les  Turcs  parvinrent  jus- 
qu'aux portes  de  Vitulo;  une  mêlée  terrible  s'engagea  et  dura, 
dit-on,  deux  jours  et  deux  nuits.  Malgré  des  prodiges  de  valeur,  la 
bataille  restait  indécise.  Etienne,  voyant  les  siens  faiblir  et  com- 
mençant à  craindre  une  défaite,  fit  vœu  d'élever  à  ses  frais  un  mo- 
nastère dédié  à  la  Vierge,  s'il  triomphait  de  l'ennemi.  A  ce  moment 
même,  un  secours  inopiné  lui  survint.  Gerakari,  fille  d'un  ar- 
chonte, qui  ouvre  la  série  des  héroïnes  populaires  dans  le  Magne, 
se  précipite  à  grands  cris  sur  le  champ  de  bataille,  à  la  tête  des 
femmes  de  Yitulo  ;  elle  ranime  par  ses  paroles  et  son  exemple  le 
courage  chancelant  de  ses  compatriotes,  et  contribue  vaillamment 
à  rejeter  les  Turcs  à  la  mer.  Etienne  I"  ne  manqua  pas  d'accom- 
plir son  vœu,  et  fit  construire  à  une  petite  distance  au  nord  de 
Vitulo  un  monastère  dont  la  majeure  partie  est  aujourd'hui  en 
ruine.  Un  membre  de  sa  famille,  du  nom  d'Alexis,  entra  dans  les 
ordres  et  se  retira  dans  ce  cloître.  Il  se  fit  remarquer  par  sa  piété 
et  acquit  une  grande  réputation  de  sainteté.  On  raconte  qu'après 
sa  mort  des  miracles  eurent  lieu  sur  sa  tombe,  et  c'est  en  invoquant 
son  nom  que  le  superstitieux  paysan  vient  encore,  pour  se  guérir 
de  quelque  maladie  ou  se  soustraire  à  quelque  sortilège,  boire  l'eau 
glaciale  de  Vagiasma,  ou  source  sacrée  qui  coule  au  pied  du  mo- 
nastère. Lorsqu'une  contagion  sévit  dans  cette  partie  du  Magne, 
les  habitans  prétendent  que  le  bon  moine,  comme  ils  l'appellent, 
apparaît  dans  le  ciel  une  torche  à  la  main  et  dissipe  le  fléau. 

A  la  suite  de  nouvelles  victoires,  Etienne  1"  acquit  une  renom- 
mée qui  lui  suscita  d'implacables  jalousies.  Il  périt  sous  le  poignard 
d'un  assassin  payé  par  ses  rivaux  (1545).  Les  annales  populaires 
du  Magne,  qui  se  plaisent,  pour  grandir  ce  héros,  à  rapporter  à  lui 
tous  les  souvenirs  qu'elles  ont  conservés  de  l'ère  des  Comnènes, 
donnent  une  autre  version  au  sujet  de  sa  mort.  Un  village  des  en- 
virons du  Ténare  s'étant  révolté,  Etienne  partit  avec  un  petit  nombre 
de  ses  partisans  pour  faire  rentrer  les  rebelles  dans  le  devoir.  Trahi 


28  F.ES^UE    DES    DEUX    MONDES.       ' 

par  son  guide,  il  fut  attiré  clans  une  embuscade;  ses  compagnons 
furent  tous  tués  après  une  lutte  acharnée.  Lui  seul,  grâce  à  son  au- 
dace et  à  sa  vigueur,  parvint  à  s'échapper,  et  reprit  à  la  course  le 
chemin  de  Vitulo.  Vers  le  soir,  épuisé  de  fatigue,  affaibli  par  ses 
blessures,  il  tomba  demi-mort  au  bord  d'une  fontaine  vers  laquelle 
il  avait  duigé  ses  pas.  Une  femme  y  puisait  de  l'eau;  sans  le  con- 
naître, elle  s'empresse  auprès  du  guerrier  mourant  et  le  rappelle  à 
la  vie.  Etienne  lui  apprend  son  nom  et  lui  raconte  son  aventure. 
Par  malheur,  cette  femme  était  du  village  même  contre  lequel 
Etienne  venait  de  porter  les  armes.  Celui-ci  lui  demande  à  boire; 
elle  lui  fait  signe  qu'elle  ne  peut  atteindre  jusqu'à  la  source,  et  au 
moment  où  l'infortuné  se  penche  pour  remplir  d'eau  l'amphore 
qu'elle  avait  remise  entre  ses  mains,  elle  le  tue  par  derrière  d'un 
coup  de  poignard.  Je  me  souviens  qu'un  paysan  me  montrait  auprès 
de  Vitulo  l'emplacement  de  ce  mémorable  combat,  a  Les  Turcs,  me 
disait-il,  étaient  sur  le  point  de  pénétrer  dans  la  ville,  lorsqu'au 
milieu  de  la  nuit  un  géant  d'une  force  surhumaine  apparut  à  la 
tête  des  Grecs,  rétablit  le  combat  et  repoussa  les  Turcs,  à  la  fois 
écrasés  de  ses  coups  et  confondus  du  prodige.  »  Ne  doit-on  pas  re- 
connaître dans  cette  fiction  légendaire  le  chef  même  qui,  par  sa 
force  et  sa  beauté  proverbiales  comme  par  ses  nombreuses  vic- 
toires, est  resté  la  figure  héroïque  et  prédominante  de  la  dynastie 
des  Comnènes  du  Magne  (1)  ? 

Contraints  de  lutter  à  la  fois  contre  les  Turcs  à  la  frontière  et 
contre  leurs  rivaux  à  l'intérieur,  les  Comnènes,  à  travers  de  perpé- 
tuelles guerres,  maintinrent  leur  suprématie  jusqu'en  1675,  époque 
à  laquelle  une  insurrection  formidable,  dirigée  par  le  primat  Libe- 
raki,  força  le  dernier  des  protogéros,  George,  à  s'expatrier.  Suivi 
de  l'évèque  Parthénios,  de  quelques  moines  de  l'ordre  de  Saint- 
Basile  et  de  sept  cents  hommes,  ses  proches  ou  ses  partisans,  George 
sortit  de  Vitulo  et  mit  à  la  voile  pour  Gênes,  où  il  fut  chaleureuse- 
ment accueilli.  La  république  génoise  concéda  aux  Stephanopoli 
Comnène  le  territoire  de  Paomia,  en  Corse. 

Le  génie  colonisateur  de  l'ancienne  Grèce  se  réveilla  comme  par 
enchantement  chez  les  transfuges  maïnotes.  A  peine  débarqués  en 
Corse,  ces  hommes,  qui,  chez  eux,  professaient  un  insurmontable 
dédain  pour  la  culture  du  sol,  s'y  adonnèrent  avec  tant  de  zèle  et 
d'intelligence  que  le  territoire  de  Paomia  devint  rapidement  entre 
leurs  mains  un  des  plus  fertiles  de  cette  île.  Pendant  cinquante 

(1)  Constantin,  son  fils,  lui  succéda  et  prit  le  sui-nom  de  Stephanopoli,  fils  d'Étiennc. 
Le  surnom  ne  tarda  pas  à  prendre  la  place  du  nom  patronymique,  suivant  un  usage 
fort  répandu  en  Grèce.  C'est  sous  le  nom  de  Stephanopoli  que  les  Comnène  sont  le  plus 
souvent  désignés  dans  les  traditions  locales. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  29 

ans,  la  colonie,  gouvernée  souverainement  par  les  Stephanopoli, 
jouit  d'une  remarquable  prospérité,  et  excita  bientôt  la  jalousie  des 
insulaires.  Ceux-ci,  lorsqu'ils  s'insurgèrent  contre  la  république  de 
Gènes  (1729),  se  jetèrent  en  masse  sur  les  domaines  des  Grecs  et 
les  ravagèrent.  Les  Grecs  cherchèrent  un  refuge  à  Ajaccio,  où  leur 
chef,  Jean  YI  Stephanopoli,  organisa  un  bataillon  de  trois  cents 
hommes  avec  lesquels  il  accomplit  en  faveur  de  la  république  de 
Gênes  des  faits  d'armes  qui  ont  fait  de  lui  le  héros  des  traditions 
historiques  de  la  colonie.  Un  jour  entre  autres,  le  gouverneur  d' Ajac- 
cio confia  aux  Maïnotes  la  périlleuse  mission  de  dégager  un  poste 
de  Génois  cerné  par  les  rebelles  dans  le  fort  de  Corte,  près  de  Bas- 
tia.  Aussitôt  Jean  Stephanopoli  réunit  toute  la  colonie  sur  la  place 
publique,  annonce  l'expédition,  en  explique  les  terribles  dangers, 
et  ordonne  aux  prêtres  de  dire  les  prières  des  morts  pour  ceux  qui 
vont  combattre.  Un  autel  tendu  de  noir  est  dressé  en  plein  air,  et 
les  trois  cents  guerriers,  rangés  en  bataille  et  en  armes,  assistent 
avec  une  mâle  et  religieuse  émotion  à  la  cérémonie  de  leurs  funé- 
railles anticipées.  Ils  partent  ensuite,  pénètrent  jusqu'à  Corte  après 
des  prodiges  de  valeur,  et  reviennent  décimés,  mais  couverts  de 
gloire.  Lorsque  la  Corse  fut  cédée  à  la  France,  sous  le  règne  de 
Louis  XV,  les  Grecs  contribuèrent  puissamment  à  la  soumission  de 
l'île.  Après  la  pacification  du  pays,  ils  obtinrent  de  nouvelles  con- 
cessions de  terre  à  Cargèse,  déposèrent  les  armes,  et  s'adonnèrent 
de  nouveau  k  l'agriculture  et  au  commerce  avec  le  môme  succès 
qu'à  Paomia  (1).  Cette  colonie  subsiste  et  prospère  encore  avec  ses 
traditions,  dont  elle  est  justement  fière,  sa  langue,  ses  coutumes, 
ses  prêtres  et  les  cérémonies  religieuses  particulières  au  rite  orien- 
tal, enfin  avec  tous  les  caractères  de  son  antique  nationalité. 

Tandis  que  les  Gomnènes  s'éloignaient  du  xVîagne ,  l'anarchie  la 
plus  complète  s'emparait  du  pays.  Le  Bas-Magne,  qui  s'étend  de 
Vitulo  à  l'extrémité  du  cap'Ténare,  était  alors,  comme  aujourd'hui, 
en  proie  à  une  sorte  de  barbarie,  et  formait  le  domaine  des  redou- 
tables Mavromichalis.  Le  Haut -Magne  était  divisé  entre  sept  sei- 

(1)  Les  Stpphanopoli  coiitimièreiit  à  gouverner  la  colonie  avec  le  titre  de  chefs  pri- 
vilégiésdes  Grecs  et  à  jouir  de  toutes  les  prérogatives  de  la  souveraineté.  Ils  avaient 
seuls  le  droit  de  porter  sur  leurs  vètemens  certaines  couleurs  telles  que  l'écarlate  et  le 
violet;  le  clergé  les  recevait  à  la  porte  de  l'église  avec  la  croix  et  l'encens,  et  le  jour 
de  Pâques  la  colonie  leur  offrait  le  gâteau  appelé  vloçjia.  La  haute  noblesse  et  les 
droits  des  Stephanopoli  Comnène,  comme  descendans  directs  et  authentiques  des  em- 
pereurs de  Byzance  et  de  Trébizonde,  furent  officiellement  reconnus  par  lettres  patentes 
du  roi  Louis  XVI,  en  date  du  mois  de  juin  1778.  Il  existe  encore  aujourd'hui  plusieurs 
membres  de  l'antique  famille  des  Gomnènes.  Il  est  à  remarquer  que  tous  les  Grecs  de 
Cargèse  ajoutent  à  leur  nom  de  famille  le  nom  de  Stephanopoli,  pour  témoigner  qu'ils 
descendent  des  anciens  partisans  des  Gomnènes. 


30  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gneurs  principaux  (1),  au-dessous  desquels  s'agitaient  une  foule  de 
petits  hobereaux  de  pyrgos,  turbulens,  intrépides,  avides  de  ra- 
pines et  d'aventures,  klephtes  ou  corsaires  déterminés,  capables 
de  tout  entreprendre  pour  satisfaire  leurs  passions  et  pour  soute- 
nir l'ambition  et  les  querelles  de  leurs  suzerains.  A  la  tête  de  cette 
sauvage  aristocratie,  il  faut  placer  les  Mourzinos  de  Zarnate.  Pen- 
dant plus  d'un  siècle,  les  Mourzinos  et  les  Mavromichalis  se  dispu- 
tèrent avec  acharnement  la  suprématie.  La  lutte  qui  s'établit  entre 
ce§  deux  puissantes  familles  jette  sur  cette  période  à  moitié  légen- 
daire un  sanglant  éclat;  elle  a  fourni  de  nombreux  épisodes  aux 
chroniques  du  peuple,  qui  la  représentent  comme  un  sombre  mé- 
lange d'embûches,  de  meurtres,  d'empoisonnemens,  de  romanes- 
ques incidens,  à  travers  lesquels  les  Maïnotes  n'en  continuèrent  pas 
moins,  par  de  brillans  faits  d'armes  chaque  jour  renouvelés,  à  main- 
tenir leur  indépendance  et  à  répandre  la  terreur  parmi  les  oppres- 
seurs de  la  Grèce.  Il  est  à  regretter  que  la  poésie  populaire  ne  se 
soit  pas  emparée  d'un  sujet  qui  eût  été  pour  elle  si  fécond  en  in- 
spirations. Malheureusement  la  poésie  n'existe  pas  dans  le  Magne; 
elle  n'a  pu  éclore  sur  ces  rochers  où  la  guerre  nationale  et  la  guerre 
civile  apparaissent  simultanément  et  sans  trêve  dans  toute  leur 
âpreté.  Ce  silence  à  peu  près  complet  de  la  poésie  forme  l'un  des 
traits  les  plus  caractéristiques  parmi  ceux  qui  distinguent  les  Maï- 
notes des  autres  Grecs,  en  même  temps  qu'il  crée  un  lien  de  plus 
entre  ces  modernes  Spartiates  et  leurs  aïeux.  Les  traditions  répan- 
dues par  tout  le  Magne  témoignent  du  reste  suffisamment  de  l'im- 
pression profonde  qu'y  a  laissée  cette  époque  singulière,  à  laquelle 
il  faut  faire  remonter  l'origine  des  implacables  rivalités  qui  divisent 
encore  aujourd'hui  les  principales  familles  du  pays.  Ainsi  l'on  m'a 
raconté  à  Scardamoula  qu'un  jour  Mavromichalis  et  Mourzinos  se 
rencontrèrent  sur  la  haute  plate-forme  d'un  rocher  qui  domine  la 
mer,  et  où  s'élève  à  présent  une  petite  chapelle  dédiée  à  la  Vierge. 
Les  deux  ennemis  se  défient  et  s'attaquent  avec  fureur.  Le  combat 
dure  deux  jours,  les  coups  qu'ils  se  portent  ébranlent  la  terre,  le 
sang  qui  coule  de  leurs  blessures  rougit  la  mer;  mais  ni  l'un  ni 
l'autre  n'est  atteint  mortellement.  Le  soleil  va  se  coucher  pour  la 
seconde  fois  depuis  le  commencement  de  ce  duel  gigantesque,  lors- 
qu'une femme  apparaît  aux  yetix  des  deux  antagonistes,  et  leur  dit  : 
«  Mes  enfans,  cessez  votre  combat;  sus  aux  Turcs  :  ils  brûlent  vos 
villages!  »  A  ces  mots,  elle  disparaît.  C'était  la  Panagia  elle-même. 
De  lointains  incendies  s'allument  à  l'horizon  et  confirment  le  divin 

(î)  Les  Mourzinos  de  Zarnate,  les  Glygorakis  de  Gytlnum  et  de  Mavrouni,  les  la- 
trakis  de  Scardamoula,  les  Troupianos  d'Androuvitza,  les  Christéos  de  Leftro,  les  Kyvé- 
lakis  de  Miléa,  et  les  Nikohikis  de  Kastania. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  31 

avertissement.  Mavromichalis  et  Mourzinos  font  le  signe  de  la  croix, 
appellent  à  grands  cris  leurs  partisans,  et  se  précipitent  ensemble 
contre  l'ennemi  de  la  nation.  Cette  légende,  reproduite  par  une  fres- 
que naïve  et  grossière  à  l'intérieur  de  l'oratoire  dédié  à  la  Vierge 
sur  ce  rocher,  repose  sans  doute  sur  quelque  épisode  réel,  trans- 
formé ainsi  par  la  superstitieuse  imagination  des  habitans  de  la 
contrée.  Elle  peint  du  reste  fidèlem.ent  le  double  caractère  qui  se 
révèle  à  toutes  les  périodes  de  l'histoire  du  Magne,  ensanglanté  à 
l'intérieur  par  les  rivalités  des  familles,  sauvé  en  même  temps  par 
le  patriotisme  qui,  à  la  première  apparition  des  Turcs,  fait  taire 
toutes  les  querelles  et  réunit  pour  un  moment  en  un  seul  faisceau 
les  ennemis  les  plus  acharnés. 

Dans  cette  lutte,  dont  on  ne  peut  guère  suivre  les  péripéties  qu'à 
l'aide  de  quelques  chroniques  populaires,  les  Mavromichalis  l'empor- 
tèrent défmitivement  sur  leurs  rivaux,  et  lors  du  funeste  soulève- 
ment excité  par  les  Russes  en  1770  c'est  un  membre  de  cette  famille, 
Giovanni,  qui  reçoit  ceux-ci  à  Yitulo,  qui  traite  avec  eux  en  chef  de 
la  nation,  les  détourne  par  de  sages  avis  d'une  entreprise  jugée  par 
lui  prématurée,  et  enfin  appelle  aux  armes  les  Maïnotes  après  avoir 
reconnu  l'impossibilité  de  reculer  devant  les  promesses  d'Orlof  et 
l'agitation  du  pays  (1).  Une  romanesque  aventure  signale,  au  dire 
des  Maïnotes,  la  jeunesse  de  Giovanni.  Les  Mavromichalis  étant  allés 
fêter  la  pâque  dans  un  de  leurs  manoirs  dont  on  ne  rencontre  plus 
que  de  méconnaissables  vestiges  à  quelques  lieues  au  nord  de  Yi- 
tulo, les  Mourzinos  profitèrent  de  l'heure  du  jeûne  et  de  la  prière 
pour  escalader  les  murailles  du  château  et  surprendre  leurs  enne- 
mis désarmés.  Ils  enlevèrent  Giovanni,  alors  âgé  de  douze  ans,  et  le 
livrèrent  aux  Turcs.  Ceux-ci  jetèrent  l'enfant  dans  les  cachots  des 
Sept-Tours,  comptant  qu'un  jour  ou  l'autre  l'espoir  de  racheter  ce 
précieux  otage  rendrait  les  Mavromichalis  plus  traitables.  Quelques 
années  après  cet  événement,  latrakis,  capitaine  de  Bardounia,  se 
rendait  à  Zanthe  avec  sa  fille,  qui  était  d'une  remarquable  beauté. 
Pris  en  mer  par  un  corsaire  maltais,  le  père  fut  tué  et  la  jeune  fille 
vendue  au  sérail.  Les  lali^ikis  possédaient  de  temps  immémorial 
certaines  recettes  médicales  dont  ils  se  transmettaient  le  secret  de 
génération  en  génération  (2).  Au  moment  où  la  fille  des  latrakis  fut 

(1)  Rulhière,  Anarchie  de  Pologne,  t.  III,  p.  341. 

(2)  latrakis  est  un  diminutif  du  mot  lairpôç,  médecin.  II  existe  aussi  dans  le  Magne 
une  famille  latros,  qui  prétend  descendre  des  Médicis,  dont  le  nom  d'Iatros  est  la  tra- 
duction littérale.  Une  tradition  répandue  dans  le  Magne  assure  que  ce  sont  les  Médicis 
qui  descendent  des  latros,  dont  ils  ont  italianisé  le  nom.  Les  renseignemens  que  nous 
avons  reçus  de  la  famille  latros  elle-même  fournissent  une  version  plus  vraie.  Les 
latros  de  Vitulo  possèdent  un  manuscrit  et  des  titres  généalogiques  dont  nous  avons 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

introduite  au  sérail,  le  sultan  était  en  proie  à  une  fièvre  que  la 
science  d'aucun  de  ses  médecins  n'avait  pu  vaincre.  La  jeune  fille 
s'offrit  à  le  guérir  à  la  condition  qu'on  lui  accorderait,  en  cas  de 
succès,  la  grâce  qu'elle  demanderait.  Sa  proposition  est  acceptée; 
elle  compose  un  breuvage  suivant  les  formules  médicales  qu'elle 
avait  apprises  dans  sa  famille,  et  réussit  à  sauver  l'auguste  malade. 
Gomme  prix  de  ce  bienfait,  elle  demande  la  liberté  pour  elle-même 
et  pour  celui  des  captifs  grecs  qu'elle  choisira  pour  époux.  On  la 
conduit  dans  les  prisons  où  gémissaient  bon  nombre  de  ses  compa- 
triotes ;  elle  reconnaît  tout  de  suite  à  sa  haute  stature,  à  la  noblesse 
et  à  la  fierté  de  ses  traits,  le  fils  des  Mavromichalis,  dont  elle  fait 
tomber  les  chaînes,  et  tous  deux,  sur  l'ordre  du  sultan,  sont  recon- 
duits avec  honneur  dans  leur  patrie. 

Giovanni  tient  une  place  considérable  non-seulement  dans  la  lé- 
gende, mais  aussi  dans  l'histoire  de  son  pays.  Lorsque  les  Russes 
débarquèrent  à  Yitulo,  il  était  âgé  de  plus  de  soixante  ans,  et  por- 
tait sur  la  figure  les  traces  de  trois  coups  de  feu  reçus  dans  ses 
combats  contre  les  Turcs.  C'est  lui  qui  conduisit  les  Maïnotes  au 
siège  de  Coron  conjointement  avec  Doîgorouki  et  quatre  cents  Russes. 
L'entreprise,  mal  secondée  par  la  flotte  moscovite,  entravée  par  la 
mésintelligence  qui  se  glissa  bien  vite  entre  les  Maïnotes  et  les 
étrangers,  échoua  malgré  la  molle  défense  des  Turcs.  Irrité  de  cet 
échec,  Doîgorouki  reprocha  aux  Grecs  de  n'avoir  pas  emporté  la 
ville  d'assaut.  «  Eh  quoi!  lui  répondit  Mavromichalis  avec  hauteur, 
tu  oses  parler  ici  en  maître,  et  tu  n'es  que  l'esclave  d'une  femme. 
Tu  nous  fais  massacrer,  et  tu  t'abrites  derrière  nos  rangs.  Moi,  je 
suis  le  chef  d'un  peuple  libre,  et  fussé-je  le  dernier  des  citoyens  du 
Magne,  ma  tête  aurait  encore  plus  de  prix  que  la  tienne.  »  Lorsque 
les  Russes  reprirent  le  chemin  du  Magne  pour  regagner  leurs  vais- 
seaux, Mavromichalis  eut  la  générosité  de  sacrifier  sa  troupe  pour 
protéger  leur  retraite.  Pendant  trois  jours,  il  eut  à  faire  face  à  un 
ennemi  dix  fois  supérieur  en  nombre.  Chaque  combat  éclaircissait 

obtenu  un  extrait  suivant  lequel,  à  une  époque  fort  reculée,  un  Médicis,  voyageant  en 
Grèce,  aurait  été  jeté  par  la  tempête  dans  le  port  de  Vitulo.  Il  y  devint  amoureux  d'une 
jeune  fille  qu'il  épousa,  et  dont  il  eut  un  fils.  A  la  suite  d'une  circonstance  ignorée,  il 
fut  tué  par  les  Vituliotes;  sa  veuve  s'enfuit  à  Florence,  emportant  son  enfant.  Au  bout 
de  quelques  années,  elle  revint  dans  le  Magne  avec  son  fils.  Celui-ci  se  maria  et  eut 
quatre  enfans  mâles.  Trois  d'entre  eux  restèrent  à  Vitulo,  où  leurs  descendans  subsistent 
encore  et  jouissent  d'une  grande  considération.  Le  quatrième,  Jean,  alla  s'établir  près 
de  Sparte,  dans  le  village  de  Lagonika,  où  l'on  voit  une  vieille  église  construite  par  lui, 
comme  l'indique  une  inscription  qui  se  lit  encore  à  la  base  d'une  colonne  du  sanc- 
tuaire :  'Iwàvv/iç  Mioixo;  àvÔYS'pï,  élevée  par  Jean  de  Médicis.  Les  latros  ou  Médicis  de 
Lagonika  sont  aujourd'hui  établis  dans  la  ville  de  Nauplie,  où  ils  exercent  une  influence 
considérable,  qu'ils  doivent  à  l'estime  publique  encore  plus  qu'à  leur  grande  fortune. 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  35 

ses  rangs;  enfin,  sur  les  frontières  da  Magne,  à  l'entrée  d'une  gorge 
étroite,  talonné  par  deux  mille  Turcs,  il  s'enferma  dans  le  pyrgos  de 
Mili  avec  vingt-deux  hommes,  les  seuls  valides  qui  lui  restassent.  Il 
s'y  défendit  pendant  dix  jours.  Les  Turcs  renoncèrent  à  s'emparer  de 
cette  masure,  et  n'osèrent  pas  s'aventurer  dans  le  redoutable  pays 
de  Maïna.  Avant  de  rebrousser  chemin,  ils  lancèrent  contre  le  pyr- 
gos une  dernière  bombe  si  bien  dirigée  par  le  hasard  qu'elle  en 
éventra  la  façade.  De  ces  ruines  fumantes,  on  ne  vit  sortir  que  deux 
êtres  vivans,  méconnaissables,  noircis  de  poudre,  couverts  do  sang 
et  de  blessures;  c'étaient  un  vieillard,  Giovanni  Mavromichalis,  et 
un  tout  jeune  enfant.  Cet  enfant  lut  plus  tard  le  célèbre  Pétro-bey, 
que  le  peuple  du  Pôloponèse  appelait  et  qu'il  appelle  encore  dans' 
ses  récits  le  «  roi  du  Magne.  » 

III. 

Après  le  départ  des  Russes,  qui  ne  rougirent  pas  d'abandonner  à 
la  vindicte  musulmane  la  Grèce  qu'ils  avaient  soulevée,  cent  cin- 
quante mille  Albanais  se  ruèrent  sur  le  Péloponèse  qu'ils  mirent  à 
feu  et  à  sang.  Le  Magne  fut  respecté  parce  qu'il  était  inexpugnable. 
Renonçant  à  vaincre  les  Maïnotes,  le  gouvernement  de  la  Sublime- 
Porte  essaya  de  les  réduire  au  silence  en  entrant  en  arrangement 
avec  eux.  Par  un  firman  solennel  (1777),  le  sultan  reconnut  la 
vieille  autonomie  du  Magne,  et  détacha  cette  province  du  sandgiàc 
de  Morée.  Il  fut  arrêté  par  ce  même  firman  que  les  Maïnotes  nom- 
meraient, pour  les  gouverner  selon  leurs  lois  et  leurs  coutumes,  un 
chef  indépendant  qui  porterait  le  titre  de  bey,  à  la  condition  qu'ils 
ne  commettraient  aucune  déprédation  sur  le  territoii'e  turc,  et  qu'ils 
paieraient  au  trésor  impérial  un  tribut  annuel  de  17,000  piastres. 
On  ne  se  souvient  pas  qu'aucun  bey  se  soit  jamais  acquitté  de  ce 
tribut,  qui,  suivant  l'expression  des  Maïnotes,  valut  au  sultan  plus 
de  balles  que  de  piastres.  Jean  Koutoupharis  ouvre  la  liste  de  ces 
princes  qui  semblèrent  tous  marqués  du  sceau  de  la  fatalité,  et  ne 
purent,  à  l'exception  de  deux  seulement,  échapper  à  une  tragique 
fin.  Si  les  Mavromichalis,  puissans,  redoutés,  populaires,  ne  profi- 
tèrent pas  de  la  nouvelle  organisation  du  Magne  pour  s'emparer  du 
pouvoir  qu'ils  rêvaient  depuis  si  longtemps,  c'est  que  la  dignité  de 
bey,  de  création  nouvelle,  convoitée  par  de  nombreux  rivaux,  n'of- 
frait pas  encore  à  leur  ambition  de  suffisantes  garanties.  Retranchés 
dans  leurs  sauvages  domaines  de  Vitulo,  de  Tzimovo  et  du  Kako- 
vouni,  ils  prirent  vis-à-vis  des  beys  une  attitude  silencieuse,  pleine 
de  menaces,  épiant  leur  conduite,  minant  le  terrain  sous  leurs  pas, 
entretenant  à  Constantinople  des  agens  dévoués  à  leur  sombre  et 

TOME  Lvr.  —  1805.  3 


3/i  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

machiavélique  politique,  enfin  n'apparaissant  ouvertement  sur  la 
scène  que  lorsque  la  présence  des  Turcs  les  appelait  à  la  remplir  du 
bruit  de  quelque  glorieux  fait  d'armes. 

Koutoupharis  gouverna  le  pays  pendant  sept  ans.  Il  n'a  laissé 
d'autre  souvenir  que  celui  de  quelques  tentatives  infructueuses 
pour  s'emparer  de  la  plaine  d'Hélos,  a  sur  laquelle,  disait-il,  les 
Maïnotes,  en  leur  qualité  de  Spartiates,  tenaient  de  leurs  ancêtres 
d'incontestables  droits.  »  Appelé  à  Constantinople  sous  le  prétexte 
d'y  exposer  ses  prétentions,  il  eut,  sans  doute  sur  de  perfides  con- 
seils, l'imprudence  de  se  rendre  à  cette  invitation,  et  fut  étranglé 
peu  d'heures  après  son  arrivée.  A  défaut  d'héritier  mcàle  et  suivant 
la  loi  maïnote,  sa  veuve  hérita,  non  de  son  titre  de  bey,  mais  de 
sa  capitainerie.  Elle  s'est  rendue  célèbre  par  la  façon  terrible  dont 
elle  vengea  la  mort  de  son  mari,  les  armes  à  la  main.  Afin  de 
guerroyer  plus  librement  à  la  tète  de  ses  partisans,  elle  quitta  les 
vêtemens  de  son  sexe.  Quelques  vieillards  se  souviennent  encore  de 
l'avoir  vue  traverser  le  Magne  à  cheval,  sous  le  brillant  costume 
des  nobles  maïnotes  d'alors,  suivie  de  sa  troupe,  à  laquelle  des 
femmes  intrépides  comme  elle  s'étaient  réunies.  Un  turban  vert  lui 
servait  de  coiffure;  ses  cheveux  tombaient  en  deux  longues  tresses, 
garnies  de  sequins,  sur  un  dolman  noir  brodé  d'or,  doublé  de  four- 
rures, qui  recouvrait  une  veste  écarlate  à  manches  ouvertes.  Une 
ceinture  formée  d'un  châle  rouge  portait  son  poignard  et  ses  pisto- 
lets. Ses  larges  culottes  noires  étaient  serrées  au-dessus  du  genou; 
des  guêtres  bleues,  rehaussées  de  plaques  d'or,  complétaient  ce 
riche  et  martial  accoutrement.  Elle  portait  en  outre  en  bandoulière 
une  carabine  dont  elle  se  servait  avec  une  merveilleuse  adresse. 
Pendant  deux  ans,  elle  fit,  dit-on,  plus  de  mal  aux  Turcs  que  les 
klephtes  les  plus  fameux.  Poussée  par  son  insatiable  ardeur  de  ven- 
geance, elle  osa  même  tourner  ses  armes  contre  ceux  qu'elle  soup- 
çonnait d'avoir  pris  une  part  active  à  la  mort  tragique  de  son  mari, 
et  résolut  de  porter  le  ravage  sur  les  domaines  des  seigneurs  de 
Vitulo;  mais  elle  sortait  à  peine  avec  sa  troupe  du  canton  de  Zar- 
nate  qu'une  balle  dirigée  par  une  main  invisible,  sans  doute  amie 
des  Mavromichalis,  l'atteignit  mortellement  et  mit  fin  à  son  aven- 
tureuse carrière. 

Michaïl  Troupianos,  allié  des  Mourzinos,  succéda  à  Koutoupharis. 
Traîtreusement  attiré  à  Constantinople  par  la  promesse  d'un  ca- 
fetan d'honneur,  il  fut  étranglé  comme  son  prédécesseur.  Djane- 
takis  Glygorakis,  vulgairement  connu  en  Grèce  sous  le  nom  de 
Djanim-Bey,  parvint  alors  au  commandement  (1789)  (1).  Ce  fut 

(1)  Aux  renseignemens  pris  sur  les  lieux  s'ajOut(3nt  ici  ceux  que  nous  tirons  d'uo 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  35 

pour  îes  Mavromichalis  un  rude  adversaire  à  combattre.  En  effet, 
Djanetakis,  seigneur  de  Gythium  et  de  Mavrouni,  était  assez  riche 
pour  entretenir,  lui  aussi,  auprès  du  divan,  des  agens  destinés  à 
déjouer  les  intrigues  de  ses  adversaires.  11  était  généreux,  popu- 
laire, doué  d'une  haute  intelligence,  d'une  sagesse  consommée.  Il 
fallut  aux  Mavromichalis  quinze  années  de  constans  efforts  pour 
faire  tomber  Djanim-Bey,  dont  la  mémoire  est  encore  bénie  dans 
le  Magne.  Son  règne  fut  une  sorte  d'âge  d'or  pour  cette  province, 
et  son  nom  appartiendrait  depuis  longtemps  à  l'histoire,  s'il  eût  été 
appelé  à  révéler  ses  grandes  qualités  sur  un  théâtre  plus  vaste. 

Après  s'être  signalé  par  quelques  expéditions  heureuses  contre 
les  Turcs,  Djanim  essaya  de  donner  au  Magne  une  impulsion  civi- 
lisatrice que  cette  province  n'avait  jamais  reçue,  et  qui  malheu- 
reusement ne  survécut  pas  à  son  règne.  11  traça  des  routes  qui, 
très  imparfaites,  privées  depuis  de  tout  entretien,  sont  cependant 
encore  les  seules  à  peu  près  praticables  de  la  contrée;  il  répara  les 
pyrgos  et  les  châteaux  démantelés  dans  les  précédentes  guerres;  il 
fonda  des  écoles,  et  fit  renaître  dans  le  district  de  Gythium  la  cul- 
ture du  coton,  qui  avait  disparu,  et  qui,  abandonnée  de  nouveau  à 
l'époque  des  guerres  de  l'indépendance,  n'a  pas  encore  été  active- 
ment reprise.  Son  règne  offre  l'exemple  de  ce  que  pourrait  et  de- 
vrait faire  un  gouvernement  éclairé  pour  relever  ce  pays  et  le 
lancer  dans  la  voie  de  la  civilisation.  Les  muses  elles-mêmes,  qui 
jusqu'alors  n'avaient  osé  s'aventurer  dans  ce  farouche  asile  de  la 
liberté,  y  tentèrent  en  ce  temps-là  une  timide  apparition.  La  cour 
de  Djanim  eut  son  poète,  Nicolas  Niphakis,  qui  consacra  huit  cents 
vers  à  la  louange  du  prince  et  à  la  description  du  pays.  Ce  poème 
a  été  écrit  sous  l'impression  profonde  produite  dans  tout  le  Magne 
par  deux  grandes  victoires  que  Djanim  remporta  presque  simulta- 
nément, l'une  sur  les  Turcs,  qui,  ayant  tenté  une  descente  près  de 
Scardamoula,  furent  rejetés  à  la  mer  après  avoir  subi  de  grandes 
pertes,  l'autre  sur  Koumoundourakis,  capitaine  de  Zarnate,  qui,  se- 
crètement animé  par  les  Mavromichalis,  prit  les  armes,  fut  atteint 
près  d'Androuvitza  et  taillé  en  pièces.  Bien  que  ce  poème  ne  se  fasse 
pas  remarquer  par  les  qualités  originales  qui  distinguent  la  poésie 
populaire  de  la  Grèce  moderne,  nous  en  citerons  quelques  passages 
qui  sont  la  peinture  très  énergique  du  genre  de  vie  que  mènent 
encore  aujourd'hui  les  Maïnotes.  Après  un  coup  d'œil  rapidement 
jeté  sur  le  Taygète,  «  où  les  infortunés  Spartiates,  maintenant  ap- 
pelés Maïnotes,  cherchèrent  un  refuge  pour  sauver  leur  vie  et  leur 


opuscule  intitulé  Quelques  Faits  historiques  concernant  le  Magne,  par  Carabiui  et  Vafa; 
Athènes  1859. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liberté,  »  le  poète  passe  à  l'éloge  du  prince  auquel  son  œuvre  est 
dédiée  : 

«  Djanim,  la  ferme  colonne  de  la  contrée,  le  père  des  orphelins,  magni- 
fique, hospitalier,  grand  patriote,  a  fait  pour  le  Magne  ce  que  nul  avant  lui 
n'avait  fait.  Dans  son  palais,  une  cloche  sonne  l'heure  des  repas.  Tous  ceux 
qui  passent  et  entendent  ce  signal  entrent  hardiment,  s'assoient  à  la  table 
du  bey,  et  s'en  vont  contons  et  rassasiés.  Il  aime  le  pauvre  et  l'étranger; 
il  persécute  les  méchans,  qu'il  broie  comme  du  sel.  Aussi  tous,  jeunes  gens 
et  vieillards,  le  chérissent,  tous,  excepté  le  seul  Dourakis,  qui  vit  comme 
un  sanglier,  opprimant  et  volant  le  faible,  ne  songeant  qu'à  festoyer  avec 
sa  maîtresse,  tandis  que  le  peuple  murmure.  Dourakis  voulut  s'emparer  de 
Milia  et  de  Marathonisi  et  soumettre  tout  le  pays  à  sa  loi.  11  appelle  les 
Turcs,  lève  une  armée  sur  terre,  une  escadre  sur  mer,  puis  il  s'avance  vers 
Androuvitza;  mais  les  valeureux  jeunes  gens  et  les  terribles  capitaines 
s'opposent  à  sa  marche,  un  seul  en  chasse  cent  devant  lui,  cent  en  chas- 
sent mille.» 

Niphakis  poursuit  par  la  nomenclature  des  quarante -sept  villes 
ou  villages  disséminés  sur  la  surface  du  Magne;  il  réserve  au  Ka- 
kovouni  cette  mention  toute  spéciale  : 

«  Là,  pas  une  goutte  d'eau,  point  de  moissons,  si  ce  n'est  un  peu  d'orge 
que  les  femmes  sèment,  cultivent  et  récoltent.  Ce  sont  elles  qui  assem- 
blent les  maigres  tiges  et  en  forment  des  gerbes.  Avec  leurs  mains,  elles 
les  étendent  au  soleil;  avec  leurs  pieds,  elles  les  foulent  sur  l'aire.  Aussi 
leurs  mains  et  leurs  pieds  sont-ils  couverts  d'une  peau  sèche,  dure,  épaisse 
comme  l'écaillé  des  tortues.  Pas  un  arbre,  pas  un  buisson,  pas  une  branche 
qui  permette  aux  malheureuses  de  se  reposer  à  l'ombre  ou  de  rafraîchir 
leur  vue.  Le  soir,  elles  tournent  la  meule  à  bras  en  se  lamentant  et  en 
chantant  de  tristes  myriologues.  Pendant  ce  temps,  les  hommes  rôdent  au 
dehors,  pillent,  volent  et  méditent  des  trahisons  les  uns  contre  les  autres. 
Celui-ci  défend  sa  tour  ou  attaque  celle  de  son  voisin:  celui-là  exerce  le 
droit  du  sang  sur  un  frère,  un  père,  un  neveu,  et  roule  dans  sa  tête  des 
projets  de  vengeance.  S'il  arrive  qu'un  navire,  pour  ses  péchés,  échoue  sur 
la  côte,  tous  se  jettent  sur  lui  et  se  disputent  les  moindres  planches  du 
naufrage.  Quand  un  étranger  s'aventure  dans  leur  pays,  ils  l'invitent  à 
manger  avec  eux,  et  lorsqu'il  va  partir,  ils  lui  disent  :  «  Compère  (1),  ré- 
fléchis à  ce  que  nous  allons  te  dire,  c'est  pour  ton  bien.  Quitte  cette  tu- 
nique, ce  manteau,  cette  ceinture,  de  peur  qu'un  de  nos  ennemis  ne  te  les 
enlève  pour  te  punir  de  l'hospitalité  que  nous  t'avons  donnée.  Ah!  si  les 
ennemis  de  notre  village  venaient  à  te  dépouiller,  ce  serait  pour  nous  une 
grande  honte  et  un  grand  dommage.  Et  puis,  mon  petit  compère,  nous  te 

(1)  Kov\j.Ttà.ç)i) ,  compère,  terme  familier  qu'emploient  les  Grecs  pour  désigner  ceux 
qui  ont  tenu  soit  un  enfant  sur  les  fonts  baptismaux,  soit  les  couronnes  qui,  dans  la 
cérémonie  du  mariage  grec,  sont  posées  sur  la  tête  des  deux  époux.  Par  extension,  ce 
terme  est  aussi  appliqué  aux  hôtes. 


LE    AIAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  37 

1«  demandons,  laisse-nous  aussi  ton  cliapeau,  ta  chemise,  tes  souliers;  à  quoi 
tout  cela  peut-il  te  servir?  C'est  bien;  maintenant  tu  peux  être  tranquille, 
tu  n'as  plus  à  craindre  personne.  »  Tels  sont  les  hommes  qui  ont  fait  au 
Magne  un  mauvais  renom.  Méprisez-les  et  fuyez-les  comme  des  serpens. 
Quant  aux  Tzimovites  (1),  voilà  de  braves  gens'.  Leurs  coutumes  en  font 
foi  :  marchands  en  apparence,  au  fond  ce  sont  de  vrais  pirates.  Que  la 
faim  et  la  soif,  que  le  vent  et  la  tempête  les  emportent  tous  ensemble!  » 

Après  cette  malédiction  lancée  contre  les  Kakovouniotes,  le  poème 
(inil  par  de  légitimes  louanges  accordées  aux  efforts  accomplis  par 
le  bey  pour  moraliser,  instruire  et  discipliner  le  peuple  (2). 

Djanim  (et  ce  fut  l'honneur  de  son  règne  en  même  temps  que  la 
cause  de  sa  chute)  avait  songé  à  l'émancipation  générale  de  la 
Grèce.  Le  bruit  des  victoires  de  Bonaparte,  général  en  chef  de  l'ar- 
mée d'Italie,  retentit  dans  le  Magne,  jusqu'alors  étranger  aux  évé- 
nemens  qui  se  passaient  en  Europe.  Djanim  envoya  en  1796  son 
fils  aîné  auprès  du  général  pour  lui  soumettre  un  plan  d'insurrec- 
tion et  lui  demander  des  secours.  Le  jeune  Maïnote  fut  bien  ac- 
cueilli, mais  congédié  sans  promesses  positives.  Un  an  plus  tard, 
peu  de  temps  avant  l'expédition  d'Egypte,  Bonaparte  se  souvint  de 
son  entrevue  avec  le  fils  du  bey  du  Magne.  11  confia  à  deux  Grecs 
de  Cargèse,  à  deux  Stephanopoli,  la  mission  de  se  rendre  auprès 
du  bey,  d'étudier  la  disposition  des  esprits,  la  topographie  et  les 
ressources  militaires  du  pays,  puis  de  parcourir  la  Grèce  pour  y 
fiiire  revivre  l'espoir  de  la  délivrance.  Sans  entrer  dans  le  détail  des 
péripéties  nombreuses  de  leur  voyage,  il  suffn-a  de  dire  qu'après 
avoir  couru  de  gra.ves  dangers,  ils  sortirent  de  Zante  cachés  au 
fond  d'une  barque,  afin  d'échapper  à  la  surveillance  de  l'escadre 
ottomane.  Ils  prirent  terre  aux  environs  de  Marathonisi  à  la  faveur 
d'une  nuit  obscure  et  d'une  bourrasque  terrible  qui  faillit  les  sub- 
merger. Le  fils  du  bey,  averti  de  leur  prochaine  arrivée,  les  atten- 
dait nuit  et  jour,  depuis  une  semaine,  avec  des  troupes  échelonnées 
sur  divers  points  de  la  côte.  Djanim  les  reçut  à  Gythium,  et  ouvrit 
avec  un  légitime  orgueil  la  lettre  que  Bonaparte  lui  adressait,  et 
qui  portait  cette  suscription  :  le  général  en  ehef  de  l'armée  d'Italie 

(1)  Habitans  de  Tziniovo. 

(2)  C'est  le  seul  monument  littéraire  qui  reste  de  ce  pays  et  de  cette  époque.  M  n'a 
pas  été  publié;  mais  il  en  existe  plusieurs  exemplaires  manuscrits  en  divers  lieux  de 
ïa  Grèce.  Il  fut  communiqué  par  l'évêque  de  Mistra  à  Leake,  qui  en  cite  quelques 
fragmens  {Travels  in  llie  Morea,  t.  P"",  p.  333).  Quant  à  nous,  nous  l'avons  trouvé  bleu 
loin  de  là,  dans  la  cellule  d'un  moine  de  Mégaspileon,  grand  monastère  situé  près  du 
golfe  de  Lépaiiti,  à  une  journée  de  Vostitza  (ancienne  ;Egium).  Ce  moine,  originaire 
du  Magne,  avait  combattu  pour  l'indépendance,  et  portait  au  front  une  large  cicatrice. 
Il  était  venu  se  reposer  des  agitations  de  sa  carrière  dans  la  nonchalante  et  paisible 
existence  des  religieux  de  l'ordre  de  Saint-Basile. 


38  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  chef  du  peuple  libre  de  Maïna.  —  Accompagné  de  la  fleur  des 
guerriers  du  Magne,  le  bey  se  fit  le  guide  des  émissaires  français  à 
travers  toute  la  contrée;  il  les  introduisit  dans  les  forteresses,  leur 
indiqua  l'importance  de  chaque  défilé,  les  questionna  sur  la  tacti- 
que et  la  discipline  européennes,  fêta  enfin  leur  présence  tantôt 
^ar  les  jeux  héroïques  familiers  à  la  jeunesse  grecque,  tantôt  par 
des  simulacres  de  combats.  Le  projet  des  Stephanopoli  était  de 
continuer  leur  mission  dans  le  reste  du  Péloponèse;  mais  Djanim 
leur  fit  comprendre  qu'ils  n'en  sortiraient  pas  vivans,  leur  signale- 
ment ayant  été  donné  à  toutes  les  autorités  turques.  D'ailleurs  il 
avait  secrètement  invité  les  principaux  primats  de  la  Morée  à  se 
rendre  à  Gythium  pour  y  conférer  des  intérêts  de  la  nation.  La  Li- 
vadie,  l'Attique,  l'Épire,  la  Crète  même  furent  représentées  à  cette 
assemblée.  «  Que  Bonaparte  apparaisse  à  Gorfou  avec  six  mille 
Français  seulement,  s'écria  l'un  de  ces  primats,  et  nous  répondons 
de  la  Grèce.  »  Mais  l'heure  de  l'indépendance  hellénique  n'avait  pas 
encore  sonné;  Bonaparte  avait  ajourné  ce  projet  lorsque  ses  en- 
voyés lui  adressèrent  leurs  rapports ,  dont  on  trouve  un  abrégé  à  la 
suite  de  la  relation  qu'ils  ont  publiée  de  leur  voyage. 

Cet  épisode  termine  dignement  le  long  règne  de  Djanim.  La  mis- 
sion des  Stephanopoli  auprès  de  lui,  ses  aspirations  bien  connues 
à  la  complète  indépendance  de  la  nation,  le  congrès  patriotique 
tenu  à  sa  cour,  fournirent  de  puissantes  armes  à  ses  ennemis.  Il 
fut  dénoncé  au  divan  comme  partisan  des  Français  et  fauteur  des 
troubles  qui  commençaient  à  se  manifester  en  Grèce.  Heureusement 
les  agens  qu'il  entretenait  à  Gonstantinople  purent  l'avertir  à  temps; 
il  parvint  à  se  retirer  à  Zante,  où  il  vécut  longtemps  encore  en- 
touré de  la  vénération  publique. 

Koumoundourakis,  son  adversaire,  lui  succéda  en  180.^.  Pris  en 
mer  par  les  Turcs,  il  fut  pendu  comme  pirate.  Antonio  Glygorakis, 
plus  connu  sous  le  nom  d'Anton-Bey,  vint  ensuite,  et  fut  presque 
aussitôt  dépossédé  de  sa  dignité  à  la  suite  d'intrigues  dont  il  est 
difficile  de  pénétrer  le  mystère.  Zervakis  et  Théodoros  apparaissent 
sur  la  scène  et  ne  font  que  la  traverser  pour  tomber,  l'un  dans  les 
prisons  des  Sept-Tours,  l'autre  sous  la  balle  d'un  assassin.  Désor- 
mais les  seigneurs  de  Vitulo  et  Tzimovo  n'avaient  plus  de  rivaux 
sérieux;  le  pouvoir  passa  naturellement  entre  leurs  mains,  et  rien 
ne  semblait  devoir  désormais  le  faire  sortir  de  leur  famille. 

Pierre  Mavromichalis,  autrement  dit  Pétro-Bey,  fut  enfin 'pro- 
clamé en  1811.  C'était  alors  un  homme  de  cinquante  ans,  actif, 
orgueilleux,  ambitieux,  aimant  le  luxe,  avide  d'argent  parce  qu'il 
en  était  prodigue,  particulièrement  fier  de  la  petitesse  et  de  la 
beauté  de  sa  main,  signe  de  vieille  race.  Il  aimait  à  rappeler  en 


LE    MAGNE    ET   LES    MAÏNOTES.  39 

toute  occasion  la  noblesse  antique  de  sa  famille.  On  nous  a  cité  de 
lui  cette  hautaine  réponse,  faite  à  un  capitaine  qui,  dans  un  conseil 
de  guerre,  se  permettait  d'émettre  un  avis  contraire  au  sien  : 
«  Oses-tu  bien,  lui  dit-il,  homme  né  d'hier,  te  mesurer  avec  moi, 
dont  le  nom  est  aussi  vieux  que  les  cinq  sommets  du  Taygète  !  » 
L'influence  de  Pierre  Mavromichalis,  soutenue  par  une  famille  aussi 
nombreuse  qu'intrépide,  était  telle  dans  tout  le  Péloponèse  que  son 
avènement  fut  regardé  par  les  Turcs  comme  un  défi,  par  les  Grecs 
comme  un  présage  d'indépendance.  Aussi  le  capitan-pacha,  étant 
venu  à  Vitulo  sous  prétexte  de  complimenter  le  nouveau  bey,  l'ex- 
horta à  livrer  un  de  ses  fils  au  sultan  pour  gage  de  sa  fidélité.  On 
nous  a  raconté  qu'à  ce  moment  Pétro-Bey  fît  venir  ses  six  fils  et 
leur  dit  :  «  Je  dois  obéir,  car  il  faut  pendant  quelque  temps  encore 
endormir  les  craintes  et  la  malveillance  de  l'ennemi.  L'un  de  vous 
doit  se  sacrifier.  »  Tous  s'offrirent  en  otages.  Il  y  avait  dans  la  mai- 
son de  Mavromichalis  un  vieux  prêtre  aveugle.  «  Qu'on  fasse  venir 
le  vieillard,  »  dit  Pétro-Bey,  et  il  donna  l'ordre  à  ses  enfans  de  faire 
silence,  afin  qu'aucun  d'eux  ne  pût  être  reconnu  au  son  de  sa  voix. 
«  Je  laisserai  partir,  ajouta-t-il,  celui  d'entre  vous  que  sa  main  dé- 
signeca.  »  La  main  de  l'aveugle  se  porta  sur  Constantin.  «  Va  sans 
crainte,  mon  enfant,  lui  dit  Pétro-Bey;  Dieu  me  prive  aujourd'hui 
de  toi,  mais  il  te  rendra  demain  à  la  patrie.  »  En  effet  Constantin, 
après  quelques  années  de  captivité,  réussit  à  s'échapper  de  Con- 
stantinople,  et  reparut  dans  le  Magne  au  moment  même  où  éclatait 
la  guerre  de  l'indépendance. 

La  main  de  fer  que  Pétro-Bey  appesantit  sur  le  Magne  et  les  actes 
de  sévérité  par  lesquels  il  voulut  dès  le  début  consolider  son  au- 
torité démentent  le  caractère  de  douceur  que  quelques  philheî- 
lènes  (i)  lui  ont  attribué.  En  sortant  de  PortoquagUo ,  nous  avons 
rencontré  un  haut  récif  témoin  d'une  de  ses  exécutions.  Ayant  ap- 
pris qu'un  prêtre  de  cette  ville  avait  séduit  une  jeune  fille,  Pétro- 
Bey  prétendit  que  l'antique  austérité  des  mœurs  se  relâchait  et  ré- 
solut de  faire  un  exemple.  Il  arrive,  saisit  le  coupable,  le  livre  aux 
deux  frères  de  sa  complice,  et  leur  ordonne  de  le  jeter  pieds  et 
poings  liés  sur  ce  rocher,  qu'on  appelle  Karavopétra.  Le  malheu- 
reux y  mourut  de  faim.  Aussi  les  matelots  n'aiment  pas  à  doubler 
cet  écueil,  qu'ils  croient  hanté  par  de  sinistres  apparitions.  En  sa 
qualité  de  bey,  Pierre  Mavromichalis  prélevait  certains  droits  sur 
les  navires  et  les  marchandises  qui  entraient  dans  les  ports  du 
Magne,  ou  qui  en  sortaient,  ainsi  que  sur  les  transactions  commer- 

(Ij  Gordoii's  History  of  the  greek  révolution,  3  vol.;  Mémoires  sur  la  Grèce  en  18^5, 
par  le  colonel  Raybaud. 


liO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

"ciales  peu  nombreuses  des  Maïnotes.  Un  capitaine  du  nom  de  Tsou- 
klas,  possesseur  du  château  de  Vathya,  étant  informé  qu'un  convoi 
d'argent  allait  traverser  sa  capitainerie  pour  se  rendre  de  Gythium 
à  Vitulo,  se  crut  en  droit  de  prélever,  lui  aussi,  une  dîme  sur  le 
trésor  qu'on  faisait  passer  par  ses  domaines.  Il  s'embusque  dan.s 
un  défilé,  arrête  le  convoi  et  s'empare  d'une  partie  de  la  somme. 
Pétro-Bey  n'était  pas  homme  à  laisser  cette  injure  impunie;  il  ac- 
courut avec  une  nombreuse  troupe  et  une  pièce  de  canon,  et  mit  le 
siège  devant  le  château  de  Vathya.  Tsouklas  se  défendit  en  déses- 
péré pendant  douze  jours.  Au  bout  de  ce  temps,  le  canon  fit  une 
brèche  par  laquelle  les  assaillans  pénétrèrent  dans  la  place  ;  mais 
ils  furent  arrêtés  par  une  seconde  muraille  que  Tsouklas  avait  con- 
struite pour  prolonger  sa  défense.  11  fallut  faire  sauter  encore  cet 
obstacle,  derrière  lequel  les  vainqueurs  ne  trouvèrent  que  des  ca- 
davres. Tous  les  assiégés  qu'avaient  épargnés  les  balles  ennemies 
s'étaient  laissés  mourir  de  faim  et  de  soif  plutôt  que  de  se  rendre. 
Tsouklas  seul,  encore  vivant,  s'échappa  au  dernier  moment,  en 
descendant  au  moyen  d'une  corde  au  fond  d'un  précipice  béant 
derrière  son  pyrgos.  Pétro-Bey  fit  raser  le  château  de  fond  en 
comble.  Tsouidas  put  se  soustraire  à  toutes  les  poursuites,  grâce  à 
sa  parfaite  connaissance  des  moindres  sentiers  du  Taygète.  Quel- 
ques années  plus  tard,  il  rentra  dans  le  Magne,  errant  et  deman- 
dant l'hospitalité  d'un  monastère  à  l'autre,  vivant  d'aumônes,  psal- 
modiant une  complainte  qu'il  avait  composée  sur  sa  propre  infortune, 
et  dont  nous  n'avons  pu  apprendre  que  le  refrain  : 

«  Les  vautours  se  sont  abattus  sur  le  nid  du  corbeau  ;  qu'est  devenu  le 
pyrgos  de  Vathya?  Les  nou's  MavromichaUs  l'ont  détruit.  » 

L'infortuné  vécut  fort  longtemps  encore,  et  revint  tristement 
mourir  sur  les  ruines  mêmes  de  son  ancienne  demeure.  Pétro-Bey, 
débarrassé  de  tous  ses  rivaux,  très  populaire  dans  tout  le  Magne» 
put  à  bon  droit  se  regarder  comme  le  fondateur  de  sa  dynastie,  et 
décora  son  fils  aîné  du  titre  de  beyzndé,  c'est-à-dire  fils  du  bey, 
héritier  présomptif;  mais  l'affranchissement  de  la  Grèce  allait  ren- 
verser cette  espérance.  Pétro-Bey  n'en  fut  pas  moins  le  premier  à 
lever  l'étendard  de  l'insurrection  (1821),  conjointement  avec  le  cé- 
lèbre Colocotronis.  A  ce  moment,  le  Magne  cesse  d'avoir  des  an- 
nales et  une  existence  particulières  ;  son  histoire  entre  à  partir  de 
cette  époque  dans  le  domaine  de  l'histoire  générale  de  la  Grèce. 
Pendant  tout  le  temps  de  la  lutte  nationale,  les  MavromichaUs  mon- 
trèrent un  courage  héroïque;  quarante-neuf  d'entre  eux,  fils,  frères, 
neveux  ou  cousins  de  Pétro-Bey,  tombèrent  glorieusement  les  armes 


LE    MAGNE    ET    LES    MAÏNOTES.  41 

à  la  main,  dans  cette  attitude  tragique  qui  fut  de  tout  temps,  par- 
ticulière aux  héros  grecs.  11  est  à  remarquer  en  elTet  que,  depuis 
Marathon  et  les  Thermopyles,  tout  Grec,  capitaine,  archonte  ou 
simple  klephte,  qu'une  balle  vient  frapper  derrière  quelque  ro- 
cher, meurt  d'une  façon  fière  et  superbe,  avec  un  mot  à  l'adresse 
de  la  postérité,  et  convaincu  que  le  monde  a  les  yeux  sur  lui  et  va 
retentir  du  bruit  de  son  trépas.  Le  beyzadé,  par  exemple,  le  plus 
beau  des  Grecs  au  dire  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu,  ayant  été  sur- 
pris dans  un  moulin  à  vent  à  Karystos  en  Eubée,  et  restant  seul 
survivant  de  sa  troupe  après  une  magnifique  défense,  monte  sur  le 
toit  de  cette  masure,  fait  signe  aux  assaillans  de  cesser  le  feu,  et  se 
passe  son  sabre  au  travers  du  corps  en  s'écriant  :  «  Chiens  de 
Turcs,  vous  n'aurez  pas  en  vie  le  fils  de  Pétro-Bey!  »  Un  autre  fils 
du  bey,  Kyriakoulis,  que  les  conteurs  populaires  ne  nomment  ja- 
mais sans  rappeler  ses  étonnantes  moustaches,  qu'il  se  nouait  der- 
rière la  tête,  Kyriakoulis  fréta  un  navire  et  conduisit  plusieurs  cen- 
taines de  Maïnotes  au  secours  de  Souli.  Après  la  fatale  bataille  de 
Péta,  il  fut  refoulé  jusque  sur  les  bords  du  golfe  d'Ambracie  à  Pha- 
nari,  près  de  Parga.  11  se  défendit  jilusieurs  jours,  retranché  dans 
les  maisons  du  village.  A  la  fin,  criblé  de  blessures  et  se  sentant 
mourir,  il  distribua  ses  armes  à  ses  compagnons,  et  confia  sa  cein- 
ture à  son  protopallikare  ou  écuyer,  en  lui  recommandant  de  la 
rapporter  dans  le  Magne  pour  la  suspendre  dans  la  demeure  de  ses 
pères.  Avant  de  rendre  le  dernier  soupir,  il  donna  l'ordre  à  ses  sol- 
dats de  lui  trancher  la  tête  pour  ne  pas  la  laisser  tomber  entre  les 
mains  des  Tin-cs;  mais  on  n'eut  pas  à  exaucer  ce  vœu,  digne  d'un 
Spartiate  :  les  Turcs  furent  détournés  de  Phanari  par  l'approche  de 
Marc  Botzaris;  trente  Maïnotes,  derniers  débris  de  cette  valeureuse 
troupe,  rapportèrent  à  Vitulo  la  dépouille  mortelle  de  leur  chef.  A 
la  suite  de  cent  autres  traits  de  ce  genre,  les  Mavromichaiis  acqui- 
rent, pendant  les  guerres  de  l'indépendance,  une  célébrité  que  ne 
leur  aurait  sans  doute  pas  value  l'exercice  du  pouvoir  dans  leur 
obscure  et  sauvage  principauté  du  Magne.  Pétro-Bey  fut  tour  à  tour 
généralissime,  président  du  congrès  d'Astros,  chef  du  pouvoir  exé- 
cutif. Son  nom  apparaît  au  premier  rang  sur  tous  les  champs  de 
bataille  et  dans  toutes  les  assemblées;  mais,  une  fois  la  Grèce  paci- 
fiée, les  rêves  ambitieux  que  les  Mavromichaiis  avaient  caressés 
dans  l'ombre  pendant  deux  siècles,  et  qu'ils  avaient  enfin  réalisés 
après  tant  d'années  de  patience  et  d'eiforts,  furent  détruits  par 
l'émancipation  même  de  la  patrie.  Le  Magne  devenait  une  simple 
province  du  nouvel  état,  et  Pétro-Bey  n'était  plus  le  roi  du  Magne 
que  dans  les  récits  héroïques  et  les  chants  populaires.  On  sait  quel 
rôle  jouèrent  les  Mavromichaiis  sous  la  présidence  du  comte  Capo- 


A2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

distrias,  qui  tomba  victime  des  rancunes  de  leur  ambition  irritée. 

Pendant  tout  le  reste  de  sa  vie,  Pétro-Bey  ne  cessa  de  se  regarder 
comme  un  souverain  dépossédé  et  d'attendre  une  occasion  de  ma- 
nifester hautement  ses  prétentions.  Il  fut  néanmoins  créé  sénateur, 
ainsi  que  son  fils  le  général  Anastase.  Son  dernier  fils,  le  colonel 
Démétrius,  figura  parmi  les  aides  de  camp  du  roi  Othon  jusqu'au 
jour  où  un  ministre  de  l'instruction  publique,  Korphiotakis,  origi- 
naire du  Magne,  fut  assassiné  dans  les  rues  d'Athènes.  Le  meur- 
trier, qui  parvint  à  s'échapper,  était  un  Dourakis,  famille  de  tout 
temps  inféodée  à  celle  des  Mavromichalis,  qui  avaient  toujours 
compté  les  Korphiotakis  parmi  leurs  adversaires.  Ce  meurtre  était-il 
un  nouvel  exemple  de  la  vendella  maïnote?  Rien  ne  l'a  prouvé; 
mais  la  cour  se  refroidit  tellement  à  l'égard  des  Mavromichalis  que 
ceux-ci  durent  se  démettre  de  leurs  charges.  L'influence  de  cette 
antique  et  puissante  maison,  dont  les  annales  offrent  un  sombre 
mélange  d'héroïsme  et  de  barbarie,  de  vertus  patriotiques  et  de 
crimes,  a  survécu  dans  le  Magne  à  tous  les  événemens,  et  c'est  en- 
core un  de  ses  membres  qui  représente  aujourd'hui  cette  province 
à  l'assemblée  nationale  d'Athènes. 

Trois  foyers,  nous  l'avons  dit,  ont  conservé,  pendant  la  longue  du- 
rée de  l'oppression  musulmane,  une  sorte  d'indépendance  parmi  les 
populations  grecques.  De  ces  trois  foyers,  il  n'en  reste  plus  qu'un, 
et  c'est  le  Magne.  Souli,  dont  le  nom  est  demeuré  en  Grèce  comme 
un  symbole  d'héroïsme,  Souli,  la  patrie  des  Tsavellas  et  de  Marc 
Botzaris,  est  retombé  sous  le  joug  ottoman  et  n'est  plus  qu'un  dé- 
sert habité  par  les  aigles;  Sfakia,  dont  les  montagnes  ont  été  l'asile 
de  la  liberté  dans  l'île  de  Crète,  est  aussi  rentré  dans  le  domaine 
des  Turcs,  et  sa  vaillante  population  a  presque  entièrement  dis- 
paru. Le  Magne,  qui  a  survécu,  se  trouve  incorporé  à  la  Grèce  libre; 
mais  il  semble  frappé  lui-même  d'une  sorte  de  fatalité  commune 
aux  trois  sanctuaires  de  l'indépendance  hellénique,  et  destiné  à 
rappeler,  au  sein  de  la  nation  affranchie,  le  triste  souvenir  delà 
servitude  contre  laquelle  il  a  si  énergiquement  combattu.  Ainsi 
qu'on  a  pu  le  voir,  le  Magne  n'a  rien  perdu  de  sa  farouche  et  bar- 
bare physionomie;  les  passions,  l'ignorance,  les  préjugés,  les  sau- 
vages coutumes  d'autrefois,  y  dominent  encore;  les  inimitiés  de 
famille  et  de  tribu,  les  guerres  intestines  continuent  à  désoler  le 
pays;  le  brigandage  y  recrute  ses  plus  audacieuses  bandes.  Le 
peuple,  regrettant  son  autonomie  séculaire,  ne  peut  se  résoudre  à 
la  perte  des  institutions  féodales  et  militaires  qui  ont,  il  est  vrai, 
puissamment  contribué  à  la  conservation  de  son  indépendance,  qui 
ont  fait  sans  doute  sa  gloire  et  sa  force  en  face  d'un  implacable  en- 
nemi, mais  qui  n'ont  plus  de  raison  d'être  depuis  qu'il  n'a  plus 


LE    MAGNE    ET   LES    MAÏNOTES.  fiS 

d'ennemis  à  combattre.  Le  Maïnote,  toujours  en  armes,  retranché 
dans  ses  inabordables  solitudes,  derrière  ses  pyrgos  fortifiés,  pré- 
férerait de  nouvelles  guerres  à  la  paix,  où  il  se  consume,  et  dont  la 
Grèce  civilisée  n'a  pas  encore  tenté  sérieusement  de  lui  faire  ap- 
précier les  bienfaits.  Peu  s'en  fallut  que  la  dernière  révolution  ne 
procurât  aux  Maïnotes  l'occasion  d'entrer  en  campagne.  Trois  cents 
hommes,  sous  les  ordres  du  colonel  Pétropoulakos,  se  dirigèrent 
vers  la  Messénie  pour  y  opérer  une  réaction  en  faveur  de  l'autorité 
royale;  mais  la  fuite  précipitée  du  roi  Othon  ne  leur  permit  pas  de 
pousser  plus  loin  l'aventure.  Si  le  Magne  faillit  être  la  Vendée  de 
la  Grèce,  il  fut  assurément  inspiré  plutôt  par  sa  passion  pour  la 
guerre  que  par  son  attachement  à  la  dynastie  déchue.  Il  est  temps 
que  la  Grèce  accorde  à  cette  province  l'intérêt  tout  spécial  dont  elle 
est  digne  par  les  glorieux  services  qu'elle  a  rendus  à  la  nationalité 
hellénique;  c'est  en  quelque  sorte  une  dette  anciennement  contrac- 
tée que  la  nation  doit  acquitter  sans  retard. 

Fonder  des  écoles,  favoriser  l'agriculture,  sillonner  le  pays  de 
routes  et  de  faciles  voies  de  communication ,  pour  l'arracher  à  son 
isolement  par  la  circulation  des  individus,  qui  entraînera  vite  celle 
des  idées;  le  doter  d'une  administration  et  d'une  magistrature  au- 
tant que  possible  indigènes,  en  recrutant  ce  personnel  parmi  les 
seigneurs  ou  capitaines  autour  desquels  le  peuple  se  groupe  en- 
core, et  qui,  partisans  aujourd'hui  de  l'anarchie,  favorable  à  leur  in- 
fluence, seraient,  une  fois  investis  de  la  confiance  du  gouvernement, 
les  défenseurs  les  plus  intéressés  et  les  plus  actifs  de  l'ordre  et  du 
progrès  :  voilà  les  moyens  par  lesquels  la  Grèce  doit  s'attacher  à 
civiliser  cette  province,  dont  elle  peut  tirer  de  nombreux  élémens 
de  prospérité.  Et  d'abord,  la  population  du  Magne,  douée  d'une  vi- 
gueur et  d'une  énergie  exceptionnelles,  est  appelée  à  devenir  une 
pépinière  de  soldats  et  de  marins  incomparables  le  jour  où  elle 
saura  comprendre  la  liberté  sous  d'autres  formes  que  celles  du  bri- 
gandage et  de  la  piraterie.  Les  écumeurs  de  mer  qui  sortent  des 
côtes  inabordables  du  Magne  fourniront  alors  à  la  Grèce  les  plus 
hardis  et  les  plus  habiles  navigateurs  de  sa  marine  marchande,  et 
formeront  le  noyau  d'une  redoutable  marine  militaire;  l'armée  re- 
crutera à  l'intérieur  des  hommes  sobres,  déterminés,  habitués  à 
toutes  les  privations  et  à  toutes  les  fatigues.  Ce  pays  d'ailleurs,  mal- 
gré son  âpre  physionomie,  est  loin  d'être  une  terre  misérable  et  in- 
fertile :  le  figuier,  l'olivier,  le  cotonnier  même,  abondent  dans  le 
Haut-Magne,  et  ne  réclament  qu'une  culture  plus  intelligente.  La 
production  de  la  soie  surtout  doit  intéresser  le  gouvernement.  Le 
sol  du  Magne,  où  les  céréales  ne  viennent  pas,  nourrit  en  revanche 
des  mûriers  d'une  fécondité  merveilleuse.  Tempéré  par  les  brises 


^4  REVOE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  soufflent  des  deux  golfes  de  Messénie  et  de  Laconie,  préservé 
des  brusques  variations  de  la  température  par  le  voisinage  du  Tay- 
gète,  qui  accumule  et  retient  les  orages  sur  ses  hauts  sommets,  le 
climat  y  est  éminemment  propice  à  l'éducation  des  vers  à  soie,  pra- 
tiquée d'ailleurs  à  toutes  les  époques  dans  le  pays,  mais  avec  des 
moyens  grossiers  et  primitifs,  et  par  la  seule  main  des  femmes. 
Cette  source  de  richesse,  d'autant  plus  certaine  et  précieuse  que  la 
consommation  de  la  soie  augmente  chaque  jour  davantage  sur  tous 
les  marchés  de  l'Europe,  se  développerait  vite  dans  le  Magne,  si  le 
gouvernement  grec  y  introduisait  les  procédés  et  les  instrumens 
perfectionnés  de  l'industrie  moderne.  Enfin  le  Kakovouni,  rebelle  à 
toute  espèce  de  culture,  forme  à  lui  seul  une  immense  carrière  de 
marbres  divers,  et  principalement  de  porphyre.  L'exploitation  de 
ces  carrières  conviendrait  plus  particulièrement  au  génie  farouche 
des  habitans  de  ce  district,  qui,  tout  déshérité  qu'il  est  de  la  nature, 
apporterait  ainsi  lui-même  son  contingent  à  la  richesse  nationale. 

On  voit,  par  l'exemple  du  Magne,  quel  est  le  caractère  des  trans- 
formations intérieures  auxquelles  la  Grèce  doit  consacrer  jusqu'à 
nouvel  ordre  son  activité.  Outre  ce  pays  trop  négligé,  d'autres  pro- 
vinces encore  réclament  la  prompte  intervention  d'une  sollicitude 
administrative  éclairée.  Au-delà  du  golfe  de  Lépante,  dans  l' Etoile 
et  l'Acarnanie,  des  populations  entières  sont  encore  à  l'état  demi- 
barbare  où  les  a  laissées  la  domination  musulmane.  Il  y  a  là  aussi 
toute  une  métamorphose  à  opérer,  toute  une  conquête  matérielle 
et  morale  à  poursuivre.  Une  pareille  œuvre  n'est  certes  pas  de 
celles  qui  s'accomplissent  en  un  jour,  entre  deux  révolutions,  par 
un  subit  accès  de  passagère  sagesse;  ta  Grèce  a  besoin  de  s'armer 
de  patience,  de  s'imposer  la  ténacité,  de  s'arracher  au  charme  dé- 
cevant et  aventureux  de  la  grande  idée,  pour  embrasser  le  système 
plus  pratique  des  améliorations  et  des  travaux  de  l'ordre  social  et 
pacifique.  C'est  à  ce  prix  seulement  qu'elle  obtiendra  les  sympa- 
thies et  le  secours  de  l'Europe,  qui  n'aurait  nul  intérêt  à  secon- 
der le  triomphe  définitif  de  la  nationalité  grecque  en  Orient,  si  ce 
triomphe  ne  devait  aboutir  qu'à  remplacer  la  barbarie  des  Turcs  par 
celle  d*es  klephtes.  Que  la  Grèce  se  hâte  donc  d'effacer  les  derniers 
vestiges  de  cette  barbarie;  elle  n'a  pas  de  meilleur  usage  à  faire 
de  son  indépendance  et  de  sa  nouvelle  constitution,  elle  n'a  pas  do 
plus  sûre  garantie  de  force  à  donner  à  l'Occident. 

E.  Yemeniz. 


CICERON 

DANS  LA  VIE  PUBLIQUE  ET  DANS  LA  VIE  PRIVÉE 


II. 

LA   VIE    PRIVÉE. 


Drumann,  Geschiehte  Roms  nach  GesclilecIUern,  t.  V.  et  VI.  —  Abeken.  Cicero  in  seinen 
Briefen.  —  Mommsen.  Rômisehe  GcschiclUef  t.  III.  —  Forsyth.  Life  of  Cicero. 


I. 

Ceux  qui  ont  lu  la  correspondance  de  Gicéron  avec  Atticus,  et  qui 
savent  quelle  place  les  questions  d'argent  tiennent  dans  ces  confi- 
dences intimes,  ne  seront  pas  surpris  que  je  commence  l'étude  de 
sa  vie  privée  en  cherchant  à  me  rendre  compte  de  l'état  de  sa  for- 
tune (1).  La  richesse  était  une  des  plus  grandes  préoccupations  des 
gens  d'alors,  comme  de  ceux  d'aujourd'hui,  et  c'est  par  là  peut- 
être  que  ces  deux  époques,  qu'on  a  pris  tant  de  fois  plaisir  à  com- 
parer, se  ressemblent  le  plus. 

Il  faudrait  avoir  conservé  les  registres  d'Éros,  l'intendant  de  Gi- 
céron, pour  pouvoir  dresser  d'une  manière  exacte  le  budget  de  son 
ménage.  Tout  ce  que  nous  savons  avec  certitude  à  ce  sujet,  c'est 
que  son  père  ne  lui  avait  laissé  qu'une  fortune  très  médiocre,  et 
qu'il  l'augmenta  beaucoup,  sans  pouvoir  dire  précisément  à  quelle 
somme  elle  s'élevait.  Ses  ennemis  avaient  coutume  de  l'exagérer, 
pour  faire  naître  quelques  soupçons  sur  la  façon  dont  il  l'avait  ac- 

(1)  Voyez  sur  la  vie  publique  de  Gicéron  la  Revue  du  15  janvier. 


46  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

quise,  et  il  est  probable  en  eiïet  que,  si  nous  en  savions  le  chiffre, 
il  nous  paraîtrait  considérable;  mais  il  faut  bien  se  garder  de  l'ap- 
précier avec  les  idées  de  notre  temps.  La  richesse  n'est  pas  quelque 
chose  d'absolu;  on  est  riche  ou  l'on  est  pauvre  suivant  le  milieu 
dans  lequel  on  vit,  et  il  est  possible  que  ce  qui  serait  de  l'opulence 
quelque  part  soit  à  peine  de  l'aisance  ailleurs.  Or  on  sait  qu'à  Rome 
la  fortune  était  loin  d'être  aussi  également  répartie  que  chez  nous. 
Quarante  ans  avant  le  consulat  de  Gicéron ,  le  tribun  Philippe  di- 
sait que,  dans  cette  immense  ville,  il  n'y  avait  pas  deux  mille  per- 
sonnes qui  eussent  un  patrimoine  (1)  ;  mais  aussi  celles-là  possé- 
daient toute  la  fortune  publique.  Grassus  prétendait  que,  pour  se 
dire  riche,  il  fallait  qu'on  pût  nourrir  une  armée  de  ses  revenus,  et 
nous  savons  qu'il  était  en  état  de  le  faire  sans  se  gêner.  Milon  trou- 
vait moyen  de  s'endetter  en  quelques  années  de  plus  de  70  millions 
de  sesterces  (14  millions  de  francs).  César,  encore  simple  particu- 
lier, dépensait  d'un  seul  coup  120  millions  de  sesterces  {2!i  millions 
de  francs)  pour  faire  cadeau  d'un  nouveau  forum  au  peuple  romain. 
Ces  profusions  insensées  supposent  des  fortunes  énormes.  A  côté 
d'elles,  on  comprend  que  celle  de  Gicéron,  qui  suffisait  à  peine  à 
l'achat  d'une  maison  sur  le  Palatin,  et  qu'épuisaient  presque  les 
erabellissemens  de  sa  villa  de  Tusculum ,  quelque  considérable 
qu'elle  nous  semble  aujourd'hui,  devait  alors  paraître  assez  ordi- 
naire. 

De  quelle  façon  Favait-il  gagnée?  11  n'est  pas  sans  intérêt  de  le 
savoir  pour  répondre  aux  méchans  bruits  que  ses  ennemis  faisaient 
courir.  Il  dit  quelque  part  que  les  moyens  par  lesquels  on  faisait 
ordinairement  fortune  à  Piome  étaient  le  commerce,  les  entreprises 
de  travaux  publics  et  la  ferme  des  impôts;  mais  ces  moyens,  fort 
commodes  pour  les  gens  pressés  de  s'enrichir,  ne  pouvaient  être 
pratiqués  que  de  ceux  qui  n'avaient  pas  d'ambition  politique  :  ils 
éloignaient  des  honneurs  publics,  et  par  conséquent  ils  ne  conve- 
naient pas  à  un  homme  qui  aspirait  à  gouverner  son  pays.  On  ne 
voit  pas  non  plus  qu'il  ait  fait  comme  Pompée,  qui  engageait  ses 
fonds  dans  une  société'  de  banque  importante,  et  qui  prenait  part  à 
ses  bénéfices;  au  moins  ne  reste-t-il  aucune  trace,  dans  ses  lettres, 
d'entreprises  de  cette  nature.  Il  ne  pouvait  pas  songer  davantage  à 
tirer  parti  pour  sa  fortune  des  beaux  ouvrages  qu'il  composait.  Ce 
n'était  pas  l'habitude  alors  que  l'auteur  les  vendît  à  un  libraire,  ou 
plutôt  l'industrie  des  libraires,  comme  nous  l'entendons  aujour- 


(1)  Les  choses  n'étaient  pas  changiîos  au  temps  où  Gicéron  fut  consul.  Nous  voyons 
que  son  frère,  dans  la  lettre  qu'il  lui  adresse  alors,  dit  qu'il  y  a  dans  Rome  peu  de 
chevaliers,  pauci  eqniles,  c'est-à-dire  peu  de  gens  possédant  plus  de  80,000  francs. 


CICÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE,  47 

d'hui,  existait  à  peine.  Ordinairement  ceux  qui  voulaient  lire  ou 
posséder  un  livre  l'empruntaient  à  l'auteur  ou  à  ses  amis,  et  le  fai- 
saient copier  par  leurs  esclaves.  Quand  ils  avaient  plus  de  copistes 
qu'il  ne  leur  en  fallait  pour  leur  usage,  ils  les  faisaient  travailler 
pour  le  public  et  vendaient  les  exemplaires  dont  ils  n'avaient  pas 
besoin;  mais  l'auteur  n'avait  rien  à  voir  aux  profits  qu'ils  en  tiraient. 
Enfin  ce  n'étaient  pas  les  fonctions  publiques  qui  pouvaient  l'enri- 
ctiir;  on  sait  qu'elles  étaient  moins  un  moyen  de  fortune  qu'une  oc- 
casion de  dépenses  et  de  ruine,  soit  par  le  prix  dont  il  fallait  quel- 
quefois les  payer,  soit  par  les  jeux  et  les  fêtes  qu'on  exigeait  de 
ceux  qui  les  avaient  obtenues.  Seule,  l'administration  des  provinces 
donnait  d'immenses  bénéfices.  C'est  sur  ces  bénéfices  que  les  grands 
ambitieux  comptaient  d'ordinaire  pour  réparer  les  dommages  que  le 
luxe  de  leur  vie  privée  et  les  profusions  de  leur  vie  publique  avaient 
faits  à  leur  fortune.  Or  Cicéron  s'en  priva  lui-même  en  cédant  à 
son  collègue  Antoine  la  province  que,  selon  l'usage,  il  devait  gou- 
verner après  son  consulat.  A  la  vérité,  on  soupçonne  qu'il  fit  alors 
avec  lui  quelque  marché  d'après  lequel  il  se  réservait  une  part  des 
beaux  profits  qu'il  lui  abandonnait;  cependant,  si  ce  marché  exista, 
ce  qui  est  douteux,  il  est  certain,,  qu'il  ne  fut  pas  tenu.  Antoine  pilla 
sa  province,  mais  il  la  pilla  pour  lui  seul,  et  Cicéron  n'en  tira  jamais 
rien.  Douze  ans  plus  tard,  sans  l'avoir  souhaité,  il  fut  nommé  pro- 
consul de  Cilicie.  Nous  savons  qu'il  n'y  resta  qu'un  an,  et  que,  sans 
commettre  aucun  acte  illégal  et  en  faisant  le  bonheur  de  ses  admi- 
nistrés, il  trouva  moyen  d'en  rapporter  2  millions  200,000  sesterces 
(/liiiO,000  francs),  ce  qui  nous  donne  une  idée  de  ce  qu'on  pouvait 
gagner  dans  les  provinces  quand  on  ne  se  faisait  pas  scrupule  de 
les  piller.  Du  reste,  cet  argent  ne  profita  pas  à  Cicéron:  il  en  prêta 
une  partie  à  Pompée,  qui  ne  la  lui  rendit  pas,  et  il  est  probable  que 
la  guerre  civile  lui  fit  perdre  le  reste,  puisqu'il  se  trouvait  tout 
à  fait  sans  ressources  quand  elle  fut  terminée. 

C'est  donc  ailleurs  qu'il  faut  chercher  l'origine  de  sa  fortune.  S'il 
avait  vécu  de  nos  jours,  nous  ne  serions  pas  en  peine  pour  savoir 
d'où  elle  lui  est  venue.  Elle  serait  suffisamment  expliquée  par  son 
beau  talent  d'avocat.  Avec  une  éloquence  comme  la  sienne,  il  ne 
manquerait  pas  aujourd'hui  de  s'enrichir  vite  au  barreau;  mais  il  y 
avait  alors  une  loi  qui  interdisait  aux  orateurs  d'accepter  aucun 
salaire,  aucun  présent  de  ceux  pour  lesquels  ils  avaient  plaidé  {lex 
Cincia,  de  donis  et  mimeribiis).  Quoiqu'elle  fût  l'œuvre  d'un  tri- 
bun, qui  l'avait  faite,  dit  Tite  Live,  dans  l'intérêt  du  peuple,  c'était 
au  fond  une  loi  aristocratique.  En  ne  permettant  pas  à  l'avocat  de 
tirer  un  profit  légitime  de  son  talent,  elle  écartait  du  barreau  ceux 
qui  n'avaient  rien,  et  réservait  l'exercice  de  cette  profession  aux 


A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riches  comme  un  privilège,  ou  plutôt  elle  empêchait  que  ce  ne  fût 
véritablement  une  profession.  Je  crois  seulement  que  cette  loi  fut 
toujours  très  imparfaitement  observée.  Gomme  elle  n'avait  pas  pu 
tout  prévoir,  il  ne  lui  était  guère  possible  d'empêcher  la  reconnais- 
sance des  cliens  de  trouver  quelque  forme  ingénieuse  qui  échappât 
à  sa  sévérité.  S'ils  étaient  bien  déterminés  à  payer  de  quelque  ma- 
nière les  services  qu'on  leur  avait  rendus,  il  me  semble  difiicile  que 
la  loi  pût  toujours  les  en  empêcher.  Au  temps  de  Cicéron,  on  ne  se 
faisait  pas  faute  de  la  violer  ouvertement.  Verres  disait  à  ses  amis 
qu'il  avait  fait  trois  parts  de  l'argent  qu'il  rapportait  de  Sicile;  la 
plus  considérable  était  pour  corrompre  ses  juges,  l'autre  pour  payer 
ses  avocats,  et  il  se  contentait  de  la  troisième.  Cicéron,  qui  à  cette 
occasion  se  moquait  de  l'avocat  de  Verres,  Hortensius,  et  du  sphynx 
qu'il  avait  reçu  en  à-compte,  se  gardait  bien  de  l'imiter.  Son  frère 
affirme  qu'au  moment  où  il  briguait  le  consulat,  il  n'avait  jamais 
rien  exigé  de  personne.  Cependant,  quelques  scrupules  qu'on  lui 
suppose,  il  est  bien  difficile  d'admettre  qu'il  n'ait  jamais  profité  de 
la  bonne  volonté  de  ses  cliens.  Sans  doute  il  refusa  les  présens  que 
les  Siciliens  voulaient  lui  faire  quand  il  les  eut  vengés  de  Verres  : 
peut-être  n'eût-il  pas  été  prudent- de  les  accepter  après  une  cause 
si  éclatante,  qui  avait  attiré  sur  lui  tous  les  regards,  et  lui  avait 
fait  de  puissans  ennemis;  mais  quelques  années  après  je  vois  qu'il  se 
laisse  tenter  par  le  cadeau  que  lui  fait  son  ami  Papirius  Pœtus,  pour 
lequel  il  vient  de  plaider.  C'étaient  de  beaux  livres  grecs  et  latins,  et 
Cicéron  n'aimait  rien  tant  que  ces  livres.  Je  vois  aussi  que,  lorsqu'il 
avait  besoin  d'argent,  ce  qui  lui  arrivait  bien  quelquefois,  il  s'adres- 
sait de  préférence  aux  gens  riches  qu'il  avait  défendus.  C'étaient  pour 
lui  des  créanciers  moins  rigoureux  et  plus  patiens  que  les  autres,  et 
il  était  naturel  qu'il  profitât  de  leur  crédit  après  les  avoir  aidés  de  sa 
parole.  11  nous  dit  lui-même  qu'il  acheta  la  maison  de  Crassus  avec 
l'argent  de  ses  amis.  Parmi  eux,  P.  Sylla,  pour  lequel  il  venait  de 
plaider,  lui  prêta  à  lui  seul  2  millions  de  sesterces  (400,000  francs). 
Attaqué  pour  ce  fait  dans  le  sénat,  il  s'en  tira  avec  une  plaisanterie, 
ce  qui  prouve  que  la  loi  Cincia  n'était  plus  très  respectée,  et  que 
ceux  qui  la  violaient  n'avaient  pas  grand'peur  d'être  poursuivis.  11 
est  donc  bien  possible  que  ces  grands  seigneurs  dont  il  avait  sauvé 
l'honneur  ou  la  fortune,  que  ces  villes  ou  ces  pi-ovinces  qu'il  avait 
protégées  contre  des  gouverneurs  avides,  que  ces  princes  étrangers 
dont  il  défendait  les  intérêts  dans  le  sénat,  surtout  que  ces  riches 
compagnies  de  publicains  par  lesquelles  passait  tout  l'argent  que 
l'univers  envoyait  à  Rome,  et  qu'il  servait  avec  tant  de  dévouement 
de  son  crédit  ou  de  sa  parole,  aient  souvent  cherché  et  quelque- 
fois trouvé  l'occasion  de  lui  témoigner  leur  reconnaissance.  Cette 


CICÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  [[9 

générosité  nous  paraît  aujourd'hui  si  naturelle  que  nous  aurions 
quelque  peine  à  défendre  Cicéron  de  ne  l'avoir  pas  toujours  repous- 
sée; mais  soyons  sûrs  que,  s'il  a  cru  quelquefois  pouvoir  l'accepter, 
il  l'a  toujours  fait  avec  plus  de  modération  et  de  retenue  que  la  plu- 
part de  ses  contempoi^ains. 

Kous  connaissons  une  des  formes  les  plus  ordinaires  et,  à  ce  qu'il 
semble,  les  plus  légales  par  lesquelles  cette  générosité  s'exprimait. 
Il  était  d'usage  à  Rome  qu'on  payât  après  sa  mort  et  par  son  testament 
toutes  les  dettes  de  reconnaissance  et  d'affection  qu'on  avait  con- 
tractées pendant  sa  vie.  C'était  un  moyen  qui  s'offrait  au  client  de 
se  libérer  Quvers  l'avocat  qui  l'avait  défendu,  et  il  ne  paraît  pas  que 
la  loi  Cincia  y  mît  aucun  obstacle.  Nous  n'avons  rien  de  semblable 
chez  nous.  A  cette  époque,  un  père  de  famille  qui  avait  des  héri- 
tiers naturels  pouvait  distraire  la  somme  qu'il  voulait  de  sa  fortune 
et  donner  à  ses  parens,  à  ses  amis,  à  tous  ceux  qui  lui  avaient  été 
utiles  ou  agréables,  une  bonne  part  de  son  héritage.  Cet  usage  était 
devenu  un  abus.  La  mode  et  la  vanité  s'en  étaient  mêlées.  On  vou- 
lait paraître  avoir  beaucoup  d'amis  en  inscrivant  beaucoup  de  monde 
sur  son  testament,  et  naturellement  on  inscrivait  de  préférence  les 
plus  illustres.  Quelquefois  on  y  réunissait  des  gens  qui  ne  se  rencon- 
traient guère  ensemble  que  là,  et  qui  devaient  être  surpris  de  s'y 
trouver.  Cluvius,  un  riche  banquier  de  Pouzzolles,  laissa  son  bien 
à  Cicéron  et  à  César  après  Pharsale.  L'architecte  Cyrus  plaça  en 
même  temps  parmi  ses  héritiers  Clodius  et  Cicéron,  c'est-à-dire  les 
deux  personnes  qui  se  détestaient  le  plus  cordialement  à  Rome.  Cet 
architecte  regardait  sans  doute  comme  une  gloire  d'avoir  des  amis 
dans  tous  les  camps.  11  arrivait  même  qu'on  écrivait  sur  son  testa- 
ment des  personnes  qu'on  n'avait  jamais  vues.  Lucullus  augmenta 
son  immense  fortune  par  les  legs  que  lui  firent  des  inconnus  pen- 
dant qu'il  gouvernait  l'Asie.  Atticus  recueillit  un  bon  nombre  d'hé- 
ritages de  gens  dont  il  n'avait  jamais  entendu  parler,  et  qui  ne 
connaissaient  de  lui  f[ue  sa  réputation.  A  plus  forte  raison  un  grand 
orateur  comme  Cicéron,  qui  avait  tant  d'obligés,  et  dont  tous  les 
Romains  étaient  fiers,  devait-il  être  souvent  l'objet  de  ces  libéra- 
lités posthumes.  On  voit  dans  ses  lettres  qu'il  fut  l'héritier  de  beau- 
coup de  personnes  qui  ne  semblent  pas  tenir  une  grande  place  dans 
sa  vie.  En  général  les  sommes  qu'on  lui  lègue  ne  sont  pas  très  im- 
portantes. Une  des  plus  fortes  est  celle  dont  il  hérita  de  son  an- 
cien maître,  le  stoïcien  Diodote,  qu'il  avait  gardé  chez  lui  jusqu'à  sa 
mort.   Pour  reconnaître  cette  longue  affection,  Diodote  lui  laissa 
toutes  ses  économies  de  philosophe  et  de  professeur.  Elles  s'élevaient 
à  100,000  sesterces  (20,000  francs).  La  réunion  de  tous  ces  petits 
legs  ne  laissa  pas  de  former  une  somme  importante.  Cicéron  lui- 

TOME   LVI.   —    1865.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  l'évalue  à  plus  de  20  millions  de  sesterces  (4  millions  de 
francs).  Il  ne  me  semble  donc  pas  douteux  que  ces  héritages,  avec 
les  présens  qu'il  a  pu  recevoir  de  la  reconnaissance  de  ses  cliens, 
n'aient  été  les  sources  principales  de  sa  fortune. 

Cette  fortune  se  composait  de  biens  de  diverses  sortes.  Il  pos- 
sédait d'abord  des  maisons  à  Rome.  Outre  celle  qu'il  habitait  sur 
le  Palatin,  et  celle  qu'il  tenait  de  son  père  aux  Carènes,  il  en 
avait  d'autres  dans  l'Ârgilète  et  sur  l'Aventin  qui  lui  rapportaient 
80,000  sesterces  (16,000  fr.  )  de  revenu.  Il  possédait  de  nom- 
breuses villas  dans  l'Italie.  Nous  lui  en  connaissons  huit  très  im- 
portantes (1),  sans  compter  ces  petites  maisons  [diversoria.)  que 
les  grands  seigneurs  achetaient  sur  les  principales  routes  pour 
avoir  où  se  reposer  quand  ils  allaient  d'un  domaine  à  l'autre.  Il 
avait  aussi  des  sommes  d'argent  dont  on  voit  dans  sa  correspon- 
dance qu'il  disposait  de  diverses  manières.  Nous  ne  pouvons  guère 
évaluer  avec  exactitude  cette  partie  de  sa  fortune;  mais  d'après  les 
habitudes  des  riches  Romai«ns  de  ce  temps  on  peut  affirmer  qu'elle 
n'était  pas  moins  considérable  que  ses  maisons  ou  ses  terres.  Un 
jour  qu'il  presse  Atticus  de  lui  acheter  des  jardins  dont  il  a  envie, 
il  lui  dit  d'un  air  de  négligence  qu'il  peut  bien  avoir  (300,000  ses- 
terces (r20,000  fr.)  chez  lui.  Nous  touchons  là  peut-être  à  une  des 
plus  curieuses  différences  qui  séparent  cet  état  social  du  nôtre.  II 
n'y  a  guère  aujourd'hui  que  les  banquiers  de  profession  chez  qui 
aient  lieu  des  maniemens  de  fonds  aussi  considérables.  Notre  aris- 
tocratie a  toujours  affecté  de  dédaigner  les  questions  de  finance. 
Celle  de  Rome  au  contraire  les  connaissait  bien,  et  s'en  préoccu- 
pait beaucoup.  Ces  grandes  fortunes  étaient  mises  au  service  de 
l'ambition  politique.  On  n'hésitait  pas  h  en  hasarder  une  partie 
pour  se  faire  des  créatures.  La  bourse  d'un  candidat  aux  honneurs 
publics  était  ouverte  à  tous  ceux  qui  pouvaient  le  servir.  Il  donnait 
aux  moins  riclies,  il  prêtait  aux  autres,  et  cherchait  à  nouer  avec 
eux  des  liens  d'intérêt  qui  les  asservissaient  à  sa  cause.  Le  succès 
appartenait  d'ordinaire  à  ceux  qui  avaient  su  obliger  le  plus  de 
monde.  Cicéron,  quoique  moins  riche  que  la  plupart  d'entre  eux, 
les  imitait.  Dans  les  lettres  qu'il  écrit  à  Atticus,  il  est  presque  par- 
tout question  de  billets  et  d'échéances,  et  l'on  y  voit  que  son  ar- 
gent circule  de  tous  les  côtés.  Il  est  en  relations  suivies  d'affaires, 
et,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  en  compte  courant  avec  les  plus 
grands  personnages.  Tantôt  il  prête,  et  tantôt  il  emprunte  à  César. 

(1)  Sa  villa  de  Tusculum  notamment  lui  avait  coûté  très  cher.  Ce  qui  prouve  qu'elle 
devait  avoir  une  très  grande  valeur,  c'est  qu'à  son  retour  de  l'exil  le  sénat  lui  alloua 
500,000  sesterces  (100,000  francs)  pour  réparer  les  dommages  qu'elle  avait  soufferts 
pendant  son  absence,  et  qu'il  trouva  qu'on  était  loin  de  lui  avoir  donné  assez. 


CICÉRON,    SA    VIE    PUIÎLIQUE    ET    PRIVEE.  Ôi 

On  trouve,  parmi  ses  nombreux  débiteurs,  des  gens  de  toute  con- 
dition et  de  toute  fortune,  depuis  Pompée  jusqu'à  Hermogène,  qui 
a  bien  l'air  d'être  un  simple  aflranchi.  Malheureusement,  tout 
compte  fait,  ses  créanciers  sont  bien  plus  nombreux  encore;  maigre 
l'exemple  et  les  conseils  d'Atticus,  il  s'entendait  mal  à  gouverner 
sa  fortune.  11  avait  sans  cesse  des  caprices  coûteux.  Il  lui  fallait  à 
tout  prix  des  statues  et  des  tableaux  pour  orner  ses  galeries  et  leur 
donner  l'air  des  gymnases  de  la  Grèce.  Il  se  ruinait  dans  ses  mai- 
sons de  campagne  pour  les  embellir.  Généreux  à  contre-temps,  on 
le  voit  prêter  aux  autres  au  moment  où  il  est  contraint  d'emprunter 
pour  lui-même.  C'est  toujours  lorsqu'il  est  le  plus  endetté  qu'il  a 
le  plus  envie  d'acheter  quelque  villa  nouvelle.  Il  n'hésite  pas  alors 
à  s'adresser  à  tous  les  banquiers  de  Rome;  il  va  trouver  Gonsidius, 
Axius,  Vectenus,  Vestorius;  il  essaierait  même  d'attendrh'  Gœcilius, 
l'oncle  de  son  ami  Atticus,  s'il  ne  savait  que  ses  plus  proches  pa- 
rens  n'en  peuvent  rien  tirer  à  moins  de  lui  donner  1  pour  100  par 
mois  d'intérêt.  Du  reste  il  supporte  gaîment  sa  détresse.  Le  sage 
Atticus  a  beau  lui  dire  qu'il  est  honteux  d'avoir  des  dettes;  comme 
il  partage  cette  honte  avec  bien  des  gens,  elle  lui  semble  légère,  et 
il  est  le  premier  à  en  plaisanter.  «  Sachez,  dit-il  à  un  de  ses  amis, 
que  je  suis  tellement  endetté  que  j'entrerais  volontiers  dans  quel- 
que conjuration,  si  l'on  voulait  m'y  recevoir;  mais,  depuis  que  j'ai 
puni  celle  de  Catilina,  je  n'inspire  plus  de  confiance  aux  autres.  » 
Et  quand  arrive  le  1'"'  du  mois,  jour  des  échéances,  il  se  contente 
de  s'enfermer  à  Tusculum  et  laisse  Ëros  ou  Tiron  disputer  avec  les 
créanciers. 

Ces  embarras  et  ces  misères,  dont  sa  correspondance  est  pleine, 
nous  font  songer  presque  malgré  nous  à  certains  passages  de  ses 
œuvres  philosophiques  qui  paraissent  assez  surprenans,  lorsqu'on 
les  compare  à  la  façon  dont  il  vivait,  et  qu'on  pourrait  facilement 
tourner  contre  lui.  Est-ce  bien  cet  insouciant  et  ce  prodigue,  tou- 
jours prêt  à  dépenser  sans  compter,  qui  s'écriait  un  jour  avec  un 
accent  de  conviction  dont  nous  sommes  émus  :  «  Dieux  immortels, 
quand  donc  les  hommes  comprendront-ils  quels  trésors  on  trouve 
dans  l'économie!  »  Gomment  cet  ardent  amateur  d'objets  d'art,  cet 
ami  passionné  de  la  magnificence  et  du  luxe ,  a-t-il  osé  traiter  de 
fous  les  gens  qui  aiment  trop  les  statues  et  les  tableaux ,  ou  qui  se 
construisent  des  maisons  magnifiques?  Le  voilà  condamné  par  lui- 
même,  et  je  n'ai  pas  envie  de  l'absoudre  tout  à  fait;  mais,  au  mo- 
ment de  porter  sur  lui  un  jugement  sévère,  rappelons-nous  en  quel 
temps  il  vivait,  et  songeons  à  ses  contemporains.  Je  ne  veux  pas  le 
comparer  aux  plus  méchans,  son  triomphe  serait  trop  facile;  mais 
entre  ceux  qu'on  regarde  comme  les  plus  honnêtes  il  tient  encore 


52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  des  meilleures  places.  Il  ne  doit  pas  sa  fortune  à  l'usure,  comme 
Brutus  et  ses  amis;  il  ne  l'a  point  augmentée  par  cette  avarice  sor- 
dide qu'on  reprochait  à  Caton  ;  il  n'a  pas  pillé  les  provinces,  comme 
Appius  ou  Cassius;  il  n'a  pas  consenti,  comme  Hortensius,  à  prendre 
sa  part  de  ces  pillages.  11  faut  donc  bien  reconnaître  que,  malgré  les 
reproches  qu'on  peut  lui  faire,  il  était  dans  ces  questions  d'argent 
plus  délicat  et  plus  désintéressé  que  les  autres.  En  somme,  ses  dés- 
ordres n'ont  fait  de  tort  qu'à  lui-même  (1),  et  s'il  avait  trop  le  goût 
des  prodigalités  ruineuses,  au  moins  n'a-t-il  pas  eu  recours,  pour  y 
suffire,  à  des  profits  scandaleux.  Ces  scrupules  l'honorent  d'autant 
plus  qu'ils  étaient  alors  plus  rares,  et  que  peu  de  gens  ont  traversé 
sans  quelque  souillure  la  société  cupide  et  corrompue  parmi  la- 
quelle il  vivait. 

II. 

11  ne  mérite  pas  moins  d'éloges  pour  avoir  été  honnête  et  rangé 
dans  sa  vie  de  famille.  C'étaient  encore  là  des  vertus  dont  ses  con- 
temporains ne  lui  donnaient  pas  l'exemple. 

11  est  probable  que  sa  jeunesse  fut  sévère.  Il  voulait  résolument 
devenir  un  grand  orateur,  et  on  n'y  arrivait  pas  sans  peine.  Nous 
savons  par  lui  combien  était  dur  alors  l'apprentissage  de  l'éloquence. 
«  Pour  y  réussir,  nous  dit-il,  il  faut  renoncer  à  tous  les  plaisirs,  fuir 
tous  les  amusemens,  dire  adieu  aux  distractions,  aux  jeux,  aux  fes- 
tins, et  presque  au  commerce  de  ses  amis.  »  C'est  de  ce  prix  qu'il 
paya  ses  succès.  L'ambition  dont  il  était  dévoré  le  préserva  des  au- 
tres passions,  et  lui  suffît.  L'étude  occupa  et  remplit  sa  jeunesse. 
Une  fois  ces  premières  années  passées,  le  péril  était  moindre;  l'ha- 
bitude du  travail  qu'il  avait  prise  et  les  grandes  afiaires  dont  il  fut 
chargé  pouvaient  suffire  à  le  préserver  de  tout  entraînement  dan- 
gereux. Les  écrivains  qui  ne  l'aiment  pas  ont  vainement  essayé  de 
trouver  dans  sa  vie  la  trace  de  quelqu'un  de  ces  désordres  qui  étaint 
si  communs  autour  de  lui.  Les  plus  mal  intentionnés,  comme  Dion, 
le  plaisantent  au  sujet  d'une  femme  d'esprit,  nommée  Cœrellia, 
qu'il  appelle  quelque  part  son  intime  amie.  Elle  l'était  en  eflet,  et 
il  paraît  bien  qu'elle  ne  manquait  pas  d'influence  sur  lui.  On  avait 
conservé  et  publié  sa  correspondance  avec  elle.  Cette  correspon- 

(1)  Il  n'est  pas  probable  que  Gicéron  ait  fait  tort  à  ses  créanciers  comme  Milon,  qui 
ne  leur  donna  que  4  pour  100.  Au  moment  de  quitter  Rome,  après  la  mort  de  César, 
Cicéron  écrivait  à  Atticus  que  l'argent  qu'on  lui  devait  suffirait  à  payer  les  dettes  qu'il 
avait  faites;  mais  comme  en  ce  moment  l'argent  était  rare  et  comme  les  débiteurs  se 
faisaient  prier,  il  lui  donnait  l'ordre  de  vendre  ses  biens,  s'il  en  était  besoin,  et  il  ajou- 
tait :  «  Ne  consultez  là-dessus  que  ma  réputation.  » 


CICERON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  53 

dance  était,  à  ce  qu'on  dit,  d'un  ton  assez  libre,  et  semblait  d'abord 
donner  raison  aux  malins;  mais  il  faut  remarquer  que  Cœrellia  était 
beaucoup  plus  âgée  que  lui,  que,  loin  d'être  une  cause  de  trouble 
dans  son  ménage ,  on  ne  la  voit  y  intervenir  que  pour  le  raccom- 
moder avec  sa  femme,  enfin  que  leur  liaison  semble  avoir  pris  nais- 
sance dans  une  affection  commune  pour  la  philosophie  :  c'est  une 
origine  calme  et  qui  ne  fait  pas  prévoir  des  suites  bien  fâcheuses. 
Gœrellia  était  une  personne  instruite,  dont  la  conversation  devait 
plaire  beaucoup  à  Cicéron.  Son  âge,  son  éducation,  qui  n'était  pas 
celle  des  femmes  ordinaires,  le  mettaient  à  l'aise  avec  elle,  et, 
comme  il  avait  naturellement  la  répartie  vive,  qu'une  fois  excité 
par  la  verve  de  l'entretien  il  ne  savait  pas  toujours  gouverner  et 
retenir  son  esprit,  et  que  d'ailleurs,  par  patriotisme  comme  par 
goût,  il  ne  mettait  rien  au-dessus  de  cette  gaîté  libre  et  hardie 
dont  Plante  lui  semblait  le  modèle,  il  a  pu  se  faire  qu'il  lui  ait  écrit 
sans  se  gêner  de  ces  plaisanteries  «  plus  salées  que  celles  des  Àtti- 
ques  et  vraiment  romaines.  »  Plus  tard,  quand  cette  urbanité  rus- 
tique et  républicaine  ne  fut  plus  à  la  mode,  quand,  sous  l'influence 
d'une  cour  qui  se  formait,  la  politesse  se  raffina  et  les  manières  de- 
vinrent plus  cérémonieuses,  la  liberté  de  ces  propos  choqua  sans 
doute  quelques  délicats  et  put  donner  lieu  à  de  méchans  bruits. 
Quant  à  nous,  de  toutes  les  parties  aujourd'hui  perdues  de  la  cor- 
respondance de  Gi'céron,  les  lettres  qu'il  avait  éci'ites  à  Gœrellia 
sont  peut-être  celles  que  nous  regrettons  le  plus.  Elles  nous  au- 
raient mieux  fait  connaître  que  tout  le  reste  lés  relations  de  la  so- 
ciété et  la  vie  du  monde  à  ce  moment. 

On  pense  qu'il  avait  près  de  trente  ans  quand  il  se  maria.  G'était 
vers  la  fin  de  la  domination  de  Sylla,  à  l'époque  de  ses  premiers 
succès  oratoires.  Sa  femme  Térentia  appartenait  à  une  famille 
distinguée  et  riche.  Elle  lui  apportait  en  dot,  selon  Plutarque, 
120,000  drachmes  (111,000  francs),  et  nous  voyons  que  de  plus 
elle  possédait  des  maisons  à  Rome  et  une  forêt  près  de  Tusculum. 
G'était  un  mariage  avantageux  pour  un  jeune  homme  qui  débutait 
dans  la  vie  politique  avec  plus  de  talent  que  de  fortune,  La  corres- 
pondance de  Gicéron  ne  donne  pas  une  très  bonne  idée  de  Térentia. 
Nous  nous  la  figurons  comme  une  femme  de  ménage  économe  et 
rangée,  mais  aigre  et  désagréable.  La  vie  était  difficile  avec  elle. 
Elle  s'entendait  peu  avec  son  beau-frère  Quintus  et  encore  moins 
avec  Pomponia,  sa  belle -sœur,  qui,  du  reste,  ne  s'entendait  avec 
personne.  Elle  avait  sur  son  mari  cette  influence  que  prend  toujours 
une  femme  volontaire  et  obstinée  sur  un  esprit  irrésolu  et  indiffé- 
rent. Gicéron  la  laissa  longtemps  maîtresse  absolue  dans  son  mé- 
nage; il  était  bien  aise  de  se  décharger  sur  quelqu'un  de  ces  occu- 


5/t  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pations  qui  ne  lui  convenaient  pas.  Elle  ne  fut  pas  sans  avoir  quelque 
action  sur  sa  vie  politique.  Elle  lui  conseilla  des  mesures  énergiques 
à  l'époque  du  grand  consulat,  et  plus  tard  elle  le  brouilla  avec  Glo- 
dius  en  haine  de  Glodia,  qu'elle  soupçonnait  de  vouloir  lui  plaire. 
Gomme  tous  les  profits  lui  étaient  bons,  elle  parvint  à  l'engager 
dans  quelques  affaires  de  finance  qu'Atticus  lui-même,  qui  n'était 
pourtant  pas  scrupuleux,  ne  trouvait  pas  très  honnêtes;  mais  là  s'ar- 
rêtait son  pouvoir.  Il  semble  qu'elle  demeura  étrangère  et  peut-être 
indifierente  à  la  gloire  littéraire  de  son  mari.  Dans  aucun  des  beaux 
ouvrages  de  Gicéron,  où  le  nom  de  sa  fille,  de  son  frère  et  de  son 
fils  reviennent  si  fréquemment,  il  n'est  question  de  sa  femme.  Té- 
rentia  n'eut  point  d'inlluence  sur  son  esprit.  Il  ne  lui  confia  jamais  sa 
pensée  intime  sur  les  choses  les  plus  sérieuses  de  la  vie;  il  ne  l'as- 
socia point  à  ses  convictions  et  à  ses  croyances.  Nous  en  avons  dans 
sa  correspondance  une  preuve  curieuse.  Térentia  était  dévote,  et 
dévote  à  l'excès.  Elle  consultait  les  devins,  elle  croyait  aux  pro- 
diges. Gicéron  ne  se  donna  pas  la  peine  de  la  guérir  de  ce  travers. 
11  semble  même  quelque  part  faire  un  singulier  partage  d'attri- 
butions entre  elle  et  lui;  il  la  montre  servant  respectueusement  les 
dieux,  tandis  que  lui  s'occupe  à  cultiver  les  hommes.  Non-seule- 
ment il  ne  gênait  pas  sa  dévotion,  mais  il  avait  pour  elle  des  com- 
plaisances qui  nous  surprennent.  Voici  ce  qu'il  lui  écrivait  au  mo- 
ment où  il  allait  partir  pour  le  camp  de  Pompée  :  «  Je  suis  enfin 
délivré  de  ce  malaise  et  de  ces  souffrances  que  j'éprouvais  et  qui 
vous  causaient  beaucoup  de  chagrin.  Le  lendemain  de  mon  départ, 
j'en  ai  reconnu  la  cause.  J'ai  rejeté,  pendant  la  nuit,  de  la  bile  toute 
pure,  et  je  me  suis  senti  soulagé,  comme  si  quelque  dieu  m'avait 
servi  de  médecin.  G'est  évidemment  Apollon  et  Esculape.  Je  vous 
prie  de  leur  en  rendre  grâces  avec  votre  piété  et  votre  zèle  ordi- 
naires. »  Ge  langage  est  étrange  dans  la  bouche  de  ce  sceptique  qui 
a  écrit  le  traité  sur  la  Nature  des  dieux  ^  mais  Gicéron  était  sans 
doute  de  ces  gens  comme  Varron  et  beaucoup  d'autres  qui,  tout 
en  faisant  eux-mêmes  peu  d'usage  des  pratiques  religieuses,  trou- 
vaient qu'elles  ne  sont  pas  mauvaises  pour  le  peuple  et  pour  les 
femmes. 

Il  nous  reste  tout  un  livre  de  lettres  de  Gicéron  à  Térentia;  ce 
livre  contient  l'histoire  de  son  ménage.  Ge  qui  frappe,  dès  qu'on 
l'ouvre,  c'est  qu'à  mesure  qu'on  avance,  les  lettres  se  raccourcissent. 
Les  dernières  ne  sont  plus  que  de  très  courts  billets,  et  non-seule- 
ment la  longueur  des  lettres  diminue,  mais  le  ton  n'en  est  plus  le 
même,  et  les  marques  de  tendresse  y  deviennent  de  plus  en  plus 
rares.  On  en  peut  tout  d'abord  conclure  que  cette  affection  ne  fut 
pas  de  celles  que  le  temps  augmente  :  l'habitude  de  vivre  ensemble, 


CICERON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  55 

qui  entre  pour  une  si  grande  part  dans  les  liaisons,  affaiblit  celle-là. 
Au  lieu  de  se  fortifier,  elle  s'usa  en  durant.  Les  premières  lettres 
sont  d'une  passion  incroyable.  Il  y  avait  pourtant  plus  de  quinze 
ans  que  Gicéron  était  marié;  mais  il  était  alors  bien  malheureux,  et 
il  semble  que  le  m.alheur  rende  les  gens  plus  tendres,  et  que  les 
familles  éprouvent  le  besoin  de  se  rapprocher  davantage  quand  de 
grands  coups  les  frappent.  Gicéron  venait  d'être  condamné  à  l'exil. 
Il  s'éloignait  bien  tristement  de  Rome,  où  il  savait  qu'on  brûlait  sa 
maison,  qu'on  poursuivait  ses  amis,   qu'on  outrageait  sa  famille. 
Térentia  s'était  très  énergiquement  conduite;  elle  avait  souffert 
pour  son  mari,  et  souffert  avec  courage.  En  apprenant  la  façon  dont 
on  l'avait  traitée,  Gicéron  lui  écrivait  avec  désespoir  :  «  Que  je  suis 
malheureux!  Et  faut-il  qu'une  femme  si  vertueuse,  si  honnête,  si 
douce,  si  dévouée,  soit  ainsi  tourmentée  à  cause  de  moi!  »  «  Per- 
suadez-vous, lui  disait-il  ailleurs,  que  je  n'ai  jamais  rien  de  plus 
cher  que  vous.  En  ce  moment,  je  crois  vous  voir,  et  je  ne  puis  re- 
tenir mes  pleurs!  »  Il  ajoutait  avec  plus  d'effusion  encore:  «  0  ma 
vie,  je  voudrais  vous  revoir  et  mourir  dans  vos  bras!  »  La  corres- 
pondance s'arrête  ensuite  pendant  six  ans.  Elle  reprend  à  l'époque 
où  Gicéron  quitta  Rome  pour  aller  gouverner  la  Gilicie,  mais  le  ton 
en  est  fort  changé.  Dans  la  seule  lettre  qui  nous  reste  de  ce  mo- 
ment, les  tendresses  sont  remplacées  par  les  affaires.  Il  y  est  fort 
question  d'un  héritage  qui  était  survenu  très  à  propos  pour  la  for- 
tune de  Gicéron,  et  des  moyens  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible. 
A  la  vérité  il  appelle  encore  Térentia  sa  femme  très  chérie  et  très 
souhaitée,  sunvissima  atque  optatissima,  mais  ces  mots  n'ont  plus 
l'air  que  de  formules  de  politesse.  Gependant  il  témoigne  un  grand 
désir  de  la  revoir,  et  il  lui  demande  de  venir  l'attendre  le  plus  loin 
qu'elle  le  pourra.  Elle  alla  jusqu'à  Brindes,  et,   par  un  hasard  fa- 
vorable, elle  entrait  dans  la  ville  au  moment  même  où  son  mari 
arrivait  au  port;  ils  se  réunirent  et  s'embrassèrent  sur  le  forum. 
C'était  un  moment  heureux  pour  Gicéron.  Il  revenait  avec  le  titre 
di'imperator  et  l'espoir  du  triomphe;  il  retrouvait  sa  famille  unie 
et  joyeuse.  Malheureusement  la  guerre  civile  était  près  d'éclater. 
Les  partis  avaient  achevé  de  rompre  pendant  son  absence;  ils  al- 
laient en  venir  aux  mains,  et  le  lendemain  de  son  arrivée  Gicéron 
était  contraint  de  faire  un  choix  entre  eux  et  de  se  déclarer. 

Gette  guerre  ne  nuisit  pas  seulement  à  sa  situation  politique,  elle 
fut  fatale  à  son  bonheur  privé.  Quand  la  correspondance  reprend, 
après  Pharsale,  elle  devient  d'une  extrême  sécheresse.  Gicéron  re- 
tourne en  Italie  et  débarque  encore  à  Brindes,  non  plus  triomphant 
et  heureux,  mais  vaincu  et  désespéré.  Gette  fois  il  ne  souhaite  plus 
de  revoir  sa  femme,  quoiqu'il  n'ait  jamais  eu  plus  besoin  d'être 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

consolé.  Il  l'éloigné  de  lui,  et  sans  y  mettre  beaucoup  de  façons. 
«  Je  ne  vois  pas,  si  vous  venez,  lui  dit-il,  à  quoi  vous  pouvez  m'être 
utile.  »  Ce  qui  rendait  cette  réponse  plus  cruelle,  c'est  qu'au  même 
moment  il  faisait  venir  sa  fille  et  se  consolait  dans  son  entretien. 
Quant  à  sa  femme,  elle  n'obtient  plus  de  lui  que  des  billets  de 
quelques  lignes,  et  il  aie  courage  de  lui  avouer  qu'il  ne  les  fait  pas 
plus  longs  parce  qu'il  n'a  rien  à  lui  dire.  En  même  temps  il  la 
renvoie,  pour  savoir  les  décisions  qu'il  a  prises,  à  Lepta,  à  Treba- 
tius,  à  Atticus,  à  Sicca.  C'est  montrer  assez  clairement  qu'elle  n'a 
plus  sa  confiance.  La  seule  marque  d'intérêt  qu'il  lui  donne  encore, 
c'est  de  lui  demander  de  temps  en  temps  de  soigner  sa  santé,  re- 
commandation assez  superflue,  puisqu'elle  vécut  plus  de  cent  ans! 
La  dernière  lettre  qu'il  lui  adresse  est  tout  à  fait  celle  qu'on  écrirait 
à  un  intendant  pour  lui  intimer  un  ordre.  «  Je  compte  être  à  Tus- 
culum  le  7  ou  le  8  du  mois,  lui  dit-il;  ayez  soin  de  tout  préparer. 
J'aurai  peut-être  avec  moi  plusieurs  personnes,  et  vraisemblable- 
ment nous  y  serons  quelque  temps.  Que  le  bain  soit  prêt  et  qu'il  ne 
manque  rien  des  choses  qui  sont  nécessaires  à  la  vie  et  à  la  santé.  » 
A  quelques  mois  de  là,  une  séparation  que  ce  ton  fait  prévoir  eut 
lieu  entre  les  deux  époux.  Cicéron  répudia  Térentia  après  plus  de 
trente  ans  de  mariage,  et  quand  ils  avaient  des  enfans  et  des  petits- 
enfans. 

Quels  furent  les  motifs  qui  le  poussèrent  à  cette  fâcheuse  extré- 
mité? Il  est  probable  que  nous  ne  les  savons  pas  tous.  L'humeur 
désagréable  de  Térentia  a  dû  amener  souvent  dans  le  ménage  de 
ces  petites  querelles  qui,  en  revenant  sans  cesse,  finissent  par  user 
les  alfections  les  plus  solides.  Vers  l'époque  où  Cicéron  fut  rappelé 
de  l'exil,  quelques  mois  à  peine  après  qu'il  avait  écrit  ces  lettres 
passionnées  dont  j'ai  parlé,  il  disait  à  Atticus  :  «  J'ai  quelques  cha- 
grins domestiques  que  je  ne  puis  pas  vous  écrire.  »  Et  il  ajoutait, 
pour  être  compris  :  u  Ma  fille  et  mon  frère  m'aiment  toujours.  »  11 
faut  croh'e  qu'il  avait  bien  lieu  de  se  plaindre  de  sa  femme  pour 
l'omettre  ainsi  de  la  liste  des  personnes  dont  il  se  croyait  aimé.  On 
soupçonne  aussi  que  Térentia  a  pu  être  jalouse  de  l'alfection  que 
Cicéron  témoignait  à  sa  fille.  Cette  affection  avait  des  excès  et  des 
préférences  qui  pouvaient  la  blesser,  et  elle  n'était  pas  femme  à  en 
souffrir  sans  Se  plaindre.  Il  est  à  croire  que  ces  discussions  ont  pré- 
paré et  amené  de  loin  le  divorce,  mais  elles  ne  le  décidèrent  pas. 
Le  motif  en  fut  plus  prosaïque  et  plus  vulgaire.  Cicéron  le  justifie 
par  les  gaspillages  et  les  détournemens  de  sa  femme,  et  il  l'accuse 
plusieurs  fois  de  l'avoir  ruiné  à  son  profit.  Un  des  caractères  les 
plus  curieux  d3  cette  époque,  c'est  que  les  femmes  y  paraissent 
aussi  occupées  d'affaires,  aussi  avides   de  spéculations  que  les 


CICERON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET   PRIVEE.  57 

hommes.  L'argent  est  leur  premier  souci.  Elles  font  valoir  leurs 
biens,  elles  placent  leurs  fonds,  elles  prêtent  et  elles  empruntent. 
Nous  en  trouvons  une  parmi  les  créanciers  de  Cicéron,  et  deux 
parmi  ses  débiteurs.  Seulement,  comme  elles  ne  pouvaient  pas 
toujours  paraître  elles-mêmes  dans  ces  entreprises  de  finance, 
elles  avaient  recours  à  quelque  affranchi  complaisant  ou  à  quel- 
que homme  d'affaires  suspect  qui  surveillait  leurs  intérêts  et  pro- 
fitait de  leurs  bénéfices.  Dans  son  discours  pour  Cœcina,  Cicé- 
ron, rencontrant  sur  son  chemin  un  personnage  de  cette  espèce, 
dont  c'était  le  métier  de  s'attacher  à  la  fortune  des  femmes  et 
souvent  de  faire  la  sienne  à  leurs  dépens,  le  dépeint  en  ces  ter- 
mes :  «  11  n'y  a  pas  d'homme  que  l'on  trouve  davantage  dans  la 
vie  ordinaire.  Il  est  le  flatteur  des  dames,  l'avocat  des  veuves,  un 
chicaneur  de  profession,  amoureux  de  querelles,  grand  coureur  de 
procès,  ignorant  et  sot  parmi  les  hommes,  habile  et  savant  juris- 
consulte avec  les  femmes,  intrigant  vulgaire,  adroit  à  séduire  par 
les  apparences  d'un  faux  zèle  et  d'une  amitié  hypocrite,  empressé  à 
rendre  des  services  quelquefois  utiles,  rarement  fidèles.  »  C'était 
un  guide  merveilleux  à  l'usage  des  femmes  tourmentées  du  désir 
de  faire  fortune;  aussi  Térentia  en  avait-elle  un  auprès  d'elle,  son 
affranchi  Philotimus,  homme  d'affaires  habile,  mais  peu  scrupu- 
leux, à  qui  ce  métier  avait  léussi,  puisqu'il  était  riche  et  qu'il  avait 
lui-même  des  esclaves  et  des  affianchis.  Dans  les  premiers  temps, 
Cicéron  se  servait  souvent  de  lui,  sans  doute  à  la  prière  de  Térentia. 
C'est  lui  qui  lui  fit  acheter  à  bas  prix  une  partie  des  biens  de  Mi- 
Ion,  quand  Milon  fut  exilé.  L'aflaire  était  bonne,  mais  peu  délicate, 
et  Cicéron,  qui  le  sentait  bien,  n'en  parle  qu'en  rougissant.  A  son 
départ  pour  la  Cilicie,  il  laissa  à  Philotimus  l'administration  d'une 
partie  de  sa  fortune,  mais  il  ne  tarda  pas  à  s'en  repentir.  Philoti- 
mus, en  intendant  de  grande  maison,  s'occupa  moins  des  intérêts 
de  son  maître  que  des  siens.  Il  garda  pour  lui  les  profits  qu'il  avait 
faits  sur  les  biens  de  Milon,  et  au  retour  de  Cicéron  il  lui  présenta 
un  mémoire  par  lequel  il  était  son  créancier  d'une  somme,  impor- 
tante. «  C'est  un  merveilleux  voleur!  »  disait  Cicéron  furieux.  A  ce 
moment,  ses  soupçons  n'allaient  pas  plus  loin  que  Philotimus;  lors- 
qu'il revint  de  Pharsale,  il  s'aperçut  bien  que  Térentia  était  sa  com- 
plice. «  J'ai  trouvé  les  affaires  de  ma  maison,  disait-il  à  un  ami, 
dans  un  état  aussi  mauvais  que  celles  de  la  république.  »  La  dé- 
tresse dans  laquelle  il  se  voyait  à  Brindes  le  rendit  méfiant.  11  re- 
garda ses  comptes  de  plus  près,  ce  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire, 
et  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  reconnaître  que  Térentia  l'avait  sou- 
vent trompé.  En  une  seule  fois,  elle  avait  retenu  60,000  sesterces 
(12,000  francs)  sur  la  dot  de  sa  fille.  C'était  un  beau  bénéfice; 


58  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mais  elle  ne  négligeait  pas  non  plus  les  petits  profits.  Son  mari  la 
surprit  un  jour  détournant  2,000  sesterces  (ZiOO  francs)  sur  une 
somme  qu'il  lui  demandait.  Cette  rapacité  acheva  d'irriter  Cicéron, 
que  d'autres  motifs  sans  doute  avaient  aigri  et  blessé  depuis  long- 
temps. Il  se  résigna  au  divorce,  mais  il  ne  s'y  résigna  pas  sans 
douleur.  On  ne  brise  pas  impunément  des  liens  que  l'habitude,  à 
défaut  de  l'aiïection,  aurait  dû  resserrer.  Il  semble  qu'au  moment 
de  se  séparer,  après  tant  de  jours  heureux  passés  ensemble,  tant  de 
maux  supportés  en  commun,  il  doit  toujours  y  avoir  quelque  sou- 
venir qui  se  réveille  et  qui  réclame.  Ce  qui  ajoute  à  la  tristesse  de 
ces  pénibles  momens,  c'est  que  lorsqu'on  voudrait  se  recueillir  et 
s'isoler  dans  sa  douleur,  les  gens  d'affaires  arrivent;  il  faut  dé- 
fendre ses  intérêts,  compter  et  discuter  avec  eux.  Ces  débats,  qui 
n'avaient  jamais  convenu  à  Cicéron,  le  faisaient  alors  souffrir  plus 
qu'à  l'ordinaire.  Il  disait  à  l'obligeant  Atticus,  en  le  priant  de  s'en 
charger  pour  lui  :  «  Ce  sont  des  blessures  trop  fraîches;  je  n'y  sau- 
rais toucher  sans  les  faire  saigner.  »  Et  comme  Térentia  chicanait 
toujours,  il  voulut  qu'on  mit  fin  à  la  discussion  en  lui  accordant 
tout  ce  qu'elle  demandait.  «  J'aime  mieux,  écrivait-il,  avoir  à  me 
plaindre  d'elle  que  si  je  devais  être  mécontent  de  moi-même.  » 

On  comprend  que  les  malins  ne  manquèrent  pas  de  se  divertir  à 
propos  de  ce  divorce.  C'étaient  après  tout  de  justes  représailles,  et 
Cicéron  s'était  trop  souvent  moqué  des  autres  pour  exiger  qu'on 
l'épargnât  lui-même.  Malheureusement  il  leur  donna  peu  de  temps 
après  une  occasion  nouvelle  de  s'égayer  à  ses  dépens.  Malgré  ses 
soixante-trois  ans  il  songea  à  se  remarier,  et  il  alla  choisir  une  très 
jeune  fille,  Publilia,  que  son  père  en  mourant  avait  confiée  à  sa 
tutelle.  Un  mariage  de  tuteur  avec  sa  pupille  est  un  vrai  mariage 
de  comédie,  et  il  est  assez  ordinaire  que  le  tuteur  s'en  trouve  mal. 
Comment  se  fait-il  que  Cicéron,  avec  son  expérience  de  la  vie  et 
du  monde,  se  soit  laissé  entraîner  à  cette  imprudence?  Térentia, 
qui  avait  à  se  venger,  répétait  partout  qu'il  s'était  épris  pour  cette 
jeune  fille  d'un  amour  extravagant;  mais  Tiron,  son  secrétaire, 
prétend  qu'il  ne  l'avait  épousée  que  pour  payer  ses  dettes  avec  sa 
fortune,  et  je  pense  qu'il  faut  croire  Tiron,  quoique  ce  ne  soit  pas 
l'habitude  que,  dans  ces  sortes  de  mariages,  le  plus  âgé  soit  aussi 
le  plus  pauvre.  Comme  on  pouvait  le  prévoir,  le  trouble  ne  tarda 
pas  à  se  mettre  dans  le  ménage.  Publilia,  qui  se  trouvait  plus  jeune 
que  sa  belle-fille,  ne  s'entendit  pas  avec  elle,  et  il  paraît  qu'elle 
ne  sut  pas  cacher  sa  joie  quand  elle  mourut.  C'était  un  crime  im- 
pardonnable pour  Cicéron;  il  ne  voulut  plus  la  revoir.  Ce  qui  est 
étrange,  c'est  que  cette  jeune  femme,  loin  d'accepter  avec  plaisir 
la  liberté  qu'on  voulait  lui  rendre,  fit  de  grands  efforts  pour  rentrer 


CICERON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  59 

dans  la  maison  de  ce  vieillard  qui  la  répudiait;  mais  il  fut  inflexible. 
Cette  fois  il  avait  assez  du  mariage,  et  l'on  raconte  que,  comme  son 
ami  Hirtius  venait  lui  offrir  la  main  de  sa  sœur,  il  la  refusa  sous 
prétexte  qu'il  est  malaisé  de  s'occuper  à  la  fois  d'une  femme  et 
de  la  philosophie.  La  réponse  était  sage,  mais  il  aurait  bien  dû  s'en 
aviser  un  peu  plus  tôt. 

III. 

Cicéron  eut  deux  enfans  de  Térentia.  Sa  fille  Tullia  était  l'aînée. 
Il  l'avait  élevée  à  sa  façon,  l'initiant  à  ses  études  et  lui  communi- 
quant le  goût  des  choses  de  l'esprit  qu'il  aimait  tant  lui-même,  et 
dont  il  semble  que  sa  femme  ne  se  souciait  pas.  a  Je  retrouve  en 
elle,  disait-il,  mes  traits,  ma  parole,  mon  âme;  »  aussi  l'aimait-il 
tendrement.  Elle  était  bien  jeune  encore  que  déjà  son  père  ne  pou- 
vait s'empêcher,  dans  un  de  ses  plaidoyers,  de  faire  une  allusion  à 
l'affection  qu'il  avait  pour  elle.  Cette  affection,  la  plus  profonde 
assurément  qu'il  ait  éprouvée,  a  fait  le  tourment  de  sa  vie.  Il  est 
impossible  d'imaginer  une  destinée  plus  triste  que  celle  de  cette 
pauvre  femme.  Mariée  à  treize  ans  à  Pison,  puis  à  Crassipès,  elle 
se  remaria  pour  la  troisième  fois  pendant  que  son  père  était  absent 
et  gouvernait  la  Gilicie.  Les  prétendans  étaient  nombreux,  même 
parmi  les  jeunes  gens  d'illustre  maison,  et  ce  n'était  pas  seulement, 
comme  on  pourrait  le  croire,  la  gloire  du  beau-père  qui  les  atti- 
rait. Il  nous  dit  qu'on  supposait  qu'il  reviendrait  très  riche  de  son 
gouvernement.  En  épousant  sa  fille,  ces  jeunes  gens  pensaient 
faire  un  mariage  avantageux  qui  leur  permettrait  de  payer  leurs 
dettes.  Parmi  eux  se  trouvaient  le  fils  du  consul  Sulpitius  et  Tibé- 
rius  ISéron,  qui  fut  le  père  de  Tibère  et  de  Drusus.  Cicéron  pen- 
chait pour  ce  dernier,  qui  était  allé  chercher  son  aveu  jusqu'en 
Gilicie,  quand  sa  femme  et  sa  fille,  à  qui  il  avait  laissé  en  partant 
le  droit  de  choisir,  se  décidèrent  sans  lui  pour  Cornélius  Dolabella. 
C'était  un  jeune  homme  de  grande  famille,  un  ami  de  Curion,  de 
Caelius  et  d'Antoine,  qui  avait  jusque-là  vécu  comme  eux,  c'est- 
à-dire  en  jouant  sa  réputation  et  en  dépensant  sa  fortune,  du 
reste  homme  d'esprit  et  personnage  à  la  mode.  Ce  mari  n'était 
guère  du  goût  d'Atticus;  mais  Térentia,  à  ce  qu'il  semble,  s'était 
laissé  gagner  par  son  grand  nom,  et  peut-être  Tullia  n'était-elle 
pas  restée  insensible  à  ses  belles  manières.  Les  débuts  de  ce  ma- 
riage semblèrent  heureux.  Dolabella  charmait  sa  belle-mère  et  sa 
femme  par  son  obligeance  et  sa  bonté.  Cicéron  lui-même,  qui  avait 
été  d'abord  surpris  de  la  façon  rapide  dont  on  avait  mené  l'affaire, 
trouvait  que  son  gendre  avait  beaucoup  d'esprit  et  de  politesse. 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Pour  le  reste,  ajoutait-il ,  il  faut  s'y  résigner.  »  îl  voulait  parler 
des  habitudes  légères  et  dissipées  auxquelles  Dolabella,  malgré 
son  mariage,  ne  renonçait  pas.  Il  avait  promis  de  se  ranger,  mais 
il  tenait  peu  sa  promesse,  et  quelque  bonne  volonté  qu'eût  Gicéron 
de  fermer  les  yeux  sur  ses  désordres,  il  finit  par  lui  rendre  la  rési- 
gnation bien  difficile.  11  continuait  à  vivre  comme  la  jeunesse  d'a- 
lors, faisant  du  bruit,  la  nuit,  dans  les  rues,  sous  les  fenêtres  des 
femmes  à  la  mode,  et  ses  débauches  semblaient  scandaleuses  dans 
une  ville  habituée  au  scandale.  Il  s'attacha  à  une  femme  du  monde 
célèbre  par  ses  aventures  galantes,  Ciccilia  Metella,  l'épouse  du 
consulaire  Lentulus  Spinther.  C'est  la  même  qui  ruina  plus  tard  le 
fils  du  grand  acteur  tragique  _^sopus,  ce  fou  qui,  ne  sachant  qu'in- 
venter pour  arriver  plus  vite  à  sa  perte,  eut  la  singulière  vanité, 
dans  un  dîner  qu'il  donnait  à  sa  maîtresse,  de  faire  dissoudre  une 
perle  de  2  raillions  et  de  l'avaler.  Avec  une  personne  comme  Me- 
tella, Dolabella  eut  bientôt  achevé  de  dévorer  sa  fortune.  Il  dissipa 
ensuite  celle  de  sa  femme,  et,  non  content  de  la  trahir  et  de  la 
ruiner,  il  la  menaçait  de  la  renvoyer  quand  elle  osait  se  plaindre. 
Il  semble  que  Tullia  l'aimait  beaucoup  et  qu'elle  résista  longtemps 
à  ceux  qui  lui  conseillaient  le  divorce.  Gicéron  accuse  quelque 
part  ce  qu'il  appelle  la  folie  de  sa  fille;  mais  il  lui  fallut  enfin  se 
décider  après  de  nouveaux  outrages,  et  quitter  la  maison  de  son 
mari  pour  retourner  chez  son  père.  Elle  était  enceinte.  Une  couche 
qui  survint  dans  ces  circonstances  pénibles  l'emporta  à  Tusculum 
à  l'âge  de  trente  et  un  ans. 

Gicéron  fut  inconsolable  de  sa  mort,  et  le  chagrin  de  l'avoir  perdue 
a  été  certainement  la  plus  grande  douleur  de  sa  vie.  Gomme  on  con- 
naissait son  affection  pour  sa  fille,  il  lui  arriva  de  tous  côtés  de  ces 
lettres  qui  ne  consolent  ordinairement  que  ceux  qui  S'ont  pas  be- 
soin d'être  consolés.  Les  philosophes,  dont  il  était  l'honneur,  es- 
sayèrent par  leurs  exhortations  de  lui  faire  supporter  plus  coura- 
geusement cette  perte.  Gésar  lui  écrivit  d'Espagne,  où  il  achevait 
de  vaincre  les  fils  de  Pompée.  Les  plus  grands  personnages  de  tous 
les  partis,  Brutus,  Lucceius,  Dolabella  lui-même,  s'associèrent  à  sa 
douleur;  mais  aucune  de  ces  lettres  ne  dut  le  toucher  plus  vivement 
que  celle  qu'il  reçut  d'un  de  ses  vieux  amis,  de  Sulpitius,  le  grand 
jurisconsulte,  qui  gouvernait  alors  la  Grèce.  Nous  l'avons  heureu- 
sement conservée.  Elle  est  tout  à  fait  digne  du  grand  esprit  qui 
l'écrivait  et  de  celui  à  qui  elle  était  adressée.  On  en  a  souvent  cité 
le  passage  suivant  :  «  Il  faut  que  je  vous  dise  une  réflexion  qui  m'a 
consolé,  peut-être  parviendra-t-elle  à  diminuer  votre  affliction.  A 
mon  retour  d'Asie,  comme  je  faisais  voile  d'Égine  vers  Mégare,  je 
me  mis  à  regarder  le  pays  qui  m'entourait.  Mégare  était  devant 


CIGÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVÉE,  61 

ïuoi,  Égine  derrière,  le  Pirée  sur  la  droite,  à  gauche  Corinthe.  C'é- 
taient autrefois  des  villes  très  florissantes,  ce  ne  sont  plus  que  des 
ruines  éparses  sur  le  sol.  A  cette  vue,  je  me  suis  dit  à  moi-même  : 
Comment  osons-nous,  chétifs  mortels  que  nous  sommes,  nous  plain- 
dre à  la  mort  d'un  des  nôtres,  nous  dont  la  nature  a  fait  la  vie  si 
courte,  quand  nous  voyons  d'un  seul  coup  d'oeil  les  cadavres  gisans 
de  tant  de  grandes  cités!  »  La  pensée  est  grande  et  nouvelle.  Cette 
leçon  tirée  des  ruines,  cette  manière  d'interpréter  la  nature  au  profit 
des  idées  morales,  cette  mélancolie  sériçuse  mêlée  à  la  contempla- 
tion d'un  beau  paysage,  ce  sont  là  des  sentimens  que  l'antiquité 
païenne  a  peu  connus.  Ce  passage  semble  vraiment  animé  d'un 
souffle  chrétien.  On  dirait  qu'il  a  été  écrit  par  un  homme  à  qui  les 
livres  saints  étaient  familiers  et  «  qui  déjà  s'était  assis,  avec  le  pro- 
phète, sur  les  ruines  des  villes  désolées.  »  Cela  est  si  vrai  que  saint 
Vrabroise,  voulant  écrire  une  lettre  de  consolation,  a  imité  celle-ci, 
et  qu'elle  s'est  trouvée  tout  naturellement  chrétienne.  La  réponse 
de  Cicéron  n'est  guère  moins  belle.  On  y  trouve  la  peinture  la  plus 
touchante  de  sa  tristesse  et  de  son  isolement.  Après  avoir  décrit  la 
douleur  qu'il  a  ressentie  à  la  chute  de  la  république,  il  ajoute  : 
«  Ma  fdle  au  moins  me  restait.  J'avais  où  me  retirer  et  me  reposer. 
Le  charme  de  son  entretien  me  faisait  oublier  tous  mes  soucis  et 
tous  mes  chagrins;  mais  l'afTreuse  blessure  que  j'ai  reçue  en  la  per- 
dant a  rouvert  dans  mon  cœur  toutes  celles  que  j'y  croyais  fermées. 
Autrefois  je  me  réfugiais  dans  ma  famille  pour  oublier  les  malheurs 
de  l'état,  mais  aujourd'hui  l'état  a-t-il  quelque  remède  à  m'offrir 
pour  me  faire  oublier  les  malheurs  de  ma  famille?  Je  suis  obligé  de 
fuir  à  la  fois  ma  maison  et  le  forum,  car  ma  maison  ne  me  console 
plus  des  peines  que  me  cause  la  république,  et  la  république  ne 
peut  pas  remplir  le  vide  que  je  trouve  dans  ma  maison.  » 

Cette  triste  destinée  de  Tullia  et  la  douleur  que  sa  mort  causa  à 
Cicéron  nous  attirent  vers  elle.  En  la  voyant  tant  regrettée,  nous 
souhaiterions  la  mieux  connaître.  Malheureusement  il  ne  reste  plus 
une  seule  lettre  d'elle  dans  la  correspondance  de  Cicéron;  quand  il 
lui  prodigue  des  complimens  sur  son  esprit,  nous  sommes  réduits 
à  le  croire  sur  parole,  et  les  complimens  d'un  père  sont  toujours  un 
peu  suspects.  D'après  ce  qu'on  en  sait,  on  n'a  pas  trop  de  peine  à 
admettre  que  ce  fut  une  femme  distinguée,  leclissima  fœmina, 
c'est  l'éloge  que  lui  accordait  Antoine,  qui  n'aimait  pas  sa  famille. 
On  voudrait  pourtant  savoir  comment  elle  avait  supporté  l'édu- 
cation que  son  père  lui  avait  donnée.  Cette  éducation  nous  tient 
malgré  nous  en  défiance,  et  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
craindre  que  Tullia  n'en  ait  un  peu  souffert.  La  façon  même  dont 
son  père  l'a  pleurée  nuit  pour  nous  à  son  souvenir.  Peut-être  ne  lui 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a-t-il  pas  rendu  service  en  composant  à  sa  mort  ce  traité  de  la  Con- 
solation qui  était  rempli  de  son  éloge.  Une  jeune  femme  si  malheu- 
reuse méritait  une  élégie;  un  traité  philosophique  semble  lourd  à 
sa  mémoire.  N'est-il  pas  possible  que  son  père  l'ait  un  peu  gâtée  en 
voulant  la  rendre  trop  savante?  C'était  assez  l'habitude  à  ce  mo- 
ment, Hortensius  avait  fait  de  sa  fille  un  orateur,  et  l'on  prétend 
qu'elle  plaida  un  jour  une  cause  importante  mieux  qu'un  bon  avo- 
cat. Je  soupçonne  que  Cicéron  avait  voulu  faire  de  la  sienne  un 
philosophe,  et  je  crains  qu'il  n'y  ait  trop  bien  réussi.  La  philosophie 
présente  bien  des  dangers  pour  une  femme,  et  M"®  de  Sévigné 
n'eut  pas  beaucoup  à  se  louer  d'avoir  mis  sa  fille  au  régime  de  Des- 
cartes. Cette  figure  pédante  et  sèche  n'est  pas  propre  à  nous  faire 
aimer  les  femmes  philosophes.  Il  y  a  des  connaissances  et  des  études 
qui  me  semblent  mieux  appropriées  à  leur  tour  d'esprit.  Quoique 
La  Bruyère  prétende  qu'on  ne  peut  rien  mettre  au-dessus  d'une 
belle  personne  qui  aurait  les  qualités  d'un  honnête  homme,  j'avoue 
qu'il  m'est  aussi  difficile  de  souhaiter  à  une  femme  les  qualités  et 
les  talens  d'un  homme  que  de  lui  en  souhaiter  le  visage  et  les 
traits. 

La  philosophie  réussit  moins  bien  encore  au  fils  de  Cicéron,  Mar- 
cus,  qu'à  sa  fille.  Son  père  se  trompa  complètement  sur  ses  goûts 
et  ses  aptitudes,  ce  qui  n'est  pas  très  extraordinaire,  car  la  ten- 
dresse paternelle  est  souvent  plus  vive  qu'éclairée.  Marcus  n'avait 
en  lui  que  les  instincts  d'un  soldat,  Cicéron  voulut  en  faire  un  phi- 
losophe et  un  orateur;  il  y  perdit  sa  peine.  Ces  instincts,  un  mo- 
ment comprimés,  reparaissaient  toujours  avec  plus  de  violence.  A 
dix-huit  ans,  Marcus  vivait  comme  tous  les  jeunes  gens  de  cette 
époque,  et  l'on  était  forcé  de  lui  faire  des  représentations  sur  ses 
dépenses.  11  s'ennuyait  des  leçons  de  son  maître  Dionysius  et  de  la 
rhétorique  que  son  père  essayait  de  lui  apprendre.  Il  voulait  partir 
pour  faire  la  guerre  d'Espagne  avec  César.  Au  lieu  de  l'écouter,  Ci- 
céron l'envoya  à  Athènes  pour  y  achever  son  éducation.  On  lui  fît 
une  maison,  comme  au  fils  d'un  grand  seigneur.  On  lui  donna  des 
affranchis  et  des  esclaves,  afîn  qu'il  pût  paraître  avec  autant  d'éclat 
que  les  jeunes  Bibulus,  Acidinus  et  Messala,  qui  étudiaient  avec 
lui.  On  lui  attribua  pour  sa  dépense  annuelle  100,000  sesterces 
(20,000  francs),  ce  qui  semble  une  pension  raisonnable  pour  un 
étudiant  en  philosophie;  mais  Marcus  était  parti  de  mauvaise  grâce, 
et  le  séjour  d'Athènes  n'eut  pas  pour  lui  les  résultats  que  se  promet- 
tait Cicéron.  Loin  des  yeux  de  son  père,  il  se  livra  à  ses  goûts  sans 
retenue.  Au  lieu  de  suivre  les  cours  des  rhéteurs  et  des  philosophes, 
il  s'occupa  de  bons  dîners  et  de  fêtes  bruyantes.  Sa  vie  fut  d'autant 
plus  dissipée  qu'à  ce  qu'il  paraît  il  était  encouragé  dans  ses  désor- 


CIGÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET   PRIVEE.  ,  65 

tires  par  son  maître  lui-même,  le  rhéteur  Gorgias.  Ce  rhéteur  était 
un  Grec  accompli,  c'est-à-dire  un  homme  prêt  à  tout  faire  pour  sa 
fortune.  En  étudiant  son  élève,  il  vit  qu'il  gagnerait  plus  à  flatter 
ses  vices  qu'à  cultiver  ses  qualités,  et  il  flatta  ses  vices.  A  cette 
école,  Marcus,  au  lieu  de  s'attacher  à  Platon  et  à  Aristote,  comme 
son  père  le  lui  avait  recommandé,  prit  le  goût  du  Falerne  et  d»  vin 
de  Ghio,  et  ce  goût  lui  resta.  La  seule  renommée  dont  il  se  montra 
fier  dans  la  suite  fut  d'être  le  plus  grand  buveur  de  son  temps  :  il 
rechercha  et  il  obtint  la  gloire  de  vaincre  le  triumvir  Antoine,  qui 
jouissait  en  ce  genre  d'une  grande  réputation,  et  qui  en  était  très 
fier.  C'était  sa  manière  de  venger  son  père,  qu'Antoine  avait  fait 
tuer.  Plus  tard  Auguste,  qui  voulait  payer  au  fils  la  dette  qu'il  avait 
contractée  envers  le  père,  en  fit  un  consul,  mais  il  ne  parvint  pas  à 
l'arracher  à  ses  habitudes  de  débauche,  car  le  seul  exploit  qu'on 
cite  de  lui,  c'est  d'avoir  jeté  son  verre  à  la  tête  d' Agrippa  un  jour 
qu'il  était  ivre. 

On  comprend  quelle  douleur  dut  ressentir  Cicéron  quand  il  ap- 
prit les  premiers  désordres  de  son  fils.  Je  suppose  qu'il  hésita  long- 
temps à  y  ajouter  foi,  car  il  aimait  à  s'abuser  sur  ses  enfans.  Aussi, 
lorsque  Marcus,  sermonné  par  toute  la  famille,  eut  congédié  Gor- 
gias et  promis  d'être  plus  sage,  son  père,  qui  ne  demandait  pas 
mieux  que  d'être  trompé,  s'empressa-t-il  de  le  croire.  On  ne  le  voit 
plus  occupé,  à  partir  de  ce  moment,  qu'à  supplier  Atticus  de  ne 
laisser  manquer  son  fils  de  rien,  et  à  étudier  les  lettres  qu'il  lui 
envoie  pour  essayer  d'y  découvrir  quelques  progrès.  Il  nous  reste 
justement  une  de  ces  lettres  de  Marcus  du  temps  où  il  semblait  re- 
venir à  de  meilleures  habitudes.  Elle  est  adressée  à  Tiron  et  pleine 
de  protestations  et  de  repentir.  Il  se  déclare  si  humilié ,  si  tour- 
menté de  toutes  ses  erreurs,  «  que  non-seulement  son  âme  les  dé- 
teste, mais  que  ses  oreilles  n'en  peuvent  plus  entendre  parler.  » 
Pour  achever  de  le  convaincre  de  sa  sincérité,  il  lui  fait  le  tableau 
de  sa  vie;  il  est  impossible  d'en  voir  une  mieux  occupée.  Il  passe 
les  jours  et  presque  les  nuits  avec  le  philosophe  Gratippe,  qui  le 
traite  comme  un  fils.  Il  le  garde  à  dmer  pour  s'en  priver  le  moins 
possible.  Il  est  si  ravi  des  doctes  entretiens  de  Bruttius  qu'il  a  voulu 
l'avoir  tout  près  de  lui,  et  qu'il  lui  paie  le  logement  et  un  peu  aussi 
le  couvert.  Il  déclame  en  latin,  il  déclame  en  grec  avec  les  plus  sa- 
vans  rhéteurs.  Il  ne  fréquente  plus  que  des  hommes  instruits;  il  ne 
voit  que  de  doctes  vieillards,  le  sage  Épicrate,  le  vénérable  Léoni- 
das,  tout  l'aréopage  enfin,  et  ce  récit  édifiant  se  termine  par  ces 
mots  :  «  surtout  ayez  grand  soin  de  vous  bien  porter  pour  que  nous 
puissions  ensemble  causer  science  et  philosophie.  »  La  lettre  est 
fort  agréable,  mais  en  la  lisant  il  vient  à  l'esprit  quelques  défiances. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  protestations  sont  tellement  exagérées  qu'on  soupçonne  que 
Marcus  avait  quelque  intérêt  secret  à  les  faire,  surtout  quand  on  se 
souvient  que  Tiron  possédait  la  confiance  de  son  maître,  et  qu'il 
disposait  de  toutes  ses  libéralités.  Qui  sait  si  ces  regrets  et  ces  pro- 
messes bruyantes  n'ont  pas  précédé  et  excusé  quelque  appel  de 
fonds  ? 

Il  faut  dire  à  la  décharge  de  Marcus  qu'après  avoir  attristé  son 
père  par  ses  désordres,  il  a  au  moins  consolé  ses  derniers  momens. 
Quand  Brutus  traversa  Athènes,  appelant  aux  armes  les  jeunes  Ro- 
mains qui  s'y  trouvaient,  Marcus  sentit  se  ranimer  en  lui  ses  in- 
stincts de  soldat.  Il  se  souvint  qu'à  dix-sept  ans  il  avait  commandé 
avec  succès  un  corps  de  cavalerie  à  Pharsale,  et  il  répondit  un  des 
premiers  à  l'appel  de  Brutus.  11  fut  un  de  ses  lieutenans  les  plus 
habiles,  les  plus  dévoués,  les  plus  courageux,  et  mérita  souvent  ses 
éloges.  «  Je  suis  si  content,  écrivait  Brutus  à  Cicéron,  de  la  valeur, 
de  l'activité  et  de  l'énergie  de  Marcus,  qu'il  me  semble  se  rappeler 
toujours  de  quel  père  il  a  l'honneur  d'être  fils.  »  On  comprend  com- 
bien Cicéron  devait  être  heureux  de  ce  témoignage.  C'est  dans  la 
joie  que  lui  causait  ce  réveil  de  son  fils  qu'il  écrivit  et  lui  dédia  son 
traité  des  Devoirs,  qui  est  peut-être  son  plus  bel  ouvrage,  et  qui 
fut  son  dernier  adieu  à  sa  famille  et  à  sa  patrie. 


IV. 


Cette  étude  sur  la  vie  intérieure  de  Cicéron  n'est  pas  complète 
encore,  et  il  reste  quelques  détails  à  y  ajouter.  On  sait  que  le  mot 
familia  ne  désigne  pas  seulement  chez  les  Romains  des  personnes 
libres  unies  par  la  parenté,  mais  qu'il  comprend  aussi  les  esclaves 
qui  leur  appartenaient.  Le  serviteur  et  le  maître  avaient  alors  entre 
eux  des  rapports  plus  étroits  qu'aujourd'hui,  et  leur  vie  se  mêlait 
davantage.  Aussi,  pour  achever  de  connaître  Cicéron  dans  sa  fa- 
mille, convient -il  de  dire  quelques  mots  de  ses  relations  avec  ses 
esclaves. 

En  théorie,  il  n'avait  pas  sur  l'esclavage  des  opinions  différentes 
de  celles  de  son  temps.  Comme  Aristote,  il  en  acceptait  l'institution 
et  la  trouvait  légilime.  Tout  en  proclamant  qu'on  a  des  devoirs  à 
remplir  envers  ses  esclaves,  il  n'hésitait  pas  à  admettre  qu'il  faut 
les  contenir  par  la  cruauté,  lorsqu'on  n'a  pas  d'autre  moyen  d'en 
être  les  maîtres;  mais  dans  la  pratique  il  les  traitait  avec  beau- 
coup de  douceur.  Il  s'attachait  à  eux  jusqu'à  les  pleurer,  quand  il 
avait  le  malheur  de  les  perdre.  Ce  n'était  probablement  pas  l'usage, 
car  nous  voyons  qu'il  en  demandait  presque  pardon  à  son  ami  Atti- 


CICÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  65 

eus.  «  J'ai  l'âme  toute  troublée,  lui  écrivait-il;  j'ai  perdu  un  jeune 
homme,  nommé  Sosithée,  qui  me  servait  de  lecteur,  et  j'en  suis 
plus  affligé  qu'on  ne  devrait  l'être,  ce  semble,  de  la  mort  d'un  es- 
clave. »  Je  n'en  vois  qu'un,  dans  toute  sa  correspondance,  contre 
lequel  il  ait  l'air  d'être  très  irrité  :  c'est  un  certain  Dionysius,  qu'il 
fait  chercher  jusqu'au  fond  de  l'Illyrie  et  qu'il  veut  ravoir  à  tout 
prix:  mais  Dionysius  lui  avait  volé  des  livres,  et  c'était  un  crime 
que  Cicéron  ne  pardonnait  pas.  Ses  esclaves  aussi  l'aimaient  beau- 
coup. Il  se  loue  de  la  fidélité  qu'ils  lui  ont  témoignée  dans  ses  mal- 
heurs, et  nous  savons  qu'au  dernier  moment  ils  voulaient  se  faire 
tuer  pour  lui,  s'il  ne  les  en  avait  empêchés. 

Parmi  eux,  il  en  est  un  que  nous  connaissons  mieux  que  les  au- 
tres et  qui  a  eu  plus  de  part  à  son  affection  :  c'est  Tiron.  Le  nom 
qu'il  porte  a  fait  soupçonner  qu'il  était  un  de  ces  esclaves  nés  dans 
la  maison  du  maître  {vernœ),  qu'on  regardait  encore  plus  que  les 
autres  comme  delà  famille,  parce  qu'ils  ne  l'avaient  jamais  quittée. 
Gicéron  s'attacha  de  bonne  heure  à  lui  et  le  fit  instruire  avec  soin. 
Peut-être  prit-il  la  peine  d'achever  lui-même  son  éducation.  11 
s'appelle  quelque  part  son  professeur,  et  il  aime  à  le  chicaner  sur 
sa  façon  d'écrire.  Il  avait  pour  lui  une  très  vive  affection,  et  finit 
par  ne  plus  pouvoir  s'en  passer.  Son  rôle  était  grand  dans  la  mai- 
son de  Cicéron,  et  ses  attributions  très  variées.  Il  y  représentait 
l'ordre  et  l'économie,  qui  n'étaient  pas  des  qualités  ordinaires  à 
son  maître  ;  c'était  l'homme  de  confiance  par  les  mains  duquel  pas- 
saient toutes  les  affaires  de  finance.  Il  se  chargeait  le  1"  du  mois 
de  gronder  les  débiteurs  en  retard  ou  de  faire  prendre  patience  aux 
créanciers  trop  pressés.  Il  revisait  les  comptes  de  l'intendant  Éros, 
qui  n'étaient  pas  toujours  en  règle;  il  allait  voir  les  banquiers  obli- 
geans  dont  le  crédit  soutenait  Cicéron  dans  les  momens  difficiles. 
Toutes  les  fois  qu'il  y  avait  quelque  commission  délicate  à  faire,  on 
s'adressait  à  lui,  comme  par  exemple  quand  il  s'agissait  de  récla- 
mer quelque  argent  de  Dolabella  sans  trop  le  désobliger.  Le  soin 
qu'il  donnait  aux  affaires  les  plus  importantes  ne  l'empêchait  pas 
d'être  employé  aussi  aux  plus  petites.  On  l'envoie  surveiller  les  jar- 
dins, exciter  les  ouvriers,  visiter  les  bâtisses  :  la  salle  à  manger 
même  est  dans  ses  attributions,  et  je  vois  qu'on  le  charge  de  faire 
les  invitations  d'un  dîner,  ce  qui  n'est  pas  toujours  sans  difficultés, 
car  il  ne  faut  réunir  ensemble  que  des  convives  qui  se  conviennent, 
«  et  Tertia  ne  veut  pas  venir,  si  Publius  est  invité;  »  mais  c'est  sur- 
tout comme  secrétaire  qu'il  rendait  à  Cicéron  les  plus  grands  ser- 
vices. Il  écrivait  presque  aussi  vite  que  la  parole ,  et  lui  seul  pou- 
vait lire  l'écriture  de  son  maître,  que  les  copistes  ordinaires  ne 
déchiffraient  pas.  C'était  plus  qu'un  secrétaire  pour  lui,  c'était  un 

TOME  LVI.  —  1865.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

confident  et  môme  un  collaborateur.  Aulu-Gelle  prétend  qu'il  l'a 
aidé  dans  la  composition  de  ses  ouvrages,  et  la  correspondance  ne 
dément  pas  cette  opinion.  Un  jour  que  Tiron  était  resté  malade  dans 
quelque  maison  de  campagne,  Cicéron  lui  écrivait  que  Pompée,  qui 
était  alors  en  visite  chez  lui ,  lui  avait  demandé  de  lui  lire  quelque 
chose,  et  qu'il  lui  avait  répondu  que  tout  était  muet  dans  sa  mai- 
son quand  Tiron  n'y  était  pas.  «  Ma  littérature,  ajoutait-il,  ou  plu- 
tôt la  nôtre  languit  de  votre  absence.  Revenez  au  plus  tôt  ranimer 
nos  muses.  »  En  ce  moment,  Tiron  était  encore  esclave.  Ce  n'est 
qu'assez  tard,  vers  l'an  700,  qu'il  fut  affranchi.  Tout  le  monde, 
dans  l'entourage  de  Cicéron,  applaudit  à  cette  juste  récompense  de 
tant  de  fidèles  services.  Quintus,  qui  était  alors  en  Gaule,  écrivit 
tout  exprès  à  son  frère  pour  le  remercier  de  lui  avoir  fait  un  nouvel 
ami.  Dans  la  suite,  Tiron  acheta  un  petit  champ,  sans  doute  avec 
les  libéralités  de  son  maître,  et  Marcus,  dans  la  lettre  qu'il  lui  écrit 
d'Athènes,  le  raille  agréablement  des  goûts  nouveaux  que  cette  ac- 
quisition va  développer  en  lui.  «Vous  voilà  donc  propriétaire,  lui 
dit-il  ;  il  vous  faut  quitter  les  élégances  de  la  ville  et  devenir  tout 
à  fait  un  paysan  romain.  Quel  plaisir  j'ai  à  vous  contempler  d'ici 
sous  votre  nouvel  aspect!  Il  me  semble  que  je  vous  vois  acheter 
des  instrumens  rustiques,  causer  avec  le  fermier,  ou  garder,  au 
dessert,  dans  un  pan  de  votre  robe,  des  semences  pour  votre  jar- 
din! »  Mais,  propriétaire  et  affranchi,  Tiron  n'était  pas  moins  au 
service  de  son  maître  que  lorsqu'il  était  son  esclave. 

Sa  santé  était  mauvaise,  et  on  ne  la  ménageait  guère.  Tout  le 
monde  l'aimait,  mais,  sous  ce  prétexte,  tout  le  monde  aussi  le  fai- 
sait travailler.  On  s'entendait  pour  abuser  de  sa  complaisance, 
qu'on  savait  inépuisable.  Quintus,  Atticus,  Marcus,  exigeaient  qu'il 
leur  donnât  sans  cesse  des  nouvelles  de  Rome  et  de  Cicéron.  A  cha- 
que surcroît  d'occupation  qui  survenait  à  son  maître,  Tiron  en  pre- 
nait si  bien  sa  part  qu'il  finissait  par  tomber  malade.  Il  se  fatigua 
tant  pendant  le  gouvernement  de  Gilicie  que  Cicéron  fut  contraint 
de  le  laisser  à  Patras.  C'était  bien  à  regret  qu'il  se  séparait  de  lui,  et, 
pour  lui  témoigner  la  douleur  qu'il  avait  de  le  quitter,  il  lui  écrivait 
jusqu'à  trois  fois  dans  le  même  jour.  Les  soins  qu'en  toute  occasion 
Cicéron  prenait  de  cette  santé  délicate  et  précieuse  étaient  infinis  :  il 
se  faisait  médecin  pour  le  guérir.  Un  jour  qu'il  l'avait  laissé  mal  dis- 
posé à  Tusculum,  il  lui  écrivait  :  «  Occupez-vous  donc  de  votre  santé, 
que  vous  avez  négligée  jusqu'ici  pour  me  servir.  Vous  savez  ce  qu'elle 
demande  :  une  bonne  digestion,  point  de  fatigue,  un  exercice  mo- 
déré, de  l'amusement,  et  le  ventre  libre.  Revenez  joli  garçon;  je 
vous  en  aimerai  mieux,  vous  et  Tusculum.  »  Quand  le  mal  était  plus 
grave,  les  recommandations  étaient  plus  longues  aussi.  Toute  la  fa- 


CTCÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  67 

mille  se  réunissait  pour  écrire,  et  Cicéron,  qui  tenait  la  plume,  lui 
disait,  au  nom  de  sa  femme  et  de  ses  en  fans  :  «  Si  vous  nous  aimez 
tous,  et  moi  particulièrement,  qui  vous  ai  élevé,  vous  ne  songe- 
rez qu'à  vous  rétablir...  Je  vous  demande  en  grâce  de  ne  pas  re- 
garder à  la  dépense.  J'ai  écrit  à  Curius  de  vous  donner  tout  ce 
que  vous  demanderiez,  de  traiter  généreusement  le  médecin  pour 
le  rendre  plus  soigneux.  Vous  m'avez  rendu  des  services  innom- 
brables chez  moi,  au  forum,  à  la  ville,  dans  ma  province,  dans 
mes  affaires  publiques  et  privées,  dans  mes  études  et  pour  mes  let- 
tres; mais  vous  y  mettrez  le  comble,  si,  comme  je  l'espère,  je  vous 
revois  en  bonne  santé.  »  Tiron  paya  cette  affection  par  un  dévoue- 
ment qui  ne  se  fatigua  jamais.  Avec  sa  santé  chancelante,  il  vécut 
plus  de  cent  ans,  et  ion  peut  dire  que  toute  cette  longue  vie  fut  em- 
ployée au  service  de  son  maître.  Son  zèle  ne  se  ralentit  pas  lorsqu'il 
l'eut  perdu,  et  il  s'occupa  de  lui  jusqu'à  son  dernier  moment.  11 
écrivit  son  histoire,  il  publia  ses  ouvrages  inédits;  pour  ne  laisser 
rien  perdre,  il  recueillit  jusqu'à  ses  moindres  notes  et  à  ses  bons 
mots,  dont  il  avait  fait,  dit-on,  une  collection  un  peu  trop  longue, 
car  son  admiration  ne  choisissait  pas.  Enfin  il  donna  de  ses  discours 
d'excellentes  éditions  qui  étaient  encore  consultées  du  temps  d'Aulu- 
Gelle.  C'étaient  assurément  les  services  dont  Cicéron,  qui  tenait 
tant  à  sa  gloire  littéraire,  aurait  su  le  plus  de  gré  à  son  fidèle  af- 
franchi. 

Il  y  a  une  réflexion  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  faire  quand  on 
étudie  les  rapports  de  Tiron  avec  son  maître,  c'est  que  l'esclavage 
antique,  vu  de  ce  côté  et  dans  la  maison  d'un  homme  comme  Ci- 
céron, paraît  moins  rebutant.  Évidemment  il  s'était  fort  adouci  à 
cette  époque,  et  les  lettres  sont  pour  beaucoup  dans  ce  progrès. 
Elles  avaient  répandu  parmi  ceux  qui  les  aimaient  une  vertu  nou- 
velle, dont  le  nom  revient  souvent  dans  les  ouvrages  philosophiques 
de  Cicéron,  l'humanité,  c'est-à-dire  cette  culture  de  l'esprit  qui 
rend  les  âmes  plus  douces.  C'est  par  son  influence  que  l'esclavage, 
sans  être  attaqué  dans  son  principe,  fut  profondément  modifié  dans 
ses  conséquences.  Ce  changement  se  fit  sans  bruit.  On  ne  chercha 
pas  à  heurter  de  front  les  préjugés  dominans  :  jusqu'à  Sénèque,  on 
n'insista  pas  pour  établir  les  droits  de  l'esclave  à  être  compté  parmi 
les  hommes,  et  on  continua  à  l'exclure  des  grandes  théories  qu'on 
faisait  sur  la  fraternité  humaine;  mais  en  réalité  personne  ne  profita 
plus  que  lui  de  l'adoucissement  des  mœurs.  On  vient  de  voir  com- 
ment Cicéron  traitait  les  siens,  et  il  n'était  pas  une  exception.  Atticus 
se  cofiduisait  comme  lui,  et  cette  humanité  était  devenue  une  sorte 
de  point  d'honneur  dont  on  se  piquait  dans  ce  monde  de  gens  polis 
et  lettrés.  Quelques  années  plus  tard,  Pline  le  Jeune,  qui  en  était 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi,  parle  avec  une  tristesse  qui  nous  touche  des  maladies  et  de 
la  mort  de  ses  esclaves.  «Je  n'ignore  pas,  dit-il,  que  beaucoup 
d'autres  ne  regardent  ces  sortes  de  malheurs  que  comme  une  simple 
perte  de  bien,  et  qu'en  pensant  ainsi  ils  se  croient  de  grands  hommes 
et  des  hommes  sages.  Pour  moi,  je  ne  sais  s'ils  sont  aussi  grands 
et  aussi  sages  qu'ils  se  l'imaginent,  mais  je  sais  bien  qu'ils  ne  sont 
pas  des  hommes.  »  Ces  sentimens  étaient  ceux  de  toute  la  société 
distinguée  de  cette  époque.  L'esclavage  avait  donc  beaucoup  perdu 
de  ses  rigueurs  vers  la  fin  de  la  république  romaine  et  dans  les 
premiers  temps  de  l'empire.  Ce  progrès,  qu'on  rapporte  ordinaire- 
ment au  christianisme,  était  plus  ancien  que  lui,  et  il  faut  bien  en 
accorder  la  gloire  à  la  philosophie  et  aux  lettres. 

En  dehors  des  affranchis  et  des  esclaves,  qui  faisaient  partie  de 
la  famille  d'un  riche  Romain,  d'autres  personnes  s'y  rattachaient 
encore,  quoique  d'une  façon  moins  étroite  :  c'étaient  les  cliens. 
Sans  doute  l'antique  institution  de  la  clientèle  avait  beaucoup  perdu 
de  son  caractère  grave  et  sacré.  Le  temps  n'était  plus  où  Gaton 
disait  que  les  cliens  doivent  passer  dans  la  maison  avant  les  parens 
et  les  proches,  et  que  le  titre  de  patron  vient  immédiatement  après 
celui  de  père.  Ces  liens  s'étaient  fort  relâchés  (1),  et  les  obligations 
qu'ils  imposaient  étaient  devenues  bien  moins  sévères.  La  seule  à 
peu  près  qu'on  respectât  encore  était  la  nécessité  pour  les  cliens 
de  venir  saluer  leur  patron  de  grand  matin.  Quintus,  dans  la  lettre 
si  curieuse  qu'il  adresse  à  son  frère  à  propos  de  sa  candidature  au 
consulat,  les  divise  en  trois  classes  :  d'abord  ceux  qui  se  contentent 
de  la  visite  du  matin  ;  ce  sont  en  général  des  amis  tièdes  ou  des 
observateurs  curieux  qui  viennent  savoir  des  nouvelles,  ou  qui 
même  visitent  quelquefois  tous  les  candidats  pour  se  donner  le 
plaisir  de  voir  sur  leurs  figures  où  ils  en  sont  de  leurs  espérances; 
—  puis  ceux  qui  accompagnent  leur  patron  au  forum  et  lui  font 
cortège,  pendant  qu'il  fait  deux  ou  trois  tours  dans  la  basilique, 
afin  que  tout  le  monde  s'aperçoive  que  c'est  un  homme  d'impor- 
tance qui  arrive;  —  enfin  ceux  qui  ne  le  quittent  pas  pendant  tout 
le  temps  qu'il  est  hors  de  chez  lui,  et  qui  le  ramènent  à  sa  maison, 
comme  ils  sont  allés  l'y  prendre.  Ceux-là  sont  les  fidèles  et  les  dé- 
voués, qui  ne  marchandent  pas  le  temps  qu'ils  vous  donnent,  et 
dont  le  zèle  à  toute  épreuve  fait  obtenir  à  un  candidat  les  dignités 
qu'il  souhaite. 

Quand  on  avait  le  bonheur  d'appartenir  à  une  grande  maison, 
on  possédait  par  héritage  une  clientèle  toute  formée.  Un  Claudius 


(l)  Cependant  Virgile,  toujours  fidèle  aux  anciennes  traditions,  place  dans  le  Tartare 
Je  patron  qui  a  trompé  son  client  à  côté  du  fils  qui  a  frappé  son  père. 


CICÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    ET   PRIVEE.  69 

OU  un  Cornélius,  avant  même  de  s'être  donné  la  peine  d'obliger 
personne,  était  sûr  de  trouver  toujours  le  matin  son  vestibule  rem- 
pli de  gens  que  la  reconnaissance  attachait  à  sa  famille,  et  il  faisait 
sensation  au  forum  par  le  nombre  de  ceux  qui  l'accompagnaient 
le  jour  où  il  venait  y  plaider  sa  première  cause.  Cicéron  n'eut  pas 
cet  avantage;  mais,  quoiqu'il  ne  dût  ses  cliens  qu'à  lui-même,  ils 
n'en  étaient  pas  moins  très  nombreux.  Dans  ce  temps  de  luttes 
passionnées,  où  les  citoyens  les  plus  calmes  étaient  tous  les  jours 
exposés  aux  accusations  les  plus  déraisonnables,  beaucoup  de  gens 
étaient  forcés  de  recourir  à  son  talent  pour  les  défendre.  Il  le  fai- 
sait volontiers,  car  il  n'avait  pas  d'autre  moyen  pour  se  faire  une 
clientèle  que  de  rendre  service  à  beaucoup  de  monde.  C'est  peut- 
être  ce  qui  lui  fit  accepter  tant  de  mauvaises  causes.  Comme  il  était 
arrivé  presque  seul  au  forum,  sans  ce  cortège  d'obligés  qui  don- 
nait la  considération  publique,  il  lui  avait  fallu  ne  pas  se  montrer 
trop  difficile  pour  le  former  et  pour  l'accroître.  Quelque  répugnance 
que  son  esprit  honnête  éprouvât  à  se  charger  d'un  procès  douteux, 
sa  vanité  ne  résistait  pas  au  plaisir  d'ajouter  une  personne  de  plus 
à  la  foule  de  ceux  qui  l'accompagnaient.  Dans  cette  foule,  il  y  avait, 
au  dire  de  son  frère,  des  citoyens  de  tout  âge,  de  toute  condition  et 
de  toute  fortune.  D'importans  personnages  s'y  mêlaient  sans  doute 
à  ces  petites  gens  dont  se  composaient  d'ordinaire  ces  sortes  de 
cortèges.  En  parlant  d'un  tribun  du  peuple,  Memmius  Gemellus, 
celui  qui  fut  le  protecteur  de  Lucrèce,  il  l'appelle  son  client. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  Rome  qu'il  avait  des  cliens  et  des  obli- 
gés; l'on  voit  par  sa  correspondance  que  sa  protection  s'étendait 
beaucoup  plus  loin,  et  qu'on  lui  écrivait  de  tous  les  côtés  pour  lui 
demander  quelques  services.  Les  Romains  étaient  alors  répandus 
dans  le  monde  entier;  après  l'avoir  conquis,  ils  s'occupaient  à  l'ex- 
ploiter. A  la  suite  des  légions,  et  presque  sur  leurs  pas,  une  foule 
d'hommes  habiles  et  entreprenans  s'était  abattue  sur  les  provinces 
qu'on  venait  de  soumettre  pour  y  chercher  fortune;  ils  savaient  ac- 
commoder leur  industrie  aux  ressources  et  aux  besoins  de  chaque 
pays.  En  Sicile  et  en  Gaule,  ils  cultivaient  de  vastes  domaines  et 
spéculaient  sur  les  vins  et  sur  les  blés;  en  Asie,  où  se  trouvaient 
tant  de  villes  opulentes  et  obérées,  ils  se  faisaient  banquiers,  c'est- 
à-dire  qu'ils  leur  fournissaient  par  leurs  usures  un  moyen  prompt 
et  sûr  de  se  ruiner.  En  général,  ils  songeaient  à  rentrer  à  Rome 
dès  que  leur  fortune  serait  faite,  et  pour  y  revenir  plus  tôt  ils  cher- 
chaient à  s'enrichir  plus  vite.  Comme  ils  étaient  campés  et  non 
vraiment  établis  dans  les  pays  vaincus,  qu'ils  s'y  trouvaient  sans 
affection  et  sans  racines,  ils  les  traitaient  sans  miséricorde  et  s'y 
faisaient  détester.  Souvent  on  les  poursuivait  devant  les  tribunaux. 


70  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  ils  avaient  grand  besoin  d'être  bien  défendus.  Aussi  cherchaient- 
ils  à  se  procurer  l'appui  des  meilleurs  avocats,  surtout  celui  de  Gi- 
céron,  le  plus  grand  orateur  de  son  temps.  Ce  n'était  pas  trop  de 
son  talent  et  de  son  crédit  pour  les  tirer  des  méchantes  affaires  où 
ils  s'engageaient. 

Si  l'on  voulait  bien  connaître  l'un  de  ces  grands  négocians  de 
Rome,  qui,  par  leur  caractère  et  leur  destinée,  ressemblaient  quel- 
quefois aux  spéculateurs  d'aujourd'hui,  il  faudrait  lire  le  discours 
que  Gicéron  prononça  pour  défendre  Rabirius  Posthumus.  Il  y  ra- 
conte toute  l'histoire  de  son  client.  Gette  histoire  est  piquante,  et 
il  n'est  pas  sans  intérêt  de  la  résumer  pour  savoir  ce  qu'étaient 
ces  gens  d'affaires  de  Rome  qui  avaient  si  souvent  recours  à  son 
obligeante  parole.  Rabirius,  fds  d'un  publicain   riche  et  habile, 
était  né  avec  l'esprit  d'entreprise.  Il  ne  s'était  pas  borné  à  un  seul 
genre  de  commerce,  car  il  était  de  ceux  dont  Gicéron  dit  qu'ils 
connaissaient  tous  les  chemins  par  où  l'argent  peut  arriver,  omnes 
vins  peciimœ  norunt.  Il  faisait  toute  sorte  d'aff'aires  et  avec  un  égal 
bonheur  ;  il  entreprenait  beaucoup  lui-même  et  s'associait  souvent 
aux  entreprises  des  autres.  Il  prenait  à  ferme  les  impôts  publics; 
il  prêtait  aux  particuliers,  aux  provinces  et  aux  rois.  Généreux  au- 
tant que  riche,  il  faisait  profiter  ses  amis  de  sa  fortune.  Il  créait  des 
emplois  pour  eux,  les  intéressait  dans  ses  affaires  et  leur  donnait 
une  part  de  ses  bénéfices.  Aussi  sa  popularité  était-elle  très  grande 
à  Rome;  mais,  comme  il  arrive,  sa  prospérité  le  perdit.  Il  avait 
prêté  beaucoup  d'argent  au  roi  d'Egypte  Ptolémée  Aulète,  qui  pro- 
bablement lui  payait  de  bons  intérêts.  Ge  roi  s'étant  fait  chasser 
par  ses  sujets,  Rabirius  fut  entraîné  à  lui  faire  des  avances  nou- 
velles pour  rattraper  son  argent  compromis.  Il  engagea  sa  fortune 
et  même  celle  de  ses  amis  pour  fournir  à  ses  dépenses;  il  défraya 
les  magnificences  du  cortège  royal  quand  Ptolémée  vint  à  Rome 
demander  l'appui  du  sénat,  et,  ce  qui  dut  lui  coûter  plus  cher  en- 
core, il  lui  donna  les  moyens  de  gagner  les  sénateurs  les  plus  in- 
fluens.  L'affaire  de  Ptolémée  paraissait  sûre.  Gomme  on  espérait 
beaucoup  de  la  reconnaissance  du  roi,  les  personnages  les  plus 
importans  se  disputaient  l'honneur  ou  plutôt  le  profit  de  le  réta- 
blir. Lentulus,  alors  proconsul  de  Gilicie,  prétendait  qu'on  ne  pou- 
vait pas  le  lui  refuser;  mais  en  même  temps  Pompée,  qui  recevait 
le  jeune  prince  dans  sa  maison  d'Albe,  le  réclamait  pour  lui.  Ges 
rivalités  firent  tout  manquer.  Les  intérêts  opposés  se  contrarièrent, 
et,  pour  ne  pas  faire  de  jaloux  en  laissant  quelqu'un  profiter  de 
cette  heureuse  occasion,  le  sénat  ne  voulut  l'accorder  à  personne. 
On  dit  qu'alors  Rabirius ,  qui  connaissait  bien  les  Romains,  donna 
au  roi  le  conseil  hardi  de  s'adresser  à  l'un  de  ces  aventuriers  dont 


CICÉRON,    SA   VIE    PUBLIQUE    ET    PRIVEE.  71 

Rome  était  pleine,  et  qui  ne  reculaient  devant  rien  pour  de  l'ar- 
gent. L'ancien  tribun  Gabinius  gouvernait  la  Syrie.  On  lui  promit 
10,000  talens  (55  millions),  s'il  voulait  désobéir  ouvertement  au 
décret  du  sénat.  La  somme  était  forte,  Gabinius  accepta  le  marché, 
et  ses  troupes  ramenèrent  Ptolémée  dans  Alexandrie. 

Dès  que  Rabirius  le  sut  rétabli,  il  s'empressa  de  venir  le  retrou- 
ver. Pour  être  plus  sûr  de  rentrer  dans  ses  fonds ,  il  consentit  à  se 
faire  son  intendant -général  {diœretes),  ou,  comme  on  dirait  au- 
jourd'hui, son  ministre  des  finances.  Il  prit  le  manteau  grec,  au 
grand  scandale  des  Romains  sévères  ;  il  revêtit  les  insignes  de  sa 
charge  dans  la  pensée  qu'il  ne  serait  jamais  mieux  payé  que  s'il  se 
payait  de  ses  mains.  C'est  ce  qu'il  essaya  de  faire,  et  il  paraît  qu'en 
levant  l'argent  promis  à  Gabinius  il  prenait  aussi  discrètement  de 
quoi  se  rembourser  lui-même;  mais  les  peuples  qu'on  ruinait  se 
plaignirent,  et  le  roi,  à  qui  Rabirius  était  insupportable  depuis  qu'il 
n'avait  plus  besoin  de  lui,  qui  trouvait  peut-être  le  moyen  com- 
mode pour  se  débarrasser  d'un  créancier,  le  fit  jeter  en  prison,  et 
menaça  même  sa  vie.  Rabirius  se  sauva  d'Egypte  dès  qu'il  le  put, 
heureux  de  n'y  laisser  que  sa  fortune.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'une 
ressource.  En  même  temps  qu'il  administrait  les  finances  du  roi, 
il  avait  acheté  pour  son  compte  des-  marchandises  égyptiennes,  du 
papier,  du  lin,  du  verre,  et  il  en  avait  chargé  plusieurs  vaisseaux 
qui  débarquèrent  avec  un  certain  éclat  à  Pouzzoles.  Le  bruit  en 
vint  jusqu'à  Rome,  et,  comme  on  était  habitué  aux  aventures  heu- 
reuses de  Rabirius,  la  renommée  prit  plaisir  à  exagérer  le  nombre 
des  vaisseaux  et  la  valeur  du  chargement.  On  disait  même  tout  bas 
que  parmi  ces  navires  il  y  en  avait  un  plus  petit  qu'on  ne  montrait 
pas,  sans  doute  parce  qu'il  était  plein  d'or  et  d'objets  précieux. 
Malheureusement  pour  Rabirius  il  n'y  avait  rien  de  vrai  dans  tous 
ces  récits.  Le  petit  navire  n'existait  que  dans  l'imagination  des  nou- 
vellistes, et,  les  marchandises  que  portaient  les  autres  s'étant  mal 
vendues,  il  fut  tout  à  fait  ruiné.  Sa  catastrophe  fit  sensation  à  Rome, 
et  l'on  s'en  occupa  toute  une  saison.  Les  amis  qu'il  avait  si  géné- 
reusement obligés  l'abandonnèrent;  l'opinion  publique,  qui  lui  avait 
été  jusque-là  si  favorable,  se  déchaîna  contre  lui.  Les  plus  indul- 
gens  l'appelaient  un  sot,  les  plus  emportés  l'accusaient  de  feindre 
la  misère  et  de  soustraire  à  ses  créanciers  une  partie  de  sa  fortune. 
Il  est  certain  cependant  qu'il  n'avait  plus  rien  et  qu'il  ne  vivait  que 
des  libéralités  de  César,  un  de  ceux  en  petit  nombre  qui  lui  restè- 
rent fidèles  dans  son  malheu!*.  Cicéron  non  plus  ne  l'oublia  pas.  11 
se  souvint  qu'à  l'époque  de  son  exil  Rabirius  avait  mis  sa  fortune 
à  sa  disposition  et  payé  des  hommes  pour  l'accompagner.  Aussi 
s'empressa-t-il  de  plaider  pour  lui  quand  on  voulut  l'envelopper 


72  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  procès  de  Gabinius,  et  11  parvint  au  moins  à  lui  conserver 
l'honneur  et  la  liberté. 

11  manque  un  trait  à  cette  peinture.  Gicéron  nous  dit,  dans  son 
discours,  que  Rabirius  était  médiocrement  savant.  Il  avait  tant  fait 
de  choses  en  sa  vie  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  songer  à  s'in- 
struire; mais  ce  n'était  pas  l'ordinaire  :  on  sait  que  beaucoup  de 
ses  collègues,  malgré  leurs  occupations  peu  littéraires,  n'en  étaient 
pas  moins  des  gens  spirituels  et  lettrés.  Gicéron,  en  recommandant 
à  Sulpitius  un  négociant  de  Thespies,  ajoutait  :  «  11  a  du  goût  pour 
nos  études.  »  11  regardait  Curius  de  Patras  comme  un  de  ceux  qui 
avaient  le  mieux  conservé  le  tour  de  l'ancienne  plaisanterie  ro- 
maine. «  Hâtez- vous  de  revenir  à  Rome,  lui  écrivait-il,  de  peur 
que  la  graine  de  l'urbanité  ne  se  perde.  »  G'étaient  des  gens  d'es- 
prit aussi,  des  hommes  du  meilleur  monde  que  ces  chevaliers  qui 
se  réunissaient  en  compagnies  puissantes  et  prenaient  à  ferme  les 
impôts  publics.  Gicéron,  qui  était  sorti  de  leurs  rangs,  avait  des 
relations  presque  avec  tous;  mais  il  semble  qu'il  était  particuliè- 
rement lié  avec  la  compagnie  qui  avait  la  ferme  des  pâturages  de 
l'Asie,  et  il  dit  qu'elle  s'était  mise  sous  sa  protection. 

Gette  protection  s'étendait  aussi  sur  des  gens  qui  n'étaient  pas 
Romains  de  naissance.  Les  étrangers,  on  le  comprend,  regardaient 
comme  un  grand  honneur  et  une  grande  siireté  pour  eux  d'être  en 
rapport  de  quelque  manière  avec  un  personnage  illustre  de  Rome. 
Ils  ne  pouvaient  pas  être  ses  cliens,  ils  souhaitaient  de  devenir  ses 
hôtes.  En  un  temps  où  il  y  avait  si  peu  d'hôtelleries  convenables 
dans  les  pays  qu'on  traversait,  il  fallait  bien,  quand  on  voulait 
voyager,  se  pourvoir  d'amis  complaisans  qui  consentissent  à  vous 
recevoir.  En  Italie,  les  gens  riches  achetaient  de  petites  maisons  où 
ils  passaient  la  nuit  sur  toutes  les  routes  qu'ils  avaient  coutume  de 
parcourir;  mais  ailleurs  on  voyageait  d'un  hôte  à  l'autre.  G'était 
souvent  une  lourde  charge  que  d'héberger  ainsi  un  riche  Romain. 
Il  avait  toujours  avec  lui  un  grand  équipage.  Gicéron  nous  dit  qu'il 
avait  rencontré  dans  le  fond  de  l'Asie  P.  Vedius  «  avec  deux  cha- 
riots, une  voiture,  une  litière,  des  chevaux,  de  nombreux  esclaves, 
et  de  plus  un  singe  sur  un  petit  char  et  une  quantité  d'ânes  sau- 
vages. »  Vedius  n'était  qu'un  Romain  assez  obscur.  Qu'on  juge  de 
la  suite  que  traînaient  après  eux  un  proconsul,  un  préteur,  quand 
ils  allaient  prendre  possession  de  leur  province!  Gependant,  quoi- 
que leur  passage  épuisât  la  maison  qui  les  recevait,  on  briguait  cet 
honneur  ruineux,  parce  qu'on  trouvait  mille  avantages  à  s'assurer 
leur  appui.  Gicéron  avait  des  hôtes  dans  toutes  les  grandes  villes 
de  la  Grèce  et  de  l'Asie,  et  c'étaient  presque  toujours  les  premiers 
citoyens.  Des  rois  eux-mêmes,  comme  Dejotarus  et  Ariobarzane, 


CICÉRON,    SA    VIE    PUBLIQUE    Eï    PRIVEE.  73 

s'honoraient  de  ce  titre.  Des  villes  importantes,  Volaterra,  Atelia, 
Sparte,  Paphos,  réclamaient  à  chaque  instant  sa  protection  et  la 
payaient  par  des  honneurs  publics.  Il  comptait  des  provinces  en- 
tières, presque  des  nations,  dans  sa  clientèle,  et  depuis  l'affaire  de 
Verres,  par  exemple,  il  était  le  défenseur  et  le  patron  de  la  Sicile. 
Cet  usage  survécut  à  la  république,  et  au  temps  de  Tacite  les  ora- 
teurs en  renom  avaient  encore  parmi  leurs  cliens  des  provinces  et 
des  royaumes.  C'était  la  seule  grandeur  qui  restât  à  l'éloquence. 
Il  me  semble  que  ces  détails  achèvent  de  nous  faire  connaître  ce 
qu'était  la  vie  d'un  personnage  important  de  cette  époque.  Tant 
qu'on  se  contente  d'étudier  les  quelqudfc  personnes  qui  compo- 
sent ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  sa  famille,  et  qu'on  ne  le  voit 
qu'entre  sa  femme  et  ses  enfans,  son  existence  ressemble  assez  à  la 
nôtre.  Les  sentimens  qui  sont  le  fond  de  la  nature  humaine  n'ont 
pas  changé,  et  ils  amènent  toujours  à  peu  près  les  mêmes  consé- 
quences. Les  soucis  qui  troublaient  le  foyer  de  Cicéron,  ses  joies  et 
ses  malheurs  ne  nous  sont  pas  inconnus;  mais  dès  qu'on  sort  de 
ce  cercle  borné,  quand  on  replace  le  Romain  parmi  la  foule  de  ses 
serviteurs  et  de  ses  familiers,  les  différences  entre  cette  société  et 
la  nôtre  se  montrent.  Aujourd'hui  la  vie  est  devenue  plus  unie  et 
plus  simple.  Nous  n'avons  plus  ces  richesses  immenses,  ni  ces  vastes 
relations,  ni  cette  multitude  de  gens  attachés  à  notre  fortune.  Ce 
que  nous  appelons  un  grand  train  de  maison  aurait  à  peine  suffi  à 
l'un  de  ces  commis  de  traitans  qui  allaient  recueillir  l'impôt  public 
dans  quelque  ville  de  province.  Un  grand  seigneur  ou  même  un 
riche  chevalier  romain  ne  se  contentait  point  de  si  peu.  Quand  on 
songe  à  ces  nations  d'esclaves  qu'ils  entassaient  dans  leurs  maisons 
et  dans  leurs  terres,  à  ces  affranchis  qui  formaient  une  sorte  de  cour 
autour  d'eux,  à  cette  multitude  de  cliens  qui  encombraient  les  rues 
de  Rome  par  lesquelles  ils  passaient,  à  ces  hôtes  qu'ils  avaient  dans 
le  monde  entier,  à  ces  villes  et  à  ces  royaumes  qui  imploraient  leur 
protection,  on  s'explique  mieux  l'autorité  de  leur  parole,  la  fierté 
de  leur  attitude,  l'ampleur  de  leur  éloquence,  la  gravité  de  leur 
maintien,  le  sentiment  de  leur  importance  personnelle  qu'ils  met- 
taient dans  toutes  leurs  actions  et  tous  leurs  discours.  C'est  en  cela 
surtout  que  la  lecture  des  lettres  de  Cicéron  nous  rend  un  grand 
service.  En  nous  donnant  quelque  idée  de  ces  grandes  existences 
que  nous  ne  connaissons  plus,  elles  nous  font  mieux  comprendre  la 
société  de  ce  temps. 

Gaston  Boissier. 


UNE 


MISSION  BRITANNIQUE 

f 

AUPRÈS  D'IîiN  ROI  NÈGRE 


A  Mission  to  Gelele,  King  ofDahome,  by  Ri,  F.  Burton.  2  vol.  London,  Tinsley  brothers,  1864. 


L'honneur  de  représenter  la  reine  Victoria  et  les  communes  d'An- 
gleterre en  quelque  lieu  que  ce  soit  et  n'importe  à  quel  titre  est 
évidemment  un  privilège  des  plus  enviés;  il  est  permis  de  douter 
néanmoins  qu'un  voyageur  comme  le  capitaine  Burton,  connu  par 
l'importance  et  la  témérité  de  ses  entreprises  (1) ,  se  soit  cru  ré- 
compensé selon  ses  mérites  quand  le  gouvernement  britannique, 
l'appelant  aux  fonctions  de  consul,  lui  assigna  l'île  de  Fernando-Po 
comme  siège  de  son  action  diplomatique.  Placée  un  peu  au  nord 
de  l'équateur,  dans  le  golfe  de  Biafra,  cette  île,  tantôt  inondée  de 
pluies  diluviennes,  tantôt  désolée  par  d'interminables  sécheresses, 
est  généralement  funeste  à  la  constitution  des  Européens.  Les  sol- 
dats à  qui  l'Espagne  confie  la  garde  de  cette  insignifiante  posses- 
sion en  reviennent,  après  trois  ans  de  service,  réduits  au  tiers  de 
leur  nombre  primitif.  Les  «  pénitentiaires  »  ou  détenus  politiques, 
exposés  aux  ravages  de  la  fièvre  jaune,  peuvent  se  regarder  comme 
condamnés  à  mort  dès  qu'ils  mettent  le  pied  sur  ce  sol  fatal.  Rien 
d'étonnant  à  ce  qu'une  certaine  mélancolie  vous  gagne  dans  un  pa- 

(1)  Déjà  signalé  à  l'attention  par  un  voyage  à  La  Mecque,  où  il  pénétra,  déguisé  en 
pèlerin  [hadji],  jusque  dans  le  sanctuaire  interdit  aux  infidèles,  le  capitaine  Burton  a 
été  le  compagnon  de  Speke  dans  sa  première  excursion  aux  grands  lacs  de  l'Afrique 
centrale.  * 


UNE   MISSION    EN   DAHOMEY.  75 

reil  séjour,  surtout  pendant  la  saison  pluvieuse.  On  se  figure  aisé- 
ment le  capitaine  Burton  dans  ce  consulat,  situé  en  face  de  l'hô- 
pital militaire,  voyant  presque  chaque  jour,  à  l'heure  de  ses  repas, 
l'entrée  ou  la  sortie  d'un  «  objet  »  soigneusement  caché  que  por- 
taient sur  une  civière  quatre  spectres  fiévreux ,  et  qui  tantôt  venait 
de  la  caserne,  tantôt  partait  pour  le  cimetière.  L'ennui  le  prit  bien 
vite  sur  cette  «  terre  de  lotophages,  »  et  il  sentit  l'impérieux  besoin 
d'y  échapper  en  donnant  à  son  insatiable  activité  quelque  nouveau 
but,  en  ajoutant  un  chant  de  plus  à  l'épopée  humoristique  de  ses 
campagnes  africaines.  On  ne  s'explique  pas  autrement  la  démarche 
qu'il  fit  en  1861  auprès  du  gouvernement  anglais  pour  obtenir 
la  permission  de  se  rendre  officiellement  dans  la  capitale  du  roi 
de  Dahomey.  La  réponse  à  sa  demande  fut  provisoirement  ajour- 
née; mais  à  la  fin  de  1862  et  au  commencement  de  1863  deux 
officiers  de  la  marine  anglaise ,  le  commodore  Wilmot  et  le  capi- 
taine Luce,  se  donnant  à  eux-mêmes  la  mission  par  lui  sollicitée, 
prouvèrent  ainsi  que  le  projet  du  capitaine  Burton  n'avait  rien 
d'impraticable,  et  que  les  scrupules,  les  craintes  du  forcîgn-office 
étaient  pour  le  moins  exagérés.  Lord  John  Bussell  dès  lors  n'hésita 
plus,  et  par  une  dépêche  du  23  juin  1863  autorisa  le  départ  du  ca- 
pitaine Burton,  à  qui  une  lettre  subséquente  (20  août)  expliqua  le 
double  but  à  poursuivre  dans  les  négociations  qu'il  allait  essayer. 
Le  roi  de  Dahomey  avait  dit  lui-même  au  commodore  Wilmot  que 
((  si  l'Angleterre  voulait  en  finir  avec  la  traite  des  noirs,  il  fallait 
qu'elle  empêchât  les  blancs  de  venir  les  acheter.  »  On  le  prévien- 
drait donc  tout  d'abord  que  des  mesures  effectives  allaient  être 
prises  contre  l'exportation  de  la  a  marchandise  prohibée,  »  et  ceci 
de  concert  avec  les  États-Unis,  aux  termes  d'un  traité  récemment 
conclu.  Le  ministre  entamait  ensuite  une  question  plus  délicate. 
«  Quant  aux  sacrifices  humains,  ajoutait-il,  je  lis  avec  plaisir  dans 
le  rapport  du  commodore  Wilmot  que  le  nombre  des  victimes  immo- 
lées pendant  les  «  coutumes  royales  »  a  été  notablement  surfait.  11 
est  à  craindre  cependant  qu'on  n'obtienne  pas  aisément  du  roi  un 
renoncement  absolu  à  cette  pratique  barbare,  plus  ou  moins  ouver- 
tement adoptée  sur  la  plus  grande  partie  de  la  côte  occidentale 
africaine.  Nous  ne  devons  pas  moins  nous  employer,  dans  la  me- 
sure de  notre  influence  actuelle  ou  de  celle  que  nous  pourrons  ac- 
quérir, à  mitiger,  s'il  est  impossible  de  les  abolir,  ces  exécrables 
pratiques,  et  je  compte  pour  cela  sur  vos  efforts  les  plus  zélés.  » 
M.  Burton  devait  en  outre  remercier  le  monarque  africain  d'avoir 
manifesté  spontanément  le  désir  que  le  commerce  anglais  s'établît  à 
Whydah  (Ouaïda),  d'avoir  offert  son  concours  pour  remettre  en  état 
l'ancien  fort  d'Angleterre,  où  serait  autorisé  l'entretien  d'une  gar- 


76  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

iiisoii  suffisante.  La  dépêche  contenait  enfin,  par  manière  de  post- 
srriptuin,  la  liste  des  présens  que  le  capitaine  Burton  serait  chargé 
de  remettre,  —  présens  choisis  d'après  les  indications  du  commo- 
dore  Wilmot,  à  qui  le  roi  n'avait  pas  manqué  de  faire  connaître  par 
avance  les  objets  dont  la  possession  lui  serait  le  plus  agréable.  La 
seule  omission  importante  était  celle  d'un  équipage  attelé,  le  swn- 
mm?i  desideratum  du  roi  nègre,  à  qui  l'envoyé  britannique  devait 
faire  observer  premièrement  qu'il  serait  malaisé  d'expédier  des  che- 
vaux anglais  à  l'intérieur  du  pays  des  Ffons  (1),  en  second  lieu  que, 
les  supposât-on  même  arrivés  à  destination,  la  nature  de  ce  pays 
et  ses  conditions  climatériques  ne  permettaient  pas  d'espérer  que 
les  pauvres  bêtes  survécussent  longtemps  à  un  pareil  changement 
de  résidence. 

Une  fois  nanti  de  ces  pleins  pouvoirs,  le  capitaine  se.  trouva 
beaucoup  moins  pressé  d'en  user.  Deux  années  de  séjour  à  Fer- 
nando-Po  lui  faisaient  envisager  cette  île  sous  un  aspect  tout  diffé- 
rent. Fuyant  les  influences  fiévreuses,  il  était  allé  s'établir,  à  huit 
cents  pieds  du  niveau  de  la  mer,  dans  un  chalet  bâti  pour  un  des 
fonctionnaires  espagnols  momentanément  absent.  L'air  y  était  pur, 
la  température  supportable,  bien  que  le  thermomètre  Fahrenheit 
montât  parfois  dans  la  matinée  à  68°.  On  avait  du  balcon  une  vue 
charmante  :  —  «  à  droite  les  restes  d'un  jardin  planté  de  palmiers, 
à  gauche  une  avenue  de  bananiers  aboutissant  à  une  forêt  tropi- 
cale, des  deux  côtés  une  cascade  aux  eaux  glacées  et  limpides 
qui  se  précipitaient  en  écumant  sur  des  rochers  de  basalte,  bain 
délicieux,  au-dessus  duquel  planait  à  tout  instant  du  jour  un  con- 
cert d'oiseaux  chanteurs;  en  face,  des  massifs  de  rosiers,  âgés  de 
deux  ans  et  hauts  de  quatre  mètres,  plus  deux  buissons  de  ca- 
féiers pliant  sous  le  poids  de  leurs  baies  écarlates...  »  On  voit 
d'ici  le  tableau,  peint  de  main  de  maître  avec  une  sorte  de  verve 
amoureuse.  Pendant  le  mois  de  septembre  d'ailleurs,  et  dans  le 
pays  en  question,  la  saison  n'est  pas  propice  aux  voyages,  car  les 
pluies  n'ont  pas  encore  cessé  sous  l'équateur.  En  1863  notam- 
ment, elles  durèrent  par  exception  du  mois  de  mai  au  mois  de 
novembre.  Le  capitaine  envisageait  avec  effroi  la  traversée  des 
grands  marais  d'Agrimé ,  situés  entre  la  côte  et  la  capitale  du  Da- 
homey. Bref,  pour  ces  raisons  et  d'autres,  il  différa  son  départ 
jusqu'au  29  novembre  1863,  sans  trop  se  préoccuper,  semble- 
t-il,  de  ce  qu'un  pareil  retard  pouvait  avoir  de  funeste  pour  un 
certain  nombre  de  victimes  déjà  condamnées  à  figurer  dans  les 
«  coutumes  »  du   mois  suivant.  Cette  indifférence ,  surprenante 

(i)  Nom  primitif  et  emcore  usité  des  habitans  du  Daliomey. 


UNE    MISSION    EN    DAIIOMEV.  77 

en  elle-même ,  nous  est  d'autant  plus  suspecte ,  qu'aux  yeux  de 
l'humoristique  et  paradoxal  voyageur  le  nègre  est  évidemment 
une  créature  infime ,  une  espèce  de  machine  douée  de  vie  et  des- 
tinée par  la  Providence  au  défrichement  des  régions  où  le  travail- 
leur blanc  ne  saurait  s'acclimater  avant  qu'elles  aient  été  conve- 
nablement assainies.  Cette  œuvre  accomplie  et  le  globe  entier 
mis  en  valeur,  le  capitaine  Burton  signerait  sans  sourciller  un  dé- 
cret qui,  par  des  procédés  plus  ou  moins  sommaires,  supprimerait 
ici-bas  la  postérité  de  Gham  ;  il  verrait  disparaître  sans  lui  donner 
un  seul  regret  cette  race  incapable,  imprévoyante,  paresseuse, 
adonnée  au  mensonge  et  aux  brutalités  sensuelles ,  qui  n'a  ni 
l'instinct  de  l'obéissance  raisonnée,  ni  celui  de  la  résistance  in- 
domptable ,  —  faite  dès  lors  pour  le  despotisme  et  condamnée  par 
ses  qualités  comme  par  ses  vices  à  perpétuer  les  honteuses  tradi- 
tions de  l'esclavage. 

Pour  un  homme  placé  à  ce  point  de  vue  spécial,  peu  importait,, 
on  en  conviendra,  que  le  roi  de  Dahomey  ajoutât  une  centaine  de 
meurtres  à  ceux  dont  il  était  déjà  responsable.  Il  faut  d'ailleurs 
reconnaître  qu'en  partant  quelques  semaines  plus  tôt,  l'agent  de 
lord  John  Russell  ne  les  aurait  pas  empêchés.  Il  aima  donc  mieux 
se  ménager  une  traversée  moins  difficile  et  passer  quelques  jours 
encore  à  Buena-Vista,  dans  cette  espèce  d'Eden  où  il  avaitTmi  par 
s'acclimater  à  merveille ,  jardinant  une  heure  avant  le  lever  et  une 
heure  après  le  coucher  du  soleil,  consacrant  le  milieu  du  jour  à  des 
lectures  acharnées  et  rédigeant  le  soir,  entre  une  pipe  et  une  tasse 
de  thé,  ses  observations  sur  les  mœurs  des  Bubé,  —  les  natifs  de 
Fernando-Po. 

I. 

\J Antelope,  frégate  à  vapeur  sur  laquelle  l'envoyé  britannique 
avait  pris  passage,  arriva  le  2  décembre  en  face  de  Lagos,  ville  pes- 
tilentielle, aux  marigots  infects  et  fiévreux.  Trois  incendies  qui 
s'étaient  succédé  à  un  mois  de  distance  (octobre  et  novembre  1862, 
janvier  1863)  ayant  ouvert  un  champ  libre  aux  améliorations,  la 
colonie  européenne,  —  soixante-dix  âmes  tout  compris,  —  travaillait 
à  s'y  créer  une  existence  moins  menacée;  mais  malgré  l'élargisse- 
ment des  rues,  le  drainage  des  habitations,  l'établissement  d'un 
corps  de  police,  la  mort  continuait  ses  ravages.  En  treize  jours, 
on  n'avait  pas  eu  moins  de  neuf  décès  à  constater  parmi  la  popu- 
lation blanche,  et  la  terreur  planait  sur  cette  malheureuse  cité, 
où  les  discordes  civiles  menaçaient  d'ajouter  leurs  fléaux  à  ceux 
de  la  malaria.  Chacun  y  était  en  alerte,  la  main  sur  ses  armes. 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  capitaine  se  hâta  d'y  recueillir  les  présens  adressés  au  roi  de 
Dahomey  et  continua  sa  route  vers  Whydah,  où  VAntelope  ieia,  ses 
ancres  le  5  décembre,  et  attendit  jusqu'au  8  la  réponse  de  sa  ma- 
jesté africaine  aux  notifications  du  nouveau  chargé  d'affaires.  Cette 
réponse  ayant  été  favorable,  la  frégate  repartit,  laissant  M.  Burton 
sous  la  protection  d'une  simple  canonnière,  la  Pfmdora,  qui  sta- 
tionnait h  poste  fixe  devant  le  «  Liverpool  du  Dahomey.  »  Cette  dé- 
signation appliquée  à  Whydah  n'a  rien  qui  doive  surprendre, 
puisque  tout  le  commerce  du  royaume  avec  l'étranger  s'y  était  ef- 
fectivement concentré,  —  malgré  la  fièvre,  la  dyssenterie,  le  mau- 
vais air  des  lagunes  peuplées  de  requins,  —  entre  les  mains  d'un 
certain  nombre  d'Espagnols,  de  Portugais  et  de  Brésiliens.  Cepen- 
dant, depuis  que  la  traite  des  noirs  rencontre  de  plus  sérieux  obsta- 
cles, ces  trafiquans  émigrent  ou  liquident  leurs  affaires,  et  M.  Burton 
a  pu  consigner  dans  une  note  de  son  livre  les  noms  de  ceux  que  le 
malheur  des  temps  n'a  pas  tout  à  fait  découragés.  On  prévoit  d'ail- 
leurs que  d'ici  à  une  dizaine  d'années  le  commerce  du  coton  et  de 
l'huile  de  palme  les  aura  tous  enlevés  à  celui  du  «  bois  d'ébène.  » 
En  attendant,  malgré  les  croisières  des  marines  européennes,  il  se 
fait  encore  çà  et  là  quelque  opération  de  contrebande ,  et  ce  re- 
tour aux  bons  vieux  usages  devient  inévitablement  le  signal  d'une 
véritable  fête  à  laquelle  on  ne  saurait  s'abstenir  de  prendre  part 
sous  peine  d'être  mal  vu.  Le  vin,  la  caxaça,  le  rhum,  coulent  à 
flots;  on  s'enivre,  on  danse,  on  fait  ripaille,  et  tout  cela  pour  saluer 
le  départ  d'un  navire  où  plus  de  six  cents  malheureux ,  entassés 
à  fond  de  cale,  inaugurent  par  des  souffrances  atroces  l'existence 
maudite  à  laquelle  ils  sont  désormais  voués  ! 

Un  voyageur  comme  le  capitaine  Burton  ne  s'étonne  pas  pour  si 
peu.  Ces  choses  lui  paraissent  naturelles,  simples  et  logiques.  Il  a 
même  pour  les  agens  de  la  traite  une  sorte  de  sympathie  placide  et 
sans  étalage  qui  exclut  toute  idée  d'ironie  systématique  ou  de  fan- 
faronnade paradoxale.  Sans  trop  modifier  le  ton  qu'il  a  pris  pour 
rendre  hommage  aux  lumières  et  à  la  piété  des  missionnaires  ca- 
tholiques français  établis  à  Whydah,  avec  le  même  sang-froid  im- 
partial qui  l'empêchait  tout  à  l'heure  de  céder  à  ses  préjugés  pro- 
testans,  le  capitaine  Burton  esquisse  en  quelques  lignes  la  carrière 
du  négrier  le  plus  riche  et  le  plus  considéré. 

«  Lorsque  je  me  présentai  chez  M.  J.  Domingo  Martinez,  chef  de  la  meil- 
leure maison  de  Whydah,  il  était  souffrant  depuis  quelques  semaines,  mais 
on  ne  le  croyait  pas  en  danger.  11  mourut  néanmoins  le  25  janvier  186/i, 
pendant  que  nous  étions  dans  la  capitale  du  royaume,  et  sa  mort  fut  occa- 
sionnée par  un  accès  de  fureur,  ce  qui  n'est  pas  très  rare  dans  ces  pays  à 
haute  température.  Depuis  longues  années,  il  avait  la  souveraineté  vir- 


UNE    MISSION   EN   DAHOMEY.  79 

luelle,  sinon  nominale,  d'un  village  appelé  Kutunun,  petit  poste  de  l'inté- 
rieur très  convoité  en  dernier  lieu  par  les  nouveaux  protecteurs  de  Porto- 
Novo.  Ceux-ci  employèrent  si  bien  leurs  dollars  que  le  roi,  dépêchant  sa 
canne  (1)  à  M.  Martinez,  avisa  «  son  ami  »  de  la  prochaine  arrivée  d'un 
autre  blanc  désormais  admis  aux  mêmes  droits  et  investi  des  mêmes  pou- 
voirs. En  écoutant  ce  décret  fatal,  qui,  sous  prétexte  de  lui  donner  un 
collègue,  lui  enlevait  en  réalité  la  couronne,  le  roitelet  dépossédé  roulait 
des  yeux  hagards  et  perdit  tout  d'abord  contenance;  puis,  lorsqu'il  eut  pu 
apprécier  la  portée  de  cette  combinaison  machiavélique,  il  se  prit  à  trem- 
bler de  la  tête  aux  pieds.  Un  évanouissement  fut  la  suite  de  cette  forte 
émotion,  et  le  soir  même  il  succomba,  probablement  à  une  attaque  d'apo- 
plexie. 

«M.  Martinez,  étant  un  des  caboceers  (2)  du  Dahomey,  avait  droit  au 
parasol,  au  fauteuil  et  autres  insignes  de  ce  rang.  Il  a  souvent  répété  dans 
ses  dernières  années,  —  ce  qu'ont  pu  dire  avant  lui  bien  des  gens,  sans 
compter  ceux  qui  le  diront  après  nous,  —  «  qu'il  avait  connu  trop  tard  le 
naturel  africain.  »  En  vertu  du  droit  d'aubaine  que  le  roi  revendique  sur 
tous  les  biens  de  ses  sujets  décédés,  les  clés  de  la  maison  Martinez  furent 
saisies  aussitôt  après  la  mort  du  propriétaire  par  le  vice-roi  de  "Whydah, 
nonobstant  l'existence  d'une  nombreuse  famille,  issue  tout  entière  des  rap- 
ports du  défunt  avec  les  femmes  indigènes.  Son  fils  aîné,  Domingo-Raphaël 
Martinez,  n'a  guère  plus  de  vingt  ans.  L'anglais  et  le  français  lui  étant  fa- 
miliers, on  ne  peut  pas  le  regarder  comme  absolument  dépourvu  d'éduca- 
tion, bien  que  son  père  ait  dû  le  tenir  aux  fers  plusieurs  années  de  suite 
pour  le  corriger  de  son  penchant  à  jouer  du  couteau.  Il  serait  à  souhaiter 
pour  cet  héritier  du  sang  que  son  auteur  ait  laissé  quelques  fonds  à  Bahia 
dans  les  mains  de  ses  consignataires  habituels. 

«Le  commerce  des  esclaves  {slaving  interest)  a  fait  une  perte  sensible 
dans  la  personne  de  M.  Martinez,  qui  avait  d'ailleurs  ses  bons  côtés.  Les 
Anglais  par  exemple,  dont  l'hostilité  persistante  aurait  pu  l'irriter,  n'eu- 
rent jamais  qu'à  se  louer  de  sa  courtoisie  hospitalière.  De  plus,  comme  da 
Souza,  le  premier  chacha  ou  contrôleur  du  commerce  (3),  il  était  opposé 

(1)  Ce  symbole  d'autorité  donne  au  messager  qui  en  est  porteur  un  caractère  tout  à 
fait  officiel. 

(2)  Caboceer,  du  mot  portugais  caboceiro ,  équivaut  à  celui  de  capitaine.  C'est  le 
titre  donné  aux  chefs  de  village  et  plus  généralement  aux  fonctionnaires  investis  d'une 
certaine  autorité. 

(3)  Ce  personnage,  dont  parlent  le  commandant  Forbes  {Dahomey  and  the  Daho- 
mans ,  etc.,  t.  I",  p.  196)  et  l'auteur  plus  ou  moins  apocryphe  du  Capilaim  Canot, 
était  parti  de  Rio-Janeiro  en  1810,  non  pas,  comme  disent  les  uns,  par  suite  d'une 
condamnation  politique  ou,  comme  d'autres  l'ont  affirmé,  pour  se  soustraire  au  châ- 
timent qu'une  désertion  militaire  lui  aurait  valu  ;  ce  n'était  qu'un  simple  paysan , 
curieux  de  voir  le  monde.  Il  devint  on  ne  sait  comment  gouverneur  du  fort  portugais 
à  Whydah,  et  fut  ensuite  promu  vers  1843  aux  fonctions  de  chacha,  qui  impliquent  la 
direction  des  affaires  commerciales  traitées  entre  le  roi  du  Dahomey  et  les  négocians 
étrangers.  Son  autorité  supérieure  à  toute  autre,  sauf  à  celle  du  vice-roi,  le  droit  de 
préemption  qu'il  avait  sur  les  marchandises  importées,  le  règlement  des  tarifs  d'o/ca- 
vala  ou  de  douane,  lui  donnèrent  de  merveilleuses  facilités  pour  s'enrichir.  Il  paraît 


80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aux  cruautés  traditionnelles  et  aux  sacrifices  humains.  En  I8Z16 ,  quand  la 
mission  protestante  se  trouvait  à  Badagry  dans  la  situation  la  plus  critique, 
il  lui  vint  amicalement  en  aide,  et  cela  sans  avoir,  en  sa  qualité  de  négrier, 
à  compter  sur  la  moindre  reconnaissance.  Que  la  paix  soit  avec  ses  mânes, 
et  puisse-t-il  ne  pas  descendre  dans  la  «  terre  des  morts  »  hantée  par  les 
âmes  du  Dahomey,  car  je  doute  fort  qu'il  y  fût  reçu  à  bras  ouverts!  » 

Whydah  est  une  agglomération  de  bourgades  divisée,  comme 
autrefois  l'île  de  Malte,  par  nations  distinctes  :  ainsi  au  nord-ouest 
et  à  l'ouest  il  y  a  la  ville  française  [Ahwanjigo  ou  Salam),  placée 
directement  sous  le  contrôle  du  vice-roi;  puis  viennent  la  ville  bré- 
silienne [Ajudo,  Ajîdo  ou  Chacha),  la  ville  anglaise  [Coghagi)^ 
provisoirement  sans  gouverneur,  et  que  le  roi  voulut  confier  à  la 
direction  du  capitaine  Burton,  réduit  faute  d'instructions  suffisantes 
à  décliner  cet  honneur;  enfin  la  ville  portugaise  [Diikomcn),  et  la 
ville  du  marché  {Zobeme),  la  seule  entièrement  peuplée  d'indigènes. 
\  chacune  des  quatre  premières  appartient  un.  «  fort  »  spécial ,  plus 
ou  moins  digne  d'une  pareille  dénomination,  et  dont  les  annales 
se  rattachent  à  l'histoire  de  ce  pays  fréquemment  bouleversé.  La 
forteresse  portugaise  jouit  encore  du  droit  d'asile,  et  les  criminels 
ne  peuvent  y  être  arrêtés  qu'avec  le  consentement  des  mission- 
naires qui  l'occupent.  Le  fort  anglais,  —  distinction  passablement 
déshonorante,  —  est  placé  sous  la  protection  de  deux  fétiches,  Dohen 
et  Ajaruma,  désignés  comme  u  défenseurs  des  hommes  blancs.  » 
Le  fort  français  abrite  le  vicariat  apostolique  de  Dahomey,  dont  la 
direction  spirituelle  est  confiée  à  la  récente  congrégation  des  mis- 
sions africaines  (1).  Quelque  intérêt  néanmoins  qui  se  puisse  atta- 
cher à  ces  avant-postes  de  la  civilisation  européenne,  les  traces  de 
paganisme  ou  pour  mieux  dire  de  fétichisme  qui  frappent  le  regard 
du  voyageur  descendu  sur  cette  terre  lointaine  parlent  bien  plus 
haut  à  notre  curiosité.  Dans  le  bazar  même,  mainte  boutique  est 
entourée  du  zo  vodun,  longue  corde  fabriquée  dans  le  pays  et  à  la- 
quelle, de  six  en  six  mètres,  sont  attachées  de  larges  feuilles  sèches. 
C'est  un  préservatif  contre  ^incendie.  Ne  le  confondons  pas  avec 
Yazan ,  guirlande  fabriquée  avec  les  feuilles  mortes  du  palmier  ;  ce 
talisman  met  à  l'abri  de  toute  sorcellerie  l'homme  qui  le  porte  en 
collier.  Devant  les  habitations,  sentinelle  protectrice,  on  trouve  le 
vo-sisa,  espèce  d'épouvantail  que  forme  un  bâton  surmonté  d'une 
vieille  calebasse  vide,  et  revêtu  d'herbes  sèches,  de  feuilles  de  paï- 
en avoir  profité  largement,  et  pratiquait  du  reste  sur  une  grande  échelle  les  vertus 
iiospitalières  que  le  capitaine  Burton  semble  priser  avant  tout. 

(1)  La  maison  mère  est  h  Lyon,  où  réside  le  supérieur  général,  M.  l'abbé  Planque,  de 
Lille.  Le  vicariat  de  Whydali  comptait  en  18G4  quatre  prêtres  français  et  un  espagnol, 
plus  un  frère  mineur  sur  le  point  de  repasser  en  France  pour  y  solliciter  l'ordination. 


UNE   MISSION    EN   DAHOMEY.  81 

mier,  de  plumes  de  volailles  et  de  coquillages  marins.  Ce  débris  de 
vase,  placé  au  seuil  des  portes  et  que  les  femmes  viennent  remplir 
soir  et  matin  de  maïs  cuit  et  d'huile  de  palme,  c'est  le  «  plat  du  dia- 
ble »  {legba'gban),  qu'on  garnit  ainsi  au  profit  des  vautours  noirs  (1), 
spécialement  et  uniquement  chargés  du  nettoyage  des  rues.  Sous 
un  temple  nain  recouvert  de  chaume,  le  legba  lui-môme  offre  sa 
hideuse  image.  Accroupi  sur  ses  pieds  énormes ,  il  a  les  bras  plus 
longs  que  ceux  d'un  gorille;  sa  tête,  modelée  dans  une  argile  rou- 
geâtre  ou  grossièrement  taillée  dans  quelque  bloc  de  bois,  affecte 
une  forme  conique  ;  son  nez  est  un  paquet  de  terre  glaise,  sa  bouche 
une  large  baie  pratiquée  de  l'une  à  l'autre  oreille;  ses  yeux  et  ses 
dents  sont  des  coquillages  incrustés  ou  des  plaques  de  peinture 
blanche.  Il  arrive  fréquemment  que  l'idole  tombe  en  poussière,  mais 
nul  n'ose  y  porter  une  main  sacrilège,  et  devant  ce  qui  reste  de 
cette  image  vaine  la  superstition  trouve  encore  moyen  de  trem- 
bler. «  Différent  à  cet  égard  du  Pan  classique  et  du  dieu  de  Lamp- 
saque,  le  legba  prend  quelquefois,  exagérés  de  la  façon  la  plus 
grotesque,  les  attributs  féminins;  mais  l'idée  fondamentale  du  culte 
rendu  à  ces  trois  divinités  est  évidemment  la  même.  Quant  aux  rites 
habituels,  ils  consistent  principalement  en  fomentations  d'huile  de 
palme  pratiquées  sur  ce  qui  caractérise  particulièrement  le  sexe  du 
dieu  ou  de  la  déesse.  » 

Au  nord  de  la  forteresse  anglaise,  et  par-delà  une  place  carrée 
où  le  monarque  a  fait  construire  un  vaste  hangar  destiné  aux  exer- 
cices et  aux  réunions  de  sa  «  garde  bleue,  »  un  bosquet  circulaire 
composé  d'arbres  géans  dresse  ses  sombres  massifs.  C'est  vers 
l'extrémité  orientale  de  ce  bosquet  qu'il  faut,  avec  quelque  soin , 
chercher  le  temple  des  danghbive  ou  des  serpens  boas.  M.  Burton 
décrit  ainsi  ce  curieux  monument  de  l'ophiolâtrie  dahoraienne  : 

«  Ce  n'est  qu'une  petite  hutte  ronde  en  argile  dont  les  murs  épais  sou- 
tiennent une  toiture  de  chaume  en  forme  d'éteignoir.  Deux  entrées  sans 
portes,  qui  se  font  face  l'une  à  l'autre,  mènent  à  une  aire  de  sol  battu  sur 
laquelle  on  n'aperçoit  qu'un  panier  et  un  balai.  A  l'intérieur  et  à  l'exté- 
rieur, l'édifice  est  très  sommairement  blanchi,  et  quand  je  le  vis  pour  la 
dernière  fois,  une  main  peu  exercée  avait  peint  à  fresque,  sur  la  gauche 
de  l'entrée  principale,  un  vaisseau  voguant  à  toutes  voiles.  Trois  grandes 
perches,  fixées  en  terre  à  peu  de  distance,  supportaient  autant  de  petites 
flammes,  rouge,  blanche  et  bleue. 

«  Ledanhgbvve  est  adoré  ici  comme  le  singe  aux  environs  d'Accara  et  de 
Wuru,  le  léopard  près  d'Agbomé,  l'iguane  à  Bénin,  le  crocodile  à  Savi,  Ba- 
dagry  et  Porto-Seguro.  Ce  reptile  est  un  python  de  dimensions  ordinaires, 
à  peau  brune  rayée  de  blanc  et  de  jaune  ;  pas  un  de  ceux  que  j'ai  vus  ne 

(1)  Percnopter  niger;  —  le  nom  local  est  akrasu. 

TOME  LVl.  —  1865.  6 


82  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

me  paraissait  avoir  plus  de  cinq  pieds.  L'étroitesse  du  cou,  la  tête  qui  s'ef- 
file comme  celle  de  l'anvoie  (1),  le  distinguent  des  espèces  dangereuses;  les 
nègres  vont  jusqu'à  dire  que  sa  morsure  est  un  préservatif  contre  le  venin 
des  autres  serpens,  et  on  l'apprivoise  en  le  maniant  sans  cesse.  M.  Vallon  (2) 
en  a  vu  jusqu'à  cent,  dont  quelques-uns  longs  de  dix  pieds,  et  affirme  qu'ils 
ne  mordent  jamais,  tandis  que  bien  au  contraire  ils  ne  cessent  de  grignoter 
à  l'instar  des  rats.  Je  comptai  jusqu'à  sept  de  ces  agréables  divinités,  y 
compris  une  d'elles  qui  faisait  peau  neuve  ;  toutes  reposaient  sur  l'épais- 
seur du  mur  de  terre,  à  l'endroit  où  il  rejoint  le  chaume  intérieur.  Il 
leur  arrive  souvent  de  vagabonder  la  nuit,  et  pendant  que  je  prenais  une 
esquisse  du  temple,  je  vis  rapporter  dans  les  bras  d'un  nègre  un  de  ces 
coureurs  nocturnes  qui  s'était  égaré.  L'horrible  bête,  enroulée  autour  de 
son  cou,  avait  l'air  d'un  de  ces  cobras  apprivoisés  par  les  jongleurs  de  l'Inde 
ou  de  l'Algérie.  Avant  de  le  remettre  en  place,  le  nègre  frotta  sa  main  droite 
sur  le  sol  et  saupoudra  sa  tête  de  sable ,  ainsi  que  font  les  courtisans  age- 
nouillés devant  le  monarque.  Tout  autre  serpent  peut  être  mis  à  mort  et 
promené  ensuite  par  la  ville  sans  provoquer  le  moindre  émoi;  mais  un 
étranger  qui  toucherait  au  danhgbwe  doit  s'attendre  à  maints  palavers  (3), 
qui  toutefois,  à  l'heure  présente,  se  résoudront  en  quelque  amende.  Jadis 
on  punissait  du  dernier  supplice  l'assassinat  d'un  de  ces  reptiles,  et  main- 
tenant encore,  si  on  se  permet  d'en  médire  ou  de  les  railler,  il  est  des  gens 
sérieux  qui  prennent  la  fuite  en  se  bouchant  les  oreilles. 

«  Le  châtiment  encouru  aujourd'hui  par  celui  des  indigènes  qui ,  même 
accidentellement,  priverait  de  la  vie  un  de  ces  animaux  vénérés  n'est  que  le 
simulacre  de  l'horrible  mort  qu'on  lui  infligeait  autrefois.  Comme  les  sala- 
mandres qu'on  montrait  à  l'ancien  Vauxhall,  on  le  place  dans  un  trou  sur 
lequel  on  bâtit  une  espèce  de  hutte  avec  des  fagots  secs  mêlés  de  foin,  et 
sur  lesquels  on  verse  de  l'huile  de  palme.  On  y  met  le  feu,  et  c'est  au  con- 
damné de  gagner  alors,  aussi  vite  qu'il  peut,  le  cours  d'eau  le  plus  voisin; 
en  attendant,  et  sur  toute  la  route,  il  est  impitoyablement  relancé  par  les 
danhgbweno  (ou  prêtres-fétiches)  qui  lui  envoient  à  l'envi  des  coups  de 
bâton  et  des  mottes  de  terre.  Il  arrive  souvent  que  le  malheureux  reste 
sur  place,  complètement  assommé.  Il  faut  donc,  pour  effacer  le  crime  com- 
mis en  tuant  le  dieu,  un  double  baptême  de  feu  et  d'eau,  sans  parler  de  la 
troisième  épreuve  que  je  viens  de  décrire.  Le  chef  de  la  famille  Souza,  par 
un  adroit  stratagème,  a  dérobé  mainte  victime  à  la  férocité  des  prêtres. 
Ses  nombreux  esclaves  avaient  ordre  d'entourer  le  déicide,  et,  tout  en  fei- 
gnant de  le  pousser  ou  de  le  battre,  ils  le  protégeaient  en  réalité  contre  des 
mauvais  traitemens  plus  sérieux  :  pieuse  fraude  où  l'implacable  négrier  se 
montre  à  nous  sous  l'aspect  du  «  bon  Samaritain  !  » 

«  Ce  n'est  pas  seulement  à  Wliydah,  mais  sur  plusieurs  autres  points  des 
côtes  africaines,  que  le  serpent  reçoit  ainsi  les  honneurs  divins.  Les  Popos, 
les  Nimbi  de  la  baie  de  Biafra,  sont  à  cet  égard  tout  aussi  superstitieux  que 

(1)  Sorte  de  reptile  aveugle  que  les  savans  désignent  sous  le  nom  de  cœcilia. 

(2)  C'est  le  nom  d'un  lieutenant  de  la  marine  française  qui,  à  deux  reprises  diffé- 
rentes, en  1856  et  1858,  a  visité  Agbomé. 

(3)  Conférences,  enquêtes  administratives,  débats  judiciaires. 


UNE    MISSION   EN   DAHOMEY.  83 

les  habitans  de  Wliydah.  L'origine  de  cette  étrange  religion  doit  remonter 
à  une  époque  lointaine  :  Bosman,  au  commencement  du  siècle  dernier,  en 
parle,  à  peu  de  chose  près,  comme  pourrait  le  faire  un  voyageur  contem- 
porain; elle  s'adapte  d'ailleurs  à  merveille  à  l'épais  matérialisme  de  ces 
races  pour  qui  l'invisible  ne  saurait  exister,  et  chez  lesquelles,  plus  parti- 
culièrement qu'ailleurs,  c'est  «  la  craiute  qui  fait  les  dieux  ». 

Nous  ne  suivrons  pas  l'érudit  voyageur  dans  ses  considérations 
sur  l'ophiolâtrie  des  anciens,  les  psylles  de  Rome,  la  secte  chrétienne 
des  ophites.  Moïse  et  son  serpent  de  bronze,  le  dragon  de  Babylone  et 
le  Thermutis  égyptien.  D'autres  soins  nous  réclament,  car  l'heure  est 
venue  pour  lui  de  quitter  Whydah,  où  il  avait  dû  attendre  l'arrivée 
des  eunuques  [akhosi]  (1)  dépêchés  par  le  roi  pour  servir  de  guides 
au  représentant  de  sa  «  bonne  sœur  »  Victoria.  Huit  autres  grands 
officiers  de  la  couronne  faisaient  partie  de  l'escorte.  Leur  lettre  de 
créance  consistait  en  un  casse-tête  de  fer,  tant  bien  que  mal  façonné, 
dont  l'extrémité  figurait  à  peu  près  une  gueule  de  requin.  Prétextant 
qu'ils  avaient  besoin  de  repos,  ils  firent  perdre  encore  une  semaine 
à  M.  Burton,  qui,  se  lassant  à  la  fin  de  leurs  ajournemens  conti- 
nuels, fixa  lui-même  le  jour  du  départ,  et  les  décida  ainsi  à  se 
mettre  en  route.  Vingt-deux  porteurs,  devançant  la  caravane,  s'é- 
taient déjà  rendus  à  la  première  station  avec  les  bagages  les  plus 
pesans,  et  allaient  être  suivis  de  trente-sept  autres.  Le  service  des 
hamacs  de  voyage,  au  nombre  de  six,  exigeait  trente  hommes  de 
plus  :  total  quatre-vingt-dix-neuf  bouches  à  nourrir,  y  compris  les 
messagers  et  les  guides ,  mais  sans  compter  les  interprètes  et  les 
domestiques  attachés  à  la  personne  du  voyageur. 

Le  convoi,  précédé  de  l'étendard  de  Saint-George,  que  portait  un 
métis  de  la  côte  d'Or,  à  la  fois  tailleur  et  barbier,  s'ébranla  défini- 
tivement le  13  décembre.  Le  révérend  Bernasko,  chef  de  la  mission 
protestante  de  Whydah,  et  un  chirurgien  de  marine,  le  docteur 
Cruikshank,  s'étaient  volontairement  adjoints  au  capitaine  Burton; 
le  premier  traînait  après  lui  quelques-uns  de  ses  catéchumènes, 
affreux  négrillons  esclaves  que  le  roi  lui  avait  donnés  à  convertir.  A 
travers  sables  et  marécages,  prairies  désertes  et  terres  cultivées,  on 
allait  d'étape  en  étape,  recevant  partout  le  même  accueil.  A  Savi, 
ancienne  capitale  du  petit  royaume  de  Whydah  (lorsque  celui-ci  n'a- 
vait pas  encore  été  conquis  par  les  maîtres  du  Dahomey),  à  Savi, 
disons-nous,  comme  dans  la  ville  frontière  d'Allada,  comme  dans 
la  bourgade  la  plus  insignifiante,  la  population  était  sur  pied  tout 
entière,  moins  ceux  que  le  désir  d'assister  aux  «  coutumes  »  avait 
attirés  du  côté  de  la  capitale.  Les  cahoceers  en  habits  de  fête, 

(1)  Akho'si)  mot  à  mot  «  femmes  du  roi.  » 


8â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

installés  dans  leur  fauteuil  officiel  et  sous  le  parasol  symbolique 
qui  les  signale  au  respect  de  la  foule ,  avaient  préparé  les  ra- 
fraîchissemens  et  présens  requis  pour  la  circonstance.  Sur  une 
table  boiteuse,  revêtue  de  calicot  rouge  ou  blanc,  s'étalaient,  à 
côté  d'une  jarre  d'eau  pure  (boisson  qu'on  doit  avaler  la  première), 
une  calebasse  d'huile  de  palme,  un  bol  de  rhum,  d'eau- de- vie  ou 
de  vin  muscat,  des  paniers  d'oranges  et  de  papeaux  (1),  des  fèves, 
des  ignames,  à  côté  de  Vakansan,  ou  «  blanc  de  maïs,  »  qu'on  sert 
entouré  de  feuilles,  et  qui  remplace  le  pain.  Lorsqu'après  force 
complimens  ces  présens  étaient  échangés  de  part  et  d'autre,  — 
c'est-à-dire  quand  u  l'homme  blanc  »  avait  remboursé  en  liqueurs 
spiritueuses  quatre  ou  cinq  fois  la  valeur  des  bagatelles  qu'on  lui 
offrait  avec  une  munificence  dérisoire,  —  les  danses  guerrières  com- 
mençaient au  bruit  d'une  musique  enragée.  Nul  doute  que  ces  pyr- 
rhiques  sauvages  ne  missent  à  une  rude  épreuve  les  yeux  et  les 
oreilles  de  l'infortuné  diplomate.  Il  les  décrit  cependant  avec  la  plus 
minutieuse  et  la  plus  méritoire  exactitude,  entre  autres  celle  qu'il 
appelle  la  decapilation-dance  (autant  vaut  dire  le  ballet  du  coupe- 
tête),  chef-d'œuvre  de  la  chorégraphie  dahomienne.  11  consiste, — 
son  nom  l'indique  assez,  —  à  représenter  aussi  fidèlement  que  pos- 
sible le  triomphe  du  guerrier  qui  décolle  tout  à  loisir  son  ennemi 
hors  de  combat.  Quant  aux  souifrances  que  durent  lui  faire  endurer 
les  chœurs  succédant  aux  chœurs,  les  cymbales,  les  cloches,  les 
tamtams  alternant  avec  l'éclat  des  voix  stridentes  et  le  roulement 
assourdissant  des  tambours,  c'est  à  peine  si  M.  Burton  ose  y  faire 
de  temps  à  autre  quelques  lointaines  allusions,  où  il  trouve  moyen, 
—  épigramme  sanglante,  —  de  glisser  le  nom  du  maestro  Yerdi. 

Après  quatre  journées  de  marche,  le  voyageur  rencontra  ces  ma- 
rais d'Agrimé  qui,  de  loin,  lui  semblaient  si  terribles,  et  qui,  placés 
à  la  frontière  nord  du  royaume  d'Allada  comme  un  infranchissable 
rempart,  servirent  longtemps  à  le  préserver  des  invasions  daho- 
miennes.  Ici  le  hamac  devenait  inutile.  Ce  véhicule,  presque  tou- 
jours incommode,  exige  chez  les  nègres  qui  vous  portent  sur  leurs 
têtes,  non  sur  leurs  épaules,  un  équilibre,  une  sûreté  de  marche 
qu'ils  ne  sauraient  garder  quand,  au  lieu  de  la  terre  ferme,  ils  ont 
sous  les  pieds  une  boue  molle  et  glissante.  Il  fallut  donc,  un  bâlon 
à  la  main,  suivre  l'étroite  et  sinueuse  chaussée  que  fit  construire 
jadis  (de  1774  à  1789)  le  sixième  roi  de  la  dynastie  actuelle  ('2).  En 
somme  néanmoins,  la  traversée  eut  lieu  sans  des  difficultés  exces- 
sives, et  le  plus  fâcheux  souvenir  de  ce  passage  à  travers  les  fanges 


(1)  Fruits  du  papayer. 

(2)  Sin-Mcnken,  que  les  historiens  du  Dahomey  ont  appelé  jusqu'ici  Adhoazou  II. 


.    UNE    MISSION  EN    DAHOMEY.  85 

de  la  «  Forêt  terrible  (1)  »  est  encore  l'odeur  de  la  grosse  fourmi 
noire  «  qui  éveille  l'idée  d'un  cadavre  caché  derrière  chaque  arbre.  » 
C'est  à  l'issue  de  ces  marais  maudits  que  se  trouve,  à  proprement 
parler,  la  limite  de  la  côte  africaine;  les  terres  s'élèvent  dans  la  di- 
rection du  nord  et  vont  aboutir  à  ces  montagnes  Kong  où,  sur  quel- 
ques indices  recueillis  à  la  légère,  on  a  signalé  l'existence  d'une  Ca- 
lifornie encore  inconnue.  Ce  serait  même,  dit-on,  pour  interdire  ces 
placers  à  l'industrie  européenne  que  les  deux  derniers  rois  du  Da- 
homey ont  si  strictement  barré  le  passage  aux  voyageurs  qui  vou- 
laient pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays;  mais  une  telle  hypothèse 
ne  résiste  pas  à  l'examen,  car  il  serait  difficile  de  s'expliquer  pour- 
quoi les  indigènes,  qui  connaissent  fort  bien  la  valeur  de  l'or,  né- 
gligeraient d'exploiter  eux-mêmes  ces  richesses  qu'ils  auraient 
voulu  soustraire  à  l'avidité  de  leurs  hôtes  (2). 

Parvenu  dans  le  village  d'Agrimé,  le  convoi  y  trouva  l'ordre  de 
faire  halte  jusqu'au  lendemain  dans  une  espèce  de  «  palais  »  où  le 
monarque  avait  récemment  fait  construire  un  pavillon  à  l'usage 
des  voyageurs  blancs.  C'est  là  qu'après  une  nuit  donnée  au  repos, 
le  capitaine  Burton  vit  arriver  à  grand  bruit,  dans  la  soirée  du 
18  décembre,  un  détachement  de  la  «  garde  bleue  »  qui  venait  le 
chercher  pour  le  conduire  à  Kana,  où  le  roi  se  trouvait  momenta- 
nément en  villégiature.  Lorsque  les  Ffons  s'étendirent  au-delà  de 
leurs  frontières  primitives,  Kana  fut  leur  première  conquête.  Ils  l'en- 
levèrent à  la  tribu  guerrière  des  Oyos,  et  Gezo,  fier  de  sa  victoire, 
voulut  en  perpétuer  le  souvenir  par  des  sacrifices  humains  qui  s'y 
renouvellent  encore  chaque  année.  Ce  Versailles,  ce  Compiègne  des 
rois  de  Dahomey,  fort  déchu  de  son  ancienne  importance,  ne  compte 
plus  guère  que  quatre  mille  habitans  à  demeure  fixe;  mais  la  vallée 
profonde  dont  il  occupe  une  des  extrémités  contraste  heureusement 
par  ses  rians  aspects  avec  les  forêts  ténébreuses ,  les  marécages  in- 
fects, les  herbages  abandonnés  que  le  voyageur  vient  de  traver- 
ser. Aussi  des  Français  ont-ils  assimilé  Kana  aux  plus  charmans 
villages  de  la  Provence,  et  il  s'est  trouvé  des  enthousiastes  à  qui  ses 
plantations  de  maïs  et  de  cassave,  ses  bosquets  de  calebassiers  et 
de  cotonniers,  l'herbe  drue  de  ses  grands  plateaux  couronnés  de 
forêts  gigantesques,  ont  rappelé  les  cultures  les  plus  perfectionnées 

(1)  Dismal  Forest,  nom  donné  par  les  anciens  voyageurs  anglais  aux  bois  marécageux 
d'Agrimé. 

('2)  D'après  une  assertion  du  lieutenant  Vallon,  révoquée  en  doute  par  le  capitaine 
Burton,  le  roi  Gezo,  prédécesseur  du  souverain  actuel,  se  déclarait  possesseur  de  mines 
d'or,  ajoutant  qu'il  préférait  la  monnaie  caurie,  «  qui  ne  se  prête  pas  à  la  falsification 
et  ne  permet  à  personne  de  cacher  sa  richesse.  »  Nonobstant  cette  façon  de  voir,  le  roi 
de  Dahomey  accapare  de  son  mieux  les  doublons  apportés  dans  le  pays  pour  les  besoins 
de  la  traite. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  l'empire  chinois.  Tout  cela  pouvait  être  vrai  jadis  et  ne  l'est  plus 
aujourd'hui.  Une  tyrannie  stupide,  qui  voit  la  sécurité  du  monarque 
dans  l'appauvrissement  des  sujets  et  sa  grandeur  dans  les  vexations 
gratuites  qu'il  leur  impose,  efface  peu  à  peu  tout  vestige  de  la  pros- 
périté agricole  qui  llorissait  dans  cette  heureuse  vallée.  Restent  les 
inconvéniens  du  site,  qui  tiennent  à  l'humidité  des  bas-fonds,  à  la 
chaleur  malsaine  de  l'atmosphère,  aux  influences  fiévreuses  qui 
prédominent  durant  la  saison  des  pluies. 

Le  capitaine  Burton,  installé  dans  la  maison  de  l'hôte  assigné  aux 
voyageurs  anglais,  reçut  le  lendemain  matin  la  visite  de  cet  impor- 
tant personnage,  à  la  fois  médecin  en  chef  et  archi-sorcier  du  sou- 
verain. L'audience  de  réception  était  fixée  pour  le  jour  même,  et 
l'obligeant  Buko-No-Uro  se  hâtait  d'en  prévenir  le  capitaine;  mais 
cet  empressement  cachait  le  désir  de  savoir  d'avance  sur  quels  pré- 
sens le  prince  pouvait  compter,  et  de  s'assurer  si  le  fameux  atte- 
lage arrivait  ou  non  ;  il  s'agissait  aussi  de  tout  combiner  pour  que 
l'hôte  du  monarque  fût  rendu  de  bonne  heure  devant  le  palais,  afin 
de  lui  faire  faire  antichambre  le  plus  longtemps  possible,  car  c'est 
là  une  tactique  familière  à  ces  roitelets  africains,  qui  prétendent 
ainsi  rehausser  le  prestige  de  leur  puissance  et  montrer  à  quel 
point  ils  sont  redoutés  de  tous.  Trop  délié,  trop  expert  en  finesses 
diplomatiques  pour  ne  pas  comprendre  le  but  d'une  pareille  exi- 
gence, l'agent  de  lord  John  Russell  ne  crut  pas  cependant  devoir 
s'y  soustraire,  et  se  laissa  conduire  une  bonne  heure  trop  tôt  sur 
l'espèce  de  place  où  il  devait  assister  au  défilé  des  caboceers^  pré- 
liminaire indispensable  de  la  cérémonie  qui  allait  suivre.  Avant  que 
la  fête  ne  commençât,  et  pour  faire  prendre  patience  au  diplomate, 
le  roi  lui  avait  envoyé  d'abord  une  ample  provision  de  liqueurs 
fortes,  puis  une  demi-douzaine  de  klans  (bouffons -sorciers  ou 
griottes)  chargés  de  le  distraire  par  leurs  monotones  facéties  et 
leurs  grimaces  hideuses.  Enfin  le  signal  est  donné;  un  bruit  de 
voix  s'élève,  les  tambours  et  les  crécelles  résonnent  à  l'envi;  les 
chefs  paraissent  à  l'ombre  de  leurs  parasols  blancs  ou  armoriés, 
leurs  tabourets  sur  le  dos,  le  front  orné  de  cornes  en  fer  étamé  re- 
tenues par  une  étroite  lanière.  Devant  eux  marche  un  frère  utérin 
du  roi  qui  a  débuté  par  trois  toasts  à  la  santé  de  son  souverain  :  les 
uns  arrivent  à  califourchon  sur  de  misérables  rosses,  et  soutenus  à 
droite  et  à  gauche  par  deux  subalternes;  les  autres,  en  tête  de  leurs 
soldats,  leur  donnent  le  branle  et  se  déhanchent  en  cadence.  Ce- 
lui-ci décharge  sa  carabine,  celui-là  brandit  son  chapeau  de  feutre. 
A  des  drapeaux  de  fantaisie,  généralement  décorés  des  plus  sinis- 
tres emblèmes,  —  couteaux  sanglans,  têtes  coupées,  —  se  mêlent 
Vunion-jack  et  le  drapeau  de  la  France.  Les  achi  (porte-baïon- 


UNE    MISSION    EN   DAHOMEY.  87 

nettes)  se  reconnaissent  à  leurs  bonnets  pointus  en  drap  bleu,  sur 
lesquels  un  œil  est  figuré;  les  carabiniers  se  distinguent  par  leurs 
têtes  demi-rasées  qui  les  désignent  comme  esclaves  du  palais;  les 
ahanjito  (bardes  ou  poètes)  agitent  leurs  chasse -mouches,  faits 
d'une  queue  de  cheval  emmanchée  dans  un  os  de  mort.  L'artillerie 
ferme  la  marche  avec  les  agbàryà  (soldats  du  train),  robustes  gail- 
lards sur  les  épaules  desquels  un  pierrier  de  bord  ,  une  lourde  es- 
pingole,  ne  sont  pas  de  trop.  N'oublions  pas,  en  guise  d'étendard, 
huit  crânes  humains  placés  dans  des  corbeilles  de  bois  à  l'extrémité 
de  longues  perches. 

Les  manœuvres  et  les  évolutions  se  succèdent  jusqu'au  moment 
où  le  cortège  se  forme  pour  se  rendre  au  palais.  La  canne  du  roi, 
confiée  à  trois  eunuques,  précède  les  trois  voyageurs  et  leur  suite. 
Le  reste  marche  en  ordre  rigoureux,  les  plus  jeunes  prenant  le  pas 
sur  les  anciens.  Un  consistoire  de  prêtres-fétiches,  une  congrégation 
de  saintes  femmes  décemment  vêtues,  couronnées  de  fleurs  et  por- 
tant des  colliers  de  caurîes,  attendent  la  procession  sur  VAkohera 
(marché  de  l'est)  pour  se  diriger  vers  la  demeure  royale.  Cette  de- 
meure, —  elles  sont  toutes  construites  sur  un  plan  à  peu  près  iden- 
tique, —  se  compose  d'un  vaste  enclos  aux  murailles  duquel  s'ap- 
puient des  hangars  longs  de  cent  pieds,  soutenus  par  une  charpente 
à  claire-voie.  Chaque  porte  (il  y  en  a  huit  ou  dix)  est  gardée  par 
un  capitaine  assis  dans  son  fauteuil  et  par  des  soldats  accroupis  sur 
le  sol.  Pas  une  amazone  encore  ne  s'est  montrée,  pas  une  de  ces 
guerrières  que  le  Dahomey  seul  met  en  ligne  à  l'heure  présente. 
Une  consigne  rigoureuse  retient  ces  royales  épouses  dans  les  cours 
intérieures.  Pendant  que  le  roi  se  fait  attendre,  le  capitaine  passe 
en  revue  l'un  après  l'autre  les  grands  fonctionnaires  de  l'état.  Les 
offices  civils  et  les  grades  militaires  se  confondent  ici  par  la  raison 
très  simple  que  la  nation  entière  est  une  armée.  Ainsi  l'aile  droite, 
la  première  des  deux  divisions  (mâles),  est  commandée  par  le  min- 
gan,  qui  dispose,  après  le  monarque,  de  l'autorité  civile  ou  politi- 
que, et  se  trouve,  comme  chef  de  la  police,  l'organe  du  peuple 
vis-à-vis  du  souverain.  Il  cumule  avec  ces  belles  attributions  le 
rôle  de  menwu-to  (tueur  d'hommes),  c'est-à-dire  d'exécuteur  des 
hautes-œuvres;  mais  les  condamnés  d'élite  ont  seuls  le  privilège 
de  périr  par  ses  mains.  Une  autre  particularité  curieuse  de  cette 
hiérarchie  sauvage  est  le  dédoublement  de  tous  les  emplois.  Chaque 
titulaire,  ordinairement  chargé  d'années,  a  pour  suppléant  au  be- 
soin, dans  tous  les  cas  pour  espion,  un  acolyte  plus  jeune  et  plus 
actif  entre  les  mains  de  qui  se  concentre  souvent  le  pouvoir  réel, 
bien  que  son  collègue  à  cheveux  blancs  paraisse  investi  d'une  in- 
fluence plus  haute  et  d'une  responsabilité  plus  directe.  Le  min- 


88  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

gan  par  exemple  est  doublé  d'un  adonejan;  le  meu,  premier  mi- 
nistre, commandant  de  l'aile  gauche,  et  qui  est  l'organe  officiel  du 
roi  parlant  à  son  peuple,  peut  être  remplacé  par  un  lieutenant  ap- 
pelé bi-wan-ton.  L'armée  féminine  est  organisée  d'après  les  mêmes 
principes.  Répartie  comme  l'autre  en  deux  divisions,  elle  est  com- 
mandée aussi  par  une  double  série  d'officiers. 

Mais  le  moment  approche  où  le  roi  va  faire  son  apparition.  Au 
milieu  de  la  cour,  dans  laquelle  l'envoyé  anglais  a  reçu  l'autorisa- 
tion de  pénétrer,  et  sur  une  couche  circulaire  de  silex  pilé,  dis- 
posée tout  exprès  pour  eux,  les  ministres  dahomiens  se  sont  pros- 
ternés en  poussant  des  soupirs  contenus  qui  doivent  révéler  la  pré- 
sence d'un  étranger  parmi  les  hôtes  du  palais.  Le  capitaine  Burton, 
chapeau  bas,  s'incline  à  quatre  reprises  différentes  ^^ers  un  per- 
sonnage vaguement  entrevu  dans  l'ombre  projetée  par  un  toit  de 
chaume.  Ce  personnage,  c'est  Gelele  (fils  de  Gezo),  que  ses  sujets 
désignent  aussi  sous  le  nom  de  Bahomey-dadda,  le  grand-père  du 
Dahomey. 

«  Dans  la  pleine  vigueur  de  l'âge,  à  ce  moment  de  la  vie  où  la  taille  n'a 
pas  encore  épaissi  au  détriment  des  jambes,  qui  diminuent,  cet  homme  a 
bien  toute  la  mine  d'un  roi  nègre,  dont  le  cœur  ne  s'attendrit  guère  et  dont 
la  tête  faiblit  rarement.  C'est  le  jcâXXio-r&ç  àvYÎp  de  cette  iliade  noire,  un 
athlète  de  six  pieds  au  moins,  svelte,  agile,  buste  large  et  flancs  évidés.  Le 
crâne  est  rond,  bien  assis.  Une  légère  calvitie  se  manifeste  au  sommet  de 
la  tête,  et,  sur  la  place  que  les  phrénologues  assignent  aux  organes  de  la 
prudence,  deux  touffes  de  cheveux  disposées  en  cocardes  sont  prêtes  à  rece- 
voir les  grains  de  corail,  les  petits  cônes  de  bronze  ou  d'argent  qui  servent 
ici  de  parure.  Les  sourcils  sont  rares,  la  barbe  est  clair-semée  ;  la  mâ- 
choire un  peu  forte  nuit  à  la  régularité  de  l'ovale.  La  physionomie  est 
dure,  quoique  franche,  mais  n'a  rien  de  trop  désagréable  quand  un  sourire 
vient  l'éclairer.  Le  roi  laisse  croître  ses  ongles,  qui  deviennent  aussi  longs 
que  ceux  d'un  mandarin;  comme  tous  ses  pareils,  il  tient  à  prouver  qu'il 
se  nourrit  de  viande  et  non  pas  de  légumes  ou  de  fruits  «à  l'instar  des  sin- 
ges.» Les  dents  sont  saines,  bien  qu'un  peu  noircies  par  le  tabac;  les  pau- 
pières sont  enflammées,  les  yeux  fatigués;  on  y  remarque  un  épaississement 
de  la  cornée  qui  pourrait  bien  aboutir  à  une  cécité  complète.  Le  rhum  n'est 
pas  responsable  de  ce  fâcheux  symptôme,  car  le  roi  n'abuse  pas  des  boissons 
fortes;  la  bière  et  le  vin  sont  ses  liqueurs  favorites.  L'éclat  du  soleil  natal, 
les  vents  secs  qu'on  appelle  harmallans,  les  réceptions  interminables,  l'usage 
excessif  de  la  pipe,  voilà  les  causes  réelles  de  ce  germe  d'infirmité  qu'a  pu 
favoriser  aussi  le  culte  trop  assidu  de  la  déesse  Vénus.  Le  nez  est  décidé- 
ment retroussé,  quasi-nègre,  anti-aquilin,  pas  trop  écrasé  cependant,  ni 
totalement  dénué  de  parois  intérieures...  La  petite  vérole,  fléau  du  pays, 
n'a  pas  épargné  le  souverain;  mais  il  n'a  d'autres  tatouages  que  trois  pe- 
tits coups  de  lancette  parallèles  et  perpendiculaires,  plus  voisins  du  cuir 


UNE    MISSIOIS    EN    DAHOMEY.  89 

chevelu  que  des  sourcils,  et  dont  la  trace  subsiste  au-dessus  de  l'endroit 
où  ces  derniers  rencontrent  les  muscles  zygomatiques.  » 

Après  le  signalement,  voici  le  costume  :  un  chapeau  de  paille 
très  bas  entouré  d'un  ruban  de  velours  rouge;  sur  la  poitrine 
royale,  retenues  par  un  fil  solide,  une  incisive  humaine,  fétiche  qui 
préserve  de  tout  mal,  et  une  graine  bleue  de  peu  de  valeur;  point 
de  ces  bracelets  d'argent  [bonugan-ton)  comme  en  portent  les  ca- 
boceers  par-dessus  les  manches  de  leurs  paletots  râpés,  mais  au 
bras  droit  un  étroit  anneau  de  fer  [abngnn)  et  cinq  au  bras  gau- 
che, celui  qu'on  oppose  au  tranchant  d'une  épée  menaçante;  une 
espèce  de  tunique  flottante  en  étoffe  blanche  à  bordure  de  moire 
verte;  enfin  des  caleçons  de  soie  rouge  à  fleurs  descendant  à  mi- 
jambes,  et  des  sandales  mauresques  brodées  en  fil  d'or,  magnifi- 
cence exceptionnelle,  mais  facile  à  s'expliquer  si  l'on  songe  que  la 
chaussure  est  un  des  emblèmes  de  la  royauté  dans  les  pays  ou 
tout  le  monde  va  pieds  nus. 

Un  groupe  d'épouses  royales  (sans  armes  celles-ci)  sont  rangées 
en  demi-cercle  sur  l'estrade  où  elles  trônent.  Pas  une  d'elles  n'ose 
quitter  des  yeux  son  maître  et  seigneur.  Quelques  amazones  sont 
au  dehors  assises  sur  des  tabourets  ou  simplement  accroupies  à 
terre.  Par  les  interstices  de  la  charpente,  on  aperçoit  de  jeunes 
curieuses  qui,  se  croyant  invisibles,  lorgnent  et  chuchotent;  mais, 
hélas!  entre  toutes  ces  faces  bronzées  on  chercherait  en  vain  quel- 
que minois  passable,  et  personne  ne  tourne  les  yeux  de  ce  côté.  En 
revanche,  si  sa  majesté  dahomienne  vient  à  éternuer,  l'assistance, 
par  un  mouvement  unanime,  se  précipite  à  genoux  et  du  front  tou- 
che le  sol;  si  elle  demande  à  boire,  une  bénédiction  part  de  toutes 
les  lèvres.  Pour  peu  qu'il  soit  requis,  un  crachoir  de  plaqué,  — jadis 
il  était  d'or,  —  se  présente  à  distance  convenable.  Tout  à  coup  le 
roi,  tournant  le  dos  à  ses  hôtes,  parut  vouloir  se  soustraire  pour  un 
motif  quelconque  aune  curiosité  gênante.  «  Aussitôt,  dit  M,  Burton, 
un  rideau  de  calicot  blanc  fut  étendu  entre  lui  et  l'assistance  ;  là- 
dessus  amazones  de  sonner  la  cloche,  crécelles  [kra-kra)  de  re- 
tentir; les  fusils  partent  d'eux-mêmes,  les  ministres  applaudissent 
en  frappant  des  mains  ;  les  simples  spectateurs  lancent  au  ciel  des 
po-o~o  (1)  tumultueux;  les  gens  assis  se  détournent  et  se  jettent  à 
plat  ventre,  les  gens  debout  font  volte-face,  et,  se  dandinant  comme 
des  ours,  agitent  leurs  mains  avec  des  mouvemens  de  chien  qui 
nage...  » 

Une  simple  palissade,  —  infranchissable  de  par  la  loi,  —  sépare 

(1)  Po-o-o,  pour  hleo,  ce  qui,  selon  M.  Burton,  veut  dire  «  à  votre  aise!  »  Nous 
aimons  à  penser  que  la  traduction  est  exacte. 


90  IIEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  deux  cours  où  manœuvrent  l'armée  des  hommes  et  celle  des 
femmes.  A  l'entrée  de  la  seconde  cour,  on  rencontre  la  kliatwi- 
gan  (1),  capitaine  des  gardes  du  roi  Gezo,  gardes-femmes  qui  pas- 
sent encore  aujourd'hui  pour  les  «  enfans  perdus  »  de  la  seconde 
armée  daliomienne.  Le  casque  de  cette  guerrière  émérite  «  rappelle 
par  sa  forme  le  bonnet  d'une  cuisinière  française;  »  il  faut  seule- 
ment y  ajouter  un  dessous  rose  et  de  chaque  côté  un  crocodile  en 
application  de  drap  bleu,  le  tout  fixé  par  une  paire  de  cornes  en 
fer-blanc  et  une  mince  courroie.  Mille  amazones  tout  au  plus  étaient 
réunies  sous  ses  ordres,  le  reste  ayant  eu  mission  d'aller  surprendre 
et  saccager  un  village  rebelle.  Leur  costume,  parfaitement  conve- 
nable d'ailleurs,  ne  manque  pas  d'élégance  :  un  filet  blanc  ou  bleu 
maintient  la  chevelure;  le  buste  est  serré  dans  un  gilet  sans  man- 
ches qui  laisse  aux  bras  liberté  complète;  un  jupon  d'étoffe  teinte, 
généralement  bleue,  rose  ou  jaune,  descend  de  la  hanche  au  cou- 
de-pied; une  large  ceinture  blanche,  dont  les  bouts  pendent  sur 
le  côté  gauche,  entoure  la  taille;  une  bandoulière  de  cuir  noir,  re- 
haussée de  cauries,  tient  lieu  d'écharpe.  Le  fusil,  lourd  et  d'ancien 
modèle,  porte  la  marque  de  la  Tour  de  Londres;  le  sabre,  quoi- 
qu'un peu  moins  long,  ressemble  au  briquet  français  tel  qu'il  était 
autrefois.  Mention  particulière  est  duc  au  rasoir  dont  on  arme  celles 
qui  portent  le  nom  de  «  faucheuses  :  »  il  est  énorme,  et,  vu  sa  des- 
tination spéciale,  doit  donner  le  frisson  à  l'homme  le  plus  courageux. 
Les  amazones  ont  le  pas  sur  leurs  frères  d'armes,  à  qui  elles  s'as- 
similent d'ailleurs  volontiers.  «  Nous  ne  sommes  plus  des  femmes,  » 
disent-elles;  mais  après  tout  il  leur  arrive  fréquemment  de  se  don- 
ner à  elles-mêmes,  sous  ce  rapport,  le  plus  éclatant  démenti.  Ceci 
devint  évident  quelques  jours  après  la  réception  solennelle  faite 
au  capitaine  Burton.  Gelele  préparait  alors  la  désastreuse  expédition 
qu'il  dirigea  quelques  semaines  plus  tard  contre  la  ville  ennemie 
d'Abbeokuta.  Or,  au  moment  de  mettre  l'armée  en  jupons  sur  le 
pied  de  guerre,  on  ne  trouva  pas  moins  de  cent  cinquante  ama- 
zones dans  un  état  qui  les  rendait  éminemment  incapables  de  faire 
campagne  :  énorme  scandale,  bien  qu'il  soit  assez  fréquent,  et  contre 
lequel  on  dut  sévir,  autant  pour  affirmer  les  droits  conjugaux  du 
monarque  sur  toutes  les  amazones  que  pour  maintenir  la  discipline 
militaire  fort  compromise,  il  faut  bien  le  reconnaître,  par  de  tels 
exemples.  Les  coupables  subirent  avec  leurs  complices  le  juge- 
ment solennel  du  roi-mari  qu'elles  avaient  doublement  outragé. 
Huit  d'entre  elles  furent  condamnées  à  mort  et  réservées  pour  les 

(1)  C'est  le  grade  de  l'armée  féminine  correspondant  à  celui  de  meu  dans  l'armée  de 
l'autre  sexe. 


UNE    MISSION   EN   DAHOMEY.  91 

prochains  ((  sacrifices.  »  Le  plus  grand  nombre  en  demeura  quitte 
pour  une  captivité  temporaire  ou  pour  un  bannissement  à  perpé- 
tuité qui  leur  interdisait  l'accès  de  la  capitale  et  de  la  cour.  Quel- 
ques-unes enfin  reçurent  un  pardon  absolu. 

Dès  le  20  décembre  1863,  l'actif  diplomate  était  reparti  de  Kana 
pour  aller  s'installer  dans  la  capitale  voisine,  Agbomé  (la  «  ville 
sans  enceinte  »).  Yingt-quatre  heures  après  y  être  arrivé,  il  assis- 
tait à  la  rentrée  du  monarque,  et,  pénétrant  avec  Gelele  dans  l'in- 
térieur du  palais,  il  y  étudiait  le  théâtre  ordinaire  des  horribles  exé- 
cutions auxquelles  il  devait  essayer  de  mettre  fin.  Le  jour  suivant, 
22  décembre,  eut  lieu  la  présentation  solennelle  des  cadeaux  adres- 
sés au  roi  par  le  gouvernement  anglais  et  de  ceux  que  M.  Bernasko 
y  avait  joints  au  nom  de  la  mission  qu'il  dirige.  La  parcimonie  dont 
le  foreign-office  avait  cru  devoir  user  dans  cette  circonstance  té- 
moigne assez  qu'il  comptait  beaucoup  sur  l'influence  personnelle  de 
M.  Burton,  ou  n'attachait  qu'une  médiocre  importance  aux  résul- 
tats de  la  négociation  entamée  (1).  Le  refus  de  l'attelage  tant  désiré 
par  l'autocrate  dahomien  était  particulièrement  humiliant  pour  lui, 
l'envoyé  anglais  l'ayant  vu  rentrer  dans  Agbomé  avec  le  plus  misé- 
rable équipage  du  monde,  moitié  broiighmn,  moitié  cabriolet,  traîné 
d'abord  par  les  gens  de  la  suite,  puis  soulevé  de  terre  et  placé  sur 
leurs  épaules.  Une  chaise  à  porteurs,  offrande  propitiatoire  d'une 
des  sociétés  évangéliques  de  Londres,  ne  pouvait  être  regardée 
comme  suppléant  à  l'insuffisance  de  ce  véhicule  gothique,  déjà  fort 
endommagé  par  les  mains  brutales  des  soldats  qui  en  faisaient  vo- 
lontiers leur  jouet.  Bref  les  espérances  du  prince  étaient  déçues, 
et  un  pareil  désappointement,  quel  qu'en  fût  l'objet,  pouvait  avoir 
des  suites  fort  graves.  La  tente  parut  trop  petite.  La  pipe  d'argent 
ne  servit  pas  une  seule  fois ,  Gelele  préférant  son  a  brûle-gueule  » 
en  terre  rouge.  La  substitution  de  deux  ceintures  aux  bracelets 
dont  il  avait  été  question  avec  le  commodore  Wilmot  n'eut  aucune 
espèce  de  succès.  La  cotte  de  mailles  était  trop  pesante,  les  gante- 
lets étaient  trop  étroits,  et  les  menus  articles  ajoutés  par  M.  Burton 
lui-même  aux  présens  du  gouvernement  anglais  ne  suffisaient  pas 
pour  atténuer  l'effet  d'une  déception  si  cruelle  (2).  Les  explications 
relatives  au  carrosse  absent  furent  accueillies  avec  une  ironie  gla- 

(1)  Voici  la  liste  des  cadeaux  officiels,  non  compris  ceux  que  M.  Burton  voulut  y 
joindre  personnellement  :  une  tente  ronde  (quarante  pieds  de  circonférence)  en  damas 
de  soie  rouge,  une  pipe  d'argent  relevée  en  bosse,  deux  ceintures  d'argent  avec  figures 
d'animaux  (lion  et  grue),  plus  leurs  écrins  en  maroquin,  deux  bouts  de  table  dorés  dans 
leurs  boîtes  de  chêne,  une  cotte  de  mailles  et  des  gantelets. 

(2)  Un  tableau,  une  boîte  de  parfumerie  française,  deux  pièces  de  mérinos,  une  de 
soie  cramoisie,  un  foulard,  une  caisse  de  curaçao  et  une  douzaine  de  verres  à  pied  en 
cristal  de  couleur. 


92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ciale,  et  Gelele  ajourna  lestement  à  des  temps  meilleurs  la  prise  en 
considération  des  griefs  que  l'agent  de  lord  John  Russell  voulait 
formuler  sur  place.  En  se  ménageant  ce  répit,  le  rusé  monarque 
espérait  peut-être  obtenir  certaines  concessions  étranges  qui  de- 
vaient rendre  son  hôte  beaucoup  moins  imposant,  et  dès  lors  beau- 
coup moins  persuasif.  On  va  voir  que  le  calcul  était  juste. 

IL 

Un  mot  d'abord  sur  les  «  coutumes  »  du  Dahomey.  Ces  rites  san- 
glans  reposent,  selon  M.  Burton,  sur  un  principe  exclusivement  re- 
ligieux qui  tend  à  les  fortifier  et  à  en  prolonger  la  durée.  Ils  ne  sont 
à  ses  yeux  qu'une  aberration  de  la  piété  filiale.  Le  souverain  du 
Dahomey  venant  à  mourir,  son  successeur  croirait  faillir  à  un  de- 
voir sacré,  s'il  ne  donnait  à  l'ombre  adorée  un  cortège  solennel  qui 
descend  avec  elle  dans  la  «  terre  des  morts.  »  Femmes,  eunuques, 
soldats,  bardes,  tambours,  rien  n'y  doit  manquer.  De  là  un  véritable 
massacre  qu'on  a  vu  durer  trois  mois  de  suite  et  coûter  la  vie  à 
cinq  ou  six  cents  créatures  de  Dieu.  On  appelle  ceci  les  «  grandes 
coutumes.  »  Celles  que  le  roi  Gelele  consacrait  en  1860  à  la  mé- 
moire de  son  père  Gezo  se  prolongèrent  pendant  trois  semaines,  et 
M.  Bernasko,  témoin  oculaire,  porte  à  deux  mille  le  nombre  des  vic- 
times, en  y  comprenant  toutefois  — pour  un  chiffre  absolument  hy- 
pothétique—  les  femmes  exécutées  à  l'intérieur  du  palais.  Les  «  pe- 
tites coutumes,  »  renouvelées  une  fois  par  an,  dérivent  du  même 
principe  et  répondent  à  cette  idée  que  les  premiers  captifs  faits  au 
début  d'une  campagne,  ainsi  que  tous  les  criminels  dignes  du  der- 
nier supplice,  doivent  aller  grossir  la  suite  du  roi  défunt.  Comme  le 
nom  l'indique,  elles  n'impliquent  pas  à  beaucoup  près  des  immola- 
tions aussi  nombreuses.  Vers  la  fin  de  son  règne,  Gezo  ne  faisait  plus 
tomber  qu'une  trentaine  de  têtes  chaque  année.  Son  fils,  porté  au 
pouvoir  par  ce  qu'on  pourrait  appeler  «  le  parti  réactionnaire,  »  au- 
quel les  prêtres-fétiches  appartiennent  naturellement,  se  montre 
un  peu  moins  avare  de  sang.  Il  se  rappelle  que  son  grand-père 
Agongoro  fut  empoisonné,  —  à  ce  qu'on  prétend  du  moins,  —  pour 
avoir  manifesté  quelque  propension  au  christianisme ,  et  que  les 
plus  puissans  despotes  africains,  venant  à  choquer  les  préjugés  des 
peuples  qu'ils  gouvernent,  sont  exposés  à  ce  qu'on  les  «  prie  d'aller 
dormir»  et  à  ce  qu'on  leur  offre  des  «  œufs  de  perruche,  »  —  façons 
de  parler  quelque  peu  obscures,  euphémismes  sinistres  dont  le  vrai 
sens  pourtant  ne  peut  guère  embarrasser  personne.  Soixante-dix  ou 
quatre-vingts  victimes  périssent  durant  les  fêtes  annuelles;  mais 
comme  l'étiquette  exige  que  toute  démarche  royale,  tout  incident  de 


UNE    MISSION   EN   DAHOMEY.  93 

quelque  importance,  —  l'invention  d'un  nouveau  tambour,  la  visite 
d'un  blanc,  la  translation  d'un  palais  à  un  autre,  —  soit  annoncé  à 
l'esprit  du  prince  défunt  par  quelque  messager  mâle  ou  femelle, 
on  ne  peut  guère  évaluer  à  moins  de  cinq  cents,  année  moyenne, 
à  moins  de  mille  quand  reviennent  les  «  grandes  coutumes ,  »  ces 
exécutions  périodiques.  Elles  ne  sont  point  particulières  au  Daho- 
mey. Abbeokuta,  le  Grand-Benin,  Ashanti,  obéissent  aux  mêmes 
traditions.  A  Komasi,  on  immole  chaque  jour  un  homme  (sauf  le 
mercredi,  anniversaire  de  la  naissance  du  roi);  déplus  la  mort  de 
tout  cabocecr  entraîne  celle  de  plusieurs  subalternes,  tandis  que 
dans  le  Dahomey,  depuis  les  premiers  temps  du  règne  de  Gezo,  pa- 
reil honneur  est  exclusivement  réservé  au  min-gan  et  au  meu^  les 
deux  plus  grands  personnages  de  l'état;  encore  chacun  d'eux  n'est- 
il  «  escorté  »  que  d'un  seul  esclave. 

Moyennant  ces  explications  préliminaires,  on  comprendra  mieux 
ce  qui  allait  se  passer  dans  les  derniers  jours  de  1863  et  les  pre- 
miers de  186Ù  à  la  cour  du  roi  Gelele.  Le  28  décembre  au  matin, 
une  décharge  de  mousqueterie  annonça  l'ouverture  des  rites,  et  les 
hôtes  du  monarque  reçurent  l'invitation  formelle  de  se  rendre  au 
palais.  En  traversant  la  place  du  marché,  ils  purent  voir,  sous  une 
espèce  de  halle  flanquée  d'une  tourelle  à  double  étage,  une  ving- 
taine de  malheureux,  solidement  garrottés  à  des  poteaux,  et  portant 
le  costume  des  criminels  d'état,  un  bonnet  de  nuit  blanc  autour 
duquel  des  rubans  bleus  s'enroulent  en  spirale,  une  chemise  de 
calicot  bordée  de  rouge  et  décorée,  à  l'endroit  du  cœur,  d'une 
marque  sanglante.  Ils  étaient  l'objet  de  soins  attentifs.  Un  esclave 
accroupi  derrière  chacun  d'eux  écartait  les  mouches  importunes. 
Abondamment  nourris,  traités  avec  douceur,  se  berçant  peut-être 
de  quelque  vague  espérance,  aucun  ne  semblait  songer  à  une  éva- 
sion que  les  circonstances  rendaient  assez  facile.  La  musique  du 
cortège  avait  captivé  leurs  oreilles;  ils  battaient  du  pied  la  mesure 
et  saluèrent  de  commentaires  bavards  le  passage  des  étrangers. 
Arrivés  au  palais,  ceux-ci  accompagnèrent  le  roi  vers  la  demeure 
de  son  fétiche;  ils  défilèrent  entre  deux  rangs  d'amazones  devant  un 
second  hangar  où  dix-neuf  autres  victimes,  de  tout  point  sembla- 
bles à  celles  du  marché,  attendaient  leur  sort  avec  la  même  insou- 
ciance. Pas  un  des  assistans  ne  s'avisait  de  prendre  garde  à  elles. 
Les  danses,  les  chants  allaient  leur  train,  et  la  foule  tumultueuse 
n'avait  ni  la  moindre  pitié,  ni  la  moindre  curiosité  au  service  de  ces 
pauvres  êtres. 

Plus  de  deux  mille  cinq  cents  personnes  étaient  réunies  devant 
le  palais  lorsque  Gelele,  entouré  de  ses  caboceers  et  de  ses  ama- 
zones, prononça  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  discours  d'inaugura- 
tion. Il  parlait  avec  timidité,  la  tête  penchée,  revenant  à  satiété 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  quelques  idées  en  bien  petit  nombre,  sur  quelques  formules  in- 
variables. «  Ses  ancêtres,  disait-il,  avaient  construit  des  temples 
grossiers  et  simplement  ornés.  Son  père  Gezo,  en  payant  tribut  à 
l'esprit  d'Agongoro,  s'était  cru  obligé  de  déployer  plus  de  magni- 
ficence. On  est  heureux  d'avoir  des  enfans  qui  accomplissent  pour 
vous  les  rites  sacrés.  Aussi  Gelele  comptait-il  recevoir  un  jour  de 
son  fds  les  mêmes  honneurs  qu'il  rendait  aujourd'hui  à  Gezo.  »  Sur 
cette  harangue  fort  approuvée  et  suivie  de  plusieurs  salves  de  mous- 
queterie,  le  roi  consacra  deux  tambours,  nouvellement  inventés, 
en  les  frappant  de  baguettes  humectées  de  sa  salive;  puis,  réfugié 
derrière  un  rideau  que  ses  femmes  venaient  d'étendre  entre  lui  et 
la  foule,  il  se  prépara  par  de  fréquentes  rasades  aux  exercices  qui 
allaient  suivre.  Il  s'agissait  de  chanter  et  de  danser  devant  le  peuple. 
Des  chœurs  de  guerrières  répondaient  à  sa  voix,  et  dans  l'inter- 
valle d'une  hymne  à  l'autre  les  «  oiseaux  du  roi,  »  clibisis  parmi  les 
musiciens  des  deux  sexes,  roucoulaient  et  gazouillaient  à  l'envi. 
Deux  de  ses  femmes-UojJards  (favorites)  l'assistaient  dans  ses  exer- 
cices chorégraphiques,  assez  violens  pour  le  mettre  en  nage.  Pas- 
sant alors  le  bout  du  doigt  sur  son  front  trempé  de  sueur,  il  l'agi- 
tait par  manière  d'aspersion  au-dessus  de  la  foule  reconnaissante. 
Suivirent  d'autres  faveurs  plus  effectives  :  ie  roi  distribua  des  es- 
claves, des  colliers  de  verroteries,  des  tabourets,  des  parasols  aux 
grands  dignitaires  de  la  cour;  il  y  eut  des  promotions  d'officiers, 
des  discours  sans  fin,  des  flatteries  sans  mesure,  le  tout  couronné 
par  un  don  gracieux  des  alimens  étalés  au  pied  du  trône,  dans  des 
calebasses  que  les  dakros  (femmes-interprètes)  répartirent  entre 
les  principaux  assistans.  Les  «  hommes  blancs  »  avaient  été  servis 
les  premiers,  et  le  roi,  certain  de  les  avoir  éblouis,  vint  quêter  en 
personne  les  remercîmens  qu'ils  lui  devaient. 

«  Après  qu'il  nous  eut  montré  notre  lot  de  provisions  et  le  rliura  assigné 
à  nos  porteurs,  il  nous  déclara,  dit  M.  Burton,  que  nous  devions  tous  les 
trois  chanter,  danser,  battre  du  tambour  comme  il  l'avait  fait  lui-même, 
—  requête  qui  me  fit  déplorer  de  n'avoir  pas  consacré  de  plus  longues 
études  au  maniement  des  baguettes  et  cultivé  comme  il  le  mérite  l'instru- 
ment sur  lequel  je  devais  me  faire  entendre.  Je  consentis  sans  peine  {wil- 
lingly  consented),  ainsi  que  le  docteur  Cruiksbank,  à  danser  avec  le  roi, 
sachant  que  tel  est  l'usage  et  qu'il  y  prenait  grand  plaisir;  mais  nous  lui 
fîmes  accepter  les  excuses  de  M.  Bernasko,  lequel,  étant  d'église,  n'avait  que 
des  chants  à  lui  offrir.  Gelele  montra  une  certaine  délicatesse  à  ne  pas  in- 
sister sur  l'accomplissement  immédiat  de  nos  promesses,  qu'il  se  bornait  à 
nous  rappeler  de  temps  en  temps.  Il  redoutait  évidemment  pour  nous  un 
excès  d'émotion,  et  finit  par  nous  dire  «  qu'il  remettrait  la  chose  à  quelque 
soirée,  attendu  que  les  exercices  en  plein  soleil  ne  conviennent  pas  aux 
gens  de  notre  race » 

« Je  crus  devoir,  aussitôt  rentré  chez  moi,  expédier  à  Chyudaton  (le 


UNE    MISSION   EN   DAHOMEY.  95 

vice-roi  de  Whydah,  venu  pour  assister  aux  «  coutumes  »)  un  message  par 
lequel  je  manifestais  l'intention  de  n'assister  à  aucun  sacrifice  humain;  je 
proposais  d'y  substituer  celui  de  quelques  animaux  inférieurs  (1),  et  je  dé- 
clarais que,  si  un  seul  meurtre  était  commis  devant  moi,  je  repartirais  à 
l'instant  même  pour  la  côte.  Il  me  fit  répondre  que  je  n'aurais  point  à 
prendre  une  mesure  si  violente,  que  parmi  les  victimes  un  certain  nombre 
seraient  amnistiées,  et  qu'on  exécuterait  seulement  les  criminels  les  plus 
endurcis,  les  prisonniers  de  guerre  les  plus  dangereux.  Il  fallut  bien  se 
contenter  de  ces  atténuations.  Jusqu'alors  on  avait  infligé  aux  visiteurs  eu- 
ropéens la  vue  des  condamnés,  qu'on  promenait  par  les  rues,  et  qui  dans 
ces  derniers  temps  étaient  parfois  bâillonnés  de  la  manière  la  plus  cruelle. 
Les  exécutions  avaient  lieu  sans  qu'on  prît  le  moindre  souci  d'épargner  à 
nos  oreilles  les  derniers  cris  d^  l'agonie,  à  nos  j^eux  les  dernières  convul- 
sions de  la  mort.  Il  n'était  donc  pas  indifférent  de  constater  et  de  faire 
admettre  la  répugnance  que  nous  inspirent  ces  odieuses  scènes...  m 

La  seconde  journée  des  «  coutumes  »  fut  remise  au  30  décembre 
par  une  faveur  expresse  du  monarque,  ses  hôtes  se  trouvant  indis- 
posés. Gelele  fut  encore  le  héros  de  la  fête.  Perché  sur  un  énorme 
divan  dans  la  construction  duquel  entraient  plusieurs  centaines  de 
pièces  d'étoffe,  il  ne  fit  guère  que  changer  de  toilette  et  danser  tour 
à  tour,  la  pipe  toujours  aux  lèvres,  devant  le  peuple  émerveillé  de 
sa  magnificence  et  de  sa  vigueur.  Après  trente-deux  pas  différons, 
il  revêtit  son  armure-  fétiche,  toute  constellée  de  charmes  et  d'amu- 
lettes, et  couverte  de  sang  desséché.  Ce  fut  comme  le  bouquet  de 
la  représentation ,  et  M.  Burton  crut  devoir  saisir  ce  moment  pour 
prier  sa  majesté  de  ne  pas  oublier  une  autre  fois  la  cotte  de  mailles 
venue  d'Angleterre.  Peut-être  eût-il  été  plus  digne  de  ne  pas 
répondre,  par  une  démarche  empreinte  de  quelque  servilité,  à  ce 
qui  pouvait  être  un  témoignage  de  dédain. 

Une  distribution  de  caurics  fut  l'épisode  le  plus  caractéristique  de 
la  journée  suivante.  Le  roi,  vêtu  d'une  toge  vert  clair,  puisait  à 
pleines  mains,  dans  des  corbeilles  disposées  à  ses  pieds,  les  chape- 
lets de  coquillages,  —  autant  vaut  dire  les  poignées  de  monnaie,  — 
qu'il  lançait  ensuite  au  plus  épais  de  la  foule.  En  pareille  occasion, 
grands  et  petits,  mettant  bas  toute  parure  et  toute  pudeur,  se  ruent 
à  l'envi  sur  le  bakshish  royal.  Tués  ou  blessés  dans  l'immonde 
mêlée,  on  les  estime  heureux  d'avoir  pu  risquer  leur  vie  ou  leurs 
membres  pour  la  gloire  du  souverain.  Celui-ci,  vers  la  fin  du  tour- 
noi, proposa  aux  étrangers  d'y  prendre  part,  et  l'envoyé  britan- 
nique, ((  n'étant  pas  en  uniforme,  »  accéda  sans  hésiter,  —  c'est  lui 
qui  l'atteste,  —  à  cette  obligeante  invitation.  Il  paraît  même  qu'il 

(1)  Si  ragent  de  lord  John  Russell  eût  insisté,  on  aurait  peut-être  déféré  à  ce  vœu* 
M.  Vallon  en  pareille  circonstance  obtint  qu'on  immolât  une  hyène  à  la  place  des  cap- 
tifs que  le  roi  Gezo  voulait  faire  décapiter  en  l'honneur  de  sa  visite. 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mérita  les  éloges  du  roi  nègre  en  faisant  trébucher,  au  moyen  d'un 
habile  croc-en-jambes,  le  révérend  Bernasko.  Lorsqu'il  eut  assez 
joui  d'un  spectacle  qui  devait  avoir  pour  lui  l'attrait  de  la  nou- 
veauté, Gelele,  se  dirigeant  vers  la  prison  des  condamnés,  la  par- 
courut dans  toute  sa  longueur,  et  sans  se  préoccuper  de  ce  qu'une 
pareille  libéralité  pouvait  avoir  de  dérisoire,  il  jeta  par  poignées 
aux  pieds  de  ces  misérables,  complètement  garrottés,  les  cam^ies 
qui  lui  restaient  encore.  Il  poussa  même  la  condescendance  jus- 
qu'à converser  avec  plusieurs  de  ses  futures  victimes.  Celles  dont 
on  aurait  pu  craindre  les  réclamations  indiscrètes  ou  les  propos 
messéans  étaient  soigneusement  bâillonnées,  sans  qu'il  y  parût  le 
moins  du  monde.  «  Le  roi,  remontant  vers  moi,  dit  M.  Burton, 
vint  faire  claquer  ses  doigts  à  mon  intention  (1).  Ceci  voulait  dire, 
—  formule  toute  locale ,  —  qu'il  ne  refuserait  pas  à  mon  interces- 
sion la  grâce  de  quelques  victimes.  J'invoquai  tout  aussitôt  en  leur 
faveur  les  droits  de  la  clémence,  cette  prérogative  éminemment 
royale.  Environ  la  moitié  de  ces  pauvres  gens  fut  amenée  devant 
Gelele;  on  les  débarrassa  de  leurs  liens,  et  les  gardiens  de  la  prison 
les  placèrent  eux-mêmes  à  quatre  pattes,  pour  qu'ils  entendissent, 
dans  une  position  convenable,  l'arrêt  qui  les  rendait  à  la  vie.  » 

Chaleur  excessive,  poussière  étouffante ,  grand  abus  de  chansons 
guerrières  et  de  discours  belliqueux,  marquèrent  la  quatrième  jour- 
née (1'^'' janvier  1864).  11  n'était  question  que  d'anéantir  l'insolente 
Abbeokuta,  de  raser  ses  murailles,  d'égorger  jusqu'au  dernier  de 
ses  habitans.  Ces  fanfaronnades,  dont  le  roi  renouvelait  à  chaque 
instant  le  signal,  se  psalmodiaient  sur  tous  les  tons,  se  récitaient 
sous  toutes  les  formes.  Elles  accompagnaient  l'interminable  défdé 
des  présens  que  le  roi  devait  offrir,  la  nuit  d'après,  à  ses  grands 
vassaux.  Cette  u  nuit  fatale  » ,  la  zati  nyonyana,  devait  voir  s'ac- 
complir enfin  les  rites  essentiels  dont  tous  ces  cortèges,  tous  ces 
chants,  toutes  ces  largesses  sont  en  quelque  sorte  les  préliminaires. 
Ce  qui  se  passe  sur  le  lieu  même  du  sacrifice ,  il  est  assez  malaisé 
de  le  savoir,  puisqu'il  est  enjoint  à  tous  autres  qu'aux  perpétra- 
teurs  du  massacre,  —  et  cela  sous  peine  d'avoir  la  tête  coupée,  — 
de  rester  enfermés  chez  eux.  M.  Burton  croit  pouvoir  affirmer  que 
le  roi  donne  le  signal  des  meurtres  en  faisant  lui-même  office  de 
bourreau.  Le  min-gan,  le  meii  frappent  à  leur  tour,  et  le  reste  de 
l'assistance  achève  l'horrible  besogne.  Quant  aux  étrangers,  ils 
entendent,  l'oreille  au  guet,  un  roulement  de  tambours,  une  déto- 
nation d'armes  à  feu,  et  apprennent  ainsi  qu'une  immolation  vient 
d'être  consommée. 

Le  lendemain  est  le  «  jour  de  joie,  »  le  jour  où  le  roi  fait  montre 

(1)  C'est  là,  pour  les  Africains,  Téquivalent  du  shake-hands  anglais. 


UNE    MISSION    EN    DAHOMEY.  97 

de  ses  richesses  devant  la  nation  éblouie.  M.  Burton  hésitait  pour- 
tant à  se  rendre  au  palais;  mais  le  vice-roi  de  Whydah,  Ghyuda- 
ton,  par  une  exquise  prévenance,  leva  tous  ses  scrupules  en  venant 
lui  annoncer  dès  le  matin  que  les  gens  exécutés  dans  le  cours  de 
la  «  nuit  fatale  »  étaient  tous  des  misérables  de  sac  et  de  corde, 
choisis  parmi  la  pire  espèce  des  criminels  et  des  prisonniers  de 
guerre.  Sur  cette  assurance,  l'envoyé  britannique,  —  dont  le  ri- 
gorisme après  tout  n'était  pas  absolument  inflexible,  —  se  laissa 
conduire  au  palais. 

«  Les  abords  de  la  demeure  royale  n'étaient  pas  positivement  agréables, 
dit-il  à  cette  occasion.  Le  hangar  du  marché  ne  renfermait  plus  un  seul 
prisonnier.  Sur  un  échafaud  à  double  étage,  formé  de  deux  poutres  per- 
pendiculaires réunies  par  deux  poutres  horizontales,  quatre  cadavres 
étaient  assis,  à  quarante  pieds  du  sol,  ayant  encore  leurs  chemises  blanches 
et  leurs  bonnets  de  coton.  A  peu  de  distance,  une  construction  pareille, 
mais  de  moitié  moins  large,  supportait  deux  victimes,  placées  l'une  au- 
dessus  de  l'autre.  Une  potence,  établie  entre  les  deux  échafauds  et  faite 
de  bois  très  mince,  maintenait  en  l'air,  suspendu  par  les  talons,  un  sep- 
tième corps.  Deux  autres,  côte  à  côte,  garnissaient  un  palibulimi  planté 
au  bord  du  sentier  que  nous  suivions.  La  souplesse  des  membres,  qu'on 
Yoyait  s'infléchir  sur  les  cordelettes  enroulées  autour  des  rotules  et 
des  genoux,  prouvait  assez  que  la  mort  ne  les  avait  pas  frappés  long- 
temps auparavant.  Aucune  trace  de  violence  ne  se  remarquait  sur  ces  der- 
niers corps,  absolument  nus.  Par  égard  pour  les  femmes  du  roi,  on  ne  les 
avait  mutilés  qu'après  décès,  et  sur  le  sol,  au-dessous  d'eux,  se  voyaient  à 
peine  quelques  vestiges  de  sang. 

«  Arrivés  à  la  porte  sud-est  du  palais,  nous  trouvâmes  également  désert 
l'appentis  qui  en  dépend.  En  face  de  quelques  petites  poupées  noires,  fichées 
dans  le  sol  des  deux  côtés  de  l'entrée,  gisaient  une  douzaine  de  têtes,  en 
deux  tas  de  six  chacun ,  la  face  contre  terre  et  attirant  le  regard  par  la 
netteté,  la  précision  évidente  avec  laquelle  on  les  avait  détachées  du  tronc. 
Selon  toutes  probabilités,  l'exécution  avait  eu  lieu  devant  la  porte  même, 
et  l'on  avait  emporté  les  corps,  afin  d'épargner  au  monarque  les  désagré- 
mens  inséparables  d'un  pareil  voisinage.  Deux  autres  têtes,  exposées  en 
dedans  du  seuil,  portaient  le  nombre  à  quatorze.  Ainsi,  dans  le  cours  de 
la  «  nuit  fatale,  »  Gelele  avait  dû  faire  immoler  au  moins  vingt-trois  vic- 
times. » 

Le  roi  parut,  plus  richement  vêtu  qu'en  aucune  autre  occasion, 
portant  une  calotte  de  satin  puce  et  une  toge  de  soie  violette.  Une 
rapière,  présent  du  capitaine  Wilmot,  lui  pendait  à  l'épaule,  fixée 
par  un  ceinturon  de  soie  rouge,  et  un  collier  de  pierres  fausses 
s'étalait  sur  sa  poitrine  nue.  Gelele  s'arrêta  pour  attendre  le  salut 
qui  lui  était  dû,  et  les  processions  militaires,  les  bouffonneries  des 
griottes,  des  nains  et  des  bossus,  les  génuflexions,  complimens, 

TOME   LV!.   —    1865.  7 


98  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

adorations,  recommencèrent  de  plus  belle,  au  son  des  cloches,  des 
crécelles,  des  «  os  de  serpent,  »  des  gongs,  des  cornets  à  bouquin, 
et  de  tout  ce  qui  constitue  un  orchestre  nègre.  Une  seule  page  sur 
vingt  de  celles  que  M.  Burton  consacre  à  l'exhibition  des  miséra- 
bles oripeaux  dont  se  compose  en  Dahomey  le  garde-meuble  de 
la  couronne ,  donnerait  le  vertige  à  nos  lecteurs  :  vases  de  bronze 
ou  de  cuivre,  voire  de  faïence,  sculptures  argentées  (jouant  le  rôle 
de  vaisselle  plate),  jarres  pleines  de  /»2V^o  (1),  parasols  bariolés, 
bannières  aux  couleurs  criardes  surmontées  de  crânes  humains,  bou- 
cliers, équipages  royaux  (y  compris  le  fameux  brougham-cabriolet 
et  l'antique  berline  verte  du  roi  Gezo),  bref  une  friperie  fantastique, 
un  bric-à-brac  insensé  dont  il  est  impossible  de  bien  rendre  le  ca- 
ractère hybride,  la  splendeur  déguenillée,  le  tapage  discordant,  la 
pompe  grotesque! 

M.  Burton  y  prêtait  naturellement  moins  d'attention  qu'aux  dé- 
tails purement  militaires  de  chaque  cérémonie.  Ces  détails  lui  ser- 
vaient à  se  faire  une  idée  de  la  double  armée  du  Dahomey,  sur  la- 
quelle tant  de  bruits  fabuleux  circulaient  encore  tout  récemment. 
D'après  ses  calculs,  basés  sur  les  observations  personnelles  les  plus 
minutieuses,  il  faudrait  rabattre  considérablement  des  évaluations 
fournies  par  les  derniers  voyageurs  français.  Le  malheureux  Jules 
Gérard,  dans  sa  lettre  au  duc  de  Wellington  (18  août  18(5Zi),  fai- 
sait figurer  douze  mille  amazones  parmi  les  troupes  réunies  pour 
soumetti^  Abbeokuta.  M.  Vallon  (1855-58)  portait  leur  nombre  à 
cinq  mille.  L'agent  de  lord  John  Russell,  tous  comptes  faits,  ne 
croit  pas  qu'on  en  puisse  mettre  sur  pied  plus  de  deux  mille  cinq 
cents.  Il  évalue  à  quinze  mille  hommes  ou  femmes  le  corps  d'armée 
qu'il  vit  défiler  hors  des  murs  de  Kana  au  début  de  la  campagne 
qui  devait  porter  un  coup  mortel  au  prestige  de  la  puissance  da- 
homienne,  «  ceci,  ajoute-t-il,  en  comptant  les  pillards  mal  armés 
qui  se  joignent  spontanément  à  des  expéditions  de  ce  genre,  et 
n'emportent  guère  qu'une  corde  pour  charger  leur  butin.  Au  bout 
d'une  semaine  de  marche,  un  corps  pareil  est  réduit  à  huit  mille 
hommes,  à  neuf  tout  au  plus,  ce  qui  concorde  avec  les  estimations  des 
officiers  anglais  qui  ont  visité,  après  la  sortie  des  troupes,  les  camps 
dahomiens  formés  pour  l'expédition  d'Ishagga  en  1862,  pour  celle 
d'igbarra  (1863),  enfin  pour  celle  d' Abbeokuta  (186/i).  »  Notre  com- 
patriote M.  Vallon  juge  au  contraire  l'armée  du  Dahomey  «  assez 
forte  pour  lutter  avec  avantage,  sur  son  terrain  même,  avec  des 
troupes  disciplinées,  exténuées  par  de  longues  marches,  alfaiblies 
par  le  climat  et  dépourvues  d'artillerie.  »  Nous  ne  pouvons  que 

(1)  Bière  du  pays  extraite  du  riz  et  du  millet. 


UNE    MISSION    EN    DAHOMEY.  99 

mettre  en  présence  ces  deux  appréciations  si  contradictoires,  et 
revenir  aux  «  coutumes,  »  dont  M.  Burton  put  se  croire  quitte  après 
les  fatigues  el  l'ennui  de  la  cinquième  journée,  mais  qui  lui  réser- 
vaient une  corvée  tout  à  fait  inattendue.  Le  ù  janvier,  il  fut  appelé 
chez  Addo-Kpon,  le  second  souverain  du  Dahomey,  le  «  roi  des  buis- 
sons »  ou  de  la  campagne,  tandis  que  Gelele  règne  sur  la  ville. 
Cette  dualité,  qui  rappelle  le  mikado  et  le  taikoun  japonais,  est  une 
des  curiosités  d'une  organisation  déjà  si  compliquée  et  si  peu  en 
rapport  avec  celle  des  gouvernemens  civilisés.  Elle  s'expliquerait, 
suivant  une  hypothèse  plus  ou  moins  hasardeuse  de  l'envoyé  an- 
glais, par  un  sentiment  de  dignité  royale  que  froisserait  le  rôle  de 
fermier  et  de  marchand  inhérent  à  l'administration  directe  des 
domaines  de  la  couronne.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'hôte  de  Gelele  ne 
crut  pas  pouvoir  décliner  l'honneur  que  lui  faisait  le  roi  des  buis- 
sons. Il  prit  seulement  occasion  d'un  léger  accident  (un  doigt  foulé 
parmi  la  bagarre  des  jours  précédons)  pour  déclarer  d'avance  «  qu'il 
n'entendait  plus  se  mêler  à  la  lutte  engagée  autour  des  cauries.  » 
On  convint  donc  qu'il  recevrait  directement  et  sans  combat,  de  la 
main  à  la  main,  sa  part  dans  la  distribution  royale;  mais  Gelele  pa- 
raissait regretter  beaucoup,  —  ce  qui  se  comprend,  —  de  ne  plus 
le  voir  aux  prises  avec  le  révérend  Bernasko ,  et  se  promettait  un 
léger  dédommagement  que  M.  Burton  n'osa  point  lui  refuser  :  de 
là  une  scène  qui  perdrait  véritablement  à  n'être  pas  racontée  par 
le  principal  personnage. 

«  Nous  fûmes  appelés  devant  le  trône.  Le  premier  ministre  me  remit  uu 
bâton  de  chanteur  [kpo-ga]  et  M.  Cruiksliank  en  reçut  un  autre,  quelque 
peu  moins  argenté  que  le  mien,  après  quoi  nous  battîmes  en  retraite,  nos 
épaules  pliant  littéralement  sous  le  poids  de  ces  nouveaux  honneurs.  Le 
nieu  prit  alors  la  parole  pour  m'informer  que  le  roi  m'avait  désigné  comme 
devant  remplir  auprès  de  lui,  à  titre  provisoire,  les  fonctions  de  jnin-gan 
ou  premier  bourreau,  tandis  que  mon  compagnon  officierait  en  qualité  de 
maître  des  cérémonies.  On  me  passa  au  cou  un  double  collier  de  graines 
verdâtres,  interrompues  çà  et  là  par  huit  cylindres  de  corail.  Ce  corail 
était  faux,  et  les  graines  imitaient  grossièrement  celles  du  popo.  M.  Cruiks- 
hank  et  le  révérend  ministre  furent  gratifiés  de  décorations  analogues, 
admirables  symboles  de  la  bouffissure  et  de  la  parcimonie  africaines. 

«  On  sait  que  plusieurs  fois  déjà  Gelele  avait  fixé  le  jour  où  je  danserais 
devant  lui;  mais  il  s'était  cru  obligé,  par  un  sentiment  de  délicatesse,  à  me 
laisser  le  temps  de  me  préparer.  Pour  le  coup,  l'heure  était  venue.  Je  ras- 
semblai m.a  suite  devant  le  demi-cercle  formé  par  les  caboceers,  j'indiquai 
le  rhythme  à  l'orchestre,  et  je  régalai  l'assistance  d'un  pas  seul,  importé  de 
l'Hindoustan,  qui  me  valut  des  applaudissemens  frénétiques,  plus  spéciale- 
ment ceux  du  souverain.  Mon  compagnon  exécuta  une  danse  dahomienne 
avec  une  désinvoUurc  tout  à  fait  charmante.  Vint  alors  le  tour  du  révé- 
rend. Il  s'assit  bien  en  face  du  trône,  plaça  sur  un  second  tabouret  une 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  de  concertina  ou  d'orgue  portatif,  et  après  avoir  au  préalable  e^ipli- 
qué  Tobjet  du  fa'cvr  sa  ri,  entonna  bravement  ses  cantiques  favoris... 
L'assistance  le  contemp'ait  avec  surprise  et  ricanait  en  dessous,  ce  qui 
n'intimida  nullement  le  digne  ecclésiastique.  11  «  édifia  »  son  prochain 
pendant  une  bonne  demi-heure. 

«  Quand  la  musique  eut  cessé,  le  roi  proposa  une  légère  modification  : 
le  révérend  Bernasko  chanterait  en  s'accompagnant,  tandis  que  M.  Cruiks- 
hank^et  moi  nous  danserions  à  sa  droite  et  à  sa  gauche.  Ceci  frisait  le  ridi- 
cule, mais  il  ne  nous  parut  pas  convenable  de  refuser.  Mon  second  pas  seul, 
qui  termina  l'aËTaire,  fut  salué  par  une  décharge  d'armes  à  feu  et  un  salut 
militaire  de  toute  mon  escorte,  hommes  et  femmes.  11  n'aurait  tenu  qu'à  moi 
de  me  croire  un  prodige,  car  aux  yeux  de  ce  peuple  naïf  un  homme  capable 
à  la  fois  de  danser,  de  manier  l'épée,  de  comprendre  en  un  mois  leur  lan- 
gage, d'écrire  ce  qui  se  passait  chaque  jour  et  d'en  conserver  ainsi  le  sou- 
venir toujours  présent,  de  dessiner  enfin  tel  ou  tel  objet  assez  distincte- 
ment pour  le  leur  rendre  reconnaissable,  était  évidemment  une  incarnation 
de  l'intelligence  divine,  un  avatar  de  l'esprit  suprême. 

«  Au  sortir  de  là,  nous  retrouvâmes  sur  les  grands  arbres,  en  face  de« 
portes  du  palais,  une  nuée  de  vautours.  Ces  animaux  ont  un  pressentiment 
certain  des  repas  qu'on  leur  destine,  car  c'est  ce  soir  que  commence  la  se- 
conde zan-vyanyana,  la  «  nuit  de  colère  »  où  les  deux  rois  immoleront  ce 
qui  leur  reste  de  victimes.  Notre  danse  avait  tellement  surexcité  la  multi- 
tude, qu'avant  même  la  fin  de  notre  dîner  nous  fûmes  entourés  par  une 
vingtaine  d'amis  fort  empressés  à  solliciter  les  leçons  de  l'homme  blanc.  » 

«  L'homme  blanc  »  dont  la  vanité  se  trouvait  si  pleinement  satis- 
faite s'aperçut  le  lendemain  ,  en  se  rendant  au  palais,  que  les  neuf 
cadavres  exhibés  depuis  quatre  jours,  et  que  les  vautours  déchique- 
taient la  veille  encore  à  grands  coups  de  bec,  avaient  été  remplacés 
par  huit  autres  que  le  froid  de  la  mort  n'avait  pas  encore  tout  à  fait 
envahis.  Quatre  étaient  pendus  à  des  potences  isolées;  deux,  l'un 
au-dessus  de  l'autre,  dans  leurs  son-bcnitos  grossiers,  étaient  assis 
sur  les  traverses  de  l'échafaud;  des  deux  derniers  enfin,  étendus  en 
travers  sur  des  planches  horizontales  soutenues  par  de  longues  per- 
ches, on  ne  voyait  que  la  tête,  passant  à  l'orifice  d'un  de  ces  sacs  de 
nattes  où  les  indigènes  conservent  leur  sel,  M.  Burton  voulut  avoir 
le  mot  de  cet  accoutrement  grotesque,  et  apprit  ainsi  que  ces  mal- 
lieureux  avaient  été  mis  à  mort  pour  avoir  volé  le  sel  du  roi,  <(  ce 
qui  était  fort  probable,  »  ajoute-t-il  par  manière  de  consolation. 

Les  rites,  dont  le  dernier  fut  une  purification,  une  aspersion 
solennelle,  prirent  fin  le  19  janvier  186/i,  et  il  s'écoula  trois 
semaines  avant  que  le  représentant  de  l'Angleterre  pût  délivrer  le 
message  dont  il  était  porteur.  Il  est  permis  de  croire  qu'on  le  rete- 
nait ainsi  pour  mettre  à  profit  ses  conseils,  ses  indications  relati- 
vement à  la  campagne  qui  devait  s'ouvrir  et  s'ouvrit  en  effet,  huit 
jours  après,  par  le  départ  de  l'expédition  dirigée  contre  Abbeokuta. 


UNE    MISSION    EN    DAHOMEY.  101 

Le  13  février  seulement,  le  capitaine  obtint  d'être  entendu  en 
présence  d'un  très  petit  nombre  de  hauts  fonctionnaires.  Gelele» 
qui  le  voyait  mécontent,  se  montra  aussi  courtois  que  possible.  — 
Gomment  se  pouvait- il  que  M.  Curton  lui  gardât  rancune  après 
qu'ils  avaient  bu,  qu'ils  avaient  dansé  de  compagnie?  —  Bref,  à  la 
suite  d'explications  plus  ou  moins  satisfaisantes,  il  fut  donné  lecture, 
phrase  par  phrase,  des  objections  du  gouvernement  britannique 
d'abord  contre  la  traite,  puis  contre  les  sacrifices  humains.  Quant 
à  la  permission  de  relever  le  fort  anglais  de  Whydah  et  d'y  mettre 
une  garnison,  le  message  la  déclinait  poliment,  sous  prétexte  que 
la  protection  du  roi  suffirait  cà  la  sûreté  des  nationaux  qui  viendraient 
s'établir  chez  lui  quand  ils  y  seraient  attirés  par  l'espoir  d'un  gain 
légitime.  Le  présent  d'un  carrosse  attelé  dépendrait  des  relations 
plus  ou  moins  intimes  qui  s'établiraient  ultérieurement  entre  les 
deux  peuples.  Enfui  si  le  roi,  comme  il  le  donnait  à  espérer,  remet- 
tait aux  Anglais  les  prisonniers  chrétiens  faits  dans  l'ishagga,  on 
lui  tiendrait  compte  de  l'accomplissement  de  sa  promesse. 

Tant  que  dura  la  lecture  du  message,  interrompue  par  les  com- 
mentaires de  M.  Burton,  Gelele  resta  bouche  close,  selon  l'usage 
des  Africains,  qui  redoutent  essentiellement  la  discussion  régu- 
lière et  point  par  point.  Le  roi  répondit  ensuite  à  bâtons  rompus 
«  que  les  Anglais  étaient  ses  amis,  que  la  vente  des  esclaves  était 
en  Afrique  un  usage  traditionnel  établi  par  les  blancs  eux-mêmes, 
auxquels  il  ne  refuserait  jamais  de  vendre  ce  dont  ils  auraient  be- 
soin, —  à  savoir  de  l'huile  de  palmier  et  de  la  laine  d'arbre  (du 
coton)  aux  Anglais,  jadis  grands  partisans  de  la  traite  qu'ils  pros- 
crivent aujourd'hui,  tout  comme  aux  Portugais  des  esclaves.  Un 
seul  objet  de  commerce  ne  suffirait  pas  à  défrayer  des  magnifi- 
cences pareilles  à  celles  dont  l'envoyé  de  la  reine  avait  été  le  té- 
moin. Les  coutumes  de  son  pays  l'obligeaient  à  faire  la  guerre  tous 
les  ans,  et  s'il  ne  vendait  pas  les  captifs,  il  serait  réduit  à  les  tuer, 
ce  que  les  blancs  trouveraient  sans  doute  encore  plus  répréhen- 
sible.  Enfin  il  se  plaignit  ouvertement  des  croiseurs  anglais  qui  se 
permettaient  depuis  quelque  temps  de  venii-  attaquer  les  bâtimens 
négriers  jusque  dans  les  eaux  du  Dahomey,  ce  qui  devenait  tout 
à  fait  intolérable.  » 

Cet  argument,  suggéré  par  les  négriers  eux-mêmes  aux  cabo- 
reers  de  Whydah,  et  par  ceux-ci  à  leur  prince,  n'embarrassa  guère 
le  diplomate  anglais,  qui  expliqua  au  roi  nègre  les  principes  admis 
généralement  sur  le  fameux  «  droit  de  recherche  »  et  sur  le  rayon 
de  trois  milles  auquel  est  borné ,  chez  les  peuples  civilisés ,  la  pro- 
tection du  rivage  neutre.  Appelé  à  s'expliquer  ensuite  sur  les  argu- 
mens  que  son  royal  interlocuteur  avait  fait  valoir  en  faveur  des 
sacrifices  humains,  M.  Burton  tâcha  de  lui  démontrer  que  la  des- 


102 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


truction  de  tout  être  vivant  était  pour  le  Dahomey  une  perte  sèche, 
un  acte  contraire  aux  doctrines  utilitaires  de  l'économie  politique. 
«  Il  était  donc  essentiel  que  le  roi  s'efforçât  de  réduire  le  nombre 
des  sacrifices,  d'épargner  à  ses  hôtes  le  spectacle  révoltant  de  ces 
cadavres  mutilés  qui  se  putréfient  en  plein  soleil.  Et  si  pareilles  bar- 
baries ne  devaient  pas  avoir  un  terme ,  on  exhorterait  tous  les  An- 
glais qui  craignent  «  la  démangeaison  du  foie  (1)  »  à  ne  plus  visi- 
ter sa  cour  durant  les  «  coutumes.  » 

Ce  franc  parler,  dont  il  n'avait  pas  l'habitude,  parut  «  remuer 
l'esprit  »  du  roi,  c'est-à-dire  le  mettre  en  colère.  M.  Burton  s'y 
attendait,  mais  il  avait  également  prévu  qu'il  perdrait  son  temps  à 
vouloir  obtenir  d'emblée  une  réforme  aussi  difficile  que  celle  pour 
laquelle  il  plaidait  en  désespoir  de  cause.  A  toutes  ses  plaintes,  à 
tous  ses  griefs,  Gelele  répondait  par  de  vaines  défaites  ou  par  des 
objections  puériles.  Nous  n'en  citerons  qu'une,  parce  qu'elle  est 
caractéristique.  Sommé  de  permettre  (selon  une  demi-promesse 
à  laquelle  il  s'était  laissé  aller)  que  les  négrillons  de  la  «  ville 
anglaise  »  à  Whydah  fussent  libres  de  venir  se  faire  instruire  à 
l'école  des  missionnaires  wesleyens  :  —  Non ,  répondit-il  avec  un 
mouvement  d'impatience;  une  fois  que  les  noirs  sauraient  lire,  écrire 
et  «  connaîtraient  la  raison  (2),  »  il  deviendrait  impossible  de  les 
réduire  en  captivité...  Que  de  fois,  hélas!  on  a  pu  entendre  des 
craintes  analogues,  exprimées  avec  la  même  naïveté  par  des 
hommes  qui  se  croiraient  gravement  offensés,  si  on  les  comparait 
au  fils  de  Gezo  ! 

La  conférence  n'ayant  définitivement  abouti  à  rien,  l'envoyé 
anglais  dénonça  son  départ  immédiat,  que  le  roi  remit  au  lende- 
main, en  lui  proposant  de  boire  ensemble  ce  qu'on  pourrait  appeler 
le  «  rhum  de  l'étrier.  »  Pendant  le  toast  qui  suivit,  les  ministres,  à 
plat  ventre,  baisaient  la  terre.  Le  roi  se  leva  pour  reconduire  son 
hôte,  et  fut  surpris  de  le  voir  lui  livrer  passage  au  seuil  d'une 
porte  qu'ils  ne  pouvaient  aborder  de  front.  —  L'interprète  me  de- 
manda raison  de  cet  acte,  dit  M.  Burton.  Ma  réponse  fut  que  chez 
nous  les  têtes  couronnées  prennent  le  pas  en  toute  occasion.  Le  roi, 
là-dessus,  m'offrit  une  cordiale  poignée  de  main,  disant  «  que  j'é- 
tais un  brave  homme,  mais,  ajouta-t-il  en  hochant  la  tête,  un  peu 
trop  colère.  )> 

Les  libéralités  d'usage  au  moment  des  adieux  se  ressentirent 
probablement  de  la  mésintelligence  qui  subsistait  encore,  malgré 
tout,  entre  le  roi  et  l'agent  étranger.  M.  Burton  reçut,  à  l'adresse 
de  la  reine  Victoria,  une  couverture  verte  et  blanche  tissée  par 

(1)  Expression  locale  qui  doit  se  traduire  par  le  mot  nausée. 

(2)  Encore  un  mot  du  pays;  il  implique  à  la  fois  les  notions  religieuses,  l'habitude 
de  porter  du  linge,  les  arts  de  la  civilisation,  les  procédés  industriels,  etc. 


UNE    MISSION    EN   DAHOMEY.  103 

Vadanejan,  cousin  de  sa  majesté,  lieutenant  du  bourreau  en  chef, 
et  l'un  des  courtisans  le  plus  en  faveur;  —  une  grande  poche  de  cuir 
pour  le  tabac  de  sa  majesté  britannique;  —  un  autre  sac  de  même 
espèce  destiné  à  son  linge  de  corps,  si  la  reine  venait  à  voyager;  — 
deux  pauvres  négrillons  à  moitié  morts  de  faim,  appelés  à  grossir 
la  domesticité  de  Saint-James.  L'ambassadeur  eut  pour  sa  .part  une 
courte-pointe,  un  sac  de  cuir  et  un  petit  moricaud  dont  la  mine 
futée  faisait  prévoir  quelque  prochaine  évasion.  En  ajoutant  à  ceci 
trois  autres  pièces  d'étoffe  pour  le  commodore  Wilmot,  M.  Gruiks- 
hank  et  le  révérend  Bernasko,  plus  une  très  petite  quantité  de  cau- 
ries  et  quelques  bouteilles  de  mauvais  rhum,  nous  aurons  la  liste 
complète  de  ces  largesses,  plus  en  rapport  avec  la  misère  et  Fava- 
rice  du  prince  qu'avec  ses  semblans  de  faste  et  de  générosité. 

Parti  le  15  février  pour  Whydah,  le  voyageur  anglais  y  arriva 
le  18,  au  lendemain  d'un  incendie  qui  avait  dévoré  pour  trois  cent 
mille  dollars  de  marchandises  diverses ,  et  il  y  resta  paisiblement 
jusqu'au  26  du  même  mois.  Trois  jours  avant  de  se  rembarquer  à 
bord  du  Jaseur,  il  avait  appris  l'ouverture  définitive  des  hostilités 
entre  le  Dahomey  et  la  ville  d'Abbeokuta.  Cent  vingt  milles  en 
ligne  directe  séparent  Agbomé  de  la  capitale  des  Egbas.  Les  troupes 
de  Gelele  mirent  vingt-de^ux  jours  à  franchir  cette  distance  rela- 
tivement insignifiante.  Aussi  arrivèrent-elles  à  peu  près  affamées 
et  n'ayant  plus  d'autre  nourriture  que  des  fèves  sèches,  du  riz 
grillé,  des  oignons  et  des  noix  de  palme  rôties.  Leur  effectif,  consi- 
dérablement diminué,  n'allait  pas  à  plus  de  huit  mille  têtes,  hommes 
ou  femmes,  y  compris  le  personnel  des  transports,  si  nombreux  en 
pareille  circonstance.  Elles  avaient  emmené  trois  pièces  de  cam- 
pagne. On  n'a  pas  encore  pu  vérifier  si  le  roi  marchait  ou  non  à  la 
tête  de  son  armée.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  surprise,  l'attaque  de  nuit 
tout  à  fait  imprévue  sur  laquelle  comptaient  les  Dahomiens,  fut  dé- 
jouée par  une  circonstance  fortuite,  et  les  Egbas,  avertis  à  temps, 
se  préparèrent  à  une  défense  énergique.  La  population  tout  entière 
prit  les  armes;  parmi  les  femmes  elles-mêmes,  bon  nombre,  mu- 
nies d'épées,  chantaient  et  dansaient  derrière  les  remparts,  pen- 
dant que  leurs  maris  s'amusaient  à  jongler  avec  leurs  fusils.  Mal 
préparés  à  cette  réception  belliqueuse,  les  Dahomiens  se  décident 
pourtant  à  livrer  l'assaut;  mais  de  prime  abord  un  de  leurs  canons 
éclate.  Au  lieu  d'attendre  que  les  deux  autres  aient  pu  faire  brèche, 
les  plus  braves  se  jettent  sur  les  portes  et  sont  accueillis  par  une 
fusillade  terrible.  A  la  suite  de  plusieurs  assauts  avortés,  les  assail- 
lans  sont  forcés  de  battre  en  retraite  devant  un  vainqueur  qui  mas- 
sacre sans  pitié  les  fugitifs  et  s'empare  d'un  immense  butin.  Avant 
le  soir,  les  pertes  de  l'armée  dahomienne  l'avaient  pour  ainsi  dire 


10&  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

anéantie  (1),  ce  qui  n'empêcha  pas  Gelele  de  se  dire  vainqueur  et 
de  rentrer  en  triomphe  dans  sa  capitale,  où  il  ramenait  bon  nom- 
bre d'esclaves  achetés  ou  volés  sur  la  route. 

«  Bien  des  années  s'écouleront  avant  que  le  Dahomey  se  puisse 
remettre  d'un  pareil  coup,  et  j'espère  d'ici  là  le  voir  aussi  bas  que 
terre,  »  s'écrie  le  capitaine  Burton  en  terminant  son  récit,  dont  cer- 
taines parties,  essentiellement  apologétiques,  ne  préparent  guère 
à  cette  conclusion.  On  peut  s'associer  à  un  pareil  anathème  sans 
avoir  des  raisons  aussi  particulières  pour  en  vouloir  à  ce  pays  de 
malédiction  où  un  représentant  de  la  Grande-Bretagne  s'est  vu 
réduit  à  danser,  à  chanter  entre  deux  massacres,  et  au  pied  même 
des  échafauds  où  ils  s'étaient  accomplis,  pour  divertir  l'abominable 
sauvage  qui  les  avait  prescrits  et  inaugurés  de  sa  main.  Tout  au 
plus,  avec  la  certitude  d'obtenir  ainsi  l'abolition  des  sanglantes 
«  coutumes,  »  se  résoudrait-on  à  recevoir  les  caïuncs  et  à  boire  le 
rhum  de  ce  roitelet  nègre.  Plier  son  orgueil  d'homme  civilisé  à  des 
nécessités  si  outrageusement  humiliantes  et  ne  rapporter  en  échange 
qu'un  refus  pur  et  simple,  un  échec  complet,  il  y  a  là  de  quoi  ex- 
pliquer une  amertume,  un  ressentiment  exceptionnels.  Cependant 
il  nous  paraît  abusif  de  les  étendre  à  toute  une  moitié  de  la  race 
humaine,  et  le  rancuneux  diplomate  aurait  pu  éviter  de  se  montrer 
aussi  nègrophobe  que  peuvent  être  ncgrotmines  les  hommes,  d'ail- 
leurs fort  respectables,  qu'il  dénonce  à  la  risée  publique  (2).  De  tels 
excès  de  plume  n'ajoutent  rien  aux  tristes  renseignemens  que  le  li- 
vre du  capitaine  Burton  donne  sur  l'état  de  la  race  noire,  et  ses 
récits,  d'un  intérêt  plus  actuel  que  ses  dissertations,  ne  prouveront 
jamais  que  cette  situation  est  définitive  et  irrémédiable.  II.  ressort 
en  revanche  des  premiers,  avec  une  évidence  frappante,  que  les 
ménagemens  excessifs  de  la  diplomatie,  ses  complaisances  et  ses 
manœuvres  obliques  servent  assez  mal  les  intérêts  du  progrès  hu- 
main; l'homme  civilisé,  s'il  abdique  le  juste  sentiment  de  sa  valeur 
personnelle,  se  dégrade  et  se  diminue  dans  l'esprit  du  barbare  le 
.moins  fait  pour  la  comprendre.  Une  fermeté  prudente,  mais  inflexi- 
ble, convient  seule  à  son  rôle,  et  peut  seule  légitimer  l'influence 
qu'il  revendique.  Certain  proverbe  familier  dit  qu'  «  on  perd  son 
temps  à  blanchir  la  tête  d'un  nègre.  »  Croit-on  par  hasard  l'em- 
ployer mieux  quand  on  s'essaie  à  noircir  la  tête  d'un  blanc? 

(1)  Elle  aurait  perdu,  selon  les  Egbas,  6,821.  On  remarquera  comme  nous  que  les 
évaluations  du  capitaine  Burton,  qui  porte  les  forces  du  Dahomej'  à  8,000  hommes  en- 
viron avant  le  combat,  ne  concordent  point  avec  un  tel  résultat,  bien  évidemment 
exagéré. 

(2)  A  Mission  io  GeleJe,  cli.  xix,  t.  II,  p.  177  et  suivantes.  —  On  the  NeQvo's  place  in 
,  nature. 


I 


UNE    MISSION    EN    DAHOMEY.  105 

On  pourrait  se  demander  également  jusqu'à  quel  point  les  pa- 
trons officiels  de  l'aventureux  consul  doivent  être  tenus  pour  res- 
ponsables des  excentricités  qu'il  a  pu  se  permettre.  Cette  question 
est  relativement  facile  à  résoudre.  L'Angleterre  en  général  prend 
un  assez  grand  souci  de  sa  dignité  pour  qu'on  ne  l'accuse  pas  d'en 
faire  aisément  le  sacrifice  :  quand  elle  s'y  résigne,  elle  obéit  à  des 
motifs  exceptionnels  qui  supposent  un  intérêt  puissant  et  grave.  Cet 
intérêt  n'existait  pas  pour  elle  au  commencement  de  l'année  1865 
sur  la  côte  du  Dahomey,  tout  le  prouve  surabondamment.  Les  hési- 
tations du  foreigii-officCy  le  temps  qu'il  laissa  écouler  avant  de  ré- 
pondre par  une  mission  en  bonne  forme  aux  instances  du  capitaine 
Burton,  les  termes  dans  lesquels  cette  mission  lui  fut  confiée,  la  mo- 
dicité des  présens  destinés  à  en  assurer  le  succès,  témoignent  assez 
du  peu  d'importance  qu'on  y  attachait.  En  ajoutant  cette  démarche 
à  toutes  les  tentatives  déjà  faites  pour  saper  et  détruire  la  traite  des 
noirs,  en  y  joignant  une  démonstration  plus  ou  moins  solennelle 
de  l'horreur  que  lui  inspirent  les  sacrifices  humains,  lord  John 
Russell  ne  songeait  probablement  qu'à  remplir  un  devoir  d'hon- 
nête homme,  tout  en  saisissant  l'occasion  d'encourager  un  explora- 
teur intrépide.   11  n'ignorait  pas  d'ailleurs  combien  il  fallait  peu 
compter  sur  les  résultats  immédiats  d'une  pareille  mission.  Dans 
tous  les  pays  d'Afrique  où  le  commerce  des  noirs  n'a  pu  être  com- 
plètement anéanti,  —  où  par  conséquent  des  guerres  annuelles 
existent  à  l'état  d'institution  politique,  —  l'agriculture  souffre,  et 
l'insécurité  des  communications,  empêchant  les  produits  de  l'inté- 
rieur d'arriver  jusqu'à  la  côte,  paralyse  toute  autre  exportation  que 
celle  de  la  «  marchandise  humaine.  »  Ces  phénomènes,  parfaite- 
ment logiques  et  bien  connus  du  gouvernement  des  trois  royaumes, 
expliquent  l'indinférence  avec  laquelle  il  accueillait  les  propositions 
du  roi  de  Dahomey,  lorsque  ce  dernier  offrait  de  favoriser  autant 
qu'il  était  en  lui  le  développement  du  commerce  anglais  à  Why- 
dah.  Le  refus  à  peine  déguisé  qu'on  opposait  à  ces  avances  tout  à 
fait  spontanées  démontre  jusqu'à  l'évidence  que  l'envoi  du  capitaine 
Burton  était  bien  en  réalité  une  mesure  de  simple  philanthropie, 
sans  aucune  arrière-pensée  d'intérêt  positif,  et  dès  lors  il  demeure 
inadmissible  pour  tout  homme  sensé  que  cette  mission  pût  compor- 
ter, dans  l'esprit  de  ceux  qui  la  donnèrent,  les  complaisances  ex- 
trêmes, les  étranges  sacrifices  d'amour-propre  auxquels  voulut  bien 
condescendre  celui  qui  l'avait  reçue.  Bien  qu'elle  n'ait  pas  cru  de- 
voir un  désaveu  formel  au  zèle  excessif  de  son  représentant,  la  di- 
plomatie britannique  en  cette  occasion  ne  saurait  être  solidaire  des 
innovations  qu'il  a  risquées  et  de  l'échec  qu'elles  lui  ont  valu. 

E.-D.    FORGUES. 


UNE 


STATION    NAVALE 


AU   JAPON   EN   1863-64 


Le  vaste  pays  formé  par  le  groupe  d'îles  qui  s'étend  au  nord  des 
mers  de  Chine  attire  sur  lui,  depuis  quelques  années,  l'attention 
des  principales  nations  de  l'Europe.  C'est  en  1858  surtout  que  le 
Japon  commençait  à  sortir  de  l'isolement  où  il  s'était  renfermé  jus- 
que-là; il  ouvrait  aux  commerçans  étrangers  les  trois  ports  de  Ka- 
nagava,  Nagasaki  et  Hakodadé  (1).  Cette  mesure  libérale  était  mal- 
heureusement suivie  presque  aussitôt  d'actes  nombreux  qui  en 
modifiaient  gravement  la  portée.  Le  plus  considérable  des  trois 
ports  ouverts  par  les  traités,  Kanagava,  oflrait  aux  navires  un 
mouillage  sûr,  dans  une  large  baie,  à  quelques  lieues  au  sud  de 
Yédo.  C'est  à  Kanagava  que  se  portèrent,  comme  on  devait  le  pré- 
voir, les  premiers  arrivans;  mais  le  gouvernement  japonais  ne  tarda 
point  à  s'alarmer  des  relations  intimes  et  journalières  qui  se  for- 
maient, dans  un  port  si  voisin  de  Yédo,  entre  la  population  indigène 
et  les  Européens.  Il  jugea  prudent  d'assigner  à  ceux-ci  un  lieu  de 
résidence  moins  fréquenté  que  Kanagava.  On  combla  un  marais  qui 
s'étendait  à  deux  milles  plus  au  sud,  et  quelques  baraques  en  bois 
furent  construites  sur  cet  emplacement.  Les  Européens  s'y  établi- 
rent d'abord  provisoirement;  puis  ils  reconnurent  que  le  mouillage 
de  Yokohama  (c'était  le  nom  de  la  nouvelle  ville)  valait  mieux  que 
celui  de  Kanagava,  et  que  cette  position  leur  offrait,  par  son  isole- 

(1)  Voyez  sur  l'histoire  et  la  constitution  intérieure  du  Japon  les  études  de  M.  Lindau 
dans  la  Ilevue  des  l"  mai,  i"  juillet,  1"  août,  l''"  septembre  et  15  octobre  iSù'i. 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  107 

ment  même,  des  avantages  très  réels.  Ils  y  restèrent  donc.  Peu  à 
peu  les  marchands  indigènes  vinrent  h  leur  tour,  la  douane  japo- 
naise s'y  installa,  si  bien  qu'au  bout  d'un  certain  temps  Yokohama 
renfermait  toute  une  colonie  d'étrangers  que  les  Japonais  accueil- 
lirent avec  une  apparente  urbanité. 

Aujourd'hui  Yokohama  se  compose  de  deux- quartiers  d'une  phy- 
sionomie très  distincte  :  au  nord,  c'est  la  ville  indigène  aux  rues 
populeuses,  bordées  de  ces  légères  constructions  en  bois  que  les 
Japonais  élèvent  en  quelques  jours;  —  au  sud,  la  ville  européenne 
avec  ses  spacieuses  habitations  entourées  de  jardins,  où  l'architec- 
ture occidentale  se  marie  au  style  pittoresque  des  demeures  du 
pays  :  un  soubassement  en  pierres  de  taille,  une  vcrandnh  en  bois 
sculpté  faisant  le  tour  de  l'édifice,  et  de  grands  toits  en  briques 
noires  entremêlées  de  chaux.  Un  large  quai  s'étend  le  long  de  la 
mer.  De  distance  en  distance  se  dressent  des  mâts  de  pavillon  où 
les  consuls  arborent  les  couleurs  nationales.  Autour  de  nombreux 
magasins  construits  en  pierre  de  taille  et  à  l'épreuve  du  feu  circu- 
lent les  roulies  traînant  des  charrettes  à  bras,  ou  portant  des  bal- 
lots sur  leurs  épaules.  Les  rues  sont  étroites  et  peu  régulières,  les 
passans  y  sont  rares;  mais  cette  population  restreinte  se  compose  de 
gens  venus  de  tous  les  coins  du  monde.  A  la  limite  des  deux  quar- 
tiers, près  de  la  mer,  sont  les  bâtimens  de  la  douane  indigène.  C'est 
là  que  les  marchandises  arrivent,  débarquées  des  jonques  qui  les 
apportent  des  provinces  voisines,  et  qu'on  les  recharge  sur  les  cha- 
lands qui  vont  les  transborder  sur  des  navires  de  commerce.  La 
ville,  entourée  de  canaux  et  de  marais,  communique  avec  le  pied 
des  coteaux,  où  sont  les  faubourgs,  au  moyen  de  ponts  défendus  par 
des  palissades  en  bois  et  par  des  postes  bien  armés.  Les  environs 
de  Yokahama  présentent,  comme  tout  le  sud  du  Japon,  le  plus  riant 
aspect.  Qu'on  se  figure  une  suite  de  collines  boisées,  séparées  par 
des  vallons  couverts  de  cultures.  De  vertes  rizières  en  occupent  le 
fond,  tandis  que  les  champs  de  blé  s'étagent  sur  les  pentes.  L'arbre 
dominant  est  une  espèce  de  pin  analogue  à  notre  pin  maritime  ;  il 
couronne  les  hauteurs ,  et  autour  de  lui  croissent  les  arbres  verts, 
les  lauriers,  les  chênes  et  d'autres  essences  au  feuillage  varié.  De 
coquettes  habitations  de  paysans  s'y  rencontrent  à  chaque  pas,  ca- 
chées à  demi  sous  la  Verdure,  parmi  les  haies  vives  de  camélias  et 
les  bouquets  de  bambous  et  de  palmiers.  Si,  gravissant  les  marches 
de  quelqu'une  de  ces  pagodes  en  bois,  ornées  de  capricieuses 
sculptures,  et  où  la  statue  dorée  de  la  divinité  sommeille  dans  un 
demi-jour  mystérieux,  on  vient  s'asseoir  sur  la  verandah  du  temple, 
on  jouit  du  spectacle  le  plus  admirable.  Par-delà  les  bois  et  les 
collines,  on  aperçoit  d'un  côté  les  eaux  bleues  de  la  baie  de  Yédo 
couvertes  de  centaines  de  barques  péchant  sous  voiles,  de  l'autre 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  chaîne  des  hautes  montagnes  de  l'île  Nipon  où  se  trouvent  les- 
deux  capitales  du  pays,  et  qui  ondoie  à  l'horizon  comme  un  nuage. 
Plus  loin  encore,  le  pic  neigeux  du  Foiisî-yama  (montagne  sans  pa- 
reille) élève  à  3,000  mètres  son  cratère  éteint  depuis  des  années. 
Toute  cette  nature,  moins  vigoureuse  que  celle  des  tropiques,  pré- 
sente pour  le  voyageur  un  charme  indicible  :  c'est  la  fraîche  ver- 
dure des  pUis  belles  campagnes  de  la  France  avec  le  ciel  bleu  de 
la  Sicile  et  la  transparence  de  ses  horizons. 

En  sortant  de  Yokohama  par  le  quartier  indigène,  on  trouve  au 
nord  la  route  de  Kanagava,  qui  conduit  à  la  colline  habitée  par  les 
gouverneurs  japonais.  Ces  derniers,  ayant  à  la  fois  les  deux  villes,^ 
Yokohama  et  Kanagava,  sous  leur  juridiction,  sont  en  quelque  sorte 
postés  sur  le  chemin  qui  les  relie.  Autour  de  l'habitation  en  bois 
qu'ils  occupent  campent  en  permanence,  à  l'abri  de  retranchement 
défendus  par  de  hautes  palissades,  de  nombreux  corps  d'infanterie 
et  d'artillerie  indigènes.  Malgré  cet  appareil  imposant,  la  colline  des 
gouverneurs  peut  être  facilement  balayée  par  le  canon  des  navires 
en  rade,  tandis  que  le  mouillage  de  ces  deiniers  n'a  rien  à  craindre 
des  batteries  de  la  côte. 

Les  ministres  de  France,  d'Angleterre  et  de  îlollande,  d'abord 
installés  à  Yédo,  ne  tardèrent  pas  à  abandonner  cette  capitale,  où  ils 
étaient,  jusque  dans  les  couloirs  et  au  seuil  de  leurs  appartemens, 
l'objet  d'une  surveillance  vraiment  inquisitoriale,  pour  venir  s'in- 
staller à  Yokohama  au  milieu  de  leurs  compatriotes.  Le  ministre  amé- 
ricain, dont  la  politique,  ainsi  que  celle  du  représentant  de  la  Russie, 
établi  à  Hakodadé  (1),  a  toujours  été  de  se  faire  accepter  comme 
protecteur  et  conseiller  du  gouvernement  japonais,  persista  seul  cà 
demeurer  à  Yédo.  Bientôt  la  prospérité  croissante  de  la  colonie  eu- 
ropéenne de  Yokohama  inspira  des  inquiétudes  aux  Japonais,  qui 
essayèrent  à  plusieurs  reprises  de  faire  envahir  le  quartier  étranger 
par  leurs  officiers.  Le  mariage  du  taïkoun  régnant,  le  souverain 
temporel  du  Japon,  avec  la  sœur  du  inikado,  souverain  spirituel, 
était  en  même  temps  annoncé  officiellement  comme  le  signe  d'une 
alliance  conclue  par  les  divers  partis  qui  divisaient  l'empire  dans 
une  pensée  commune  d'hostilité  contre  les  Européens.  Les  vexations 
de  toute  sorte  se  multipliaient,  et  en  juin  1802  la  légation  anglaise 
fut  même  l'objet  d'une  attaque  qui  causa  le  meurtre  de  deux  sen- 
tinelles. Cet  attentat  fut  suivi  d'un  acte  de  violence  beaucoup  plus 
audacieux.  Sur  la  route  du  Tokaïdo,  qui  relie  Yokohama  à  la  capi- 
tale, passent  presque  journellement  les  cortèges  imposans  des  prin- 
ces japonais,  des  daimios,  appelés  à  Yédo  ou  rentrant  dans  leurs 

(1)  Les  Russes  sont  aussi  établis  à  Nagasaki;  mais  le  commerce  r.e  semble  pas  Ctre 
Jeur  principale  prioccupation  au  J;tpon, 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  109 

provinces.  La  colonie  de  Yokohama,  où  domine  l'élément  anglais, 
compte  de  nombreux  amateurs  de  sport  qui  poussent  souvent  de  ce 
côté  leurs  promenades.  Plusieurs  fois  ils  avaient  rencontré  les  fas- 
tueuses escortes  des  princes  indigènes  sans  se  soumettre  à  l'éti- 
quette nationale  et  aux  ordres  des  coureurs  qui  précèdent  les  cor- 
tèges pour  inviter  le  peuple  à  se  prosterner;  mais  jusqu'alors  les 
officiers  japonais  s'étaient  bornés  à  les  menacer  du  regard  ou  de  la 
voix.  Le  ih  septembre  1862,  un  négociant  anglais,  M.  Richardson, 
était  sorti  de  la  ville  avec  trois  autres  personnes  pour  faire  une  pro- 
menade à  cheval  du  côté  de  Yédo.  A  onze  heures  du  matin,  ils  ren- 
contrèrent un  cortège  venant  de  la  capitale  :  c'était  celui  du  prince 
Shimadzo-Sabouro,  père  du  daïmio  de  Satzouma.  Ils  se  rangèrent 
sur  les  bas-côtés  de  la  route,  et  continuèrent  d'aller  au  pas  sans 
être  inquiétés  jusqu'au  moment  où  apparut  le  norimon  (palanquin) 
du  prince.  A  cet  instant,  les  gardes,  armés  de  sabres  et  de  lances, 
se  mirent  devant  eux,  leur  intimèrent  l'ordre  de  rebrousser  che- 
min, et,  avant  qu'ils  eussent  tourné  bride,  se  jetèrent  sur  eux  en 
dégainant.  M.  Richardson  tomba  mutilé,  et  ses  trois  compagnons, 
dont  deux  furent  gravement  blessés,  n'eurent  que  le  temps  de  s'é- 
chapper au  galop  de  leurs  chevaux  du  côté  de  Kanagava.  Le  cor- 
tège jeta  le  cadavre  de  M.  Richardson  dans  un  champ  voisin,  et 
continua  sa  route  pour  aller  coucher  trois  lieues  plus  loin. 

A  la  nouvelle  de  cet  odieux  attentat  (1),  toute  la  population 
étrangère  de  Yokohama  fut  en  émoi.  Les  résidens,  assemblés  aussi- 
tôt en  un  meeting  auquel  assistaient  des  consuls  et  même  des  chefs 
de  légation,  proposèrent  de  réunir  les  troupes  présentes  dans  la 
ville  et  à  bord  des  navires  de  guerre  et  de  les  envoyer  attaquer, 
à  la  tombée  de  la  nuit,  le  cortège  du  prince  dispersé  dans  les  au- 
berges du  Tokaïdo.  Le  ministre  d'Angleterre  arrêta  cet  élan  de 
juste  indignation,  alléguant  des  considérations  de  prudence,  le  peu 
de  forces  dont  on  disposait  et  les  graves  conséquences  que  ce  coup 
de  main  pourrait  entraîner.  Le  daïmio,  prévenu  vers  huit  heures 
du  soir  par  le  gouverneur  de  Yokohama  des  intentions  hostiles  des 

(1)  Quelque  temps  après  se  produisit  un  autre  symotôme  de  la  malveillance  du  gou- 
vernement japonais.  Après  l'abandon  de  Ytjdo  par  les  ministres  étrangers,  il  avait  été 
conTenu  avec  le  taikoun  que  de  nouvelles  résidences  leur  seraient  préparées  sur  k- 
Gotten-yama,  hauteur  située  dans  la  partie  sud  de  la  ville,  et  qui  en  commande  les  abords 
par  le  Tokaïdo.  Déjà  l'une  de  ces  résidences,  celle  de  la  légation  anglaise,  était  prùtc 
quand  des  avances  furent  faites  aux  représentans  étrangers  pour  les  décider  à  choisir 
un  autre  emplacement  dans  Yédo;  les  ministres  tinrent  bon.  Les  derniers  pourparlers, 
avaient  eu  lieu  à  la  fia  de  janvier  18G3;  le  1^"^  février,  la  légation  britannique  était  la 
proie  des  flammes;  l'incendie  avait  été  allumé  sur  un  grand  nombre  de  points,  et  des 
d'Honations  de  poudre  avaient  retenti  à  plusieurs  reprises.  Le  gouvernement  de  Yédo 
mit  l'événement  sur  le  compte  des  agens  du  parti  hostile;  mais  les  circonstances  dans 
lesquelles  le  sinistre  avait  eu  lieu  accusaient  au  moins  s.i  complicité  :  par  cet  incciïclie 
opportun,  il  était  arrivé  une  fois  de  plus  à  son  but,  !a  non-  xécution  dc3  tr.iités. 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Européens,  quitta  ses  iogemens  et  repartit  en  toute  hâte.  Quant  au 
gouvernement  du  taïkoun,  mis  en  demeure  de  poursuivre  et  de  pu- 
nir les  assassins,  il  répondit  d'une  façon  évasive.  Shimadzo  était 
déjà  loin,  et  il  était  impossible  de  savoir  quels  étaient,  parmi  ses 
gens,  les  véritables  meurtriers.  Le  prince  de  Satzouma  était  d'ail- 
leurs puissant,  et  résisterait  par  la  force  à  toute  demande  de  satis- 
faction. Les  Européens,  ainsi  éconduits,  se  résignèrent  à  tempori- 
ser. La  situation  intérieure  du  Japon  paraissait  du  reste  à  la  veille 
de  subir  une  crise  décisive.  On  avait  appris  que  les  grands  daïmios, 
hostiles  aux  étrangers  et  groupés  autour  du  trône  du  mikado,  tra- 
vaillaient activement  à  perdre  le  taïkoun  dans  l'esprit  du  souverain 
spirituel  et  légitime,  et  que  le  second  chef  du  Japon  avait  reçu  l'or- 
dre de  venir  à  Miako  ou  plutôt  à  Kioto  (1}  justifier  sa  conduite. 

Le  taïkoun  se  mit  en  route  au  commencement  de  1863,  et  il  an- 
nonça en  partant  aux  ministres  des  puissances  qu'il  n'épargnerait 
aucun  effort  pour  arranger  pacifiquement  les  affaires  des  Européens; 
il  avait,  disait-il,  reçu  du  mikado  l'ordre  de  les  expulser,  et  comme 
le  refus  d'obéir  à  cette  injonction  entraînerait  pour  lui-même  la 
perte  de  son  pouvoir,  il  allait  tout  d'abord  feindre  de  céder,  de  fa- 
çon à  gagner  du  temps  et  à  ramener  le  mikado  à  une  politique 
meilleure  et  plus  juste.  A  plusieurs  reprises  le  taïkoun  avait,  devant 
les  représentans  étrangers,  rejeté  tout  le  mal  sur  les  daïmios,  et 
chaque  fois  on  lui  avait  offert,  dans  le  cas  où  il  serait  forcé  d'enga- 
ger la  lutte  avec  le  parti  des  grands  feudataires  hostiles,  l'appui 
matériel  et  armé  des  puissances  signataires  des  traités  de  1858; 
mais  le  taïkoun  avait  toujours  répondu  que  c'était  là  un  moyen 
extrême  auquel  il  n'aurait  sans  doute  pas  besoin  de  recourir,  et 
que,  si  la  guerre  éclatait  jamais  entre  lui  et  les  daïmios,  le  succès 
de  sa  cause  était  assuré.  Quelle  que  fût  la  pensée  véritable  du  taï- 
koun, il  est  certain  qu'un  peu  avant  son  départ,  le  gouvernement 
de  Yédo  redoublait  d'activité  dans  l'organisation  de  ses  moyens 
d'attaque  et  de  défense.  Il  avait  formé  des  corps  d'officiers  et  d'in- 
génieurs à  l'européenne,  il  avait  envoyé  de  jeunes  Japonais  en 
Hollande  pour  y  recevoir  une  éducation  militaire  et  scientifique, 
car  il  faut  remarquer  que ,  de  tous  les  pays  orientaux ,  le  Japon  est 
le  seul  qui  n'accepte  pas  les  services  d'officiers  étrangers;  il  avait 
établi  des  fabriques  de  canons  et  de  fusils,  et  ses  efforts  se  tour- 
naient même  vers  la  création  d'une  marine  militaire.  La  forme  élé- 
mentaire des  jonques  japonaises,  fidèlement  conservée  depuis  des 
siècles,-  ne  se  prêtait  guère  à  un  service  de  ce  genre  ;  on  construisit 
quelques  navires  à  voiles  sur  des  modèles  européens,  et,  l'industrie 

(1)  La  première  capitale  du  Japon  s'appelle,  ou  le  sait,  Kioto;  le  mot  Miako,  par 
lequel  ou  la  désigne  sur  nos  cartes,  signifie  simplement  capitale. 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  111 

indigène  ne  pouvant  encore  aborder  la  fabrication  délicate  des  ma- 
chines, le  taïkoim  s'adressa  au  commerce  étranger  pour  l'acquisition 
de  plusieurs  bâtimens  à  vapeur.  Enfm  de  nouvelles  fortifications 
s'élevèrent  en  plusieurs  points  des  côtes,  et  les  anciennes  furent 
remises  en  état.  Les  grands  daimios  suivirent  cet  exemple  :  ils  con- 
struisirent des  forts,  achetèrent  ou  fabriquèrent  des  armes  et  des 
navires,  si  bien  qu'au  commencement  de  1863  il  y  avait,  tant  chez 
eux  que  dans  les  ports  du  taïkoun,  de  vingt-cinq  à  trente  bâtimens 
de  provenance  étrangère  appropriés  autant  que  possible  pour  la 
lutte. 

C'est  à  ce  moment  d'incertitude  et  de  tension  générale  que  sur- 
vinrent les  événemens  à  la  suite  desquels  furent  entamées  contre 
le  Japon,  par  les  puissances  contractantes  des  traités  de  1858,  les 
opérations  militaires  auxquelles  nous  avons  pu  prendre  part  et  que 
nous  allons  raconter. 

1. 

Depuis  plus  de  six  mois,  le  meurtre  de  M.  Richardson  et  les  au- 
tres violences  commises  contre  les  résidens  étrangers  étaient  restés 
sans  réparation,  quand  le  6  avril  1863,  sur  un  ordre  exprès  venu 
d'Angleterre,  un  ultimatum  fut  adressé  au  gouvernement  de  Yédo 
par  le  colonel  Neal,  ministre  de  la  Grande-Bretagne  au  Japon.  Le 
26  avril,  le  jour  même  de  l'expiration  du  délai  fixé  par  l'ultimatum, 
la  frégate  la  Sémiramis,  portant  le  pavillon  du  contre-amiral  Jau- 
rès, jetait  l'ancre  en  rade  de  Yokohama.  Elle  arrivait  des  côtes  de 
la  Basse-Gochinchine,  où  l'avait  appelée  deux  mois  auparavant  une 
insurrection ,  qui  fut  promptement  réprimée  par  les  forces  franco^- 
espagnoles.  Depuis  l'automne  de  1862,  un  seul  navire  français,  la 
corvette  à  vapeur  le  Diqyleix,  était,  avec  le  transport  la  Dot'dogne, 
momentanément  hors  d'état  de  prendre  la  mer,  demeuré  dans  les 
eaux  de  Yokohama.  La  baie  maintenant  était  animée.  Une  corvette 
néerlandaise,  la  Méduse,  commandée  par  M.  de  Gasembroot,  aide- 
de-camp  du  roi  de  Hollande,  et  l'escadre  anglaise,  arrivée  un  mois 
avant  nous  avec  le  contre-amiral  Kuper  (1),  portaient  à  près  d'une 
vingtaine  le  nombre  des  navires  de  guerre  mouillés  dans  le  golfe 
de  Yédo.  Ce  déploiement  de  forces  navales  ne  paraissait  pas  une 
vaine  précaution.  L'alarme  était  vive  dans  la  colonie  européenne  de 
Yokohama  :  on  disait  qu'en  cas  de  rupture  de  la  paix  l'amiral  Ku- 
per ne  pourrait  répondre  de  la  sécurité  de  la  ville,  et  qu'il  se  bor- 

(1)  Peu  de  temps  après,  le  contre-amiral  Kuper  reçut  de  l'amirauté  anglaise  une 
commission  de  vice-amiral  par  laquelle  son  gouvernement,  selon  sa  coutume  en  pa- 
reilles circonstances,  lui  assurait  la  suprématie  de  grade  en  cas  d'opérations  militaires 
oombinées  avec  les  forces  navales  des  autres  nations. 


112  REVUE    DES    DEUX   SIONDES. 

nerait  à  ofifrir  aux  habitans  un  refuge  à  bord  de  ses  navires;  on 
s'attendait,  d'un  autre  côté,  à  voir  à  chaque  instant  des  bandes  fa- 
natiques de  ces  lonines  (1)  si  souvent  annoncés  envahir  la  ville  et  la 
mettre  à  feu  et  à  sang.  Chacun  ne  sortait  plus  que  bien  armé,  et, 
la  nuit  venue,  se  barricadait  dans  sa  maison. 

L'ultimatum  du  colonel  Neal,  précis  et  catégorique,  demandait 
une  double  réparation  :  le  taïkoun,  d'une  part,  devait  exprimer. 
ses  regrets  formels  de  n'avoir  pu  prévenir  le  meurtre  d'un  sujet  an- 
glais sur  une  route  ouverte  par  les  traités,  et  payer  une  indem- 
nité de  100,000  livres;  d'autre  part,  le  prince  de  Satzouma  était 
tenu  d'abord  de  faire  juger  et  exécuter  les  principaux  coupables  de 
l'attentat  en  présence  d'un  ou  de  plusieurs  officiers  de  la  marine 
royale,  puis  de  verser  25,000  livres,  qui  seraient  distribuées  entre 
les  parens  de  la  victime  et  les  personnes  échappées  aux  coups  des 
assassins.  En  cas  de  refus,  les  forces  de  sa  majesté  britannique  avi- 
seraient à  prendre  des  mesures  coercitives  de  nature  à  satisfaire 
l'honneur  et  les  intérêts  de  la  Grande-Bretagne. 

Le  taïkoun  était,  on  le  sait,  parti  pour  Kioto.  Le  gorodjo^  con- 
seil composé  des  ministres  et  des  fonctionnaires  les  plus  élevés  du 
pays,  ne  manqua  pas  tout  d'abord  d'alléguer  son  absence,  prétex- 
tant que  lui  seul  pouvait  régler  de. si  graves  questions,  et  qu'il  y 
avait  nécessité  absolue  d'attendre  son  retour.  Les  autorités  anglaises 
n'eurent  pas  alors  la  fermeté  qu'on  en  devait  attendre;  elles  avaient 
cru  que  tout  céderait  à  la  seule  vue  de  leurs  canons  :  ces  premiers 
symptômes  de  résistance  les  déconcertèrent.  Au  lieu  de  s'en  tenir 
aux  termes  catégoriques  de  l'ultimatum,  le  colonel  Neal  répondit 
aux  communications  du  gorodjo  en  demandant  vers  quelle  époque 
le  taïkoun  pourrait  prendre  une  mesure  définitive  :  c'était  se  mettre 
à  la  merci  d'un  gouvernement  pour  qui  tout  elTort  de  conciliation 
équivaut  à  un  aveu  de  faiblesse,  et  qui  se  prévalait  d'ailleurs  de 
l'isolement  où  se  maintenaient  les  représentans  de  la  Grande-Bre- 
tagne dans  une  question  qui  intéressait  également  les  autres  puis- 
sances. Toutefois  les  deux  parties,  désireuses  d'éviter  une  rupture 
immédiate,  résolurent  de  recourir  à  la  médiation  de  la  France  :  le 
gorodw  réclama  les  bons  offices  de  notre  ministre,  M.  du  Chesne  de 

(1)  La  menace  des  lonines  revient  constamment  dans  la  bouche  des  autorités  japo- 
naises quand  elles  veulent  effrayer  les  résidens  étrangers.  On  ne  saurait  définir  exac- 
tement ce  terme,  qui  semble  avoir  plusieurs  acceptions.  Tout  officier  qui  a  perdu  sa 
position,  soit  à  la  suite  d'une  faute  grave,  soit  par  la  destitution  ou  la  dégiadation  de 
son  seigneur,  se  fait  lonine.  Réduit  ù,  ses  propres  ressources  et  ne  pouvant  vivre  dos 
travaux  dévolus  au  peuple,  il  devient  une  espèce  do  brigand,  se  carhant  dans  les  cam- 
pagnes et  mettant  son  bras  au  service  de  qui  veut  le  payer.  D'autres  fois  des  officiers 
se  font  volontairement  lonines  pour  venger  la  mort  d'un  proche  ou  exécuter  l'ordre  d'un 
maître  :  dès  ce  nioment,  ne  relevant  plus  que  d'eux-mêmes,  ils  sont  tout  entiers  à  leur 
œÎ8sion,  et  pour  l'accomplir  passent  à  travers  tous  les  obstacles. 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  113 

Bellecourt,  pour  se  faire  accorder  un  nouveau  délai,  et  le  colonel 
Neal,  à  la  requête  de  ce  dernier,  consentit  à  suspendre  toute  opé- 
ration jusqu'au  H  mai. 

Par  malheur  les  événemens  intérieurs  du  Japon  n'étaient  pas  de 
nature  à  hâter  une  solution  pacifique.  Des  documens  adressés  d'Ha- 
kodadé  par  les  agens  consulaires  informaient  les  Européens  que  le 
parti  hostile  aux  étrangers  avait,  sous  la  pression  du  nombre  et  des 
influences,  arraché  au  mikado  un  décret  d'expulsion  de  tous  les 
résidons.  En  vain  le  taïkoun,  disait- on,  avait  essayé  de  modifier 
les  idées  du  souverain  spirituel;  il  avait  dû  s'engager  à  l'exécution 
immédiate  de  la  mesure  prise  par  le  mikado,  et  plusieurs  daïmios 
puissans  étaient  en  outre  chargés  de  commencer  la  lutte  sur  divers 
points.  Gomme  pour  donner  plus  de  poids  à  ces  graves  nouvelles, 
un  fait  inattendu  se  produisit  à  Yokohama  dans  les  premiers  jours 
de  mai.  Un  beau  matin,  on  apprit  le  départ  des  Japonais,  qui  se 
trouvaient  au  nombre  de  quelques  milliers  d'âmes,  soit  dans  le 
quartier  indigène  comme  marchands,  soit  en  qualité  de  domestiques 
dans  les  maisons  des  étrangers.  Sui'  l'ordre  des  yacounincs  (agens 
du  taïkoun  et  des  principaux  princes),  tous  s'étaient  enfuis.  «  Nous 
craignons  bien  plus,  disaient-ils,  le  sabre  de  nos  officiers  que  les 
dangers  qui  doivent  résulter  de  l'ouverture  des  hostilités  dans  la 
ville.  »  La  route  de  Kanagava  était  couverte  d'une  file  interminable 
de  piétons,  de  chevaux  et  de  charrettes  à  bras  portant  les  plus 
jeunes  enfans  et  les  bagages  des  fugitifs;  en  trois  jours,  l'évacua- 
tion devait  être  complète,  et  la  colonie  européenne  allait  dès  lors 
être  privée  de  tout  approvisionnement.  Dans  des  circonstances  aussi 
graves,  l'entente  des  puissances  devenait  urgente.  Les  autorités 
étrangères,  après  s'être  concertées,  déclarèrent  au  gouverneur  de 
Yokohama  que  l'évacuation,  si  elle  continuait,  serait  regardée  comme 
un  acte  d'hostilité  déclarée  de  la  part  du  gouvernement  japonais  et 
suivie  sans  délai  de  l'occupation  militaire  de  Yokohama.  Cette  dé- 
marche comminatoire  eut  un  plein  succès  :  le  gouverneur  fit  cesser 
le  mouvement  d'émigration,  et  sur  l'ordre  qu'ils  en  reçurent  ceux 
des  Japonais  qui  s'étaient  déjà  réfugiés  dans  les  terres  reprirent  le 
chemin  de  la  ville  du  même  pas  docile  et  insouciant  qu'ils  l'avaient 
quittée. 

Les  progrès  incessans  du  parti  féodal  avaient  bien  changé  la  na- 
ture et  les  proportions  du  différend  primitif  :  l'indemnité  due  aux 
Anglais  n'était  plus  la  seule  question  enjeu;  il  s'agissait  de  l'ob- 
servation des  traités  signés  et  de  l'existence  même  de  la  colonie 
étrangère.  Aussi  les  représentans  de  la  France  et  de  l'Angleterre, 
laissant  de  côté  d'un  commun  accord  l'ultimatum  précédent,  infor- 
mèrent l'envoyé  du  gorodjo  qu'ils  s'étaient  entendus  avec  les  ami- 

TOME  LYI.  —  1865.  a 


114  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raux  Jaurès  et  Kuper  pour  offrir  leur  appui  au  taïkoun  et  l'aider  à 
triompher  d'un  parti  dont  les  tyranniques  exigences  l'obligeaient  à 
la  violation  des  traités.  Un  nouveau  délai,  durant  lequel  le  statu 
quo  serait  maintenu,  fut  accordé  au  gouvernement  de  Yédo.  Le 
25  mai  avait  lieu  à  la  légation  britannique  de  Yokohama  une  con- 
férence entre  l'envoyé  du  gorodjo,  revenu  de  la  capitale,  où  il 
était  allé  chercher  la  réponse  du  taïkoun,  et  les  ministres  d'Angle- 
terre et  de  France;  les  deux  amiraux  y  assistèrent. 

La  diplomatie  japonaise  est  toute  de  temporisation  et  de  duplicité. 
Éludant  les  questions  catégoriques,  elle  profite  de  la  différence  des 
langues,  des  lenteurs  de  la  traduction,  du  moindre  mot  conci- 
liant, pour  se  ménager  par  des  biais  des  occasions  de  retraite  facile. 
Aussi  les  conférences  avec  les  représentans  de  ce  pays  sont-elles 
longues,  pénibles  et  généralement  peu  concluantes.  Cette  fois,  au 
bout  de  quelques  heures,  les  nombreuses  et  diffuses  allégations  de 
l'envoyé  pouvaient  se  résumer  ainsi  :  d'abord,  en  ce  qui  concernait 
la  proposition  d'un  appui  matériel  prêté  par  la  France  et  l'Angleterre 
contre  les  daïmios  révoltés,  il  répondait  que  le  taïkoun  n'était  point 
encore  décidé  à  réprimer  par  la  force  une  rébellion  sur  laquelle  il 
n'était  pas  pleinement  édifié.  Quant  au  paiement  de  l'indemnité  ré- 
clamée par  les  deux  puissances  européennes,  il  ne  pouvait  être  ré- 
glé qu'après  le  retour  du  taïkoun  à  Yédo;  d'ici  là,  l'exécution  d'une 
pareille  mesure  offrirait  de  graves  inconvéniens  ;  elle  pourrait  exci- 
ter des  troubles,  et  les  agens  du  parti  hostile  aux  étrangers,  les 
lonines  qui  entouraient  le  mikado,  profitant  de  l'absence  du  taï- 
koun, chercheraient  à  renverser  son  gouvernement  au  profit  d'un 
prince  résolu  à  expulser  les  Européens. 

L'envoyé  du  gorodjo,  pour  atténuer  l'effet  de  réponses  qui  équiva- 
laient à  un  ajournement  indéfini,  proposait,  comme  satisfaction  im- 
médiate, un  paiement  indirect  et  clandestin  :  les  Japonais  cesseraient 
par  exemple  de  percevoir  pendant  quelque  temps  les  droits  de 
douane.  Ce  moyen  terme  fut  repoussé  par  le  ministre  de  France  et 
par  l'amiral  Jaurès,  qui  se  retirèrent  d'un  débat  désormais  sans 
objet  pour  eux;  mais  le  colonel  Neal  eut  la  faiblesse  d'agréer  la  pro- 
position au  nom  de  l'Angleterre,  et  il  promit  de  garder  le  secret  sur 
cette  étrange  opération.  C'était  tout  ce  que  demandait  le  gouverne- 
ment de  Yédo,  qui  pouvait  dès  lors  se  vanter  par  tout  le  pays  d'avoir 
rejeté  les  demandes  de  la  Grande-Bretagne  sans  que  celle-ci  eût 
osé  recourir  à  la  force;  aux  yeux  des  Japonais,  les  derniers  attentats 
contre  les  étrangers  restaient  impunis".  Qu'importait  dès  lors  le 
paiement  de  quelques  mille  livres?  La  conférence  fut  close  sur  cet 
arrangement,  et  l'envoyé  repartit  pour  Yédo. 

Cependant  le  gouvernement  japonais  poursuivait  son  œuvre  avec 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  115 

une  patience  infatigable.  Le  général  Pruyn,  ministre  des  États-Unis, 
était,  on  l'a  vu,  demeuré  seul  à  Yédo,  cherchant  à  prouver  par  cette 
attitude  le  maintien  de  son  influence.  Dans  les  derniers  jours  de 
mai,  sa  légation  fat  détruite  par  un  incendie.  Lui-même,  s'étant 
réfugié  dans  un  petit  temple  voisin,  essayait  en  vain  de  se  maintenir 
sur  le  territoire  de  Yédo  malgré  les  craintes  hypocrites  que  mani- 
festaient pour  sa  sûreté  les  autorités  japonaises.  Dans  la  nuit  du 
l""''  juin,  il  fut  entouré,  presque  enlevé,  et,  sous  prétexte  d'un  péril 
immédiat  qui  le  menaçait,  mis  à  bord  d'un  navire  japonais  qui  vint 
le  déposer  en  rade  de  Yokohama.  Il  ne  restait  plus  dès  lors  un  seul 
étranger  dans  l'enceinte  de  Yédo,  et  les  efforts  du  gouvernement 
japonais  pouvaient  se  concentrer  avec  d'autant  plus  d'énergie  sur 
Yokohama.  A  plusieurs  reprises,  les  gouverneurs,  alléguant  l'in- 
térêt même  des  étrangers,  dont  il  fallait  garantir  la  sécurité,  avaient 
manifesté  l'intention  de  faire  occuper  la  concession  européenne  par 
leurs  propres  troupes.  Ces  offres  ayant  été  formellement  déclinées 
par  les  amiraux,  les  gouverneurs  durent  se  borner  à  garder  plus 
étroitement  les  issues  de  la  ville. 

Sur  ces  entrefaites,  le  colonel  Neal  fut  informé  par  une  note 
officielle  qu'un  premier  paiement  des  indemnités  allait  avoir  lieu  le 
18  juin.  Chacun  s'applaudit  alors  d'une  solution  qui  calmait  toutes 
les  craintes  et  semblait  éloigner  tout  péril  de  guerre  ;  le  secret  de 
l'opération  clandestine  consentie  par  le  colonel  Neal  n'était  même 
plus  gardé.  Deux  jours  se  passèrent  pourtant  sans  que  la  promesse 
du  gouvernement  japonais  eût  reçu  le  moindre  commencement 
d'exécution.  Le  20  juin,  le  chargé  d'affaires  d'Angleterre  informa 
ses  collègues  qu'après  cette  dernière  et  flagrante  violation  d'en- 
gageraens  solennels,  il  rompait  toutes  relations  diplomatiques,  et 
remettait  la  solution  du  différend  entre  les  mains  du  commandant 
en  chef  des  forces  britanniques.  Le  lendemain,  l'amiral  Kuper  dé- 
clara qu'il  n'entamerait  les  hostilités  que  sous  huit  jours,  sauf  le 
cas  d'un  mouvement  agressif  des  Japonais.  Prévoyant  qu'il  allait 
être  amené  à  quitter  la  rade,  il  avertissait  les  résidens  de  l'impos- 
sibilité où  il  se  trouvait  de  défendre  la  ville  contre  une  attaque  ve- 
nant de  l'intérieur.  Toute  la  population  étrangère  de  Yokohama  se 
tint  donc  prête  au  départ,  et  fit  embarquer  à  bord  des  navires  en 
rade  ses  objets  les  plus  précieux. 

Devant  cette  panique,  l'amiral  Jaurès  comprit  que  l'attitude  la 
plus  décidée  serait  aussi  la  plus  efficace  :  il  déclara  sa  ferme  intention 
de  rester- à  Yokohama  et  d'y  protéger  les  résidens  de  toutes  nations 
par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir.  Tout  en  priant  le  ministre  de 
France  de  porter  sa  décision  à  la  connaissance  de  ses  collègues,  il 
en  informa  les  gouverneurs  de  Yokohama.  La  suite  des  événemens 
prouva  qu'il  n'avait  pas  engagé  par  cette  énergique  déclaration  le 


.116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

drapeau  de  la  France  dans  une  entreprise  téméraire.  Les  Japonais 
n'avaient  eu  d'autre  but,  par  leurs  attermoiemens,  que  d'aftiener 
l'évacuation  volontaire  de  la  ville  par  toutes  les  puissances,  sauf  à 
engager  sur  un  autre  point  le  conflit  avec  les  forces  britanniques  iso- 
lées. La  résistance  de  l'amiral  Jaurès  les  déconcerta,  et,  ne  pouvant 
renouer  de  relations  avec  le  colonel  Neal,  ils  résolurent  de  venir 
trouver  les  autorités  françaises.  Dans  une  première  entrevue,  qui 
eut  lieu  à  la  légation  de  France  entre  M.  de  Bellecourt,  l'amiraj 
Jaurès  et  les  gouverneurs  japonais,  ceux-ci  reprirent  leur  thème 
habituel  :  ils  attribuèrent  le  non-paiement  de  l'indemnité  au  dés- 
accord des  membres  du  gorodjo,  et  dans  leur  conviction  ce  paie- 
ment serait  loin  de  garantir  la  sécurité  des  étrangers.  Us  recon- 
naissaient du  reste  pour  la  première  fois  qu'ils  devaient  protection 
à  la  ville  et  aux  résidens  des  nations  en  paix  avec  le  Japon ,  et 
ils  promirent  de  s'entendre  sur  ce  point  avec  l'amiral  Jaurès,  dont 
ils  demanderaient  au  besoin  le  concours  contre  les  lonincs  et  les 
daïmios.  Ils  espéraient  d'ailleurs  que  les  hostilités  avec  l'Angle- 
terre n'éclateraient  ni  à  Yokohama  ni  même  à  Yédo.  L'amiral  Jau- 
rès répondit  aux  gouverneurs  que,  lors  même  que  les  hostilités 
n'éclateraient  pas.  dans  la  baie  de  Yokohama,  le  gouvernement  ja- 
ponais, en  manquant  à  sa  promesse  récente  et  formelle,  avait  en 
réalité  déclaré  la  guerre  à  la  Grande-Bretagne,  et  que  de  plus,  en 
cessant  de  protéger  les  sujets  des  autres  puissances,  il  pouvait  ame- 
ner celles-ci  à  prendre  les  armes  contre  lui.  Le  soin  de  l'intérêt 
commun  obligeait  donc  l'amiral  d'aviser  immédiatement  à  la  dé- 
fense de  la  ville,  et  il  était  bien  décidé  à  ne  la  laisser,  sous  aucun 
prétexte,  envahir  par  les  troupes  japonaises.  La  conférence  fut  re- 
prise le  lendemain  à  bord  de  la  Sèmiraynis.  Après  quelques  pour- 
parlers, il  fut  stipulé  que  les  milices  indigènes  resteraient  constam- 
ment en  dehors  de  Yokohama,  et  que  la  garde  exclusive  de  ce  port 
serait  confiée  à  des  troupes  européennes.  L'un  des  gouverneurs 
promit  d'aller  à  Yédo  informer  le  gorodjo  de  ces  mutuelles  disposi- 
tions; il  se  faisait  fort  aussi  d'obtenir  que  la  protection  de  la  ville 
fiit  remise  désormais,  par  une  notification  officielle,  au  comman- 
dant en  chef  des  forces  françaises. 

L'amiral  Kuper  préparait  cependant  ses  mesures  coercitives.  La 
première  qui  s'offrît  à  la  pensée  était  la  saisie  des  navires  du  taï- 
koun  mouillés  dans  le  golfe  de  Yédo.  Le  23  juin  1863,  la  corvette 
anglaise  la  Pcarl  et  une  canonnière  étaient  venues  en  conséquence 
croiser  devant  les  forts  de  la  ville,  et  s'étaient  postées  en  observa- 
tion dans  le  chenal  qui  conduit  au  fond  de  la  baie,  quand  on  apprit 
que  les  Japonais  consentaient  enfin  au  paiement  immédiat  de  l'in- 
demnité, dont  le  montant  était  déposé  depuis  plusieurs  jours  aux 
bureaux  de  la  douane.  En  effet,  dans  le-  milieu  de  la  nuit  du  23  au 


UNE    STATION    NAVALE    AU   JAPON.  117 

^2li  juin,  les  gouverneurs  de  Yokohama  se  rendaient  à  la  légation  de 
France  et  demandaient  une  audience  au  ministre.  «  Le  gorodj'o, 
lui  disaient-ils,  appréciant  vos  conseils  et  ceux  de  l'amiral  fran- 
çais, s'est  décidé  à  payer  les  Anglais.  Nous  avons  à  la  douane  les 
fonds  nécessaires;  mais,  comme  nous  ne  pouvons  ni  ne  désirons 
avoir  de  relations  avec  les  autorités  britanniques,  nous  vous  propo- 
sons de  remettre  la  somme  entre  vos  mains.  De  cette  façon,  tout 
sera  fini,  s'il  n'est  pas  trop  tard  pour  que  le  ministre  d'Angleterre 
puisse  encore  accepter  le  paiem-ent.  »  M.  de  Bellecourt  fit  com- 
prendre aux  gouverneurs  qu'il  ne  pouvait  remplir  cet  office  d'in- 
termédiaire, mais  qu'il  consentait  à  intercéder  auprès  du  colonel 
Neal  pour  amener  l'heureuse  solution  des  difficultés.  Grâce  à  son 
entremise,  tout  fut  réglé.  Une  heure  après,  le  chargé  d'affaires 
d'Angleterre  informa  les  gouverneurs  qu'il  renouerait  des  relations 
pacifiques,  si  le  paiement  immédiat  et  intégral  de  Findemnité  était 
accompli  le  2/i,  avant  sept  heures  du  matin.  Dès  l'aube,  un  convoi 
de  charrettes  à  bras,  escorté  d'oiïiciers  japonais,  sortit  donc  de  la 
douane,  et  se  dirigea  vers  la  légation  britannique.  Les  Japonais 
cette  fois  s'exécutaient  sans  restriction  et  apportaient  les  110,000  li- 
vres en  bonnes  piastres  mexicaines. 

Ainsi  se  termina  pacifiquement,  après  deux  mois  de  pourparlers 
et  d'alternatives,  ce  premier  incident  de  l'affaire  Richardson.  Au 
bout  de  quelques  jours,  la  confiance  paraissait  revenue  à  Yoko- 
hama, et  le  commerce  commençait  à  reprendre.  L'amiral  Jaurès 
sentait  néanmoins  qu'il  ne  devait  pas  s'endormir.  A  sa  requête,  le 
gorodjo  lui  adressa  dans  les  premiers  jours  de  juillet,  ainsi  qu'à 
l'amiral  Kaper,  une  lettre  qui  déclarait  les  commandans  en  chef  des 
forces  anglaises  et  françaises  chargés  officiellement  et  au  même 
titre  de  la  protection  de  Yokohama,  et  les  autorisait  à  se  concerter 
au  besoin,  pour  assurer  cette  défense,  avec  les  commandans  des 
navires  d'autre  pavillon  mouillés  sur  rade.  La  communauté  de  vues 
et  d'action  de  toutes  les  puissances  ayant  des  traités  avec  le  Japon 
était  garantie  par  cet  arrangement.  L'amiral  ne  s'en  était  pas  tenu 
là.  Au  moment  le  plus  critique  du  différend,  il  avait  appelé  de 
Shang-haï  la  corvette  le  Monge  et  250  hommes  du  3^  bataillon 
d'Afrique  (1).  L'arrivée  de  ce  renfort  lui  permit  d'établir  un  système 

(1)  A  la  même  époque,  le  vice-amiral  Kuper,  prévoyant  qu'il  pourrait  avoir  besoin 
de  troupes  de  débarquement,  avait  demandé  au  gouvernement  de  Ilong-kong  et  au 
commandant  de  la  garnison  anp;laise  de  Shang-haï  de  mettre  à  sa  disposition  un  ou  deux 
régimens  d'infanterie.  Cette  demande  était  une  simple  prière,  motivée  parla  gravité 
imprévue  des  évéïieniens,  car  à  moins  d'ordre  précis  de  la  métropole,  les  forces  an- 
glaises de  terre  n'ont  aucune  communauté  d'action  avec  les  forces  de  mer  dans  les  mêmes 
parages.  Les  autorités  militaires  de  Hong-kong  et  de  Shang-haï  ne  crurent  pas  les  cir- 
constances assez  impérieuses  pour  qu'il  y  eût  lieu  de  déroger  à  la  règle,  et  la  demande 
do  l'amiral  fut  rojetée. 

l 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

régulier  de  surveillance  autour  du  quartier  des  étrangers  et  des 
rondes  de  nuit  auxquelles  concoururent  des  contingens  des  autres 
nations  ;  de  plus,  un  bon  poste  de  fusiliers  marins  fut  installé  sur 
une  des  collines  qui  serrent  de  près  la  ville  européenne  et  d'où  l'on 
domine  à  la  fois  la  rade  et  le  pays.  En  cas  d'attaque  nocturne,  les 
troupes  à  terre  devaient,  sur  des  signaux  déterminés,  se  masser  en 
de  certains  points,  et  les  navires  envoyer  en  toute  hâte  leurs  em- 
barcations et  des  renforts.  De  la  sorte,  on  pouvait  repousser  les  as- 
saillans,  ou  bien,  la  défense  de  la  ville  devenant  impossible,  donner 
au  personnel  des  légations  et  consulats  et  aux  résidens  le  temps  de 
se  réfugier  à  bord  des  bâtimens  de  guerre. 

Tandis  qu'on  prenait  ces  sages  précautions,  et  le  lendemain 
même  du  paiement  de  l'indemnité  Richardson,  il  se  produisit  un  in- 
cident qui  parut  tout  d'abord  un  audacieux  défi.  Un  vice-ministre 
du  ta  koun,  celui  qui  avait  apporté  de  Yédo  aux  gouverneurs  l'or- 
dre définitif  de  satisfaire  aux  réclamations  des  Européens,  adres- 
sait à  tous  les  représentans  étrangers  la  lettre  suivante  : 

«  J'ai  l'honneur  de  communiquer  à  votre  excellence,  par  la  présente,  que 
j'ai  été  nommé  avec  pleins  pouvoirs  pour  traiter  au  sujet  de  ce  qui  suit  ; 

«  J'ai  reçu  l'ordre  de  sa  majesté  le  taïkoun,  lequel  a  reçu  l'ordre  lui- 
même  du  mikado,  de  fermer  les  ports  ouverts,  et  d'éloigner  les  étrangers 
sujets  des  puissances  ayant  conclu  des  traités,  attendu  que  notre  peuple 
ne  veut  avoir  aucune  relation  avec  eux;  ainsi  on  traitera  plus  tard  avec 
votre  excellence  à"ce  sujet. 

«  Présenté  avec  respect  et  considération  le  neuvième  jour  du  cinquième 
mois  de  la  troisième  année  de  Bonkiou  (2/i  juin  1863). 

«  Ongasawara-dzouziou-no-kami.  » 

Les  gouverneurs  venaient  en  même  temps  déclarer  aux  ministres 
anglais  et  français  que  si  le  taïkoun  avait  donné  cet  ordre,  c'était 
pour  obéir  au  mikado,  le  souverain  suprême,  qu'il  n'avait  pas  en- 
core pu  rallier  à  sa  politique;  ce  décret  d'expulsion  ne  serait  pas 
exécuté.  Les  représentans  étrangers,  ne  sachant  encore  s'ils  de- 
vaient prendre  ou  non  au  sérieux  une  notification  aussi  insensée,  y 
firent  la  réponse  qu'elle  méritait ,  déclarant  remettre  le  soin  de 
l'exécution  des  traités  aux  mains  des  commandans  en  chef  des  forces 
européennes.  A  quelques  jours  de  là,  un  membre  du  second  conseil 
de  Yédo,  le  prince  Sakaï-Hida-no-Kami,  vint  aussi  demander  à  en- 
tretenir l'amiral  français  de  matières  importantes.  Le  i"^'' juillet,  il 
monta  avec  sa  suite  à  bord  de  la  Sêmmmiis,  où  s'était  rendu  de 
son  côté  M.  de  Bellecourt.  Poussé  tout  d'abord  à  s'expliquer  au  su- 
jet de  l'ordre  d'expulsion,  il  répéta  la  déclaration  des  gouverneurs. 
«  C'est  la  première  fois,  ajouta-t-il,  que  le  mikado,  trompé  sur  le 
compte  des  étrangers,  a  donné  un  ordre  injuste;  le  taïkoun  l'a 


UNE    STATION    NAVALE    AU    JArON.  119 

transmis,  et  le  gouvernement  de  Yédo  a  dû  le  notifier  à  son  tour, 
tout  en  sachant  que  cet  ordre  n'est  pas  exécutable.  Aujourd'hui 
notre  but  est  d'aller  en  grand  nombre  à  Kioto,  où  se  trouve  notre 
taïkoun,  entouré  d'ennemis  qui  cherchent  à  le  détrôner  pour  se 
faire  nommer  à  sa  place.  Nous  voulons  lui  rendre  la  liberté,  ce  qui 
lui  permettra  de  justifier  ses  actes  et  de  faire  revenir  le  mikado  sur 
sa  détermination.  »  Le  daïmio  concluait  par  une  bizarre  requête.  Il 
demandait  à  l'amiral  un  ou  plusieurs  de  ses  navires  de  guerre  pour 
l'aider  à  transporter  sous  pavillon  japonais  les  troupes  qu'il  était 
nécessaire  d'envoyer  le  plus  tôt  possible  à  Osaka.  Les  vapeurs  du 
taïkoun  étaient  tous,  à  l'exception  d'un  seul,  employés  à  diverses 
missions  ou  hors  d'état  de  prendre  la  mer.  Cette  proposition  fut 
repoussée,  un  pavillon  étranger  ne  pouvant  jamais,  sur  un  navire 
de  guerre,  se  substituer  aux  couleurs  nationales.  Les  amiraux  offri- 
rent seulement  de  prêter  appui  au  taïkoun  en  paraissant  devant  le 
port  d'Osaka,  où  ils  déposeraient  par  la  même  occasion  des  troupes 
japonaises.  Un  concours  aussi  manifeste  ne  parut  point  du  goût  du 
vice-ministre  Sakaï.  Pour  rétablir  l'ordre  dans  le  pays,  le  gouver- 
nement de  Yédo  n'avait  pas,  selon  lui,  besoin  d'employer  la  force  ; 
s'il  échouait  toutefois  dans  son  entreprise,  il  se  déciderait  enfin  à 
accepter  l'aide  qui  lui  était  si  franchement  offerte.  Dans  une  nou- 
velle conférence  qui  eut  lieu  le  lendemain  abord  de  la  Sèmiraynis^ 
et  où  assistèrent  les  autorités  anglaises,  le  vice-ministre  fut  auto- 
risé à  noliser  pour  Osaka  des  vapeurs  de  commerce  anglais  qui  se 
trouvaient  alors  sur  rade.  Un  dernier  incident' se  produisit  à  la  fin 
de  cette  conférence.  La  population  étrangère  de  Nagasaki  était  te- 
nue en  alarme  par  de  nombreuses  troupes  japonaises  qui  campaient 
sur  les  hauteurs  voisines  de  la  ville.  On  insista  auprès  du  vice- 
ministre  pour  qu'on  affranchît  les  étrangers  de  cette  surveillance 
■  désormais  sans  objet.  Sakaï  consentit  à  écrire  immédiatement  au 
gouverneur  de  Nagasaki,  et  sa  lettre  fut  remise  au  capitaine  du 
Kienchan,  petit  aviso  à  roues  de  notre  division  en  partance  pour  la 
Chine,  qui  appareilla  aussitôt.  Ce  navire  avait  ordre  de  passer  par 
la  Mer-Intérieure  et  de  faire  escale  dans  le  port  de  Nagasaki,  afin 
d'y  remplir  sa  mission. 

Le  9  juillet  et  les  jours  suivans,  un  grand  mouvement  de  troupes 
japonaises  se  fit  aux  environs  de  Yokohama.  Les  vapeurs  de  com- 
merce prêtés  au  vice-ministre  arborèrent  le  pavillon  du  taïkoun  (1), 
et  prirent  à  bord  de  nombreux  officiers  et  des  détachemens  d'in- 
fanterie. On  vit  défiler  ces  derniers  dans  les  embarcations  avec  leurs 
tuniques  blanches,  leurs  chapeaux  de  laque  noire  en  forme  de  toit, 

(1)  Pavillon  blanc  portant  au  milieu  une  sphère  rouge  :  c'est  l'emblènie  du  soleil 
levant. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portant  le  sac  et  la  giberne  en  bandoulière.  Les  transports  appa- 
reillèrent successivement  et  prirent  la  route  du  large.  Était-ce  une 
simple  démonstration  du  gouvernement  de  Yédo,  désireux  de  raf- 
fermir la  suprématie  un  moment  compromise  du  taïkoun,  ou  bien 
la  guerre  civile  était-elle  réellement  engagée  au  Japon?  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  les  événemens  dont  la  Mer-Intérieure  fut  le  théâtre 
quelques  jours  plus  tard  ne  laissèrent  place  à  aucun  doute  sur  les 
véritables  dispositions  des  daïmios  à  l'égard  des  étrangers. 

II. 

Au  sud  de  l'île  Nipon,  qui  est  regardée  comme  la  principale 
terre  de  l'empire  japonais,  les  deux  îles  de  Kiousiou  et  de  Sikok 
comprennent  entre  elles  et  les  deux  pointes  méridionales  de  Nipon 
une  véritable  mer  intérieure  où  l'on  pénètre  par  trois  ouvertures. 
Un  navire  parti  de  la  baie  de  Yédo  arrive,  après  avoir  longé  la 
côte  sud  de  iNipon,  au  canal  de  Kiwo,  entrée  orientale  de  cette 
mer;  continuant  sa  route  vers  l'ouest,  il  parcourt  une  centaine  de 
lieues  dans  ces  eaux  abritées  des  tempêtes;  puis,  franchissant  la 
sortie  occidentale,  il  débouche  dans  la  mer  de  Chine,  vis-à-vis  la 
Corée,  par  le  détroit  de  Simonoseki.  Au  lieu  de  s'engager  dans  ce 
détroit,  il  peut  tourner  au  sud,  et  sortir  de  la  Mer-Intérieure  en 
passant  entre  les  deux  îles  de  Sikok  et  de  Kiousiou  par  le  canal  de 
Boungo.  La  première  route  est  bien  connue  des  vapeurs  de  com- 
merce qui  se  rendent  de  Shanghaï  à  Yokohama,  ou  de  cette  ville  au 
port  chinois.  Pour  ceux  qui  font  escale  à  Nagasaki,  elle  est  de  beau- 
coup la  plus  courte,  et  le  calme  habituel  des  eaux  de  ce  vaste  bas- 
sin, la  hauteur  des  montagnes  qui  l'entourent,  assurent  une  navi- 
gation paisible  aux  bâtimens.  Un  grand  nombre  de  daïmios  ont 
leurs  résidences  sur  les  bords  de  la  Mer-Intérieure  et  dans  les  nom- 
breuses îles  moins  importantes  qu'elle  renferme;  ces  côtes  et  ces 
îles  sont  les  parties  les  plus  riches  et  les  plus  peuplées  de  l'empire. 
Au  fond  d'une  baie,  non  loin  de  l'entrée  orientale  ou  de  Kiwo, 
s'élève  la  ville  d'Osaka,  le  grand  centre  commercial  du  Japon,  que 
les  traités  doivent  ouvrir  aux  étrangers  le  1"  janvier  1867.  A  la 
sortie  occidentale,  étroite  et  dominée  par  des  terres  élevées,  sur  la 
rive  de  l'île  Nipon,  est  l'ancienne  ville  de  Simonoseki,  d'où  le  dé- 
troit tire  son  nom. 

En  tout  temps,  les  navires  de  guerre  ou  de  commerce  qui  par- 
courent journellement  cette  route  avaient  remarqué  de  nombreux 
ouvrages  de  fortification  construits  sur  différons  points,  notam- 
ment dans  les  passes  et  à  l'approche  des  villes,  et  l'on  pouvait  croire 
que  les  Japonais,  comme  toutes  les  nations  maritimes,  avaient  voulu 
mettre  ainsi  leurs  côtes  en  état  de  défense.  Quand  à  la  nuit  tom- 


UNE    STATION    NAVALE    AU    JAPON.  121 

bante  les  navires  mouillaient  dans  la  passe,  les  équipages  euro- 
péens qui  allaient  chercher  des  vivres  à  terre  étaient  d'ailleurs 
généralement  bien  reçus  par  les  babitans.  Au  mois  de  juin  1883, 
la  corvette  française  le  Dupleîx,  qui  naviguait  dans  ces  parages, 
trouva  partout,  sauf  en  un  seul  point,  le  même  accueil  bienveillant. 
Un  soir  qu'elle  mouillait  devant  ,Simonoseki,  le  commandant  vit 
des  embarcations  montées  par  des  officiers  japonais  se  diriger  vers 
son  bord;  elles  formèrent  autour  du  navire  comme  un  cordon  sani- 
taire, éloignant  avec  brutalité  les  jonques  de  marchands  qui  se  pro- 
posaient d'approvisionner  la  corvette,  et  paraissant  vouloir  s'opposer 
à  toute  espèce  de  débarquement.  Le  Z)?/j(?/f?'a:  appareilla  le  lendemain 
au  petit  jour,  sans  s'inquiéter  de  cette  attitude  des  autorités  de  Si- 
monoseki.  On  savait  que  la  ville  appartenait  au  prince  de  Nagato,  le 
daïmio  Matsedaïra-Daïdsen-no-Daïbou,  déjà  connu  pour  diriger  con- 
jointement avec  le  prince  de  Satzouma  la  croisade  de  la  noblesse 
contre  les  étrangers;  mais  quelques  jours  après  un  autre  incident 
plus  gracie  éveilla  enfin  l'attention. 

Le  25  juin  1863,  l'aviso  à  vapeur  le  Pembroke,  de  la  marine 
marchande  américaine,  se  rendant  de  Yokohama  en  Chine  par  la 
Mer-Intérieure,  arrivait  vers  trois  heures  du  soir  vis-à-vis  de  l'en- 
trée intérieure  du  détroit  de  Simonoseki.  Il  mouilla  devant  la  pe- 
tite ville  de  Tanaoura,  sur  la  côte  sud  du  détroit,  et  hissa  ses  cou- 
leurs. Deux  heures  plus  tard,  un  navire  de  construction  européenne 
avec  pavillon  japonais  vint  jeter  l'ancre  à  deux  encablures  plus 
loin.  A  ce  moment,  un  coup  de  canon  fut  tiré  du  haut  des  collines, 
à  h  milles  au  nord,  et  répété  sur  d'autres  points  de  la  côte.  La  nuit 
survint;  tout  paraissait  parfaitement  tranquille.  A  une  heure  du 
matin,  le  navire  japonais,  qui  s'était  un  peu  rapproché  en  virant 
sur  sa  chaîne,  ouvrit  subitement  le  feu  de  son  artillerie  sur  le  Pcm- 
hroke.  L'obscurité,  qui  était  très  grande,  dissimulait  par  bonheur 
la  position  de  l'aviso.  Le  capitaine  fit  immédiatement  lever  l'ancre. 
Un  instant  après,  un  brick  reconnu  pour  appartenir  au  prince  de 
Nagato,  le  Lanrick,  passa  à  UO  mètres  du  Pembroke,  vint  mouiller 
près  du  bâtiment  japonais,  et  ouvrit  le  feu  à  son  tour.  A  ce  mo- 
ment, le  Pembroke,  qui  avait  terminé  son  appareillage,  rétrograda 
en  toute  hâte  et  prit  la  route  du  canal  de  Boungo,  poursuivi  par  les 
derniers  boulets  des  deux  navires.  Un  projectile  avait  coupé  une 
de  ses  manœuvres. 

Cette  nouvelle  parvint  à  Yokohama  dès  le  10  juillet.  La  corvette 
américaine  le  Wyomùig  quitta  le  lendemain  la  rade  pour  aller  châ- 
tier les  auteurs  de  cet  inqualifiable  attentat.  L'aviso  français  le 
Kienrhnn,  parti,  comme  on  l'a  vu,  dans  les  premiers  jours  de  juil- 
let, avait  dû  prendre  la  même  voie  que  le  Pembroke  et  se  présenter 
dans  le  détroit  peu  de  temps  après.  On  pensait  que  les  navires  ja- 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ponais  croisant  dans  ces  parages  n'auraient  pas  osé  s'attaquer  à  un 
bâtiment  de  guerre.  Cet  espoir  fut  trompé.  Le  paquebot  Y Helles- 
pont,  arrivant  le  15  à  Yokohama,  apporta  de  Nagasaki  une  fâcheuse 
nouvelle.  Le  Kienchan  avait  paru  le  8  au  matin  dans  le  détroit  de 
Simonoseki,  et  avait  été  assailli  par  le  feu  des  batteries  de  la  rive 
nord,  appartenant  au  prince  de  Nagato,  et  par  celui  de  deux  de  ses 
navires.  Il  avait  échappé  à  grand'peine  à  cette  furieuse  attaque,  et, 
sorti  du  détroit,  avait  continué  sa  route  sur  Nagasaki.  M.  Lafon,  îe 
capitaine  du  Kieîichan,  ayant  rencontré  dans  les  passes  de  cette 
rade  la  corvette  hollandaise  la  Méduse,  en  marche  pour  Yokohama, 
lui  avait  confié  son  rapport  détaillé  sur  l'événement;  puis  il  avait 
remis  la  lettre  du  prince  Sakaï  au  gouverneur  de  Nagasaki  et  s'é- 
tait hâté  de  cingler  vers  la  Chine. 

Il  était  donc  bien  établi  qu'un  de  ces  grands  daïmios  à  demi  in- 
dépendans  avait,  au  mépris  de  la  paix,  assailli  par  surprise  un  na- 
vire portant  le  pavillon  français,  et,  ce  qui  rendait  encore  l'attentat 
plus  grave,  un  bâtiment  de  guerre,  représentation  tout  à  fait  di- 
recte de  la  nation  dont  les  mâts  arborent  les  couleurs.  Aussi  l'ami- 
ral Jaurès  résolut-il  immédiatement  d'aller  infliger  sur  les  lieux 
mêmes  une  punition  exemplaire  au  seigneur  de  Simonoseki.  Avis 
en  fut  donné  au  gorodjo,  et  quelques  heures  après  l'arrivée  de  la 
nouvelle  l'aviso  le  Tancrède  reçut  l'ordre  d'appareiller  et  prit  la 
route  du  large.  Il  devait  servir  d'avant-garde  et  sonder  les  passes 
peu  profondes  de  la  Mer-Intérieure.  Le  même  jour,  la  Sémirmnis, 
avec  laquelle  il  avait  rendez-vous  dans  le  canal  de  Boungo,  se  mit 
en  route,  ayant  à  son  bord  une  compagnie  du  3*^  bataillon  d'Afri- 
que. Les  deux  corvettes  le  Monge  et  le  Biipleix  restaient  sur  la 
rade  de  Yokohama  pour  veiller  à  la  sécurité  de  la  ville.  Quant  à  l'a- 
miral Kuper,  qui  se  disposait  à  cingler  avec  son  escadre  sur  Kago- 
sima,  il  promit  d'attendre,  pour  partir,  le  retour  de  la  Sêmiramis, 
et  oiïrit  même  à  l'amiral  le  concours  d'une  canonnière.  Cette  offre 
ne  fut  pas  acceptée,  car  il  s'agissait  uniquement,  jusqu'à  nouvel 
ordre,  de  venger  une  insulte  faite  au  pavillon,  et  non  de  prévenir 
par  une  opération  collective,  telle  quep'occupation  du  détroit,  le 
retour  d'agressions  semblables. 

Le  16  juillet  1863  au  matin,  nous  appareillons  par  une  pluie  bat- 
tante, nous  passons  le  détroit  d'Ouraga  et  gagnons  le  large.  Une 
mer  très  houleuse  et  le  vent  contraire  ralentissaient  notre  marche. 
Dans  l'après-midi,  l'on  signale  la  corvette  la  Méduse  et  l'on  tourne 
aussitôt  le  cap  sur  ce  bâtiment.  Vers  cinq  heures,  les  deux  navires 
sont  en  panne;  une  baleinière  est  mise  à  la  mer,  et  malgré  la  houle 
l'on  accoste  un  moment  la  Méduse  sous  le  vent.  Le  commandant 
de  la  corvette  nous  confie  deux  rapports,  l'un  du  capitaine  du  Kien- 
chan, l'autre  de  M.  de  Graeff  van  Polsbroeck,  consul-général  des 


UNE    STATION    NAVALE    AU    JAPON.  123 

Pays-Bas,  passager  à  bord  de  la  corvette  hollandaise;  ce  dernier 
rapport  était  relatif  à  un  violent  combat  que  la  Méduse,  elle  aussi, 
avait  dû  livrer  en  passant  le  détroit  de  Simonoseki. 

Il  faut  tout  de  suite  dire  un  mot  des  dangers  auxquels  avait 
échappé  notre  petit  aviso  le  Kienchan.  Le  8  juillet,  à  cinq  heures  du 
matin,  ce  bâtiment,  mouillé  à  l'entrée  intérieure  du  détroit,  se  dis- 
posait à  lever  l'ancre,  lorsqu'un  canot,  monté  par  huit  hommes  et 
deux  officiers  japonais,  se  présenta  le  long  du  bord  et  adressa  plu- 
sieurs questions  au  pilote  indigène  qui  se  tenait  sur  la  passerelle  : 
«  quel  était  le  navire?  d'où  venait-il  ?  »  Les  officiers  japonais  ne  se  fai- 
sant pas  reconnaître,  il  leur  fut  intimé  l'ordre  de  s'éloigner,  et  le  ca- 
not repartit  du  côté  de  Simonoseki.  Un  quart  d'heure  après,  le  Kien- 
chan  appareilla  et  s'engagea  dans  le  détroit,  pavillon  et  flamme  (1) 
déployés.  A  ce  moment,  deux  coups  de  canon  furent  entendus  à  une 
très  grande  distance.  Un  petit  fort  construit  sur  la  rive  nord  était 
à  peine  dépassé  que  les  pièces  qui  l'armaient  se  mirent  à  tirer:  les 
boulets  ricochèrent  assez  loin  derrière  le  navire,  et  le  capitaine,  ne 
pouvant  soupçonner  les  moindres  intentions  hostiles,  crut  à  un 
exercice  de  tir  interrompu  pour  laisser  passer  le  Kieiichan;  mais 
quelques  minutes  après  un  boulet  rasait  presque  la  mâture  du 
Kienchan,  et  deux  autres  batteries,  placées  en  avant  de  la  première 
sur  la  côte,  ouvraient  à  leur  tour  un  feu  très  vif  et  bien  dirigé.  Stu- 
péfait de  cette  agression  et  l'attribuant  à  quelque  défense  de  fran- 
chir les  passes,  le  capitaine,  tout  en  faisant  armer  ses  deux  pièces, 
mit  une  baleinière  à  flot.  Un  officier  et  un  interprète  de  la  légation 
de  France,  qui  se  trouvaient  à  bord,  étaient  sur  le  point  de  s'y  em- 
barquer pour  aller  demander  les  motifs  de  ces  actes  étranges  d'hos- 
tilité, quand  un  boulet  vint  fracasser  l'embarcation.  En  même  temps 
deux  navires  japonais,  mouillés  sur  l'avant  dans  le  détroit,  joi- 
gnaient leur  feu  à  celui  des  autres  batteries.  Le  bâtiment  paraissait 
perdu.  Revenir  en  arrière  était  impossible;  cette  opération,  dans  un 
chenal  étroit  et  battu  d'un  rapide  courant,  eût  exigé  trop  de  temps. 
Le  capitaine  adopta  immédiatement  la  seule  chance  de  salut  qui 
s'oifrît  à  lui  :  il  fit  démaillonner  la  chaîne,  et,  laissant  son  ancre  au 
fond,  il  reprit  sa  route  à  toute  vitesse,  sous  le  feu  toujours  nourri 
des  batteries,  qui  faisait  voler  en  éclats  les  parois  du  navire  et  cou- 
pait toutes  les  manœuvres.  Il  envoya  seulement  en  passant  quel- 
ques coups  de  canon  aux  deux  navires  qui  se  disposaient  à  appa- 
reiller, et  ne  tarda  pas  à  atteindre  la  sortie  extérieure  du  détroit. 
En  ce  point,  deux  passes  se  présentaient  pour  gagner  le  large  :  l'une, 
suivie  par  tous  les  navires  d'un  certain  tonnage,  longeait  la  ville  de 

(1)  La  flamme  est,  pour  toutes  les  nations  maritimes,  le  signe  distinctif  du  bâtiment 
de  ffuerre. 


l2/i  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Simonoseki  et  la  côte  nord  d'où  partait  le  feu;  l'autre,  peu  profonde, 
circulant  au  milieu  des  bas-fonds  et  fréquentée  généralement  par 
les  jonques,  contournait  au  sud  la  côte  de  Kiousiou  :  on  y  voyait 
bien  des  batteries,  mais  jusqu'alors  elles  étaient  restées  silencieuses. 
Le  pilote  japonais,  effrayé  par  les  projectiles,  était  incapable  de 
rendre  le  moindre  service;  toutefois  le  capitaine  n'hésita  pas  à  s'a- 
venturer, après  des  sondages  faits  avec  soin,  dans  la  dernière  des 
deux  passes.  Les  deux  navires  japonais  avaient  déployé  leurs  voiles 
et  gagnaient  le  Kienchan  de  vitesse.  Par  bonheur,  ils  n'osèrent 
s'engager  sur  les  bas-fonds.  Vingt  minutes  après  ce  second  appa- 
reillage, le  Kienchan,  poursuivi  par  les  derniers  boulets  de  Nagato, 
se  trouvait  hors  d'atteinte.  Sa  coque,  au-dessus  de  la  flottaison,  était 
criblée  par  les  projectiles;  mais  personne  à  bord  n'avait  été  atteint 
autrement  que  par  de  légers  éclats  de  bois. 

Le  lendemain,  le  Kienchan  rencontrait  à  l'entrée  du  port  de  Na- 
gasaki la  corvette  la  Méduse,  qui  se  dirigeait  vers  le  détroit  de  Si- 
monoseki, et  lui  racontait  l'agression  brutale  dont  il  avait  failli  être 
victime.  Le  commandant  de  la  Méduse,  M.  de  Casembroot,  ne  crut 
pas  néanmoins  devoir  modifier  sa  route.  Les  Hollandais,  ces  vieux 
et  paisibles  alliés  des  Japonais,  à  qui  ils  avaient  enseigné  l'art  mo- 
derne de  la  guerre,  ne  devaient  ils  pas  pouvoir  passer  impunément 
devant  leurs  canons?  Toutefois,  lorsque  la  Méduse  se  présenta,  le 
Il  juillet  au  matin,  à  l'entrée  extérieure  du  détroit,  on  n'avait  né- 
gligé à  bord  aucun  des  préparatifs  nécessaires  pour  le  combat.  La 
ville  de  Simonoseki  s'étalait  dans  le  fond  du  détroit,  au  pied  des 
collines.  Lorsque  la  Méduse  n'en  fut  plus  qu'à  une  faible  distance, 
et  que  les  couleurs  hollandaises  eurent  été  déployées,  quelques 
coups  de  canon,  probablement  des  signaux,  partirent  d'une  batterie 
et  d'un  brick  à  l'ancre.  Chacun  se  tenait  à  son  poste,  et  le  navire 
continua  sa  marche  en  avant.  Deux  bâtimens  mouillés  devant  la 
ville  de  Simonoseki  portaient  au  grand  mât  le  pavillon  bleu  et  blanc 
du  prince  de  Nagato.  La  Méduse  en  était  à  trois  encablures  (600  mè- 
tres) environ,  quand  ils  firent,  en  même  temps  qu'une  batterie  de 
huit  pièces,  une  décharge  générale  sur  la  corvette.  Une  pluie  de  fer, 
heureusement  dirigée  trop  haut,  passa  par-dessus  les  bastingages. 
Les  batteries  de  la  côte  de  Kiousiou  restant  silencieuses,  le  com- 
mandant de  la  Méduse  fit  armer  aussitôt  ses  huit  pièces  de  bâbord 
et  tirer  sur  l'ennemi;  les  projectiles  portèrent  dans  la  batterie  japo- 
naise et  sur  l'un  des  navires,  où  ils  parurent  faire  de  grands  ra- 
vages. L'étroitesse  de  la  passe  obligeait  la  Méduse  à  poursuivre  sa 
route;  tout  en  filant  à  petite  vitesse,  elle  soutint  ce  combat  d'ar- 
tillerie. Une  nouvelle  batterie  sur  la  côte  venait  d'ouvrir  son  feu; 
les  boulets  du  calibre  de  Ih  et  les  obus  pleuvaient  sur  la  corvette; 
plusieurs  de  ces  derniers  éclatèrent  à  bord.  Quelques  hommes 


UNE    STATION   NAVALE    AU    JAPON.  125 

tombèrent  mortellement  atteints;  le  feu  prit  un  instant  en  deux  en- 
droits du  navire.  Le  combat  devenait  de  plus  en  plus  inégal;  la 
Méduse  accéléra  sa  marche,  tout  en  continuant  un  feu  nourri  de 
ses  pièces  de  bâbord.  A  mesure  qu'elle  s'éloignait  d'une  batterie, 
de  nouvelles  décharges  partaient  d'autres  ouvrages  échelonnés  le 
long  de  la  côte.  Enfin,  une  heure  et  demie  après  s'être  engagée 
dans  le  détroit  et  sous  le  feu  de  deux  navires  et  de  sept  batteries, 
la  Méduse  atteignit  la  Mer-Intérieure.  Elle  comptait  quatre  morts  et 
cinq  hommes  grièvement  blessés;  trente  et  un  projectiles  avaient 
frappé  la  coque  du  bâtiment,  dont  la  machine  était  cependant  res- 
tée saine  et  sauve. 

Tels  sont  les  faits  que  nous  recueillîmes  à  bord  de  la  corvette 
hollandaise,  et  il  résultait  de  ces  rapports  que  le  nombre  des  batte- 
ries de  la  côte  nord,  l'étroitesse  de  la  passe  et  la  rapidité  des  cou- 
rans  rendaient  le  détroit  très  périlleux  à  franchir  devant  Simonoseki; 
un  seul  boulet  atteignant  la  machine  ou  le  gouvernail  aurait  pu 
amener  l'échouage  sous  le  feu  ennemi,  et  si  le  prince  de  Bouzen, 
sur  la  côte  sud,  celle  de  Kiousiou,  n'était  pas  resté  spectateur  in- 
différent de  la  lutte,  nul  doute  que  le  Kienchan  et  la  Méduse  n'eus- 
sent succombé. 

Le  jour  suivant,  la  houle  ayant  augmenté  et  les  grains  ne  per- 
mettant pas  de  voir  la  terre,  notre  navigation  devint  plus  lente  et 
plus  difficile  ;  il  fallut  s'éloigner  de  la  côte.  Le  18  au  soir,  nous 
reconnûmes  enfin  l'entrée  du  canal  de  Boungo;  dans  la  journée,  le 
Tancréde  nous  avait  ralliés  au  large.  Le  19,  au  jour,  nous  donnions 
dans  le  canal,  précédés  du  Tancréde.  Les  grains  continuaient  et 
permettaient  à  peine  d'apercevoir  par  instans  les  deux  rives.  La 
passe  est  large,  mais  semée  d'écueils,  et  l'hydrographie  en  est  en- 
core incomplète.  Après  avoir  rangé  de  près  quelques  dangereux 
récifs,  nous  entrâmes  enfin  vent  arrière  dans  la  Mer-Intérieure.  Ici 
la  passe  s'élargit.  Tandis  que  nous  mettions  le  cap  au  nord-ouest, 
les  terres  disparaissaient  presque  entièrement  à  l'horizon  ;  mais,  au 
calme  des  eaux,  malgré  la  continuation  de  la  brise,  nous  devinions 
qu'une  barrière  arrêtait  la  houle  derrière  nous.  Les  jonques  se  mon- 
traient de  tous  les  côtés  de  l'horizon  en  assez  grand  nombre.  Le 
soir,  après  avoir  doublé  l'un  des  promontoires  de  Kiousiou,  nous 
vînmes  jeter  l'ancre  en  avant  de  l'entrée  du  détroit  de  Simonoseki. 
Des  terres  élevées,  courant  au  nord  et  à  l'ouest,  formaient  comme 
un  vaste  entonnoir  qui  s'ouvrait  vis-à-vis  de  notre  mouillage.  La 
journée  avait  été  employée  à  faire  les  derniers  apprêts  pour  les 
opérations  du  lendemain.  L'amiral  avait  rédigé  une  proclamation 
qui  annonçait  aux  habitans  du  pays  les  circonstances  dans  lesquelles 
il  se  présentait.  Il  ne  venait  pas  avec  l'intention  de  nuire  aux  po- 
pulations paisibles,  mais  pour  venger  sur  leur  prince  l'insulte  que 


126  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  dernier  avait  faite,  quelques  jours  auparavant,  au  pavillon  de  son 
pays. 

Le  20  au  matin ,  par  un  très  beau  temps,  on  appareillait  avant 
six  heures.  Le  Tancrcde  nous  suivait.  L'amiral,  sur  les  rapports  du 
Kienchan  et  de  la  3'Iéduse,  avait  renoncé  à  faire  éclairer  la  route 
par  le  Tancrcde;  ce  petit  navire,  faible  de  coque  et  ayant  une  ma- 
chine très  vulnérable,  eût  été  trop  exposé,  si  un  feu  inopiné  l'avait 
surpris.  A  mesure  que  nous  avancions  vers  le  centre  de  l'entonnoir 
formé  par  les  terres,  les  détails  de  la  côte  apparaissaient  peu  à  peu. 
Le  branle-bas  est  sonné  enfin;  chacun  est  à  son  poste,  et  le  plus 
grand  silence  règne  à  bord.  Un  paysage  splendide  se  déploie  devant 
nous  :  sur  les  deux  rives,  des  collines  couvertes  de  bois,  des  ravins 
verdoyans  descendent  jusqu'à  la  mer.  Quelques  jonques  à  la  voile 
s'engagent  dans  le  détroit,  et  disparaissent  successivement  derrière 
la  pointe  de  Kiousiou.  C'est  un  peu  plus  loin,  cachée  par  cette 
pointe,  que  se  trouve,  à  6  kilomètres  environ,  la  ville  de  Simono- 
seki. 

Deux  coups  de  canon,  tirés  au  nord  dans  les  montagnes,  et  que 
nous  avions  faiblement  entendus,  venaient,  suivant  l'usage  des  dé- 
fenseurs du  détroit,  de  signaler  notre  approche.  De  ce  côté,  nous 
apercevons  un  château  au  milieu  des  bois;  c'est  la  résidence  de 
Ghofoo,  l'un  des  princes  de  la  famille  de  Nagato;  toutefois  ce  châ- 
teau, par  sa  position,  ne  commande  pas  l'approche  du  détroit,  et 
l'amiral,  le  laissant  à  droite,  donne  l'ordre  de  s'engager  lentement 
dans  la  passe,  en  rangeant  d'aussi  près  que  possible  la  côte  oppo- 
sée. Vers  six  heures  et  demie,  une  batterie  se  démasque  tout  à  coup 
sur  la  rive  nord;  il  est  facile  de  compter  cinq  pièces,  qui  se  pré- 
sentent sous  un  angle  de  ^5  degrés,  à  six  ou  sept  encablures  de 
distance.  A  ce  moment,  la  frégate,  que  la  rapidité  du  courant  nous 
empêche  de  maîtriser,  s'échoue  légèrement;  elle  ne  reprend  sa  mar- 
che qu'au  bout  de  vingt  minutes,  et  nous  mouillons  un  peu  plus  en 
avant. 

La  côte  ennemie  reste  silencieuse,  mais  un  grand  mouvement 
s'opère  dans  la  batterie  japonaise.  Une  rizière  s'étend  à  gauche  et  la 
sépare  des  collines  plus  éloignées;  au  pied  de  ces  collines  s'élèvent 
deux  petits  villages,  et  un  peu  plus  haut  un  grand  édifice  construit 
sur  terrasse  en  maçonnerie.  Les  pilotes  du  pays  qui  sont  à  bord  nous 
le  désignent  comme  une  habitation  seigneuriale;  l'on  aperçoit  des 
soldats  japonais  qui  courent  entre  l'un  des  villages  et  la  batterie  et 
garnissent  en  grand  nombre  les  parapets.  Des  cavaliers  partent  au 
galop  dans  la  direction  de  Simonoseki.  De  ce  côté,  une  route  qui 
mène  à  la  ville  suit  les  sinuosités  de  la  côte;  on  croit  y  distinguer  de 
nouveaux  ouvrages;  à  une  assez  grande  distance,  près  de  la  pointe 
de  Kiousiou,  qui  nous  cache  les  premières  maisons  de  Simonoseki, 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  127 

on  remarque,  à  la  lunette,  une  troupe  d'hommes  réparant  une. bat- 
terie ;  des  officiers,  reconnaissables  à  leurs  brillantes  armures,  diri- 
gent les  travailleurs. 

Aussitôt  que  l'on  eut  mouillé,  les  dispositions  furent  prises  pour 
l'embossage;  l'ennemi,  qui  eût  pu  gravement  contrarier  cette  opé- 
ration, ne  changeait  pas  cepen,dant  le  pointage  de  ses  pièces,  qui 
demeuraient  silencieuses  (1).  A  sept  heures,  la  S  émir  amis  zom- 
mence  le  feu,  dirigé  avec  régularité  et  une  grande  justesse  sur  la 
batterie,  dont  les  parapets  volaient  en  poussière,  sur  le  village  où 
les  soldats  avaient  été  aperçus,  et  sur  l'édifice  à  terrasse  blanche. 
Les  Japonais  s'étaient  réfugiés  dans  les  bois.  D'autres  boulets,  lan- 
cés sur  la  route  de  Simonoseki,  où  l'on  remarquait  du  mouvement, 
produisirent  un  effet  semblable.  L'ennemi  ne  répondant  pas,  le  tir 
ne  fut  continué  que  très  lentement  sur  la  batterie  et  les  points  envi- 
ronnans. 

Vers  neuf  heures,  la  côte  paraissant  abandonnée,  le  Tancrède, 
qui  prenait  la  batterie  d'enfilade,  reçut  l'ordre  de  se  porter  en  avant 
dans  la  passe,  afin  de  reconnaître  les  ouvrages  plus  éloignés.  Il  ap- 
pareilla et  passa  le  long  de  notre  bord.  Un  moment  après,  comme  il 
se  présentait  dans  la  ligne  de  tir  de  la  batterie,  celle-ci  se  couronna 
tout  à  coup  de  servans  et  ouvrit  sur  l'aviso  un  feu  à  ricochet  fort 
bien  dirigé.  Le  Tancrèdc  stoppa  sa  machine  et  riposta  de  ses  quatre 
pièces,  tandis  que  la  frégate  couvrait  de  projectiles  les  parapets  de 
l'ennemi.  Nos  boulets  à  percussion  éclataient  sur  les  pièces  et  ren- 
versaient les  servans.  La  batterie  n'avait  pas  tiré  une  douzaine  de 
coups  qu'elle  était  évacuée  par  ses  défenseurs.  Le  Tancrède  en 
même  temps  opérait  son  évolution  un  peu  plus  loin.  Il  mouilla  près 
de  nous  sans  avoir  été  inquiété,  et  le  lieutenant  de  vaisseau  Julhiet, 
capitaine  de  cet  aviso,  vint  à  bord  de  la  Sémiramis.  11  avait,  di- 
sait-il, reconnu  sur  l'avant,  du  côté  de  Simonoseki,  d'autres  ou- 
vrages qui  s'apprêtaient  à  faire  feu  à  leur  tour.  Quant  au  Tancrède, 
trois  boulets  l'avaient  sérieusement  atteint,  l'un  traversant  la  eoque 
à  la  flottaison,  les  deux  autres  coupant  son  mât  d'artimon  et  son 
petit  mât  de  flèche.  L'expérience  que  l'on  venait  de  faire  prouvait 
clairement  que  notre  tir,  quelque  bien  dirigé  qu'il  fût,  n'empêche- 
rait pas  les  Japonais  de  reprendre  leur  feu  tant  qu'ils  auraient  en- 
core une  pièce  en  état  de  servir.  L'amiral  décida  en  conséquence 
que  les  troupes  de  débarquement  iraient  s'emparer  de  la  batterie, 
la  détruire,  occuper  le  village  et  le  château,  faire  en  un  mot  dans 
ce  rayon  tout  le  mal  possible  à  l'ennemi.  Pendant  que  les  hommes 

(1)  Il  est  difficile  de  s'expliquer  le  silence  de  l'ennemi,  qui  était  à  ses  pièces.  Il  est 
probable  que,  ne  pouvant  tirer  sur  la  frégate  sans  envoyer  des  boulets  dans  un  des 
grands  villages  près  desquels  nous  nous  trouvions,  il  eut  ordre  de  ne  pas  faire  usage  de 
ses  pièces  dans  de  telles  conditions. 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dînaient  et  se  reposaient,  un  feu  très  lent  était  continué  sur  les  alen- 
tours de  l'ouvrage. 

Un  curieux  incident  se  produisait  alors  sur  la  rive  opposée.  Nous 
étions  embossés  devant  la  petite  ville  de  Tanaoura,  appartenant, 
comme  toute  la  côte  sud  du  détroit,  au  prince  de  Bouzen.  Dès  le 
commencement  de  l'action,  une  foule  considérable  avait  garni  la 
grève,  les  nombreuses  jonques  mouillées  en  avant  et  les  escaliers 
conduisant  à  des  pagodes  qui  s'élevaient  sur  la  montagne.  Une  heure 
après  notre  mouillage,  M.  l'abbé  Girard,  missionnaire  très  versé  dans 
la  langue  japonaise,  et  l'interprète  de  la  légation  de  France,  accom- 
pagnés d'une  escorte,  étaient  chargés  d'aller  trouver  les  autorités 
de  la  ville  de  Tanaoura  et  de  leur  remettre  la  proclamation  de  l'a- 
miral. Us  débarquèrent  au  milieu  d'une  population  dont  l'attitude 
n'indiquait  aucune  malveillance;  cette  foule,  sans  manifester  d'autre 
sentiment  que  celui  de  la  curiosité,  assistait  au  combat  comme  à  un 
spectacle,  discutant  et  jugeant  la  justesse  de  chaque  coup.  Nos  deux 
envoyés,  conduits  aussitôt  chez  Yobounio  ou  maire  de  la  ville,  fu- 
rent gracieusement  accueillis  par  ce  fonctionnaire  :  il  les  fit  asseoir 
à  la  place  d'honneur  et  écouta  leurs  explications;  enfin,  recevant  de 
leurs  mains  la  proclamation,  il  l'expédia,  séance  tenante,  au  prince 
de  Bouzen  par  un  messager  extraordinaire. 

A  midi ,  les  embarcations  sont  armées  en  guerre  et  reçoivent  la 
compagnie  de  marins-fusiliers  de  la  frégate  (lieutenant  de  vais- 
seau Mlet)  et  celle  des  chasseurs  du  bataillon  d'Afrique  (capitaine 
Côte),  en  tout  deux  cent  cinquante  hommes,  placés  sous  le  comman- 
dement du  capitaine  de  vaisseau  Le  Gouriault  du  Quilio.  Le  chef 
d'état-major  Layrle  accompagne  la  colonne.  La  petite  flottille  aborde 
au  pied  de  mamelons  qui  s'étendent  sur  la  droite  et  dominent  la 
batterie  en  arrière.  Les  chaloupes  lancent  quelques  obus  pour  éclai- 
rer le  bois;  les  hommes  sautent  à  terre  et  se  rangent  sur  le  rivage 
sans  que  l'ennemi  accuse  sa  présence.  La  partie  la  plus  délicate  de 
l'opéi'ation  est  ainsi  terminée  sans  encombre.  Les  chasseurs  gravis- 
sent aussitôt  le  mamelon  qu'ils  doivent  occuper,  tandis  que,  lon- 
geant la  mer,  les  fusiliers  se  portent  en  deux  sections  sur  la  gauche 
pour  s'emparer  de  la  batterie  par  la  gorge.  Quelques  instans  après, 
les  trois  petites  colonnes  disparaissent  dans  les  bois  en  engageant  la 
fusillade.  C'est  un  moment  critique,  car  nous  ignorons  où  sont  les 
forces  de  l'ennemi;  mais  bientôt  un  mouvement  s'opère  dans  la 
batterie.  Ce  sont  nos  marins  qui  l'ont  emportée  et  qui  agitent  leurs 
chapeaux  en  couronnant  les  parapets.  Les  chasseurs  ont  balayé  les 
bois  du  mamelon  en  arrière  et  disparaissent  sur  le  versant  opposé, 
pendant  que  les  marins  enclouent  les  pièces  et  entassent  sous  les  af- 
fûts des  matières  inflammables.  Tandis  que  ce  travail  de  destruction 
s'accomplit,  quelques  détachemens  traversent  la  rizière  à  gauche 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  129 

et  se  portent  sur  le  village  et  l'édifice  à  terrasse;  les  Japonais  s'en- 
fuient devant  l'élan  de  nos  hommes  et  se  réfugient  sous  les  bois  au 
fond  du  vallon,  n'osant  pas  se  montrer  à  découvert  et  continuant 
un  léger  feu  de  tirailleurs.  Une  épaisse  fumée,  signe  précurseur  de 
l'incendie,  s'élève  sur  diflerens  points  du  village. 

Le  Tancrcde,  qui  vient  de  mouiller  plus  loin  dans  le  détroit,  nous 
avertit  vers  une  heure  que  des  colonnes  de  troupes  arrivant  de 
Simonoseki  se  portent  rapidement,  par  la  route  latérale  à  la  mer, 
sur  le  vallon  où  se  passe  l'action.  Nous  les  apercevons  bientôt  :  on 
voit  briller  leurs  armes,  lances  ou  fusils;  on  distingue  des  cavaliers. 
Le  tout  forme  un  long  ruban  qui  serpente  sur  plusieurs  kilomètres, 
caché  à  certains  momens  derrière  la  verdure,  puis  reparaissant  un 
peu  plus  loin.  La  route,  là  où  elle  est  bordée  de  maisons,  forme  une 
large  chaussée  à  découvert  le  long  de  la  mer.  Le  Tancrcde  et  la 
Sémiramis  la  balaient  aussitôt  de  leurs  boulets.  On  voit  les  Japo- 
nais, rapidement  désorganisés,  se  retirer  en  arrière  ou  se  jeter  de 
côté  sous  les  bois.  La  tête  de  leur  colonne  est  parvenue  au  ma- 
melon qui  se  dresse  en  avant  de  la  rizière  où  sont  engagés  nos 
hommes.  A  ce  moment,  arrêtés  par  le  feu  de  nos  vaisseaux,  les  Ja- 
ponais cessent  d'avancer,  forment  précipitamment  une  barricade 
en  travers  de  la  route,  et,  cachés  derrière  cet  abri,  envoient  quel- 
ques décharges  de  mousqueterie  aux  chaloupes  de  débarquement. 
Celles-ci  ripostent  avec  leurs  obus  et  reviennent  ensuite  sous  la 
batterie. 

A  deux  heures  de  l'après-midi,  on  tirait  encore  quelques  coups 
de  fusil  au  fond  du  vallon.  Tandis  que  nos  hommes  ralliaient  la 
batterie,  les  aftuts  des  pièces  étaient  en  pleine  combustion;  les  deux 
villages  brûlaient  au  milieu  d'une  épaisse  fumée.  Une  demi-heure 
plus  tard,  pendant  que  les  troupes  se  rembarquaient  dans  les  ca- 
nots, le  grand  édifice  à  terrasse  blanche  faisait  subitement  explosion, 
lançant  dans  les  airs  une  immense  colonne  de  feu  et  de  débris.  A 
trois  heures,  les  combattans  rentraient  à  bord.  Le  commandant  du 
Quilio  fit  son  rapport,  chaque  officier  racontait  ses  impressions  et 
les  incidens  de  l'affaire.  Ces  impressions,  ces  incidens  pouvaient  se 
résumer  en  quelques  mots.  Une  fois  débarquées,  les  trois  colonnes 
avaient  rencontré  dans  les  bois  de  petits  groupes  de  fantassins  ja- 
ponais qui  fuyaient  en  déchargeant  leurs  armes;  les  balles  et  les 
baïonnettes  en  avaient  atteint  un  certain  nombre.  Tandis  que  les 
chasseurs  balayaient  le  mamelon  et  redescendaient  le  versant  op- 
posé, les  marins  arrivaient  sur  la  batterie;  celle-ci  était  déserte. 
Les  cinq  pièces  qui  l'armaient,  toutes  en  bronze,  du  calibre  de  2â, 
étaient  parfaitement  installées  sur  affûts  de  côte  avec  plates-formes 
à  pivot.  L'une  d'elles  avait  été  précipitée  de  sa  plate-forme  par  l'un 

TOME  LVI.   —   1865.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  nos  projectiles.  Nos  boulets,  traversant  un  parapet  insuffisant, 
avaient  laJ30uré  la  batterie,  où  des  débris  humains  et  des  vêtemens 
ensanglantés  gisaient  à  terre.  Aussitôt  l'occupation  faite,  le  com- 
mandant ordonna  de  détruire  les  affûts,  d'enclouer  les  pièces  et 
de  jeter  k  la  mer  les  munitions  découvertes  dans  une  poudrière.  Un 
détachement,  traversant  la  rizière,  s'était  porté  sur  le  village  et  à 
la  lisière  des  bois  ;  les  Japonais  avaient  fui  partout  sans  résister,  se 
bornant  à  riposter  en  tirailleurs,  au  fond  du  vallon,  à  l'abri  des 
arbres.  Le  feu  avait  été  mis  successivement  aux  différens  points  du 
village  qui  servaient  de  logemens  aux  soldats  japonais.  Dans  quel- 
ques-unes des  cases  étaient  rangées  des  armures;  dans  une  habita- 
tion d'officiers,  l'on  avait  trouvé  des  ouvrages  de  tactique  militaire, 
traduits  des  langues  européennes  en  japonais;  l'un  de  ces  ouvrages, 
imprimé  en  caractères  hollandais,  était  encore  ouvert  à  la  page  où 
sans  doute  le  lecteur  l'avait  quitté  précipitamment  :  à  cette  page, 
on  traitait  des  navii^es  attaqués  par  une  batterie  au  moment  où  ils 
ont  à  lutter  contre  un  courant  violent.  Le  détachement  de  marins , 
conduit  par  le  chef  d'état-major  Layrle,  s'était  porté  jusque  sur  le 
château  à  terrasse  blanche;  une  partie  de  l'édifice  était  un  loge- 
ment de  chefs,  le  reste  un  grand  magasin  de  poudre  et  de  projec- 
tiles; le  feu  avait  été  mis  à  l'un  des  angles,  et  bientôt  après  le  tout 
avait  disparu  dans  une  immense  explosion.  A  ce  moment,  le  signal 
de  retraite  était  donné,  et  nos  hommes,  après  s'être  repliés  lente- 
ment sans  être  suivis  de  l'ennemi,  se  rembarquaient  en  bon  ordre. 
Ce  brillant  succès  ne  nous  avait  coûté  que  trois  hommes  légère- 
ment atteints  et  un  chasseur  mortellement  blessé.  L'ennemi  n'avait 
«laissé  qu'un  petit  nombre  de  morts  sur  le  terrain;  mais  l'artillerie 
des  navires,  lançant  ses  feux  avec  la  plus  grande  précision  sur  la 
batterie  et  ses  colonnes,  avait  dû  lui  faire  subir  des  pertes  consi- 
dérables (1).  En  récapitulant  les  incidens  du  combat,  l'on  est  amené 
à  conclure  que  les  Japonais  avaient  été  surpris  par  notre  descente 
inopinée,  car  les  détachemens  affectés  à  la  garde  du  terrain  avaient 
lâché  pied  au  premier  feu.  Quant  aux  milices  de  renfort  accourues 
de  Simonoseki,  nos  boulets  les  avaient  refoulées  sans  peine  dans 
les  bois.  Nos  hommes  rapportaient  de  curieux  trophées  :  des  sabres, 
des  lances,  des  fusils,  des  mousquets  à  mèche  d'ancienne  date  et 
d'origine  hollandaise,  des  armures.  Celles-ci  principalement  excitè- 
rent notre  intérêt;  elles  rappelaient  d'une  manière  frappante  celles 
de  nos  anciens  chevaliers  :  casque,  cuirasse,  brassards,  cuissards, 
tout  s'y  retrouvait.   Ces  armures  étaient  d'une  composition  assez 

(1)  A  quelques  jours  de  là,  on  apprenait  à,  Nagasaki  par  un  navire  japonais  qui  arri* 
vait  de  Simonoseki  que  Nagato  avouait  une  perte  de  cent  cinquante  officiers  et  soldats. 


UNE    STATION    NAVALE    AU    JAPON.  131 

dure,  quelquefois  doublée  de  métal,  recouverte  de  laque,  mais  qui 
résisterait  difficilement  aux  balles;  les  attaches  étaient  en  soie. 
Quelques-unes  de  ces  armures,  sans  doute  celles  des  chefs,  étaient 
tout  étincelantes  de  lames  d'or  et  ornées  des  plus  vives  couleurs. 
Cette  tenue  guerrière  des  Japonais  était  déjà  il  y  a  plusieurs  siècles, 
au  temps  des  siogouns  (1)  et  de  leurs  luttes  intestines,  celle  qu'ils 
avaient  adoptée  pour  aller  à  l'ennemi.  L'introduction  toute  récente 
de  l'art  de  la  guerre  moderne  leur  en  a  démontré  l'inefficacité;  sans 
renoncer  entièrement  à  ce  brillant  costume  de  combat,  ils  ont  adopté, 
pour  leurs  troupes  armées  à  l'européenne,  une  tenue  plus  légère  et 
plus  propre  à  l'exécution  des  manœuvres.  Les  soldats  du  prince  de 
Nagato  tombés  sous  nos  coups  étaient,  à  peu  de  chose  près,  vêtus 
comme  les  fantassins  du  taïkoun. 

Cependant  d'épaisses  colonnes  de  fumée,  continuant  à  sortir  du 
vallon,  avaient  porté  à  Simonoseki  la  nouvelle  de  notre  succès,  et 
apprenaient  au  prince  de  Nagato  que  l'insulte  faite  à  notre  pavil- 
lon n'était  pas  restée  impunie.  L'opération  accomplie  permettait  aux 
navires  de  s'avancer  en  vue  de  Simonoseki  et  de  réduire  cette  ville 
en  cendres  sans  avoir  sérieusement  à  craindre  le  feu  de  batteries 
éloignées;  il  y  avait  encore  derrière  nous,  à  notre  portée,  le  châ- 
teau de  Chofoo,  d'où  était  parti  le  signal  des  hostilités,  et  il  suffisait 
de  quelques  boulets  pour  le  détruire;  mais  à  quoi  bon,  sans  néces- 
sité et  contre  les  termes  de  la  proclamation  lancée  le  matin,  dévaster 
la  campagne  et  faire  ainsi  retomber  sur  de  paisibles  paysans  la  pu- 
nition du  crime  de  leur  maître?  Le  retour  fut  donc  décidé,  et  nous 
appareillâmes  un  peu  avant  la  nuit  pour  aller  mouiller  en  dehors 
des  passes. 

Nous  revînmes  à  Yokohama  par  la  Mer-Intérieure.  Le  21,  dans 
l'après-midi,  après  a^^)ir  traversé  la  partie  occidentale  de  cette  mer, 
nous  nous  engagions  dans  les  détroits  qui  la  font  communiquer, 
entre  Nipon,  Sikok  et  les  îles  voisines,  avec  la  mer  d'Osaka.  Rien 
ne  saurait  donner  une  idée  du  splendide  tableau  qui,  jusqu'à  la 
nuit,  nous  tint  sur  le  pont,  attentifs  et  charmés.  Tantôt  resserrée 
entre  deux  promontoires,  tantôt  s'élargissant  en  baies  profondes,  la 
passe  que  nous  suivions,  emportés  par  un  courant  rapide,  présen- 
tait à  chaque  instant  à  nos  yeux  un  spectacle  nouveau  et  imprévu  : 
des  collines  couvertes  de  verdure  jusqu'au  bord  de  la  mer,  de  nom- 
breux villages,  des  pagodes  et  des  châteaux  pittoresquement  assis 
sur  les  hauteurs ,  des  centaines  de  barques  péchant  ou  naviguant 
au  milieu  de  ces  eaux,  à  l'horizon  de  hautes  montagnes  aux  som- 
mets escarpés,  tel  est  l'ensemble  qui  s'offrait  à  nous  et  que  le  soleil 

(1)  Lieutenans  du  mikado  qui  ont  peu  à  peu  usurpé  le  pouvoir  exécutif  au  Japon  sous 
le  nom  de  taïkouns. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couchant  colorait  de  reflets  violacés.  La  nuit  était  venue  que  nos 
yeux  cherchaient  encore,  à  travers  les  ténèbres,  à  saisir  les  aspects 
de  cette  belle  nature.  Nous  jetâmes  l'ancre  un  peu  au-delà  d'une 
baie  au  fond  de  laquelle  se  dessinaient  vaguement  les  murs  et  les 
hautes  tours  du  château  de  Mihara.  Le  lendemain,  nous  entrions 
dans  la  mer  d'Osaka  par  le  détroit  qui  sépare  l'île  Nipon  d'Awasi- 
sima,  et  deux  jours  après,  le  2/i  au  matin,  nous  étions  mouillés  à 
Yokohama,  où  le  Tancrède  nous  rejoignit  bientôt. 

La  France  n'avait  pas  seule  tiré  vengeance  des  actes  perfides 
d'hostilité  dont  le  détroit  de  Simonoseki  avait  été  le  théâtre.  La  cor- 
vette américaine  le  Wyo?ning,  partie  également,  on  le  sait,  pour  la 
Mer-Intérieure,  avait,  peu  de  jours  avant  notre  arrivée  sur  les  lieux, 
pris  la  plus  audacieuse  revanche  de  l'acte  d'agression  commis  sur  le 
Pemhroke.  Le  Wyoming,  bâtiment  à  marche  rapide  et  calant  peu 
d'eau,  ne  portait  qu'un  petit  nombre  de  pièces  et  deux  énormes  ca- 
nons de  110  livres.  Arrivé  en  vue  de  l'entrée  intérieure  du  détroit,  il 
s'y  engagea  à  toute  vitesse,  sans  répondre  au  feu  des  deux  ou  trois 
batteries  qui  le  saluèrent  successivement.  L'équipage  était  couché 
sur  le  pont;  les  boulets  passèrent,  faisant  peu  ou  point  de  dégâts.  Le 
navire,  ainsi  arrivé  près  des  bâtimens  de  Nagato,  mouillés  devant 
Simonoseki,  lâcha  subitement  sur  cette  flottille  sa  bordée  de  tri- 
bord. Un  projectile  de  la  pièce  de  110,  lancé  presque  à  bout  por- 
tant sur  le  vapeur  le  Lance field,  en  ce  moment  chargé  de  monde  et 
se  disposant  à  l'attaque,  traversa  sa  coque  et  sans  nul  doute  la 
chaudière,  car  on  vit  les  Japonais  se  précipiter  à  la  mer  devant  des 
flots  de  vapeur.  Une  minute  après,  comme  les  autres  batteries  se 
démasquaient  dans  la  seconde  partie  du  détroit,  le  commandant  du 
Wyoming  fit  évoluer  le  bâtiment  pour  revenir  sur  ses  pas.  Malheu- 
reusement la  corvette  s'échoua  dans  cette  opération,  rendue  difficile 
par  l'étroitesse  de  la  passe,  et  devint  un  but  immobile  au  feu  croisé 
de  plusieurs  batteries;  en  quelques  minutes,  le  côté  faisant  face  à 
l'ennemi  fut  criblé  de  projectiles;  douze  hommes,  dont  six  mortel- 
lement frappés,  venaient  de  tomber  sur  le  pont  du  navire.  Ayant 
enfin  réussi  à  se  dégager,  le  Wyoïning  reprit  sa  marche  en  sens 
contraire,  envoya  en  passant  une  seconde  bordée  aux  navires,  dont 
Tun  coulait  bas,  et,  défilant  une  seconde  fois  sans  répondre  de- 
vant les  batteries  de  l'entrée  du  détroit,  se  retrouva  bientôt  dans 
la  Mer-Intérieure.  Quelques  jours  après,  la  corvette  rentrait  à  Yoko- 
hama pour  réparer  ses  avaries. 

Du  8  au  20  juillet,  quatre  engagemens  s'étaient  donc  succédé 
dans  ces  parages.  Le  détroit  restait  fermé,  car  le  prince  de  Nagato, 
malgré  la  destruction  d'une  partie  de  ses  navires  et  de  ses  batte- 
ries, pouvait,  en  peu  de  temps,  créer  de  nouveaux  obstacles;  mais 
la  France  et  l'Amérique  avaient  maintenu  sauf  l'honneur  de  leur 


UNE    STATION    NAVALE   AU   JAPON.  133 

pavillon,  et  si  la  question  n'était  pas  encore  résolue,  du  moins  cet 
acte  de  vigueur  était  propre  à  faire  réfléchir  les  daïmios  les  plus 
orgueilleux  et  les  plus  puissans.  Ce  qu'il  y  avait  de  particulière- 
ment curieux,  c'était  l'attitude  des  Japonais  et  la  façon  dont  ils  ap- 
préciaient ces  divers  événemens.  Pour  les  gens  du  peuple,  tout  cela 
n'était  qu'une  sorte  de  spectacle  auquel  ils  assistaient  en  curieux 
et  sans  s'y  mêler;  la  crainte  àes yacounines  eût  suffi  d'ailleurs  pour 
leur  imposer  la  discrétion  la  plus  absolue.  Quant  aux  gouverneurs 
de  Yokohama,  ils  vinrent  à  bord  de  la  Sémirmnis  demander  des 
détails  sur  l'engagement,  et  félicitèrent  l'amiral  d'un  succès  qui, 
disaient-ils,  était  favorable  au  taïkoun.  Les  autorités  de  Nagasaki 
tinrent  le  même  langage  à  notre  consul;  mais,  malgré  l'issue  des 
combats  de  Simonoseki,  le  gorodjo  ne  paraissait  pas  vouloir  s'ar- 
rêter dans  son  essai  de  mise  à  néant  des  traités  conclus.  Le  24  juil- 
let, répondant  aux  plaintes  adressées  par  M.  de  Bellecourt  à  Yédo 
à  la  suite  de  l'agression  du  Kienchan,  il  exprimait  son  étonneraent 
qu'un  des  princes  eût  osé  attaquer  un  navire  français,  et  il  s'enga- 
geait à  examiner  sérieusement  l'affaire.  Il  ajoutait  cependant  :  u  Nos 
envoyés,  dites-vous  dans  votre  lettre,  vous  ont  déclaré  que  notre 
gouvernement  n'est  pas  en  mesure  de  forcer  quelques-uns  des  princes 
à  l'obéissance.  Un  tel  état  de  choses  n'existe  pas  en  réalité,  et  cette 
assertion  ne  peut  avoir  d'autre  base  qu'un  malentendu  survenu 
dans  les  conférences.  » 

Devant  ces  réponses  évasives  et  dilatoires  à  de  justes  récrimina- 
tions, les  représentans  des  puissances  durent  se  concerter  immé- 
diatement pour  l'adoption  d'une  ligne  de  conduite  commune.  Le 
•25  juillet,  les  ministres  et  chargés  d'affaires  de  France,  d'Angle- 
terre, des  États-Unis  et  des  Pays-Bas,  réunis  en  conférence,  décla- 
rèrent qu'il  était  indispensable,  sous  peine  de  voir  les  Japonais  mé- 
connaître peu  à  peu  les  clauses  encore  observées  des  traités,  de 
procéder,  avec  le  concours  des  forces  navales  actuellement  au  Ja- 
pon, à  la  réouverture  de  la  Mer-Intérieure,  passe  nécessaire  à  la 
navigation  commerciale  ;  le  gouvernement  de  Yédo  serait  informé 
de  cette  décision  et  verrait  dans  un  délai  déterminé  à  satisfaire  les 
puissances  avant  que  celles-ci  engageassent  les  opérations  mili- 
taires. Appelés  à  donner  leur  avis,  les  commanclans  en  chef  opinè- 
rent pour  qu'on  se  pressât  moins  d'agir.  La  liberté  de  la  Mer-Inté- 
rieure ne  ressortant  pas  catégoriquement  des  termes  des  traités,  il 
était  selon  eux  plus  naturel  d'exiger  tout  d'abord  l'exécution  des 
clauses  dûment  stipulées.  Seulement,  comme  la  Grande-Bretagne 
en  particulier  avait  des  réparations  formelles  à  exiger  du  prince  de 
Satzouma,  l'amiral  Kuper  résolut  de  se  porter  chez  ce  prince  avec 
une  partie  de  sa  division  navale,  tandis  que  l'amiral  Jaurès  reste- 
rait à  Yokohama  pour  veiller  à  la  sûreté  de  la  ville.  Le  gouverne- 


13Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  de  Yédo  reçut  aussitôt  avis  du  résultat  de  ces  conférences  des 
ministres;  on  verra  le  compte  qu'il  en  tint. 

III. 

Le  6  août  1863,  le  vice-amiral  Kuper  apparçilla  de  la  baie  de 
Yokohama  avec  la  frégate  à  hélice  VEiiryahis,  les  corvettes  le  Per- 
seus,  la  Pearl  et  l'Argus,  les  canonnières  Coquette,  Race-IIorse  et 
Havoc,  en  tout  sept  bâtimens  portant  quatre-vingt-neuf  canons.  A 
bord  de  YEuryalus  se  trouvait  le  chargé  d'affaires  britannique,  le 
colonel  Neal,  avec  sa  suite.  La  division  se  dirigea  à  la  voile,  à  sa  sor- 
tie du  golfe  de  Yédo,  sur  le  détroit  de  Van-Diémen,  au  nord  duquel 
s'élève  Kagosima  (1),  cité  populeuse  et  manufacturière,  qui  appar- 
tient au  prince  de  Satzouma.  Chacun  pensait  à  bord  de  l'escadre 
que  l'expédition  se  bornerait  à  une  simple  promenade,  et  que  l'as- 
pect seul  des  canons  anglais  aurait  raison  de  l'arrogant  daïmio. 
L'amiral  arriva  le  IJ  août  dans  l'après-midi  à  l'entrée  de  la  baie 
de  Kagosima,  et  mouilla  le  soir  près  des  rochers  des  Sept-Iles.  Le 
12,  à  sept  heures  du  matin,  il  s'engageait  plus  avant,  précédé  de 
petits  bâtimens  sondeurs. 

Kagosima  est  située  au  fond  d'une  baie,  sur  la  rive  occidentale, 
en  face  de  la  grande  île  montagneuse  de  Sakoura-sima,  qui  laisse 
entre  elle  et  la  terre  ferme  un  canal  long  de  5  à  6  kilomètres  et  de 
largeur  variable  ;  des  îlots  et  des  récifs  surgissent  de  la  mer  à  l'en- 
trée du  canal,  et  deux  passes  s'ouvrent  aux  navires  qui  viennent  du 
large.  Les  Anglais  prirent  celle  qui  longeait  la  ville.  Les  deux  rives 
et  les  îlots  leur  apparurent  armés  de  batteries.  Le  plus  grand 
nombre  défendait  la  ville  même,  devant  le  front  de  laquelle  on  les 
avait  disposées  presque  sans  intervalle;  les  palissades  d'un  camp 
étaient  dressées  sur  les  hauteurs.  Autour  des  pièces,  des  soldats  se 
tenaient  en  grand  nombre,  agitant  leurs  éventails  et  suivant  de 
l'œil  les  navires;  à  leur  nombre,  à  leurs  mouvemens,  ils  semblaient 
prêts  à  ouvrir  le  feu  de  toutes  parts  au  premier  signal.  A  sept  ou 
huit  milles  au  fond  du  golfe,  près  d'un  point  du  rivage  dépourvu 
de  toutes  défenses,  se  tenaient  trois  vapeurs  du  prince  de  Sat- 
zouma. Malgré  cette  attitude  menaçante,  l'amiral  Kuper  vint  mouil- 
ler devant  la  ville  avec  sa  division,  à  environ  cinq  encablures 
(1,000  mètres)  des  batteries  les  plus  proches.  L'énorme  profondeur 
de  l'eau  dans  toute  la  baie  rendait  fort  difficile  le  choix  d'un  bon 
mouillage;  peut-être  aussi  les  Anglais  voulaient-ils,  par  cette 
preuve  de  confiance,  témoigner  de  leur  désir  d'arriver  à  une  solu- 
tion pacifique. 

(1)  C'est  à  Kagosima  que  se  fabriquent  les  porcelaines  les  plus  estimées  du  Japon. 
On  évalue  la  population  de  cette  ville  à  cent  quatre-vingt  mille  ûmcs. 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  135 

Pendant  que  les  officiers  mqstcrs  des  bâtimens  étaient  envoyés 
de  tous  côtés  dans  la  baie  pour  faire  des  sondages,  plusieurs  chefs 
japonais  arrivèrent  à  bord  de  YEuryalus  et  s'enquirent  du  but  de 
l'expédition.  Leur  extérieur  était  empreint  d'une  certaine  dignité 
dédaigneuse,  bien  différente  de  la  courtoisie  qui  distingue  générale- 
ment les  fonctionnaires  du  taïkoun.  Informés  sommairement  de  la 
mission  que  venait  remplir  le  représentant  de  l'Angleterre,  ces  offi- 
ciers déclarèrent  que  le  daïmio  habitait  son  château  de  Kirisimi,  à 
vingt  ris  (18  kilomètres)  de  Kagosima,  et  reçurent  la  somrpation  du 
colonel  Neal  en  promettant  une  réponse  dans  les  vingt-quatre 
heures.  La  lettre  du  ministre  anglais  rappelait  au  prince  de  Sat- 
zouma  les  circonstances  de  l'attentat  commis  par  les  gens  de  la 
suite  de  Shimadzo-Sabouro  sur  le  Tokaïdo  et  la  mansuétude  dont 
avaient  fait  preuve  les  autorités  anglaises  en  cette  occasion.  C'était 
sur  l'ordre  précis  du  gouvernement  de  la  Grande-Bretagne  que  la 
présente  demande  de  réparations  était  adressée  au  daïmio.  La  lettre 
ajoutait  que  le  gouvernement  du  taïkoun  avait  accordé  les  satis- 
factions exigées;  mais  comme  il  s'était  déclaré  impuissant  à  se  faire 
obéir  par  le  seigneur  de  Satzouma,  le  ministre  de  l'Angleterre  avait 
pris  le  parti  de  réclamer  directement  de  ce  prince  le  jugement  des 
meurtriers  de  M.  Piichardson  et  l'indemnité  de  25,000  livres  pour 
la  famille  de  la  victime.  Le  colonel  Neal  déclarait  en  terminant  que 
le  commandant  des  forces  militaires  avait  ordre,  en  cas  de  refus, 
d'employer  les  dernières  mesures  de  rigueur. 

Le  13  au  matin,  l'on  put  remarquer  dans  la  ville  une  recrudes- 
cence de  préparatifs  belliqueux  :  de  nombreux  corps  de  troupes 
se  massaient  dans  les  batteries;  les  canons,  formant  un  total  de 
soixante  à  quatre-vingts  bouches  h  feu,  étaient  pointés  sur  la  divi- 
sion; cinq  grandes  jonques  des  îles  Loutcheou  (1),  qui  se  trouvaient 
dans  la  ligne  de  tir,  étaient  remorquées  jusqu'au-deLà  des  forts. 
Des  officiers  japonais  abordèrent  à  plusieurs  reprises  le  bâtiment 
amiral,  annonçant  le  prochain  envoi  d'une  réponse  de  leur  maître 
et  insistant  pour  que  les  autorités  anglaises  voulussent  bien  se 
rendre  à  terre,  où  un  local  serait  disposé  pour  les  conférences. 
Cette  offre  fut  formellement  déclinée;  de  plus,  en  présence  des  dis- 
positions prises  par  les  Japonais,  l'amiral  Kuper,  considérant  qu'il 
lui  serait  presque  impossible,  en  cas  d'attaque,  de  s'embosser  au 
mouillage  qu'il  occupait  et  de  répondre  efficacement  au  feu  des 
batteries,  donna  l'ordre  à  ses  bâtimens  de  se  mettre  sous  vapeur 
et  de  se  préparer  à  l'appareillage.  Le  terme  assigné  pour  la  ré- 
ponse était  expiré  depuis  plusieurs  heures  quand  un  officier  de 

(1)  Les  îles  Loutcheou,  situées  entre  le  Japon  et  l'île  Formose,  appartiennent  au 
prince  de  Satzouma  ;  par  leurs  richesses,  elles  forment  une  des  principales  sources  des 
revenus  de  ce  prince. 


136  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

haut  rang,  porteur  de  la  lettre  du  prince,  se  présenta  devant 
l'Eunjalus;  il  demanda  que  sa  suite,  d'environ  quarante  hommes 
armés,  fût  admise  avec  lui  sur  le  pont  du  navire;  on  accueillit  cette 
demande  après  qu'un  corps  de  marins  anglais  eut  été  rangé  sur  les 
gaillards.  L'officier  venait  d'être  introduit  auprès  du  colonel  INeal, 
quand  on  vit  une  seconde  embarcation  faire  du  rivage  force  signaux 
à  la  première.  Les  envoyés  japonais  expliquèrent  alors  qu'il  y  avait 
une  erreur  dans  les  termes  de  la  réponse,  et  qu'une  rectification 
était  nécessaire;  puis  le  chef  reprit  la  lettre  et  s'en  retourna  sans 
autres  commentaires. 

Cette  démarche  assez  étrange  pouvait  être  une  ruse  destinée  à 
retenir  les  navires  anglais  dans  la  position  désavantageuse  qu'ils 
occupaient;  par  prudence,  le  vice-amiral  Kuper  ordonna  sur-le- 
champ  l'appareillage.  La  division  se  porta  vers  le  fond  de  la  baie, 
mais  sans  pouvoir  trouver,  en  raison  de  la  profondeur  extrême  de 
l'eau,  un  mouillage  convenable.  V Eurynlus  et  le  Perseus  durent 
revenir  jeter  l'ancre  devant  la  ville,  à  une  distance  double  toutefois 
de  la  première,  tandis  que  les  autres  navires  s'arrêtaient  dans  la 
baie  de  Sakoura-sima,  hors  de  la  portée  des  batteries. 

A  neuf  heures  du  soir,  l'envoyé  du  prince  de  Satzouma  se  pré- 
senta de  nouveau  avec  sa  réponse  définitive.  Il  la  remit  au  colonel 
Neal  en  cherchant  à  rejeter  l'incident  de  la  matinée  sur  le  compte 
d'un  malentendu.  La  lettre,  signée  du  premier  ministre  du  daïmio, 
commençait  ainsi  :  «  Celui  qui  a  tué  doit  être  tué;  telle  est  la  jus- 
tice, car  il  n'y  a  rien  de  plus  sacré  que  la  vie  humaine;...  »  puis 
elle  affirmait  qu'en  vertu  de  cette  loi,  observée  au  Japon  comme 
ailleurs,  le  prince  avait  toujours  eu  l'intention  de  juger  et  de  punir 
les  assassins;  seulement  il  avait  été  impossible  jusqu'alors  de  s'em- 
parer d'eux;  les  recherches  demandaient  du  temps,  et  dès  qu'elles 
seraient  finies,  on  aurait  soin  d'aviser  le  ministre  anglais  de  l'heure 
et  du  lieu  de  l'exécution.  D'autres  paragraphes,  rédigés  en  termes 
passablement  sarcastiques ,  justifiaient,  en  quelque  sorte,  la  con- 
duite des  assassins  du  Tokaïdo  : 

«  Les  gouvernemens  provinciaux  du  Japon  sont  subordonnés  à  celui  de 
Yédo,  dont  vous  n'ignorez  pas  qu'ils  reçoivent  les  ordres;  nous  savons  qu'on 
a  négocié  un  traité  qui  fixe  les  limites  où  les  étrangers  peuvent  circuler, 
mais  nous  ne  savons  pas  qu'il  y  ait  une  stipulation  par  laquelle  ces  mêmes 
étrangers  puissent  empêcher  la  circulation.  Supposez  qu'un  pareil  fait  se 
produise  dans  votre  pays,  qu'il  y  soit  dans  vos  habitudes  comme  dans  les 
nôtres  de  ne  voyager  qu'accompagné  d'un  grand  nombre  de  partisans,  ne 
seriez-vous  pas  les  premiers  à  châtier  (c'est-à-dire  à  rejeter  hors  de  votre 
chemin  et  à  frapper)  celui  qui  violerait  les  lois  du  pays?  Si  l'on  passait  sur 
de  pareils  faits,  bientôt  les  princes  ne  pourraient  plus  voyager. 

«(  Nous  convenons  avec  vous  que  la  mort  d'un  homme  est  chose  grave; 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  137 

mais  la  négligence  du  gouvernement  de  Yédo,  qui  n'a  inséré  dans  le  traité 
aucune  clause  relative  à  des  lois  si  anciennes  en  notre  pays,  ne  raontre- 
l-elle  pas  son  incapacité? 

«  Jugez  vous-même  qui  mérite  le  blâme!  Est-ce  celui  qui  néglige  les  lois 
ou  celui  qui  cherche  à  les  maintenir?  Décidez  cette  question  importante; 
qu'un  grand  officier  du  gouvernement  de  Yédo  vienne  la  discuter  avec  un 
de  nos  grands  officiers  devant  vous;  vous  nous  direz  qui  a  raison,  après 

quoi  la  question  de  l'indemnité  sera  réglée Notre  gouvernement,  en 

toutes  choses,  agit  d'après  les  ordres  de  celui  de  Yédo.  Telle  est  la  ré- 
ponse franche  et  cordiale  que  nous  faisons  à  la  dépêche  que  vous  nous 
avez  adressée.  » 

La  teneur  de  cette  lettre  enlevait  les  dernières  espérances  d'une 
solution  prompte  et  pacifique.  Toutefois  le  colonel  Neal,  dont  la 
patience  avait  été  mise  à  l'épreuve  bien  des  fois  depuis  la  veille, 
attendit  encore.  Le  lendemain  matin,  vers  neuf  heures,  deux  offi- 
ciers japonais  parurent,  demandant  un  accusé  de  réception  de  la 
lettre  de  leur  prince.  Ils  insistèrent  verbalement  en  faveur  de  la 
solution  qu'il  recommandait  aux  Anglais.  Le  taïkoun,  disaient-ils, 
a  signifié  à  Shimadzo-Sabouro  que  le  daïmio  de  Satzouma  ne  devait 
avoir  aucun  pourparler  direct  avec  les  étrangers.  Le  prince  n'avait 
donc  le  droit,  en  réalité,  ni  d'agréer,  ni  de  repousser  les  exigences 
des  Anglais. 

La  diplomatie,  ne  pouvant  plus  désormais  se  faire  d'illusion,  laissa 
aussitôt  et  officiellement  le  champ  libre  à  l'action  militaire.  Bien 
que  le  temps  fût  devenu  très  mauvais,  l'amiral  fît  faire  les  prépara- 
tifs, et  les  cinq  bâtimens  anglais  mouillés  contre  Sakoura-sima  se 
portèrent  sur  les  trois  vapeurs  de  Satzouma.  Ces  navires  (1),  gardés 
par  un  petit  nombre  d'hommes ,  furent  occupés  sans  résistance  et 
leurs  équipages  déposés  sur  l'île;  puis  on  les  remorqua  jusqu'au 
mouillage  que  la  division  vint  reprendre  dans  la  baie.  Des  grains 
violens  se  succédaient,  et  le  vent  soufflait  avec  une  force  croissante. 
Les  navires  durent  conserver  les  feux  au  fond  des  fourneaux.  Au 
moment  même  où  la  tempête  redoublait  de  fureur,'  un  coup  de  ca- 
non retentit  à  terre,  suivi  bientôt  de  plusieurs  décharges.  C'étaient 
les  batteries  les  plus  voisines  qui  ouvraient  le  feu  sur  la  frégate 
YEuryalus  et  la  corvette  le  Perseus,  seules  en  ce  moment  à  leur 
portée.  Cette  fois  le  prince  de  Satzouma  relevait  décidément  le 
gant,  et  c'était  lui  qui  donnait  le  signal  de  la  lutte. 

L'embossage  étant  impossible,  l'amiral  Kuper  résolut  d'engager 
sous  vapeur  l'action  contre  les  batteries.  Le  Perseus  reçut  l'ordre 
d'appareiller  et  de  réduire  au  silence  une  des  batteries  de  Sakoura- 

(1)  Ces  vapours,  achetés  au  commerce  étranger  par  le  prince  de  Satzouma,  étaient 
eonims  précédemment  dans  les  mers  de  Chine  sous  les  noms  de  Coniest,  England  et 
Sir  George  Grey;  ils  lui  avaient  coùvj  305,000  piastres  (environ  1,830,000  francs). 


138  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sima  qui  le  canonnait  vigoureusement.  Pendant  que  le  navire  an- 
glais, faisant  démaillonner  la  chaîne  et  laissant  son  ancre  au  fond, 
commençait  le  feu  à  son  tour,  le  reste  de  la  division  se  rangeait  en 
lio-ne  pour  arriver  de  son  mouillage  sur  la  ville;  puis,  comme  le 
petit  nombre  des  bâtimens  dont  elle  se  composait  ne  permettait  pas 
de  garder  les  prises  amarinées  le  matin,  la  canonnière  le  Havoc  fut 
chargée  d'y  mettre  le  feu.  Bientôt  après  les  trois  vapeurs  de  Sat- 
zouma  étaient  en  flammes,  et  les  navires  de  l'escadre,  s' avançant 
en  file  vers  les  batteries  japonaises,  engagèrent,  au  milieu  des  sif- 
flemens  de  la  tempête,  une  canonnade  d'autant  plus  dangereuse 
pour  les  bâtimens  anglais  qu'ils  attaquaient  de  front  les  ouvrages 
de  la  côte.  Le  feu,  quoique  contrarié  par  une  pluie  incessante,  était 
néanmoins  très  vif,  et  à  cette  courte  distance  bien  dirigé  des  deux 
parts.  Au  plus  fort  de  l'action,  VEuryalus,  séparé  des  autres  bâ- 
timens que  la  violence  du  vent  avait  sans  doute  balayés,  se  trouva 
seul  en  butte  aux  coups  simultanés  de  plusieurs  batteries  qui,  voyant 
filer  lentement  la  frégate  à  5  ou  600  mètres,  firent  pleuvoir  sur  elle 
une  grêle  de  projectiles.  Un  obus  qui  éclata  dans  la  batterie  de  la 
frégate  tua  ou  blessa  une  vingtaine  de  servans.  Quelques  momens 
après,  un  boulet,  passant  près  de  l'amiral  Kuper,  qui  dirigeait  l'ac- 
tion du  haut  de  la  passerelle,  renversait  morts  à  côté  de  lui  le  ca- 
pitaine et  le  second,  deux  des  plus  brillans  officiers  de  la  flotte. 
Les  canons  anglais  dirigés  contre  les  réserves  massées  dans  les 
batteries  et  sur  la  ville,  qui  s'étendait  en  arrière,  devaient  causer 
bien  plus  de  mal  encore  à  l'ennemi.  Le  mauvais  temps  empêchait 
de  bien  apprécier  la  justesse  et  l'effet  du  tir.  Cependant,  lorsque 
YEurijalus  arriva  vis-à-vis  d'une  huitième  batterie  placée  sur  une 
pointe  de  terre,  et  qui  terminait  au  sud  les  défenses  de  la  ville,  on 
aperçut  des  flammes  sur  plusieurs  points  de  Kagosima.  Les  obus, 
passant  par-dessus  les  batteries,  y  avaient  allumé  des  incendies 
dont  le  vent  favorisait  la  violence.  Gomme  la  tempête  continuait  à 
sévir  avec  une  grande  intensité ,  ce  qui  mit  un  instant  le  Pcrseus 
en  danger,  et  que  l'escadre  avait  fait  d'ailleurs  une  prompte  et  vi- 
goureuse réponse  à  l'attaque  des  batteries  ennemies,  la  division 
regagna  son  ancien  mouillage  de  Sakoura-sima,  non  sans  avoir 
d'abord  incendié  les  grandes  jonques  de  Loutcheou  et  de  grands 
édifices  qui  couronnèrent  bientôt  de  flammes  une  partie  de  la  ville  : 
c'étaient  Farsenal  militaire  du  prince  de  Satzouma,  d'immenses  ma- 
gasins et  une  fonderie  de  canons.  Soixante -trois  hommes  à  bord 
de  l'escadre  avaient  été  mis  hors  de  combat.  Sur  ce  chiffre,  la 
frégate  amirale,  qui  avait  le  plus  souffert,  figurait  pour  la  moitié 
environ. 

L'intention  de  f  amiral  Kuper  était  tout  d'abord  de  ne  pas  quitter 
son  mouillage;  mais,  bien  qu'au  premier  coup  d'œil  les  alentours 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  139 

de  la  baie  parussent  désarmés  et  déserts,  des  mouvemens  nombreux 
avaient  lieu  en  réalité  sur  les  hauteurs  de  l'île.  Derrière  les  buis- 
sons et  les  arbres  qui  entourent  ses  pentes  d'un  épais  tapis  de  ver- 
dure, les  Japonais  travaillaient  à  des  ouvrages  en  terre  et  semblaient 
disposer  plusieurs  batteries  dont  le  feu  eût  plongé  impunément  sur 
la  petite  flotte.  Ces  préparatifs  et  l'intensité  toujours  croissante  de 
la  tempête  décidèrent  les  Anglais  à  se  rapprocher  de  l'entrée  de  la 
baie.  Pour  sortir  du  canal  renfermé  entre  Sakoura-sima  et  la  ville, 
il  fallait  passer  à  portée  des  batteries  de  l'un  ou  de  l'autre  bord. 
L'amiral  prit  le  parti  de  longer  les  premières,  qui  s'étaient  tues  la 
veille,  et  les  bâtimens  défilèrent  devant  ces  nouveaux  ouvrages  en 
leur  envoyant  successivement  leurs  bordées.  L'ennemi  répondit  as- 
sez faiblement,  et  sans  faire  de  mal  aux  navires.  Le  soir,  la  division 
était  mouillée  à  l'extrémité  méridionale  de  l'île,  en  dehors  des  dé- 
fenses, et  quelques  jours  après,  le  combustible  venant  à  manquer, 
le  besoin  des  renforts  et  ravitaillemens  devenant  de  plus  en  plus 
sensible,  l'amiral  évacua  la  baie  et  rallia  la  rade  de  Yokohama. 

IV. 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août,  au  moment  où  la  flotte 
anglaise  se  disposait  à  appareiller  pour  Kagosima,  on  avait  vu  de 
nombreux  bâtimens  à  vapeur  passer  au  large  de  la  baie  de  Yoko- 
hama et  se  diriger  vers  Yédo.  C'était  le  taïkoun  qui  revenait  de 
Kioto  et  rentrait  dans  sa  capitale.  Que  s'était-il  passé  dans  l'entre- 
vue du  souverain  spirituel  du  Japon  et  de  l'empereur  séculier?  Le 
premier  avait-il  compris  les  dangers  de  la  politique  agressive  où  les 
daimios  s'engageaient  en  son  nom?  Si  quelque  résolution  avait  été 
prise  dans  cet  auguste  conseil,  le  secret  en  était  gardé  avec  le  soin 
le  plus  ombrageux.  Quelques  bruits  circulaient  seulement  sur  une 
assemblée  tenue  à  Yédo  après  le  retour  du  taïkoun,  et  où  les  daï- 
mios  se  seraient  entendus  au  sujet  des  récentes  mesures  de  l'auto- 
rité suprême  du  Japon.  Dans  ce  conseil,  le  prince  Owari,  le  chef 
d'une  des  trois  familles  Gosanké  (1),  avait,  disait-on,  proclamé  l'ap- 
pel aux  armes,  et  engagé  les  hauts  feudataires  à  cesser  l'existence 
oisive  qu'ils  menaient  depuis  de  longues  années,  pour  se  préparer  à 
la  guerre ,  acheter  des  armes,  équiper  des  soldats  et  se  tenir  prêts, 
da7is  cinq  ans,  à  engager  la  lutte.  Quelques  jours  après,  les  deux 
circulaires  suivantes  avaient  été  remises  aux  gouverneurs  et  chefs 

(1)  Les  Gosanké  sont  les  princes  du  sang,  fils  et  descendans  du  siogoun  Hiéas,  qui  a 
posé  au  commencement  du  xvii"  siècle  les  bases  du  pouvoir  des  taïkouns.  C'est  aux  trois 
familles  Gosanké  (Kousiou,  Mito  et  Owari)  qu'appartient  exclusivement  l'honneur  de 
donner  au  Japon  ses  souverains  temporels,  élus  par  les  deux  conseils  de  l'empire  et  con- 
firmés par  le  mikado. 


140  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  police  pour  être  portées  à  la  connaissance  des  habitans  de 
l'empire  : 

«  A  tous  les  habitans  de  Yédo  et  de  chaque  partie  du  Japon,  à  ceux  qui 
connaissent  l'exercice  du  fusil  et  le  maniement  de  la  lance  et  de  l'épée, 
aux  lo7iines  et  aux  habitans  des  montagnes  : 

«  S'il  y  a  parmi  vous  des  gens  capables  de  se  servir  de  toute  espèce 
d'armes,  faites-vous  connaître  aux  gouverneurs  de  la  police,  et  ils  vous 
engageront  aux  conditions  suivantes  : 

Pour  les  hommes  de  choix 400  itzibous  (1)  et  200  sacs  de  riz  par  an  ; 

Pour  les  hommes  de  second  ordre. . .       200  itzibous  et  100  sacs  de  riz  par  an; 
Pour  tous  les  autres 120  itzibous  et  70  sacs  de  riz  par  an. 


«  A  tous  ceux  qui  sont  versés  dans  l'art  de  faire  des  armes,  fusils  et  ca- 
nons, sabres,  lances  et  tous  engins  employés  dans  la  guerre  : 

«  Si  vous  voulez  venir  à  nous,  vous  serez  engagés  à  des  conditions  très 
avantageuses.  » 

A  en  juger  par  ces  documens,  le  caractère  des  décisions  arrê- 
tées à  Kioto  n'était  rien  moins  que  pacifique,  et  le  premier  coup  de 
canon  tiré  par  le  prince  de  Nagato  à  l'époque  même  où  se  termi- 
naient ces  conseils  ne  justifiait  que  trop  cette  conjecture.  L'un  des 
daïmios  les  plus  puissans  du  Japon  n'avait  pas  craint  de  devancer 
à  lui  seul  le  terme  fixé  pour  l'appel  aux  armes,  et  d'interdire  d'une 
façon  brutale  l'approche  de  ses  côtes  à  nos  vaisseaux.  Les  rumeurs 
publiques  ajoutaient;,  il  est  vrai,  d'autres  détails.  Le  prince  de  Na- 
gato,  en  faisant  feu  de  se§  batteries  de  Simonoseki,  n'avait  pas  eu 
simplement  pour  but  la  fermeture  des  détroits  de  la  Mer-Intérieure. 
Tout  en  se  mettant  ainsi  à  la  tête  du  parti  réactionnaire,  il  accusait 
ouvertement  le  taïkoun  de  trahison  ou  d'impuissance  à  exécuter  les 
ordres  du  mikado;  par  ses  discours,  en  un  mot,  comme  par  ses 
actes,  il  cherchait  à  faire  proclamer  la  déchéance  du  second  chef  de 
l'empire,  pour  prendre  lui-même  l'épée  de  généralissime  et  restau- 
rer l'immense  pouvoir  de  ses  ancêtres.  Ceux-ci  avaient  autrefois 
possédé  une  grande  partie  du  Japon;  mais,  à  la  suite  de  guerres 
malheureuses  contre  les  taïkouns  et  leurs  alliés,  ils  avaient  perdu 
successivement  presque  tout  leur  territoire,  réduit  par  l'usurpateur 
Hiéas  aux  deux  provinces  de  Nagato  et  de  Soovvoo,  d'un  revenu  an- 
nuel d'environ  7  millions  de  francs,  et  qui  sont  restées  depuis  deux 
cents  ans  le  seul  apanage  de  la  famille.  L'antagonisme  que  révèlent 
les  griefs  séculaires  du  prince  de  Nagato,  comme  de  tant  d'autres 
daïmios  puissans,  contre  le  taïkoun,  éclaire  toute  l'histoire  des  ré- 

(1)  Monnaie  d'argent  allié  à  du  cuivre,  qui  est  d'un  emploi  fréquent  au  Japon.  L'it- 
zibou  représente  en  valeur  intrinsèque  le  tiers  à  très  peu  près  du  dollar  mexicain. 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  141 

cens  traités  et  des  événemens  qui  les  ont  suivis.  Le  gouvernement 
de  Yédo,  en  ouvrant  inopinément  le  pays  aux  nations  étrangères, 
avait  violé  un  article  fondamental  des  lois  de  l'empire;  il  l'avait  fait 
sans  l'assentiment  des  grands  feudataires,  et  l'on  comprend  que 
ceux-ci, ^dont  l'intérêt  est  très  opposé  à  celui  du  taïkoun,  cherchent 
sans  cesse,  par  dépit,  par  conviction,  aussi  peut-être  par  point 
d'honneur,  a,  réduire  ou  à  rompre  des  traités  qui  n'ont  pas  eu  leur 
sanction. 

Une  nouvelle  venue  de  l'intérieur  dans  le  courant  d'octobre  1863 
ne  tarda  pas  à  confirmer  ce  qu'on  savait  déjà  des  ambitieux  projets 
du  prince  de  Nagato.  Un  corps  assez  nombreux  d'officiers  de  ce  daï- 
mio  avait,  disait-on,  attaqué  près  d'Osaka  le  palais  où  se  trouvait 
le  mikado  dans  l'intention  de  s'emparer  de  sa  personne.  Après  un 
sanglant  combat  avec  les  gardes  de  l'empereur,  les  assaillans  avaient 
été  définitivement  repoussés.  Il  est  inutile  de  dire  qu'interrogés  par 
les  ministres  étrangers  sur  la  réalité  de  ces  bruits,  les  gouverneurs 
de  Yokohama  les  déclarèrent  controuvés;  d'après  eux,  une  simple 
attaque  tentée  près  de  Kioto  contre  un  bureau  de  collecteur  d'im- 
pôts par  une  bande  de  lonines  avait  donné  lieu  à  cette  fable.  Un 
peu  plus  tard  toutefois,  les  membres  du  gorodjo  avouèrent  aux 
mêmes  ministres  la  réalité  des  faits  qu'ils  avaient  eu  tout  d'abord 
l'intention  de  dissimuler  (1). 

Tous  ces  incidens  révélaient  clairement  la  prédominance  dans 
les  conseils  de  l'empire  japonais  du  parti  hostile  aux  étrangers.  Le 
gouvernement  du  taïkoun,  complice  ou  non,  cédait  devant  cette 

(!)  Le  prince  de  Nagato  avait  résolu  de  s'emparer  de  la  personne  du  mikado,  espérant 
ensuite,  en  le  gardant  auprès  de  lui  sous  prétexte  de  dangers  courus  par  ce  souverain, 
se  faire  conférer  le  titre  qu'il  ambitionnait.  Il  avait  écrit  au  mikado  une  lettre  où,  lui 
parlant  des  périls  qui  menaçaient  l'empire  et  de  la  nécessité  d'appeler  à  son  secours 
l'intervention  divine,  il  le  conjurait  d'aller,  au  temple  d'Hatchiman-sama,  prier  les 
mânes  de  ses  ancêtres.  Aucun  empereur  n'avait,  disait- il,  manqué  d'accomplir  ce 
devoir  au  moins  une  fois  pendant  son  règne.  Le  mikado,  cédant  à  cette  prière,  ava'j 
quitté  son  palais  de  Kioto  pour  se  rendre  au  temple  d'Hatchiman,  distant  de  la  ville 
de  quelques  jours.  C'est  alors  que  le  prince  de  Nagato  avait  tenté  son  coup  de  main, 
qui  fut  déjoué  par  la  résistance  de  la  garde  du  mikado.  A  la  suite  de  cette  agression, 
le  daimio  fut,  paraît-il,  mis  hors  la  loi,  ainsi  que  sa  famille  et  ses  serviteurs.  Les  offi- 
ciers du  taïkoun  se  portèrent  sur  le  palais  que  ce  prince  possédait  à  Yédo.  Ses  servi- 
teurs furent  massacrés,  l'habitation  fut  détruite,  le  terrain  bouleversé,  et  les  débris  en 
furent  transportés  au  loin  pour  qu'il  n'en  restât  aucune  trace.  On  doit  rappeler  à  ce 
propos  l'obligation  imposée  à  tout  daimio  d'avoir  dans  la  capitale  du  taïkoun  un  palais 
où  sa  femme  et  ses  enfans  demeurent  constamment  comme  otages,  où  lui-même  rst 
forcé  de  venir  résider  à  des  époques  périodiques  pour  renouveler  son  serment  de  fidé- 
lité. Cette  obligation  s'est  maintenue  jusqu'à  nos  jours.  Cependant  en  1862  le  bruit  se 
répandit  (sans  avoir  été  confirmé  depuis  lors)  qu'à  la  faveur  des  troubles  du  pays  et  de 
l'ébranlement  du  pouvoir  du  taïkoun,  un  certain  nombre  de  princes  venaient  de  s'y 
soustraire.  On  avait  remarqué  de  longs  convois,  ceux  des  familles  de  daîmios,  qui 
abandonnaient  les  palais  de  Yédo  pour  se  retirer  dans  les  provinces. 


l/l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prépondérance  sans  pouvoir  toutefois  secouer  les  embarras  de  sa 
situation,  car  l'on  disait  que  la  guerre  civile  avait  éclaté  sur  divers 
points,  et  que  des  rebelles  étaient  en  armes  dans  la  province  de 
Mito.  Une  batterie  située  sur  l'île  d'Awasi  avait  même  tiré,  ajou- 
tait-on, sur  un  vapeur  portant  le  pavillon  du  taïkoun.  A  Yokohama 
cependant,  les  justes  craintes  suscitées  en  septembre  1862  par  le 
tragique  événement  du  Tokaïdo  s'étaient  peu  à  peu  calmées  à  la 
suite  des  vigoureuses  opérations  que  les  marines  occidentales  avaient 
su  accomplir  en  moins  d'un  an.  Dès  l'automne  de  1803,  on  voyait 
chaque  jour,  à  l'heure  où  cessent  les  affaires,  un  flot  de  promeneurs 
se  répandre  comme  auparavant  dans  la  délicieuse  campagne  qui 
entoure  Yokohama  d'un  berceau  de  verdure.  On  rencontrait  bien 
parfois,  au  détour  d'un  vallon,  quelque  samouraï  (noble  japonais) 
à  physionomie  peu  rassurante  et  armé  de  ses  deux  sabres;  mais 
en  dehors  de  la  route  du  Tokaïdo ,  le  grand  chemin  du  Japon ,  la 
police  du  taïkoun  ne  s'étendait- elle  pas  comme  un  réseau  sur  le 
pays  voisin  de  cette  route,  interdisant  l'approche  de  la  ville  à  ceux 
qui  n'y  étaient  pas  appelés  pour  leur  service?  On  voyait  les  gardes 
et  soldats  de  police,  dont  l'uniforme  était  bien  connu,  occuper  de 
nombreux  postes  d'observation  sur  les  collines,  au  bord  des  routes, 
à  la  tête  des  ponts,  tout  autour  de  la  ville. 

Le  ik  octobre  1863,  vers  quatre  heures  du  soir,  le  bruit  se  répan- 
dit tout  à  coup  dans  Yokohama  que  le  cadavre  d'un  Européen  venait 
d'être  aperçu  couché  en  travers  d'un  chemin  dans  la  campagne.  Le 
lieu  avoisinait  des  pagodes  situées  à  2  kilomètres  environ  de  la  ville. 
Des  résidens,  des  officiers,  auxquels  s'adjoignirent  des  gardes  japo- 
nais, s'y  portèrent  en  toute  hâte,  et  trouvèrent  à  l'endroit  indiqué 
le  cadavre  mutilé  et  encore  presque  chaud  d'un  officier  de  notre 
bataillon  d'infanterie  légère  d'Afrique.  Malgré  de  terribles  coups  de 
sabre,  dont  l'un  avait  presque  entièrement  divisé  le  crâne,  l'on  re- 
connaissait le  sous-lieutenant  Camus,  sorti  une  heure  auparavant, 
à  cheval,  pour  faire  sa  promenade  accoutumée.  M.  Camus  s'était 
mis  en  route  ce  jour-là  sans  le  revolver  de  poche  qu'il  portait  or- 
dinairement. Il  est  probable  toutefois  que  le  malheureux  officier 
avait  été  surpris  par  l'attaque  imprévue  d'assassins  plus  ou  moins 
nombreux  et  que  son  arme  n'eût  pu  le  défendre.  Les  blessures  dont 
son  corps  était  couvert  provenaient  de  ces  terribles  sabres  que  les 
Japonais  manient  si  bien.  Sa  main  droite,  abattue  d'un  seul  coup, 
fut  retrouvée  quelques  pas  plus  loin,  tenant  encore  des  fragmens 
de  rênes.  Le  cheval,  légèrement  blessé  et  couvert  de  sang,  errait  à 
l'aventure  à  quelque  distance.  La  nature  du  pays,  boisé  et  entre- 
coupé de  haies  vives,  avait  permis  aux  assassins  de  se  dérober  ra- 
pidement. Personne  ne  paraissait  avoir  été  témoin  de  l'événement; 
mais  une  seule  pensée  surgissait  dans  tous  les  espfits  :  le  crime 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  Iil3 

avait  été  commis  sans  provocation;  la  politique  ou  le  fanatisme  ja- 
ponais avait  fait  cette  fois  encore  une  nouvelle  victime. 

Le  lendemain  soir,  le  corps  du  malheureux  officier  était  conduit 
à  sa  dernière  demeure,  accompagné  de  détacliemens  de  soldats 
de  toutes  nations,  des  résidens,  des  légations,  de  tous  les  officiers 
des  forces  de  terre  et  de  mer  réunies  à  Yokohama,  Ce  nombreux  et 
imposant  cortège  défila  lentement  dans  les  rues  de  la  ville,  et,  pé- 
nétrant dans  le  cimetière  européen,  put  saluer  en  passant  les  tombes 
qui  rappelaient  d'autres  massacres  non  moins  odieux,  celles  des 
deux  officiers  russes  assassinés  en  1859,  des  deux  capitaines  hollan- 
dais mis  en  pièces  dans  les  rues  mêmes  de  Yokohama  en  1860,  celle 
de  M.  Piichardson,  tombé  treize  mois  auparavant,  jour  pour  jour, 
plus  loin  celles  des  deux  militaires  morts  bravement  à  leur  poste, 
en  juin  1862,  lors  de  la  seconde  attaque  de  la  légation  anglaise. 
Ils  reposaient  désormais  côte  à  côte,  sous  les  grands  arbres  de  la 
colline  d'Omoura,  à  l'exception  d'un  seul,  M.  Heusken,  le  jeune  in- 
terprète frappé  à  Yédo  en  1861.  Celui-là  avait  été  enseveli  dans  la 
capitale,  au  milieu  des  jardins  de  la  légation  américaine.  Désormais 
il  n'était  pas  une  des  nations  admises  chez  le  peuple  japonais  qui 
n'eût  à  revendiquer  une  victime  du  sauvage  orgueil  de  ses  daïmios  ! 

Dès  la  veille,  les  autorités  françaises  avaient  mis  le  gouvernement 
japonais  en  demeure  de  rechercher  et  de  livrer  les  coupables.  Cette 
fois  le  meurtre  n'avait  pas  été  commis  au  grand  jour,  ainsi  que 
celui  de  l'année  précédente;  les  circonstances  et  les  causes  de  l'at- 
tentat étaient  entourées  du  plus  profond  mystère.  S'agissait-il  d'une 
vengeance  personnelle?  D'après  les  allures  ordinaires  et  les  derniers 
incidens  de  la  vie  de  M.  Camus,  cette  supposition  était  inadmis- 
sible. Était-ce  un  nouveau  défi  de  quelqu'un  de  ces  fiers  daïmios 
qui  prêchaient  la  croisade  contre  les  étrangers,  ou  bien  le  gouver- 
nement de  Yédo  lui-même,  n'ayant  pas  réussi  par  ses  manœuvres 
astucieuses  à  provoquer  l'évacuation  de  Yokohama,  avait- il  voulu 
appuyer  d'un  exemple  tragique  ses  obscures  menaces?  Le  len- 
demain de  l'assassinat  de  M.  Camus,  les  autorités  locales  vinrent 
elles-mêmes  remettre  au  ministre  de  France  les  premiers  rapports 
de  leurs  agens  de  police.  Ces  documens  nous  apprenaient  qu'un  ou 
deux  paysans  avaient  assisté  de  loin  à  la  scène  du  meurtre;  trois 
samouraï  armés  de  sabres  avaient  frappé  l'officier;  on  les  avait  vus 
s'éloigner  ensuite  rapidement  du  côté  du  Tokaïdo.  Rien  de  plus 
précis  ne  put  être  obtenu  par  la  suite;  de  volumineux  dossiers,  si- 
gnés d'une  armée  d'espions,  avaient  permis  de  suivre  la  trace  de 
ces  trois  hommes  jusqu'à  une  assez  grande  distance  de  la  ville,  puis 
les  indications  avaient  manqué  subitement.  Le  voisinage  du  Tokaïdo 
avait  pu  favoriser  la  retraite  et  assurer  l'impunité  des  assassins  dans 
le  cas  où  ils  auraient  appartenu  à  quelque  grand  personnage  sta- 


dZi4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tionné  à  peu  de  distance;  mais  d'un  autre  côté  la  police  du  taïkoun, 
active  et  nombreuse,  qui  a  ses  ramifications  en  tous  lieux,  jus- 
qu'au sein  des  familles,  ne  laisse  rien  échapper  de  ce  qu'elle  veut 
sérieusement  connaître.  En  présence  d'une  telle  mauvaise  volonté, 
les  commandans  en  chef  se  réunirent  en  conférence,  et  décidèrent 
qu'indépendamment  du  service  de  place,  déjà  organisé  depuis  le 
mois  de  juin,  il  y  aurait  lieu  d'envoyer  journellement,  dans  un  rayon 
de  deux  ou  trois  milles  autour  de  Yokohama,  des  patrouilles  desti- 
nées à  explorer  la  campagne.  Ce  service  fut  réparti  entre  les  déta- 
chemens  des  différentes  nations  casernes  dans  la  ville.  Les  marins 
fusiliers  de  la  frégate  prussienne  la  Gazelle,  arrivée  depuis  peu  sur 
rade,  y  prirent  également  part. 

Quelques  jours  après  le  triste  événement  du  ih  octobre  se  pro- 
duisit un  autre  incident  non  moins  mystérieux  et  non  moins  inat- 
tendu. Les  représentans  des  États-Unis  et  de  la  Hollande  reçurent 
du  gorodjo  l'invitation  de  se  rendre  à  Yédo  pour  y  écouter  une 
communication  de  la  plus  haute  importance.  Le  général  Pruyn  et 
M.  de  Polsbroeck,  s'étant  présentés  le  jour  même,  26  octobre,  furent 
admis  devant  le  conseil,  réuni  dans  un  grand  temple  du  faubourg 
de  Sinagava.  Le  lendemain,  les  représentans  de  France  et  d'An- 
gleterre apprenaient  du  général  Pruyn  et  de  M.  de  Polsbroeck  que 
le  gouvernement  de  Yédo  leur  avait  signifié  la  nécessité  de  l'éva- 
cuation immédiate  de  Yokohama  par  les  étrangers,  mais  que  la  lettre 
du  mikado  qui  avait  notifié  au  taïkoun  le  Ih  juin  précédent  l'ordre 
d'expulser  les  étrangers  de  tous  les  ports  sans  exception  était  reti- 
rée. «  Lorsque  des  traités  furent  conclus,  avait-on  dit  à  MM.  Pruyn 
et  de  Polsbroeck,  le  premier  objet  du  gouvernement  japonais  avait 
été  d'éviter  des  complications  extérieures  et  de  faire  pacte  d'amitié 
avec  différentes  puissances;  mais  il  avait  été  sous-entendu  que  ces 
traités  ne  seraient  que  des  essais  destinés  à  établir  s'il  y  aurait  égal 
avantage,  pour  le  Japon  et  les  autres  parties  contractantes,  à  entre- 
tenir des  relations  commerciales.  Le  Japon  avait  reconnu  que  cette 
réciprocité  n'existerait  pas  tant  que  les  étrangers  resteraient  à  Yo- 
kohama. Leur  présence  dans  cette  ville  amènerait  infailliblement 
une  révolution  dont  le  gouvernement  du  taïkoun  ne  pourrait  pas 
contenir  les  effets.  Si  les  étrangers  voulaient  se  contenter  des  deux 
ports  d'Hakodadé  et  de  Nagasaki,  cette  révolution  n'aurait  pas  lieu; 
le  commerce  et  les  bonnes  relations  pourraient  continuer.  » 

Le  taïkoun  s'expliquait  donc  clairement  sur  le  but  qu'il  s'était  as- 
signé depuis  trois  ans,  et  qu'il  avait  poursuivi  sans  succès  au  moyen 
de  ruses  et  de  menées  de  toute  sorte.  Sans  doute  on  ne  pouvait  nier 
que  l'introduction  de  l'élément  étranger  au  Japon  ne  fût  de  nature 
à  porter  quelque  trouble  dans  l'économie  commerciale  et  l'état  poli- 
tique du  pays;  mais  cette  secousse  était  le  résultat  inévitable  d'une 


UNE    STATION    NAVALE    AU   JAPON.  145 

séquestration  de  trois  siècles,  que  les  Japonais  avaient  rompue  de 
leur  plein  gré ,  et  qu'il  était  désormais  impossible  de  rétablir. 

Le  gouvernement  de  Yédo  promettait,  il  est  vrai,  après  l'évacua- 
tion de  Yokohama,  sécurité,  bons  rapports  et  commerce;  mais  Ha- 
kodadé,  situé  au  nord  du  Japon,  se  trouve  trop  éloigné  des  princi- 
paux centres  de  production.  Quant  à  Nagasaki,  la  présence  des 
étrangers  dans  cette  ville  y  aurait  les  mêmes  effets  qu'à  Yokohama, 
à  moins  qu'on  ne  les  soumît  au  régime  d'isolement  et  de  vexations 
qui  a  rendu  l'îlot  de  Décima  (1)  tristement  célèbre.  C'était  assuré- 
ment le  but  que  le  gouvernement  du  taïkoun  se  flattait  d'atteindre, 
employant  tour  à  tour  avec  une  persévérance  tout  orientale  la  per- 
suasion, les  menaces  et  le  secret  concours  des  assassins.  Osaka, 
Yédo,  marquaient  déjà  quelques  étapes  de  ses  progrès  dans  cette 
voie;  Yokohama  ne  serait  certes  pas  la  dernière. 

Les  représentans  des  États-Unis  et  de  la  Hollande,  quoique  sur- 
pris par  ces  étranges  communications,  surent  en  comprendre  im- 
médiatement la  portée  et  y  répondirent  avec  dignité.  <(  11  ne  leur 
appartenait  pas,  dirent-ils,  d'écouter  de  pareilles  propositions,  que 
leurs  gouvernemens  seuls  étaient  aptes  à  recevoir.  Jusque-là  il  était 
de  leur  devoir  de  les  considérer  comme  non  avenues.  Ils  allaient  en 
faire  part  à  leurs  collègues  de  Yokohama,  mais  ils  pouvaient  ré- 
pondre dès  ce  moment  qu'elles  auraient  auprès  d'eux  aussi  peu  de 
résultat.  »  Ils  se  refusèrent  formellement  à  garder  auprès  des  mi- 
nistres de  France  et  d'Angleterre  le  secret  que  réclamaient  les 
membres  du  gorodjo.  Faisant  allusion  aux  troubles  qui  agitaient  le 
pays,  à  la  guerre  civile  imminente ,  le  général  Pruyn  montra  même 
en  quelques  vives  paroles  au  taïkoun  les  dangers  de  sa  politique, 
et  comment,  au  lieu  de  servir  les  factieux,  il  devrait  plutôt,  par 
d'énergiques  déclarations,  les  rappeler  à  l'ordre  et  au  respect  des 
traités.  Évitant  de  répondre  à  ces  insinuations  embarrassantes,  les 
ministres  japonais  insistèrent  à  maintes  reprises  sur  la  nécessité 
de  l'abandon  de  Yokohama.  Ils  parlaient  même  déjà  de  débattre 
le  chiffre  des  indemnités  à  allouer  aux  résidens  étrangers.  Leur  der- 
nier mot  fut  que  le  refus  d'évacuer  la  ville  amènerait  une  rupture 
complète. 

Le  lendemain  même  de  l'entrevue,  27  octobre,  MM.  de  Bellecourt 
et  Neal  reçurent  à  leur  tour  une  lettre  de  convocation  ;  le  gorodjo 
les  priait  de  vouloir  bien  venir  à  Yédo  prendre  part  à  un  débat  au- 
quel étaient  conviés  également  leurs  collègues  des  États-Unis  et  de 
la  Hollande.  Instruits  par  les  incidens  de  la  veille  de  ce  qui  les  at- 

(1)  Cet  îlot,  construit  artificiellement  en  avant  de  Nagasaki,  avait  été,  on  le  sait,  as- 
signé comme  résidence  aux  Hollandais,  seuls  épargnés  par  le  décret  de  proscription  qui, 
vers  le  milieu  du  xvii'=  siècle,  chassa  les  étrangers  du  Japon. 

TOME  LVI.   —  1865.  10 


146  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tendait  dans  cette  séance,  les  ministres  de  France  et  d'Angleterre 
se  concertèrent  pour  répondre  par  un  refus  formel.  Ils  ne  pou- 
vaient, écrivirent-ils,  recevoir  verbalement  ni  discuter  une  com- 
munication concernant  l'abandon  de  Yokohama.  Tout  ce  qu'ils  con- 
sentaient à  faire  était  de  transmettre,  sans  commentaires,  à  leurs 
gouvernemens  les  propositions  écrites  qui  leur  seraient  adressées 
sur  ce  sujet  ou  sur  toute  autre  modification  aux  traités.  Quelques 
jours  après,  le  gorodjo  écrivit  aux  ministres  étrangers  pour  leur 
notifier  la  déclaration  déjà  faite  dans  la  conférence  de  Yédo.  Il  af- 
firmait de  nouveau  retirer,  comme  non  avenue,  la  lettre  relative 
à  la  fermeture  générale  des  ports  du  Japon.  Cette  concession  tar- 
dive fut  portée  aussitôt  par  les  ministres  à  la  connaissance  de  leurs 
gouvernemens  respectifs.  Quant  à  la  question  particulière  de  l'éva- 
cuation de  Yokohama,  elle  en  resta  là  pour  le  moment;  mais  le 
génie  inventif  des  Japonais  était  loin  de  se  tenir  pour  battu. 

Dans  les  premiers  jours  de  novembre,  les  gouverneurs  de  Yoko- 
hama écrivirent  aux  amiraux  français  et  anglais  chargés  de  la 
défense  de  la  ville  que,  «  vu  V extension  journalière  des  relations 
amicales  entre  l'Europe  et  le  Japon,  la  construction  d'un  fort  et 
d'une  batterie  à  Benten  (quartier  indigène  de  Yokohama)  venait 
d'être  décidée  dans  une  pensée  de  protection  mutuelle.  »  Quoique 
la  lettre  fût  une  simple  notification ,  il  était  du  devoir  des  com- 
mandans  en  chef  de  s'enquérir,  en  raison  du  titre  même  qu'ils 
tenaient  du  gouvernement  japonais,  de  l'emplacement  de  l'ouvrage 
projeté  et  de  l'opportunité  de  la  construction,  car  la  lettre  d'avis 
des  gouverneurs  était  énigmatique  sur  ces  deux  points.  Les  ami- 
raux se  rendirent  donc  sur  les  lieux,  accompagnés  des  officiers 
chargés  du  service  de  la  place ,  après  y  avoir  appelé  les  autorités 
japonaises.  Yokohama  s'appuie,  on  le  sait,  au  nord  et  au  sud,  contre 
une  double  rangée  de  collines.  Celles  du  nord ,  contiguës  au  quar- 
tier japonais,  dont  le  canal  de  circumvallation  seul  les  sépare, 
sont  occupées  par  les  gouverneurs  et  une  partie  des  troupes  japo- 
naises. Le  reste  de  ces  troupes  habite  des  casernes  à  l'extrémité 
du  quartier  indigène,  au  bord  de  la  mer.  C'est  devant  ces  casernes 
qu'on  avait  tracé  l'emplacement  de  la  future  batterie.  Or  on  ne 
pouvait  admettre  que  cet  ouvrage  eût  pour  but  la  protection  de  la 
ville  ou  du  mouillage.  A  part  les  châteaux  forts  qui  servent  depuis 
des  siècles  de  résidence  à  leurs  daïmios,  les  Japonais  n'ont  jamais 
fortifié  leurs  villes  ;  les  batteries  qu'ils  ont  construites  depuis  peu 
d'années  défendent  toutes,  soit  un  mouillage,  soit  un  détroit,  pour 
s'opposer,  en  cas  de  guerre,  à  l'approche  des  vaisseaux  étrangers. 
Telle  n'était  pas  sans  doute  la  destination  de  la  batterie  de  Benten. 
Posée  en  face  du  mouillage  des  bâtimens  de  guerre  et  de  commerce, 
elle  ne  pouvait,  en  cas  d'une  attaque  par  mer,  que  faire  feu  sur  les 


UNE    STATION   NAVALE    AU  JAPON.  l/l7 

navires  à  l'ancre,  et  n'était  nullement  placée  de  manière  à  défendre 
les  abords  de  la  rade  contre  un  autre  ennemi. 

Si  l'on  consulte  le  droit  des  gens,  il  est  clair  que  toute  nation 
peut  ériger  sur  ses  propres  côtes  les  fortifications  qu'elle  juge  con- 
venable d'y  établir;  mais  ici  le  projet  du  gouvernement  japonais 
s'entourait  de  circonstances  alarmantes.  La  veille,  il  avait  menacé 
des  plus  grands  dangers  ceux  qui  se  refuseraient  à  évacuer  Yo- 
kohama dans  un  court  délai.  La  batterie  de  Benten  ne  deviendrait- 
elle  pas  quelque  jour  un  argument  plus  sérieux,  et  ne  verrait-on 
pas,  à  la  moindre  alerte,  la  flotte  des  bâtimens  de  commerce  réduite 
à  quitter  la  baie ,  pour  se  mettre  hors  de  la  portée  de  ces  canons 
protecteurs?  Après  s'être  concertés,  les  amiraux  français  et  anglais 
écrivirent  donc  officiellement,  le  6  novembre,  aux  autorités  locales, 
qu'en  vertu  du  mandat  qu'ils  avaient  reçu  du  gorodjo  relativement 
à  la  protection  de  la  ville,  ils  s'opposaient  à  la  construction  de  la 
batterie  :  si  ces  travaux  étaient  continués ,  ils  feraient  occuper  le 
terrain  par  leurs  troupes.  Le  gouverneur  de  Yokohama  répondit 
qu'il  n'avait  pas  le  pouvoir  de  modifier  les  ordres  reçus  sans  une 
décision  supérieure  ;  toutefois  la  construction  de  la  batterie  ne  fut 
pas  entreprise,  et  six  semaines  plus  tard  le  gorodjo  adressa  au  mi- 
nistre de  France  une  lettre  qui,  sans  donner  les  raisons  du  projet 
primitif,  assurait  qu'il  était  définitivement  abandonné. 

Telle  fut  l'heureuse  issue  de  cette  affaire,  qui  servit  cà  prouver 
une  fois  de  plus  aux  Japonais  avec  quelle  ferme  décision  les  puis- 
sances prétendaient  couvrir  la  colonie  de  Yokohama.  C'est  à  la 
suite  de  cet  incident,  après  avoir  vu  échouer  successivement  la 
persuasion  et  la  menace,  que  les  Japonais  parurent  décidés  à  en- 
voyer de  nouveaux  ambassadeurs  en  Europe.  Déjà  en  1862  cette 
mesure  leur  avait  réussi.  Accueillis  avec  bienveillance  par  les  cours 
étrangères,  ces  ambassadeurs  avaient  obtenu  sans  difficulté  l'ajour- 
nement de  l'ouverture  d'Osaka,  Hiogo  et  Neegata.  Ils  espérèrent  le 
même  succès  en  chargeant  une  seconde  ambassade  d'aller  deman- 
der à  tous  les  gouvernemens  représentés  au  Japon  les  concessions 
qu'ils  convoitaient  encore  et  régler  les  difficultés  pendantes. 

Les  recherches  faites,  sur  l'injonction  des  autorités  françaises, 
pour  découvrir  les  assassins  de  M.  Camus  n'avaient  produit  aucun 
résultat,  et  la  question  de  la  réouverture  du  détroit  de  Simonoseki 
n'avait  non  plus  fait  un  pas.  Ces  deux  points  devaient  être  les  pre- 
miers sur  lesquels  les  envoyés  du  taïkoun  donneraient  des  explica- 
tions à  la  France.  Il  fut  donc  résolu  que  les  ambassadeurs  japonais 
iraient  tout  d'abord  à  Paris,  et,  pour  conférer  préalablement  de 
cette  démarche  solennelle  avec  M.  de  Bellecourt,  deux  vice-ministres 
daïmios  et  membres  du  second  conseil  se  rendirent  le  6  décembre 
à  bord  de  la  Sémirarnis.  Les  gouverneurs  de  Yokohama,  qui  les 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avaient  devancés  sur  la  frégate,  reçurent  à  l'échelle,  en  même  temps 
que  les  officiers  de  service,  et  avec  de  grandes  marques  de  respect, 
ces  deux  personnages,  qui,  pour  la  première  fois  sans  doute,  met- 
taient le  pied  sur  un  navire  de  guerre  européen.  Rien  dans  leur  ex- 
térieur n'indiquait  leur  rang  élevé,  si  ce  n'est  la  simplicité  appa- 
rente de  vêtemens  qu'il  est  de  bon  goût,  dans  les  hautes  classes, 
de  porter  d'une  couleur  très  peu  éclatante,  quoique  l'étofle  en  soit 
d'un  grand  prix,  si  ce  n'est  encore  cette  aisance  de  manières  et 
cette  politesse  pleine  de  dignité  que  les  Japonais  possèdent  plus 
que  tout  autre  peuple  oriental.  L'amiral  Jaurès  les  introduisit  dans 
ses  appartemens,  où  se  trouvait  depuis  un  moment  le  ministre  de 
France;  puis,  après  l'échange  de  quelques  complimens,  le  vice- 
ministre  Inaba  lobouzeno  aborda  le  sujet  de  l'entrevue,  sans  pa- 
raître compter  pour  rien  la  présence  de  son  collègue  Tachibana 
Idzoumo-no-kami,  jeune  homme  à  figure  distinguée,  qui  sans  doute 
remplissait  en  cette  circonstance  F  emploi  inévitable  de  contrôleur 
ou  ometske. 

Le  vice-ministre  reprit  tout  d'abord  les  considérations  dévelop- 
pées par  les  membres  du  gorodjo  dans  la  séance  où  ils  avaient  reçu 
les  représentans  des  États-Unis  et  de  la  Hollande.  «  Les  traités 
n'étaient  qu'un  essai;  l'application  en  avait  suscité  de  graves  em- 
barras au  Japon...  »  Arrêté  par  le  ministre  de  France  sur  le  terrain 
d'une  discussion  pour  laquelle  celui-ci  avait  déjà  formulé  son  in- 
compétence, le  vice -ministre  arriva  immédiatement  au  sujet  de 
fentrevue.  «  Le  gouvernement  japonais  désirait  envoyer  une  am- 
bassade en  France.  Son  premier  objet  serait  de  présenter  les  ex- 
cuses du  taïkoun  à  l'empereur  au  sujet  de  deux  événemens  qu'il 
n'avait  pu  malheureusement  prévenir,  l'attaque  d'un  de  ses  bâti- 
mens  et  le  meurtre  d'un  officier  français,  puis  elle  s'occuperait 
du  règlement  des  difficultés  occasionnées  par  l'exécution  des  trai- 
tés. »  Les  autorités  françaises  s'engagèrent  à  appuyer  une  mission 
qui  se  présentait  sous  ces  auspices  et  à  faciliter  son  départ;  elles 
mirent  toutefois  à  ce  concours  quelques  conditions  indispensables  : 
le  chef  de  l'ambassade  devrait  être  porteur  d'une  lettre  autographe 
adressée  par  le  taïkoun  à  l'empereur;  il  serait  choisi  parmi  les  Ja- 
ponais de  haut  rang  et  devrait  être  muni  de  pleins  pouvoirs,  con- 
trairement à  ce  qui  avait  eu  lieu  en  186'2.  Le  premier  point  surtout 
importait,  car  la  fâcheuse  impression  causée  en  France  parle  meurtre 
du  sous-lieutenant  Camus  ne  pouvait,  à  défaut  de  la  saisie  des  cou- 
pables, s'effacer  que  devant  la  manifestation  officielle  des  plus  vifs 
regrets  du  gouvernement  de  Yédo.  Les  vice-ministres  déclarèrent 
qu'ils  communiqueraient  aux  chefs  des  deux  gouvernemens  ces  con- 
sidérations, qui  leur  paraissaient  équitables;  puis  ils  terminèrent 
l'entrevue  par  une  visite  minutieuse  de  la  frégate.  Les  Japonais  ne 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON.  lZi9 

possèdent  pas  de  bâtimens  de  guerre  proprement  dits  (1);  les  di- 
vers aménagemens  du  navire,  principalement  la  structure  et  la 
manœuvre  des  pièces  rayées  de  gros  calibre  et  des  canons  de  4,  pa- 
rurent les  intéresser  vivement.  Après  avoir  promis  de  revenir  dans 
un  court  délai ,  ils  reprirent  dans  leur  convoi  de  bateaux  la  route 
de  Kanagava. 

Pendant  que  se  préparait  de  la  sorte  une  solution  des  difficultés 
pendantes  entre  le  Japon  et  la  France,  la  situation  avait  pris  éga- 
lement, du  côté  des  Anglais,  un  nouvel  aspect.  Depuis  l'affaire  de 
Kagosima,  on  ne  savait  rien  des  intentions  du  prince  de  Satzouma 
ni  de  celles  du  taïkoun  en  cas  de  conflit  nouveau.  Or,  à  l'heure  où 
le  gouvernement  anglais  écrivait  à  son  agent  à  Yokohama  de  ne  pas 
donner  suite  à  l'ultimatum  signifié  une  première  fois  avec  si  peu  de 
succès,  de  maintenir  le  statu  quo  et  d'indemniser  les  victimes  de 
l'attentat  Richardson  avec  25,000  livres  prélevées  sur  les  100,000 
payées  par  le  taïkoun ,  à  ce  même  moment  le  bruit  se  répandait  à 
Yokohama  que  des  officiers  du  prince  de  Satzouma,  porteurs  de 
propositions  de  leur  maître,  venaient  d'arriver.  Le  jour  même, 
quelques  heures  après,  ces  officiers  avaient  paru  à  la  porte  de  la 
légation  britannique,  conduits  par  un  délégué  du  gouverneur,  et 
le  colonel  Neal  avait  consenti  à  leur  accorder  pour  le  lendemain 
9  novembre  une  conférence  officielle.  Deux  entrevues  eurent  lieu 
en  effet.  Dans  la  première  réunion,  les  officiers  avaient  expliqué 
les  motifs  de  l'agression  subie  par  la  flotte  anglaise  :  le  prince, 
prenant  la  confiscation  de  ses  navires  pour  les  débuts  d'une  attaque 
en  règle  et  non  pour  une  mesure  provisoire  destinée  à  hâter  ses 
résolutions,  avait  fait  ouvrir  le  feu.  Sa  ville  et  ses  bâtimens  avaient 
été  détruits,  et  il  pouvait,  à  ce  titre,  réclamer  de  son  côté  une  in- 
demnité du  gouvernement  anglais.  Ce  début  peu  encourageant 
n'était  toutefois  que  l'application  du  système  habituel  aux  diplo- 
mates japonais  :  exiger  l'impossible,  pour  paraître  ensuite  faire  des 
concessions.  A  la  seconde  séance,  pressés  par  M.  Neal,  les  envoyés, 
déclarant  reconnaître  la  justesse  des  demandes  de  l'Angleterre, 
avaient  promis  la  recherche  active  des  coupables  du  meurtre  de  Ri- 
chardson et  le  paiement  immédiat  des  25,000  livres.  Près  d'un  mois 
s'était  écoulé  sur  cet  engagement  formel,  sans  que  rien  en  eût  pu 
faire  entrevoir  l'exécution  et  que  les  envoyés  du  prince  eussent 
donné  le  moindre  signe  de  vie,  lorsqu'enfin  le  11  décembre  ces 
dernieï'S  reparurent  à  Yokohama,  apportant  en  dollars  mexicains  le 
montant  total  de  l'indemnité.  Le  paiement  se  fit  sur-le-champ, 

(1)  A  l'heure  qu'il  est,  le  gouvernement  de  Yédo  fait  construire  en  Europe  plusieurs 
corvettes  de  guerre,  dont  une  à  batterie  blindée. 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  les  officiers  de  Satzouma,  les  affaires  une  fois  terminées,  montrè- 
rent, clans  leurs  manières  et  clans  leur  conversation  avec  les  autori- 
tés anglaises,  la  plus  grande  affabilité.  Ils  donnèrent  des  détails  sur 
le  combat  de  Kagosima  :  la  ville  avait  beaucoup  souffert;  les  pertes 
d'hommes,  du  côté  des  Japonais,  avaient  été  bien  supérieures  à 
celles  de  l'amiral.  En  faisant  la  visite  d'une  des  corvettes  mouillées 
sur  rade,  les  envoyés  exprimèrent  le  regret  de  ne  pas  posséder  un 
bâtiment  de  cette  sorte;  mais  le  taïkoun,  disaient-ils,  ne  permet- 
trait pas  au  daïmio  leur  maître  d'acquérir  une  aussi  puissante  ma- 
chine de  guerre.  —  Cette  curieuse  observation,  jointe  à  d'autres 
que  l'on  avait  pu  faire  en  mainte  circoilstance  analogue  auprès  de 
quelques  officiers  des  daïmios,  trahissait  le  vrai  caractère  de  la  po- 
litique des  taïkouns.  Fidèles  au  mot  d'ordre  des  anciens  souverains 
de  Yédo,  ils  poursuivent  avec  persévérance  l'abaissement  de  la 
vieille  noblesse  japonaise,  et  ils  s'efforcent  de  la  maintenir  dans  un 
état  de  division  c|ui  rend  de  plus  en  plus  chimériques  ses  dernières 
aspirations  d'indépendance.  Sans  avoir  appelé  les  étrangers,  le 
gouvernement  japonais  cherche  à  mettre  à  profit  ses  rapports  avec 
eux;  il  apprend  des  Européens  l'art  de  la  guerre,  et  il  accapare  avec 
soin  les  bénéfices  énormes  d'un  commerce  qu'il  administre  à  son 
gré.  L'imminence  d'une  nouvelle  collision  entre  les  Anglais  et  le 
prince  de  Satzouma  lui  avait  sans  doute  inspiré  la  crainte  de  voir 
ce  dernier  leur  ouvrir  ses  ports;  aussi  le  gouvernement  avait-il 
poussé  ou  contraint  le  prince  à  entrer  en  accommodement  avec  les 
autorités  britanniques;  beaucoup  d'Européens  pensaient  même  à 
Yokohama  c|ue,  non  content  d'agir  en  conciliateur,  il  avait  été,  dans 
son  inquiétude,  jusqu'à  faire  au  daimïo  l'avance  du  montant  de 
l'indemnité. 

Au  commencement  de  l'année  I86/1,  l'ambassade  chargée  de  vi- 
siter les  différentes  cours  de  l'Europe  se  trouva  prête  à  partir.  Deux 
fonctionnaires  supérieurs  des  affaires  étrangères  étaient  désignés 
comme  chefs  de  la  mission,  composée  d'une  suite  nombreuse  d'of- 
ficiers et  d'interprètes.  Une  somme  d'environ  cinq  millions  de  francs 
fut  échangée  chez  un  banquier  de  Yokohama  contre  des  traites  sur 
Londi'es,  destinées  à  subvenir  aux  frais  de  voyage  et  de  séjour. 
Gomme  preuve  de  ses  pacifiques  intentions,  et  sans  doute  pour  ou- 
vrir des  voies  plus  faciles  à  la  mission  qui  s'inaugurait,  le  gouver- 
nement japonais  fit  coïncider  le  départ  des  ambassadeurs  avec  une 
mesure  favorable  à  notre  commerce  :  les  droits  considérables  d'en- 
trée qui  pesaient  sur  nos  principaux  articles  d'exportation  furent 
abaissés  jusqu'à  5  et  6  pour  100.  Ce  dégrèvement  promis  en  1862 
par  la  première  ambassade  était  en  vain  réclamé  depuis  lors  par 
notre  ministre. 


UNE    STATION    NAVALE    AU   JAPON.  151 

Le  5  février  186Zi,  les  ambassadeurs  s'embarquèrent  sur  la  cor- 
vette de  notre  division  navale  le  Monge,  en  partance  pour  Shang- 
haï ;  là,  leur  passage  avait  été  retenu  sur  le  paquebot  des  Message- 
ries impériales.  Le  pavillon  japonais,  arboré  au  grand  mât  du 
bâtiment,  fut  salué  de  dix-sept  coups  de  canon,  que  le  fort  de  Ka- 
nagava  rendit  immédiatement  en  hissant  nos  couleurs,  puis  la  cor- 
vette prit  la  route  du  large.  Au  même  moment,  le  taïkoun  quittait 
de  nouveau  sa  capitale  pour  aller  discuter  à  Kioto,  devant  l'assem- 
blée des  daïmios  de  l'empire,  la  grave  question  des  étrangers.  On 
pouvait  dès  lors  espérer  que  la  situation  des  Européens  au  Japon, 
jusqu'à  ce  jour  si  précaire  et  si  grosse  d'orages,  prendrait  bientôt 
des  assises  plus  fermes.  En  attendant  les  résultats  de  la  nouvelle 
ambassade,  qui  paraissait  bien  devoir  mettre  un  an  à  remplir  sa 
mission,  une  sorte  de  convention  tacite  semblait  garantir  le  maintien 
pur  et  simple  de  l'état  de  choses.  Le  commerce  d'ailleurs  ne  souf- 
frait pas,  et  l'envoyé  plénipotentiaire  du  roi  de  Prusse  venait  enfin, 
après  de  longs  pourparlers,  d'obtenir  la  ratification  d'un  traité  sem- 
blable à  ceux  de  1858.  En  présence  de  cette  situation  pacifique,  le 
commandant  en  chef  de  notre  division  navale  n'hésita  plus  à  quitter 
momentanément  le  Japon  pour  se  rendre  en  Chine,  où  diverses  cir- 
constances rendaient  sa  présence  utile ,  et  nous  appareillâmes,  le 
11  mars  au  matin,  de  Yokohama,  pour  une  traversée  sur  les  côtes 
du  Tchekiang  et  dans  le  Petcheli. 

Le  récit  de  ces  faits  militaires  et  diplomatiques  a,  selon  nous,  une 
grande  signification,  et  on  peut  en  déduire,  sans  trop  de  témérité, 
la  ligne  de  conduite  que  l'état  actuel  du  Japon  trace  aux  puissances. 
Cet  empire  traverse  en  ce  moment  une  crise  des  plus  graves.  Le 
jour  où  le  gouvernement  de  Yédo  a  ouvert  par  des  traités  l'accès 
de  son  territoire  aux  Européens,  deux  élémens  antipathiques  l'un 
à  l'autre  se  sont  heurtés  brusquement  :  d'un  côté,  un  empire  im- 
mobile, gouverné  par  un  mécanisme  féodal  et  ancien  ;  de  l'autre, 
l'avant-garde  de  cette  émigration  européenne,  animée  d'une  sorte 
de  fièvre  mercantile  et  répandue  désormais  sur  toutes  les  mers. 
L'organisation  de  la  société  japonaise  est  restée,  depuis  son  origine, 
tout  aristocratique  et  militaire.  Les  princes,  les  nobles,  les  prêtres, 
les  fonctionnaires,  et  au-dessous  d'eux  le  peuple,  divisé  en  pê- 
cheurs, agriculteurs,  marchands  et  mendians,  forment  autant  de 
classes  distinctes  dans  lesquelles  chacun  naît  et  vit  sans  aucun 
moyen  d'en  sortir,  à  de  bien  rares  exceptions  près.  Les  classes  su- 
périeures, seules  admises  à  porter  les  armes  et  instruites  à  s'en 
servir,  se  chargent  du  soin  d'assurer  l'honneur  et  la  sécurité  du 
pays.  Or  l'arrivée  des  étrangers  menace  de  modifier  insensiblement 
cet  état  social.  Les  castes  supérieures  ne  voient  qu'avec  peine  la 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

classe  infime  des  marchands  amasser  maintenant  des  richesses  et 
éluder  ainsi  les  lois  somptuaires  qui  règlent  à  chacun,  suivant  son 
rang,  jusqu'aux  moindres  détails  de  la  vie.  L'égalité  sociale  qui 
règne  entre  les  Européens,  qui  rapproche  les  gouvernans  des  ad- 
ministrés, assure  la  considération  et  l'influence  à  la  fortune  honnê- 
tement acquise,  doit  choquer  plus  que  toute  autre  chose  cette  so- 
ciété essentiellement  aristocratique  ;  la  caste  des  privilégiés  a  peur 
de  voir  lui  échapper  ces  classes  inférieures  qu'elle  a  de  tout  temps 
maintenues  dans  une  étroite  soumission,  elle  craint  qu'une  révo- 
lution sociale  ne  vienne  un  jour  la  dépouiller  de  son  autorité  et  de 
ses  avantages.  Elle  a  donc  résolu  de  repousser  de  toutes  ses  forces 
ou  du  moins  d'isoler  l'élément  dangereux  que  le  taïkoun  a  laissé 
s'introduire  dans  le  pays.  Pendant  que  le  gouvernement  de  Yédo, 
avec  lequel  les  étrangers  avaient  traité,  se  renfermait  dans  une 
politique  de  temporisation  et  d'atermoiement,  le  parti  féodal,  hos- 
tile aux  Européens,  ne  restait  pas  inactif.  Les  émissaires  des  daï- 
mios  prêchaient  dans  tout  le  pays  la  haine  contre  l'étranger,  invo- 
quaient les  lois  de  Gongensama  (nom  sous  lequel  Hiéas  est  adoré), 
qui  leur  ferment  l'accès  de  l'empire,  et  dépeignaient  en  traits  élo- 
quens  les  malheurs  près  de  fondre  sur  le  Japon  :  l'écroulement  de 
la  vieille  société,  la  guerre  civile,  et  finalement  la  conquête! 

Que  ces  discours  fussent  plus  ou  moins  sincères,  peu  importe.  Ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'ils  servaient  la  cause  des  princes,  qui 
croyaient  le  moment  venu  d'ébranler  et  de  compromettre  vis-à-vis 
du  pays  et  des  étrangers  ce  pouvoir  du  taïkoun,  devant  lequel,  de- 
puis deux  cents  ans,  ils  étaient  réduits  à  s'incliner.  De  là  sont  ve- 
nues les  difficultés  qui  ont  entravé  jusqu'ici  les  rapports  des  Eu- 
ropéens et  des  Japonais.  Les  premiers  étrangers  avaient  d'abord 
été  accueilhs  avec  assez  de  cordialité,  puis  peu  à  peu  une  certaine 
froideur,  une  réserve  de  plus  en  plus  accusée  se  manifesta  chez  les 
Japonais  appartenant  aux  classes  supérieures.  Elle  se  traduisit  d'a- 
bord par  un  refus  d'engager  aucunes  relations  intimes,  et  l'on  vit 
alors  s'inaugurer,  dans  les  rapports  des  chancelleries,  le  système 
de  réticences,  de  petites  vexations,  dont  le  gouvernement  de  Yédo 
ne  s'est  pas  départi  jusqu'à  ce  jour.  Les  classes  inférieures  seules, 
là  où  elles  se  trouvaient  dans  un  contact  immédiat  avec  les  étran- 
gers, parurent  satisfaites  d'un  état  de  choses  qui  leur  apportait  le 
bien-être  et  la  richesse. 

On  a  souvent  accusé  la  rapacité,  la  conduite  liautaine  et  peu  con- 
ciliante des  premiers  négocians  étrangers  établis  au  Japon.  Cette 
accusation  est  mal  fondée,  et  quiconque  a  vu  les  choses  de  près  ne 
saurait  se  ranger  à  cette  opinion.  Les  premiers  arrivans,  qui  se  sont 
présentés  avec  confiance  et  sans  protection  armée  dans  les  ports 


UNE    STATION   NAVALE    AU   JAPON. 


153 


ouverts  par  les  traités,  étaient  les  agens  des  grandes  maisons  com- 
merciales, des  comptoirs  de  la  Chine  et  des  Indes.  Si  la  nature  de 
leurs  opérations  put  parfois  paraître  singulière,  cela  s'explique  par 
les  entraves  sans  nombre  que  l'autorité  indigène  introduisit  dès  l'o- 
rigine dans  les  transactions.  En  cherchant  à  réduire  à  des  propor- 
tions ridicules  le  véritable  commerce,  celui  qui  devait  porter  sur 
les  productions  principales  du  pays,  la  soie,  le  thé,  le  coton  (1),  elle 
amena  par  exemple  les  négocians  japonais  à  vendre  la  monnaie  d'or 
aux  étrangers.  Cette  transaction,  qu'autorisent  d'ailleurs  les  lois  du 
commerce  international,  prit  un  grand  développement  jusqu'au 
jour  où  le  gouvernement  japonais  la  prohiba  sous  les  peines  les 
plus  sévères.  C'était  là  une  première  infraction  aux  traités  conclus. 
Pourquoi,  en  les  signant,  le  taïkoun  n'avait-il  pas  formulé  sa  ré- 
serve relativement  à  une  opération  qui  menaçait  de  troubler  l'état 
financier  du  pays  (2)  ? 

fl)  Quelques  chiffres  groupés  en  tableau  donneront  une  idée  exacte  du  commerce 
d'exportation  du  Japon  depuis  l'ouverture  de  ce  pays.  La  saison  représente  dans  ce 
tableau  le  temps  écoulé  du  !'='■  juillet  d'une  année  au  30  juin  de  l'année  suivante,  et 
correspond  aux  produits  d'une  môme  récolte  : 


SAISONS. 

QUANTITÉS    EXPORTÉES    DU    PORT   DE    YOKOHAMA    EN 

THÉ. 

COTON. 

SOIE. 

1861-62       

livres  anglaises. 
5,847,133 
5,796,388 
5,318,123 

balles. 

9,645 
72,893 

balles. 
11,915 
25,891 

1862-63 

1863-64 

15,931 

Le  thé  est  un  article  d'importance  secondaire;  de  qualité  très  inférieure  à  celle  du 
thé  chinois,  il  ne  se  consomme  qu'en  Amérique.  Le  coton  a  dû  sa  faveur  à  la  réduction 
des  autres  affaires  et  aux  conséquences  de  la  guerre  d'Amérique.  Quant  à  la  soie,  chaque 
balle  revenant,  achetée  sur  les  lieux,  à  près  de  3,000  francs,  on  arrive,  pour  la  saison 
1862-63,  au  chiffre  de  7.5  millions  pour  ce  seul  article.  Une  grande  partie  de  la  soie  expor- 
tée est  destinée  à  notre  industrie  lyonnaise,  qui  la  reçoit  directement  par  les  paquebots 
de  Marseille  ou  par  l'intermédiaire  des  marchés  anglais.  La  balle  de  soie,  qui  se  payait 
au  début  de  250  à  280  piastres,  coûte  aujourd'hui  de  650  à  C80  piastres.  Il  faut  attri- 
buer ce  fait,  non  pas  aux  droits  imposés  par  le  gouvernement  local,  mais  à  l'excessive 
demande  du  commerce  étranger,  qui  devait  bien  vite  équilibrer  les  tarifs  des  marchés 
japonais  avec  ceux  des  marchés  d'Europe.  L'énorme  bénéfice  réalisé  par  les  indigènes 
est  en  grande  partie  absorbé  par  le  gouvernement  japonais,  qui  a  prohibé  la  circulation 
de  la  monnaie  étrangère  dans  l'intérieur  du  pays,  et  qui  achète  à  ses  marchands  leurs 
piastres  pour  les  deux  tiers  environ  de  la  valeur  intrinsèque,  suivant  un  taux  qu'il 
fixe  chaque  jour  arbitrairement. 

(2)  L'or  existe  en  assez  grande  quantité  au  Japon,  et  la  valeur  de  ce  métal,  comparée 
à  celle  de  l'argent,  est  notablement  inférieure  à  ce  qu'elle  est  chez  les  autres  peuples. 
La  monnaie  d'or  y  est  peu  employée  dans  les  transactions  ordinaires;  c'est  une  espèce 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Malheureusement,  dès  les  premiers  temps,  la  cour  de  Yédo  s'était 
trouvée  dans  une  situation  des  plus  difficiles  vis-à-vis  de  ses  hôtes 
nouveaux.  Après  s'être  fait  passer  auprès  d'eux  pour  le  principal 
pouvoir  du  Japon,  le  taïkoun  n'avait  pas  tardé  à  donner  des  preuves, 
sinon  de  sa  faiblesse,  au  moins  de  son  isolement  au  milieu  d'une 
faction  dont  il  ne  réussit  point  toujours  à  réprimer  les  menées.  Les 
ministres  des  puissances  comprirent  alors  qu'ils  n'avaient  pas  traité 
avec  tous  les  représentans  de  la  nation  japonaise,  et  qu'ils  n'étaient 
pas  installés  dans  les  ports  avec  l'assentiment  des  véritables  maîtres 
du  pays.  Le  taïkoun,  en  signant  les  conventions  avec  les  Européens, 
avait  peut-être  outrepassé  ses  prérogatives,  et  l'on  avait  sans  doute 
exigé  de  lui  tout  d'abord  de  trop  larges  concessions;  plus  res- 
treintes et  plus  prudentes,  les  clauses  des  traités  eussent  été  peut- 
être  d'une  exécution  plus  facile.  La  politique  des  ministres  étrangers 
en  présence  de  l'hostilité  croissante  des  hautes  classes  japonaises 
fut  dès  lors  de  céder  en  protestant  et  d'attendre,  non  sans  réserver 
les  droits  de  leurs  gouvernemens  respectifs ,  des  circonstances  plus 
favorables  à  la  stricte  observation  des  engagemens  internationaux. 

Une  profonde  obscurité  n'a  cessé  du  reste  d'envelopper  les  évé- 
nemens  intérieurs  du  Japon  et  les  variations  de  son  état  politique. 
Le  gouvernement  de  Yédo,  préoccupé  sans  doute  de  cacher  aux 
puissances  étrangères  ses  moyens  d'action  et  aussi  ses  faiblesses,  a 
de  tout  temps  prohibé  les  moindres  révélations  à  cet  égard.  Toute 
infraction  à  cette  règle  est  punie  de  mort,  et  telle  est  la  discrétion 
absolue  des  gouvernans  aussi  bien  que  des  gouvernés,  que  l'é- 
tranger admis  au  Japon,  vivant  chaque  jour  au  milieu  de  la  popu- 
lation indigène,  continue  d'ignorer  ce  qui  se  passe  autour  de  lui  ou 
à  quelques  lieues  plus  loin.  De  rares  communications  officielles 
d'une  exactitude  très  douteuse,  l'aspect  vague  et  extérieur  des 
événemens  ou  quelques  rumeurs  populaires,  tels  sont  les  seuls  élé- 
mens  qu'il  peut  recueillir.  L'espionnage  contribue  pour  beaucoup 
à  cette  discrétion  et  à  cette  muette  obéissance  du  peuple  japonais. 
Cette  force  qui ,  dans  nos  sociétés ,  se  dissimule  et  se  voile  honteu- 
sement, là  où  elle  passe  pour  être  indispensable  au  maintien  de 
l'ordre,  s'emploie  dans  ce  pays  au  grand  jour.  L'espionnage  y  forme 
une  profession  publique  avec  sa  hiérarchie  et  ses  grades,  qui  sont 
la  récompense  du  mérite  et  des  services  rendus.  Chaque  fonction- 
naire se  voit  surveillé  par  son  collègue ,  tandis  que  lui-même  en 
surveille  un  autre.  C'est  ainsi  que  les  taïkouns,  dans  leurs  jours  de 
puissance,  ont  institué  la  charge  d'un  grand-juge  qui  habite  à  Kioto 

de  monnaie  de  luxe  qui  reste  empilée  "dans  les  caisses  du  trésor  ou  dans  les  châteaux 
des  daïmios. 


UNE    STATION    NAVALE    AU   JAPON.  155 

un  palais  situé  en  face  de  celui  du  mikado,  avec  la  mission  appa- 
rente de  veiller  à  la  sûreté  de  ce  souverain,  mais  pour  épier  en 
réalité  ses  moindres  actions.  Les  princes,  eux  aussi,  ont  des  espions 
attachés  par  le  taïkoun  à  leur  personne,  et  qui  rendent  un  compte 
détaillé  de  leur  coaduite  à  Yédo  ;  les  daïmios  en  revanche  entre- 
tiennent des  agens  à  la  cour  du  taïkoun.  On  peut  donc  dire  qu'une 
moitié  du  Japon  espionne  l'autre ,  et  le  caractère  draconien  des  lois 
pénales  garantit  au  gouvernement  central  l'obéissance  empressée 
des  fonctionnaires  et  l'absolue  soumission  des  classes  inférieures. 

Bien  que  les  hauts  feudataires  poussent  aujourd'hui  le  mikado  à 
revendiquer  son  pouvoir  légitime,  les  nations  occidentales  n'ont 
qu'une  puissance  à  reconnaître  et  à  soutenir  au  Japon  :  c'est  celle 
du  taïkoun,  la  plus  compatible,  par  sa  forme  et  son  caractère,  avec 
nos  mœurs  et  nos  idées,  la  seule  qui  puisse,  avec  notre  assistance, 
sauver  le  pays  d'une  anarchie  qui  serait  la  ruine  de  nos  comptoirs. 
Les  étrangers  doivent  déployer  toute  leur  énergie  et  toute  leur  pa- 
tience pour  fixer  les  vues  mobiles  et  ondoyantes  du  gouvernement 
de  Yédo.  Il  importe  avant  tout  de  ne  jamais  faire  de  menaces  qui 
ne  soient  pas  suivies  de  l'action,  et  de  ne  pas  craindre  de  frapper 
au  besoin  un  coup  décisif  (1).  Une  guerre  générale  du  gouverne- 
ment japonais  avec  les  étrangers  n'est  pas  à  redouter  :  il  connaît 
trop,  pour  s'y  engager,  la  supériorité  militaire  des  nations  occi- 
dentales. Ce  qui  est  à  craindre,  c'est  que  ce  riche  pays,  divisé  par 
des  ambitions  toujours  en  éveil,  ne  devienne  facilement  la  proie 
exclusive  d'une  nation  résolue  à  faire  quelques  sacrifices  pour  le 
conquérir.  11  faut  que  la  France  s'attache  à  prévenir  cette  prise  de 
possession,  qui  serait  funeste  à  l'Europe  entière;  il  faut  qu'elle  ne 
néglige  aucune  occasion  de  prendre  part  aux  démêlés  internationaux 
soulevés  à  Yokohama.  Aussi  notre  représentant  au  Japon  garde-t-il 
toujours  une  grande  liberté  d'allures;  un  commandant  de  division  ou 
de  subdivision  navale  se  tient  sans  cesse  dans  la  baie ,  prêt  à  ap- 
puyer les  menaces  de  notre  ministre  et  à  s'associer  à  toute  entreprise 
sérieuse  et  légitime  d'une  autre  nation  sur  un  des  points  du  pays.  On 
sait  aujourd'hui  que  le  Japon  est  très  vulnérable  militairement;  les- 
châteaux  forts  des  daïmios  et  les  grandes  villes  sont  généralement 

(1)  Au  mois  d'août  1864,  au  moment  môme  où  les  ambassadeurs  japonais,  de  retour 
à  Yédo,  rapportaient  au  taïkoun  un  traité  conclu  en  juin  avec  la  France,  et  qui  étendait, 
en  les  sanctionnant  de  nouveau,  les  premières  stipulations,  les  escadres  européennes 
se  voyaient  obligées  de  faire  une  nouvelle  expédition  contre  Simonoseki.  Au  mépris  de 
toutes  les  conventions,  le  prince  de  Nagato  s'obstinait  à  fermer  aux  bâtimens  étrangers 
l'accès  du  détroit,  dont  ses  possessions  dominent  une  des  passes.  Dans  les  premiers 
jours  de  septembre,  les  forces  navales  des  puissances  atta([uaient  ce  puissant  daïmio,  à 
qui  une  première  leçon  n'avait  pas  suftî,  et  le  8  du  même  mois  ses  côtes  étaient  com- 
plètement désarmées;  lui-même  était  contraint  cette  fois  d'avouer  sa  défaite. 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

situés  sur  les  bords  de  la  mer,  à  la  merci  des  navires  armés  de  ca- 
nons à  longue  portée.  Les  routes  étant  à  peine  praticables,  les  ap- 
provisionnemens  des  grands  centres  de  population,  tirés  des  pro- 
vinces qui  produisent  le  riz,  sont  entretenus  au  moyen  de  milliers 
de  barques  qui  font  le  cabotage  sur  les  côtes  ;  il  en  résulte  que  le 
simple  blocus  des  ports  japonais  triomphe  de  toute  résistance. 

Les  événemens  des  années  1863  et  I86/1  n'ont  pas  fait  seulement 
ressortir  cette  faiblesse  du  grand  «  empire  du  soleil  naissant;  »  ils 
ont  eu  pour  l'Europe  d'autres  avantages.  Depuis  notre  dernière  ex- 
pédition militaire  contre  Simonoseki  (septembre  I86/1),  le  détroit 
reste  ouvert  au  commerce  européen,  et  les  affaires  à  Yokohama  ont 
pris  une  nouvelle  extension.  Pendant  les  derniers  troubles,  la  soie, 
qui  est  au  Japon  l'objet  de  transaction  le  plus  important  pour  les 
étrangers,  n'arrivait  de  Yédo,  où  elle  passe  avant  d'être  portée  sur 
le  marché  de  Yokohama,  que  par  quantités  restreintes.  Lorsqu'un 
ministre  ou  un  consul  se  faisait  vivement  l'interprète  des  réclama- 
tions de  la  colonie  étrangère,  un  nouvel  arrivage  apparaissait  aux 
entrepôts  de  la  douane  indigène ,  puis  le  chiffre  des  affaires  re- 
prenait après  ce  temps  d'arrêt  sa  marche  décroissante.  Au  mois 
d'octobre  186^,  grâce  aux  énergiques  démonstrations  des  repré- 
sentans  européens,  la  soie  affluait  avec  abondance  à  Yokohama.  Les 
Japonais,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  sont  doués  d'une  intel- 
ligence très  vive  et  possèdent  avant  tout  le  sens  des  affaires.  La 
classe  des  marchands  est  donc  complice  de  nos  efforts,  et  quelles 
que  soient  l'hostilité  des  daïmios  et  l'indécision  du  taïkoun,  si  l'in- 
térêt commercial  des  indigènes  nous  vient  en  aide  au  Japon,  il  est 
douteux  que  l'élément  étranger  puisse  jamais  en  être  banni;  tout 
porte  au  contraire  à  espérer  qu'il  réussira  tôt  ou  tard  à  provoquer 
une  révolution  heureuse  et  décisive  dans  la  vie  intime  et  civile  des 
différentes  classes  de  l'empire. 

Alfred  Roussin. 

Yokohama,  novembre  iSCi. 


LE    PRIEURÉ 


DERNIÈRE     PARTIE     (1). 


XIX. 


Connaissez -vous  le  pas  d'une  dévote  qui  se  rend  aux  offices? 
C'est  le  pas  redoublé.  Au  départ,  il  est  sec  et  serré,  mais  il  suit 
une  mesure  croissante ,  marquée  par  la  sonnerie  des  cloches.  Les 
dévotes  à  cette  heure  aiment  la  ligne  droite  et  ne  perdent  point  de 
temps.  Vous  ne  les  verrez  pas  traverser  la  rue  pour  chercher  l'om- 
bre, s'il  fait  du  soleil,  ni,  s'il  pleut,  prendre  le  milieu  du  pavé  pour 
éviter  les  gouttières;  elles  ne  se  garent  que  du  vent  qui  s'engouffre 
dans  leurs  jupes  et  les  retient  par  les  ailes.  —  Justement  il  faisait 
ce  jour-là  tout  à  la  fois  un  soleil  de  la  canicule  et  un  vent  d'équi- 
noxe,  et  la  Providence  sans  doute  n'avait  déchaîné  l'un  que  pour 
tempérer  l'autre;  mais  ceux-là  seulement  profitaient  de  sa  bonté 
qui  marchaient  avec  une  sage  lenteur.  Or  il  fallait  voir  sur  la  mon- 
tée de  Fourières  trottiner  M'"^  Fleuriel  flanquée  de  sa  fille  Colombe. 

Elles  ne  se  parlaient  point,  d'abord  parce  que  la  première  était 
hors  d'haleine,  la  seconde  tout  entière  à  ses  pensées,  ensuite  parce 
que  les  dévotes  ne  conversent  pas  volontiers  sur  le  chemin  de  l'é- 
glise; la  loquacité,  mère  de  la  médisance,  leur  revient  après  la 
messe.  M'"^  Fleuriel  avait  tenu  parole  à  Colombe  en  la  forçant  le 
matin  même  à  dépouiller  l'habit  du  couvent;  la  pensionnaire  sor- 
tait tout  éblouissante  de  cette  chrysalide  noire,  elle  portait  une 
robe  blanche.  Ce  vaporeux  ajustement  ne  pouvait  lui  donner  la 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  1"  et  du  15  janvier,  du  \"  et  du  15  février  1865. 


158  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sveltesse  et  la  légèreté  de  sa  sœur;  ses  grâces  étaient  d'un  autre 
genre.  En  passant  au  pied  du  grand  presbytère,  Colombe  se  garda 
bien  de  lever  les  yeux;  elle  vit  pourtant  que  la  terrasse  était  dé- 
serte, que  la  grande  porte  de  la  maison  était  close.  Eh  quoi!  Phi- 
lippe aurait-il  bien  osé  se  renfermer  pour  se  défendre  d'elle  et  de 
lui-même?  Le  cœur  de  M"''  Colombe  ne  laissa  pas  de  battre  un  peu 
à  l'idée  qu'elle  ne  verrait  point  Philippe  à  la  messe,  qu'elle  ne  se- 
rait pas  obéie!...  Emotion  d'un  instant,  crainte  passagère!  Elle  eut 
alors  ce  petit  mouvement  d'épaules  qui  lui  était  familier.  Sa  mère 
lui  demanda  ce  qui  la  faisait  sourire.  La  vérité,  c'est  qu'elle  pensait 
que  Philippe  n'était  point  le  maître  de  ne  lui  pas  obéir,  que  sans 
doute  il  était  déjà  dans  l'église,  et  l'y  attendait. 

Hyacinthe  et  M.  Fleuriel,  de  leur  côté,  s'acheminaient  vers  le 
temple.  Hyacinthe  avait  mis  une  robe  de  couleur  foncée.  Son  père, 
lui  montrant  de  loin  la  grande  parure  de  Colombe,  lui  disait  : 

—  Est-ce  là  le  spectacle  que  vous  m'avez  promis?  Ne  l'aurais-je 
pas  bien  vu  en  restant  à  la  maison? 

Hyacinthe  secouait  la  tête.  —  Non,  murmurait-elle,  ce  n'est  pas 
cela.  —  Le  spectacle  qu'elle  avait  promis  à  son  père,  ah!  dans 
la  droiture  de  son  cœur,  dans  la  naïveté  de  sa  conscience  épouvan- 
tée, elle  espérait  encore  ne  pas  le  voir.  Elle  se  prenait  par  raomens 
à  douter  de  la  puissance  de  sa  sœur  et  de  la  lâche  folie  de  Phi- 
lippe; mais  toute  cette  blanche  mousseline  de  Colombe,  flottant 
sur  la  montagne  de  Fourières,  lui  apparaissait  comme  l'étendard 
du  triomphe;  ces  plis  sombres  dont  elle  avait  voulu  s'envelopper 
elle-même  ce  jour-là,  c'était  la  livrée  amère  de  la  défaite,  de  l'a- 
bandon, le  deuil  pris  à  l'avance  de  tout  ce  qu'on  peut  croire,  aimer, 
révérer  au  monde.  La  veille,  elle  s'était  juré  de  ne  point  aller  à  la 
grand'messe  du  bourg  le  lendemain.  Le  matin  venu,  un  aimant  fatal 
l'entraînait  vers  l'église;  elle  pressait  son  père,  il  n'avançait  point. 

—  Hyacinthe,  disait-il,  qui  vous  rend  si  impatiente?  La  grand'- 
messe est  longue;  nous  entendrons  bien  l'épître.  —  M.  Fleuriel  le 
voltairien  ne  faisait  que  céder  aux  instances  de  sa  fdle  en  l'accom- 
pagnant à  la  messe,  où  il  n'avait  point  paru  depuis  dix  ans;  il  avait 
trouvé  un  compromis  :  c'était  de  n'arriver  que  pour  l'épître,  et  il 
souriait  de  sa  malice...  — Venez,  disait  Hyacinthe,  vous  ne  vous 
repentirez  point  d'être  venu. 

0  rêves,  visions,  espoirs,  illusions,  généreuse  confiance,  crédu- 
lités saintes,  heureuses  et  vivantes  chimères,  trame  mobile  et  dé- 
licate dont  est  composé  ce  tissu  brillant  qu'on  nomme  la  jeunesse, 
un  coup  du  destin,  un  éclair  qui  luit  sur  la  vérité  des  choses  vous 
déchire,  vous  disperse,  vous  dévore!  Vous  étiez  le  nuage  magique, 
la  vapeur  d'or  dont  ces  jeunes  âmes  étaient  revêtues;  l'éclair  a 


*  LE    PRIEURÉ.  159 

passé,  les  âmes  sont  nues  devant  l'orage,  et  de  tout  cet  enchante- 
ment il  ne  reste  rien...  Eh  bien  !  qu'il  n'en  reste  pas  même  l'ombre 
la  plus  vaine,  pas  même  la  trace  d'un  regret!  que  tout  soit  effacé, 
mort,  anéanti!  Hyacinthe,  à  mesure  qu'elle  approchait  de  l'église, 
formait  ardemment  le  vœu  d'y  apercevoir  Philippe  en  entrant, 
Philippe  agenouillé  sur  les  dalles  et  cherchant  d'un  regard  humble 
et  tremblant,  dans  le  dur  regard  de  Colombe,  la  récompense  de 
ce  qu'il  appelait  son  sacrifice.  ^oiLà  le  spectacle  qu'elle  ménageait 
à  son  père.  Toute  sa  crainte  maintenant  était  de  le  manquer,  ce 
spectacle  qui  allait  la  changer,  la  guérir,  ne  lui  laisser  plus  dans 
le  fond  du  cœur  que  les  joies  du  mépris...  Colombe  et  sa  mère 
avaient  pris  bien  de  l'avance;  de  loin,  elle  les  voyait  déjcà  sur  la  place 
de  l'église,  elles  montèrent  les  deux  degrés  qui  menaient  au  portail, 
elles  franchirent  le  seuil.  —  Venez,  venez,  disait  encore  Hyacinthe 
à  son  père...  Elle  se  représentait  la  fière  entrée  que  Colombe 
venait  de  faire,  et  vraiment  elle  ne  se  trompait  pas.  M"^  Colombe, 
en  entrant,  portait  la  tête  haute,  bien  sûre  que  quelqu'un  l'atten- 
dait... On  l'attendait  en  effet,  mais  ce  n'était  point  celui  qu'elle 
croyait  voir;  ce  n'était  pas  Philippe,  c'était  Jacqueline. 

Elle  se  tenait  à  genoux  sous  le  porche.  Son  bâton  reposait  à  ses 
côtés,  son  aspect  n'était  pas  moins  sombre  qu'autrefois;  son  atti- 
tude était  si  rigide,  qu'on  aurait  dit  une  mendiante  de  pierre 
sculptée  sur  les  dalles.  Avant  d'entrer  à  l'église,  tout  le  monde  l'a- 
vait vue  se  rendre  chez  le  curé  ;  il  lui  avait  donné  un  livre  d'heures, 
elle  y  lisait  avec  ferveur  l'office  du  jour  :  cette  âme  indocile  avait 
encore  besoin  d'un  guide  pour  se  forcer  à  la  prière.  De  longs  fré- 
missemens  couraient,  puis  s'apaisaient,  puis  s'élevaient  de  nouveau 
dans  l'assistance  agitée  par  cette  vision  étrange  de  Jacqueline  dans 
le  sanctuaire;  mais  la  place  était  demeurée  libre  autour  de  la  fa- 
rouche repentie.  Seulement,  placée  comme  elle^était,  il  fallait  pas- 
ser tout  près  d'elle  pour  pénétrer  dans  l'intérieur  de  l'église...  Co- 
lombe recula. 

Eh  quoi!  c'était  là  la  moribonde,  la  morte  de  la  veille,  à  genoux 
sous  le  porche,  sans  souci  du  vent,  de  la  chaleur,  de  l'aspérité  de 
la  pierre?  Si  hardie  qu'elle  fût.  Colombe  avait  pâli  et  tremblait. 
Quelle  comédie  avait  donc  jouée  cette  misérable  vieille  pour  arra- 
cher un  peu  d'or  à  Philippe  et  surprendre  leur  secret?  Jacqueline, 
ne  s' étant  point  détournée,  n'avait  pu-  la  reconnaître  ni  la  voir 
même.  Tout  au  plus  le  frôlement  d'une  robe  de  mousseline  derrière 
elle  lui  avait-elle  signalé  la  présence  de  l'une  des  demoiselles  du 
Prieuré;  mais  laquelle?  Colombe  s'imagina  pourtant  l'entendre  qui 
riait  sourdement,  et  elle  se  souvint  de  ce  ricanement  diabolique 
qui  l'avait  poursuivie  la  veille  sur  le  sentier  du  coteau.  Elle  s'arma 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'un  grand  effort  de  courage.  M'"®  Fleuriel  d'ailleurs,  surprise  un 
moment,  émue  d'un  peu  de  frayeur  superstitieuse,  comme  tout  le 
monde,  à  la  vue  de  la  vagabonde  agenouillée,  s'était  remise  et 
marchait  devant  ;  il  fallait  la  suivre ,  effleurer  Jacqueline  en  pas- 
sant... Colombe  était  si  troublée  qu'elle  heurta  le  bâton  du  pied. 
Jacqueline  ne  fit  pas  un  mouvement,  on  n'aurait  pu  voir  même 
remuer  ses  lèvres,  et  pourtant  il  en  sortit  une  terrible  parole  :  u  II 
est  là  !  » 

M.  Fleuriel  et  Hyacinthe  s'engageaient  au  même  instant  sous  le 
porche.  Hyacinthe  entendit  le  mot  de  Jacqueline  ;  elle  retint  son 
père  par  le  bras.  Elle  lui  fit  signe  qu'elle  voulait  demeurer  là,  dans 
le  bas  de  l'église;  elle  n'aurait  pu  aller  plus  loin.  Colombe  et  sa 
mère  se  rendirent  seules  au  banc  de  la  famille  Fleuriel,  disposé 
sous  la  chaire,  et  d'où  l'on  découvrait  tout  le  chœur,  où  se  pla- 
çaient les  hommes.  L'abbé  Joye  à  ce  moment  montait  à  l'autel,  et 
les  chantres  entonnaient  le  Kyrie. 

L'église  de  Fourières,  qui  n'était,  pour  parler  vrai,  qu'un  tron- 
çon d'église,  datait  du  xiii''  siècle  environ,  ainsi  que  le  montraient 
les  piliers  fuselés  de  la  nef  et  la  grande  rosace  à  nervures  simples 
qui  éclairait  l'un  des  bas-côtés.  L'autre  bas-côté  n'existait  point, 
ce  n'était  qu'un  couloir  sombre;  le  mur  extérieur  n'avait  pas 
même  été  percé  de  fenêtres,  et,  sans  prendre  la  peine  de  fouiller 
les  archives  de  la  paroisse,  on  devinait  tout  de  suite  que  la  munifi- 
cence d'un  riche  seigneur  avait  dû  commencer  la  construction  de 
l'édifice,  et  que  l'avarice  de  ses  héritiers  s'était  bien  gardée  de 
l'achever.  11  n'est  point  rare  que  la  maison  de  Dieu  soit  étroite; 
mais  à  Fourières  elle  le  paraissait  bien  davantage,  si  on  la  compa- 
rait à  la  maison  de  l'ancien  curé,  qui  maintenant  était  le  bien  de 
son  neveu.  Jamais  il  n'avait  manqué  de  gens  malins  dans  le  canton 
pour  dire  tout  bas  que  feu  M.  le  doyen  Verdelot  aurait  aussi  bien 
employé  ses  beaux  deniers  comptans  à  embellir  son  église  qu'à  pa- 
rer son  propre  logis,  et  le  doyen  se  le  disait  quelquefois  à  lui- 
même.  Ce  bas-côté,  qui  n'était  rien,  qui  ne  prenait  ni  ne  voyait  le 
jour,  lui  avait  de  tout  temps  semblé  une  tache  à  sa  gloire,  et  avait 
fait  le  tourment  de  sa  vie.  Dès  son  début  dans  la  paroisse,  il  avait 
commandé  qu'on  retirât  de  ce  couloir  les  bancs  et  les  chaises,  et 
défendu  sous  les  peines  les  plus  effrayantes  que  jamais  on  s'y  pla- 
çât pour  entendre  messe  ou  sermon;  il  se  défiait  de  ces  ténèbres  : 
c'était  le  repaire  des  dormeurs. 

C'est  là  que  Philippe  se  cachait.  Il  avait-été  nourri  dans  le  temple 
et  le  connaissait;  sa  mémoire  lui  servait  du  moins  à  s'épargner  en- 
core un  moment  d'humiliation  et  de  honte.  Il  était  là,  retranché 
dans  l'ombre;  ses  regards  plongeaient  dans  la  nef;  il  voyait,  il  pou- 


LE    PRIEURÉ.  161 

vait  n'être  point  vu  tout  le  temps  qu'il  demeurerait  immobile;  mais  il 
savait  que  chacun  de  ses  pas  allait  retentir  dans  cet  espace  vide, 
sous  cette  voûte  sonore,  comme  un  signal  qui  attirerait  tous  les 
yeux.  Et  tous  les  visages  alors  allaient  s'éclairer  du  même  sourire! 
Il  se  doutait  bien  que  le  spectacle  de  ce  qu'il  nommait  son  apo- 
stasie n'éveillerait  point  autour  de  lui  d'autres  signes  d'indignation. 
Autant  eût  valu  lui  imprimer  la  marque  infamante  au  front.  0  juste 
retour  des  lâchetés  d'une  passion  si  sotte  !  ô  dure  revanche  de  la 
conscience  !  Gomme  il  se  souvenait  maintenant  du  mot  que  Colombe 
lui  avait  dit  un  jour,  sur  le  pont,  dans  leur  premier  entretien  se- 
cret :  ((  Si  l'un  de  nous  deux- était  converti,  sachez  que  ce  ne  serait 
pas  moi!  » 

Ah!  la  railleuse  prophétie!  Au  moins  pouvait-il  se  justifier  à  ses 
propres  yeux  et  se  dire  :  J'ai  résisté,  j'ai  lutté!...  Mais  non,  il  ne 
le  pouvait,  il  n'avait  pas  le  droit,  dans  cette  entière  déroute,  d'in- 
voquer ses  forces  trahies,  son  courage  brisé.  Non,  il  n'avait  pas  ré- 
sisté, il  n'avait  pas  lutté.  Tout  cela  n'était  que  mensonge.  Il  s'était 
livré  comme  un  esclave,  comme  un  enfant.  Et  maintenant  encore, 
depuis  que  celle  qui  le  forçait  à  venir  en  ce  lieu  traînant  sa  chaîne, 
depuis  que  l'altière,  l'impitoyable  Colombe  était  entrée  dans  l'é- 
glise, il  ne  se  possédait  plus.  Il  savait  que  M.  Fleuriel  était  là,  il  avait 
vu  Hyacinthe,  rien  ne  pouvait  plus  l'arrêter,  ni  crainte  ni  honte. 
D'abord  il  avança  doucement  :  inutile  précaution  ;  au  bruit  de  ses 
pas,  cent  têtes  se  levèrent  dans  l'assemblée.  Hyacinthe  tressaillit; 
elle  sentait  que  l'heure  approchait;  en  une  seconde,  tous  les  fidèles 
assis  à  droite  de  la  nef  surent  qu'il  y  avait  quelqu'un  dans  le  bas- 
côté,  et  l'on  reconnut  le  neveu  du  doyen  Verdelot.  Comment  se 
trouvait-il  là,  lui  qui  passait  partout  pour  un  impie?  Philippe  con- 
tinuait sa  marche  téméraire,  se  glissant  derrière  les  piliers;  il  arri- 
vait à  celui  contre  lequel  la  chaire  était  adossée.  L'angle  du  banc 
de  la  famille  Fleuriel  était  là  devant  lui...  M'"^  Fleuriel  le  vit  la 
première,  et  tira  furtivement  par  sa  robe  Colombe,  debout  auprès 
d'elle.  Colombe  ne  bougea  point.  Seulement  sa  main  droite,  qui  te- 
nait son  livre,  s'ouvrit  lentement,  et  le  doigt  indicateur  s'allongea. 
Elle  montrait  le  chœur  à  Philippe  par  ce  geste  invisible  pour  tous, 
excepté  pour  lui.  N'était-ce  pas  la  place  des  hommes? 

—  Laus  tibi,  Domine!  chantait  l'abbé  Joye,  qui  finissait  de  lire 
l'Évangile. 

—  Mon  père,  dit  Hyacinthe,  voilà  ce  que  je  vous  avais  promis  de 
vous  faire  voir. 

—  Hyacinthe!  fit -il,  qu'est-ce  cela?  M.  Montgivrault  à  la 
messe!... 

—  Cela,  reprit-elle,  c'est  un  miracle  opéré  par  votre  fille  Colombe. 

TOME  LVI.  —   1865.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Philippe  Montgivrault,  le  nouveau  converti,  l'ancien  philosophe^ 
entrait  dans  le  chœur  justement  après  l'Évangile,  à  l'instant  où  ja- 
dis, dans  les  temps  de  la  primitive  église,  on  faisait  sortir  les  ca- 
téchumènes. L'abbé  Joye  le  vit,  il  savait  qu'il  le  verrait  :  Jacqueline 
l'en  avait  averti;  mais  le  coup  fut  encore  si  rude  qu'il  chancela  sur 
les  marches  de  l'autel.  —  Seigneur!  murmura-t-il,  vous  voyez  bien 
que  cet  enfant  ne  sait  pas  ce  qu'il  fait.  —  C'était  l'heure  de  la  tris- 
tesse, non  celle  de  la  colère. 

Hyacinthe,  sous  le  porche,  ne  perdait  rien  de  cette  scène  pi- 
quante. Ses  émotions  n'étaient  point  celles  de  l'abbé.  Non,  non, 
plus  de  tristesse  !  de  la  colère,  à  quoi  bon?  Le  mépris  môme  que 
lui  causait  la  vue  de  Philippe  là-bas,  près  de  l'autel,  n'était  point 
mélangé  de  trop  d'amertume.  Elle  ne  se  reconnaissait  plus,  elle 
n'était  plus  Hyacinthe,  il  lui  semblait  que  son  âme  se  renouvelait. 
Lorsque  la  cloche  tinta  pour  annoncer  VAgnus  Dei,  quelques  voix 
dans  l'éghse  se  mêlèrent  au  plain-chant;  celle  d'Hyacinthe  s'éleva 
ferme  et  claire.  Elle  chantait  sa  délivrance.  Son  père  se  prit  à  la' 
regarder  avec  stupeur;  M"'«  Fleuriel  et  Colombe  reconnurent  cette 
voix  au  timbre  d'argent;  une  ombre  alors  passa  dans  la  joie  de 
Colombe.  Nul  ne  pouvait  ignorer  pourtant  que  Philippe  n'était  venu 
dans  le  temple  que  pour  lui  plaire!  Hyacinthe  le  savait  bien  mieux 
que  personne.  Qui  jamais  eût  pensé  qu'elle  accepterait  si  gaîment 
et  d'un  cœur  si  libre  la  preuve  éclatante  de  sa  défaite?  Sans  cette 
ombre  malencontreuse,  rien  n'eût  égalé  l'enchantement  de  Co- 
lombe. —  Je  vous  disais  bien  que  vous  le  changeriez,  murmurait 
M"""  Fleuriel  à  l'oreille  de  sa  fille.  Oh!  la  flatteuse  parole! 

Et  Colombe  oubliait  les  craintes  qui  l'avaient  assaillie,  malgré 
son  audace  naturelle,  à  son  entrée  dans  l'église;  elle  oubliait  l'éton- 
nante guérison  de  Jacqueline  et  la  présence  de  ce  sauvage  témoin 
de  toute  son  intrigue.  Oui,  Philippe  était  changé,  soumis,  dompté 
pour  jamais.  Elle  épiait  chacun  de  ses  mouvemens  depuis  qu'il  était 
là  sous  ses  yeux;  il  savait  bien  qu'elle  le  regardait  de  loin,  et  ces 
regards  du  maître  réglaient  les  attitudes  de  l'esclave.  On  lui  com- 
mandait les  apparences  du  recueillement,  il  les  avait.  Quand  la  son- 
nette de  l'enfant  de  chœur  retentit,  ordonnant  aux  fidèles  de  cour- 
ber la  tête,  il  fit  comme  tous  les  fidèles,  il  s'inclina.  A  cette  heure 
pourtant  où  il  lui  était  prescrit  de  regarder  les  dalles,  où  il  ne 
sentait  plus  les  yeux  de  Colombe  fixés  sur  les  siens,  il  fut  pris  d'un 
étrange  dégoût  de  vivre.  Il  considéra  ces  pierres  d'un  œil  d'envie, 
car  il  s'était  aperçu  que  c'étaient  des  pierres  tombales.  Le  chœur 
BUtier  en  était  pavé.  Toutes  portaient  des  inscriptions,  presque 
toutes  des  armoiries;  ce  n'étaient  point  les  vilains  qu'on  enseve- 
lissait dans  le  sanctuaire. 


LE    PRIEURÉ.  16S 

La  tombe  placée  devant  la  stalle  occupée  par  Philippe  était 
plus  chargée  que  toutes  les  autres  de  signes  héraldiques,  et  une 
inscription  plus  longue  y  était  gravée.  Philippe  machinalement  se 
mit  en  devoir  de  la  déchiffrer;  ce  ne  fut  pas  sans  peine.  Il  com- 
mençait de  lire  :  «  Cy  est  couché  Bernard  de  Fourières,  noble 
homme,  bon  chrestien;...  »  mais  l'enfant  de  chœur  agita  de  nouveau 
la  sonnette,  avertissant  les  fidèles  qu'ils  pouvaient  relever  la  tête. 
Philippe  tressaillit;  cette  sonnette  importune  l'arrachait  au  monde 
du  rêve,  où  il  entrait  comme  dans  un  port  de  refuge,  et  le  rejetait 
dans  la  réalité,  qu'il  voulait  fuir.  Il  se  dit  qu'il  ne  regarderait  point 
Colombe;  mais  ses  sens  avaient  peu  de  souci  de  sa  volonté,  et  une 
minute  ne  s'était  pas  écoulée  qu'il  avait  tourné  de  nouveau  les  yeux 
vers  son  tyran.  Colombe  lui  fit  un  signe  imperceptible  qui  lui  di- 
sait qu'elle  était  contente  de  lui,  et  que  son  supplice  allait  finir. 
L'abbé,  en  effet,  psalmodiait  à  demi-voix  YOremus.  Philippe  eut 
une  pensée  de  révolte;  il  médita  de  sortir  à  l'instant,  de  courir  s'en- 
fermer chez  lui,  d'éviter  du  même  coup  la  curiosité  de  la  foule  et 
les  félicitations  ironiques  de  Colombe;...  il  n'osa.  Elle  ne  lui  aurait 
point  pardonné  ce  défaut  de  patience;  il  le  savait  bien.  Trois  fois 
encore  il  courba  le  front,  résigné  jusqu'au  bout.  L'idée  lui  vint 
qu'il  faisait  là,  devant  l'assistance,  une  belle  figure  de  bon  chrétien. 
Ce  Bernard  de  Fourières  couché  à  ses  pieds  dans  la  tombe  était 
aussi  un  bon  chrétien,  bien  plus  heureux  que  lui  pourtant,  car  il 
était  mort...  Et  les  yeux  de  Philippe  retournèrent  à  l'inscription 
gravée  sur  la  pierre;  cette  fois  il  la  déchiffra  presque  couram- 
ment. 

<(  Cy  est  couché  Bernard  de  Fourières , 

Noble  homme,  bon  chrestien  et  orthodoxe, 

Que  les  gens  de  M.  de  Guise  ont  occis  par  mesgarde 

A  Vassy  le  1""  du  mois  de  mars  1562. 

En  quoy  ceulx-ci  ont  faict  l'œuvre  du  Seigneur  ou  cru  la  faire. 

Dieu  les  absolve!  » 

Ah!  l'amère  leçon  pour  un  philosophe!  et  pour  un  jeune  sectaire 
•quel  sujet  de  méditation  tiré  d'un  temps  où  les  sectes,  au  lieu  de 
subtiliser,  s'armaient  de  la  dague  et  s'entr' égorgeaient  au  lieu  de 
se  disputer!  Soudain  Bernard  de  Fourières,  tué  ]}wc  mesgarde  au 
fameux  massacre  de  Vassy,  où  furent  occis  deux  cents  huguenots, 
et  gratifié  par  les  siens  d'une  si  curieuse  oraison  funèbre,  Bernard 
Porthodoxe  se  leva  tout  sanglant  de  son  sépulcre  devant  Philippe 
Montgivrault,  le  renégat  de  la  grande  cause  humaine.  Oh  !  c'en  était 
assez  de  ce  terrible  ressouvenir,  c'en  était  assez  de  cette  inscription 
dans  sa  férocité  naïve,  pour  rendre  à  elle-même  une  conscience 
égarée.  Et  Philippe  releva  le  front,  et  les  enseignemens  de  sa  jeu- 


16Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nesse,  et  cette  foi  généreuse  et  sincère  où  sa  raison  V avait  élevé  par 
degi^és,  se  rallumaient  au  fond  de  son  cœur,  comme  une  flamme 
vivante  dans  un  foyer  mal  éteint  dont  on  vient  de  souffler  la  cendre. 
Colombe  n'avait  point  vaincu. 

—  Allez,  chanta  l'abbé  Joye,  la  messe  est  dite! 

En  prononçant  ces  mots,  il  regarda  Philippe.  C'est  vers  lui  qu'il 
étendit  les  mains;  il  chassait  doucement  le  faux  croyant  du  temple. 
Philippe  se  détourna  brusquement;  ses  yeux  troublés  se  jetèrent 
vers  la  nef.  —  Venez!  lui  dit  le  regard  de  Colombe. 

XX. 

Jacqueline  la  païenne  n'avait  pas  reçu  la  bénédiction  du  curé.  La 
mease  n'était  point  terminée  quand  elle  sortit  de  l'église,  et  sur  la 
place  encore  muette  on  ne  voyait  alors  que  deux  personnes  :  Jacque- 
line, plantée  toute  droite  devant  la  porte  du  temple,  et  plus  loin, 
sous  le  dernier  des  quatre  tilleuls  jadis  si  chers  au  doyen  Verdelot, 
un  grand  homme  qui  semblait  attendre,  comme  elle,  la  fin  de  l'of- 
fice. Ce  n'était  pas  un  campagnard,  il  s'en  fallait  bien;  tout  en  lui 
annonçait  la  civilisation,  mais  sous  sa  face  la  plus  austère.  Il  était 
habillé  tout  de  noir,  sauf  un  ample  gilet  blanc  à  revers  croisés. 
Les  puritains  d'autrefois  portaient  par  la  faute  des  temps  un  cos- 
tume plus  pittoresque,  mais  non  plus  sévère.  Ce  personnage  était 
toute  une  doctrine  :  la  rigidité  des  plis  de  sa  redingote  accusait 
bien  celle  de  son  âme,  et  l'amour  de  la  perfection  morale  se  tra- 
hissait jusque  dans  les  larges  bords  de  son  chapeau. 

La  foule  tout  à  coup  fit  irruption  hors  de  l'église.  Jacqueline  ne 
se  rangea  point.  Sa  conversion  ne  l'avait  pas  rendue  plus  douce  à 
son  prochain,  qui  n'avait  jamais  eu  que  de  la  dureté  pour  elle.  In- 
ébranlable comme  un  vieux  chêne,  dont  elle  représentait  si  bien 
l'image,  elle  eût  défendu  là  son  poste  contre  une  armée.  Elle  croyait 
qu'Hyacinthe,  étant  demeurée  sous  le  porche,  sortirait  des  pre- 
mières, et  c'était  à  Hyacinthe  qu'elle  en  voulait;  mais,  bien  loin  de 
se  hâter,  celle-ci,  appuyée  au  bras  de  son  père,  attendait  sa  mère 
et  sa  sœur.  Le  retour  au  Prieuré  allait  donc  être  une  promenade 
en  famille.  Ils  parurent  tous  quatre  en  même  temps  sur  le  parvis. 
Jacqueline  fit  un  geste  avec  son  bâton  et  du  regard  appela  Hyacin- 
the, qui  marcha  tout  droit  vers  elle.  M™*  Fleuriel  poussa  une  excla- 
mation de  surprise.  Eh  quoi!  Hyacinthe  connaissait  la  vieille  vaga- 
bonde? —  Telle  fut  aussi  la  réflexion  qu'osa  bien  faire  tout  haut 
M"''  Colombe,  pâle,  frémissante. 

—  Et  vous,  ma  sœur,  lui  dit  tranquillement  Hyacinthe,  ne  la 
connaissez-vous  point? 


LE    PRIEURÉ.  165 

Philippe  arrivait.  Il  n'était  pas  sorti  par  la  porte  du  chœur;  il 
avait  suivi  la  nef,  et  le  petit  homme,  au  milieu  de  la  foule,  avait 
toujours  quelque  peine  à  se  démêler  du  courant;  mais  cette  fois  il 
s'était  empressé  si  fort!  En  voyant  Hyacinthe  auprès  de  Jacqueline, 
il  pâlit  comme  avait  fait  Colombe.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  ses  regards, 
qui  s'étaient  portés  par  hasard  jusqu'à  l'extrémité  de  la  place,  jus- 
qu'au quatrième  tilleul,  aperçurent  l'étranger,  et  sa  pâleur  redou- 
bla. M.  Fleuriel  lui  ayant  tourné  le  dos  pour  éviter  son  salut,  il  ne 
le  remarqua  point;  M""*  Fleuriel  s'étant  avancée  vers  lui  et  lui  par- 
lant, il  ne  l'entendit'pas.  Hyacinthe,  il  l'avait  oubliée;  Jacqueline,  il 
ne  la  voyait  plus.  —  Monsieur  Montgivrault,  lui  dit  Colombe,  avez- 
vous  perdu  l'esprit? 

n  n'eut  pas  la  force  de  lui  répondre. 

Alors  Colombe  suivit  la  direction  de  son  regard  comme  on  suit 
une  flèche  qui  vole,  et  la  ligne  tracée  dans  l'air  aboutit  à  ce  grand 
homme  vêtu  de  noir  arrêté  sous  les  arbres.  L'intelligence  de  M"^  Co- 
lombe était  si  vive  et  si  nette  qu'elle  n'eut  pas  besoin  de  demander 
qui  était  ce  personnage;  elle  le  devina.  Pourtant  elle  ne  s'attendait 
nullement  à  la  venue  de  ce  trouble-fête;  oh!  non  certes,  elle  ne  s'y 
attendait  point,  et  Philippe  encore  bien  moins  qu'elle.  —  C'est 
votre  tuteur,  fit-elle  d'une  voix  étouffée. 

Et  Philippe  balbutia  :  C'est  lui. 

—  Ah  !  s'écria  M""*^  Fleuriel,  je  l'aurais  reconnu.  Rien  qu'à  son 
gilet  blanc,  on  voit  que  c'est  un  impie. 

M.  Fleuriel  pressa  le  bras  d'Hyacinthe,  mais  ils  se  turent  tous 
les  deux. 

Ah!  si  l'avocat  Montgivrault,  de  si  loin,  avait  pu  voir  le  fronce- 
ment de  sourcils  dont  M"''  Colombe  venait  d'accompagner  ces  trois 
mots  :  c'est  votre  tuteur,  peut-être  bien  aurait-il  pensé  qu'il  n'y  a 
point  d'ennemis  si  petits  et  si  faibles  qui  ne  soient  à  craindre,  et  il 
aurait  regretté  son  voyage.  En  ces  momens  de  crise,  la  bouche  de 
Colombe  était  tout  un  poème  de  guerre  ;  le  trait  de  vermillon  dont 
cette  lèvre  mince  était  faite  devenait  un  trait  de  flamme.  Déjà  la 
pensionnaire  avait  pris  un  parti  en  face  de  ce  péril  inattendu,  et 
c'était  le  plus  téméraire.  —  Maman,  dit-elle  à  sa  mère,  priez  donc 
M.  Philippe  de  venir  au  Prieuré  quand  il  en  aura  fini  avec  son  tu- 
teur. 

Puis,  avant  que  M""  Fleuriel  eût  parlé,  considérant  cette  prière 
comme  faite  et  se  retournant  vers  Philippe  :  —  Allez,  dit-elle,  allez 
donc  vers  lui  ;  il  vous  attend. 

A  la  vérité,  le  tuteur  Montgivrault  était  un  tuteur  bien  appris, 
car  il  ne  s'était  point  avisé  de  venir  au-devant  de  son  pupille,  ni  de 
faire  la  moindre  tentative  pour  l'ai-racher  à  la  bonne  compagnie  où 


466  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  le  voyait;  il  se  contenta  de  l'attendre.  —  Allez  donc!  répê'ta 
Colombe. 

Mais  Philippe,  malgré  cet  ordre,  ne  bougeait  point. 

—  Voulez-vous  que  nous  vous  conduisions?  reprit-elle  en  écla- 
tant de  rire,  et,  tout  en  riant,  elle  fit  mine  de  passer  son  bras  sous 
le  sien,  à  la  grande  joie  de  M'"'  Fleuriel,  qui  riait  aussi.  Leurs  deux 
tailles  étaient  les  mêmes,  et  la  bouche  de  Colombe  se  trouvait  ai- 
sément au  plus  près  de  l'oreille  de  Philippe.  —  Pas  au  Prieuré!  lui 
dit-elle  rapidement  tout  bas;  au  bois  des  Mées,  dans  une  heure. 

Et  tout  haut  :  — Maman,  s'écria-t-elle,  il  n'ira  jamais  si  nous  ne 
lui  montrons  pas  le  chemin.  Passons  devant. 

Là-dessus,  elle  entraîna  sa  mère,  qui  ne  songea  point  à  lui  résis- 
ter. Elle  se  garda  bien  de  tourner  les  yeux  en  arrière  vers  Hya- 
cinthe, son  père  et  Jacqueline.  Tout  en  traversant  la  place,  elle 
pensait  que  cette  aventure  avait  du  bon.  Un  coup  imprévu  lui  ser- 
vait à  en  parer  un  autre  qui  ne  l'était  pas  moins,  et  l'apparition  de 
l'avocat  Montgivrault  à  détourner  l'attention  de  M"""  Fleuriel  de  l'é- 
trange rencontre  du  parvis.  Hyacinthe  savait  donc  ce  qui  s'était 
passé  entre  elle  et  Philippe  dans  la  maison  du  coteau!  Gomment 
avait-elle  vu  Jacqueline?  comment  avait-elle  gagné  ce  vieux  dé- 
mon? C'est  ce  que  Colombe  se  réservait  de  discuter  et  d'éclaircir 
avec  Philippe  dans  une  heure,  au  bois  des  Mées.  Et  d'ailleurs  que 
lui  importait  maintenant  tout  cela?  Le  succès  n'était-il  point  sûr? 
Quant  à  ce  tuteur  Montgivrault,  il  fallait  que  ce  fût  un  grand  fou 
d'être  ainsi  venu,  sans  nécessité  ni  raison,  se  jeter  à  la  traverse 
d'un  si  beau  plan!  Il  ne  savait  point  sans  doute  que,  pour  le  mener 
à  la  fm  qu'elle  avait  rêvée,  elle  eût  sans  hésiter  bouleversé  le  monde, 
combattu  la  terre  entière,  et  que,  si  quelque  frayeur  était  capable 
de  l'arrêter,  ce  n'était  pas  celle  d'un  philosophe  de  plus  entrant 
en  lice  au  dernier  moment.  Aussi ,  comme  M"""  Fleuriel  et  sa  fille 
passaient  devant  ce  tuteur  malavisé,  qui  venait  d'ôter  son  large 
chapeau,  étant  le  plus  courtois  des  hommes,  M"*  Colombe  lui  rendit 
un  fort  beau  salut.  L'avocat  Montgivrault  n'en  put  croire  ses  yeux  : 
il  lui  semblait  que  cette  petite  dévote  lui  riait  au  nez;  mais  il  n'eut 
point  le  temps  de  réfléchir  sur  cette  vision  déplaisante,  car  Philippe, 
qui  marchait  sur  les  pas  de  Colombe  comme  Tobie  sur  les  pas  de 
l'archange,  l'abordait  au  même  instant,  et  il  ne  riait  point,  lui  1 

Ils  se  saluèrent  le  plus  cérémonieusement  du  monde  :  c'était 
leur  usage  alors  même  qu'ils  vivaient  ensemble  et  âe  voyaient  dix 
fois  le  jour.  C'est  le  moins  que  se  doivent  deux  sages  que  d'appor- 
ter dans  leurs  mutuelles  relations  du  poids  et  de  la  mesure,  et 
ceux-ci  se  complimentaient  jadis  volontiers  soir  et  matin.  A  ces 
complimens,  l'avocat  Montgivrault  ne  manquait  point  d'ajouter  une 


LE    PRIEURÉ.  167 

OU  deux  sentences  qui  coulaient  chez  lui  comme  de  source,  et  Phi- 
lippe en  ce  temps-là  buvait  avidement  le  flot  d'or. 

—  Monsieur,  lui  dit  le  tuteur,  je  vivais  là -bas  fort  en  peine  de 
vous. 

—  Monsieur,  murmura  le  pupille,  vous  avez  beaucoup  de  bonté. 

—  C'est  ce  qui  m'a  déterminé  à  entreprendre  le  voyage  de  Fou- 
rières,  reprit  M.  Montgivrault;  mais  je  vois  bien  que  j'ai  perdu  mon 
temps,  qui  est  précieux.  Il  me  semble  au  contraire  que  vous  avez 
on  ne  peut  mieux  employé  le  vôtre. 

—  Monsieur,  répliqua  sèchement  Philippe,  vous  plairait-il  d'en- 
trer chez  moi?... 

—  Volontiers,  fit  l'avocat  :  nous  pourrons  nous  y  expliquer  plus 
librement. 

Et  ils  se  dirigèrent  tous  deux  vers  le  grand  presbytère.  L'ombre 
du  doyen  Verdelot  n'allait-elle  point  se  dresser  devant  la  porte  et 
défendre  à  ce  Montgivrault,  son  meurtrier,  l'accès  de  la  maison?... 
Ils  marchaient  côte  à  côte,  le  grand  tuteur  amassant  tout  bas  les 
foudres  qu'il  allait  lancer,  le  petit  pupille  fier,  raide,  empesé,  s'ex- 
citant  mentalement  à  une  belle  défense.  Ah  !  comme  son  courage 
s'enflammait  à  la  pensée  de  ce  rendez-vous  avec  Colombe  dans 
une  heure,  au  bois  des  Mées  !  11  n'oubliait  point  que,  pour  en  finir 
avec  ce  tuteur  importun,  elle  ne  lui  avait  donné  qu'une  heure. 

—  Tout  d'abord,  reprit  l'avocat,  je  désire  m' assurer,  monsieur, 
si  je  ne  rêve  point.  Est-ce  bien  vous  que  je  viens  de  voir  à  l'instant 
sortir  de  l'église? 

Philippe  ne  répondit  pas. 

—  C'était  donc  vous?  reprit  M.  Montgivrault.  Je  vous  ai  tou- 
jours enseigné,  monsieur,  que  le  bonheur  ou  le  malheur  d'un  être 
raisonnable  et  social  dépend  uniquement  de  l'usage  qu'il  fait  de 
sa  conscience  et  de  sa  raison.  Si  je  vous  demandais  maintenant  où 
en  est  votre  conscience?... 

—  Monsieur,  interrompit  Philippe,  nous  sommes  arrivés.  Voulez- 
vous  bien  passer  devant  moi? 

M.  Fleuriel,  sur  la  place,  n'avait  pu  tenir  contre  la  curiosité  qui 
le  pressait  trop  fort,  et,  laissant  là  Hyacinthe  avec  Jacqueline,  il 
avait  gagné  les  tilleuls  et  suivi  des  yeux  le  tuteur  et  le  pupille  qui 
descendaient  la  rue  du  bourg.  Voilà  donc  comment  il  était  fait  ce 
terrible  Montgivrault,  qui  depuis  six  ans  et  plus  occupait  à  Fou- 
rières  les  esprits  et  les  langues  !  M.  Fleuriel,  le  considérant,  se  di- 
sait qu'un  philosophe  peut  tout  aussi  bien  qu'un  bourgeois  de 
campagne  prêter  à  rire,  et  que  le  large  chapeau  de  ce  personnage 
valait  pour  le  ridicule  sa  propre  casquette  de  chasse,  cette  cas- 
quette fameuse  en  forme  de  melon  qui  réjouissait  tout  le  pays;  mais 


16S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  ne  s'agissait  pas  da  s'abandonner  au  maigre  plaisir  d'une  remar- 
que si  puérile ,  et  M.  Fleuriel  trouvait  bien  d'autres  jouissances 
dans  le  trouble  que  causait  au  petit  Philippe  l'arrivée  de  cet  hôte 
inattendu,  dans  la  pensée  du  dépit  qu'allait  éprouver  M"^  Colombe 
si  l'avocat  Montgivrault,  demeurant  à  Fourières,  ne  se  présentait 
pas  au  Prieuré,  ce  qui  retiendrait  Philippe  à  la  maison ,  et,  s'il  s'y 
présentait,  de  la  bonne  figure  que  ferait  M""'  Fleuriel,  contrainte  à 
recevoir  un  homme  qui  sentait  si  fort  le  fagot.  Vraiment  il  entre- 
voyait tout  cela,  l'excellent  homme;  il  croyait  même  entrevoir  va- 
guement comme  l'espérance  d'un  secours  que  la  présence  de  ce 
tuteur  pouvait  apporter  à  Hyacinthe. 

Tout  k  coup  M.  Fleuriel  vint  à  penser  que  l'abbé,  renfermé  dans 
son  église ,  ne  savait  rien  de  cet  événement.  Ce  pauvre  abbé  igno- 
rait la  nouvelle.  Or  M.  Fleuriel  était  aussi  grand  nouvelliste  que 
grand  curieux,  et  s'il  n'avait  tenu  qu'à  lui  de  courir  de  ce  pas  trou- 
ver le  curé!...  Cependant  il  ne  pouvait  quitter  Hyacinthe  ni  souf- 
frir qu'elle  demeurât  seule  plus  longtemps  avec  cette  déplaisante 
Jacqueline,  dont  elle  semblait  goûter  si  fort  l'étrange  compa- 
gnie. Il  l'appela.  Hyacinthe,  à  sa  grande  surprise,  lui  cria  de  loin 
qu'elle  se  rendait  auprès  de  lui;  mais  elle  dit  encore  un  mot  aupa- 
ravant à  Jacqueline.  La  vieille  fée  s'inclina  et  se  mit  en  marche. 
En  passant  devant  le  maître  du  Prieuré,  elle  lui  fit  un  signe  de  son 
bâton  et  lui  lança  un  regard  qui  le  fit  frissonner  de  la  tête  aux 
pieds.  C'était  le  regard  humble,  flatteur,  mais  toujours  sinistre  et 
sanglant,  de  la  bête  fauve  qui  rampe  et  s'avoue  domptée.  Hyacinthe 
au  même  instant  rejoignait  son  père.  On  eût  dit  que  de  loin  elle 
avait  lu  dans  sa  pensée,  car  elle  fut  la  première  à  lui  proposer  de 
visiter  l'abbé  Joye.  Il  avait  dû  retourner  à  son  presbytère  par  la 
petite  porte  du  chœur  qui  s'ouvrait  dans  son  jardin.  Hyacinthe 
seulement  avertit  son  père  qu'elle  désirait  rentrer  dans  l'église  un 
moment  et  le  pria  de  la  précéder  chez  l'abbé. 

L'église  était  déserte.  Hyacinthe  en  entrant  ne  s'agenouilla  point, 
elle  ne  sentait  pas  le  besoin  de  prier.  Son  âme  était  assez  bien  ar- 
mée pour  ne  point  chercher  de  secours.  Ce  qu'elle  avait  espéré 
trouver  dans  ces  lieux,  c'était  l'esprit  de  recueillement  qui  souffle 
sous  la  fraîcheur  de  ces  voûtes.  Peut-être  bien  voulait-elle  aussi  se 
contempler  dans  l'œuvre  qu'elle  venait  de  concevoir  comme  dans  le 
miroir  uni  d'un  beau  lac  aux  flots  bleus.  La  générosité  même  la 
plus  pure  a  de  ces  faiblesses  secrètes.  Cette  œuvre  était  déjà  pres- 
que accomplie.  Déjà  Hyacinthe  avait  adouci  et  persuadé  Jacqueline, 
elle  avait  vaincu  le  sauvage  ressentiment  de  la  vieille  fée  contre 
ces  deux  enfans  pervers  qui  étaient  venus  à  son  chevet  se  faire  un 
masque  de  leur  charité  menteuse,  une  risée  de  son  mal,  un  jeu  de 


LE    PRIEURÉ.  169 

sa  mort  prochaine,  et,  bien  plus  puissante  que  l'abbé  lui-même  sur 
l'esprit  de  la  pécheresse,  elle  lui  avait  fait  jurer  le  silence  et  le 
pardon,  surtout  le  silence.  C'était  un  premier  péril  écarté  de  la  tète 
des  deux  coupables.  Voilà  comment  Hyacinthe  se  vengeait! 

Oui,  vraiment,  il  lui  venait  parfois  l'idée  qu'elle  allait  tirer  de 
ceux  qui  l'avaient  trahie  la  plus  amère,  la  plus  raffinée  de  toutes 
les  vengeances,  en  leur  permettant  de  recueillir  le  fruit  de  leui 
trahison.  Ah!  le  beau  spectacle  que  donnerait  l'union  de  ces  deux 
cœurs,  l'un  sans  chaleur  et  sans  force,  l'autre  sans  mesure  ni  pitié! 
Et  Hyacinthe  frissonnait  à  la  pensée  de  ce  froid  amour  qu'elle  allait 
couronner  elle-même  de  sa  main  blessée,  car  c'était  là  son  projet, 
c'était  son  œuvre.  Elle  allait  tout  à  l'heure,  d'une  voix  ferme,  sans 
regret  ni  peur,  dire  à  son  père,  en  présence  de  l'abbé  Joye  :  Mon 
père,  il  faut  marier  votre  fille  Colombe. 

Elle  traversa  donc  la  nef  d'un  pas  tranquille,  car  lien  ne  l'invi- 
tait à  se  hâter.  Cette  grande  résolution  qu'elle  avait  prise  n'était 
point  une  fille  aveugle  de  l'exaltation  ou  de  la  fièvre  :  elle  n'était 
née  que  de  sa  raison.  Cette  raison  toute  neuve,  et  pourtant  déjà 
si  mûre,  lui  avait  démontré  qu'il  s'agissait  de  préserver  le  nom 
de  son  père,  et  que  les  folies  de  Colombe  avaient  un  côté  dange- 
reux. M.  Fleuriel  comprendrait  cela,  car  il  avait  toujours  été  d'a- 
vis que  le  nom  de  Fleuriel  de  La  Pervenchère  était  un  beau  nom. 
Et  si  Hyacinthe  ajoutait  qu'elle  avait  cessé  d'aimer  Philippe,  parce 
qu'il  ne  lui  inspirait  plus  qu'une  pitié  voisine  du  mépris,  parce 
qu'elle  ne  le  trouvait  point  digne  d'elle,  M.  Fleuriel  était  bien  ca- 
pable de  le  trouver  digne  de  Colombe.  Outre  ces  argumens,  Hya- 
cinthe d'ailleurs  en  tenait  bien  d'autres  en  réserve.  Les  moyens 
ne  lui  manquaient  point  pour  arriver  à  la  réalisation  de  son  désir, 
qui  était  de  complaire  à  sa  sœur  et  de  rendre  Philippe  heureux. 
Elle  pensait  qu'il  l'avait  bien  mérité,  et  cette  pensée  la  faisait 
sourire. 

Lorsqu'elle  fut  arrivée  au  banc  de  sa  famille,  elle  y  entra  et  y  de- 
meura quelque  temps,  considérant  avec  une  attention  singulière 
l'endroit  du  chœur  où  Philippe  était  placé  durant  la  messe,  puis  elle 
marcha  plus  rapidement  vers  le  chœur,  et  là  encore  s'arrêta,  les 
yeux  fixés  sur  le  banc  où  avait  été  Colombe.  Mille  choses  s'éclair- 
cissaient  maintenant  pour  elle  qui  lui  étaient  demeurées  obscures 
pendant  le  saint  sacrifice,  tandis  que  de  loin  elle  les  observait 
tous  les  deux.  A  la  vérité,  c'était  pour  cela  surtout,  pour  s'expli- 
quer ce  qu'alors  elle  n'avait  pas  compris,  qu'elle  avait  voulu  ren- 
trer dans  l'église.  Guérie  de  son  amour,  elle  l'était  peut-être  bien 
mal  encore  de  la  curiosité  de  l'amour,  qu'elle  n'espérait  plus  jamais 
inspirer  ni  ressentir.  Machinalement  elle  s'assit  ilan?'  la  stalle  où 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  assis  Philippe,  et  se  prit  à  rêver  un  moment,...  puis  elle  se 
leva  en  sursaut  :  elle  avait  senti  l'ennemi  qui  se  glissait  dans 
l'ombre,  et  elle  se  remettait  en  armes.  Elle  s'inclina  devant  l'autel 
et  ouvrit  la  petite  porte  du  chœur,  qui,  par  les  dépendances  du 
sanctuaire,  menait  au  jardin  de  l'abbé  Joye. 

C'était  bien  un  jardin  de  curé,  un  seul  carré  de  fleurs  entre 
quatre  murs,  sans  autre  vue  que  les  clochetons  de  l'église  et  le  ciel. 
Au  milieu  du  carré  s'élevait  un  grand  rosier.  Dieu  l'avait  béni  dans 
son  isolement;  il  portait  chaque  année  des  fleurs  plus  nombreuses, 
ce  qui  permettait  à  l'abbé  Joye  de  dire,  comme  le  doyen  son  de- 
vancier :  <(  Mes  roses.  »  Il  y  avait  encore  dans  un  coin  une  fort  belle 
planche  d'oignons  blancs,  disgracieux  et  vulgaire  objet  des  plus 
tendres  soins  de  la  servante.  Lorsque  l'abbé  se  promenait  dans  son 
jardin,  comme  un  prisonnier  sur  son  préau,  tout  en  lisant  son  bré- 
viaire, la  vieille  femme  s'embusquait  près  d'une  fenêtre,  et  s'il  fai- 
sait un  pas  de  trop  au  bout  de  l'allée  :  —  Monsieur  le  curé,  lui  criait- 
elle,  prenez  garde  aux  pauvres  oignons! 

Hélas!  l'heure  des  pauvres  oignons  avait  sonné!  L'abbé,  qui  cau- 
sait avec  M.  Fleuriel  au  seuil  de  sa  maison,  ne  songea  guère  aux 
prescriptions  de  sa  servante  en  apercevant  Hyacinthe  :  il  courut  à 
elle  et  donna  des  deux  pieds  dans  la,  planche.  M.  Fleurie!,  lui  aussi, 
s'avança  vers  sa  fille;  mais  elle  l'arrêta  du  geste  et  de  la  voix.  — 
Mon  père,  lui  dit-elle,  j'ai  besoin  de  demeurer  seule  un  moment 
avec  M.  le  curé. 

Et  M.  Fleuriel  regagna  la  maison.  Il  soupirait,  mais  il  était  tou- 
jours docile  :  c'est  qu'aussi  il  avait  affaire  à  un  si  doux  maître. 
Alors  Hyacinthe  et  l'abbé  se  regardèrent.  Ils  étaient  agités  l'un  et 
l'autre  de  la  même  émotion  redoutable;  ils  avaient  tant  de  choses  à 
se  dire,  et  de  si  cruelles,  et  ils  savaient  bien  qu'ils  ne  pouvaient  se 
les  dire  qu'à  demi-mot. 

—  Monsieur  le  curé,  commença  Hyacinthe... 

—  Ma  fille,  dit  l'abbé... 

Et  ils  restèrent  muets  tous  les  deux. 

—  Cet  avocat  Montgivrault  est  donc  à  Fourières?  dit  enfin  l'abbé. 
Un  événement  si  imprévu  peut  changer... 

—  Vous  me  faites  songer  à  l'arrivée  de  M.  Montgivrault,  dit  Hya- 
cinthe en  levant  doucement  les  épaules,  je  l'avais  oubliée.  Cet  évé- 
nement, pour  parler  comme  vous,  monsieur  le  curé,  ne  nous  im- 
porte guère,  et  à  d'autres  pas  plus  qu'à  nous.  Ce  tuteur  n'est  pas 
le  bienvenu.  Sa  présence  est  trop  importune  pour  qu'on  ne  sache 
pas  s'en  délivrer  au  plus  tôt. 

—  Quoi  !  s'écria  l'abbé,  vous  pensez,  ma  fdle... 

—  Et  ne  pensez-vous  pas  à  ce  sujet  les  mêmes  choses  que  moi? 


LE    PRIEURÉ.  171 

répliqua- t-elle  avec  feu.  i'ouvez-vous  bien  douter  encore  de  l'in- 
gratitude et  de  la  folie  de  celui  que  je  ne  veux  pas  nommer  après 
l'expérience  du  passé,  après  ce  que  vous  venez  de  voir?  Supposez- 
vous  qu'il  hésite  une  seconde  à  rompre  ce  lien  du  sang,  le  seul  qui 
lui  reste,  après  en  avoir  rompu  tant  d'autres?  Croyez-vous  que  lors- 
qu'on n'a  pas  su  rester  le  maître  de  sa  conscience?... 

—  Ma  fille,  interrompit  l'abbé,  vous  n'êtes  pas  ordinairement  si 
sévère. 

—  Oh  !  reprit-elle,  le  temps  de  la  sévérité  est  passé.  Toute  illu- 
sion a  passé  de  même.  J'ai  lu  ces  lettres,  monsieur  le  curé. 

—  Hélas  !  soupira-t-il,  je  ne  le  sais  que  trop.  Que  n'ai-je  pas  fait 
pour  que  vous  ne  les  lisiez  point! 

Et  il  songeait  à  l'enfer  dont  il  avait  vainement  fait  peur  à  Jac- 
queline. 

—  Monsieur  le  curé,  reprit  Hyacinthe,  votre  raison  est  bien  su- 
périeure à  la  mienne,  et  vous  avez  l'âme  des  saints... 

—  Je  n'ai  pas  leur  force,  dit-il. 

—  Il  ne  m'appartient  donc  pas  déjuger  vos  actions.  Je  dois  tou- 
jours les  croire  justes.  C'est  votre  charité  qui  vous  a  commandé  de 
me  cacher  ce  qui  devait  me  guérir... 

—  Je  ne  pouvais  parler,  murmura  l'abbé. 

—  Vous  allez  avoir  la  preuve  que  je  suis  bien  guérie,  dit  Hya- 
cinthe. Regardez-moi;  voyez  si  la  paix  n'est  point  sur  mon  visage. 

Et  l'abbé  la  regarda;  il  secoua  la  tête.  Cette  paix  dont  elle  se 
vantait,  il  la  voyait,  mais  n'y  croyait  point. 

—  Et  maintenant,  continua-t-elle,  je  vous  supplie  de  ne  pas  op- 
poser à  ce  que  je  vais  vous  dire  des  raisons  que  vous  suggérerait 
votre  bonté  toute  seule.  Gardez-moi  cette  bonté  précieuse  pour  une 
autre  épreuve;  celle-ci  est  finie.  Monsieur  le  curé,  c'est  ma  sœur 
qu'on  aime,  et  sans  doute  on  est  aimé.  Eh  bien!  il  faut  marier  ma 
sœur. 

L'abbé  recula  et  se  couvrit  le  visage  de  ses  deux  mains. 

—  Vous  voyez  bien,  lui  dit  Hyacinthe,  que  vous  en  sentez  la  né- 
cessité comme  moi. 

—  Oui,  s'écria-t--il  en  se  découvrant  le  visage,  mais  je  n'en  sens 
pas  la  même  impatience  que  vous... 

Et  il  s'arrêta  et  baissa  la  tête;  il  ne  voulait  pas  sonder  plus  avant 
ce  cœur  déchiré. 

—  Vous  avez  raison,  reprit-il,  j'y  pensais  après  la  messe,  et  je 
ne  vois  point  que  nous  ayons  d'autre  ressource  pour  éviter  tout  ce 
qui  est  à  craindre.  Il  faudrait  marier  votre  sœur;  mais  sans  par- 
ler de  vous,  Hyacinthe,  votre  père  ne  saurait  consentir...  Ah!  ma 
fille,  cette  coupe  est  trop  amère...! 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Monsieur  le  curé!  s'écria  Hyacinlhe,  elle  ne  le  sera  pas  que 
pour  nous.  Allons  persuader  mon  père...  qui  nous  attend. 

Colombe  et  M'"*  Fleuriel  rentraient  alors  au  Prieuré.  Elles  avaient 
beaucoup  devisé  tout  le  long  de  la  route.  La  messe,  Philippe  et 
l'arrivée  de  ce  tuteur  Montgivrault  leur  fournissaient  assez  de  sujets 
d'entretien. 

—  Colombe,  dit  M'"^  Fleuriel,  pensez-vous  que  cet  homme-là 
demeure  longtemps  à  Fourières? 

—  Une  heure,  dit  Colombe. 

—  Une  heure!  s'écria  M'"^  Fleuriel;  mais  alors  le  neveu  chasserait 
l'oncle  de  chez  lui! 

—  A  Dieu  ne  plaise,  maman  !  répliqua  M"^  Colombe.  M.  Philippe 
ne  doit  point  chasser  de  sa  maison  celui  qui  l'a  élevé  avec  une  sol- 
licitude si  pieuse,  dans  de  si  beaux  et  bons  principes,  celui  qui  a 
pris  également  soin  d'une  partie  de  son  bien  et  de  son  âme.  Il  lui 
doit  tout. 

—  Colombe,  dit  la  mère,  je  crois  que  vous  vous  moquez... 

—  Ah!  dit  Colombe  en  riant,  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  ne  peux 
m'empêcher  de  penser  à  la  bonne  figure  que  faisait  ce  tuteur  en 
voyant  M.  Philippe  qui  sortait  de  la  messe... 

—  Où  vous  l'aviez  envoyé,  reprit  M'"^  Fleuriel.  Savez-vous  bien. 
Colombe,  que  vous  avez  fait  là  quelque  chose  de  vraiment  beau? 

Mais  Colombe  avait  trop  de  modestie  pour  ne  point  se  taire  de- 
vant l'éloge. 

—  Voyez-vous,  continua  M"'*'  Fleuriel,  c'est  encore  une  preuve 
que,  s'il  y  a  dans  le  monde  beaucoup  d'incrédules,  d'esprits  forts 
et  même  d'impies,  nous  ne  devons  point  nous  en  inquiéter  outre 
mesure. 

—  Oh!  mon  Dieu  non!  dit  Colombe. 

—  Feu  M.  le  doyen  Yerdelot,  que  je  n'aimais  pas,  disait  en  chaire 
que  ces  gens-là  ne  sont  bons  qu'à  faire  des  taches  au  soleil;  il  ne 
nous  en  éclaire  pas  moins.  La  religion  sera  toujours  la  plus  forte, 
ayant  les  femmes  pour  elle...  M.  le  doyen  disait  encore  que  les 
femmes  trouvent  aisément  pour  convaincre  les  plus  endurcis  des 
argumens  que  les  plus  grands  docteurs  n'imagineraient  point.  Il  ne 
se  doutait  guère  en  ce  temps-là  que  son  neveu  Philippe  serait  un 
jour  ramené  à  Dieu  par  cette  petite  Colombe  qui  n'était  pas  plus 
haute  alors  que  cela,  et  qui  bégayait  à  peine.  Ah!  je  voudrais  bien 
savoir  comment  vous  vous  y  êtes  prise  pour  convertir  le  petit  Phi- 
lippe. Je  le  crois  bien  converti. 

—  Je  l'espère,  repartit  Colombe. 

—  Oh!  s'écria  M'"^  Fleuriel,  vous  l'espérez!  Quelle  fausseté,  Co- 
lombe! Vous  savez  bien  à  quoi  vous  en  tenir,  allez!  Mais  moi,  je 


LE    PRIEURÉ.  173 

le  confesse,  je  suis  moins  tranquille.  Je  songe  enfin  à  ce  tuteur  qui 
est  arrivé. 

—  Pourquoi,  je  vous  prie,  maman,  dit  Colombe,  vous  embarras- 
ser de  ce  tuteur? 

—  Mais,  fit  observer  M'""  Fleuriel,  s'il  nous  enlevait  son  neveu! 
Ne  craignez-vous  pas  qu'il  n'ait  encore  bien  du  pouvoir  sur  son  es- 
prit? On  dit  qu'ils  s'aimaient  beaucoup. 

—  Ils  s'aimaient  en  l'humanité,  dit  Colombe  de  sa  voix  brève  et 
dure,  comme  d'autres  s'aiment  en  Dieu. 

—  Ce  qui  me  rassure,  reprit  M'"*  Fleuriel,  c'est  la  pensée  qu'il  y 
a  maintenant  quelqu'un  au  monde  pour  qui  Philippe  a  bien  plus 
d'affection  que  pour  spn  tuteur. 

La  pensionnaire  ne  répondit  pas. 

—  M'entendez-vous,  Colombe? 

—  Oui,  maman. 

—  Et  savez- vous  de  qui  je  veux  parler? 

—  Je  pense  que  c'est  de  moi,  maman. 

—  Ma  fille,  dit  M'"''  Fleuriel,  vous  me  faites  beaucoup  de  peine, 
car  je  vois  bien  que  vous  manquez  de  franchise  avec  votre  mère. 

—  Oh!  non,  répliqua  vivement  Colombe,  je  ne  manque  point  de 
franchise;  mais  vous  savez  bien,  ma  chère  maman,  qu'il  y  a  des 
choses  qu'on  ne  peut  dire... 

—  Et  moi,  reprit  M'"^  Fleuriel,  je  veux  que  vous  me  répondiez 
enfin  sans  détours.  Philippe  vous  plaît- il,  Colombe,  et  voudriez- 
vous  l'épouser? 

—  Maman,  dit  Colombe,  laissez-moi,  je  ne  puis...  Et  d'ailleurs 
à  quoi  cela  nous  sert-il  de  disputer?  C'est  bien  pour  le  plaisir  de 
parler  ensemble.  Si  M.  Philippe  me  plaisait,  je  serais  bien  malheu- 
reuse, et  vous,  maman,  vous  verriez  alors  ce  que  pèse  votre  vo- 
lonté dans  la  maison. 

—  Que  voulez-vous  dire.  Colombe? 

—  Je  veux  dire,  reprit  la  pensionnaire  en  la  regardant,  que  mon 
père  déteste  M.  Philippe,  et  qu'il  ne  souffrira  jamais,  jamais,  en- 
tendez-vous bien,  maman?  que  ma  sœur  ne  soit  point  mariée  avant 
moi... 

—  Il  ne  le  souffrira  pas  ?  répéta  M"'^  Fleuriel  hors  d'elle-même. 

—  Écoutez-moi,  maman,  dit  Colombe.  Vous  auriez  refusé  votre, 
consentement,  s'il  s'était  agi  de  marier  Hyacinthe;  s'il  s'agit  de  me 
marier,  moi,  mon  père  refusera  le  sien  :  ce  n'est  que  juste. 

—  Juste!  s'écria  M"^  Fleuriel.  Est-ce  que  vous  m'avez  bravée, 
offensée,  poussée  à  bout  comme  votre  sœur? 

—  Non,  fit  Colombe,  mais  j'ai  bravé  mon  père  pour  vous  con- 
tenter. ~     , 


17â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Et  c'est  pourquoi  je  suis  là  pour  vous  défendre;  mais  vous 
me  croyez  sans  pouvoir  ici,  voilà  qui  est  bien.  11  est  vrai  que  vous 
êtes  une  enfant  qui  ne  connaissez  point  la  valeur  des  choses;  aussi 
je  vous  excuse.  Avouez-moi  donc  seulement  que  Philippe  vous 
plaît,  que  vous  lui  plaisez,  et  fiez-vous  à  moi  pour  le  reste.  Nous 
verrons  alors,  comme  vous  dites,  Colombe,  nous  verrons...  Allons, 
vous  ne  me  répondez  point! 

—  Maman,...  balbutia  Colombe. 

— ■  Je  pense  pourtant,  s'écria  M'"^  Fleuriel,  que  ce  petit  Philippe 
ne  s'est  point  avisé  de  vous  dire  qu'il  vous  aimait! 

—  Ah!  je  vois,  maman,  dit  Colombe,  qu'on  ne  peut  rien  vous 
cacher.  N'avez-vous  point  remarqué  tout  à  l'heure,  à  la  sortie  de 
la  messe,  cette  vieille  Jacqueline  que  ma  sœur  Hyacinthe  connaît 
bien?  Je  ne  sais,  par  exemple,  où  cette  connaissance  s'est  faite. 
Pour  moi,  c'est  bien  différent  :  Jacqueline  était  malade  il  y  a  quel- 
ques jours,  je  l'ai  su,  et  je  suis  allée  près  d'elle  sans  rien  dire, 
parce  que  je  crois  qu'il  est  toujours  mieux  de  pratiquer  la  charité  en 
secret.  Eh  bien!  maman,  c'est  là  que  j'ai  rencontré  M.  Philippe.  Il 
vaut  mieux  que  ses  principes,  allez!  11  avait  appris,  lui  aussi,  que 
Jacqueline  souffrait,  et  il  venait  lui  apporter  son  aumône. 

—  J'espère  que  vous  n'avez  pas  trop  donné  à  cette  mendiante, 
reprit  M™*  Fleuriel...  Et  après  que  s'est-il  passé? 

—  Il  s'est  passé,  maman,  répliqua  Colombe  en  relevant  fière- 
ment la  tête,  que,  me  trouvant  la  maîtresse  d'imposer  ma  volonté 
à  Philippe,  je  la  lui  ai  imposée.  Voilà  pourquoi  vous  l'avez  vu  ce 
matin  à  la  messe. 

—  Je  comprends,  s'écria  M™^  Fleuriel.  C'est  la  condition  que 
vous  avez  mise  à  l'entendre.  Que  Dieu  vous  bénisse,  Colombe,  car 
vous  êtes  une  fille  prudente  et  sage  !  Du  même  coup  vous  vous  êtes 
assuré  un  bon  mari  et  vous  avez  fait  un  chrétien. 

—  Oh!  fit  Colombe,  pour  l'extérieur  seulement;  il  me  restera 
beaucoup  à  faire. 

—  L'extérieur  est  tout,  répliqua  M'"^  Fleuriel.  Ah!  je  voudrais  le 
voir,  ce  cher  petit  Philippe,  à  présent.  Ne  va-t-il  point  venir.  Co- 
lombe? 

—  Oh!  dit  Colombe,  il  viendra. 

XXI. 

Le  grand  vent  du  matin  s'étant  apaisé,  la  chaleur  devenait  acca- 
blante; l'air  flamboyait,  la  terre  se  consumait  en  silence,  les  arbres 
même  étaient  muets;  pas  un  souffle,  pas  une  haleine.  Hyacinthe, 
de  retour  au  Prieuré,  cherchait  de  l'ombre  autour  de  la  maison.  Elle 


LE    TRIEURÉ.  I7â 

en  aurait  bien  trouvé  sous  le  hêtre  du  préau,  mais  cet  abri  ne  lui 
convenait  point,  car  elle  ne  voulait  pas  se  rencontrer  avec  Philippe, 
qui  ne  manquerait  pas  d'accourir  auprès  de  Colombe  dès  qu'il 
pourrait  échapper  à  son  tuteur.  Il  y  avait  encore  les  frênes  de  la 
prairie,  mais  leurs  feuilles  déliées  étaient  impuissantes  contre  les 
glaives  perçans  du  soleil,  et  Hyacinthe  d'ailleurs  se  méfiait  de  ces 
ombrages  où  s'agitaient  encore,  comme  autant  de  formes  vivantes 
et  éplorées,  ses  anciens  désirs  et  ses  anciens  rêves.  De  guerre  lasse, 
elle  allait  rentrer,  lorsque ,  ses  yeux  s'étant  levés  par  hasard  vers 
la  cime  du  coteau  boisé  qui  dominait  l'habitation,  l'idée  lui  vint 
d'aller  au  bois.  Elle  croyait  éviter  sa  destinée  par  sa  prudence  et 
travaillait  elle-même  à  l'accomplir.  Elle  se  rendit  au  bois  des 
Mées. 

Il  y  avait  trois  chemins  pour  y  arriver  :  le  premier  n'était  que  le 
prolongement  de  l'avenue  des  noyers;  il  partait  de  la  muraille  sep- 
tentrionale du  Prieuré,  au  ras  de  la  chapelle  et  des  cloîtres,  et  mon- 
tait entre  une  double  haie  fort  épaisse  de  troènes  et  de  prunelliers 
qui  pouvaient  cacher  à  tous  les  yeux  la  course  d'une  amoureuse 
ou  d'un  larron.  Le  second  passait  par  la  rue  du  hameau;  le  troi- 
sième tournait  à  l'entour,  derrière  les  jardinets  attenant  aux  mai- 
sons des  paysans.  Tous  trois  aboutissaient  d'un  côté  à  la  grande  route, 
l'un  à  l'extrémité  de  l'avenue,  l'autre  au  bouquet  des  grands  aulnes 
et  au  pont,  le  dernier  un  peu  plus  loin,  en  face  des  vignes  de  Fou- 
rières  :  pour  le  suivre,  il  fallait  franchir  un  fossé  et  doubler  la  mai- 
son de  Jacqueline.  C'était  le  chemin  de  Philippe...  Hyacinthe  prit 
par  le  hameau. 

Or  c'était  le  premier  dimanche  de  la  saison  des  noisettes,  une 
amoureuse  saison.  Le  chercheur  de  sources  qui  va  couper  sur  les 
coudriers  sa  baguette  divinatoire  à  l'imitation  de  Moïse,  son  devan- 
cier et  son  patron,  avertit  la  jeunesse  du  pays  que  le  fruit  com- 
mence à  se  former  dans  sa  coque  verte.  La  bonne  nouvelle  se  ré- 
pand, et  comme  la  jeunesse  est  impatiente,  on  dit  partout  que  la 
noisette  est  mûre.  Arrivée  dans  le  hameau,  Hyacinthe  entendit  de 
grands  cris  et  vit  une  troupe  bruyante  qui  débouchait  par  la  tra- 
verse. C'étaient  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles  de  Fourières 
qui,  comme  elle,  allaient  au  bois.  Ils  la  saluèrent;  elle  les  connais- 
sait tous  par  leur  nom,  et  fit  la  réflexion  que  ce  n'étaient  point 
les  mêmes  que  l'an  passé.  Ceux-là,  depuis,  s'étaient  mariés;  c'est 
un  dicton  au  village  qu'on  ne  mange  pas  impunément  la  noisette 
ensemble.  Toute  cette  jeunesse  s'en  allait  confusément  dans  un 
désordre  où  ceux  qui  se  cherchaient  savaient  bien  se  joindre,  et 
Hyacinthe  d'abord  la  suivit  d'assez  près;  mais  ces  pas  pressés  qui 
battaient  le  chemin ,  ces  voix  sonores  qui  remplissaient  l'air,  ces 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

visages  allumés  par  la  chaleur  et  le  plaisir,  loin  de  l'égayer,  lui 
causèrent  bientôt  une  sensation  presque  pénible,  et,  sans  l'irriter, 
la  troublèrent.  A  l'orée  du  bois,  tous  les  amoureux  se  mirent  k 
chanter  en  chœur;  Hyacinthe  s'arrêta.  Cette  joyeuse  compagnie 
décidément  ne  lui  plaisait  point... 

A  Fourières,  l'abbé  Joye  venait  de  commander  qu'on  sonnât  les 
vêpres.  Il  avait  calculé  que  cette  sonnerie  pouvait  se  prolonger  une 
demi-heure  environ,  le  sonneur  ayant  le  bras  robuste.  Ce  temps 
était  justement  celui  dont  il  avait  besoin  pour  remplir  auprès  de 
Philippe  la  mission  dont  il  était  chargé. 

Il  sortit  de  sa  maison  sans  forces,  sans  courage,  abandonnant 
son  corps  et  son  âme,  dans  l'accablement  d'un  homme  qu'on  traîne 
au  supplice.  La  main  qui  le  poussait  était  implacable.  A  peine 
avait-il  marché  l'espace  de  trois  pas,  qu'il  fut  obligé  de  faire  halte, 
recherchant  dans  son  esprit  égaré  les  instructions  qu'il  avait  reçues 
et  promis  de  suivre  à  la  lettre;  son  cœur  pourtant  lui  conseillait  en- 
core de  n'en  point  tenir  compte  et  d'attendre;  à  mesure  qu'il  re- 
trouvait éparses  dans  sa  mémoire  les  choses  qu'on  lui  avait  prescrit 
de  dire,  il  frémissait,  et  les  larmes  lui  venaient  aux  yeux.  Le  pau- 
vre abbé  repassait  là  une  cruelle  leçon,  et  quand  il  songeait  que 
c'était  Hyacinthe  qui  la  lui  avait  apprise,  il  était  tenté  de  croire  que 
la  raison  lui  manquait.  0  sublime  abnégation!  ô  générosité  folle! 
Eh  quoi!  le  dénoùment  de  tout  ceci  n'était-il  pas  assez  proche?  Fal- 
lait-il aller  au-devant?  Quelle  hâte  de  couronner  la  lâcheté,  la 
ruse,  l'hypocrisie  un  jour  plus  tôt  qu'elles  n'auraient  osé  l'espérer? 
Quel  besoin  de  presser  le  triomphe  du  mal  quand  ce  triomphe  était 
inévitable? 

Et  cependant  il  l'avait  acceptée,  cette  mission  amère,  ou  plutôt  il 
se  l'était  laissé  imposer.  Et  il  allait  maintenant,  ainsi  qu'il  lui  était 
enjoint  de  le  faire,  il  allait  au  grand  presbytère  trouver  Philippe  et 
lui  dire  que  M.  Fleuriel,  connaissant  toute  sa  conduite,  sachant  ce 
qui  s'était  passé  chez  la  vieille  Jacqueline,  le  priait  de  ne  plus  se 
représenter  au  Prieuré,  à  moins  qu'il  n'y  vînt  pour  lui  offrir  la  juste 
réparation  qu'il  lui  devait,  pour  lui  demander  la  main  de  sa  fille 
cadette.  N'était-ce  donc  point  courir  au-devant  de  ses  vœux  et  jeter 
cette  indigne  Colombe  dans  ses  bras?  Et  c'était  Hyacinthe  qui  vou- 
lait ceh;  elle  voulait  autre  chose  encore!  L'abbé  devait  faire  savoir 
expressément  à  Philippe  que  cette  réparation  même,  sans  l'inter- 
vention de  sa  fille  aînée,  sans  ses  prières  instantes,  M.  Fleuriel  l'au- 
rait refusée. 

Tout  le  temps  que  le  grand  débat  dont  l'étrange  démarche  de 
l'abbé  allait  être  la  suite  avait  duré  entre  lui,  son  père  et  Hyacin- 
the, celle-ci  était  demeurée  souriante  et  forte.  Elle  se  croyait  im- 


LE    PRIEURÉ.  177 

pénétrable;  mais  le  regard  de  l'abbé  avait  fini  par  percer  le  voile 
de  cette  sérénité  menteuse.  Quand  Hyacinthe  s'applaudissait  de 
marier  de  sa  main  Philippe  et  Colombe,  quand  elle  ajoutait  avec 
son  indéfinissable  sourire  :  «  C'est  moi  qui  vais  les  rendre  heureux  !  » 
il  savait  bien  ce  qu'elle  voulait  surtout  :  elle  voulait  les  accabler 
de  sa  supériorité.  Ah  !  si  on  la  comparait  à  l'ollense,  cette  vengeance 
était  petite;  si  l'on  songeait  aux  douleurs  souffertes,  elle  était  juste. 
Ce  qui  faisait  trembler  l'abbé,  c'était  qu'elle  ne  fût  imprudente, 
et  ne  retombât  un  jour  d'un  redoutable  poids  sur  le  cœur  de  celui 
qui  se  complaisait  à  l'exercer.  C'est  pourquoi  il  avait  conjuré  Hya- 
cinthe de  laisser  agir  le  temps  et  la  volonté  d'en  haut.  Hyacinthe 
lui  répondait  que  l'action  du  temps  était  déjà  consommée,  et  que 
la  volonté  de  Dieu  n'aurait  garde  de  se  mêler  à  cette  affaire.  Son 
père  aussi  l'avait  priée  à  deux  genoux,  et,  voyant  le  peu  de  succès 
de  ses  prières,  il  s'était  indigné  du  rôle  qu'elle  voulait  lui  faire 
jouer  auprès  de  Philippe,  qu'il  haïssait  de  toute  son  âme.  Et  Hya- 
cinthe de  lui  répondre  qu'il  ne  savait  pas  ce  que  c'était  que  la 
haine.  Le  vieux  gentilhomme,  s'emportant,  avait  voulu  parler  de 
son  honneur;  mais  Hyacinthe  lui  avait  représenté  que  c'était  pour 
son  honneur  même  qu'il  était  urgent  d'en  finir.  Elle  lui  faisait  voir 
que  sa  mère  était  tout  entière  à  la  dévotion  de  Colombe,  que  toutes 
les  mesures  de  celle-ci  étaient  prises,  et  qu'offrir  son  consentement 
à  ce  mariage,  c'était  le  seul  moyen  d'éviter  qu'on  lui  fît  l'outrage 
de  ne  pas  le  lui  demander.  M.  Fleuriel  et  l'abbé  avaient  supplié 
encore;  Hyacinthe  s'était  montrée  inflexible,  et  tous  deux  avaient 
cédé. 

Maintenant  il  ne  restait  plus  à  l'abbé  d'autre  espoir  que  dans 
cet  avocat  Montgivrault  que  naguère  il  eût  maudit  avec  tant  de  dé- 
lices, si  jamais  il  eût  pu  se  croire  en  droit  de  maudire  personne. 
Malgré  tout,  l'arrivée  de  ce  tuteur  lui  paraissait  un  coup  si  singu- 
lier qu'il  avait  bien  de  la  peine  à  n'y  pas  voir  la  main  de  la  Pro- 
vidence en  courroux.  Hyacinthe  s'opiniâtrait  follement  sans  doute 
à  ne  point  tenir  compte  de  sa  présence.  Vainement  l'abbé  l'avait 
invoquée  pour  gagner  du  temps,  disant  qu'il  ne  pouvait  pourtant 
parler  devant  lui;  mais  Hyacinthe  hardiment  répondit  qu'il  allait 
partir.  —  Eh  quoi!  repartir  au  bout  d'une  heure!  —  Et  l'abbé,  sur 
cette  réponse,  s'était  écrié,  tout  comme  M"^  Fleuriel  s'entretenant 
avec  sa  fille  Colombe  dans  le  jardin  du  Prieuré,  et  peut-être  en 
même  temps  qu'elle  :  11  faudrait  donc  que  Philippe  le  chassât!  — 
Non,  non!  l'amour  même  n'est  point  si  fort!  Philippe  était  ingrat, 
mais  non  jusqu'au  point  de  chasser  de  sa  maison  celui  qui  lui  était 
uni  par  le  sang  et  qui  avait  pris  soin  des  dernières  années  de  son 
enfance,  celui  qui  avait  exercé  tant  d'empire  sur  son  esprit  nais- 

TOME  LVI.  —   186j.  12 


178  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

sant  et  sa  jeunesse,  qui  avait  si  exactement  modelé  son  âme  sur 
la  sienne  qu'elle  en  avait  été  longtemps  comme  l'image. 

L'avocat  Montgivrault  était  arrivé  dans  le  bourg  tout  justement 
pour  voir  son  neveu  sortir  de  la  messe  avec  Colombe;  il  n'avait 
donc  pas  eu  besoin  de  s'informer  plus  au  long  de  la  manière  dont 
le  jeune  homme  passait  son  temps  à  Fourières.  Cette  ipesse  et  cette 
compagnie  en  disaient  assez  :  il  était  aisé  de  deviner  le  reste,  et  la 
guerre  entre  le  pupille  et  le  tuteur  s'était  allumée  sur  le  seuil 
même  de  la  maison.  A  qui  allait  rester  la  victoire?  A  la  religion  ou 
à  la  philosophie?  à  l'avocat  ou  à  Colombe?  Ah  !  qui  eût  dit  à  l'abbé 
qu'un  jour  il  désirerait  de  voir  la  religion  battue?  Il  est  vrai  que 
pour  s'excuser  de  ce  désir  étonnant  il  se  disait  naïvement  qu'elle 
n'y  perdrait  guère.  Et  si  la  philosophie  (c'est-à-dire  le  tuteur)  était 
la  plus  forte,  ce  qu'il  ne  se  lassait  point  d'espérer  un  peu!...  Mais 
comme  il  était  arrivé  devant  la  porte  du  grand  presbytère,  il  en- 
tendit dans  la  cour  le  bruit  d'un  pas  précipité  :  la  porte  s'ouvrit. 

Le  tuteur  Montgivrault  sortait,  et  avec  une  furie  si  grande  qu'il 
faillit  renverser  l'abbé  Joye.  Celui-ci  pourtant  s'était  rangé  le  plus 
vite  et  le  plus  doucement  qu'il  avait  pu.  Le  bouillant  philosophe 
demeura  court  devant  le  prêtre.  —  Ah!  monsieiir,  dit-il,  c'est  moi 
qui  suis  vaincu... 

—  Monsieur,  répondit  l'abbé,  nous  le  sommes  tous  les  deux,  sa- 
chez-le bien. 

—  Fi!  s'écria  l'avocat  ami  des  hommes,  que  la  jeunesse  est  lâche 
et  perverse,  et  que  l'humanité  est  une  laide  chose  ! 

Et  l'abbé  vit  deux  grosses  larmes  qui  roulaient  sur  son  visage. 
Elles  allèrent  se  perdre  dans  les  plis  de  son  gilet  blanc.  —  Mon- 
sieur, lui  dit-il,  vous  auriez  bien  dû  savoir  que  cet  enfant  n'était 
qu'un  ingrat. 

L'avocat  tressaillit  :  ce  peu  de  mots  et  cette  allusion  au  passé  lui 
faisaient  reconnaître  l'abbé  Joye,  l'ami  du  doyen  Verdelot  et  son 
successeur.  Deux  hommes  entre  lesquels  un  mort  se  lève  n'aiment 
guère  à  converser  ensemble.  Oui,  M.  Montgivrault  aurait  dû  savoir 
que  son  neveu  était  un  ingrat;  jadis  il  lui  avait  enseigné  à  l'être.  Il 
s'élança  dans  la  rue  :  l'abbé  le  vit  aborder  un  paysan  et  l'entendit 
qui  lui  demandait  une  voiture  pour  retourner  à  la  ville;  mais  avant 
de  disparaître  à  l'angle  de  la  place  il  lança  un  dernier  regard  sur 
cette  maison  d'où  il  venait  d'être  chassé  comme  un  intrus  et  un  en- 
nemi, lui  le  tuteur  et  l'oncle!  Quel  regard  et  quel  geste!  L'abbé  ne 
put  s'empêcher  de  penser  à  ces  apôtres  qui  portaient  la  bonne  nou- 
velle dans  les  villes  païennes,  et  se  retiraient,  si  on  ne  les  écoutait 
point,  en  secouant  la  poussière  de  leurs  souliers.  La  ville  s'abîmait, 
un  gouffre  s'ouvrait  à  sa  place.  La  maison  de  Philippe  resta  debout 


LE    PRIEURÉ.  179 

malgré  la  malédiction  du  tuteur,  sans  doute  parce  que  celui-ci 
n'était  pas  un  saint. 

Ainsi  les  prévisions  d'Hyacinthe  s'étaient  réalisées,  la  confiance 
de  Colombe  était  justifiée  :  Philippe  en  avait  fini  avec  le  dernier 
parent  qui  lui  restait  au  monde,  et  la  religion  l'emportait.  Toutes 
ces  pensées  qui  se  croisaient  dans  l'esprit  de  l'abbé  lui  soulevèrent 
si  fortement  le  cœur  qu'il  ne  songea,  lui  aussi,  qu'à  s'éloigner.  Se 
fût-il  même  agi  de  sauver  la  vie  d'Hyacinthe,  il  n'aurait  pu,  en  ce 
moment,  entrer  au  grand  presbytère;  il  n'aurait  voulu,  pour  rien 
dans  ce  monde  ni  dans  l'autre,  se  trouver  face  à  face  avec  Philippe 
après  ce  qu'il  venait  de  voir.  Il  remit  à  la  fin  de  l'après-dînée  sa 
visite  à  ce  malheureux  enfant,  et  s'en  alla  dire  ses  vêpres. 

Le  bois  des  Mées  était  posé  comme  une  couronne  sur  la  cime  du 
coteau  du  Prieuré.  C'était  une  superbe  hêtrée,  dernier  vestige  d'une 
grande  forêt  qui  couvrait  naguère  tout  le  pays.  La  futaie  n'allait 
pas  plus  loin  ;  mais  un  beau  taillis  courait  sur  l'autre  versant  de  la 
colline  et  descendait  en  mille  détours  jusqu'à  la  plaine.  Hyacinthe 
était  entrée  dans  le  bois;  elle  errait  sous  la  futaie.  Le  soleil  implaca- 
ble de  cette  journée  brûlante  perçant  jusqu'à  ce  dôme  sombre  ruis- 
selait en  flots  ardens  sur  le  tronc  grisâtre  des  hêtres,  l'air  se  rem- 
plissait de  longues  traînées  brillantes  où  tournoyaient  les  insectes 
invisibles,  et  chaque  grain  de  cette  poussière  vivante  était  une  étin- 
celle; la  terre  même  semblait  exhaler  une  vapeur  lumineuse,  et 
Hyacinthe  s'avançait  au  milieu  de  ce  brouillard  d'or.  Cette  insup- 
portable chaleur  ne  lui  gâtait  point  une  si  belle  promenade,  faite 
d'un  pas  si  libre  et  d'un  cœur  si  léger.  La  pensée  de  sa  grande  ac- 
tion du  matin  marchait  auprès  d'elle  comme  une  amie,  comme  une 
gardienne,  comme  un  guide. 

De  temps  en  temps  elle  faisait  une  halte,  et  le  front  levé,  le  sou- 
rire aux.lèvres,  avec  un  large  soupir  d'aise,  elle  se  disait  :  Tout  est 
consommé  maintenant.  L'abbé  avait  dû  voir  Philippe.  Philippe  déjà 
peut-être  était  au  Prieuré.  Un  instant  elle  avait  pensé  à  revenir 
elle-même,  et  une  avide  tentation  l'avait  pressée  d'être  là,  les  yeux 
fixés  sur  lui,  tandis  qu'il  parlerait,  tandis  qu'il  dirait  à  M.  Fleuriel 
qu'il  aimait  Colombe  et  qu'il  demanderait  sa  main.  H  lui  semblait 
que,  si  elle  ne  jouissait  point  de  l'expression  du  visage  de  Colombe 
en  ce  périlleux  moment,  elle  allait  manquer  la  plus  belle  et  la  der- 
nière scène  de  cette  comédie,  et  se  refuser  un  spectacle  que  jamais 
il  ne  lui  serait  donné  de  revoir.  Elle  eut  pourtant  cette  sagesse  qui 
lui  paraissait  aussi  de  la  grandeur  :  elle  eut  pitié  des  deux  coupa- 
bles ,  elle  ne  voulait  point  les  écraser  du  poids  de  sa  présence.  Il  lui 
suffisait  qu'ils  connussent  bien  tout  ce  qu'ils  allaient  lui  devoir,  que 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  sentiment  de  cette  lourde  et  cruelle  obligation  les  poursuivît 
sans  relâche,  sans  trêve,  dans  le  présent  comme  dans  l'avenir,  jus- 
qu'au pied  de  l'autel  où  elle  les  verrait  unis  à  jamais  dans  leur 
froid  bonheur.  * 

Ah  !  la  belle  et  fière  revanche  !  Ah  !  quelle  volupté  de  penser  que 
jamais  ils  ne  pourraient  tous  deux  la  regarder  sans  contrainte, 
jamais  lui  parler  sans  une  émotion  dans  le  cœur  et  dans  la  voix! 
Colombe  encore  saurait  déguiser  les  mouvemens  de  son  âme,  car 
elle  était  habile  aux  déguisemens  de  toute  sorte  ;  mais  lui...  Tout  à 
coup  Hyacinthe  s'arrêta  au  milieu  de  ces  beaux  rêves,  au  plus  fort  de 
son  ivresse.  Elle  avait  cru  voir  glisser  une  forme  blanche  derrière 
les  hêtres,  au  bord  de  la  futaie;  mais  non,  un  jeu  de  soleil,  un  mi- 
rage sans  doute...  Elle  ne  voyait  plus  rien,  et  sa  solitude  était  bien 
entière.  Un  seul  bruit  la  troublait;  encore  depuis  longtemps  elle  en 
avait  pris  son  parti  :  c'étaient  les  chants  des  chercheurs  de  noi- 
settes dans  le  taillis  et  le  rire  importun  des  amoureux  au  fond  du 
bois. 

L'abbé  Joye,  les  vêpres  dites,  était  retourné  au  grand  pres- 
bytère; mais  Philippe  n'était  pas  chez  lui.  La  servante  Bernar- 
dine, ne  l'ayant  point  vu  passer  par  la  cour,  en  concluait  qu'il 
avait  dû  sortir  par-dessus  le  mur  de  son  jardin  et  descendre  par 
les  vignes;  elle  fit  remarquer  à  M.  le  curé  que  c'était  là  un  étrange 
chemin. 

Ce  que  l'absence  de  Philippe  fît  éprouver  à  l'abbé  ne  peut  se 
comparer  qu'aux  sensations  d'un  jeune  soldat  que  ses  chefs  ont 
envoyé  au  feu  pour  la  première  fois  et  qui  revient  au  camp  sans 
avoir  trouvé  l'occasion  de  brûler  une  amorce.  Il  faisait  le  brave  en 
partant,  au  retour  c'est  un  héros.  Ah  !  si  l'ennemi  avait  été  là  !  Ah  ! 
si  l'abbé  avait  rencontré  celui  qu'il  cherchait!  Mille  choses  qu'il 
lui  aurait  dites,  et  à  quoi  il  n'avait  point  du  tout  pensé  auparavant, 
se  pressaient  maintenant  sur  ses  lèvres.  11  réfléchit  que  la  leçon 
composée  par  Hyacinthe  lui  aurait  été  bien  inutile,  car  il  aurait 
trouvé  mieux  :  il  aurait  assez  tiré  de  son  propre  fonds  pour  faire 
rentrer  Philippe  sous  terre;  mais  le  jeune  homme  enfin  n'était  pas 
chez  lui,  et  l'abbé  n'y  pouvait  rien.  Ce  n'était  pas  sa  faute  assuré- 
ment si  sa  mission  n'était  pas  remplie.  11  ne  lui  restait  plus  qu'à  se 
fendre  au  Prieuré  de  ce  pas  pour  apprendre  à  Hyacinthe  ce  qu'il 
avait  fait. 

Comme  il  montait  par  la  traverse  et  qu'il  venait  de  passer  le 
pont,  qu'il  marchait,  suivant  sa  coutume,  en  regardant  la  terre,  il 
entendit  à  quelque  distance  un  cri  rauque  et  prolongé.  Il  crut  d'a- 
bord que  c'était  celui  d'un  oiseau  de  proie,  et  il  leva  la  tête;  mais 
ce  n'était  point  dans  l'air  qu'il  fallait  regarder  :  ce  cri  était  un  ap- 


LE    PRIEURÉ.  181 

pel,  et  c'était  Jacqueline  qui  l'avait  poussé.  Il  l'aperçut  debout  sur 
le  sentier  qui  menait  à  sa  cabane;  elle  vint  vers  lui.  Bien  que  ce 
lieu  fût  parfaitement  désert,  elle  se  mit  à  lui  parler  tout  bas.  Les 
sauvages  se  méfient  de  tout,  même  des  feuilles,  qui  sont  bavardes. 
Jacqueline  montrait  avec  son  fidèle  bâton,  à  l'autre  bout  du  sentier, 
le  chemin  parallèle  à  la  traverse,  et  qui  tournait  autour  des  jardi- 
nets du  hameau  rasant  d'abord  sa  maison,  l'un  des  trois  chemins 
qui  menaient  au  bois.  L'abbé  la  remercia  et  passa. 

Mais  qui  l'eût  vu  continuer  sa  route  aurait  remarqué  combien  son 
pas  était  tout  à  coup  devenu  plus  lourd;  ce  pas-là  sonnait  la  charge. 
Il  traversa  le  hameau  :  une  troupe  d'enfans  qui  jouaient  à  cligne- 
musette  lui  barraient  le  passage,  et  celui  qui  tenait  les  yeux  fermés 
vint  se  heurter  contre  lui  :  il  le  repoussa  rudement.  Aussitôt  il  se 
reprocha  ce  mouvement  injuste,  rappela  l'enfant,  l'embrassa;  le 
pauvre  petit,  effrayé  du  coup  qu'il  avait  reçu,  ne  l'était  guère 
moins  de  l'embrassade.  L'abbé,  pour  le  rassurer,  prit  encore  le 
temps  de  chercher  une  image  dans  les  feuillets  de  son  bréviaire  et 
la  lui  donna,  puis  il  gagna  la  porte  du  Prieuré.  En  entrant,  il  alla 
droit  au  parloir.  M'"''  Fleuriel  faisait  une  lecture  édifiante,  assise 
dans  l'embrasure  de  l'une  des  croisées;  M.  Fleuriel  se  tenait  dans 
l'autre;  ils  ne  pouvaient  se  voir  et  ils  en  étaient  charmés  tous  les 
deux.  L'abbé  s'arrêta  sur  le  seuil,  et  leva  les  yeux  au  ciel.  —  Le 
prêtre,  se  disait-il,  a  reçu  en  dépôt  la  verge  du  Seigneur.  Elle  est 
faite  pour  frapper.  — M.  Fleuriel  s'était  levé  et  lui  faisait  de  grands 
signes  qui  lui  demandaient  s'il  avait  vu  celui  qu'il  devait  voir... 
L'abbé  n'en  tint  point  de  compte.  Il  s'avança  vers  M'"*  Fleuriel,  et, 
trouvant  une  chaise  devant  la  sienne,  il  s'y  assit. 

—  Madame,  lui  dit-il,  la  volonté  de  votre  fille  Hyacinthe  et  celle 
de  M.  Fleuriel,  votre  mari,  m'avaient  imposé  aujourd'hui  une  pé- 
nible mission.  Je  n'ai  pu  la  remplir  auprès  de  la  personne  à  laquelle 
ils  m'envoyaient  tous  les  deux,  je  la  remplirai  donc  auprès  de 
vous... 

M.  Fleuriel  fit  un  bond  à  sa  croisée. 

—  J'ai  lieu  de  croire,  continua  l'abbé,  que  le  résultat  sera  le 
même... 

—  Monsieur  le  curé,  interrompit  aigrement  M™^  Fleuriel,  vous  me 
cariez,  je  crois,  en  latin;  je  ne  vous  comprends  guère.  Et  d'abord 
quelle  est,  je  vous  prie,  la  personne  à  qui  M.  Fleuriel  et  sa  fille 
Hyacinthe  vous  avaient  envoyé? 

—  Cette  personne  est  Philippe  Montgivrault,,  dit  l'abbé. 
M"""  Fleuriel  ne  comprenait  pas  davantage. 

—  Si  c'est  à  lui  que  vous  voulez  parler,  répliqua-t-elle  plus  gra- 
cieusement, vous  pouvez  l'attendre  ici,  monsieur  le  curé.  Il  y  va, 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

venir.  Vraiment  il  n'y  manquera  point  dès  qu'il  aura  fini  de  s'en- 
tretenir avec  son  tuteur. 

—  M.  Montgivrault,  le  tuteur  de  Philippe,  n'est  plus  à  Fourières, 
reprit  l'abbé. 

—  Quoi!  s'écria-t-elle.  Que  dites-vous? 
M.  Fleuriel  se  rapprocha. 

—  Comment  ce  que  vous  m'annoncez  est -il  possible?  reprit 
M""  Fleuriel. 

—  Madame,  dit  l'abbé,  parlons  de  la  mission  qui  m'amène.  Il 
convient  que  je  vous  dise  tout  de  suite  de  quoi  il  s'agit.  C'est  de 
l'avenir  de  votre  fille  Colombe. 

—  De  ma  fille  Colombe,  répéta-t-elle  au  comble  de  l'étonnement. 

—  Auparavant,  continua  l'abbé,  souiïrez,  je  vous  prie,  que  je 
me  reporte  un  moment  au  passé.  Vous  souvient-il  que  votre  fille 
Hyacinthe  et  Philippe  Mongivrault  ont  le  même  âge,  étant  nés  jus- 
tement le  même  jour,  il  y  a  vingt-deux  ans.  Leur  enfance  fut  celle 
d'une  sœur  et  d'un  frère ,  et  cependant  ils  ne  l'étaient  point.  Tout 
leur  commandait  de  s'aimer...  Mais  ne  poussons  pas  plus  loin  ces 
réminiscences  cruelles.  Quand  après  une  absence  de  cinq  ans  Phi- 
lippe Montgivrault  est  revenu  à  Fourières,  Hyacinthe  a  pu  croire 
sans  aveuglement  qu'il  y  revenait  surtout  à  cause  d'elle... 

—  Elle  n'y  a  point  manqué,  interrompit  encore  M'"*  Fleuriel. 
Voilà  le  plaisant! 

—  Je  vous  conseille  de  laisser  parler  monsieur  le  curé,  s'écria 
M.  Fleuriel.- 

—  Et  cependant,  reprit  l'abbé  avec  une  force  croissante,  c'est  à 
votre  fille  Colombe  qu'on  a  vu  Philippe  s'attacher.  Je  veux  passer 
sous  silence  ce  que  Colombe  a  fait  pour  s'assurer  le  cœur  de  ce 
jeune  homme.  Vous-même,  qui  de  cette  intrigue  ne  connaissez  que 
la  surface,  vous  l'avez  favorisée.  Applaudissez  à  votre  ouvrage...  Les 
choses  en  sont  venues  au  point  que  vous  souhaitiez  ;  mais  votre 
prudence  doit  vous  avertir  qu'il  faut  les  mener  plus  loin  encore.  Il 
est  temps  de  marier  ces  jeunes  gens,  et  pourtant  vous  n'êtes  point 
libre  de  le  faire. 

—  Je  ne  suis  pas  libre!  s'écria  M'"^  Fleuriel. 

—  Non,  dit  l'abbé,  vous  ne  l'êtes  pas,  car  pour  conclure  ce  ma- 
riage il  ne  suffit  pas  de  votre  volonté;  toutes  les  lois  religieuses  et 
civiles  vous  obligent  à  rechercher  encore  celle  de  votre  mari,  et 
votre  conscience  vous  oblige  à  demander  l'aveu  d'Hyacinthe. 

—  D'Hyacinthe!  murmura  M'"^  Fleuriel,  qui  étouffait  de  colère; 
assurément  vous  rêvez. 

—  Oui,  reprit  M.  Fleuriel  d'une  voix  ferme,  l'aveu  d'Hyacinthe, 
entendez- vous?  sans  lequel  je  vous  refuserais  le  mien. 


LE    PRIEURÉ.  183 

—  Hyacinthe,  dit  l'abbé,  vous  donne  donc  cet  aveu  par  ma  bou- 
che. Et  maintenant  que  Dieu  pardonne  à  votre  fille  cadette  et  à 
vous  comme  votre  fille  aînée  vous  pardonne  le  mal  que  vous  lui 
avez  fait  ! 

—  Âh!  s'écria  M'"'  Fleuriel,  recouvrant  la  voix  qui  lui  manquait, 
Hyacinthe  nous  pardonne!  Monsieur  le  curé,  si  ce  n'était  par  res- 
pect pour  votre  robe,  je  vous  dirais  que  vous  êtes...  Quant  à 
M.  Fleuriel,  tout  le  monde  sait  qu'il  est  fou.  Quoi!  M"'  Hyacinthe 
fait  la  généreuse!  Elle  veut  bien  consentir  à  ce  que  je  marie  sa 
sœur!...  Mais  où  donc  est  Colombe?  Il  faut  que  je  la  voie,  il  faut 
que  je  lui  apprenne  cette  bonne  nouvelle...  Sa  sœur  ne  s'oppose 
point... 

Et  M'"''  Fleuriel  se  mit  à  la  croisée,  appelant  :  —  Colombe!  Co- 
lombe ! 

—  Ne  l'appelez  point,  dit  l'abbé;  elle  n'est  pas  à  la  maison. 

—  Eh  bien!  fit  M'"*  Fleuriel  en  se  retournant,  vous  savez  donc 
où  elle  est? 

—  Elle  est  au  bois  des  Mées,  répliqua-t-il. 

Et  comme  M'"'  Fleuriel  interdite  demeurait  d'abord  sans  réponse  : 
—  Elle  s'y  est  rendue  par  le  chemin  des  troènes,  reprit-il.  Philippe 
Montgivrault  y  allait  de  son  côté  par  celui  qui  passe  derrière  le 
hameau... 

M'"*  Fleuriel  fut  héroïque.  Elle  interrompit  l'abbé,  et,  le  regar- 
dant en  face  :  —  Je  le  savais,  dit-elle. 

Puis  elle  sortit. 

—  Qu'allons-nous  faire?  s'écria  M.  Fleuriel;  Hyacinthe  aussi  est 
au  bois  des  Mées, 

XXII. 

C'était  bien  la  robe  blanche  de  Colombe  que  Hyacinthe  avait 
aperçue  derrière  les  arbres.  La  victorieuse  pensionnaire,  n'ayant 
garde  d'entrer  dans  le  taillis  d'où  partaient  ces  chants  qui  l' alar- 
maient, n'osant  non  plus  s'engager  trop  avant  dans  le  bois,  de  peur 
que  Philippe  ne  s'égarât  à  sa  poursuite,  s'était  glissée  tout  le  long 
de  la  rampe  du  coteau,  sur  la  lisière  de  la  futaie.  Elle  s'était  arrê- 
tée à  quelque  distance  du  chemin  que  Philippe  devait  prendre, 
dans  une  sorte  d'étroite  clairière  formée  sur  l'escarpement  même 
entre  déjeunes  cépées  de  bouleaux  et  des  buissons  de  genévriers, 
un  maigre  rideau  pour  abriter  un  rendez-vous,  car  le  genévrier  n'est 
qu'un  arbre  nain,  et  le  feuillage  du  bouleau  est  clair.  Colombe  s'agi- 
tait avec  une  fiévreuse  impatience  dans  sa  cachette  si  peu  sûre ,  où 
l'on  ne  pouvait  que  trop  aisément  plonger  d'en  haut;  mais  le  moyen 
d'en  trouver  une  autre?  Et  M"*  Colombe  s'en  prenait  à  ces  arbres 


iSh  r.liVUE    DES    DEUX    310.NDES. 

de  la  futaie  qui  étaient  grands,  à  sa  robe,  qui  était  blanclie,  mais 
qu'elle  n'avait  osé  changer,  de  crainte  d'éveiller  les  soupçons  de 
sa  mère.  Elle  s'en  prenait  surtout  à  la  lenteur  de  Philippe.  Enfin 
elle  entendit  un  pas  précipité  sur  le  sentier.  Elle  avança  la  tète 
avec  mille  précautions  entre  les  branches. 

—  C'est  vous!  dit-elle;  je  commençais  à  croire  que  votre  tuteur 
vous  avait  mis  au  cachot. 

—  J'ai  fait  ce  que  vous  souhaitiez,  s'écria  Philippe  d'un  air 
égaré.  J'ai  renié  ce  que  j'adorais,  et  je  me  suis  prosterné  devant 
vos  autels.  J'ai  rompu  pour  jamais  avec  le  guide  de  ma  jeunesse.  Je 
n'ai  plus  de  foi,  je  n'ai  plus  de  parens,  je  n'ai  plus  d'amis,  et  me 
voilà  seul  au  monde... 

—  Il  me  semble,  dit  Colombe,  que  vous  n'avez  rien  à  regretter, 
si  je  vous  reste. 

—  Aussi,  reprit-il,  je  ne  regrette  rien.  Je  ne  veux  plus  que  dé- 
sirer et  qu'espérer.  L'épreuve  de  ce  matin  doit  vous  suffire.  iN'êtes- 
vous  point  contente  de  moi?  Et  qu'attendez-vous  encore  pour  ré- 
compenser tant  de  sacrifices  ? 

—  Ce  que  j'attends?  repartit  Colombe.  Répondez  d'abord  à  la 
question  que  je  vais  vous  poser.  Qu'avez-vous  fait  de  votre  tuteur? 

—  Âh  !  vous  allez  le  savoir,  dit  Philippe.  Il  est  entré  chez  moi  le 
reproche,  la  menace  à  la  bouche.  11  m'avait  vu  sortir  de  la  messe, 
il  m'a  jeté  au  visage  mes  croyances  trahies,  et  j'ai  gardé  le  silence; 
mais  il  vous  avait  vue  près  de  moi,  il  a  deviné  facilement  que  je 
vous  aimais,  et  que  c'était  vous  qui  m'aviez  conduit  par  la  force 
dans  cette  église.  Il  m'a  adjuré  de  quitter  Fourières  et  de  vous  fuir. 
J'ai  refusé.  Alors  il  m'a  sommé  de  choisir  entre  ce  qu'il  appelait 
l'opprobre  de  mon  amour  et  son  amitié... 

—  Je  ne  doute  guère  du  choix  que  vous  avez  fait,  dit  Colombe; 
mais  au  moins  est-il  parti? 

—  En  me  maudissant... 

—  En  vous  maudissant,  reprit-elle;  à  la  bonne  heure!  Et  main- 
tenant en  effet  je  n'attends  plus  rien.  Ma  mère  est  avertie.  Oh!  je 
n'ai  pas  perdu  mon  temps,  moi  non  plus,  vous  le  voyez.  Elle  sait 
que  vous  allez  lui  demander  ma  main.  Retournons  donc  au  Prieuré. 

—  Quoi!  s'écria-t-il,  pour  la  première  fois  qu'il  m'est  permis  de 
vous  voir  sans  témoin,  nous  séparer  si  vite  1  J'arrive,  et  sur  com- 
l^ien  de  choses  sacrées  n'ai-je  point  marché  pour  venir  à  vous!  mais 
la  pensée  de  cette  solitude  où  vous  m'attendiez  m'aurait  fait  fouler 
aux  pieds,  sans  hésiter,  toute  la  terre.... 

—  N'importe,  dit  Colombe,  je  ne  veux  pas  rester.  Est-ce  que 
vous  n'entendez  pas  ces  chants  dans  le  fond  du  bois?  Ce  sont  les 
gens  du  village.  Il  n'y  a  point  de  sûreté  ici.  Et  là-haut,  sous  ces 
grands  arbres  qui  montent  tout  droit,  il  n'y  en  a  pas  davantage. 


LE    PRIEUnÉ.  185 

J'aimerais  autant  les  avenues  d'un  parc.  Allez,  je  serai  toujours 
plus  prudente  que  vous.  11  faut  partir. 

—  Non,  fit-il,  je  ne  vous  obéirai  pas.  Partir  au  bout  d'un  mo- 
ment, avant  que  j'aie  pu  rien  vous  dire  de  ce  que  vous  me  faites 
éprouver,  quand  je  n'ai  pas  touché  votre  main!  Mais  vous  ne  savez 
donc  pas  quelle  insupportable  contrainte  je  subis  auprès  de  vous 
depuis  quelques  jours,  et  quels  rêves  m'ont  conduit  sur  le  chemin 
du  bois  des  Mées?  Vous  ne  savez  donc  pas  que  je  vous  aime,  que 
je  n'ai  jamais  aimé  avant  vous?... 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute,  dit  la  pensionnaire  à  demi-voix,  s'il  y 
a  du  monde  dans  ce  taillis... 

Hyacinthe  revenait  de  l'autre  bout  de  la  futaie.  Elle  croyait  avoir 
assez  prolongé  cette  promenade;  il  était  temps  de  regagner  la  mai- 
son. Elle  allait  y  rentrer  comme  une  reine  que  sa  propre  volonté 
avait  bannie,  et  qui  consent  à  revoir  son  peuple  ingrat  et  méchant. 
Elle  n'est  armée  que  de  clémence  et  d'ironie,  deux  armes  terribles. 
Hyacinthe  se  promettait  bien  de  saluer  cordialement  sa  sœur  et  de 
sourire  à  Philippe.  Quelle  joie  que  de  sentir  son  âme  droite,  lim- 
pide, sereine,  en  face  de  ces  deux  âmes  troublées  et  rompues  k  la 
feinte!  Comme  son  isolement  lui  semblait  beau,  quand  elle  le  com- 
parait à  cette  union  qui  allait  s'accomplir!  Quel  prix  lui  paraissait 
avoir  sa  liberté  reconquise,  quand  elle  songeait  à  ces  chaînes  men- 
teuses qu'elle  allait  voir  forger  et  traîner  sous  ses  yeux!  Ah  !  comme 
le  spectacle  de  cet  amour  eût  été  fait  pour  achever  de  la  guérir,  si 
déjà  elle  n'avait  été  si  bien  guérie!  —  Elle  arrivait  en  ce  moment 
au  chemin  du  hameau;  mais  l'autre  en  était  si  proche:  Hyacinthe 
se  trompa  de  chemin... 

— Écoutez  donc  ces  chants!  disait  Colombe.  Il  me  semble  qu'ils 
se  rapprochent. 

—  Ils  s'éloignent,  répondit  Philippe.  Ceux  qui  chantent  sont  des 
amoureux  comme  moi. 

—  Oh!  fit  Colombe.  Je  suis  sûre  qu'ils  sont  bien  plus  sages. 

—  C'est  qu'ils  sont  plus  heureux,  reprit-il;  c'est  qu'on  leur  per- 
met ce  que  vous  me  défendez,  c'est  qu'ils  sont  aimés  comme  ils 
aiment.  Ils  ne  sentent  donc  pas  l'impatience  qui  me  dévore,  ni  la 
peur  de  ne  jamais  retrouver  de  si  beaux  momens  perdus. 

—  Voyons!  dit  Colombe,  je  vais  vous  faire  une  promesse.  Nous 
reviendrons  au  bois  demain,  si  vous  le  voulez;  mais  tout  m'effraie 
aujourd'hui... 

—  Demain!  s'écria-t-il;  songez  à  tout  ce  qui  nous  sépare  de  de- 
main. On  ne  possède  bien  que  le  moment  présent.  Vous  êtes  ici, 
maintenant,  près  de  moi.  Je  tiens  votre  main.  Vos  yeux  qui  me 
semblent  si  beaux... 

—  Ils  le  sont  moins  que  d'autres  yeux  que  je  connais,  interrom- 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pit-elle  en  riant,  et  ils  me  feraient  une  bonne  réputation,  s'ils  s'avi- 
saient de  briller  aussi  fort. 

—  Mes  yeux  brillent  parce  que  mon  cœur  est  en  feu.  Il  fut  long- 
temps aussi  froid  que  le  vôtre.  Vous  l'avez  changé!... 

—  Vraiment  oui  ?  dit-elle.  Il  me  semble  que  vous  êtes  bien  changé, 
et  je  n'aurais  jamais  cru Philippe,  laissez-moi... 

Mais  il  l'avait  entourée  de  ses  bras...  Soudain  une  pierre  roula 
sur  l'escarpement  de  la  futaie.  Colombe  se  dégagea  brusquement, 
tous  deux  levèrent  la  tête;  puis  Colombe  s'enfuit,  laissant  des  lam- 
beaux de  sa  robe  blanche  à  tous  les  buissons,  et  Philippe  la  suivit. 

Hyacinthe  était  là,  appuyée  contre  l'un  des  géans  de  la  hêtrée, 
les  yeux  dans  la  clairière.  Son  pied  avait  glissé  sur  le  bord  de  la 
rampe,  et  la  pierre  accusatrice  avait  roulé.  Après  le  départ  des 
deux  fugitifs,  elle  ne  quitta  point  cette  place  funeste.  Ses  yeux  ne 
pouvaient  se  détacher  du  miroir  ardent  qui  conservait  leurs  images, 
et  toujours  elle  les  voyait  enlacés. 

Le  crépuscule  tombait.  Les  chercheurs  de  noisettes  remontèrent 
du  fond  du  bois.  Ils  ne  revenaient  point  comme  ils  étaient  partis, 
par  troupes  et  en  chantant,  mais  par  couples  et  se  parlant  tout  bas. 
Plusieurs  se  donnèrent  un  baiser  d'adieu  avant  de  rentrer  dans  le 
hameau,  et  Hyacinthe  entendit  l'écho  de  ces  baisers  sonores.  Les 
derniers  passèrent,  le  taillis  redevint  muet;  les  ténèbres  envahis- 
saient la  futaie  par  grandes  ondes;  la  nuit  venait. 

—  Hyacinthe!  Hyacinthe!  où  êtes- vous? — Ces  cris,  qui  retentis- 
saient sous  la  feuillée,  la  tirèrent  de  son  rêve  cruel.  —  Hyacinthe! 
disait  une  autre  voix.  C'était  son  père,  c'était  l'abbé.  Elle  ne  vou- 
lait pas  leur  répondre;  mais  ils  savaient  quel  chemin  elle  avait  pris. 
Ils  virent  une  ombre  à  demi  renversée  sur  la  mousse,  et  ils  accou- 
rurent. M.  Fleuriel  se  mit  à  genoux  devant  sa  fille.  L'abbé  demeu- 
rait debout  auprès  d'elle,  cherchant  des  yeux  autour  de  lui.  Il 
aperçut  quelque  chose  qui  brillait,  au-dessous  de  l'escarpement, 
dans  les  genévriers,  et  il  descendit.  C'était  un  morceau  d'étoffe 
blanche.  Il  le  tenait  à  la  main  quand  il  revint  près  d'Hyacinthe. 

—  Jetez  cela!  s'écria-t-elle.  Il  obéit. 

Tout  à  coup  Hyacinthe  se  leva,  et  tendant  une  main  à  son  père, 
l'autre  à  l'abbé  :  —  Pardonnez-moi,  leur  dit-elle,  voilà  le  dernier 
chagrin  que  je  vous  cause.  C'est  bien  ma  dernière  faiblesse.  Oh!  je 
peux  tout  voir  à  présent. 

Et  elle  se  mit  à  marcher  devant  eux  sur  la  route  du  Prieuré.  Ils 
la  suivaient  en  silence.  Comme  ils  arrivaient  au  préau,  elle  se  re- 
tourna. —  Mon  père,  dit-elle,  nous  allons  fixer,  en  rentrant,  le 
jour  du  mariage. 

—  Hyacinthe,  s'écria  M,  Fleuriel,  je  ne  parlerai  point  devant 
vous.  Je  ne  ferai  pas  ce  plaisir  à  votre  mère. 


LE    PRIEURE. 


187 


—  Ma  fille,  dit  l'abbé,  quand  de  telles  choses  vont  se  débattre, 
vous  ne  commettrez  point  la  folie  d'être  présente... 

—  Allez!  interrompit  Hyacinthe  avec  un  sourire  qui  lui  déchirait 
les  lèvres,  je  suis  maintenant  plus  forte  que  vous. 

XXIIl. 

Deux  années  se  sont  écoulées.  Quelques  mois  après  le  mariage 
de  Colombe,  M'"»  Fleuriel  a  rendu  à  Dieu  son  âme  sensible  et  douce; 
mais  elle  se  survit  dans  sa  fille  cadette.  Colombe  et  Philippe  habi- 
tent le  grand  presbytère.  M'"*  Montgivrault  est  la  plus  grande  dame 
de  la  paroisse,  et  M.  Montgivrault  en  est  l'homme  le  plus  pieux.  Il 
faut  voir  la  belle  figure  qu'il  fait  chaque  dimanche  à  Téglise  dans 
le  banc  d'œuvre,  car  le  voilà  marguillier!  C'est  un  bon  chrétien  et 
un  bon  mari,  suivant  la  prophétie  de  M'"*  Fleuriel.  Il  sait  bien  toute 
l'étendue  de  ce  qu'il  doit  aux  yeux  noirs  de  sa  chère  femme,  son 
bonheur  dans  ce  monde  et  l'espérance  du  salut  dans  l'autre.  Quant 
à  la  philosophie,...  où  sont  les  neiges  d'antan?  Philippe  un  jour 
pourtant  a  reçu  une  lettre  de  son  tuteur,  car  l'avocat  Montgivrault 
ne  peut  se  décider  à  se  tenir  pour  battu;  il  a  caché  cette  lettre  à 
sa  femme,  et  durant  quelques  jours  on  l'a  vu  soucieux,  mais  le 
nuage  s'est  dissipé.  Le  temps  des  regrets  n'est  pas  encore  venu. 
Colombe  rend  peu  de  visites  au  Prieuré  et  n'y  conduit  jamais  son 
mari. 

Sa  mère,  en  la  mariant,  lui  avait  dit  :  «  C'est  pour  vous  que  vous 
prenez  un  mari.  Colombe.  »  Ces  mots  contenaient  un  bon  conseil. 
Colombe,  toujours  prudente,  a  mis  le  cœur  de  son  mari  en  cage 
€t  sa  conscience  en  prison.  La  cage  est  dorée,  mais  étroite;  la  pri- 
son n'est  pas  trop  sombre,  mais  on  voit  au  fond  les  instrumens 
de  torture  tout  prêts  pour  le  cas  où  le  prisonnier  s'aviserait  de 
faire  le  rebelle.  La  solitude  des  deux  jeunes  époux  n'est  guère 
troublée  dans  leur  grande  maison,  et  les  soirs  d'hiver,  au  coin  du 
foyer,  dans  la  chambre  neuve  et  richement  parée  de  M'"®  Montgi- 
vrault, ils  sont  tentés  de  se  croire  au  ciel.  Ces  soirées  sont  longues, 
mais  Colombe  est  habile  à  les  animer  et  à  les  remplir.  Tour  à  tour 
elle  fait  le  lutin  et  le  docteur,  et  l'heure  passe,  et  le  sommeil  en- 
suite sera  doux.  Cependant  Philippe ,  enfermé  dans  ce  paradis  de 
l'amour,  sent  parfois  que  ce  n'est  pas  lui  qui  en  tient  les  clés.  Ses 
regards  se  fatiguent  à  la  longue  de  contempler  son  maître,  d'errer 
sur  les  meubles  de  cette  chambre  témoins  de  sa  félicité  si  parfaite, 
et  il  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  le  monde  s'est  singulière- 
ment rétréci  autour  de  lui  depuis  qu'il  est  heureux.  Colombe  aper- 
çoit encore  une  ombre  sur  le  front  de  son  mari;  elle  l'interroge. 
11  n'a  garde  de  répondre;  il  sait  trop  bien  ce  qu'il  lui  en  coûterait. 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Hyacinthe  vit  depuis  deux  ans  dans  la  vieille  maison  noire,  entre 
son  père  et  l'abbé,  qui  s'est  accoutumé  peu  à  peu  à  venir  dîner  au 
Prieuré  tous  les  jours.  Les  soirs  d'été,  assis  tous  trois  sur  la  ter- 
rasse, les  yeux  sur  le  riant  paysage  animé  par  la  rivière,  ils  se 
disent  à  demi-mot  des  choses  qui  feraient  sourire  ceux  qui  n'ont 
point  la  pureté  du  cœur.  Hyacinthe  a  tenu  parole  :  elle  s'est  mon- 
trée forte  au  jour  de  l'épreuve,  et  l'est  demeurée.  Elle  ne  paraît 
point  différente  de  ce  qu'elle  était  autrefois,  si  ce  n'est  qu'on  lui 
voit  un  peu  plus  de  sérieux  sur  le  visage.  Ce  qui  s'agite  dans  le 
fond  de  son  âme,  ce  qui  passe  devant  ses  yeux  dans  le  secret  des 
nuits,  nul  ne  le  sait.  Elle  a  mis  un  sceau  sur  ses  lèvres  :  c'est  un 
sourire  égal  çt  doux,  qui  ne  trahit  ni  regrets  ni  désirs.  Seulement 
il  arrive  souvent  à  Hyacinthe  de  dire  qu'elle  aura  bientôt  vingt- 
cinq  ans,  ce  qui  rappelle  fort  amèrement  à  M.  Fleuriel  qu'il  en  a 
soixante,  et  que  sa  fille  un  jour  restera  seule  au  monde.  Alors  il  re- 
garde l'abbé,  qui  détourne  les  yeux.  L'abbé  est  plus  jeune,  et  il  a 
plus  de  temps  à  vivre;  mais  il  n'est  pas  le  père  d'Hyacinthe ,  et  il 
est  prêtre.  Il  revient  bien  tristement  à  Fourières,  et,  en  passant  de- 
vant le  grand  presbytère,  il  ne  peut  s'empêcher  de  soupirer  et  de 
se  dire  :  «  Dieu  a  voulu  cela!  »  Il  n'a  pas  perdu  l'espérance  de  trou- 
ver à  Hyacinthe  un  soutien  et  un  guide  ;  mais  où  le  chercher  ?  De 
l'est  à  l'ouest,  du  septentrion  au  midi,  le  pays  est  vide.  A  dix  lieues 
à  la  ronde,  il  n'y  a  pas  un  homme  à  marier. 

Au  bout  de  la  deuxième  année,  on  le  vit  pourtant  arriver  au 
Prieuré  dans  un  trouble  extraordinaire.  Le  matin  même,  il  avait 
appris  que  le  maître  octogénaire  d'un  grand  domaine  situé  à  Saint- 
Pern  était  mort  à  la  ville,  et  que  son  neveu  et  son  héritier,  étant 
venu  visiter  cette  terre  qui  lui  avait  plu,  allait  en  faire  sa  rési- 
dence. Hyacinthe  s'étonna  de  le  voir  si  ému  d'une  chose  qui  lui 
importait  si  peu;  mais  M.  Fleuriel,  qui  comprenait  les  espérances  de 
son  ami,  se  garda  bien  de  les  contredire.  Le  mois  suivant,  l'abbé 
fit  connaissance  avec  celui  qu'il  nommait  déjà  le  nouveau  seigneur; 
cette  fois  encore,  il  revint  ivre  de  plaisir  au  Prieuré.  —  C'est  un 
homme  de  trente  ans,  disait-il.  Sa  figure  est  belle.  On  dit  qu'il  est 
poète,  et  que  pour  cette  raison  son  oncle  l'aurait  déshérité,  s'il  en 
avait  eu  le  temps...  Il  est  grand  chasseur. 

Et  se  tournant  vers  M.  Fleuriel  :  —  Il  viendra  chasser  chez  vous, 
lui  dit-il,  au  bois  des  Mées. 

Hyacinthe  ravivait  le  feu,  car  on  était  en  hiver.  M.  Fleuriel  s'ap- 
procha, saisit  une  bûche  énorme  et  la. jeta  dans  le  foyer.  — Mon 
père,  dit  Hyacinthe  en  riant,  voulez-vous  donc  faire  un  feu  de  joie? 

Ce  jour-là,  l'abbé  ne  dîna  point  :  il  avait  besoin  de  rentrer  chez 
lui  pour  prier  Dieu. 

Paul  Perret. 


LA 


GUERRE  D'AMÉRIQUE 


LE   MARCHÉ   DU   COTON 


De  temps  en  temps  il  nous  arrive,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique, 
des  bruits  de  trêve  et  de  conciliation  qui  tiennent  en  suspens  l'at- 
tention de  l'Europe.  Tantôt  il  s'agit  de  commissions  mixtes  qui 
auraient  été  nommées  par  les  deux  congrès  américains  pour  dé- 
battre les  préliminaires  d'un  arrangement  entre  les  parties  belligé- 
rantes; tantôt  ce  sont  des  messagers  de  paix,  des  porteurs  de  paroles 
qui  franchissent  les  lignes  des  camps  et  qu'on  dit  investis  de  pou- 
voirs secrets.  Plus  récemment,  c'est  le  président  de  l'Union  qui  a 
fait  et  reçu  en  personne  des  ouvertures  promptement  jugées  inad- 
missibles. En  s'emparant  de  ces  nouvelles,  le  public  européen  en 
grossit  l'effet  et  y  ajoute  ses  commentaires.  Chacun  les  juge  sui- 
vant ses  intérêts  ou  le  sentiment  qu'il  y  apporte.  Pour  ceux  qui  sont 
engagés  dans  des  opérations  industrielles  ou  commerciales,  c'est 
l'objet  d'une  sollicitude  directe;  pour  les  autres,  c'est  un  soulage- 
ment au  milieu  de  ces  scènes  douloureuses  qui,  en  se  prolongeant, 
ont  tendu  les  esprits  jusqu'à  la  lassitude.  Les  poitrines  se  dilatent  à 
la  pensée  que  l'effusion  du  sang  va  cesser.  Point  de  limites  aux  con- 
jectures; la  paix  paraît  faite  jusqu'au  moment  où  de  nouveaux  avis 
renversent  l'échafaudage  des  illusions.  Ces  surprises  et  ces  retours 
d'opinion,  qui  ne  sont  pas  toujours  exempts  de  calcul,  feraient 
moins  de  dupes  parmi  nous,  si  l'on  se  rendait  bien  compte  de  ce 
que  sont  les  faits  en  Amérique  et  de  ce  qu'y  valent  les  hommes.  On 


190  REVUE    DES    DEUX    MON'DES. 

s'est  trop  accoutumé  à  regarder  ces  événemens  lointains  comme  un 
spectacle  dont  on  supporte  mal  les  longueurs;  le  désir  qui  domine 
est  l'impatience  du  dénoûment,  et  peu  de  gens  cherchent  à  s'éclai- 
rer sur  ce  qu'il  doit  être  pour  avoir  des  effets  sérieux.  Aucune  no- 
tion ne  serait  pourtant  plus  utile  pour  se  prémunir  contre  les  bruits 
hasardés  qui  se  traduisent,  dans  le  maniement  des  intérêts,  par  des 
mouvemens  aléatoires.  Les  élémens  d'une  appréciation  exacte  ne 
manquent  pas,  pourvu  qu'on  les  prenne  dans  la  nature  des  choses 
et  non  dans  des  données  de  convention,  livrées  en  pâture,  au  jour 
le  jour,  à  la  crédulité  pubUque.  Ce  sont  ces  élémens  intrinsèques  que 
nous  allons  essayer  d'analyser,  en  glissant  sur  les  faits  de  guerre  et 
en  ne  nous  attachant  qu'aux  grands  traits  de  la  situation. 

I. 

Au  point  oîi  les  événemens  sont  arrivés,  il  ne  reste  plus  l'ombre 
d'un  doute  sur  la  conduite  que  jusqu'à  épuisement  de  leurs  forces 
tiendront  les  deux  partis  en  présence.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'effaceront 
de  leurs  drapeaux  les  fières  devises  qui  y  ont  été  inscrites  dès  l'ori- 
gine :  du  côté  du  nord,  rétablissement  de  l'Union;  du  côté  du  sud, 
démembrement  de  l'Union.  Dans  les  premières  années  de  la  rup- 
ture, l'esclavage  pouvait  être  un  cas  réservé;  il  ne  l'est  plus  au- 
jourd'hui. Des  engagemens  formels  ont  été  pris;  la  cause  du  nord 
est  liée  à  l'abolition  de  l'esclavage,  comme  celle  du  sud  au  main- 
tien de  l'institution  servile.  Il  n'y  a  d'équivoque  ni  dans  les  inten- 
tions, ni  dans  les  volontés,  ni  dans  les  actes. 

Entre  des  situations  si  tranchées,  un  accommodement  est-il  pos- 
sible? peut-il  aboutir?  Voilà  ce  qu'il  faut  se  demander  lorsqu'on  ap- 
prend que  des  négociations  sont  ouvertes.  Quel  moyen  terme  intro- 
duire dans  des  prétentions  absolues  et  qui  s'excluent  à  ce  point? 
L'imagination  la  plus  inventive  y  échouerait  sans  doute.  C'est,  il  est 
vrai,  des  deux  côtés  la  même  race,  parlant  la  même  langue,  long- 
temps liée  par  les  mômes  intérêts,  par  une  tradition  commune;  elle 
se  compose  d'hommes  également  braves  et  éclairés.  Que  de  motifs 
pour  s'entendre,  si  un  abîme  ne  s'était  creusé  entre  eux!  Tel  est 
l'empire  de  la  passion  que  ces  qualités  mêmes  n'ont  servi  qu'à  en- 
tretenir un  plus  grand  acharnement.  Dans  ces  chocs  à  outrance, 
les  cœurs  se  sont  aigris,  le  langage  s'est  envenimé,  le  vertige  de 
l'orgueil  a  obscurci  la  raison,  et  en  réalité  tous  les  griefs  se  résu- 
ment désormais  en  un  seul  grief,  le  désir  et  l'espoir  des  revanches, 
tous  les  débats  en  un  seul  débat,  c'est  de  savoir  lequel  cédera  des 
deux  partis  en  armes.  Un  esprit  nouveau,  dont  ce  pays  industrieux 
s'était  jusque-là  préservé,  est  né  de  la  circonstance,  l'esprit  mi- 


lA    GUERRE  ET  LE  COTON.  191 

litaire.  Timide  et  circonspect  au  début,  il  a  aujourd'hui  la  voix 
haute,  sent  de  quel  poids  il  pèse  dans  ce  qui  s'agite,  et  survivra 
aux  événemens.  Si  ce  n'est  pas  un  maître,  c'est  du  moins  un  sur- 
veillant. Pour  le  conseil  comme  pour  l'action,  il  faudra,  quoi  qu'il 
arrive,  compter  avec  lui. 

S'il  ne  s'agissait,  dans  une  négociation,  que  de  souscrire  à  quel- 
ques ménagemens  de  forme,  le  concert  serait  bientôt  rétabli  entre 
les  contend'ans.  Ils  ont,  dans  le  plus  vif  de  leur  différend,  conservé 
les  uns  pour  les  autres  une  estime  qui  rend  les  égards  faciles.  Au- 
cun des  partis  ne  veut  abuser  de  la  victoire,  ni  en  pousser  le  bé- 
néfice au-delà  des  points  litigieux.  Il  paraît  entendu  que,  si  l'Union 
parvient  à  se  reconstituer,  l'oubli  complet  du  passé  sera  la  pre- 
mière clause  du  pacte  à  intervenir,  qu'aucane  recherche  ne  pourra 
être  exercée  ni  contre  les  personnes  ni  contre  les  biens,  et  que 
les  états  un  instant  détachés  rentreront  dans  leurs  anciens  droits 
sous  la  seule  exception  des  droits  particuliers  qui  ont  motivé  la 
prise  d'arpies.  11  en  serait  de  même,  assure-t-on,  des  dettes  res- 
pectives, qui  seraient  confondues  dans  la  dette  publique  sans  dis- 
tinction d'origine.  Rien  de  plus  sensé  ni  de  plus  politique.  Ce  long 
duel  laissera  dans  les  cœurs  des  blessures  qu'il  ne  serait  pas  pru- 
dent d'envenimer,  et  le  grand  souci  des  pouvoirs  constitués,  si 
l'intégrité  des  états  se  reforme  ,  devra  être  d'effacer  jusqu'aux 
traces  de  la  querelle.  Voilà  des  détails  sur  lesquels  la  disposition 
des  esprits  rend  une  entente  possible  ;  mais  ce  ne  sont  que  des 
points  secondaires.  Il  en  est  d'autres  plus  essentiels  et  si  irritans 
qu'à  peine  ose-t-on  en  parler  quand  on  s'abouche.  C'est  d'un  côté 
le  partage  de  la  prépondérance  politique,  de  l'autre  les  termes 
dans  lesquels  sera  réglée  l'émancipation  des  esclaves. 

Avant  la  scission,  les  hommes  du  sud  avaient  su  arranger  les 
choses  de  telle  façon  que  le  gouvernement  de  l'Union  leur  était 
échu  pour  la  plus  grande  part.  On  a  calculé  que  dans  le  cours  de 
soixante-douze  années  et  sur  dix-huit  élections  les  suffrages  po- 
pulaires avaient  porté  à  la  présidence  douze  hommes  du  sud  contre 
six  hommes  du  nord.  Ce  fait  était  même  devenu  une  théorie.  11 
paraissait  admis  que  les  hommes  du  sud,  par  la  nature  de  leurs  oc- 
cupations et  à  raison  des  loisirs  que  leur  laissait  l'administration 
de  leurs  domaines,  étaient  plus  que  les  hommes  du  nord  préparés 
aux  habitudes  du  commandement.  L'activité  du  nord,  plus  directe 
et  plus  personnelle,  absorbait  l'individu;  celle  du  sud,  presque 
toujours  indirecte  et  s'exerçant  par  délégation,  dégageait  mieux  la 
personne  et  la  désignait  d'une  manière  plus  naturelle  pour  diriger 
les  services  du  gouvernement.  Aussi  était-ce  dans  le  sud  que  les 
fonctions  publiques,  par  voie  d'affinité,  recrutaient  le  plus  ordinai- 


192  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rement  leurs  agens.  Il  était  dans  la  force  des  choses  que  le  prési- 
dent, maître  de  l'investiture,  préférât  des  hommes  à  sa  main,  unis 
à  lui  par  une  communauté  d'origine  et  de  sentimens.  De  là  cette 
singulière  distribution  des  rôles  qu'avec  une  entière  liberté  de  suf- 
frages la  puissance  publique  appartenait  de  fait  et  presque  irré- 
sistiblement à  la  minorité.  Dans  la  cour  suprême,  cinq  juges  sur 
neuf  provenaient  des  états  à  esclaves.  Les  mêmes  proportions,  avec 
quelques  alternatives,  se  retrouvaient  dans  les  postes  de  secrétaire 
d'état,  de  ministres  plénipotentiaires,  dans  les  présidences  des 
chambres,  dans  les  offices  supérieurs  de  la  magistrature,  dans  les 
grades  militaires.  Le  sud  était  partout  présent,  comme  une  sorte 
de  chevalerie  qui,  par  l'effet  d'un  plein  consentement,  s'imposait 
au  nord,  moins  soucieux  des  honneurs  que  des  affaires,  et  qui  trou- 
vait dans  les  cultures,  l'industrie  et  le  négoce  un  emploi  plus  fruc- 
tueux de  son  temps.  Qu' est-il  résulté  de  cette  confiance  impré- 
voyante? Les  événemens  l'ont  montré  :  c'est  une  faute  que  le  nord 
ne  commettra  plus.  Voilà  ce  que  sentent  les  hommes  du  sud  et  ce 
qui  les  rend  si  peu  maniables.  S'ils  rentrent  dans  l'Union,  ce  ne 
sera  ni  au  même  titre,  ni  dans  les  mêmes  conditions  qu'autrefois. 
Ils  ont  perdu  un  empire  que  le  nombre  ne  leur  rendra  jamais,  et 
qu'aucune  habileté  de  conduite  ne  pourra  leur  faire  recouvrer.  On 
oubliera  qu'ils  sont  des  vaincus;  malgré  tout,  ils  resteront  sus- 
pects. Ce  sera  pour  longtemps  une  déchéance  politique;  du  moins 
l'envisagent-ils  ainsi,  et  l'idée  en  répugne  à  des  hommes  qui  ont  si 
souvent  commandé. 

Admettons  que  cet  orgueil  cède  et  qu'ils  se  résignent  à  la  perte 
de  leurs  prérogatives,  ce  n'est  que  la  moitié  des  sacrifices  à  pré- 
voir. Leur  fortune  est  également  menacée  :  elle  avait  l'esclavage 
pour  fondement,  et  avec  l'émancipation  l'économie  du  travail  agri- 
cole est  à  reconstruire.  Gomment  un  peuple  calculateur  a-t-il 
pu  se  tromper  à  ce  point  dans  une  question  d'intérêts?  Voici  une 
guerre  civile  qui  a  déjà  coûté  au  nord  6  milliards  et  au  sud  li  mil- 
liards probablement,  en  tout  10  milliards.  Qu'on  y  ajoute  l'aban- 
don d'une  partie  des  plantations,  le  désarmement  de  la  marine 
marchande,  les  pertes  infligées  par  la  course,  la  dépréciation  des 
valeurs,  la  rupture  des  relations  régulières,  ce  sera  15  milliards 
au  moins  de  prélevés  sur  la  richesse  commune.  15  milliards  pour 
aboutir  à  des  hécatombes  et  à  des  ruines  !  Avec  la  cinquième 
partie  de  cette  somme,  on  eût  amplement  payé  la  rançon  des  trois 
millions  de  nègres  qui,  au  fond  et  quoi  qu'on  ait  pu  dire,  ont  été 
la  cause  et  l'objet  de  cette  dilapidation.  L'argent  est  englouti  au- 
jourd'hui sans  que  la  rançon  ait  été  payée;  elle  reste  à  débattre. 
C'est  dans  cette  liquidation  de  la  servitude  que  se  rencontreront 


LA  GUERRE  ET  LE  COTON.  i9S 

les  plus  grandes  difficultés  d'un  arrangement.  Tout  détail  sera  un 
obstacle  :  le  chiffre  de  l'indemnité,  si  le  principe  en  est  admis; 
le  mode  d'exécution,  soit  que  les  états  en  demeurent  chargés, 
soit  que  la  puissance  fédérale  se  l'attribue;  les  garanties  pénales 
contre  les  résistances  individuelles  ou  collectives,  les  délais  de 
l'affranchissement.  Que  d'occasions  de  dissentimens  !  quel  aliment 
pour  l'esprit  d'animosité!  A  la  guerre  ouverte  succédera  une  guerre 
d'embûches  où  le  nord  aura  affaire  à  forte  partie.  Il  est  de  toute  évi- 
dence et  ses  actes  en  font  foi  que,  dans  ce  débat  d'où  le  salut  du 
pays  dépend,  M.  Lincoln  ne  reproduira  plus  la  combinaison  plato- 
nique qui  ajournait  à  la  fin  du  siècle  la  délivrance  des  noirs.  Point 
de  repos  à  attendre,  après  ce  long  déchirement,  si  ce  n'est  dans 
une  exécution  simultanée  et  immédiate.  Rien  ne  sera  terminé  avec 
le  sud  tant  que  les  dernières  chaînes  de  l'esclavage  n'y  seront  pas 
brisées.  Tout  délai  serait  pour  les  uns  une  issue  ouverte  à  de  nou- 
velles trahisons,  pour  les  autres  la  nécessité  de  rester  en  armes 
afin  de  les  conjurer.  L'affranchissement  immédiat  répond  seul  à 
ces  pièges  d'une  paix  captieuse.  C'est  le  gage  que  le  sud  doit 
fournir,  le  seul  qui  soit  solide  et  sur  lequel  il  n'y  ait  plus  à  re- 
venir, le  seul  aussi  qui  puisse  délivrer  l'Union  des  charges  mili- 
taires qui  l'obèrent  depuis  cinq  ans.  La  fatalité  le  veut  ainsi,  et 
tant  qu'il  lui  restera  un  homme  et  un  fusil,  le  sud  se  débattra  sous 
son  étreinte.  Dans  la  partie  où  il  s'est  témérairement  engagé,  il  a 
joué  non-seulement  ses  prérogatives,  mais  ses  destinées.  L'escla- 
vage lui  avait  ménagé  une  existence  commode  que  l'émancipation 
devait  renverser  de  fond  en  comble.  Le  jour  où  ce  travail  des  cul- 
tures qu'il  imposait  le  fouet  en  main  ne  s'exécuterait  plus  qu'à  des 
conditions  débattues,  il  n'en  tirerait  plus  ni  les  mêmes  jouissances 
ni  le  même  profit;  il  serait  alors  obligé  de  fléchir,  lui  devant  qui 
tout  fléchissait. 

En  se  pénétrant  de  ces  faits,  on  comprend  à  quel  point  un  ar- 
rangement librement  consenti  offre  de  difficultés  et  d'incertitudes. 
Jusqu'ici  les  émancipations  qui  se  sont  succédé  ont  eu  lieu  contre 
le  gré  des  possesseurs  d'esclaves;  l'autorité  de  la  métropole  les 
imposait  à  des  colonies  dépendantes.  Pour  la  première  fois  il  s'agit 
d'en  régler  les  conditions  avec  des  maîtres  qui  y  résistent  et  qui 
ont  pris  les  armes  pour  défendre  le  régime  du  travail  auquel  leur 
fortune  est  attachée.  C'est  un  grand  spectacle  et  une  noble  entre- 
prise, mais  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  jour  ni  d'une  conférence.  Les 
intérêts  et  les  passions  ne  transigent  pas  aisément,  et  tant  qu'il  leur 
reste  une  lueur  d'espoir,  ils  rejettent  le  masque  et  font  de  nouveau 
appel  à  la  force. 

La  force,  cet  argument  décisif,  où  est-elle  aujourd'hui?  Long- 

TOME  LVI.  —  1SG5.  13 


19i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  elle  s'est  balancée  entre  les  deux  camps  de  manière  à  laisser 
les  opinions  indécises.  Jamais  guerre  ne  se  fit  d'une  manière  plus 
décousue,  plus  au  rebours  des  procédés  que  nos  grands  capitaines 
ont  mis  en  crédit.  Depuis  bientôt  un  siècle,  nous  sommes  accou- 
tumés en  Europe  à  des  campagnes  expéditives  qui,  en  quelques 
mois,  décident  du  sort  des  états.  Un  siège  qui  dure  un  an ,  comme 
celui  de  Sébastopol,  ne  nous  semble  pas  exempt  de  longueurs. 
L'Amérique,  qui  ne  fait  rien  comme  nous,  n'a  pas  de  ces  impa- 
tiences. Elle  ne  nous  a  emprunté  ni  nos  marches  rapides ,  ni  nos 
actions  décisives.  Ses  victoires  n'ont  pas  de  lendemain,  et  l'effet  en 
est  souvent  détruit  par  des  échecs  inattendus.  Tout  cela  de  loin 
s'explique  mal  et  déroute  les  conjectures.  On  ne  comprend  guère 
non  plus  pourquoi,  à  tout  propos,  les  armées  se  retranchent,  même 
quand  le  terrain  est  libre  pour  le  combat,  et  restent  pendant  des 
mois  entiers  en  face  l'une  de  l'autre  dans  une  expectative  dont  la 
signification  échappe.  Pour  se  rendre  compte  de  cette  tactique,  il 
faut  remonter  aux  Romains  et  à  ces  camps  fortifiés  que  César  mul- 
tipliait dans  les  Gaules.  Est-ce  un  retour  vers  l'enfance  de  l'art  ou 
un  système  de  temporisation  commandé  par  l'étendue  du  théâtre 
des  hostilités  ?  A.  la  distance  où  nous  sommes  et  dans  la  disette  de 
renseignemens,  il  est  malaisé  d'en  juger.  Il  y  a  pourtant  un  fait 
qui,  sans  être  nouveau  dans  l'histoire  des  guerres,  est  plus  parti- 
culier à  l'Amérique  qu'au  continent  européen  :  c'est  l'habitude  d-e 
prendre  la  mer  ou  les  grands  fleuves  pour  base  d'opérations,  et 
d'entretenir  une  force  navale  à  l'appui  des  armées  de  terre,  soit 
pour  l'action,  soit  pour  le  transport  des  hommes  et  des  appro- 
visionnemens.  Sur  le  James  comme  sur  le  Mississipi,  on  retrouve 
des  flottilles  aidant  aux  sièges,  poussant  des  reconnaissances  har- 
dies, balayant  les  rives,  jetant  des  bataillons  sur  les  points  où  l'of- 
fensive commence,  leur  servant  de  refuge  au  besoin,  et  couvrant 
leur  retraite  quand  ils  plient  sous  le  nombre.  Cette  action  combinée 
a  peut-être  là  des  modèles  bons  à  étudier;  mais  il  n'en  reste  pas 
moins  évident  que  cette  façon  de  mener  une  guerre  n'est  pas  la 
bonne,  et  que,  sans  en  chercher  d'autres  causes,  elle  est  condam- 
née par  ses  seules  lenteurs  et  par  une  impuissance  avérée  d'aboutir 
à  rien  de  définitif. 

Cependant,  depuis  quelques  mois  et  à  la  suite  de  la  prolongation 
des  pouvoirs  de  M.  Lincoln,  on  dirait  qu'une  sorte  de  méthode  s'est 
introduite  dans  des  opérations  qui  jusqu'alors  avaient  été  mal  liées. 
La  campagne  actuelle  se  distingue  des  précédentes  par  une  plus 
grande  unité  dans  les  plans  et  plus  de  concert  dans  les  mouvemens 
des  armées.  Le  corps  de  Grant,  qui  est  le  plus  considérable,  sert 
comme  de  pivot  aux  corps  expéditionnaires,  distribués  dans  un  rayon 


LA    GUERRE    ET   LE    COTON.  j^g- 

troupes  de  ses  lieu  enânsn    f  ^f,  G;'»' assure  la  disponibilité  des 
Lee.de  l'autre  TZZe'Zr  ™  '  ''  T'  '"  ^'^"^  '^^  ''''■•<=««  de 

vaux  hydrauliqXT;^:;  S^  W^k^rf  LC  T  "f  f  "^- 
il  en  commande  le  cours  inférieur  1,  7  ^'  ^^^^^  '"'■'"  ■'™««' 
ries  de  i,erge.  De  iour  en  ,onr  ?  ^  «i^s  canonnières  et  ses  batte- 
™oyen  de  tuvemC  de  tCe;lS:  f  ^'""  -s  approches  au 
canal  pour  ouvrir  à  sa  flottille  Ir  "'  Américains,  creuse  un 

plus  étroites  iin^^tes  le  chlmn  1  ."'/f  P'"'"  ''  ^«™^  dans  de 
a  pour  rennemTle  sens  d' ?.?   '  f'^'"'"-  ^'  P"-^^^»^^  «b^'inée 
pêche  de  se  d^Jarah  nonr  ^J  T  y"''  P''<"=''^">=  ^"«  l'em- 
des  aventures!^eHe  couv  e  S he,  ■  l'      "■  '"  '"'"  *^  '''™^«»"«  c' 
Shenandoah,  et  permet  I  Shf",'  '''"  «"''*  '^^  '•'^«'«^  ''e  la 
«nces  qu:  o^fétf  iTi^n'^X"  ''^,  P  .'!*"■-  ''".  -ur  des  pro- 
marche de  Sherman  ou   eTsnrM      1      '."™'-'-'='="™-  C'est  cette 
avec  une  hardiesse  et  ™ehaber„"'''  '"'  '  ''^  '™<'"i'« 
ont  transpiré;  à  peine  de  ,„t       ,    ""'"""^''-  P*^"  ^e  détails  en  ' 
coups  ont  été  portés    cm-Atntf      "  ^PPf"''-«°  q™  de  grands 
enlevé  de  vive  force    ouert       f ''',''""''"'  *I™  Pavanai,  a  éfé* 
êU-e  pris  entre  deux  feu"    f,''"''^f  ™ ' '™S'emps  invulnérable,  va 
de  guerre,  il  y  a  1  iLtinct  deî7.!  ^,''  ""  '^"'""'='"  '''  '"^a"^  faits 
tomber  les  anLs  des  n"ains  del  . •     u '°™'''"'''^™  1"  P»i«s«  faire 
plus  simples;  eleconssêà  ?/''•, '^'"^  combinaison  est  des 
les  isoler  de  l'Europe  ^"'''  '''  '^''^  P««  de  mer  pour 

améLltTu'an'réii";:;;!  "i.^"  ''v""""  "■"'  ^-^-^^  >'*  p-- 

quia  prévalu,  ces  cotosiemb lenf  .'"T'™-  ''" '^  "^""-«""^ 
cette  neutralié  n'est  ou  WenL  T^"'*'"*^''^  C'est  qu'au  fond 
déguisées.  Il  est  constant  Zel«l  '  '""™'''  *^  '"'erventions 
tenu  qu'à  la  connivence  1  Z!  '""S^Z-^î^'^'ance  du  sud  n'aura 
beaucoup  que  le  pervertis  .  f  ',  '"  '^^  ''^"™P«-  Ce  serait  déjà 
scandale' et^  les  p,C  ssir.^e  o  '  ■  ""'"""^  P°"^^^  j"^î"'''» 
toujours  éludées  ;'ma?sr;  1  d  s  "«"r^r"  """"'  ""^'""^«^' 
un  concours  effectif  En  face  e  1  ,  ^       ''™"''  "*  <="  ''«alité 

lines.  les  Anglais  I^Lédenl  p  ti^grlelr."  "f  '  1f"^  ''"" 
qui,  en  temps  ordinaire  ne  sont  m,'  ^  ^  f ''''''  '*'"  ««rmudes, 
tion  navaie.'Depuis  qu  'la  gue  .-e  sé^it^Telte'  ïf^"^  ''  ""'  ^'^- 
le  siège  d'un  comme  ce  interlope  Vue  'rint  "'°".  '''  ''^'™"« 
donnera  jamais  à  l'AngleteSnl.  m,l  les  T"T''  "'  ^''- 
prmcipal  arsenal  du  sud.  Il  y  puS     '  '   !  ""''  °"'  '^'^  '^ 

souvent  ses  recrues-  ses  el-Lf^    '    ses  armes,  ses  munitions, 
Les  fournitures  miîu;iS,T„^;:'^,'^^;p™f"-"«  impunément. 

'      ^^  "^^^^  P^^  &1  OS  chargemens  et  mises 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  dépôt,  s'y  distribuaient  sur  des  navires  légers,  à  marche  ra- 
pide ,'  qui  forçaient  les  blocus ,  et  en  rasant  les  côtes  échappaient 
aux  croisières  par  leur  faible  tirant  d'eau.  Les  canons,  les  boulets, 
les  poudres  arrivaient  ainsi  à  leur  destination ,  et  tels  étaient  les 
bénéfices  de  ce  trafic  qu'ils  couvraient  amplement  tous  les  risques 
de  capture.  Les  retours  s'opéraient  en  cargaisons  de  coton  qui  y 
ajoutaient  de  nouveaux  profits.  D'énormes  fortunes  ont  été  faites 
dans  ce  cabotage,  et  on  comprend  le  goût  qu'y  apportaient  les 
spéculateurs  favorisés.  Ce  que  l'on  comprend  moins,  c'est  la  tolé- 
rance des  autorités  locales  pour  des  actes  qui  engageaient  la  res- 
ponsabilité de  leur  gouvernement.  Çà  et  là  et  pour  la  forme,  quel- 
ques interdictions  étaient  bien  lancées  et  obligeaient  les  bâtimens 
chargés  de  contrebande  de  guerre  à  chercher  dans  le  port  mexi- 
cain de  Matamoras  une  police  plus  accommodante  ;  mais  la  plu- 
part du  temps  le  gouverneur  des  Bermudes  fermait  les  yeux  pour 
ne  pas  priver  sa  petite  colonie  de  la  fortune  inattendue  que  les  évé- 
nemens  lui  procuraient. 

Cette  insuffisance  des  blocus  n'avait  pas  échappé  à  la  vigilance 
du  gouvernement  fédéral.  Il  voyait  ce  que  l'armée  ennemie  em- 
pruntait de  ressources  à  la  connivence  des  neutres.  Les  réclama- 
tions diplomatiques  n'aboutissant  pas,  il  a  fallu  employer  dès  lors  des 
moyens  plus  directs.  De  là  une  suite  d'expéditions  navales  qui 
avaient  pour  objet  la  réduction  du  littoral  et  ne  sont  pas  les  moins 
glorieux  épisodes  de  cette  guerre.  Parmi  ces  expéditions,  une  seule 
a  eu  un  succès  immédiat  et  complet,  la  prise  de  la  Nouvelle-Or- 
léans. Celle  de  Beaufort  n'avait  abouti  qu'à  l'occupation  des  îles  qui 
lui  font  face,  celle  de  Charleston  au  démantèlement  du  fort  Sumter, 
celle  de  Mobile  à  la  destruction  des  ouvrages  extérieurs  et  à  la  libre 
possession  des  rades.  Tout  récemment  encore  les  forts  qui  défen- 
dent les  approches  de  Wilmington  ont  été  enlevés  ou  détruits  sans 
que  la  ville  se  soit  rendue.  La  marine,  après  avoir  poussé  les  choses 
aussi  loin  que  le  permettaient  ses  moyens  d'action  et  la  nature  des 
lieux,  retombait  dans  l'impuissance,  faute  de  troupes  de  terre  char- 
gées d'achever  son  œuvre  en  prenant  les  ports  à  revers.  Ce  com- 
plément d'investiture  et  d'action,  la  pointe  audacieuse  de  Sherman 
l'a  rendu  désormais  possible.  11  tient  à  sa  portée  et  sous  le  coup  d'une 
menace  cette  suite  de  foyers  de  contrebande  de  guerre  qui  se  suc- 
cèdent sur  la  côte  orientale  depuis  le  cap  Hatteras  jusqu'à  l'extré- 
mité des  Florides.  Savanah  n'est  qu'une  étape  qui  doit  le  conduire 
à  Charleston  et  à  Georgetown,  tandis  que  les  lieutenans  de  Grant 
achèveront  à  Wilmington  la  tâche  commencée.  Ces  positions  une 
fois  prises,  la  Virginie  et  les  Carolines  seront  gardées  du  côté  de  la 
mer;  l'Union  en  aura  les  clés,  et  le  séquestre  contre  l'assistance  et 


LA  GUERRE  ET  LE  COTON.  197 

l'influence  de  l'Europe  prendra  un  caractère  rigoureux.  Là  où  les 
fournisseurs  militaires  trouvaient  des  marchés  ouverts,  ils  ne  ren- 
contreront plus  que  des  canons  pour  les  tenir  au  large.  Si  ce  plan 
réussit,  la  confédération,  privée  de  ses  communications  maritimes, 
se  consumera  d'elle-même  dans  un  prompt  dépérissement. 

Cet  isolement  a  commencé  dans  son  propre  sein  et  sous  la  forme 
de  défections  successives.  Tous  les  états  engagés  dans  les  débuts 
de  la  lutte  n'y  figuraient  pas  au  même  titre.  Les  uns  y  avaient  un 
intérêt  direct,  les  autres  n'y  avaient  qu'un  intérêt  indirect.  Les  pre- 
miers occupent  les  vastes  plaines  qui,  baignées  à  l'est  par  l'Atlan- 
tique et  appuyées  à  l'ouest  sur  les  chaînes  secondaires  des  Allegha- 
uys,  s'élargissent  à  leur  rencontre  avec  la  vallée  du  Mississipi  et 
vont  aboutir  au  golfe  du  Mexique.  C'est  la  zone  du  coton  vouée  ex- 
clusivement au  travail  servile  et  où  domine  l'influence  des  grands 
planteurs.  La  Virginie  orientale,  les  deux  Carolines,  la  Géorgie, 
l'Alabama,  la  Floride,  sont  dans  ce  cas.  Les  seconds  de  ces  états 
se  partagent  la  région  qui  des  plateaux  des  AUeghanys  descend 
vers  rOhio  et  le  Mississipi  et  renferme  une  population  plus  mêlée. 
Ceux-ci  ont  également  leurs  grands  domaines  et  leurs  marchés 
d'esclaves;  mais  l'immigration  y  a  versé  de  rudes  pionniers  qui 
exploitent  le  sol  de  leurs  mains,  et  dont  le  nombre,  constamment 
accru,  tient  en  échec  l'esprit  de  caste  des  anciens  tenanciers  dont 
ils  n'ont  épousé  qu'à  demi  les  rancunes  et  les  colères.  Ces  états 
sont  le  Tennessee  et  le  Kentucky.  Les  cultures  libres  y  balancent,  si 
elles  ne  les  excèdent  pas,  les  cultures  serviles,  surtout  dans  les  par- 
ties montueuses  et  tempérées.  C'est  de  cette  région  laborieuse  que 
sont  sortis,  à  une  date  récente,  des  signes  menaçans  pour  le  sud  et 
sous  la  forme  la  plus  significative,  l'abolition.  Le  Tennessee  s'est  dé- 
claré le  premier;  on  assure  que  le  Kentucky  va  le  suivre.  Un  cordon 
d'états  libres  se  formerait  ainsi  autour  du  berceau  de  l'esclavage  de 
manière  à  lui  enlever  toutes  ses  issues.  Les  mêmes  symptômes  de 
défection  se  sont  montrés  dans  le  Missouri,  où  l'aflranchissementdes 
noirs  suit  les  voies  légales.  Pour  la  Louisiane,  c'est  un  fait  accompli 
depuis  son  occupation;  pour  le  Maryland,  c'est  une  réforme  volon- 
taire, en  pleine  vigueur,  qui  a  traversé  l'épreuve  des  formalités.  Le 
vide  se  fait  ainsi  autour  du  sud;  de  plus  en  plus  on  l'enferme  dans 
un  cercle  d'institutions  réfractaires.  Des  quinze  états  à  esclaves  qu'il 
croyait  liés  à  sa  cause  par  une  communauté  d'intérêts,  en  voici  déjà 
cinq  qui  la  désertent  par  des  démonstrations  auxquelles  il  ne  peut 
se  méprendre.  Trois  autres,  le  Texas,  l'Arkansas  et  le  Delaware,  ne 
lui  apportent  qu'un  appoint  insignifiant,  et  sont  empêchés  par  les 
distances  de  lui  porter  secours.  Ses  forces  se  réduisent  dès  lors  à 
sept  états  peuplés  de  trois  millions  de  blancs  et  de  deux  millions 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'esclaves.  Il  en  est  même  deux  sur  ce  nombre  dont  le  zèle  est  at- 
tiédi et  la  fidélité  douteuse.  La  Caroline  du  nord  a  protesté  à  di- 
verses reprises,  la  Virginie  s'est  scindée  en  deux  parts,  dont  l'une 
s'est  ralliée  au  drapeau  de  l'Union.  Dans  toute  l'étendue  du  ter- 
ritoire règne  un  profond  sentiment  de  lassitude.  Les  régions  de 
l'ouest,  livrées  sans  défense  à  des  corps  de  partisans,  implorent  la 
paix  comme  leur  seule  garantie  contre  des  ravages  impunis.  II  n'y 
a  plus  de  passions  que  dans  les  armées,  et  encore  sentent-elles  à  de 
certains  momens  leurs  animosités  se  calmer  et  leur  persévérance 
fléchir. 

On  le  voit,  toutes  les  chances  sont  aujourd'hui  en  faveur  du  nord; 
il  peut  dicter  ses  conditions  et  n'a  plus  à  redouter  que  ses  propres 
faiblesses.  Il  a  pour  lui  la  force  morale  et  la  force  matérielle  ;  il  com- 
bat pour  un  principe,  tandis  que  dans  le  camp  opposé  on  ne  combat 
que  pour  un  intérêt.  Le  triomphe  de  ce  principe  sera  une  grande 
date  dans  l'histoire  de  l'humanité;  il  n'y  aura  lieu  de  regretter  ni 
l'argent  sacrifié,  ni  le  sang  versé,  s'il  sort  intact  de  cette  lutte.  Ce 
qui  serait  à  jamais  déplorable,  ce  serait  d'avoir  molli  quand  il  fallait 
se  montrer  le  plus  ferme,  de  n'avoir  obtenu  en  échange  de  tant  de 
vies  sacrifiées  que  des  satisfactions  stériles.  Le  vrai  danger  du 
moment  est  dans  cette  impatience  d'en  finir  qui  tend  à  précipiter 
les  choses  au  risque  d'une  déception.  L'humeur  des  Américains  est 
prompte  à  mettre  l'Europe  en  cause,  à  l'accuser  des  embarras  qui 
leur  ont  été  suscités,  et  jusqu'à  un  certain  point  leur  plainte  est 
fondée;  ils  ne  parlent  pas  de  ceux  que  leur  ont  valus  leurs  dissen- 
timens  intérieurs.  Ils  se  taisent  sur  ces  complicités  mal  déguisées 
qui  entretenaient  le  sud  dans  ses  illusions  et  l'encourageaient  dans 
sa  résistance;  ils  ne  disent  pas  combien  d'hommes  du  nord  ont  fait, 
dans  le  cours  de  cette  guerre,  des  vœux  contre  leur  propre  parti  et 
trahi  sa  cause  jusqu'à  employer  la  violence.  Le  tort  qu'a  fait  au  nord 
la  malveillance  extérieure  est  loin  d'être  l'équivalent  du  tort  qu'il 
s'est  fait  à  lui-même.  C'est  ce  mauvais  esprit,  toujours  agissant,  qui, 
dans  ces  conjonctures,  est  ce  qu'il  y  a  le  plus  à  redouter.  Les  fac- 
tions, par  leurs  menées  souterraines,  peuvent  troubler  la  conscience 
du  président,  tromper  sa  bonne  foi,  ébranler  sa  fermeté,  l'amener  à 
traiter  avant  l'heure.  Peut-être  faut-il  voir  leur  main  dans  cette  der- 
nière conférence  si  légèrement  acceptée,  si  brusquement  rompue. 
Quel  bien  pouvait-on  s'en  promettre  tant  que  le  sud  ne  se  désistait 
pas  de  sa  prétention  à  l'indépendance?  Le  seul  préliminaire  sérieux, 
c'est  que  la  prétention  et  le  mot  soient  retirés.  L'indépendance  du 
sud  serait  non-seulement  la  consécration  indéfinie  de  l'esclavage, 
mais  la  guerre  civile  en  permanence,  par  le  seul  effet  d'institutions 
incompatibles  et  juxtaposées.  Le  jour  où,  sous  un  déguisement  quel- 


LA  GUERRE  ET  LE  COTON.  199 

conque,  cette  condition  serait  admise,  l'Union  se  déclarerait  vaincue 
et  aurait  signé  sa  déchéance.  Elle  n'en  est  pas  là,  Dieu  merci! 

Cependant  toutes  les  surprises  sont  possibles.  Une  fantaisie  nou- 
velle semble  s'être  emparée  de  l'esprit  des  Américains  :  c'est  de 
s'arranger  entre  eux  tant  bien  que  mal,  pour  prendre  des  revanches 
ailleurs.  Cette  fantaisie  passera,  si  elle  n'est  que  superficielle;  si 
elle  était  profonde  et  qu'elle  persistât,  il  faudrait  s'attendre  à  une 
paix  mal  faite.  Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  il  est  bon  de  se 
tenir  préparés  aux  événemens.  Notre  politique  comme  nos  intérêts 
ne  manqueraient  pas  de  s'en  ressentir.  Je  ne  m'occuperai  que  des 
derniers.  Ils  sont  fortement  engagés  dans  le  dénoûment  de  ces 
querelles  intestines.  Pour  les  spéculations  commerciales,  ce  serait 
l'occasion  et  le  signal  d'une  crise,  pour  nos  manufactures  de  coton 
le  brusque  retour  de  l'avilissement  des  prix,  pour  nos  ouvriers  la 
gai-antie  d'un  travail  plus  suivi  et  plus  régulier.  Ce  qui  touche  tant 
d'existences  et  tant  d'affaires  ne  saurait  nous  être  indifférent. 


II. 

Pour  se  rendre  compte  du  coup  que  porterait  à  notre  marché  du 
coton  le  rétablissement  dans  des  conditions  régulières  de  l'appro- 
visionnement américain,  il  importe  de  jeter  un  coup  d'œil  en  ar- 
rière et  de  voir  où  en  étaient  les  choses  lorsque  cet  approvision- 
nement a  été  supprimé.  En  réalité,  il  avait  éteint  presque  toutes 
les  concurrences,  et  à  lui  seul  suffisait  à  l'activité  de  nos  manufac- 
tures. Les  produits  dont  il  se  composait  avaient  une  supériorité 
avérée:  ils  arrivaient  à  jour  fixe,  et  en  quantités  telles  que  la  fa- 
culté du  choix  était  toujours  assurée.  L'Europe  en  employait  3  mil- 
lions 1/2  de  balles.  A  ces  motifs  de  préférence  venait  s'ajouter  la 
modicité  de  plus  en  plus  grande  des  prix.  Dans  les  années  d'abon- 
dance, la  dépréciation  avait  été  poussée  si  loin  qu'un  moment  on 
avait  pu  obtenir  des  cotons  de  qualité  courante  à  ZiO  centimes  le 
demi-kilogramme.  Ce  n'était  là  qu'un  cours  d'exception  et  à  peine 
rémunérateur;  mais  la  valeur  moyenne,  dans  une  période  décen- 
nale, avait  oscillé  entre  50  et  55  centimes  le  demi-kilo,  qui  sem- 
blaient suffire  aux  planteurs  pour  couvrir  leurs  frais  et  recueillir  un 
légitime  bénéfice.  Les  habitudes  étaient  prises  dans  ce  sens,  affer- 
mies de  jour  en  jour  par  un  avantage  réciproque,  et  rien  ne  lais- 
sait prévoir  d'autre  altération  dans  le  cours  des  choses  que  les  va- 
riations presque  insensibles  qu'apportaient  sur  les  marchés  les 
vicissitudes  des  récoltes. 

C'est  au  milieu  de  cette  confiance  qu'éclata  la  rupture  des  états  à 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

esclaves,  bientôt  suivie  de  leur  blocus.  La  mer  se  fermait  à  l'ap- 
provisionnement; un  vide  profond  allait  se  faire,  sans  qu'il  s'offrît 
aucun  moyen  de  le  combler.  La  hausse  des  prix  répondit  à  cet  évé- 
nement, et  il  s'y  mêla,  il  faut  le  dire,  un  élément  un  peu  artificiel. 
Dans  les  périodes  régulières,  la  spéculation  commerciale  s'exerce 
sur  le  coton  comme  sur  les  autres  denrées,  mais  dans  des  proportions 
assez  réduites.  Cette  spéculation  ne  consiste  guère  qu'en  petits  ac- 
caparemens  conduits  avec  prudence  et  suivis  d'une  prompte  liqui- 
dation. Les  contrats  sont  sérieux,  et  presque  toujours  les  livraisons 
s'opèrent.  Gomme  les  différences  sont  minimes,  tout  se  passe  de 
commissionnaires  à  manufacturiers  dans, l'intervalle  c|ui  s'écoule 
entre  la  mise  en  entrepôt  et  l'expédition  aux  fabriques.  C'est  un 
jeu  modeste,  qui  donne  du  ton  au  marché  sans  l'échauffer  à  l'excès. 
Ce  jeu,  sous  l'influence  de  la  disette,  allait  prendre  de  tout  autres 
proportions.  A  peine  le  premier  mouvement  de  hausse  se  fut-il  éta- 
bli qu'une  nuée  de  spéculateurs  nouveaux,  venus  on  ne  sait  d'où, 
entra  en  campagne  pour  avoir  sa  part  du  butin.  C'était  à  qui  achè- 
terait ou  vendrait  suivant  l'impression  ou  le  moment.  Dans  la  même 
bourse,  le  même  traité  passait  en  trente  mains  différentes.  Moins  il 
arrivait  de  coton  réel,  plus  il  s'échangeait  de  coton  imaginaire.  Tout 
se  terminait  par  des  primes,  des  reports  et  des  règlemens.  Naturel- 
lement les  prix  s'élevaient  à  vue  d'œil  au  feu  de  ces  enchères  ver- 
tigineuses. Peu  importait  que  ces  prix  d'aventure  fussent  ou  non 
en  rapport  avec  les  besoins  et  la  situation  des  fabriques  ;  ils  sem- 
blaient justifiés  dès  qu'ils  trouvaient  des  preneurs.  On  eût  dit  que 
le  coton  sur  lequel  on  jouait  n'était  pas  de  la  même  nature  que  celui 
qui  devait  passer  sur  les  métiers.  Quel  moyen  de  défense  restait-il 
aux  manufactures?  Leurs  produits,  restés  à  l'écart  de  cette  fièvre,  ne 
suivaient  pas  l'impulsion  et  les  laissaient  en  perte.  Sous  peine  de 
ruine,  les  manufactures  étaient  condamnées  à  suspendre  ou  à  dimi- 
nuer leur  travail,  de  telle  sorte  que  les  fortunes  échues  dans  les 
ports  à  quelques  hommes  favorisés  par  les  chances  du  jeu  se  tra- 
duisaient dans  les  villes  industrielles  par  la  misère  des  ouvriers 
déclassés. 

Cette  façon  de  surmener  le  marché  a  eu  pourtant,  en  compensa- 
tion de  ces  préjudices,  quelques  effets  heureux.  Les  prix  arbi- 
traires de  la  spéculation  ont  servi  d'encouragement  aux  cultures 
dans  les  pays  où  elles  étaient  à  créer  ou  à  tirer  de  leur  torpeur. 
Sous  ce  rapport,  tout  était  à  faire.  Il  s'agissait  de  suppléer  l'Amé- 
ri(|ue,  qui  non-seulement  fournissait  les'meilleurs  cotons,  mais  les 
traitait,  les  conditionnait  elle-même,  sans  donner  aux  destinataires 
d'autre  souci  que  de  les  recevoir  et  de  les  payer  à  leur  valeur.  Dans 
les  autres  contrées,  rien  de  pareil  ;  le  délaissement  des  produits  y 


LA.    GUERRE    ET    LE    COTON.  201 

avait  frappé  les  exploitations  d'impuissance.  Les  anciens  procédés 
y  étaient  tombés  en  désuétude,  les  nouveaux  n'y  avaient  pas  été 
introduits.  C'étaient  autant  d'éducations  à  faire,  d'établissemens  à 
fonder,  de  spéculations  territoriales  à  entreprendre.  Il  fallait  distri- 
buer des  semences,  des  machines  perfectionnées,  envoyer  des  mo- 
niteurs agricoles  ou  à  leur  défaut  des  documens  en  diverses  langues 
pour  mettre  les  natifs  à  même  de  diriger  les  cultures  et  les  prépa- 
rations subsidiaires  du  produit.  Dans  le  cours  de  quatre  années,  cet 
effort  a  été  fait  et  cette  révolution  s'est  accomplie.  Les  Indes  orien- 
tales, l'Egypte  et  la  Turquie,  réveillées  de  leur  sommeil,  ont  suc- 
cédé à  l'Amérique  dans  le  contingent  principal  de  l'approvisionne- 
ment du  coton  ;  elles  ont  pris  goût  à  leur  tâche  et  se  sont  efforcées 
de  la  bien  remplir.  Pour  les  quantités,  la  question  est,  sinon  réso- 
lue, du  moins  très  avancée.  Des  calculs  précis  portent  à  près  de 
2  millions  de  balles  les  dernières  récoltes  de  ces  trois  pays,  et 
des  terres  ont  été  préparées  pour  accroître  d'un  tiers  dans  l'an- 
née qui  s'ouvre  le  chiffre  des  ensemencemens.  Les  quantités  en 
perspective  seraient  dès  lors  de  2,500,000  balles,  dont  1,600,000 
pour  les  Indes,  300,000  pour  l'Egypte,  200,000  pour  la  Turquie; 
la  Chine  et  le  Japon  fourniraient  le  complément  de  400,000  balles, 
en  y  ajoutant  comme  appoints  le  Brésil,  les  Antilles  et  l'Afrique. 
Cette  récapitulation  est  significative.  Sous  l'aiguillon  de  l'urgence,  le 
fonds  de  l'approvisionnement  se  serait  reconstitué  en  quatre  ans,  en 
dehors  et  à  l'exclusion  de  la  provenance  américaine.  Les  2,500,000 
balles  qui  sont  à  prochaine  échéance  et  ne  sauraient  être  le  dernier 
mot  des  cultures  régénérées  représentent  en  effet  très  amplement 
les  3,500,000  balles  que  le  monopole  des  États-Unis  avait  atteintes 
avant  de  s'éclipser.  D'un  côté,  par  l'effet  de  la  hausse  des  prix,  la 
consommation  des  tissus  de  coton  s'est  considérablement  ralentie; 
de  l'autre,  les  tissus  de  laine  et  de  lin  ont  de  plus  en  plus  envahi 
une  place  devenue  vacante.  Moins  de  demande  du  produit  a  du  né- 
cessairement amener  moins  de  besoin  de  la  matière  brute.  Au  fond 
et  de  toutes  les  manières,  c'est  cause  gagnée.  L'Europe,  à  la  rude 
école  de  la  nécessité,  a  vite  appris  à  se  passer  de  l'Amérique.  Celle- 
ci  aura  fort  à  faire  pour  se  remettre  en  ligne  et  rétablir  ses  avan- 
tages, si  la  paix  se  conclut. 

Qu'arriverait-il  dans  ce  cas?  Le  champ  est  ouvert  aux  conjec- 
tures; mais  le  sentiment  qui  domine  est  une  inquiétude  vague  sur 
les  conséquences  de  l'événement.  A  première  vue  et  la  période  de 
transition  étant  mise  à  l'écart,  le  retour  de  la  paix  devrait  être  salué 
par  une  acclamation  universelle.  La  paix,  dans  son  inlluence  défi- 
nitive, est  la  rentrée  des  territoires  les  plus  favorisés  qu'il  y  ait  au 
monde  dans  la  fonction  de  l'approvisionnement,*  c'est  la  livraison 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régulière  et  abondante  des  meilleurs  cotons  que  la  manufacture  ait 
jamais  employés,  c'est  du  travail  assuré  pour  les  ouvriers,  long- 
temps éprouvés  par  le  régime  de  l'intermittence,  c'est  la  force  et 
la  sécurité  rendues  à  une  industrie  qui,  dans  la  disette  de  bonnes 
matières  et  le  renchérissement  des  plus  mauvaises,  marchait  à  sa 
décadence.  Gomment  ne  pas  s'applaudir  d'un  acte  qui  amènerait 
à  sa  suite  de  tels  bienfaits  ?  On  y  applaudirait  en  effet,  et  par  un 
élan  unanime ,  s'il  n'y  avait  là  un  incident  à  vider.  Cet  incident 
est  la  liquidation  des  prix  de  guerre  et  des  folies  que  l'esprit  de 
spéculation  y  est  venu  ajouter.  Il  faut  maintenant  dresser  l'inven- 
taire des  dommages  que  ce  vertige  nous  coûtera,  et  devant  la  ba- 
lance des  chiffres  on  s'explique  comment  un  dénoûment  survenu  à 
l'improviste  rencontrerait  peu  d'enthousiasme.  Les  prix  de  départ, 
comme  on  l'a  vu,  étaient  de  50  à  55  centimes  le  demi-kilo  pour 
les  qualités  courantes  du  coton  américain.  Successivement,  et  par 
les  poussées  du  jeu  plus  encore  que  par  la  rareté,  ces  prix  ont  été 
portés  à  2  fr.,  3  fr.  et  3  fr.  50  cent.,  à  peu  près  le  septuple.  En 
même  temps  des  cotons  inférieurs,  comme  ceux  de  la  Turquie  et 
des  Indes  orientales,  sont  arrivés  à  2  francs  20  cent.,  2  francs, 
1  franc  80  cent.  On  payait  sur  ce  pied  des  matières  qu'en  d'autres 
temps  on  eût  mises  au  rebut,  chargées  d'impuretés  et  de  corps 
étrangers,  d'un  brin  rude  et  court,  qu'il  fallait  soumettre  à  un  trai- 
tement particulier.  Ces  prix,  à  quelques  fluctuations  près,  se  sont 
maintenus  et  font  encore  loi  sur  le  marché;  le  même  jeu  qui  les  a 
créés  les  anime  et  les  soutient.  C'est  cet  artifice  savant  que  la  paix 
menace  et  peut  anéantir  en  un  jour.  Supposons-la  signée,  comme 
tôt  ou  tard  elle  le  sera;  supposons  encore  que  les  cours  d'autrefois 
soient  remis  en  vigueur.  La  dépréciation,  calculée  au  plus  bas,  se- 
rait des  quatre  cinquièmes.  Ce  n'est  pas  outrer  les  choses  que  de  la 
faire  porter  sur  i  milliard  au  moins,  en  y  comprenant,  comme  il 
est  exact  de  le  faire,  les  existences  en  mer  et  dans  les  entrepôts, 
les  dépôts  dans  les  fabriques,  les  produits  répartis  dans  le  com- 
merce intermédiaire  et  les  magasins  de  détail.  Dans  ces  termes,  la 
perte  à  dégager  n'est  plus  qu'un  calcul  élémentaire.  Sur  le  mil- 
liard, ce  serait  800  millions  d'emportés,  triste  liquidation  qui  cau- 
serait bien  des  sinistres. 

Il  est  vrai  que  dans  ce  calcul  les  choses  sont  mises  au  pire,  et 
qu'il  y  a  des  motifs  de  croire  que  la  dépréciation  s'opérera  par  de- 
grés et  n'éclatera  pas  comme  un  coup  de  foudre.  La  marche  pourra 
eu  être  modifiée  par  deux  circonstances  qui,  suivant  le  cours 
qu'elles  prendront,  agiront  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  sur  l'état 
du  marché  et  les  mouvemens  des  mercuriales.  La  première  est 
J' importance  des  dépôts  qui,  dans  le  cours  de  la  guerre  et  depuis 


LA  GUERRE  ET  LE  COTON.  303 

que  les  ports  du  sud  ont  été  fermés,  se  sont  accumulés  dans  les  mains 
des  planteurs  américains.  La  seconde  est  la  différence  qui  se  pro- 
duira dans  les  prix  de  culture  par  la  substitution  du  travail  libre 
au  travail  servile,  quand  l'esclavage  aura  été  aboli. 

Sur  l'importance  des  dépôts,  les  renseignemens  sont  confus  et 
contradictoires;  on  n'a  que  des  approximations.  Le  sud,  depuis 
qu'il  est  en  révolte,  a  cherché  à  s'entourer  de  fables  et  de  mys- 
tères. Ainsi  il  n'est  nullement  à  croire  qu'il  ait,  par  des  incendies 
volontaires,  travaillé  à  sa  propre  ruine.  C'est  au  moyen  de  son  co- 
ton, si  peu  qu'il  en  ait  écoulé,  qu'il  a  soutenu  ses  finances,  armé 
ses  soldats,  équipé  ses  corsaires.  Malgré  tout,  il  doit  lui  en  rester 
des  quantités  considérables.  Dans  l'année  qui  a  précédé  la  rupture, 
il  en  avait  récolté  Zi, 700, 000  balles,  dont  une  partie  a  été  retenue 
par  la  rigueur  des  blocus.  La  disette  des  denrées  alimentaires  l'a 
obligé,  il  est  vrai,  de  modifier  ses  exploitations,  et  une  partie  de 
ses  ressources  a  passé  dans  les  charges  de  la  défense.  Tout  cela  doit 
entrer  en  ligne  de  compte,  sans  infirmer  pourtant  ce  fait,  qu'une 
forte  réserve  existe  encore  sur  les  lieux.  Quelques  circulaires  com- 
merciales estiment  cette  réserve  à  1,500,000  balles;  c'est  un  chiffre 
trop  réduit.  Fùt-il  exact,  ce  serait  encore  pour  nos  marchés  d'Eu- 
rope une  rude  épreuve,  si  ces  1,500,000  Ijalles  y  étaient  versées 
sans  ménagement.  Des  deux  parts  il  faudra  y  apporter  de  la  pru- 
dence, mesurer  les  expéditions  sur  les  besoins,  se  garder  de  tout  ce 
qui  pourrait  amener  des  débâcles.  Le  sud  y  serait  directement  in- 
téressé; il  n'avilirait  les  prix  qu'à  son  propre  préjudice. 

Une  incertitude  tout  aussi  grande  plane  sur  les  conséquences 
qu'aurait  sur  les  cultures  la  substitution  du  travail  libre  au  travail 
servile.  Comme  moyen  d'appréciation,  on  n'a  guère  que  les  expé- 
riences accomplies  ailleurs  et  qui  n'ont  pas  toujours  été  heureuses, 
ni  concluantes  pour  l'économie  de  la  production.  Il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  voir  ce  que  deviendra  une  émancipation  dans  les  mains 
des  Américains  du  Nord.  La  conduite  des  esclaves  dans  un  pays  en 
armes  et  au  milieu  de  l'agitation  qui  y  règne  témoigne  que  les  maî- 
tres ont  là-bas  des  procédés  particuliers  pour  s'emparer  des  volon- 
tés et  maintenir  l'obéissance.  Nul  doute  qu'ils  n'en  trouvent  d'aussi 
efficaces  sous  un  régime  d'affranchissement.  Les  deux  races,  dans 
cette  région,  se  balancent  par  le  nombre,  et  l'activité  de  l'une  aura 
facilement  raison  de  l'indolence  de  l'autre.  C'est  une  combinaison 
à  imaginer,  et  là -dessus  le  génie  américain  n'est  jamais  à  court. 
Par  les  formes  du  salaire  et  l'appât  du  gain,  on  trouvera  des  garan- 
ties contre  l'abandon  des  cultures.  Là  où  les  bras  seraient  insufll- 
sans,  les  machines  y  suppléeraient;  en  aucun  cas,  le  planteur  ne 
laisserait  se  convertir  en  lande  le  domaine  que  ses  soins  ont  rendu 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fécond.  Quant  aux  conditions  de  l'exploitation,  rien  n'établit  qu'elles 
dussent  être  sensiblement  aggravées  par  l'affrancbissement.  Le  tra- 
vail servile  était  devenu  naguère  de  plus  en  plus  onéreux  par  le 
renchérissement  des  agens  humains.  Un  nègre  payé  à  raison  de 
5,000  francs  coûtait  à  son  maître,  en  tant  que  propriété  viagère, 
8  pour  100  sur  ce  prix  pour  les  intérêts  et  l'amortissement,  plus 
50  ou  55  centimes  par  jour  pour  la  nourriture  et  l'entretien,  en 
tout  000  francs  ou  2  francs  par  jour  pour  trois  cents  jours  ouvra- 
bles. C'est  dans  les  pays  civilisés  la  moyenne  du  salaire  de  l'homme 
libre.  Les  prétentions  du  noir  affi'anchi  resteraient  probablement 
en-deçà;  mais  en  même  temps  la  tâche  serait  réduite  et  la  main- 
d'œuvre  plus  précaire.  On  ne  tirerait  pas  de  l'engagement  volon- 
taire la  somme  d'efforts  que  fournissait  le  travail  enrégimenté  avec 
ses  odieux  moyens  de  discipline.  11  faut  également  compter,  parmi 
les  empêchemens  passagers,  le  trouble  que  la  guerre  civile  aura 
jeté  dans  les  fortunes  privées  et  la  détresse  longtemps  persistante 
des  finances  publiques.  Le  commerce  a  vu  ses  comptoirs  se  fermer, 
la  marine  marchande  son  matériel  dépérir,  l'agriculture  ses  ren- 
trées ordinaires  disparaître  de  sa  comptabilité.  Autant  d'élémens  à 
régénérer,  et  ce  sera  une  œuvre  de  patience  difficile  à  suivre,  lente 
à  aboutir  :  d'où  l'on  peut  conclure  qu'avant  que  la  production  soit 
remise  sur  l'ancien  pied,  bien  des  années  s'écouleront,  et,  que  l'Amé- 
rique, dans  son  passage  du  travail  libre  au  travail  servile,  ne  repa- 
raîtra sur  nos  marchés  qu'avec  des  quantités  moindres  et  des  prix 
forcément  accrus. 

Cette  période  de  transition  facilitera  beaucoup  la  liquidation  de 
l'Europe.  Elle  adoucira  les  préjudices  d'une  dépréciation  trop 
brusque,  tempérera  les  paniques  et  permettra  à  l'industrie  et  au 
commerce  d'écouler  les  bas  produits  dont  ils  sont  encombrés.  Ce 
sera  en  même  temps  le  salut  des  cultures  que  l'abdication  de 
l'Amérique  a  suscitées  sur  divers  points  du  gloire.  Ces  cultures  n'a- 
vaient pu  naître  et  se  développer  que  sous  le  bénéfice  des  prix 
nouveaux;  elles  ne  pourraient  tenir  devant  le  retour  inopiné  des 
anciens  prix.  Cette  bonne  fortune  née  de  la  circonstance  s'éva- 
nouirait avec  elle,  ce  service  venu  si  à  propos  serait  une  occa- 
sion de  ruine  pour  ceux  qui  l'auraient  rendu.  A  la  liquidation  de 
l'Europe  il  faudrait  ajouter  des  liquidations  non  moins  onéreuses 
dans  les  Indes  orientales,  en  Egypte,  en  Turquie,  au  Brésil,  par- 
tout où,  sur  la  foi  du  renchérissement,"  on  s'est  ingénié  pour  venir 
en  aide  à  nos  manufactures  en  multipliant  les  plantations  et  en  se 
munissant  de  machines  perfectionnées  pour  en  tirer  un  meilleur 
parti.  Tout  n'était  pas  irréprochable  dans  ces  services  improvisés; 
ils  se  ressentaient  de  l'emploi  de  mains  novices  et  de  l'influence 


LA.    GUERRE    ET    LE    COTON.  205 

de  civilisations  mal  dégrossies  :  dans  la  pénurie,  on  n'en  voulait  voir 
que  les  bons  côtés;  si  l'abondance  revient,  on  ne  verra  que  ce 
qu'ils  ont  de  défectueux.  Il  n'y  a  pas  à  demander  à  l'industrie  de 
se  déterminer  par  d'autres  calculs  que  sa  convenance.  Pour  les 
Indes  orientales,  le  discrédit  viendrait  de  la  charge  des  distances  et 
de  l'infériorité  da  produit,  des  mélanges  et  des  fraudes  que  les  na- 
tifs ont  poussés  à  des  proportions  abusives.  Pour  l'Egypte,  où  le 
traitement  est  plus  loyal,  où  la  qualité  est  supérieure,  la  mévente 
naîtrait  d'un  débat  plus  rigoureux  des  prix  qui  excèdent  ceux  des 
sortes  ordinaires.  Pour  la  Turquie,  on  regarderait  de  plus  près  au 
lainage  court  et  grossier  qu'elle  fournit,  et  qui  n'est  propre  qu'à 
certains  emplois.  Tous  ces  auxiliaires  auxquels  en  temps  de  disette 
on  faisait  si  bon  accueil  seraient  désormais  discutés,  traités  en 
intrus,  pour  peu  qu'il  y  eût  avantage  à  le  faire. 

On  devine  quelle  commotion  profonde  cette  modification  des 
rôles  imprimerait  aux  pays  qui  sont  récemment  entrés  dans  la  pro- 
duction du  coton  ou  qui  en  ont  développé  la  culture  dans  des  pro- 
portions jusque-là  inconnues  :  ce  serait  une  révolution  qui  litté- 
ralement ferait  le  tour  du  globe  et  qui  irait  frapper  au  loin  et  dans 
toutes  les  directions  des  intérêts  déconcertés.  Les  ruines  privées 
s'y  aggraveraient  d'une  ruine  publique.  Les  Indes  et  l'Egypte  n'a- 
vaient pu  rétablir  leurs  finances  qu'au  moyen  du  hasard  heureux 
qui  leur  livrait  le  plus  beau  marché  du  monde;  s'il  se  ferme  pour 
elles,  la  gêne  recommence,  et  la  déconfiture  est  au  bout.  Empêcher 
ces  faits  de  s'accomplir  n'est  au  pouvoir  de  personne;  à  peine  sera- 
t-il  donné  à  l'esprit  de  conduite  de  l'amortir.  Le  seul  remède  est 
dans  la  tenue  relative  des  prix,  et  heureusement  cette  tenue  des 
prix  est  dans  la  nature  des  choses;  la  volonté  des  hommes,  si  bien 
portée  qu'elle  fût,  n'y  suffirait  pas  et  ne  donnerait  qu'une  garantie 
précaire.  Avec  la  tenue  des  prix,  cette  liquidation  presque  univer- 
selle peut  devenir  moins  sensible  et  emprunter  au  temps  les  moyens 
de  se  mieux  répartir.  Le  fardeau  n'en  retomberait  plus  sur  un 
nombre  réduit  de  détenteurs,  il  se  distribuerait  par  couches  suc- 
cessives, et  passerait  de  mains  en  mains  en  s' allégeant  par  degrés. 
Le  consommateur  en  prendrait  sa  part  comme  le  producteur,  comme 
l'intermédiaire.  Cette  combinaison  n'aurait  rien  d'arbitraire,  on  a  pu 
le  voir;  elle  est  prise  dans  le  cœur  de  la  situation,  et  se  présente 
comme  la  solution  la  plus  naturelle.  Dans  tous  les  cas,  elle  est  la 
seule  qui  puisse  maintenir  les  cultures  récentes,  non  sur  le  pied  où 
elles  sont,  mais  sur  un  pied  raisonnable.  Elle  donnerait  aux  nou- 
veaux pays  de  production  la  faculté  de  s'affermir  dans  les  exploita- 
tions où  ils  se  sont  lancés  un  peu  à  l'aventure.  Les  retours  de  for- 
tune ne  sont  pas  toujours  sans  profit  pour  ceux  qui  en  sont  atteints; 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ils  s'instruisent  et  se  forment  à  cette  rude  école.  L'approvisionne- 
ment du  coton,  tombé  dans  des  mains  inexpérimentées,  laissait 
beaucoup  à  désirer;  l'industrie  payait  chèrement  des  matières  très 
imparfaites.  Si  on  leur  laisse  le  temps  de  se  reconnaître,  les  Indes 
apprendront  à  mieux  produire,  l'Egypte  à  produire  à  meilleur  mar- 
ché. Elles  prendront  pour  modèle  ce  redoutable  concurrent  que  les 
événemens  auront  ramené  dans  l'arène.  Elles  profiteront  de  la  pé- 
riode de  sa  convalescence  pour  se  préparer  à  la  lutte,  et  il  n'est 
pas  interdit  d'espérer  que,  quand  il  aura  repris  ses  forces,  elles  se- 
ront en  mesure  de  lui  résister. 

Yoilà,  en  traits  rapides,  la  perspective  sous  laquelle  se  présente 
l'acte  décisif  qui  est  en  voie  d'accomplissement,  et  dont  la  grandeur 
morale  ne  doit  pas  faire  oublier  les  intérêts  positifs  qui  en  seront 
affectés.  Il  est  dans  la  nature  de  cet  acte  de  donner  de  vastes  pro- 
portions à  tout  ce  qu'il  touchera  dans  l'ordre  économique  comme 
dans  l'ordre  social.  Tout  récemment  un  témoignage  considérable 
est  venu  en  fixer  devant  la  conscience  publique  la  véritable  signi- 
fication. La  chambre  des  représentans,  réunie  à  Washington,  a  voté 
à  la  majorité  des  deux  tiers  de  ses  voix  l'abolition  de  l'escla- 
vage. Elle  a  déclaré  et  inscrit  dans  une  loi  comme  amendement  à 
la  constitution  que  la  servitude  volontaire  ou  involontaire  cessera 
d'exister  aux  États-Unis  et  dans  les  lieux  soumis  au  gouvernement 
fédéral.  La  mesure  sera  mise  en  vigueur  dès  que  les  trois  quarts 
des  législatures  des  états  particuliers  l'auront  confirmée.  A  cette 
nouvelle,  la  ville  s'est  spontanément  illuminée,  et  une  sérénade  a 
été  donnée  au  président  Lincoln,  qui  a  paru  sur  son  balcon  pour 
répondre  à  l'appel  de  la  foule.  Son  langage  a  été  des  plus  simples, 
mais  que  de  grandeur  dans  cette  simplicité!  Après  avoir  invité  les 
états  particuliers  à  remplir  leur  devoir  comme  la  chambre  des  re- 
présentans avait  rempli  le  sien,  il  a  ajouté  que  la  patrie  américaine 
venait  de  donner  un  beau  spectacle  au  monde.  Le  président  a  rai- 
son :  aucun  spectacle  en  effet  ne  pourrait  être  plus  beau;  il  porte  plus 
loin  et  vise  plus  haut  que  les  bruyantes  inutilités  dont  se  repaissent 
nos  sociétés  maladives,  et  qui  se  succèdent  sans  cause  comme  sans 
effet.  Le  doigt  de  la  Providence  y  est  empreint;  les  hommes  n'y 
figurent  que  comme  des  instrumens.  Aux  yeux  des  générations  à 
venir,  ce  sera  le  principal  événement  du  siècle  et  un  motif  de  ré- 
demption pour  les  faiblesses  multipliées  qui  en  auront  marqué  le 
cours.  On  y  verra  ce  qu'a  pu  faire  sortir  du  sein  de  ses  dissen- 
sions un  peuple  résolu  et  animé  d'une  pen"sée  généreuse,  malgré 
les  pièges  de  ses  amis  et  la  résistance  de  ses  adversaires,  en  dépit 
d'une  malveillance  de  l'opinion  savamment  entretenue  au  dedans 
et  au  dehors. 


LA  GUERRE  ET  LE  COTON.  207 

Une  dernière  question  se  pose  ici  d'elle-même,  c'est  de  savoir  si, 
après  avoir  recouvré  l'entière  disposition  de  ses  forces,  ce  peuple  ne 
se  sentira  pas  emporté  vers  le  goût  des  représailles.  De  toutes  les 
conjectures,  c'est  la  plus  difficile  à  tirer.  Il  est  à  présumer  qu'après 
avoir  vidé  leur  querelle,  les  belligérans  seront  tentés  de  sceller  leur 
accord  en  agissant  en  commun  et  en  portant  leurs  défis  ailleurs  : 
l'esprit  militaire,  une  fois  éveillé,  n'abandonne  point  aisément  la 
partie,  et  il  est  dans  sa  nature  d'être  toujours  en  quête  d'alimens; 
mais  ici,  qu'on  le  remarque,  on  a  affaire  à  un  gouvernement  sensé, 
qui,  en  ayant  recours  à  la  justice  des  armes,  s'est  arrangé  de  ma- 
nière à  demeurer  l'arbitre  de  ses  destinées  et  à  ne  pas  se  donner 
un  maître.  La  paix  conclue,  il  gardera  ce  qu'il  a  soigneusement 
maintenu,  la  liberté  de  ses  déterminations.  Tout  lui  conseille  d'en 
user  dans  l'intérêt  de  son  repos  et  du  rétablissement  de  ses  finances. 
De  ses  armées  dissoutes  peut-être  sortira-t-il  des  corps  de  parti- 
sans qui  s'engageront  dans  des  aventures  sur  lesquelles  le  pouvoir 
fédéral,  comme  de  coutume,  fermera  les  yeux.  Les  représailles  n'i- 
ront pas  plus  loin  et  ne  prendront  d'abord  que  cette  forme.  L'Union 
n'engagera  de  son  plein  mouvement  ni  sa  politique  ni  son  drapeau; 
elle  pansera  ses  blessures,  réparera  ses  ruines,  rendra  à  sa  marine 
et  à  son  commerce  l'activité  que  la  guerre  avait  suspendue.  L'in- 
fluence morale  attachée  à  sa  reconstitution  suffirait  pour  changer  ses 
rapports  de  voisinage  et  y  amener  des  retours  imprévus.  L'Union  n'a- 
gira ouvertement  que  si  on  la  provoque,  et  dans  la  plénitude  de  ses 
moyens  d'action  il  serait  imprudent  et  dangereux  de  la  provoquer. 

Ces  probabilités  sont  du  domaine  de  l'avenir,  qui  seul  en  véri- 
fiera ou  en  infirmera  la  justesse.  Le  présent  est  moins  incertain, 
et  on  peut  en  parler  à  coup  sûr.  Il  est  démontré  que  la  paix  ne 
peut  désormais  sortir  que  d'un  nouveau  choc  des  armes.  L'Union 
n'est  pas  encore  assez  forte  pour  l'imposer,  la  confédération  ne  se 
sent  pas  assez  faible  pour  la  subir.  La  condescendance  de  M.  Lin- 
coln à  se  prêter  à  une  entrevue  aura  eu  du  moins  ce  bon  résultat 
de  dissiper  les  équivoques.  Aucune  des  subtilités  des  envoyés  de 
Richmond  n'a  pu  tenir  devant  la  netteté  et  la  fermeté  de  son  lan- 
gage. Ils  demandaient  une  suspension  d'hostilités  :  il  a  répondu,  en 
Romain,  que  le  différend  devait  se  vider  en  quelques  heures,  et 
sans  quitter  le  pont  du  paquebot.  Ils  lui  proposaient  une  alliance 
morale  pour  rétablir  contre  les  puissances  conjurées  l'autorité  et 
l'influence  du  nom  américain  :  il  a  répondu  qu'il  n'y  avait  pas  d'al- 
liance à  discuter  hors  de  la  rentrée  dans  l'Union  des  états  qui  bra- 
vaient ses  lois.  Il  a  ajouté  que,  pour  les  conditions  de  cette  rentrée, 
la  république  se  montrerait  aussi  généreuse  qu'elle  s'était  montrée 
résolue  dans  la  reconstitution  de  son  unité.  A  toutes  les  instances, 


208  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  toutes  les  considérations  tirées  de  l'avantage  d'un  concert  indé- 
pendant, il  n'a  opposé  que  sa  formule  invariable  :  «  rentrez  dans 
l'Union,  tout  s'arrangera.  »  Il  y  avait  dans  la  démarche  des  en- 
voyés deux  embûches  préparées  avec  art  :  l'une  était  de  se  faire 
accepter  comme  plénipotentiaires,  ce  qui  aurait  pris  le  caractère 
d'une  reconnaissance  implicite;  l'autre  était  d'obtenir  une  trêve 
dans  laquelle  l'esprit  d'intrigue  se  serait  donné  carrière,  et  qui, 
laissant  les  armées  fédérales  en  l'air  et  en  pays  ennemi,  aurait  pu 
amener  leur  dissolution  ou  du  moins  leur  énervement.  Le  prési- 
dent a  déjoué  ces  manœuvres  en  renfermant  le  débat  dans  le  cercle 
qu'il  avait  tracé.  Caractère  singulier  où  la  droiture  se  combine 
avec  une  certaine  habileté,  et  dans  lequel  se  réfléchissent  fidèle- 
ment les  sentimens  et  les  intérêts  de  la  partie  la  plus  saine  de  la 
communauté!  C'est  bien  l'Américain  dépure  race,  déterminé,  per- 
sévérant, marchant  à  son  but  sans  se  laisser  décourager  par  le  re- 
vers ni  enivrer  par  le  succès,  ne  reculant  pas  dès  qu'il  s'est  une 
fois  engagé,  et,  quel  que  soit  l'obstacle,  le  surmontant  par  une  obs- 
tination poussée  jusqu'au  génie. 

Le  sort  en  est  jeté;  c'est  l'épée  qui  tranchera  les  derniers  pro- 
blèmes :  cette  fois  du  moins  ils  seront  bien  posés;  des  deux  parts 
on  sait  ce  qu'on  veut.  Il  est  douloureux  sans  doute  de  penser  que 
le  compte  des  victimes  et  des  ruines  va  se  rouvrir;  mais,  quelle  que 
soit  la  rançon,  elle  sera  amplement  compensée  par  les  bénéfices  de 
la  délivrance.  La  conscience  humaine,  si  la  querelle  est  vidée  à  son 
profit,  sera  soulagée  d'un  grand  poids,  et  cela  d'autant  plus  à  propos 
qu'elle  commençait  à  s'engourdir.  Les  justifications  les  plus  étran- 
ges de  l'esclavage  étaient  livrées  à  la  circulation  sans  y  soulever  ni 
scandale  ni  murmure.  Ce  pervertissement ,  ces  complaisances  de 
l'esprit  public  cesseront  avec  les  causes  qui  les  ont  engendrés.  Par 
l'efiet  de  l'affranchissement  des  noirs  disparaîtra  dans  l'Amérique  du 
jNord  la  légion  des  professeurs  d'une  morale  relâchée  mise  au  ser- 
vice d'intérêts  particuliers.  Ces  intérêts  auront  changé  de  nature; 
ils  s'accommoderont  mal  d'une  inégalité  dans  les  conditions  du 
travail,  et  il  se  peut  qu'ils  entraînent  un  jour  les  États-Unis  à  im- 
poser ailleurs,  à  Cuba  et  au  Brésil  par  exemple,  la  loi  qu'ils  subi- 
ront eux-mêmes,  l'abandon  définitif  de  la  main-d'œuvre  servile. 

Louis  Reybaud. 


UN 


SCEPTIOUE  SOUS  LOUIS  XIV 


SAINT-EVREMOND    ET    SA    VIE   D'EXIL. 


On  sait  avec  quelle  faveur  le  public  accueillait  à  la  fin  du 
xvii<=  siècle  les  moindres  pages  qui  sortaient  de  la  plume  de  Saint- 
Evremond.  Les  libraires  se  disputaient  ses  œuvres,  et,  quand  ils 
n'obtenaient  rien  de  lui,  allaient  s'adresser  à  des  écrivains  obscurs 
en  leur  demandant  de  «  faire  du  Saint-Évremond.  »  Assez  indiffé- 
rent à  sa  renommée,  plus  désireux  de  vivre  pour  lui-même  que 
pour  les  autres,  le  spirituel  exilé  regardait  avec  une  insouciance 
singulière  les  hasards  de  sa  fortune  littéraire,  refusait  de  revoir  ses 
écrits  et  se  plaignait  à  peine  des  imitations  maladroites.  «  Une 
heure  de  repos,  disait-il  à  Ninon,  m'est  plus  considérable  que  l'in- 
térêt d'une  réputation  médiocre.  Qu'on  se  défait  de  l'amour-propre 
difficilement!  Je  le  quitte  comme  auteur,  je  le  reprends  comme 
philosophe,  sentant  une  volupté  secrète  à  négliger  ce  qui  fait  le  soin 
des  autres.  »  Cette  célébrité  qui  le  poursuivait  en  quelque  sorte  s'é- 
teignit depuis  dans  la  bruyante  animation  du  xviii''  siècle.  Vol- 
taire fait  peu  de  cas  d'un  écrivain  dont  la  pensée  n'a  aucune  action 
sur  ses  contemporains;  La  Harpe  aussi  le  juge  avec  une  sévérité 
dédaigneuse.  C'est  de  notre  époque,  où  la  critique  se  plaît  à  revenir 
aux  œuvres  du  passé,  à  ressusciter  des  réputations  négligées,  qu'on 
peut  attendre  un  jugement  plus  impartial;  Saint-Evremond  n'a  rien 
à  perdre  à  cette  nouvelle  épreuve  (1).  Il  ne  peut  plus  espérer  sans 

(1)  L'Académie  française  vient  de  proposer  l'éloge  de  Saint-Evremond  pour  suje; 

TOME   LVI.   —   1865.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doute  l'accueil  qu'il  reçut  de  son  vivant;  ses  plaisanteries  que  l'on 
répétait,  ses  ouvrages  que  l'on  savait  par  cœur  avant  qu'ils  ne  fus- 
sent imprimés,  nés  au  milieu  du  monde,  de  l'occasion,  du  moment, 
avaient  pris  de  l'animation  d'où  ils  étaient  sortis  un  feu  qui  n'est 
plus  et  qu'on  ne  saurait  ranimer.  Toute  cette  grâce  première  ap- 
partient au  passé.  Cette  part  de  réputation,  la  plus  aimable  quel- 
quefois et  la  plus  séduisante,  que  l'écrivain  tire  de  ses  amis,  des  sa- 
lons où  il  vit,  ne  soutient  pas  l'air  du  dehors,  et  la  juste  indifférence 
de  la  foule  et  du  temps.  Elle  passe  avec  ces  salons  qui  l'ont  vu 
naître  :  c'est  cette  collaboration  vivante  qui  faisait  le  charme  des 
vers  de  Saint-Évremond.  Ninon  ou  la  duchesse  Mazarin ,  plus  que 
la  muse  elle-même,  était  la  magicienne.  Elles  seules  rendraient 
aux  vers  qui  les  nomment  la  grâce  et  l'éclat  qu'elles  leur  prêtèrent 
un  moment.  C'est  à  Pétrarque,  c'est  à  Dante  que  Laure  et  Béatrix 
doivent  de  vivre  encore  parmi  nous;  mais  c'est  à  Ninon  et  à  Hor- 
tense  que  Saint-Évremond  fut  redevable  un  moment  de  sa  réputa- 
tion de  poète.  Bien  des  pages  autrefois  aimées,  qu'ont  recouvertes 
et  comme  glacées  ces  neiges  d'antan  dont  parle  Villon,  sont  pour 
toujours  retombées  dans  l'oubli.  Le  poète  est  mort,  mais  le  mora- 
liste, mais  le  philosophe  mérite  encore  d'être  connu.  11  peut,  à 
une  certaine  distance  des  écrivains  supérieurs,  loin  de  la  foule  des 
écrivains  médiocres,  tenir  un  rang  encore  élevé.  Cette  place  même 
aurait  été  meilleure  et  plus  haute,  s'il  l'avait  voulu,  si  la  paresse,  si 
le  scepticisme,  qui  furent  la  règle  de  sa  vie,  ne  l'avaient  trop  forte- 
ment attaché  à  l'heure  présente ,  si  lui-même  n'avait  point  rétréci 
son  horizon  et  retenu  plutôt  qu'excité  de  rares  facultés. 

On  pourrait  soutenir,  en  prenant  Saint-Évremond  pour  exemple, 
que  ce  n'est  point  par  le  talent  seulement,  mais  aussi  par  les  qua- 
lités morales  que  l'on  arrive  à  la  gloire  littéraire,  qu'entre  les  écri- 
vains distingués  et  les  écrivains  de  génie  il  n'y  a  peut-être  d'autres 
différences  que  celles  qui  tiennent  à  une  sorte  de  moralité.  Sans 
doute  il  ne  faut  plus  donner  à  ce  mot  sa  signification  rigoureuse  et 
précise,  mais  l'entendre  dans  un  sens  plus  général  et  plus  vague, 
comme  indiquant  surtout  les  mouvemens  de  l'âme,  les  dispositions 
de  la  sensibilité,  une  certaine  vivacité  de  cœur,  et  cette  ambition 
que  l'on  a  quelquefois  appelée  le  culte  de  la  postérité.  Si  l'on  cher- 
chait, comme  on  l'a  fait  pour  le  temple  du  goût,  quels  sont  les  au- 

dc  concours.  C'est  un  signe  de  cette  curiosité  qui  se  reporte  sur  certains  côtés  du 
xvn'=  siècle,  et  qu'attestent  tant  de  travaux  où  l'iiistaire  des  mœurs  sert  à  renouveler, 
en  l'éclairant,  l'iiistoire  des  lettres.  Saint-Évremond  est  un  de  ceux  qui  se  prêtent  le 
mieux  à  ces  retours  de  la  critique.  Par  quelques  côtés  de  son  libre  esprit,  par  le  carac- 
tère particulier  de  son  scepticisme,  il  soulève  dos  questions  qui  gardent  encore  aujour- 
d'hui leur  à-propos,  môme  après  les  diverses  études  publiées  sur  lui. 


SAINT-ÉVREMOND   ET    SA    VIE    d'eXIL.  211 

teurs  qui  peuvent  être  admis  dans  le  temple  de  la  gloire,  on  verrait 
que  tous  ont  été  animés  par  cet  enthousiasme  qui  nous  élève  au- 
dessus  de  nous-mêmes.  C'est  par  lui  que  les  pensées  s'échauffent,  se 
vivifient,  prennent  quelque  chose  de  l'immortalité  des  dieux,  et 
forment  cette  chahie  inspiratrice  dont  Platon  nous  parle  dans  son 
dialogue  du  Poète.  Ceux  qui  se  défieraient  des  poètes  et  de  la  Grèce 
peuvent  trouver  ces  mêmes  idées  en  prose,  et  au  xviii'^  siècle.  Vol- 
taire veut  qu'un  auteur  ait  le  diable  au  corps.  Comme  Platon ,  mais 
d'une  autre  manière,  il  ajoute  quelque  chose  aux  pensées  de 
l'homme  pour  qu'elles  durent  et  franchissent  le  long  intervalle. 
L'autre  race  d'écrivains,  celle  qui  s'est  volontairement  abstenue  de 
l'inspiration  et  qui  semble  avoir  pris  pour  devise  cette  pensée  de 
Fontenelle,  qu'on  ne  doit  donner  dans  le  sublime  qu'à  son  corps 
défendant,  parce  qu'il  est  peu  naturel,  —  race  spirituelle  quelque- 
fois et  merveilleusement  douée  de  sagesse  humaine,  —  peut  appro- 
cher du  temple,  mais  n'en  franchit  pas  le  seuil.  Ses  œuvres  se  trou- 
vent dans  les  bibliothèques  et  dans  le  cabinet  des  lettrés  ;  elles  ne 
sont  point  dans  les  mains  de  tous,  et  manquent  de  popularité. 

C'est  le  sort  de  Saint-Évremond  :  il  appartient  à  cette  seconde 
race;  il  est  de  ceux  qui  méritent  d'être  goûtés,  et  qui  ne  le  sont 
que  du  petit  nombre.  Ses  écrits  sont  en  quelques  parties  égaux 
aux  meilleurs,  ils  restent  sans  influence.  Philosophe  par  goût,  qui 
n'a  point  souhaité  d'avoir  d'autre  disciple  que  lui-même,  écrivain 
habile,  qui  semble  n'avoir  fixé  sa  pensée  que  pour  s'en  rendre 
compte,  il  n'inspire  point  un  attrait  passionné.  Il  semble  avoir 
gardé,  même  après  sa  mort,  l'horreur  des  disputes  et  du  bruit; 
il  semble  qu'il  s'éloigne  de  vous,  et  qu'il  ne  veuille  point  sortir  de 
son  repos  pour  le  stérile  plaisir  de  vous  convaincre  et  de  vous  plaire. 
Cette  sympathie  que  l'on  regrette  en  lisant  ses  œuvres,  on  la  re- 
grette aussi  quand  on  interroge  sa  vie.  11  n'a  point  été  don^ié  à  tout 
le  monde  d'être  enfermé  à  la  Bastille,  ni  d'être  injustement  exilé 
pendant  quarante  ans.  De  telles  persécutions  deviennent  facilement 
de  la  gloire,  et  s'il  est  d'un  ambitieux  vulgaire  et  d'un  charlatan  de 
poursuivre  une  telle  fortune  et  de  chercher  à  l'obtenir  de  propos 
délibéré,  il  est  d'un  homme  habile  de  ne  s'en  affliger  qu'à  demi  et 
d'utiliser  ces  injustices.  Cette  habileté  manqua  à  Saint-Évremond. 
Son  infortune  n'a  point  ces  lointaines  compensations.  C'est  un  cour- 
tisan qui  n'a  point  réussi  dans  son  temps,  un  exilé  que  l'on  ne  sau- 
rait vanter  aujourd'hui,  et  l'on  est  obligé  de  convenir,  pour  rester 
juste  à  son  égard,  que  si  l'esprit  et  le  talent  nous  font  désirer,  par- 
tout où  ils  se  rencontrent,  des  vertus  plus  élevées  et  plus  libérales, 
d'eux-mêmes  ils  ont  droit  à  notre  intérêt,  et  ne  sont  point  assez 
communs  pour  qu'on  puisse  les  négliger  sans  appauvrir  l'humanité. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Né  en  1613,  d'une  des  bonnes  familles  de  Normandie,  il  fit  ses 
études  au  collège  de  Clermont,  puis  au  collège  d'Harcourt,  et  eut 
pour  professeur  de  rhétorique  le  père  Canaye,  auquel  il  prêta  plus 
tard  cette  conversation  si  plaisante  avec  le  maréchal  d'Hocquin- 
court;  mais  ce  n'est  point  là  que  s'acheva  son  éducation.  Un  esprit 
fait  pour  le  monde  ne  devait  prendre  que  dans  le  monde  ses  habi- 
tudes, son  éclat  et  son  tour  particulier.  Il  était  de  ceux  pour  les- 
quels cette  seconde  éducation  est  la  meilleure,  et  qui  ont  besoin  de 
l'excitation  du  dehors.  Le  monde  n'éteint  pas  leurs  facultés,  il  les 
découvre;  il  ne  triomphe  en  eux  que  de  leur  paresse,  en  leur  four- 
nissant des  occasions  de  voir,  de  penser  et  de  juger  qu'ils  n'au- 
raient peut-être  pas  cherchées.  Une  supériorité  naturelle,  le  goût 
de  la  louange  et  du  succès,  font  le  reste.  Des  conversations  faciles 
et  variées  leur  donnent  cette  science  qui  ne  sent  pas  l'école,  qui 
n'est  pas  la  science  véritable,  mais  sans  laquelle  la  science  risque- 
rait de  déplaire.  Des  amitiés  puissantes  et  diverses  leur  assurent 
une  position  qui  ne  tient  à  rien  et  qui  touche  à  tout.  C'est  de  cette 
éducation  que  naît  l'honnête  homme  du  xvii*  siècle,  un  homme 
qui,  sans  diriger  les  affaires,  a  de  l'influence,  qui,  sans  parcourir 
une  carrière,  a  fait  son  chemin,  qui  ne  se  croit  ni  un  historien, 
ni  un  poète,  ni  un  philosophe,  pour  avoir  écrit  des  considérations 
sur  le  génie  du  peuple  romain,  composé  quelques  comédies  et  dis- 
serté sur  la  religion,  qui  est  un  peu  tout  cela  cependant,  avec  lé- 
gèreté souvent,  avec  un  mérite  sérieux  quelquefois,  mais  toujours 
avec  mesure.  C'est  vers  cette  éducation,  dont  les  résultats  sont  d'a- 
bord insensibles,  mais  qui  sait  étendre  et  mûrir  des  esprits  assez 
forts  pour  ne  s'y  perdre  pas,  que  Saint-Évremond  se  vit  aussitôt  en- 
traîné par  le  tour  de  son  génie.  Célèbre,  pendant  qu'il  faisait  ses 
premières  études  de  droit,  par  son  assiduité  dans  les  salles  d'es- 
crime, il  abandonna  la  jurisprudence  pour  le  métier  des  armes,  fit 
à  seize  ans  ses  premières  campagnes,  et  ne  se  distingua  pas  moins 
au  milieu  des  camps  par  le  goût  des  choses  de  l'esprit  qu'il  ne 
l'avait  fait  à  l'école  par  cette  botte  que  ses  camarades  appelaient  la 
hotte  de  Saint-Évremond.  C'est  ainsi  que,  dans  les  milieux  les  plus 
divers,  il  gardait  son  originalité,  et  par  une  certaine  partie  de  lui- 
même  restait  en  dehors  de  l'heure  et  du  métier.  Son  habileté  aux 
armes  l'avait  sans  doute  fait  admirer  par  ses  camarades  de  l'école; 
son  goût  pour  l'étude,  les  livres  sérieux  qu'il  emportait  au  milieu 
des  camps,  le  distinguèrent  de  même  à  l'armée.  Les  généraux  les 
plus  illustres,  Turenne,  d'Estrées,  de  Grammont,  le  comte  de  Mios- 
sens,  qui  fut  depuis  le  maréchal  d'Albret,  se  prirent  d'amitié  pour 
le  jeune  enseigne,  qui  joignait  au  courage  commun  à  nos  soldats  un 
esprit  plein  de  saillies  et  d'entrain.  La  guerre  n'était  point  alors  ce 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  213 

qu'elle  est  devenue,  une  entreprise  que  l'on  mène  vite,  qu'il  s'agit 
de  finir  sans  délassement,  sans  repos,  un  accident  de  la  vie  des  peu- 
ples :  c'était  une  partie  même  de  la  vie  de  la  noblesse,  où  l'on  gar- 
dait ses  habitudes  et  ses  goûts.  Les  princes  et  les  grands  seigneurs 
qui  commandaient  les  armées  ne  devenaient  soldats  qu'au  moment 
de  la  bataille,  et  conservaient  dans  l'intervalle  le  train  de  vie  de  la 
cour.  Il  faut,  pour  se  faire  une  idée  des  camps  d'autrefois,  oublier 
les  armées  de  la  république  et  de  l'empire,  leur  marche  rapide, 
précipitée,  au  milieu  des  capitales  de  l'Europe,  et  relire  les  mé- 
moires du  chevalier  de  Grammont.  La  gaîté,  l'esprit,  la  frivolité 
qui  respirent  dans  ces  pages  charmantes  nous  remettent  vite  dans 
ce  temps  où  le  danger  et  la  mort  étaient  à  peine  des  choses  sé- 
rieuses. Sur  cette  scène  de  nos  anciennes  gloires,  ainsi  dégagée 
de  la  poussière  et  de  la  fumée  du  combat,  dans  ces  lentes  campa- 
gnes où  la  noblesse  occupait  ses  loisirs.  M'"*"  Favart  peut  paraître 
et  dire  aux  officiers  du  maréchal  de  Saxe  :  «  Il  y  a  demain  relâche 
pour  la  bataille,  nous  jouerons  après  la  victoire.  »  Le  salut  que  fit 
à  l'ennemi  une  armée  de  gentilshommes  avant  d'en  venir  aux  mains 
dans  les  champs  de  Fontenoy  ne  marque  pas  moins  vivement  ces 
habitudes  militaires  de  l'ancien  régime,  et  l'on  comprend  qu'alors 
l'esprit,  comme  le  courage,  pût  contribuer  aux  succès.  Saint-Évre- 
mond,  qui  se  battait  et  qui  soupait  avec  verve,  lieutenant  en  163*2, 
reçut  une  compagnie  en  1637,  après  le  siège  de  Landrecy,  et  le 
prince  que  l'Académie  française  avait  songé  à  se  donner  pour  pro- 
tecteur, le  duc  d'Enghien,  se  prit  d'une  amitié  littéraire  pour  un 
lieutenant  lettré;  il  lui  confia  tout  à  la  fois  le  commandement  de 
ses  gardes  et  le  choix  de  ses  lectures.  C'est  le  moment  heureux  de 
la  vie  de  Saint- Évremoud,  celui  où  sa  fortune  et  ses  goûts  furent 
en  harmonie,  où  ses  qualités,  mises  en  lumière,  semblent  par  leur 
diversité  même  se  prêter  un  charme  nouveau.  Quels  devaient  être 
ces  entretiens  sur  les  problèmes  les  plus  élevés  de  la  philosophie  et 
les  plus  gracieux  sujets  de  la  poésie,  qu'interrompaient  des  bles- 
sures et  d'héroïques  fatigues?  C'est  dans  le  trouble  des  camps,  dans 
l'attente  et  dans  l'enivrement  des  victoires,  que  Saint-Évremond 
expliquait  au  jeune  prince  le  génie  d'Alexandre  et  celui  des  Ro- 
mains. Il  ne  faudrait  pas  cependant,  sous  peine  de  forcer  la  vérité, 
faire  de  Saint-Évremond  un  philosophe,  ne  demandant  à  la  littéra- 
ture que  ses  plus  nobles  délassemens.  Son  biographe  Desmaiseaux 
ne  nous  permet  point  d'ignorer  que  Rabelais  était  alors  un  de  ses 
livres  préférés,  et  que,  n'ayant  pu  communiquer  au  duc  d'Enghien 
le  plaisir  qu'il  y  trouvait,  il  se  rabattit  sur  Pétrone.  Les  ouvrages 
de  ces  deux  auteurs  ne  se  corrigent  guère  l'un  par  l'autre,  et  voilà 
qui  empêcherait  de  confondre,  si  l'on  était  tenté  de  le  faire,  Saint- 
Évremond  et  Yauvenargues. 


21Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'intimité  du  prince  et  du  lieutenant  fut  brusquement  interrom- 
pue. Gondé,  Saint-Évremond,  Miossens  et  leurs  amis  ne  s'occupaient 
pas  des  anciens  seulement,  et  cherchaient  les  plaisirs  de  la  satire 
après  ceux  de  l'admiration.  Soutenu  par  la  présence  du  prince, 
Saint-Évremond  s'abandonnait  à  sa  verve,  faisait  des  remarques 
moqueuses,  et,  doué  d'un  rare  talent  pour  saisir  le  côté  ridicule 
des  gens  et  le  mettre  en  scène ,  il  provoquait  facilement  une  gaîté 
dont  les  absens  faisaient  tous  les  frais.  Un  jour,  Condé  n'étant  plus 
là,  il  se  permit  de  prendre  à  son  égard  les  mêmes  libertés.  «  On  con- 
vint que  cette  passion  qu'avait  le  prince  de  rechercher  le  ridicule 
des  autres  lui  donnait  un  ridicule  d'une  espèce  toute  nouvelle.  »  Il 
est  probable  que  les  remarques  furent  plus  piquantes  que  celle-là, 
et  que  Saint-Évremond  ne  fut  pas  moins  bien  inspiré  qu'il  ne  l'é- 
tait d'ordinaire.  Cette  conversation  fut  répétée,  on  l'exagéra  sans 
doute  autant  que  l'atténue  l'auteur  que  nous  citons,  et  ceux  qui  jus- 
que-là s'étaient  crus  impunément  sacrifiés  trouvèrent  un  vengeur 
aussi  puissant  qu'inattendu.  La  colère  du  prince  fut  extrême.  Il  rom- 
pit avec  Saint-Évremond,  et  eut  le  mauvais  goût  de  lui  retirer  en 
même  temps  les  deux  charges  qu'il  lui  avait  confiées.  «  Il  est  cer- 
tain ,  dit  Saint-Évremond  dans  un  discours  qu'il  adressa  plus  tard 
à  la  duchesse  Mazarin,  qu'on  ne  doit  pas  regarder  un  prince  comme 
son  ami.  L'éloignement  qu'il  y  a  de  l'empire  à  la  sujétion  ne  laisse 
point  former  cette  union  de  volonté  qui  est  nécessaire  pour  bien 
aimer.  Le  pouvoir  du  prince  et  le  devoir  du  sujet  ont  quelque  chose 
d'opposé  aux  tendresses  que  demandent  les  amitiés.  »  Il  pensait 
sans  doute  à  sa  rupture  avec  Condé  quand  il  écrivait  de  la  sorte; 
mais  il  faut  dire  aussi  qu'il  était  plus  propre  à  parler  de  l'amitié 
avec  subtilité  qu'à  la  sentir  vivement.  En  tête  d'un  autre  discours 
où  il  disserte  sur  le  même  sujet,  on  voit  ce  titre  assez  singulier  : 
L'Amitié  sans  amitié.  Ce  titre  est  de  l'invention  de  la  duchesse 
Mazarin,  qui,  après  avoir  lu  ce  traité,  ne  put  résister  au  plaisir  d'en 
faire  la  critique  par  cette  épigramme. 

Cette  rupture  ne  fut  pas  aussi  défavorable  à  Saint-Évremond 
qu'elle  aurait  pu  l'être  en  d'autres  temps.  On  était  à  la  veille  de  la 
fronde.  Gondé  allait  commander  les  troupes  de  l'Espagne.  De  tous 
côtés,  comme  il  arrive  aux  époques  de  minorité,  les  ambitions  par- 
ticulières se  mettaient  en  mouvement,  et  chacun  cherchait  un  rôle 
dans  le  désordre  général.  Les  gouverneurs  de  province,  dont  Riche- 
lieu avait  si  singulièrement  diminué  l'importance  en  créant  l'unité 
du  pouvoir  royal,  espéraient,  sous  un  ministre  habile,  mais  que  les 
menaces  intimidaient,  retrouver  l'indépendance  qu'ils  avaient  per- 
due, et  affaiblir  à  leur  profit  ce  royaume  de  France  qui  s'établis- 
sait si  laborieusement.  Pour  un  esprit  aussi  clairvoyant  que  celui 
de  Saint-Évremond,  la  fronde  ne  pouvait  être  qu'un  mouvement 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  215 

sans  intérêt  et  sans  lendemain.  Trop  d'ambitions  rivales  et  contra- 
dictoires s'y  réunissaient  pom'  s'accorder  plus  d'un  moment  dans 
une  feinte  amitié.  C'était  une  de  ces  révoltes  qui  ne  sont  dange- 
reuses que  jusqu'à  l'heure  où  elles  s'organisent,  parce  qu'il  se  pré- 
sente alors  dix  chefs  au  lieu  d'un,  qui  ne  sont  point  entrés  dans  le 
parti  pour  y  servir,  mais  pour  y  commander,  que  les  soldats  sur 
lesquels  on  compte  pour  former  une  armée,  n'y  étant  accourus  que 
pour  en  être  les  généraux,  se  dispersent  quand  ils  ont  vu  distribuer 
les  premiers  emplois.  Saint-Évremend  comprit  que  cette  agitation 
se  calmerait  d'elle-même,  et  qu'elle  venait  de  trop  de  causes  pour 
en  avoir  une  véritable.  Il  résista  sans  peine  aux  offres  qui  lui  furent 
faites,  il  refusa  le  commandement  de  l'artillerie  dans  une  armée  qui 
n'existait  qu'en  imagination,  «et,  à  dire  vrai,  dans  l'inclination 
qu'il  avait  pour  Saint-Germain,  il  eût  bien  souhaité  de  servir  la 
cour  en  prenant  une  charge  considérable  où  il  n'entendait  rien;  mais 
comme  il  avait  promis  au  comte  d'Harcourt  de  ne  point  prendre  d'em- 
ploi, il  tint  sa  promesse,  tant  par  honneur  que  pour  ne  pas  ressem- 
bler aux  Normands,  qui  avaient  presque  tous  manqué  de  parole.  » 
Il  fit  mieux,  il  prit  le  parti  de  la  cour,  et  tourna  contre  les  fron- 
deurs l'arme  du  ridicule.  Le  récit  burlesque  de  la  retraite  de  M.' le 
duc  de  Longueville  dans  son  gouvernement  de  Normandie  est  une 
des  rares  mazarinades  qui  partirent  de  Saint-Germain.  Il  est  im- 
possible de  mieux  découvrir  la  vanité  des  chefs  de  parti  et  la  pau- 
vreté des  motifs  qui  peuvent  amener  dans  les  états  de  grands  déchi- 
remens.  Chacun  des  frondeurs  se  présente  dans  cette  relation  de  la 
manière  la  plus  naturelle  et  la  plus  aisée,  et  fait  lui-même  sa  cri- 
tique et  celle  du  parti.  Quand  Saint-Ibald  demande  «  l'honneur  de 
faire  entrer  les  ennemis  en  France,  »  réclame  un  plein  pouvoir  de 
traiter  avec  les  Polonais,  les  Moscovites,  et  l'entière  disposition  des 
affaires  chimériques,  il  a  prononcé  sur  cette  révolte,  odieuse  puis- 
qu'elle appelle  l'étranger,  ridicule  puisqu'elle  ne  dispose  que  de 
moyens  en  l'air,  la  même  condamnation  que  l'histoire.  C'est  ce 
double  accent,  où  l'indignation  et  la  plaisanterie  sont  si  heureuse- 
ment opposées,  qui  fait  le  charme  animé  et  le  mérite  de  cette  sa- 
tire; les  bruits  de  la  guerre,  les  discours  des  généraux,  la  présence 
de  l'étranger,  toutes  ces  choses  graves  ou  terribles  s'évanouissent 
pour  le  lecteur  dans  un  continuel  éclat  de  rire.  On  arrive  ainsi 
naturellement,  sans  effort,  à  cette  conclusion  pleine  de  bon  sens, 
où  la  pensée  de  Saint-Evremond  s'élève,  où  la  note  sérieuse  se  dé- 
gage et  domine  cette  brillante  gaîté  :  «  Je  me  tiens  heureux  d'avoir 
acquis  la  haine  de  ces  mouvemens-là,  plus  par  observation  que  par 
ma  propre  expérience.  C'est  un  métier  pour  les  sots  et  pour  les 
malheureux,  dont  les  honnêtes  gens  et  ceux  qui  se  trouvent  bien 
ne  se  doivent  point  mêler.  Les  dupes  y  viennent  là  tous  les  jours 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  foule.  Les  proscrits,  les  misérables  s'y  rendent  des  deux  bouts 
du  monde.  Jamais  tant  d'entretiens  de  générosité  sans  honneur,... 
tant  de  desseins  sans  action,  tant  d'entreprises  sans  effets;  toutes 
imaginations,  toutes  chimères  :  rien  de  véritable,  rien  d'essentiel 
que  la  nécessité  et  la  misère.  » 

La  fidélité  de  Saint-Évremond  ne  demeura  point  sans  récom- 
pense. Une  pension  de  mille  écus,  le  brevet  de  maréchal-de-camp 
des  armées  du  roi,  un  emploi  militaire  en  Guienne  en  furent  le  prix; 
mais  cette  fortune  fut  brusquement  interrompue,  et  pour  s'être 
permis  de  donner  au  duc  de  Candale,  son  ami,  des  conseils  con- 
traires à  ceux  du  cardinal,  le  nouveau  maréchal-de-camp  se  vit 
tout  à  coup  enfermé  à  la  Bastille.  L'emprisonnement,  du  reste,  ne 
dura  pas  longtemps.  Ce  ne  fut  qu'une  sorte  de  halte  dans  le  goût 
que  Mazarin  avait  conçu  pour  lui  depuis  la  fameuse  relation  des 
troubles  de  Normandie.  On  le  retrouve  quelques  mois  plus  tard 
parmi  les  courtisans  qui  suivirent  le  cardinal  dans  le  voyage  qu'il 
fit  pour  conclure  le  traité  des  Pyrénées.  Témoin  d'une  paix  qui  dé- 
solait les  gens  de  guerre,  et  dont  les  stipulations  semblaient  moins 
avantageuses  que  ne  pouvait  le  faire  espérer  le  succès  de  nos  armes, 
Saint-Évremond  partagea  l'étonnement  et  l'indignation  que  ressen- 
tirent ses  amis.  La  conduite  du  ministre  lui  parut  inexplicable.  Il 
n'y  vit  que  la  timidité  d'un  vieillard  qui  voulait  imposer  à  la  France 
un  repos  dont  il  avait  besoin,  l'avarice  d'un  particulier  qui  rendait 
des  provinces  et  se  réservait  des  bénéfices.  Plein  de  ces  pensées,  il 
leur  donna  dans  une  lettre  confidentielle  au  marquis  de  Créquy 
cette  forme  d'une  ironie  soutenue  et  sérieuse  dont  il  possédait  le 

secret  :  « Le  plus  grand  mérite  du  chrétien  est  de  pardonner  à 

ses  ennemis...  Le  châtiment  de  ceux  qu'on  aime  est  l'eff^et  de  l'ami- 
tié la  plus  tendre.  M.  le  cardinal  a  pardonné  aux  Espagnols  pour 
châtier  les  Français.  En  effet,  les  Espagnols,  humiliés  par  tant  de 
pertes,  devaient  attirer  sa  compassion  et  sa  charité,  et  les  Fran- 
çais, devenus  insolens  par  les  avantages  de  la  guerre,  méritaient 
d'éprouver  les  rigueurs  salutaires  de  la  paix...  Son  éminence  peut 
se  flatter  de  n'avoir  pas  fait  deâ  pas  inutiles.  L'Alsace,  les  biens 
d'Italie,  l'abbaye  de  Saint-Waast  peuvent  le  consoler  de  la  peine 
qu'il  a  prise,  au  lieu  que  le  chimérique  don  Louis,  qui  s'est  amusé 
à  l'intérêt  général,  a  tiré  toutes  les  dépenses  qu'il  a  faites  de  son 
propre  fonds.  »  Cette  dernière  accusation  est  sans  doute  spécieuse; 
mais  ne  pourrait-on  trouver  quelque  vérité  dans  plusieurs  des  pen- 
sées que  Saint-Évremond  prête  ironiquement  au  cardinal  :  «  Les 
Français  portent  toujours  leur  vue  au  dehors  sans  regarder  jamais 
au  dedans;  dissipés  sur  les  affaires  d'autrui,  ils  ne  font  point  de 
réflexion  sur  les  leurs?  »  Mazarin  avait-il  si  grand  tort  de  penser,  au 
jendemain  des  troubles  de  la  fronde,  que  les  ennemis  de  la  France 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  217 

n'étaient  pas  tous  au  dehors,  et  que  ceux  du  dedans  ne  pouvaient 
être  vaincus  que  par  la  paix?  «  Il  a  jugé  que  la  France  se  conser- 
vait mieux  comme  elle  est,  et  ramassée  pour  ainsi  dire  en  elle- 
même,  que  dans  une  vaste  étendue,  et  ce  fut  une  prudence  dont 
peu  de  ministres  sont  capables,  de  songer  à  couvrir  notre  frontière 
quand  la  conquête  des  Pays-Bas  était  pleinement  entre  ses  mains.  » 

Quelque  opinion  du  reste  que  l'on  se  for  aie  de  ce  traité  et  du 
ministre  qui  le  signa,  Saint-Évremond  n'avait  pas  commis  un  grand 
crime  en  écrivant  une  lettre  qui  devait  rester  entre  le  marquis  de 
Créquy  et  lui.  Un  malheureux  concours  de  circonstances  la  rendit 
publique.  M'"''  Duplessis  Bellière,  amie  commune  du  marquis  de 
Créquy  et  de  Fouquet,  en  avait  une  copie  renfermée,  avec  d'autres 
papiers,  dans  une  cassette  qui  fut  saisie  lors  des  recherches  qu'a- 
mena la  disgrâce  du  surintendant.  Mazarin  venait  de  mourii-.  Sa 
mort  ne  sauva  point  le  coupable.  Le  cardinal  ne  s'était  jamais  sou- 
venu des  injures,  et  n'aurait  point  sans  doute  exigé  la  longue  répa- 
ration que  ses  successeurs  firent  rendre  à  son  ombre.  Saint-Evre- 
mond sentit  qu'un  orage  le  menaçait,  et,  bien  qu'il  fut  loin  d'en 
prévoir  la  violence,  il  se  retira  dans  ses  terres  de  Normandie.  Il 
apprit  là  qu'on  le  poursuivait,  et,  plein  des  souvenirs  de  la  Bastille, 
il  résolut  d'attendre  à  l'étranger  le  moment  où  son  retour  serait 
sans  péril.  Il  quittait  la  France  pour  toujours.  Ce  ne  fut  que  vingt- 
huit  années  après  sa  fuite  qu'il  reçut  la  permission  d'y  rentrer; 
mais  l'Angleterre  était  devenue  sa  nouvelle  patrie,  et  ses  infirmités 
l'y  retinrent  comme  ses  habitudes.  On  a  supposé  quelquefois,  pour 
justifier  une  si  longue  sévérité,  qu'elle  avait  été  provoquée  par  une 
faute  restée  inconnue.  Voltaire  prétend  avoir  entendu  dire  au  mar- 
quis de  Miramont  que  Saint-Évremond  n'avait  jamais  voulu  s'expli- 
quer sur  la  cause  véritable  de  sa  disgrâce.  Quel  secret  résiste  au 
temps,  aux  tristesses  de  l'exil,  et  ne  se  trahit  point  dans  un  jour  de 
confiance  ou  d'abandon?  Ne  peut-on  trouver  des  raisons  moins  mys- 
térieuses aux  malheurs  dont  cette  lettre  fut  l'occasion,  si  elle  n'en 
fut  pas  la  cause  unique  ? 

Le  pouvoir  absolu  s'accommode  mal  des  esprits  railleurs,  de  ceux 
qui  portent  dans  la  discussion  des  affaires  publiques  une  curiosité 
pénétrante.  Colbert  et  Le  Tellier,  qui  succédaient  à  Mazarin,  et  dont 
les  sévérités  à  l'égard  de  l'infortuné  Fouquet  provoquaient  de  toutes 
parts  des  accusations  et  des  plaintes,  craignirent  que  ces  murmures 
ne  devinssent  dans  la  bouche  de  Saint-Évremond  une  satire  nou- 
velle, qu'il  ne  prît  cette  habitude  de  devenir  le  juge  de  la  politi- 
que, le  critique  du  pouvoir,  et  de  prêter  sa  voix  comme  il  l'avait 
déjà  fait  aux  mécontentemens.  «  Ils  montèrent  le  roi,  toujours  ja- 
loux de  faire  respecter  les  actes  de  l'autorité,  »  contre  l'écrivain 
hardi  qui  parlait  irrévérencieusement  de  l'olympe  et  de  ses  minis- 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

très.  Nous  savons  trop  aujourd'hui  que  cette  persécution  était  inu- 
tile :  une  certaine  faiblesse  de  caractère  aurait  détourné  Saint- 
Évremond  d'un  rôle  aussi  dangereux.  Son  exil  fit  de  lui  un  de  ces 
martyrs  involontaires  qui  passent  la  seconde  moitié  de  leur  vie  à 
courir  après  les  bons  mots  échappés  à  leur  jeunesse,  et  ont  tous  les 
inconvéniens  de  leurs  qualités  sans  en  avoir  ni  les  avantages  ni  la 
bonne  grâce;  mais  Golbert  et  Le  Tellier,  qui  punirent  si  longue- 
ment un  homme  facile  ^  réduire,  ne  se  trompaient  pas  tout  à  fait 
en  sentant  chez  Saint-Évremond  un  fonds  de  révolte  et  d'indépen- 
dance naturelle.  Il  était  déjà  l'un  de  ces  esprits  si  répandus  à  l'âge 
suivant,  chez  lesquels  disparaissait  le  respect,  et  qui  inspiraient  au 
pouvoir  cette  vague  répulsion  que  lui  causent  toujours  les  hommes 
nouveaux.  C'est  par  ces  raisons  qu'il  faut  expliquer  le  sort  de  Saint- 
Évremond.  Des  plaisanteries,  un  pamphlet  en  furent  le  prétexte  et 
l'occasion;  l'indépendance  involontaire  de  sa  pensée,  la  tournure 
de  son  esprit  en  furent  la  cause  véritable.  Il  était  moins  coupable 
encore  qu'il  n'était  désagréable,  et  l'on  poursuivait  en  lui  des  fautes 
que  Ton  ne  devinait  qu'à  demi,  et  dont,  pas  plus  que  ses  ennemis 
peut-être,  il  n'avait  la  pleine  intelligence.  Il  ne  s'est  découvert 
tout  à  fait,  ni  à  ses  contemporains,  ni  à  lui-même.  Il  faut  achever 
chez  lui  des  pensées  qui  ne  sont  qu'indiquées,  donner  la  voix  à  des 
murmures,  suivre  des  tendances  plus  loin  qu'il  ne  le  faisait  lui- 
même,  retenu  par  la  crainte  et  les  habitudes  de  son  siècle.  Il  n'a 
pas  encore  l'audace  et  l'allure  militante  de  l'âge  suivant.  C'est  dans 
son  cabinet,  à  voix  basse,  pour  quelques  amis,  qu'il  s'entretient 
de  littérature,  de  morale,  de  religion;  mais  il  est  animé  déjà  par 
le  souille  des  jours  qui  approchent.  Gomme  ces  ombres  de  Virgile 
qui  errent  cent  ans  entre  les  vivans  et  les  morts  avant  de  franchir 
le  fleuve,  il  semble  hésiter  sur  les  limites  indécises  de  deux  âges, 
et  ne  rentre  tout  à  fait  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre.  C'était  le  mo- 
ment où,  sous  la  régularité  apparente  d'une  société  bien  ordonnée, 
s'agitaient  des  espérances  jusqu'alors  inconnues,  où  ceux  qui  ne 
pouvaient  prendre  leur  part  des  affaires  publiques  s'affranchissaient 
dans  leur  pensée  et  construisaient  des  Salente  qu'ils  administraient 
suivant  les  lois  d'une  politique  nouvelle.  Ce  monde  entrevu  vague- 
ment, flottant  en  quelque  sorte  entre  ciel  et  terre,  inspirait  à  quel- 
ques-uns, comme  Fénelon,  comme  l'abbé  de  Saint-Pierre,  un  ardent 
amour,  et  les  enlevait  de  leur  temps  par  la  vivacité  de  l'imagination 
et  du  désir.  Saint-Évremond  ne  partageait  pas  leurs  chimériques 
.espérances;  mais,  comme  eux,  la  fatigue  du  passé  l'avait  pris,  il 
s  "en  détachait  par  indifl'érence. 

On  est  frappé,  quand  on  considère  le  xvii''  siècle,  de  l'ordre  qui 
règne  alors  dans  les  esprits  et  se  traduit  dans  une  littérature  régu- 
lière où  chaque  genre,  nettement  séparé  des  autres,  ne  concourt  à 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  219 

l'ensemble  que  dans  la  mesure  qui  lui  appartient.  Il  y  a  de  la  dis- 
cipline jusque  dans  la  république  des  lettres.  Les  uns  font  de  la 
théologie,  les  autres  du  théâtre,  ceux-ci  des  romans;  mais  chaque 
auteur  reste  à  son  rang,  et  nul  n'empiète  sur  les  terres  du  voi- 
sin. Au  siècle  suivant,  tout  s'ébranle  et  se  mêle.  On  traite  en 
même  temps  et  du  même  air  les  questions  graves  et  les  futilités  ga- 
lantes. Le  théâtre  devient  philosophique,  et  la  philosophie  théâtrale. 
Cette  confusion  piquante  de  tous  les  genres  est  un  des  caractères 
les  plus  frappans  de  cette  époque  féconde  et  troublée  qui  déjà  s'ac- 
cuse chez  Saint-Évremond.  Avec  lui,  ces  questions  que  les  théolo- 
giens et  les  docteurs  abordaient  seuls  autrefois,  dans  un  langage 
convenu,  accessible  aux  seuls  initiés,  se  sécularisent  singulièrement. 
Ses  idées  sur  la  religion  ne  manquent  pas  de  profondeur,  mais  la 
forme  dont  il  les  revêt  est  bien  nouvelle  pour  son  temps.  «  J'ai  une 
opinion,  dit-il,  qui  n'est  pas  commune,  c'est  que  la  religion  réfor- 
mée est  aussi  favorable  aux  maris  que  la  catholique  est  favorable 
aux  amans...  L'une'va  seulement  à  s'abstenir  de  ce  qui  est  défendu; 
l'autre,  qui  admet  le  mérite  des  bonnes  œuvres,  se  permet  de 
faire  un  peu  de  mal  qu'on  lui  défend  sur  ce  qu'elle  fait  beaucoup 
de  bien  qu'on  ne  lui  commande  pas.  »  Cette  opinion  sans  doute 
n'est  pas  commune,  une  telle  théologie  n'a  rien  de  rebutant  pour 
les  gens  du  monde,  et  l'on  pourrait  tirer  des  œuvres  de  Saint-Évre- 
mond un  traité  dans  lequel  toutes  les  questions  théologiques  se- 
raient exposées  du  même  ton.  Le  discours  où  il  cherche  à  prouver 
que  la  dévotion  est  le  dernier  de  nos  amours  en  formerait  la  mé- 
taphysique, et  la  morale  s'en  trouverait  dans  quelques  disserta- 
tions et  dans  la  jolie  lettre  à  },I"*  de  Kerhouent.  «  Quelle  figure 
ferez-vous  dans  un  couvent  si  vous  n'avez  pas  le  caractère  d'une 
pénitente  ?  La  vraie  pénitente  est  celle  qui  se  mortifie  au  souvenir 
de  ses  fautes.  De  quoi  fera  pénitence  une  bonne  fille  qui  n'aura 
rien  fait?  Yous  paraîtrez  ridicule  aux  autres  sœurs,  qui  se  repen- 
tent avec  un  juste  sujet,  de  vous  repentir  par  pure  grimace.  Triste 
vie,  ma  sœur,  que  d'être  obligée  à  pleurer  par  coutume  le  péché 
que  l'on  n'a  point  fait  dans  le  temps  que  vient  l'envie  de  le  faire! 
Voilà  le  misérable  état  des  bonnes  filles  qui  portent  au  couvent  leur 
innocence.  Elles  y  sont  malheureuses  pour  n'avoir  pas  fait  un  bon 
fonds  de  repentir,  tellement  nécessaire  aux  maisons  religieuses 
qu'il  faudra  vous  envoyer  aux  eaux  par  pitié  pour  vous  faire,  s'il 
est  possible,  quelque  petit  sujet  de  pénitence.  » 

En  littérature  comme  ailleurs,  Saint-Évremond  rencontrait  l'auto- 
rité, la  tradition,  des  dogmes  si  l'on  peut  ainsi  parler,  et  devant  cette 
adoration  qu'inspirait  l'antiquité,  comme  en  toutes  choses,  il  resta 
critique,  et  n'admira  qu'après  avoir  jugé.  Le  siècle  qui  vit  naître 
tant  de  chefs-d'œuvre,  monumens  éternels  de  savoir  et  de  goût, 


220  •  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  connut  point  cette  critique  intelligente  et  libre  qui  cherche 
moins  dans  le  passé  des  modèles  à  copier  que  des  secrets  à  décou- 
vrir. 11  y  a  dans  la  littérature  à  cette  époque  un  efTort  pour  recon- 
struire et  continuer  l'antiquité,  qu'il  fallait  se  contenter  de  com- 
prendre. Homère,  Horace  et  Virgile  ont  observé  la  nature  et  le  cœur 
de  l'homme,  ce  furent  leur  modèle  et  leur  inspiration;  si  l'on  n'é- 
tudie que  leurs  ouvrages,  ceux  que  l'on  produira  par  la  suite  ne 
seront  que  des  copies  de  plus  en  plus  affaiblies.  La  fraîcheur,  l'ori- 
ginalité, cette  éternelle  nouveauté  du  monde  et  des  sentimens  lors- 
qu'ils nous  arrivent  sans  intermédiaire,  ont  un  charme  si  puissant 
que  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'en  vouloir  aux  élèves  les  plus  ha- 
biles, lorsqu'ils  répètent  leurs  maîtres  au  lieu  de  sentir  par  eux- 
mêmes.  Aussi  doit-on  savoir  gré  à  Saint-Évremond  de  la  disposition 
d'esprit  qui  l'affranchit  de  cette  idolâtrie.  Il  se  rattache  en  littéra- 
ture au  groupe  des  Fontenelle,  des  Lamotte  et  des  Perrault,  à  l'exa- 
gération près;  ses  défauts  l'y  rattachent  également.  Les  fanatiques 
des  anciens  sont  au  xv!!*"  siècle  les  vrais  poètes  malgré  la  faiblesse 
des  théories;  les  critiques  indépendans,  Saint-Évremond  en  parti- 
culier, écrivent  des  poésies  détestables  et  compromettent  leur  sys- 
tème par  leurs  vers.  Ainsi  la  comédie  des  Aradîmiistes,  que  Saint- 
Évremond  publia  en  16ZiO,  est  un  manifeste  de  la  nouvelle  école,  où 
le  charme  de  l'exécution  fait  défaut  à  une  idée  juste.  L'auteur  a 
voulu  railler  la  réglementation  excessive  de  l'hôtel  de  Rambouillet, 
cet  esprit  méticuleux  qui,  repoussant  certains  mots  comme  bas  et 
malsonnans,  en  réclamait  d'autres,  et  finissait  par  étouffer  la  pen- 
sée sous  le  puéril  souci  des  syllabes  et  des  sons. 

C'est  avec  la  même  indépendance  qu'il  aborde  l'histoire.  Dans 
les  essais  de  ce  genre  qu'il  nous  a  laissés,  il  la  débarrasse  de  ces 
curiosités  inutiles  où  se  complaisent  ceux  qu'il  considère  comme 
des  grammairiens,  (c  Je  n'aime  point  ces  gens  doctes  qui  emploient 
toute  leur  étude  à  restituer  un  passage  dont  la  restitution  ne  nous 
plaît  en  rien.  Ils  se  font  un  mystère  de  savoir  ce  que  l'on  pourrait 
bien  ignorer,  et  n'entendent  pas  ce  qui  mérite  véritablement  d'être 
entendu.  Dans  les  histoires,  ils  ne  connaissent  ni  les  hommes  ni  les 
affaires,  ils  rapportent  tout  à  la  chronologie,  et  pour  nous  pouvoir 
dire  en  quelle  année  est  mort  un  consul,  ils  négligeront  de  con- 
naître son  génie.  »  Le  livre  sur  la  Grandeur  et  la  Décadence  des 
Romains  a  fait  rentrer  dans  l'ombre  les  réflexions  de  Saint-Évre- 
mond  sur  les  divers  génies  de  ce  peuple.  Montesquieu  a  marché 
avec  plus  d'assurance  dans  la  voie  nouvelle.  L'histoire  est  devenue 
avec  lui  de  la  philosophie.  Les  faits  n'oiit  plus  été  recherchés  que 
pour  donner  des  lois  et  rejetés  ensuite  comme  une  écorce  vide  dans 
ce  passé  auquel  ils  appartiennent.  L'histoire  est  devenue  vivante,  ■ 
parce  qu'elle  s'est  dégagée  de  cette  enveloppe  périssable,  après 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.         '  '221 

avoir  mis  en  lumière  des  principes  éternellement  applicables.  C'est 
ainsi  que  le  xviii'^  siècle  aimera  l'histoire,  s'y  cherchant  lui-même 
et  ne  l'interrogeant  que  pour  se  comprendre.  Saint-Évremond  ne 
prévoyait  pas  sans  doute  les  successeurs  qu'il  pourrait  avoir,  et  que 
la  liberté  qu'il  prenait  deviendrait  plus  tard  un  système  et  une  mé- 
thode; mais  en  s'affranchissant  des  scrupules  et  des  minuties  où  s'at- 
tardaient les  historiens  de  son  temps,  il  fit  les  premiers  pas  dans 
un  chemin  que  l'on  devait  poursuivre  plus  loin.  Les  rois,  les  em- 
pereurs, les  consuls,  tous  ces  personnages  plus  apparens  qu'ils  ne 
sont  en  réalité  importans,  disparaissent  et  s'effacent  de  son  récit. 
Ils  ne  sont  plus  les  seuls  du  moins  à  occuper  la  scène,  où  on  les  ran- 
geait autrefois  avec  une  sorte  d'étiquette  convenue  et  comme  par 
ordre  de  dignité.  Dans  cette  histoire  découronnée,  une  sorte  de  ré- 
volution se  fait.  On  voit  les  peuples,  les  institutions,  qui  se  forment, 
grandissent,  prennent  la  première  place;  l'intérêt  du  drame  ne  se 
trouve  plus  dans  la  famille  des  Atrides,  mais  dans  le  développement 
de  la  civilisation. 

Si  l'on  a  essayé  de  se  rendre  compte  du  talent  de  Saint-Évre- 
mond avant  de  le  suivre  dans  son  exil  et  dans  les  derniers  temps 
de  sa  vie,  c'est  que  son  talent  était  déjà  formé  quand  il  quitta  la 
France,  et  que  les  quarante  années  passées  en  Angleterre  n'y  ap- 
portèrent aucune  modification  sensible.  11  ne  trouva  pas  dans  un 
pays  étranger  ce  renouvellement  que  Montesquieu  et  Voltaire  iront 
*y  chercher.  Comme  beaucoup  de  gens  distingués,  il  n'a  point  cette 
faculté  de  s'approprier  insensiblement  ce  que  pensent  les  autres. 
Ses  idées  viennent  toutes  de  son  propre  fonds,  et  si  elles  sont  peu 
nombreuses,  elles  sont  étudiées,  creusées,  présentées  sous  toutes 
leurs  faces.  Veut-on  chercher  une  cause  morale  à  cette  monotonie, 
qui  semble  d'abord  un  défaut  littéraire,  c'est  à  l'égoïsme  de  Saint- 
Évremond  qu'il  faut  s'en  prendre.  Il  sort  peu  de  lui-même.  Ce  n'est 
qu'avec  un  certain  effort  qu'on  se  détache  de  ce  que  l'on  aime.  Il 
y  a  du  désintéressement  dans  la  curiosité  d'esprit  qui  se  porte  aux 
choses  éloignées.  Il  vivra  donc  avec  des  pensées  familières  et  pro- 
chaines; mais  comme  cet  égoïste  a  du  goût,  il  se  plaît  à  orner  le  pe- 
tit monde  qu'il  habite.  Il  repasse,  il  polit  chacune  des  pensées  qu'il 
s'est  faites  sans  se  fatiguer  à  parcourir  l'horizon  long  et  poudreux. 

C'est  à  l'âge  de  quarante-huit  ans,  à  ce  moment  de  la  vie  où 
l'homme  s'établit  déjà  dans  ses  habitudes,  qu'il  lui  fallut  quitter 
un  monde  où  sa  place  était  marquée,  des  liaisons  d'esprit  et  de 
plaisir,  la  société  des  ducs  d'Épernon  et  de  La  Rochefoucauld  et  les 
soupers  du  commandeur  de  Souvré.  N'oublions  pas  Ninon  dans  la 
liste  de  ses  amis  :  ses  lettres  le  suivirent  dans  son  exil,  et  le  conso- 
lèrent dans  l'isolement  des  derniers  jours.  Saint-Évremond  n'arri- 
vait pas  en  Angleterre  comme  un  exilé  obscur  ou  comme  les  réfugiés 


222  ■  REVLE    DES    DEL'X    MONDES. 

protestans  qui  devaient  vingt  aris  après  remplir  Londres  de  leurs 
plaintes  et  du  spectacle  de  leur  misère.  Il  avait  fait  partie  de  l'am- 
bassade extraordinaire  envoyée  par  Louis  XIY  au  roi  d'Angleterre 
lors  du  rétablissement  de  la  monarchie.  Les  représentans  les  plus 
brillans  de  la  noblesse  figuraient  dans  cette  ambassade.  L'esprit  de 
Saint-Évremond,  la  réputation  qui  le  précédait,  l'avaient  fait  dis- 
tinguer par  les  courtisans  de  la  nouvelle  cour,  spirituels,  légers, 
tournés  au  scepticisme  et  à  l'incrédulité  par  la  haine  qu'ils  portaient 
encore  aux  puritains  du  protectorat.  Le  comte  d'Arlington,  qui  de- 
vint plus  tard  secrétaire  d'état  aux  affaires  étrangères,  le  duc  de 
Buckingham,  un  des  favoris  du  roi  à  White-Hall,  l'ennemi  le  plus 
redouté  des  ministres  qu'il  poursuivait  de  ses  épigrammes,  d'Aubi- 
gny,  depuis  duc  de  Richmond,  étaient  restés  en  relations  avec  lui. 
C'était  le  moment  où  la  grandeur  de  Louis  XIV  excitait  l'admiration 
universelle,  où  tous  les  souverains  édifiaient  à  l'envi  de  petits  Ver- 
sailles, quand  ils  n'imitaient  pas  le  grand  roi  dans  des  goûts  plus 
ruineux  encore  que  celui  des  bâtimens  et  des  jardins.  L'Angleterre, 
malgré  l'originalité  qui  lui  est  propre,  n'échappait  pas  à  cet  exemple 
contagieux.  Nos  usages,  nos  modes,  notre  langue,  s'imposaient  à 
l'Europe  soumise  par  nos  armes  et  volontairement  asservie  à  notre 
influence.  Un  des  écrivains  anglais  dont  le  patriotisme  supporte  avec 
le  plus  d'irritation  cet  affaiblissement  passager  du  caractère  natio- 
nal le  constate  lui-même  en  des  termes  dont  l'accent  un  peu  mo- 
queur n'affaiblit  point  l'autorité.  «  La  puissance  de  la  France  était 
souveraine  en  matière  de  bon  goût  et  de  modes,  depuis  le  duel  jus- 
qu'au menuet.  Elle  décidait  de  la  coupe  de  l'habit  d'un  gentilhomme, 
de  la  longueur  de  sa  perruque,  de  la  hauteur  de  ses  talons...  Chez 
nous  comme  ailleurs,  on  rendait  hommage  à  la  suprématie  de  nos 
voisins.  La  langue  française  devenait  rapidement  la  langue  univer- 
selle, la  langue  de  la  société  élégante  et  de  la  diplomatie.  On  ne 
citait  plus  ni  italien  ni  latin,  mais  on  lardait  ses  discours  de  phrases 
françaises...  A  ce  commerce,  notre  langue  perdit  quelque  chose  de  sa 
majesté  primitive,  mais  elle  acquit  plus  de  facilité  et  de  netteté  pour 
se  prêter  aux  besoins  de  la  conversation  et  de  la  narration  (1).  » 

Secondé  par  ces  circonstances,  Saint-Évremond  devint  vite  un  des 
hommes  les  plus  recherchés  de  la  nouvelle  cour.  Depuis  la  révolu- 
tion, tout  avait  changé  de  face.  La  sauvagerie,  le  rigorisme,  sou- 
vent l'hypocrisie  des  puritains  du  régime  tombé,  étaient  remplacés 
par  les  maximes  d'une  philosophie  relâchée  et  les  habitudes  d'une 
galanterie  qui  allait  jusqu'à  la  licence.  La  modération  de  Saint- 
Évremond  le  tint,  comme  toujours,  en  dehors  de  l'entraînement  : 
on  voit  en  vingt  endroits  de  sa  correspondance  qu'entre  Buckingham 

(1)  Macaulay,  Histoire  d'Angleterre,  chapitre  m. 


SAINT-ÉVREMOXD    ET    SA    VIE    d'eXIL.  2"23 

et  d'Ârlington  c'est  lui  qui  prend  parti  pour  le  côté  le  plus  sérieux 
et  le  plus  sévère  des  questions  qu'ils  agitent.  Il  ne  faut  pas  sans 
doute  y  chercher  un  code  de  morale  bien  austère,  mais  s'arrêter 
n'importe  à  quel  point  sur  la  pente  qui  entraîne  les  contemporains, 
c'est  déjà  quelque  chose. 

Il  retrouvait  aussi  à  Londres  un  autre  personnage  qu'il  avait  ren- 
contré dans  ses  voyages,  et  dont  le  caractère,  malgré  la  différence 
des  positions,  offre  avec  le  sien  certaines  ressemblances,  le  chevalier 
William  Temple,  si  justement  célèbre  pour  avoir  le  premier  arrêté, 
par  le  traité  de  la  triple  alliance,  les  envahissemens  de  Louis  XIV, 
mais  à  qui  une  modération  d'esprit  incompatible  avec  le  grand  jeu 
de  l'ambition  et  du  pouvoir  ne  permit  d'accomplir  que  la  moindre 
partie  des  destinées  qui  semblaient  réservées  à  ses  talens.  «  Du 
vieux  bois  pour  se  chauffer,  de  vieux  amis  pour  causer,  du  vin 
vieux  pour  boire,  »  voilà,  disait  Temple,  les  trois  choses  qui  passent 
avant  tout,  et  comme  il  les  trouvait  dans  sa  studieuse  retraite,  il  n'en 
sortait  qu'à  peine  et  y  rentrait  avec  plaisir.  N'ayant  ni  les  qualités 
ni  les  défauts  d'un  chef  de  parti,  il  refusa  plus  d'une  fois  cette  res- 
ponsabilité éclatante  qui  s'attache,  dans  les  gouvernemens  libres,  à 
la  direction  des  pouvoirs  publics.  Il  regardait  la  politique  comme 
un  délassement  où  il  voulait  bien  risquer  sa  mise:  mais  comme  un 
joueur  prudent  il  n'y  engageait  ni  sa  fortune  ni  sa  vie,  pas  même 
son  bien-être.  «  Il  est  deux  heures,  disait-il  à  un  ministre  étranger 
qui  lui  exposait  longuement  une  machine  de  son  invention;  à  cette 
heure,  je  préfère  mon  tourne-broche  et  ses  produits  à  toutes  les  ma- 
chines du  monde.  »  Et  il  le  quitta  brusquement. 

Rien  ne  pouvait  mieux  convenir  à  Saint-Évremond  que  ses  rela- 
tions intimes  avec  ce  personnage.  La  conformité  des  goûts  et  des 
opinions  l'en  rapprochait.  Toutes  les  fois  que  sir  William  Temple 
revenait  en  Anglerre,  et  sa  politique  d'amateur  l'y  ramenait  sou- 
vent, ils  se  rencontraient  à  White-Hall,  où  le  roi  recevait  tous  les 
jours,  avec  une  grâce  à  laquelle  les  vieilles  têtes  rondes  elles-mêmes 
étaient  obligées  de  rendre  hommage,  tous  les  gentilshommes  de 
son  royaume  et  les  étrangers  de  distinction.  Le  soir,  ils  se  retrou- 
vaient à  ces  soupers  dont  la  mode  était  encore  empruntée  à  la 
France,  et  dans  lesquels  une  génération  avide  de  plaisirs  oubliait 
dans  la  galanterie,  le  jeu  et  la  bonne  chère  les  privations  et  les 
misères  de  l'exil.  Ce  n'était  pas  seulement  dans  ces  cercles  brillans 
que  les  deux  amis  aimaient  à  se  réunir.  Le  jour,  ils  se  donnaient 
rendez-vous  dans  un  des  cafés  les  plus  célèbres  de  Londres,  le  café 
Will,  près  de  Covent-Garden.  C'était  le  lieu  de  réunion  des  écrivains 
et  de  tous  les  seigneurs  et  courtisans  qui  tenaient  à  honneur  de 
cultiver  les  lettres  ou  même  de  s'y  intéresser.  Ces  établissemens, 
d'une  importation  toute  récente,  s'étaient  multipliés  avec  une  pro- 


2'2/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

digieuse  rapidité.  Ils  étaient  alors  ce  que  sont  aujourd'hui  les  clubs 
à  Londres.  11  y  en  avait  pour  toutes  les  classes  et  presque  toutes 
les  professions  de  la  société.  Dans  les  uns,  on  ne  servait,  outre  le 
café,  que  des  vins  de  France  et  d'Espagne,  on  n'y  souffrait  d'autre 
odeur  que  celle  des  tabatières  remplies  de  tabac  ambré  ;  dans  les 
autres,  la  bière  et  le  gin  mêlaient  leur  forte  saveur  à  la  fumée  et  à 
l'odeur  des  pipes  des  artisans  et  des  matelots.  Le  café  Will,  café 
aristocratique  et  littéraire,  était  présidé  par  le  poète  Dryden,  alors 
dans  toute  sa  gloire.  Il  n'échappait  pas  plus  que  ses  contemporains 
à  l'invasion  du  goût  et  de  la  littérature  française.  Nos  tragédies 
y  étaient  jugées  sous  sa  présidence  et  d'après  les  règles  de  la 
Poétique  de  l'abbé  Lebossu.  C'est  là  enfin  que  la  querelle  des  an- 
ciens et  des  modernes,  qui  divisait  alors  tout  Paris,  fut  traitée, 
commentée  et  continuée  avec  une  ardeur  qui  ne  le  cédait  en  rien 
à  celle  de  nos  beaux  esprits.  On  y  lisait  à  haute  voix  les  pamphlets 
de  Perrault  et  les  réponses  de  Boileau.  Saint-Évremond  était  cu- 
rieusement consulté,  interrogé  sur  des  matières  qui  lui  étaient  fa- 
milières et  des  auteurs  qu'il  connaissait  personnellement.  On  sait 
quelle  sage  m.esure  il  garda  dans  le  débat.  Son  ami  Temple  se 
montrait  là  plus  résolu  et  plus  décidé  que  dans  sa  conduite  poli- 
tique. Il  soutenait  avec  chaleur  et  même  un  certain  emportement 
la  supériorité  des  anciens.  Plus  tard,  dans  sa  délicieuse  retraite 
de  Sheen ,  il  composa  un  essai  sur  la  science  des  anciens  et  des 
modernes.  Tous  les  argumens  de  ce  livre  un  moment  célèbre,  ou- 
blié aujourd'hui,  n'étaient  que  la  reproduction  de  doctrines  déjà 
exposées  et  de  thèses  déjà  soutenues  au  café  Will;  comme  nos  ora- 
teurs d'aujourd'hui,  Temple  faisait  des  livres  avec  ses  discours. 

Saint-Evremond  trouvait  dans  cette  vie  l'excitation  qu'il  aimait, 
et  son  esprit  y  abordait  des  sujets  divers  qu'il  traitait  tour  à  tour 
avec  animation  et  liberté.  Il  écrivit  des  comédies,  les  Bé/Iexions  sur 
le  peuple  romain^  et  des  jugemens  sur  les  écrivains  de  l'antiquité. 
La  comédie  du  Faux  politique,  qu'il  fit  de  concert  avec  d'Aubigny 
et  le  duc  de  Buckingham,  composée,  au  dire  des  auteurs,  dans  le 
genre  anglais,  l'est  plus  sûrement  encore  dans  le  genre  ennuyeux. 
Cette  inhabileté  à  donner  à  des  personnages  la  vie  de  la  scène 
étonne  chez  Saint-Évremond.  Il  excellait  à  saisir  le  ridicule  de  ceux 
qui  l'entouraient,  à  leur  donner  un  langage  plaisamment  naturel.  La 
fameuse  conversation  du  père  Canaye  et  du  maréchal  d'Hocquin- 
court  vaut  à  elle  seule  toutes  ses  comédies,  et  n'a  pas  moins  de  grâce 
et  de  force  que  les  meilleures  pièces  de  Molière.  Ce  qui  lui  manque, 
ce  n'est  point  la  pénétration  et  la  verve,  mais  le  développement  et 
le  souille.  Ses  plaisanteries  ne  peuvent  s'étendre.  Elles  concentrent 
dans  une  phrase,  dans  un  mot,  un  grand  nombre  d'observations  et 
d'idées.  Il  a,  si  l'on  peut  le  dire,  le  don  des  réticences,  un  silence 


SALM-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  225 

éloquent,  des  qualités  qui  suffisent  pour  animer  un  récit  où  rien 
n'est  inutile,  où  chaque  mot  porte  coup,  mais  qui  ne  peuvent  rem- 
plir la  durée  d'une  action.  Ses  réflexions  sur  le  peuple  romain  sont 
au  nombre  de  ses  meilleurs  ouvrages,  M.  Sainte-Beuve  a  remarqué 
toutefois  qu'«  au  milieu  de  son  bon  sens  et  de  son  jugement,  Saint- 
Évremond  manquait  de  cet  amour  de  la  louange  et  des  grandes 
choses  qui  inspirait  en  tout  le  peuple-roi,  et  que,  faute  de  ce  ressort 
généreux,  il  n'a  laissé  qu'une  ébauche  supérieure  là  où  Montes- 
quieu a  fait  un  ouvrage  admirable,  un  monument.  »  Cette  observa- 
tion peut  s'étendre  aux  jugemens  littéraires  de  Saint-Évremond,  Là 
aussi  il  n'a  point  ce  goût  supérieur,  cette  élévation  naturelle,  qui 
font  préférer  à  l'esprit  et  à  la  finesse  le  touchant  langage  du  cœur. 
Il  observera  par  exemple  que  «  Virgile  manque  de  galanterie,... 
que  Didon  devait  avoir  l'âme  bien  pitoyable  pour  s'intéresser  au  ré- 
cit d'Énée,...  qu'Horace,  à  quelques  odes  près,  ne  sait  point  faire 
parler  la  tendresse.  »  Son  parallèle  entre  Sénèque  et  Pétrone  montre 
ce  qui  lui  manquait  pour  arriver  en  littérature  à  cette  grandeur 
et  à  cette  simplicité  qui  sont  comme  la  force  et  la  santé  des  œu- 
vres d'art.  11  reproche  spirituellement  à  Sénèque  «  des  pointes,  des 
imaginations  qui  sentent  plus  la  chaleur  d'Afrique  et  d'Espagne  que 
la  lumière  de  Grèce  et  d'Italie,  »  puis,  quand  ce  philosophe  dis- 
serte sur  la  vertu,  «  des  expressions  excessives,  comme  si  c'était 
pour  lui  une  chose  étrangère  où  il  a  besoin  de  se  surmonter  lui- 
même.  »  Sénèque  était  mieux  qu'un  rhéteur,  il  aimait  la  vertu,  et  la 
manière  exagérée  dont  il  en  parle  dès  qu'il  se  trouve  dans  son  ca- 
binet marque  les  remords  de  la  veille  et  ceux  du  lendemain.  Il  traite 
un  peu  la  philosophie  comme  Manon  Lescaut  son  chevalier,  plus 
tendre  quand  elle  se  souvenait  de  ses  infidélités  ou  qu'elle  en  pré- 
parait de  nouvelles.  Mais  pourquoi  la  sévérité  de  Saint-Évremond 
devient-elle  tout  à  coup  de  l'indulgence  et  de  l'admiration  quand  il 
s'agit  de  Pétrone,  de  cet  écrivain  d'un  style  châtié  et  d'une  pensée  si 
corrompue?  pourquoi  cette  comparaison  établie  entre  les  morts  fa- 
meuses de  l'antiquité  et  cette  préférence  accordée  à  la  sienne? 
«  Pour  sa  mort,  dit-il,  après  l'avoir  bien  examinée,  ou  je  me  trompe, 
ou  c'est  la  plus  belle...  11  n'a  pas  seulement  continué  ses  fonctions 
ordinaires,  à  donner  la  liberté  à  ses  esclaves,  à  en  faire  châtier 
d'autres;  il  s'est  laissé  aller  aux  choses  qui  le  flattaient,  et  son  âme, 
au  point  d'une  séparation  si  fâcheuse,  était  plus  touchée  de  la  dou- 
ceur et  de  la  faciUté  des  vers  que  de  tous  les  sentimens  des  philo- 
sophes;... nulle  parole,  nulle  eu-constance  qui  marque  l'embar- 
ras d'un  mourant,  c'est  pour  lui  que  mourir  c*est  cesser  de  vivre.  » 
Ce  miracle  d'insensibilité  n'est  pourtant  ni  dans  la  nature  ni  dans 
la  vertu,  et  Voltaire  nous  semble  avoir  mieux  compris  les  sentimens 

TOME  LVI.     -     ISCil.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  conviennent  à  l'homme  en  face  de  la  mort  quand  la  religion  ne 
lui  en  inspire  pas  d'autres,  et  qu'il  est  abandonné  à  ses  propres 
forces.  «  Que  d'autres,  dit-il,  cherchent  à  louer  les  morts  fastueuses 
de  ceux  qui  entrent  dans  la  destruction  avec  insensibilité,  c'est  le 
sort  de  tous  les  animaux.  Nous  ne  mourons  comme  eux  avec  indif- 
férence que  quand  l'âge  ou  la  maladie  nous  rendent  semblables  à 
eux  par  la  stupidité  de  nos  organes.  Quiconque  fait  une  grande 
perte  a  de  grands  regrets;  s'il  les  étouffe,  c'est  qu'il  porte  la  vanité 
jusque  dans  les  bras  de  la  mort.  » 

Cependant  la  santé  de  Saint-Évremond  s'était  affaiblie.  Les  mé- 
decins lui  conseillèrent  de  quitter  l'Angleterre.  Il  partit  pour  la 
Hollande  et  s'établit  à  La  Haye.  11  se  loue,  dans  une  lettre  au  mar- 
quis de  Gréquy,  d'échapper  à  la  contrainte  des  cours,  et  d'achever 
sa  vie  dans  la  liberté  d'une  république  où,  «  s'il  n'y  a  rien  à  espé- 
rer, il  n'y  a  du  moins  rien  à  craindre.  »  Ce  sont  là  de  fières  paroles, 
elles  ne  se  soutiennent  pas  longtemps.  Il  a  plus  besoin  que  personne 
de  ces  sortes  de  conversations  qu'on  ne  trouvait  alors  que  dans  les 
cours.  Partout  ailleurs  il  lui  manque  quelque  chose.  Aussi  n'a-t-il 
vécu  qu'à  demi  pendant  ces  quatre  années  de  séjour  à  La  Haye.  C'est 
en  vain  qu'il  envoie  au  savant  Vossius  des  observations  sur  Salluste 
et  sur  Tacite,  c'est  en  vain  qu'il  compose  un  portrait  idéal  de  la 
fcnmie  qui  ne  se  trouve  point  :  la  tristesse  le  gagne,  il  a  peur  de 
s'appesantir,  et  la  gravité  des  bourgmestres  l'engourdit.  C'est  à 
peine  si  l'on  se  sent  la  force  de  blâmer  ce  découragement.  Saint- 
Évremond  était  si  bien  fait  pour  aimer  la  société  spirituelle  et  joyeuse 
où  s'étaient  écoulées  les  plus  belles  années  de  sa  vie,  qu'il  éprouve 
une  sorte  de  malaise  au  milieu  d'un  peuple  froid  et  méthodique, 
dont  toutes  les  vertus  manquent  de  vivacité,  et  qui  fit  de  grandes 
choses  sans  éclat.  «  Il  faut,  dit-il,  se  repaître  de  police,  d'ordre  et 
d'économie,  et  se  faire  un  amusement  languissant  à  considérer  des 
vertus  hollandaises  peu  animées...  Je  crois  que  La  Haye  est  le  vrai 
pays  de  l'indolence.  Je  ne  sais  comme  j'ai  ranimé  mes  sentimens; 
mais  enfin  il  m'a  pris  envie  de  sentir  quelque  chose  de  plus  vif,  et 
quelque  imagination  de  retourner  en  France  m'avait  fait  recher- 
cher Londres  comme  un  milieu  entre  les  courtisans  français  et  les 
bourgmestres  de  Hollande.  »  Mais,  avant  de  quitter  un  pays  qui  lui 
convenait  si  peu,  il  fit  un  effort  pour  revoir  Paris,  où  le  plaisir  et 
les  études  sont  si  habilement  ménagés  que  l'esprit  y  trouve  à  la 
fois  l'activité  et  le  repos,  également  nécessaires  aux  épicuriens  de 
la  littérature.  Il  écrivit  donc  à  M.  de  Lionne  une  lettre  qui  devait 
être  montrée  à  Louis  XIV.  On  comprend  quels  sentimens  la  dic- 
taient, et  cependant  les  louanges  adressées  au  roi  paraîtront  ex- 
cessives. «  Gomme  le  blâme  de  ceux  qui  nous  sont  opposés  fait  la 


SAINT-ÉVREMOND    ET   SA    VIE    d'eXIL.  227 

louange  la  plus  délicate  qu'on  nous  donne,  j'avais  cru  travailler 
ingénieusement  à  la  gloire  du  génie  qui  règne  en  établissant  la 
honte  de  celui  qui  a  gouverné  auparavant...  Ne  m'alléguez  point 
que  c'est  un  crime  d'attaquer  la  réputation  d'un  mort,  autrement 
celui  qui  la  ruine  serait  le  premier  et  plus  grand  criminel  lui- 
même...  Les  belles  et  admirables  qualités  de  sa  majesté  m'ont 
donné  les  petites  idées  que  j'ai  de  son  éminence,  et  dans  la  condi- 
tion où  je  suis,  j'ai  à  demander  pardon  d'une  chose  dont  il  m'est 
impossible  de  me  repentir.  »  On  le  voit,  si  Saint-Évremond  persé- 
vère dans  le  jugement  qui  lui  a  valu  sa  longue  disgrâce,  il  est  im- 
possible de  le  faire  avec  moins  de  hardiesse.  Cette  prière  resta  sans 
effet.  Il  retourna  en  Angleterre,  où  il  reçut  de  Charles  II,  grâce  à 
l'entremise  de  Temple,  une  pension  de  trois  cents  livres  sterling 
qui  lui  fut  continuée  par  le  roi  Guillaume  après  la  révolution. 

Bien  des  intrigues  s'agitaient  alors  à  la  cour  d'Angleterre.  Le 
voluptueux  Charles  II,  qui  fut  toute  sa  vie  gouverné  par  les  femmes, 
n'avait  échappé  à  la  duchesse  de  Cleveland  que  pour  tomber  sous 
l'empire  de  la  duchesse  de  Portsmouth,  qui,  maîtresse  absolue  de 
son  royal  amant,  enchaînait  à  la  France  les  destinées  du  peuple  an- 
glais. Telles  sont  trop  souvent  les  causes  secrètes  des  grands  évé- 
nemens,  de  la  paix,  de  la  guerre,  dans  ces  royautés  absolues  où  le 
monarque  tout  puissant  n'a  d'autres  maîtres  que  ses  passions.  C'est 
sa  faiblesse  qui  gouverne  et  se  joue  selon  ses  caprices  des  forces 
d'une  grande  nation.  La  politique  n'est  plus  alors  la  science  des  in- 
térêts généraux;  elle  n'exige  plus  de  hautes  et  nobles  études  sur  le 
génie  des  peuples,  sur  leurs  mœurs,  leurs  richesses  et  leurs  be- 
soins. C'est  la  science  des  basses  rivalités,  des  menées  souter- 
raines, où  les  intrigans  triomphent  obscurément.  Ainsi,  tandis  que 
la  politique  de  Louis  XIV  soutenait  la  duchesse  de  Portsmouth,  le 
parti  national  lui  cherchait  une  rivale,  et  de  l'inconstance  d'un 
homme  on  attendait  le  retour  d'un  peuple  à  sa  politique  séculaire. 

De  toutes  les  nièces  du  cardinal  Mazarin,  nulle  n'eut  une  vie  plus 
aventureuse  qu'Hortense  Mancini.  La  France,  l'Italie,  l'Allemagne 
et  l'Angleterre  la  virent  tour  à  tour  promener  son  existence  vaga- 
bonde, où  les  amours,  les  captivités,  les  fuites  sous  des  habits 
d'homme  se  suivent  sans  relâche,  supportées,  appelées  avec  une 
mobilité  fougueuse.  Elle  avait  si  pleinement  le  besoin  des  aventures 
qu'elle  ne  voulut  jamais  d'une  fortune  brillante,  mais  régulière, 
quand  elle  se  présentait  d'elle-même.  C'est  ainsi  qu'après  avoir 
refusé  d'épouser  le  duc  de  Savoie,  elle  eut  à  Chambéry  une  posi- 
tion équivoque,  s'en  fit  chasser  par  la  veuve  du  prince,  et  partit 
pour  l'Angleterre,  déterminée  à  remplacer  auprès  de  Charles  II, 
qui  avait  autrefois  demandé  sa  main,  non  pas  la  reine,  mais  la  du- 
ehesse  de  Portsmouth.  Héritière  de  Mazarin,  qui  la  préférait  à  ses 


228  REVUE    DES    DEUX    MOi\DES. 

autres  nièces  et  qui  lui  laissa  son  nom  et  ses  immenses  richesses, 
elle  se  trouvait  souvent  réduite  aux  expédiens,  et  l'on  sait  que 
M'"''  de  Grignan,  envoyant  quelques  chemises  à  la  belle  duchesse 
ainsi  qu'à  sa  sœur  la  connétable  Colonne,  écrivait  :  «  Vous  voyagez 
comme  des  héroïnes  de  roman,  avec  des  pierreries  et  sans  linge.  » 
Malgré  tout,  Hortense  savait  plaire.  «  La  source  des  charmes,  di- 
sait Ninon,  est  dans  le  sang  Mazarin,  » 

Cette  personne  que  la  nature  avait  créée  dans  un  jour  de  belle 
humeur  et  pour  le  plaisir,  folie  de  mouvement  et  d'éclat,  se  vit  liée 
par  la  destinée  à  une  folie  contraire  à  la  sienne.  Elle  fut  mariée  par 
le  cardinal  au  fils  du  duc  de  La  Meilleraye,  Armand  de  La  Porte, 
qui  prit  en  l'épousant  le  nom  de  Mazarin,  Une  religion  farouche  et 
ridicule  remplissait  l'imagination  du  nouveau  duc  d'images  som- 
bres et  d'apparitions.  On  sait  ses  incroyables  extravagances;  la  plus 
grande  de  toutes  fut  son  mariage.  Cet  homme  que  Saint-Simon 
nous  représente  barbouillant  les  portraits  des  grands  maîtres  et 
mutilant  les  statues  en  l'honneur  de  la  morale  avait  épousé  par 
amour  plus  que  par  ambition  Hortense  Mancini,  aussi  dangereuse 
par  sa  beauté  que  les  statues  les  plus  belles,  plus  dangereuse  encore 
par  son  caractère. 

Pour  composer  le  portrait  de  cette  brillante  personne,  il  ne  faut 
qu'ouvrir  les  dernières  œuvres  de  Saint-Évremond,  toutes  remplies 
maintenant  d'Hortense  Mazarin.  «  C'était  une  de  ces  beautés  romaines 
qui  ne  ressemblent  pas  aux  poupées  de  France...  Ses  yeux  ont  un 
langage  universel...;  leur  couleur  n'a  point  de  nom  :  ce  n'est  ni 
bleu,  ni  gris,  ni  tout  à  fait  noir;  il  n'y  en  a  point  au  monde  d'aussi 
doux...;  il  n'y  en  a  point  d'aussi  sérieux  et  de  si  sévères  quand  elle 
est  dans  quelque  application.  Ils  sont  grands,  bien  fendus,  pleins 
de  feu  et  d'esprit...  Les  mouvemens  de  sa  bouche,  les  grimaces  les. 
plus  étranges  ont  un  charme  inexprimable  quand  elle  contrefait 
ceux  qui  les  font.  Le  rire  lui  change  entièrement  l'air  du  visage, 
qu'elle  a  naturellement  fier,  et  qui  prend  une  teinte  de  douceur  et 
de  bonté;  son  nez,  qui  est  de  la  plus  juste  grandeur,  donne  un  air 
noble  et  élevé  à  toute  sa  physionomie.  »  Il  semble  en  effet  qu'Hor- 
tense  avait  une  de  ces  beautés  achevées,  un  peu  cavalières,  qui  ne 
craignent  ni  le  bruit  ni  les  exercices  violens.  Le  désordre  de  l'ha- 
billement, le  grand  ajustement  comme  le  plus  simple  négligé,  tout 
allait  à  cette  femme.  Qu'elle  passât  la  journée  en  déshabillé  dans 
sa  chambre  à  jouer  de  la  guitare,  quand  elle  aurait  dû  solliciter  pour 
ses  procès,  ou  qu'elle  s'amusât,  comme  nous  la  montre  Saint-Évre- 
mond ,  à  donner  dans  quelque  brillante  revue  des  ordres  aux  trou- 
pes, qui  les  recevaient  plus  volontiers  que  ceux  des  généraux,  elle 
apportait  dans  tous  ces  contrastes,  qui  pour  d'autres  auraient  été 
des  rôles,  un  parfait  naturel.  Il  n'y  avait  chez  cette  Italienne  rien 


SAÎM-ÉVREJÎOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  2*20 

d'aflecté  ni  d'exagéré.  Au  milieu  des  camps,  où  nous  la  montre  Saint- 
Évremond,  répétant  contre  son  mari  le  cri  de  guerre  que  la  France 
avait  autrefois  poussé  contre  son  oncle,  «  point  de  Mazarin!  »  elle 
ne  joua  jamais  à  l'héroïne  et  ne  prit  point  le  casque  de  Glorinde. 
Ses  cheveux,  audacieusemeni  dénoués  dans  le  mouvement  de  la 
marche,  lui  font  une  parure  d'une  simplicité  moins  théâtrale  et  plus 
séduisante.  «  A  voir  le  beau  tour  qu'ils  pi-ennent  naturellement,  et 
comme  ils  se  tiennent  d'eux-mêmes,  nous  dit  Saint-Évremond,  qui 
devient  poète  en  parlant  d'Hortense,  on  dirait  qu'ils  se  jouent  à 
plaisir,  tout  enflés  et  glorieux  de  couvrir  une  tète  si  belle.  » 

Avec  M'"''  Mazarin,  Saint-Évremond  trouve  en  Angleterre  ce  qu'il 
regrettait  de  la  France,  un  salon  où  se  réunissent  des  hommes  con- 
sidérables et  des  savans  distingués.  La  divinité  du  lieu  ne  s'occupe 
point  exclusivement  de  questions  littéraires;  la  musique  et  le  jeu, 
la  critique  et  la  philosophie,  remplissent  le  pavillon  de  Saint-James 
de  diversité  et  de  bruit.  Les  grands  seigneurs  s'y  rencontrent  avec 
Yossius;  les  gens  d'esprit  se  mêlent  tant  bien  que  mal  à  la  ména- 
gerie de  chats,  d'oiseaux  et  de  petits  chiens;  M'"''  Mazarin  vit  dans 
cette  confusion  comme  dans  son  milieu;  elle  se  livre  à  ces  goûts  si 
contraires  et  qui  la  possèdent  également;  elle  les  laisse  s'accommo- 
der comme  ils  peuvent  et  se  faire  leur  place  suivant  l'heure  et  le 
caprice.  Le  matin,  on  a  causé  d'art  et  de  philosophie,  il  y  a  sur  la 
table  des  livres  de  toute  sorte;  mais  le  soir  arrive  :  le  démon  du 
jeu,  sous  les  traits  de  Morin,  croupier  qui  s'est  enfui  de  Paris,  fait 
de  ce  salon  une  sorte  de  tripot  où  l'on  chante,  où  l'on  boit,  où  l'on 
se  fâche.  Miracle  d'A^noiir  (la  duchesse  Mazarin  souffre  volontiers 
qu'on  l'appelle  ainsi)  ne  se  possède  plus  dès  la  sixième  taille,  et  le 
jeu  commencé  le  soir  ne  se  termine  qu'au  matin.  Insolente  quand 
elle  gagne,  furieuse  quand  elle  perd,  Hortense  ne  peut  souffrir  qu'on 
l'interrompe  ni  qu'on  parle  d'autre  chose  que  de  paroli  : 

Plutarque  est  suspendu,  Don  Quichotte  interdit, 
Montaigne  auprès  de  vous  a  perdu  son  crédit, 
Racine  vous  déplaît,  Patru  vous  importune, 
Et  le  bon  La  Fontaine  a  la  môme  fortune. 

C'est  l'heure  de  la  déroute  pour  les  philosophes,  d'autant  qu'un 
grand  dogue,  qui  leur  en  veut  particulièrement, 

Chop  ,  animal  traître  et  malin, 
Des  savans  tient  l'âme  inquiète, 
Et  fait  faire  aussitôt  retraite 
Au  grand  et  docte  van  Beuning. 

Saint-Evremond  peint  assez  bien,  dans  son  épître  sur  la  Bassette, 
l'embarras  des  savans  qui  se  sont  trompés  d'heure,  et  qui  ne  savent 
où  fuir  entre  le  dogue  et  le  croupier.  Moins  philosophe  qu'eux  ou 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  plus  araoureux,  il  ne  peut  se  résoudre  à  la  retraite  et  se 
décide  à  jouer.  Cette  résignation  ne  touche  pas  le  cœur  d'Hortense. 
Nous  le  voyons  par  les  lettres  qu'il  lui  écrit  le  lendemain  de  ces 
sortes  de  scènes  :  «  Que  puis-je  faire?  Si  je  perds,  je  suis  une 
dupe;  si  je  gagne,  un  trompeur;  si  je  quitte,  un  brutal...  Si  je 
parle,  je  m'explique  mal;  si  je  me  tais,  j'ai  une  pensée  malicieuse. 
Si  je  refuse  de  disputer,  ignorance;  si  je  dispute,  opiniâtreté  ou 
mauvaise  foi.  Que  la  raison  règle  mes  sentimens,  on  dit  que  je 
n'aime  rien,  et  qu'il  n'y  eut  jamais  indifférence  pareille  à  la  mienne.» 
Ces  brusqueries  de  M'"''  Mazarin  étaient  aussitôt  oubliées  par  elle, 
mais  Saint-Évremond  les  avait  senties  avec  plus  de  vivacité  qu'il  ne 
convient  à  un  sage.  Ses  plaintes  ont  quelque  chose  de  la  douleur 
d'un  amant.  L'épicurien  qui  n'avait  jusque-là  cherché  que  les  plai- 
sirs, une  galanterie  où  le  cœur  n'entrait  pas,  et  qui  n'était  le  plus 
souvent  qu'une  occupation  animée  de  l'esprit,  le  philosophe  qui 
fuyait  le  sérieux  de  l'affection,  se  prend  pour  cette  illustre  aven- 
turière d'une  tendresse  véritable.  C'est  de  l'amour  qu'il  ressent 
pour  elle.  Il  s'en  raille  tout  le  premier,  mais  il  ne  peut  ni  ne  veut 
s'en  défaire.  Quant  aux  sentimens  d'Hortense,  ils  sont  faciles  à  dé- 
mêler. Elle  a  pour  Saint-Évremond  une  amitié  qui  ne  l'empêche  ni 
de  le  brusquer,  ni  de  lui  demander  des  conseils,  ni  de  s'irriter 
quand  ils  déplaisent,  ni  d'en  être  reconnaissante  au  fond.  Comme 
toutes  les  personnes  parfaitement  franches,  entières  dans  chacun 
de  leurs  mouvemens,  Hortense  n'éprouve  aucun  trouble  à  changer 
de  sentimens.  Elle  ne  cherche  jamais  à  justifier  sa  conduite,  elle 
l'oublie,  et  sans  se  perdre  dans  des  explications  qui  sont  dange- 
reuses, parce  qu'on  les  juge  avec  la  raison,  elle  se  contredit  sans 
embarras,  et  se  fait  tout  pardonner  par  sa  grâce.  Nous  avons  dit 
qu'elle  a  quelquefois  le  pouvoir  de  faire  de  Saint-Évremond  un 
poète.  Ce  sceptique,  auquel  il  n'a  manqué  que  de  sacrifier  plus 
souvent  à  la  folie  sacrée ,  adore  sous  les  traits  d'Hortense  la  fan- 
taisie et  la  déraison.  Elle  est  la  contradiction  de  toute  sa  vie.  Amou- 
reux du  repos,  il  s'éprend  de  cette  beauté  vagabonde.  Égoïste  au 
point  de  mépriser  la  gloire,  les  affaires  de  la  duchesse  Mazarin  sont 
les  siennes.  Il  se  désole  de  ses  malheurs,  il  cherche  à  les  prévenir. 
Quel  charme  valut  à  Hortense  la  conquête  d'un  sage,  à  qui  elle 
ne  tenait  guère?  Elle  avait  dans  son  esp.rit  le  même  abandon  que 
dans  sa  vie,  quelque  chose  de  soudain,  d'involontaire,  une  abon- 
dance inculte,  quelques-uns  de  ces  dons  que  le  midi,  que  l'Italie 
versent  avec  libéralité  sur  leurs  insoucians  enfans.  Saint-Évre- 
mond, d'une  nature  plus  distinguée,  mais  plus  pauvre,  a  de  la 
profondeur  dans  la  pensée ,  mais  aussi  de  la  recherche,  de  la  pré- 
tention, de  l'effort.  Les  faciles  richesses  d'une  organisation  si  dif- 
férente le  séduisirent.  Il  fut  ébloui  par  cet  éclat.  La  poésie,  la  pas- 


SAWT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    D'eXIL.  231 

sion,  le  naturel,  tout  ce  qui  manquait  chez  lui  à  l'écrivain  et  à 
l'homme  lui  apparut  dans  la  personne  d'Hortense  et  se  fit  aimer, 
(c  Si  vous  avez  eu  dessein  de  reconnaître  combien  vous  êtes  né- 
cessaire au  monde,  écrit-il  à  M'"*"  Mazarin,  qui  s'est  pour  quelques 
jours  retirée  à  Ghelsea,  vous  pouvez  satisfaire  votre  curiosité  dans 
votre  petite  absence.  Il  y  a  un  concetlo  espagnol  que  je  vous  appli- 
querais, si  je  ne  haïssais  trop  le  style  figuré.  «  Quand  le  soleil  s'é- 
clipse, dit  l'auteur  du  concetto,  c'est  pour  faire  connaître  au  monde 
combien  il  est  difficile  de  se  passer  de  lui.  »  Votre  éclipse  fait  sentir 
la  difficulté  qu'il  y  a  de  vivre  sans  votre  lumière.  » 

Ce  fut  ainsi  qu'il  l'aima,  et  cette  passion  tardive,  qui  ne  se  tra- 
duit que  par  des  déclarations  littéraires,  qui  le  rend  même  légère- 
ment ridicule,  donne  cependant  à  sa  figure  cette  expression  at- 
tendrie qui  lui  manque  d'ordinaire.  Il  devient  le  souffre  -  douleur 
de  la  fantasque  duchesse,  son  poète,  son  secrétaire.  C'est  lui  qui 
compose  les  lettres  qu'elle  ne  veut  point  écrire  par  paresse,  et 
qu'elle  ne  trouve  jamais  assez  spirituelles  quand  un  autre  en  prend 
la  peine.  C'est  lui  qui  doit  répondre  au  plaidoyer  de  M.  Érard,  avo- 
cat du  Mazarin,  ayant  soin  de  n'épargner  ni  l'avocat,  ni  surtout 
le  mari.  C'est  lui  qui  débrouille  les  inextricables  affaires  d'argent, 
négocie  les  emprunts,  expose  à  la  duchesse  de  Bouillon  le  mi- 
sérable état  où  se  trouve  la  duchesse  Mazarin,  sa  sœur,  et  rend 
compte  de  ces  commissions  à  sa  prodigue  et  besogneuse  cliente. 
«  Vous  m'avez  commandé  d'écrire,  et  j'ai  écrit.  Vous  m'avez  com- 
mandé d'écrire  en  Normand,  et  je  m'en  suis  si  bien  acquitté  que 
je  défie  M.  de  Saissac  de  connaître  si  vous  vous  louez  de  ses  dili- 
gences, ou  si  vous  vous  plaignez  qu'il  se  soit  contenté  de  vous  don- 
ner des  soins  inutiles  quand  vous  pourriez  attendre  des  effets  de  ses 
promesses.  »  Il  ne  serait  malheureusement  que  trop  aisé  de  multi- 
plier des  citations  de  ce  genre,  qui  prouveraient  que  cette  Italienne, 
à  laquelle  Saint-Évremond  reprochait  de  s'abandonner  à  «la  géné- 
reuse franchise  »  de  sa  nation,  se  laissait  entraîner  quand  il  s'agis- 
sait d'affaires  à  une  habileté  presque  normande.  Saint-Évremond 
devient  un  peu  pour  elle  ce  qu'était  pour  Chicaneau 

Un  grand  homme  sec,  là,  qui  me  sert  de  témoin, 
Et  qui  jure  pour  moi  lorsque  j'en  ai  besoin. 

Pour  en  finir  avec  ces  procès  et  ces  affaires,  qui  tiennent  une 
grande  place  dans  la  vie  de  Saint-Évremond  du  jour  où  il  eut  connu 
la  duchesse  Mazarin,  citons  seulement  un  dernier  trait.  Il  avait 
jadis  prêté  de  l'argent  à  Ninon,  et  comme  Ninon  se  faisait  un  devoir 
de  rendre  les  cassettes,  elle  le  lui  renvoya  quand  il  le  réclama.  Il 
serait  curieux  que  cet  argent  eût  passé  des  mains  de  Ninon  dans 


232  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celles  d'Hortense.  M'"^  Mazarin  mourut  en  effet  débitrice  envers 
Saint-Évremond  d'une  somme  que  la  pauvreté  de  l'exilé  lui  ren- 
dait considérable,  qu'Hortense  ne  s'inquiéta  pas  de  lui  rendre,  et 
qu'il  n'eut  garde  de  réclamer  d'elle,  comme  il  l'avait  fait  de  Ninon. 
Si  l'on  s'arrête  ici  à  parler  d'Hortense  Mazarin,  c'est  qu'elle  a  ré- 
veillé dans  le  cœur  de  Saint-Évremond  tout  ce  côté  d'affection  qui 
nous  était  inconnu,  qu'elle  fut  le  démenti  vivant  de  cette  philoso- 
phie où  il  se  serait  enfermé,  toujours  plus  indifférent  aux  autres  et 
plus  occupé  de  lui;  c'est  qu'elle  fut,  si  l'on  peut  le  dire,  une  tar- 
dive apparition  de  la  jeunesse  qui  pendant  quelques  années  dut 
charmer  le  vieillard,  et  lui  donner  des  joies  et  des  tristesses  qu'il 
devait  plus  tard  regretter  avec  amertume.  C'est  en  vain  qu'il  s'est 
détaché  de  l'ambition  pendant  les  longueurs  de  son  exil,  et  qu'il  a 
réduit  les  devoirs  du  sage  à  l'économie  des  derniers  plaisirs.  Il  se 
reprend  à  la  vie;  il  se  laisse  entraîner  à  des  occupations,  à  des  fati- 
gues qui,  pour  la  première  fois,  viennent  d'un  autre  que  lui.  Il  se 
contraint  et  se  transforme  pour  lui  plaire.  Il  joue  et  perd  au  jeu.  Il 
boit  les  vins  qu'il  n'aime  pas,  il  renonce  à  la  cuisine  française;  ses 
meilleurs  momens  auprès  d'elle  sont  encore  ceux  où  il  peut  se  faire 
garde-malade.  Les  brusqueries  de  la  duchesse  Mazarin  reviennent 
avec  la  santé;  l'ardeur  de  vivre  la  reprend  dès  qu'elle  échappe  à  la 
peur  de  mourir.  La  bassette,  les  longs  repas,  le  train  ordinaire,  re- 
commencent; les  conseils  que  le  philosophe  hasardait  ne  sont  plus 
écoutés,  on  l'interrompt  par  l'épithète  de  radoteur,  ou  par  ce  vers 
de  la  tragédie  de  Pompée  : 

Souviens-toi  seulement  que  je  suis  Cornélie! 

Saint-Évremond  parle  quelque  part  de  M.  de  Barillon,  alors  am^ 
bassadeur  de  France  en  Angleterre,  qui,  mangeant  plus  que  per- 
sonne, avait  un  admirable  secret  contre  les  excès  de  table.  ((  11  en- 
tretenait M'"'  Mazarin  des  religieux  de  la  Trappe,  et  quand  il  avait 
parlé  une  demi-heure  de  leur  abstinence,  il  croyait  n'avoir  mangé 
que  des  herbes  non  plus  qu'eux.  Son  discours  faisait  l'effet  d'une 
diète.  »  M'"«  Mazarin  avait  un  procédé  tout  semblable  :  elle  formait  de 
temps  en  temps  des  projets  de  retraite  qui  lui  laissaient  l'illusion 
de  s'être  convertie.  «  Vous  savez,  disait-elle  alors,  que  je  me  ferai 
quelque  jour  carmélite.  »  Comme  elle  se  trouvait  dans  ces  dispo- 
sitions, un  des  fils  de  la  comtesse  de  Soissons,  son  neveu,  tomba 
amoureux  d'elle,  et,  dans  un  duel  qu'il  eût  avec  le  baron  Banier, 
son  rival,  vint  donner  à  sa  tante  une  occasion  toute  naturelle  de 
mettre  à  exécution  ses  désirs  de  réforme.  Il  tua  son  adversaire.  La 
douleur  d'Hortense  fut  si  vive  qu'elle  eut  un  moment  la  résolution 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'eXIL.  233 

sincère  d'entrer  au  couvent  pour  y  pleurer  sa  légèreté  et  la  mort  de 
son  amant.  Saint-Évremond,  chargé  de  faire  les  adieux  d'Hortense 
à  ce  monde  qu'elle  avait  tant  aimé,  écrivit  les  vers  suivans,  qui  ne 
manquent  pas  d'une  certaine  grâce  : 

Je  vous  dégage,  amans,  des  lois  de  mon  empire. 

Pour  des  objets  nouveaux  si  votre  cœur  soupire, 

Je  ne  me  plaindrai  pas  d'une  infidélité. 

J'aimerais  mieux  pourtant...,  que  les  femmes  sont  vaines! 

J'aimerais  mieux  vous  voir,  au  sortir  de  mes  chaînes. 

Jouir  paisiblement  de  votre  liberté. 

Puis  dans  la  dernière  strophe,  comme  c'est  Saint-Évremond  qui 
parle  par  la  bouche  de  cette  belle  pénitente,  il  se  fait  adresser  au 
ciel  ce  rendez-vous  qu'il  n'a  pu  obtenir  sur  la  terre.  Hortense,  de- 
venue Béatrix,  veut  arracher  son  poète  au  monde  où  elle  n'est  plus, 
(c  Quittez  la  cour,  lui  dit-elle;  la  religion,  la  raison,  tout  vous  en 
fait  un  devoir  : 

Le  ciel  est  impuissant,  et  la  raison  timide 
Sur  vos  durs  sentimens  trop  faiblement  préside; 
Mais  vous  devez  encor  reconnaître  ma  loi. 
Retirez-vous,  vieillard,  c'est  moi  qui  vous  l'oi-donue. 
Voici  l'ordre  dernier  qu'en  reine  je  vous  donne  : 
Vieillard,  quittez  le  monde  en  même  temps  que  moi. 

Ce  ne  fut  point  dans  un  couvent  cependant,  c'est  à  Ghelsea  qu'elle 
mourut  à  l'âge  de  cinquante-deux  ans,  et,  s'il  faut  en  croire  ses 
contemporains,  dans  tout  l'éclat  de  sa  victorieuse  beauté.  Il  est 
difficile  de  prononcer  sur  elle  un  jugement  définitif.  Dans  le  cours 
du  procès  qu'elle  soutint  contre  son  mari,  elle  ne  s'étonna  point  de 
gagner  sa  cause  devant  la  chambre  des  requêtes,  où  se  trouvaient 
des  jeunes  gens,  ni  de  la  perdre  devant  la  grand'cbambre,  où  sié- 
geaient seulement  les  vieux  conseillers. 

Quand  la  mort  d'Hortense  Mancini  eut  rendu  éternelle  pour  Saint- 
Evremond  cette  éclipse  dont  il  se  plaignait  pour  peu  qu'elle  quittât 
Londres  un  seul  jour,  la  tristesse,  un  instant  secouée,  s'abattit  sur 
lui,  plus  épaisse  et  plus  lourde.  C'est  un  spectacle  affligeant  que 
celui  de  ces  dernières  années ,  remplies  seulement  par  les  regrets 
du  passé,  ou  par  les  plaisirs  matériels.  «  Il  n'y  a  pas  un  mot  de 
votre  lettre  qui  ne  m'ait  fait  plaisir,  écrit-il  à  mylord  Montagu,  ex- 
cepté ceux  qui  m'assurent  que  vous  mangez  des  truffes  tous  les 
jours.  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  pleurer  quand  j'ai  pensé  que  j'en 
mangeais  avec  M'"''  Mazarin.  Je  me  la  suis  représentée  avec  tous 
ses  charmes.  Je  ne  puis  continuer  ce  discours  sans  douleur,  il  le 
faut  finir.  »  C'est  à  table  cependant,  bien  que  ces  images  l'y  pour- 


234  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

suivent,  qu'il  cherchera  trop  souvent  des  distractions  et  l'oubli.  «  Je 
suis  fort  mal  et  j'ai  raison  de  me  préparer  des  plaisirs  dans  l'autre 
monde  ;  puisque  le  goût  et  l'appétit  m'ont  quitté,  je  n'en  dois  pas 
espérer  beaucoup  en  celui-ci.  »  La  Fontaine,  avec  qui  Saint-Évre- 
mond  avait  autrefois  entrepris  un  tournoi  littéraire  où  l'un  tenait 
pour  la  duchesse  de  Bouillon  et  l'autre  pour  la  duchesse  Mazarin, 
a  donné  aux  épicuriens,  quand  la  jeunesse  les  quitte,  ce  poétique 
congé  : 

Je  voudrais  qu'à  cet  âge 
On  sortît  de  la  vie  ainsi  que  d'un  banquet, 
Remerciant  son  hôte,  et  qu'on  fît  son  paquet, 

La  philosophie  du  plaisir  n'a  point  d'autre  conseil  pour  ceux  que 
le  plaisir  abandonne.  C'est  par  d'autres  croyances  qu'il  faut  renou- 
veler une  vie  près  de  s'éteindre,  et  ceux  qui  s'attardent  au  banquet 
et  ne  savent  point  en  sortir  comme  un  convive  rassasié  ne  plaisent 
pas  plus  aux  philosophes  qu'aux  poètes. 

Parmi  les  amis  que  Saint-Évremond  avait  laissés  en  France,  et 
dont  les  rangs  s'étaient  éclaircis,  Ninon  survivait  alors  à  sa  jeu- 
nesse et  à  son  éclat.  Elle  était  entrée  dans  cet  âge  que  le  duc  de  La 
Rochefoucauld  lui  avait  dit  être  «  l'enfer  des  femmes.  »  Sa  pensée 
se  reporta  vers  son  philosophe  d'outre-mer.  La  correspondance  des 
deux  vieillards  reprit  avec  une  fidélité  qu'explique  la  communauté 
des  souvenirs.  Ils  pouvaient,  au  milieu  d'une  génération  nouvelle, 
s'entretenir  du  passé.  Les  regrets  les  réunissaient,  comme  aussi 
cette  difficulté  d'espérer  où  ils  semblent  être  tous  les  deux.  Il  faut 
prendre  ses  prédicateurs  où  l'on  les  trouve,  et  l'on  pourrait  tirer  des 
lettres  de  Ninon,  à  cette  époque  du  moins,  une  sorte  de  sermon  et 
comme  la  condamnation  d'une  philosophie  qui  nous  laisse  si  tristes 
au  moment  où  la  philosophie  est  le  seul  bien  qui  nous  reste.  Ces 
lettres  sont  singulièrement  attachantes,  ce  ne  sont  point  du  tout 
celles  d'une  vieille  bergère,  mais  d'un  honnête  homme  à  qui  l'on 
voudrait  voir  d'autres  croyances.  «  J'ai  senti  la  mort  de  M'"*^  de  Ma- 
zarin, écrit-elle,  comme  si  j'avais  eu  l'honneur  delà  connaître.  Elle 
a  songé  à  moi  dans  mes  malheurs.  J'ai  été  touchée  de  cette  bonté,  et 
ce  qu'elle  était  pour  vous  m'avait  attachée  à  elle.  Il  n'y  a  plus  de 
remède,  et  il  n'y  en  a  nul  à  ce  qui  arrive  à  nos  pauvres  corps.  Con- 
servez le  vôtre.  Vos  amis  aiment  à  vous  voir  si  sain  et  si  sage,  car 
je  tiens  pour  sages  ceux  qui  savent  se  rendre  heureux...  Adieu  mille 
fois,  monsieur.  Si  l'on  pouvait  penser  comme  M'"®  de  Chevreuse, 
qui  espérait  en  mourant  qu'elle  allait  causer  avec  ses  amis  dans 
l'autre  monde!...  Il  serait  heureux  de  le  penser.  »  Arrêtons-nous  sur 
ce  souhait  des  deux  épicuriens,  sur  ce  désir  d'espérer;  il  vaut  mieux 


SAINT-ÉVREMOND    ET    SA    VIE    d'EXIL.  235 

que  leur  doctrine,  et  prouve  qu'après  tout,  au  milieu  des  entraîne- 
mens  de  la  vie  et  dans  le  néant  des  croyances,  l'âme  peut  garder 
une  noblesse  native  et  des  aspirations  élevées. 

Saint-Évremond  mourut  en  1703,  au  commencement  d'un  siècle 
que  son  esprit  avait  devancé,  et  où  il  aurait  retrouvé  victorieuses 
et  déjà  puissantes  bien  des  idées  qu'il  avait  le  premier  semées.  Plus 
libre  dans  son  essor,  il  se  serait  affranchi  des  liens  qui  le  retiennent 
encore  au  passé  et  des  voiles  un  peu  lourds  et  froids  qui  envelop- 
pent souvent  la  hardiesse  de  sa  pensée.  Sans  se  perdre  en  conjec- 
tures, il  suffit  sans  doute  à  la  gloire  de  son  nom  d'avoir,  en  face  de 
l'autorité  du  «  grand  roi,  »  donné  l'éveil  à  l'esprit  d'examen  et  de 
critique.  Qu'on  ne  se  laisse  pas  prendre  à  des  détails  tout  de  mode 
et  de  surface,  ce  courtisan  de  deux  monarchies,  cet  amateur  de 
bonne  chère,  ce  bel  esprit  toujours  galant  et  amoureux  est  un  des 
précurseurs  de  la  spciété  moderne.  Il  annonce  et  prépare  sur  plu- 
sieurs points  Voltaire  et  Montesquieu,  qu'il  a  précédés  en  Angle- 
terre. Tous  deux  y  viennent  un  demi-siècle  après  lui;  mais  il  faut 
noter  cette  différence  que  Saint-Evremond  donne  plus  qu'il  ne  re- 
çoit, que,  loin  d'emprunter  rien  à  sa  nouvelle  patrie,  il  reconstruit, 
il  étend  autour  de  lui  son  propre  pays,  les  idées  de  la  France,  sa 
littérature,  son  influence  en  tous  sens.  Ses  illustres  successeurs  au 
contraire  vont  emprunter  à  une  société  étrangère  des  lumières  qui, 
selon  eux,  manquaient  à  la  leur.  Voltaire  rapporte  d'Angleterre  une 
philosophie  plus  sérieuse,  et  révèle  à  ses  compatriotes  les  noms  de 
Shakspeare  et  de  Milton.  Montesquieu  retrouve  en  Angleterre  les 
titres  de  liberté  du  genre  humain;  il  signale  à  l'admiration  et  à 
l'imitation  de  l'Europe  cette  constitution  savamment  pondérée  qui 
paraissait  jusqu'à  nos  jours  répondre  à  tous  les  instincts  de  la  so- 
ciété moderne.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  rôles  ont  assez  de  gran- 
deur pour  contenter  toute  ambition  :  l'un  est  plus  utile  peut-être, 
l'autre  semble  plus  conforme  aux  prétentions  de  l'esprit  français.  Si 
l'on  voulait  dresser  une  de  ces  généalogies  intellectuelles  qui  re- 
présentent assez  bien  la  filiation  des  idées  à  travers  les  générations, 
on  dirait  que  Saint-Évremond  procède  de  Montaigne  et  de  Charron, 
et  qu'à  leur  tour  Voltaire  et  Montesquieu  descendent  de  lui.  Tenir 
son  rang  et  rester  soi-même  entre  de  tels  aïeux  et  une  telle  posté- 
rité, c'est  avoir  droit  non-seulement  au  tombeau  que  l'Angleterre  a 
élevé  à  Saint-Évremond,  mais  à  une  page  dans  l'histoire  des  pro- 
grès de  l'esprit  humain. 

Victor  de  Langsdorff. 


ETUDE 


LA  PHYSIOLOGIE  DU  CŒUR 


Pour  le  physiologiste,  le  cœur  est  l'organe  central  de  la  circula- 
tion du  sang,  et  à  ce  titre  c'est  un  organe  essentiel  à  la  vie;  mais 
par  un  privilège  singulier,  qui  ne  s'est  va  pour  aucun  autre  appa- 
reil organique,  le  mot  cœur  est  passé,  comme  les  idées  que  l'on  s'est 
faites  de  ses  fonctions,  dans  le  langage  du  physiologiste,  dans  le 
langage  du  poète,  du  romancier  et  de  l'homme  du  monde,  avec  des 
acceptions  fort  différentes.  Le  cœur  ne  serait  pas  seulement  un  mo- 
teur vital  qui  pousse  le  liquide  sanguin  dans  toutes  les  parties  de 
notre  corps  qu'il  anime;  le  cœur  serait  aussi  le  siège  et  l'emblème 
des  sentimens  les  plus  nobles  et  les  plus  tendres  de  notre  âme. 
L'étude  du  cœur  humain  ne  serait  pas  uniquement  le  partage  de 
l'anatomiste  et  du  physiologiste;  cette  étude  devrait  aussi  servir  de 
base  à  toutes  les  conceptions  du  philosophe,  à  toutes  les  inspira- 
tions du  poète  et  de  l'artiste. 

Il  s'agira  ici,  bien  entendu,  du  cœur  anatomique,  c'est-à-dire  du 
cœur  étudié  au  point  de  vue  de  la  science  physiologique  purement 
expérimentale;  mais  cette  étude  rapide  que  nous  allons  faire  des 
fonctions  du  cœur  devra-t-elle  renverser  les  idées  généralement 
reçues?  La  physiologie  devra-t-elle  nous  enlever  des  illusions,  et 
nous  montrer  que  le  rôle  sentimental  que  dans  tous  les  temps  on 
a  attribué  au  cœur  n'est  qu'une  fiction  purement  arbitraire?  En  un 
mot,  aurons-nous  à  signaler  une  contradiction  complète  et  pé- 
remptoire  entre  la  science  et  l'art,  entre  le  sentiment  et  la  rai- 
son?... Je  ne  crois  pas,  quant  à  moi,  à  la  possibilité  de  cette  con- 


PHYSIOLOGIE    DU    COi:UK.  237 

ti'adiction.  La  vérité  ne  saurait  différer  d'elle-même,  et  la  vérité  du 
savant  ne  saurait  contredire  la  vérité  de  l'artiste.  Je  crois  au  con- 
traire que  la  science  qui  coule  de  source  pure  deviendra  lumineuse 
pour  tous,  et  que  partout  la  science  et  l'art  doivent  se  donner  la 
main  en  s'interprétant  et  en  s'expliquant  l'un  par  l'autre.  Je  pense 
enfin  que,  dans  leurs  régions  élevées,  les  connaissances  humaines 
forment  une  atmosphère  commune  à  toutes  les  intelligences  culti- 
vées, dans  laquelle  l'homme  du  monde,  l'artiste  et  le  savant  doi- 
vent nécessairement  se  rencontrer  et  se  comprendre. 

Dans  ce  qui  va  suivre,  je  ne  chercherai  donc  pas  à  nier  systéma- 
tiquement au  nom  de  la  science  tout  ce  que  l'on  a  pu  dire  au  nom 
de  l'art  sur  le  cœur  comme  organe  destiné  à  exprimer  nos  senti- 
mens  et  nos  affections.  Je  désirerais  au  contraire,  si  j'ose  ainsi  dire, 
pouvoir  affirmer  l'art  par  la  science  en  essayant  d'expliquer  par  la 
physiologie  ce  qui  n'a  été  jusqu'à  présent  qu'une  simple  intuition 
de  l'esprit.  Je  forme,  je  le  sais,  une  entreprise  très  difficile,  peut- 
être  même  téméraire,  à  cause  de  l'état  actuel  encore  si  peu  avancé 
de  la  science  des  phénomènes  de  la  vie.  Cependant  la  beauté  de  la 
question  et  les  lueurs  que  la  physiologie  me  semble  déjà  pouvoir 
y  jeter,  tout  cela  me  détermine  et  m'encourage.  Il  ne  s'agira  pas 
d'ailleurs  de  parler  ici  de  la  physiologie  du  cœur  en  entrant  dans 
tous  les  détails  d'une  étude  analytique  expérimentale  complète  et 
impossible  pour  le  moment  :  c'est  une  simple  tentative,  et  il  me 
suffu-a  d'exprimer  mes  idées  physiologiques  en  les  appuyant  par 
les  faits  les  plus  clairs  et  les  plus  précis  de  la  science.  J'envisa- 
gerai ainsi  la  physiologie  du  cœur  d'une  manière  générale,  mais 
en  m'attachant  plus  particulièrement  aux  points  qui  me  semblent 
propres  à  éclairer  la  physiologie  du  cœur  de  l'homme. 

I. 

Avant  tout,  le  cœur  est  une  machine  motrice  vivante,  une  véri- 
table pompe  foulante  destinée  à  distribuer  le  fluide  nourricier  et 
excitateur  des  fonctions  à  tous  les  organes  de  notre  corps.  Ce  rôle 
mécanique  caractérise  le  cœur  d'une  manière  absolue,  et  partout 
où  le  cœur  existe,  quel  que  soit  le  degré  de  simplicité  ou  de  com- 
plication qu'il  présente  dans  la  série  animale,  il  accomplit  constam- 
ment et  nécessairement  cette  fonction  d'irrigateur  organique. 

Pour  un  anatomiste  pur,  le  cœur  de  l'homme  est  un  viscère, 
c'est-à-dire  un  des  organes  qui  font  partie  des  appareils  de  nutri- 
tion situés  dans  les  cavités  splanchniques.  Tout  le  monde  sait  que 
le  C(jeur  est  placé  dans  la  poitrine,  entre  les  deux  poumons,  qu'il 
a  la  forme  d'un  cône  dont  la  base  est  fixée  par  de  gros  vaisseaux 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  charrient  le  liquide  sanguin,  et  dont  la  pointe  libre  est  incli- 
née en  bas  et  à  gauche,  de  façon  à  venir  se  placer  entre  la  cin- 
quième et  la  sixième  côte  au-dessous  du  sein  gauche.  Quant  à  la 
nature  du  tissu  qui  le  compose,  le  cœur  rentre  dans  le  système 
musculaire  :  il  est  creusé  à  l'intérieur  de  cavités  qui  servent  de  ré- 
servoir au  sang;  c'est  pourquoi  les  anatomistes  ont  encore  appelé 
le  cœur  un  muscle  creux. 

Dans  le  cœur  de  l'homme,  on  voit  quatre  compartimens  ou  cavi- 
tés :  deux  cavités  forment  la  partie  supérieure  ou  base  du  cœur, 
appelées  oreillettes  et  recevant  le  sang  de  toutes  les  parties  du  corps 
au  moyen  de  gros  tuyaux  nommés  veines;  deux  cavités  forment 
la  partie  inférieure  ou  la  pointe  du  cœur,  appelées  ventricules  et 
destinées  à  chasser  le  liquide  sanguin  dans  toutes  les  parties  du 
corps  au  moyen  de  gros  tuyaux  nommés  artères.  Chaque  oreillette 
du  cœur  communique  avec  le  ventricule  qui  est  au-dessous  d'elle 
du  même  côté;  mais  une  cloison  longitudinale  sépare  latéralement 
les  oreillettes  et  les  ventricules,  de  telle  sorte  que  le  cœur  de 
l'homme,  qui  est  réellement  double,  se  décompose  en  deux  cœurs 
simples  formés  chacun  d'une  oreillette  et  d'un  ventricule,  et  situés 
l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche  de  la  cloison  médiane.  Chaque  cavité 
ventriculaire  du  cœur  est  munie  de  deux  soupapes  appelées  val- 
villes.  L'une,  placée  à  l'orifice  d'entrée  du  sang  de  l'oreillette  dans 
le  ventricule,  est  nommée  valvule  aiiriculo-vcntriculaire;  l'autre, 
située  à  l'orifice  de  sortie  du  sang  du  ventricule  par  l'artère,  s'ap- 
pelle valvule  sygmoîde. 

Le  cœur  de  l'homme,  ainsi  que  celui  des  mammifères  et  des  oi- 
seaux, est  donc  un  cœur  anatomiquement  double  et  composé  de  deux 
cœurs  simples,  appelés  l'un  le  cœur  droit,  l'autre  le  cœur  gauche. 
Chacun  de  ces  cœurs  a  un  rôle  bien  différent.  Le  cœur  gauche, 
nommé  encore  cœur  à  sang  rouge,  est  destiné  à  recevoir  dans  son 
oreillette  par  les  veines  pulmonaires  le  sang  pur  et  rutilant  qui 
vient  des  poumons,  pour  le  faire  passer  ensuite  dans  son  ventri- 
cule, qui  le  lance  dans  toutes  les  parties  du  corps,  où  il  devient 
impur  et  noir.  Le  cœur  droit,  appelé  aussi  cœur  à  sang  noir,  est 
destiné  à  recevoir  dans  son  oreillette  par  les  veines  caves  le  sang 
impur  qui  revient  de  toutes  les  parties  du  corps  et  à  le  faire  passer 
ensuite  dans  son  ventricule  pour  le  lancer  dans  le  poumon,  où  il 
devient  pur  et  rutilant.  En  un  mot,  le  cœur  gauche  est  le  cœur  qui 
préside  à  la  distribution  du  liquide  vital  dans  tous  nos  organes  et 
dans  tous  nos  tissus,  et  le  cœur  droit  est  le  cœur  qui  préside  à  la 
revivification  du  sang  dans  les  poumons,  pour  le  restituer  au  cœur 
gauche,  et  ainsi  de  suite. 

Ces  prémisses  étant  établies,  nous  n'aurons  plus  ici  à  considérer 


PHYSIOLOGIE    DU    CŒUR.  239 

le  cœur  que  comme  un  organe  qui  distribue  la  vie  à  toutes  les  par- 
ties de  notre  corps,  parce  qu'il  leur  envoie  le  liquide  nourricier  qui 
leur  est  indispensable  pour  vivre  et  manifester  leurs  fonctions. 
Quant  au  liquide  nourricier,  il  est  représenté  par  le  sang  lui-môme, 
qui  est  sensiblement  identique  chez  tous  les  animaux  vertébrés, 
quelles  que  soient  d'ailleurs  la  diversité  de  l'espèce  animale  et  la 
variété  de  son  alimentation.  Dans  les  phénomènes  extérieurs  de  la 
préhension  des  alimens,  le  zoologiste  distingue  le  carnassier  féroce 
qui  se  nourrit  de  chairs  palpitantes,  le  ruminant  paisible  qui  se  re- 
paît de  l'herbe  des  prés,  le  frugivore  et  le  granivore  qui  se  nour- 
rissent plus  spécialement  de  fruits  et  de  graines;  mais,  quand  on 
descend  dans  le  phénomène  intime  de  la  nutrition ,  la  physiologie 
générale  nous  apprend  que  ce  qui  se  nourrit,  à  proprement  parler, 
dans  les  animaux,  ce  n'est  pas  le  type  spécifique  et  individuel,  qui 
varie  à  l'infini,  mais  seulement  les  organes  élémentaires  et  les  tis- 
sus, qui  partout  se  détruisent  et  vivent  d'une  manière  identique. 
La  nature,  suivant  l'expression  de  Goethe,  est  un  grand  artiste.  Les 
animaux  sont  constitués  par  des  matériaux  organiques  semblables; 
c'est  l'arrangement  et  la  disposition  relative  des  matériaux  qui  dé- 
terminent la  variété  de  ces  véritables  monumens  organisés,  c'est- 
à-dire  les  formes  et  les  propriétés  animales  spécifiques.  De  même, 
dans  les  monumens  de  l'homme,  les  matériaux  se  ressemblent  par 
leurs  propriétés  physiques,  et  cependant  l'arrangement  différent 
peut  réaliser  des  idées  diverses  et  donner  naissance  à  un  palais 
ou  à  une  chaumière.  En  un  mot,  le  type  spécifique  existe,  mais 
seulement  à  l'état  d'une  idée  réalisée.  Pour  la  physiologie,  ce  n'est 
pas  le  type  animal  qui  vit  et  meurt,  ce  sont  les  matériaux  orga- 
niques ou  les  tissus  qui  le  composent;  de  même,  dans  un  édifice  qui 
se  dégrade,  ce  n'est  pas  le  type  idéal  du  monument  qui  se  dété- 
riore, mais  seulement  les  pierres  qui  le  forment. 

En  physiologie  générale,  on  ne  saurait  donc  déduire  de  la  grande 
variété  d'alimentation  des  animaux  aucune  différence  de  nutrition 
organique  essentielle.  Chez  l'homme  et  chez  tous  les  animaux,  les 
organes  élémentaires  et  les  tissus  vivans  sont  sanguinaires,  c'est- 
à-dire  qu'ils  se  repaissent  du  sang  dans  lequel  ils  sont  plongés,  ils 
y  vivent  comme  les  animaux  aquatiques  dans  l'eau,  et  de  même 
qu'il  faut  renouveler  l'eau  qui  s'altère  et  perd  ses  élémens  nutri- 
tifs, de  même  il  faut  renouveler,  au  moyen  de  la  circulation,  le  sang 
qui  perd  son  oxygène  et  se  charge  d'acide  carbonique.  Or  c'est  pré- 
cisément là  le  rôle  qui  incombe  au  cœur.  Le  système  du  cœur  gau- 
che apporte  aux  organes  le  sang  qui  les  anime;  le  système  du  cœur 
droit  emporte  le  sang  qui  les  a  fait  vivre  un  instant. 

Quand  en  physiologie  on  veut  comprendre  les  fonctions  d'un  or- 


'lllO  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

gane,  il  faut  toujours  remonter  aux  propriétés  vitales  de  la  substance 
qui  le  compose  ;  c'est  par  conséquent  dans  les  propriétés  du  tissu 
du  cœur  que  nous  pourrons  trouver  l'explication  de  ses  fonctions. 
Cela  ne  nous  offrira  d'ailleurs  aucune  difficulté,  car,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit,  le  cœur  est  un  muscle,  et  il  en  possède  toutes  les 
propriétés  physiologiques.  Or  il  me  suffira  de  rappeler  que  ce  tissu 
charnu  ou  musculaire  est  constitué  par  des  fibres  qui  ont  la  pro- 
priété de  se  raccourcir,  c'est-à-dire  de  se  contracter.  Quand  les 
fibres  musculaires  sont  disposées  de  manière  à  former  un  muscle  al- 
longé dont  les  deux  extrémités  viennent  s'insérer  sur  deux  os  arti- 
culés ensemble,  l'effet  nécessaire  de  la  contraction  ou  du  raccour- 
cissement du  muscle  est  de  faire  mouvoir  les  deux  os  l'un  sur  l'autre 
en  les  rapprochant;  mais  quand  les  fibres  musculaires  sont  disposées 
de  manière  à  former  les  parois  d'une  poche  musculaire,  comme  cela 
a  lieu  dans  le  cœur,  l'effet  nécessaire  de  la  contraction  du  tissu 
musculaire  est  de  rétrécir  et  de  faire  disparaître  plus  ou  moins  com- 
plètement la  cavité  en  expulsant  le  contenu.  Gela  nous  fera  com- 
prendre comment,  à  chaque  contraction  des  cavités  du  cœur,  le 
sang  qu'elles  contiennent  se  trouve  expulsé  suivant  une  direction 
déterminée  par  la  disposition  des  valvules  ou  soupapes  cardia- 
ques. Quand  l'oreillette  se  contracte,  le  sang  est  poussé  dans  le 
ventricule  parce  que  la  valvule  auriculo-ventriculaire  s'abaisse; 
quand  le  ventricule  se  contracte,  le  sang  est  chassé  dans  les  ar- 
tères parce  que  la  valvule  sygmoïde  ou  artérielle  s'abaisse  pour 
laisser  passer  le  liquide  sanguin  en  même  temps  que  la  valvule  au- 
riculo-ventriculaire se  relève  pour  empêcher  le  sang  de  refluer  dans 
l'oreillette.  La  contraction  des  cavités  du  cœur,  qui  les  vide  de  sang, 
est  suivie  d'un  relâchement  pendant  lequel  de  nouveau  elles  se  rem- 
plissent de  liquide  sanguin,  puis  d'une  nouvelle  contraction  qui  les 
vide  encore,  et  ainsi  de  suite.  Il  en  résulte  que  le  mouvement  du 
cœur  est  constitué  par  une  succession  de  mouvemens  alternatifs  de 
contraction  et  de  relâchement  de  ses  cavités.  On  appelle  systole  le 
mouvement  de  contraction  et  diastole  le  mouvement  de  relâche- 
ment. Les  quatre  cavités  du  cœur  se  contractent  et  se  relâchent 
successivement  deux  à  deux  :  d'abord  les  deux  oreillettes,  puis  les 
deux  ventricules.  Un  intervalle  de  repos  très  court  sépare  la  con- 
traction des  oreillettes  de  la  contraction  des  ventricules,  puis  un 
intervalle  un  peu  plus  long  succède  à  la  contraction  du  ventricule. 
11  serait  complètement  hors  de  notre  objet  de  décrire  ici  en  détail 
le  mécanisme  de  la  circulation  dans  les  différentes  cavités  du  cœur. 
Dans  nos  explications  ultérieures,  nous  aurons  seulement  à  tenir 
co?npte  du  jeu  du  ventricule  gauche,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit,  est  le  ventricule  nourricier  qui  alimente  et  anime  tous  les 


PHYSIOLOGIE    DU    COEUR.  241 

organes  du  corps.  Il  nous  suffira  donc  de  dire  qu'au  moment  de 
la  contraction  de  ce  ventricule  le  cœur  se  projette  en  avant,  et 
vient  frapper  comme  le  battant  d'une  cloche  entre  la  cinquième  et 
la  sixième  côte  au-dessous  du  sein  gauche  ;  c'est  ce  qu'on  appelle 
le  battement  du  cœm\  A  ce  même  instant  de  la  contraction  du  ven- 
tricule gauche,  le  sang  est  lancé  dans  l'aorte  et  dans  les  artères  du 
corps  avec  une  pression  capable  de  soulever  une  colonne  mercu-' 
rielle  d'environ  150  millimètres  de  hauteur.  C'est  ce  qui  produit 
le  soulèvement  observé  dans  toutes  les  artères,  et  qu'on  appelle  le 
pouls. 

Toute  la  mécanique  des  mouvemens  du  cœur  a  été  l'objet  de  tra- 
vaux extrêmement  approfondis,  et  la  science  moderne  a  étudié 
les  phénomènes  de  la  circulation  à  l'aide  de  procédés  graphiques 
qui  donnent  aux  recherches  une  très  grande  exactitude.  Le  seul 
point  que  nous  tenions  à  rappeler,  c'est  que  le  cœur  est  une 
véritable  machine  vivante,  qui  fonctionne  comme  une  pompe 
foulante  dans  laquelle  le  piston  est  remplacé  par  la  contraction 
musculaire.  La  question  que  nous  désirons  plus  particulièrement 
examiner  dans  cette  étude  est  celle  de  savoir  comment  le  cœur,  ce 
simple  moteur  de  la  circulation  du  sang,  peut,  en  réagissant  sous 
l'influence  du  système  nerveux,  coopérer  au  mécanisme  si  délicat 
des  sentimens  qui  se  passent  en  nous. 

II. 

Le  cœur  nous  apparaît  immédiatement  comme  un  organe  étrange 
par  son  activité  exceptionnelle.  Dans  le  développement  du  corps 
animal,  chaque  appareil  vital  n'entre  en  général  en  fonction  qu'a- 
près avoir  achevé  son  évolution  et  acquis  sa  texture  définitive.  Il  y 
a  même  des  organes,  particulièrement  ceux  destinés  à  la  propaga- 
tion de  l'espèce,  qui  ne  se  montrent  sur  la  scène  organique  que 
longtemps  après  la  naissance  pour  en  disparaître  ensuite  et  rentrer 
de  nouveau  dans  la  torpeur  pendant  la  dernière  période  de  la  vie 
de  l'individu.  Le  cœur  au  contraire  manifeste  son  activité  dès  l'ori- 
gine de  la  vie,  bien  longtemps  avant  de  posséder  sa  forme  achevée 
et  sa  structure  caractéristique.  Ce  fait  n'est  pas  seulement  remar- 
quable comme  caractère  de  la  précocité  des  fonctions  du  cœur, 
mais  il  est  de  nature  à  faire  réfléchir  profondément  le  physiologiste 
sur  le  rapport  réel  qui  doit  exister  entre  les  formes  anatomiques  et 
les  propriétés  vitales  des  tissus.  Rien  n'est  beau  comme  d'assister 
à  la  naissance  du  cœur.  Chez  le  poulet,  dès  la  vingt-sixième  ou 
trentième  heure  de  l'incubation,  on  voit  apparaître  sur  le  champ 
germinal  un  très  petit  point,  punctum  saliens,  dans  lequel  on  finit 

TOME   LVI.    —    1865.  IQ 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  constater  des  mouvemens  rares  et  à  peine  perceptibles.  Peu  à 
peu  ces  mouvemens  se  prononcent  davantage  et  deviennent  plus 
fréquens;  le  cœur  se  dessine  mieux,  des  artères  et  des  veines  se 
forment,  le  liquide  sanguin  se  manifeste  plus  distinctement,  et  tout 
un  système  vasculaire  provisoire  {area  vasculosn)  s'est  étalé  en 
rayonnant  autour  du  cœui',  désormais  constitué  pbysiologiquement 
.comme  organe  de  circulation  embryonnaire.  A  ce  moment,  les  11- 
néamens  fondamentaux  du  corps  de  l'animal  ont  déjcà  paru;  le  cœur, 
alors  en  pleine  activité,  représente  un  moteur  sanguin  isolé,  anté- 
rieur à  l'organisation,  et  destiné  à  transporter  sur  le  chantier  de  la 
vie  les  matériaux  nécessaires  à  la  formation  du  corps  animal.  Chez 
l'oiseau,  le  cœur  va  chercher  les  matériaux  dans  les  élémens  de 
l'œuf:  chez  le  mammifère,  il  les  puise  dans  les  élémens  du  sang 
maternel.  Pendant  que  cet  organe  sert  ainsi  à  la  construction  et  au 
développement  du  corps  tout  entier,  il  s'accroît  et  se  développe 
lui-même.  A  son  origine,  ce  n'est  qu'une  simple  vésicule  obscuré- 
ment contractile,  comme  la  vésicule  circulatoire  d'un  infusoire;  mais 
cette  vésicule  s'allonge  bientôt  et  bat  avec  rapidité;  la  partie  in- 
férieure reçoit  le  liquide  sanguin  et  représente  une  oreillette,  tan- 
dis que  la  partie  supérieure  constitue  un  véritable  ventricule  qui 
lance  le  sang  dans  un  bulbe  aortique  se  divisant  en  arcs  branchiaux: 
c'est  alors  un  vrai  cœur  de  poisson.  Plus  tard,  ce  cœur  subit  un 
mouvement  combiné  de  torsion  et  de  bascule  qui  ramène  en  haut  sa 
partie  auriculaire  et  en  bas  sa  partie  ventriculaire  ;  avant  que  le 
mouvement  de  bascule  soit  complet,  l'organe  représente  un  cœur  à 
trois  cavités,  cœur  de  reptile,  et  dès  que  le  mouvement  est  achevé, 
il  possède  les  quatre  cavités  du  cœur  d'oiseau  ou  de  mammifère. 
Les  diverses  phases  de  développement  du  cœur  nous  montrent  donc 
que  cet  organe  n'arrive  à  son  état  d'organisation  le  plus  élevé  chez 
les  oiseaux,  les  mammifères  et  l'homme,  qu'en  passant  transitoire- 
ment  par  des  formes  qui  sont  restées  définitives  pour  des  classes 
animales  inférieures.  C'est  l'observation  de  ces  faits  et  de  beaucoup 
d'autres  du  même  genre  qui  a  donné  naissance  à  l'idée  philosophi- 
quement vraie  que  chaque  animal  reflète  dans  son  évolution  em- 
bryonnaire les  organismes  qui  lui  sont  inférieurs. 

Le  cœur  diffère  ainsi  de  tous  les  muscles  du  corps  en  ce  qu'il 
agit  dès  qu'il  apparaît,  et  avant  d'être  complètement  développé. 
Une  fois  achevé  dans  son  organisation,  il  continue  encore  de  for- 
mer une  exception  dans  le  système  musculaire  :  en  elfet,  tous  les 
appareils  musculaires  nous  présentent  dans  leurs  fonctions  des  al- 
ternatives d'activité  et  de  repos  ;  le  cœur  au  contraire  ne  se  repose 
jamais.  De  tous  les  organes  du  corps  il  est  celui  qui  agit  le  plus 
longtemps;  il  préexiste  à  l'organisme,  il  lui  survit,  et  dans  la  mort 


PHYSIOLOGIE    DU    COF.UR.  243 

successive  et  naturelle  des  organes  il  est  le  dernier  à  manifester 
ses  fonctions.  En  un  mot,  suivant  l'expression  du  grand  Haller,  le 
cœur  vit  le  premier  {primuin  vivens)  et  meurt  le  dernier  [iilthnum 
moriens).  Dans  cette  extinction  de  la  vie  de  l'organisme,  le  cœur 
agit  encore  quand  déjà  les  autres  organes  font  silence  autour  de 
lui.  Il  veille  le  dernier,  comme  s'il  attendait  la  fin  de  la  lutte  entre 
la  vie  et  la  mort,  car  tant  qu'il  se  meut,  la  vie  peut  se  rétablir; 
lorsque  le  cœur  a  cessé  de  battre,  elle  est  irrévocablement  perdue, 
et  de  même  que  son  premier  mouvement  a  été  le  signe  certain  de 
la  vie,  son  dernier  battement  est  le  signe  certain  de  la  mort. 

Les  notions  qui  précèdent  étaient  nécessaires  à  donner,  car  elles 
nous  aideront  à  mieux  faire  comprendre  l'action  du  système  ner- 
veux sur  le  cœur.  Nous  devons  déjà  pressentir  que  cet  organe  mus- 
culaire possède  la  propriété  de  se  contracter  sans  l'intervention  de 
l'influence  nerveuse;  il  entre  en  fonction  bien  avant  que  le  système 
nerveux  ait  donné  signe  de  vie.  Il  y  a  même  plus,  les  nerfs  peuvent 
être  très  développés  et  constitués  anatomiquement  sans  agir  encore 
sur  aucun  des  organes  musculaires  qui  sont  eux-mêmes  déjà  dé- 
veloppés. En  effet,  j'ai  constaté  par  des  expériences  directes  que 
les  extrémités  nerveuses  ne  se  soudent  physiologiquement  aux  sys- 
tèmes musculaires  que  dans  les  derniers  temps  de  la  vie  embryon- 
naire. Lorsque,  après  la  naissance,  le  système  nerveux  a  pris  son 
empire  sur  tous  les  organes  musculaires  du  corps,  le  cœur  se  passe 
néanmoins  de  son  influence  pour  accomplir  ses  fonctions  de  moteur 
circulatoire  central .  On  paralyse  les  muscles  des  membres  en  cou- 
pant les  nerfs  qui  les  animent,  on  ne  paralyse  jamais  les  mouve- 
mens  du  cœur  en  divisant  les  nerfs  qui  se  rendent  dans  son  tissu; 
au  contraire,  ses  mouvemens  n'en  deviennent  que  plus  rapides. 
Les  poisons  qui  détruisent  les  propriétés  des  nerfs  moteurs  abolis- 
sent les  mouvemens  dans  tous  les  organes  musculaires  du  corps, 
tandis  qu'ils  sont  sans  action  sur  les  battemens  du  cœur.  J'ai  dé- 
crit dans  la  Revue  (1)  les  effets  du  curare,  le  poison  paralyseur  par 
excellence  des  systèmes  nerveux  moteurs;  on  se  souvient  que  le 
cœur  continue  de  battre  et  de  faire  circuler  le  sang  dans  le  corps 
d'un  animal  absolument  privé  de  toute  influence  nerveuse  motrice. 

De  tout  cela  devons-nous  conclure  que  le  cœur  ne  possède  pas 
de  nerfs?  Cette  opinion,  à  laquelle  s'étaient  arrêtés  d'anciens  phy- 
siologistes, est  aujourd'hui  contredite  par  l'anatomie,  qui  nous 
montre  que  le  cœur  reçoit  dans  son  tissu  un  grand  nombre  de  ra- 
meaux nerveux.  Ce  n'est  donc  pas  à  l'absence  de  nerfs  qu'il  faut 
attribuer  toutes  les  anomalies  que  le  cœur  nous  a  offertes  jusqu'à 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l*'  septembre  1864. 


"Ihh  UCVUE    DES    DEUX    MONDES. 

présent,  c'est  à  l'existence  d'un  mécanisme  nerveux  tout  particu- 
lier, qu'il  nous  reste  à  examiner. 

III. 

La  réaction  bien  connue  des  nerfs  moteurs  sur  les  muscles  en 
général  se  résume  en  cette  proposition  fondamentale  :  tant  que  le 
nerf  n'est  point  excité,  le  muscle  reste  à  l'état  de  relâchement  et 
de  repos;  dès  que  le  nerf  vient  à  être  excité  naturellement  ou  arti- 
ficiellement, le  muscle  entre  en  activité  et  en  contraction.  L'obser- 
vation de  l'influence  de  notre  volonté  sur  les  mouvemens  de  nos 
membres  suffirait  pour  nous  prouver  ce  que  je  viens  d'avancer; 
mais  rien  n'est  en  outre  plus  facile  à  démontrer  par  des  expériences 
directes  faites  sur  des  animaux  vivans  ou  récemment  morts.  Si  par 
vivisection  on  prépare  une  grenouille  de  manière  à  isoler  un  nerf 
qui  se  rend  dans  les  muscles  d'un  membre,  on  voit  que,  tant  qu'on 
ne  touche  pas  à  ce  nerf,  les  muscles  du  membre  restent  relâchés  et 
en  repos,  et  qu'aussitôt  qu'on  vient  à  exciter  ce  nerf  par  le  pince- 
ment ou  mieux  par  un  courant  électrique,  les  muscles  entrent  en 
une  contraction  énergique  et  rapide.  C'est  là  un  fait  général  qui 
peut  se  constater  expérimentalement  chez  l'homme  et  chez  tous  les 
animaux  vertébrés,  soit  pendant  la  vie,  soit  immédiatement  après  la 
mort,  tant  que  les  systèmes  musculaires  et  nerveux  conservent  leurs 
propriétés  vitales  respectives.  Si  maintenant  nous  agissons  par  des 
procédés  analogues  sur  les  nerfs  du  cœur,  nous  verrons  que  cet  or- 
gane musculaire  paradoxal  nous  présente  encore  à  ce  point  de  vue 
une  exception,  et  je  dirai  même,  pour  être  plus  exact,  qu'il  nous 
offre  une  complète  opposition  avec  les  muscles  des  membres.  Pour 
être  dans  la  vérité,  il  suffira  de  renverser  les  termes  de  la  proposi- 
tion et  de  dire  :  Tant  que  les  nerfs  du  cœur  ne  sont  pas  excités,  le 
cœur  bat  et  reste  à  l'état  de  fonction;  dès  que  les  nerfs  du  cœur 
viennent  à  être  excités  naturellement  ou  artificiellement,  le  cœur 
entre  en  relâchement  et  à  l'état  de  repos.  Si  on  prépare  par  vivisec- 
tion une  grenouille  ou  un  autre  animal  vivant  ou  récemment  mort 
de  manière  à  observer  le  cœur  et  à  isoler  les  nerfs  pneumo-gastri- 
ques  qui  vont  dans  son  tissu,  on  constate  que,  tant  qu'on  n'agit  pas 
sur  ces  nerfs,  le  cœur  continue  à  battre  comme  à  l'ordinaire,  et 
qu'aussitôt  qu'on  vient  à  les  exciter  par  un  courant  électrique  puis- 
sant, le  cœur  s'arrête  en  diastole,  c'est-à-dire  en  relâchement.  Ce 
résultat  est  également  général;  il  existe  chez  tous  les  vertébrés  de- 
puis la  grenouille  jusqu'à  l'homme,  ir  faudra  toujours  avoir  présent 
à  l'esprit  le  fait  de  cette  influence  singulière  et  paradoxale  des  nerfs 
sur  le  cœur,  parce  que  c'est  ce  résultat  qui  nous  servira  de  point  de 


PHYSIOLOGIE    DU    COEUR.  2A5 

départ  pour  expliquer  ultérieurement  comment  l'organe  central  de 
la  circulation  peut  réagir  sur  nos  sentimens;  mais,  avant  d'en  arri- 
ver là,  il  est  nécessaire  d'examiner  de  plus  près  les  diverses  formes 
que  peut  nous  présenter  l'arrêt  du  cœur  sous  l'influence  de  l'exci- 
tation galvanique  des  nerfs.  L'excitation  des  nerfs  pneumo-gastri- 
ques  ou  nerfs  du  cœur  par  un  courant  électrique  très  actif  arrête 
aussitôt  les  battemens  de  cet  organe.  Toutefois  il  y  a  dans  le  phé- 
nomène quelques  variétés  qui  dépendent  de  la  sensibilité  de  l'ani- 
mal. Si  l'on  agit  sur  des  mammifères  très  sensibles,  le  cœur  s'arrête 
instantanément,  tandis  que  chez  des  animaux  à  sang  froid  et  sur- 
tout pendant  l'hiver  le  cœur  ne  ressent  pas  immédiatement  l'in- 
fluence nerveuse;  plusieurs  battemens  peuvent  encore  avoir  lieu 
avant  qu'il  s'arrête.  Après  la  cessation  de  l'excitation  galvanique 
violente  des  nerfs,  les  battemens  reparaissent  assez  vite,  plus  ou 
moins  facilement  toutefois,  suivant  l'état  de  vigueur  ou  de  sensibi- 
lité de  l'animal.  Il  peut  même  arriver  que  chez  des  animaux  très 
sensibles  ou  affaiblis  les  battemens  ne  reparaissent  plus;  alors  l'ar- 
rêt du  cœur  est  définitif,  et  la  mort  s'ensuit  immédiatement. 

L'excitation  galvanique  des  nerfs  pneumo-gastriques  a  pour  effet 
d'arrêter  le  cœur  d'autant  plus  énergiquement  que  l'application  en 
est  plus  soudaine  et  qu'elle  a  été  moins  répétée.  Quand  on  repro- 
duit plusieurs  fois  de  suite  ou  qu'on  prolonge  trop  l'excitation,  la 
sensibilité  du  cœur  et  de  ses  nerfs  s'émousse  au  point  que  l'élec- 
tricité ne  peut  plus  arrêter  ses  battemens;  il  en  est  de  même  quand 
on  irrite  graduellement  les  nerfs  :  on  peut  arriver  successivement  à 
employer  des  courans  très  violens  sans  arrêter  le  cœur.  Lorsqu'on 
applique  des  excitations  faibles  sur  les  nerfs  du  cœur,  les  résul- 
tats sont  toujours  les  mêmes  au  fond,  seulement  la  différence  d'in- 
tensité leur  donne  une  apparence  tout  autre.  En  effet,  l'excitation 
galvanique  faible  et  instantanée  des  pneumo-gastriques  amène  bien 
chez  un  animal  très  sensible  un  arrêt  subit  du  cœur,  mais  de  si 
courte  durée  qu'il  serait  souvent  imperceptible  pour  un  observa- 
teur non  prévenu.  En  outre ,  à  la  suite  de  ces  actions  légères  ou 
modérées,  les  battemens  cardiaques  reparaissent  aussitôt  avec  plus 
d'énergie  et  de  rapidité.  On  voit  ainsi  que  l'excitation  énergique 
des  nerfs  du  cœur  amène  un  arrêt  prolongé  de  l'organe,  avec  un 
retour  lent  et  plus  ou  moins  difficile  de  ses  battemens,  tandis  que 
les  actions  modérées  ne  provoquent  qu'un  arrêt  extrêmement  fugace 
du  cœur,  suivi  immédiatement  d'une  accélération  dans  ses  batte- 
mens avec  augmentation  de  l'énergie  des  contractions  ventricu- 
laires. 

Tous  les  résultats  que  nous  avons  mentionnés  jusqu'ici,  soit  rela- 
tivement à  l'excitation  des  nerfs  des  muscles  des  membres,  soit  re- 


2/l6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lativement  à  l'excitation  des  nerfs  du  cœur,  ont  été  fournis  par  des 
expériences  de  vivisection  dans  lesquelles  on  avait  appliqué  l'ex- 
citant sur  les  nerfs  moteurs  eux-mêmes;  mais  dans  l'état  naturel 
les  choses  ne  sauraient  se  passer  ainsi  :  ce  sont  des  excitans  phy- 
siologiques qui  viennent  irriter  les  nerfs  moteurs,  afin  de  détermi- 
ner leur  réaction  sur  les  muscles.  Ces  excitans  physiologiques  sont 
au  nombre  de  deux  :  la  volonté  et  la  sensibilité.  La  volonté  ne  peut 
exercer  son  influence  sur  tous  les  nerfs  moteurs  du  corps;  les  nerfs 
du  cœur  par  exemple  sont  en  dehors  d'elle.  La  sensibilité  au  con- 
traire exerce  une  influence  qui  est  générale,  et  tous  les  nerfs  mo- 
teurs, qu'ils  soient  volontaires  ou  involontaires,  subissent  son  action 
réflexe.  On  a  appelé  réflexes  toutes  les  actions  sensitives  qui  réa- 
gissent sur  les  nerfs  moteurs  en  donnant  lieu  à  des  mouvemens  in- 
volontaires, parce  qu'on  suppose  que  l'impression  sensitive  venue 
de  la  périphérie  est  réfléchie  dans  le  centre  nerveux  sur  le  nerf  mo- 
teur. Il  serait  inutile  de  nous  étendre  davantage  sur  le  mécanisme 
des  actions  nerveuses  réflexes,  qui  forment  aujourd'hui  une  des 
bases  importantes  de  la  physiologie  du  système  nerveux.  Il  nous 
suffira  de  savoir  que  tous  les  mouvemens  involontaires  sont  le  ré- 
sultat de  la  simple  action  de  la  sensibilité  ou  du  nerf  sensitif  sur  le 
nerf  moteur,  qui  réagit  ensuite  sur  le  muscle.  Tous  les  mouvemens 
involontaires  du  cœur  que  nous  aurons  à  observer  n'ont  pas  d'autre 
source  que  la  réaction  de  la  sensibilité  sur  les  nerfs  pneumo-gastri- 
ques  moteurs  de  cet  organe,  et  quand  nous  durons  par  exemple 
qu'une  impression  douloureuse  arrête  les  mouvemens  du  cœur,  cela 
signifiera  simplement  qu'un  nerf  sensitif  primitivement  excité  a 
transmis  son  impression  au  cœur  en  excitant  le  pneumo- gastri- 
que, qui,  à  son  tour,  a  fait  ressentir  soii  influence  motrice  au 
cœur  absolument  comme  quand  nous  agissons  dans  nos  expériences 
avec  le  courant  galvanique.  Quand  le  physiologiste  excite  un  nerf 
moteur  à  réagir  sur  les  muscles  au  moyen  d'un  courant  galvanique 
ou  à  l'aide  du  pincement,  il  substitue  un  excitant  artificiel  à  l'exci- 
tant naturel,  qui  est  la  volonté  ou  la  sensibilité;  mais  les  résultats 
de  l'action  nerveuse  motrice  sont  toujours  les  mêmes.  On  verra 
bientôt  en  effet  toutes  les  formes  d'arrêt  du  cœur  que  nous  avons 
observées  en  agissant  directement  avec  un  courant  galvanique  sur 
les  nerfs  pneumo-gastriques  se  reproduire  par  les  influences  sen- 
sitives diverses.  Gomme  nous  savons  maintenant  que  les  influences 
sensitives  ne  peuvent  agir  sur  le  cœur  qu'en  excitant  ses  nerfs  mo- 
teurs, nous  sous-entendrons  désormais,  cet  intermédiaire  dans  le 
langage,  et  quand  nous  dirons  :  la  sensibilité  ou  les  sentimens  réa- 
gissent sur  le  cœur,  nous  saurons  ce  que  cela  signifie  physiologi- 
quement. 


PHYSIOLOGIE    DU    COEUR.  '2h7 

Nos  expériences  directes  sur  l'excitation  des  nerfs  pneumo-gas- 
triques  nous  ont  montré  que  le  cœur  est  d'autapt  plus  prompt  à 
recevoir  l'impression  nerveuse  et  à  s'arrêter  que  l'animal  est  plus 
sensible;  il  en  est  de  même  pour  les  réactions  des  nerfs  de  la  sen- 
sibilité sur  le  cœur.  Chez  la  grenouille,  on  n'arrête  pas  le  cœur  en 
pinçant  la  peau  :  il  faut  des  actions  beaucoup  plus  énergiques;  mais 
chez  des  animaux  élevés,  chez  certaines  races  de  chiens  par  exemple, 
les  moindres  excitations  des  nerfs  sensitifs  retentissent  sur  le  cœur. 
Si  l'on  place  un  hémomètre  sur  l'artère  de  l'un  de  ces  animaux  afin 
d'avoir  sous  les  yeux  par  l'oscilkition  de  la  colonne  mercurielle  l'ex- 
pression des  battemens  du  cœur,  on  constate  qu'au  moment  où  l'on 
excite  rapidement  un  nerf  sensitif  il  y  a  arrêt  du  cœur  en  diastole, 
ce  qui  détermine  une  suspension  de  l'oscillation  avec  abaissement 
léger  de  la  colonne  mercurielle.  Aussitôt  après,  les  battemens  re- 
paraissent, considérablement  accélérés  et  plus  énergiques,  car  le 
mercure  s'élève  quelquefois  de  plusieurs  centimètres  pour  redes- 
cendre à  son  point  primitif  lorsque  le  cœur  calmé  a  repris  son 
rhythme  normal.  Le  cœur  est  quelquefois  si  sensible  chez  certains 
animaux  que  des  excitations  très  légères  des  nerfs  sensitifs  peuvent 
amener  des  réactions,  lors  même  que  l'animal  ne  manifeste  aucun 
signe  de  douleur.  Ce  sont  là  des  expériences  que  nous  avons  faites, 
mon  maître  Magendie  et  moi ,  il  y  a  bien  longtemps ,  et  qui  depuis 
ont  été  souvent  répétées  et  vérifiées  par  des  procédés  divers. 

A  mesure  que  l'organisation  animale  s'élève,  le  cœur  devient 
donc  un  réactif  de  plus  en  plus  délicat  pour  trahir  les  impressions 
sensitives  qui  se  passent  dans  le  corps,  et  il  est  naturel  de  penser 
que  l'homme  doit  être  au  premier  rang  sous  ce  rapport.  Chez  lui, 
le  cœur  n'est  plus  seulement  l'organe  central  de  la  circulation  du 
sang,  mais  il  est  devenu  en  outre  un  centre  où  viennent  retentir 
toutes  les  actions  nerveuses  sensitives.  Les  influences  nerveuses 
qui  réagissent  sur  le  cœur  arrivent  soit  de  la  périphérie  par  le  sys- 
tème cérébro-spinal,  soit  des  organes  intérieurs  par  le  grand  sym- 
pathique, soit  du  centre  cérébral  lui-même,  car  au  point  de  vue 
physiologique  il  faut  considérer  le  cerveau  comme  la  surface  ner- 
veuse la  plus  délicate  de  toutes  :  d'où  il  résulte  que  les  actions 
sensitives  qui  proviennent  de  cette  source  sont  celles  qui  exerceront 
sur  le  cœur  les  influences  les  plus  énergiques. 

IV. 

Comment  est-il  possible  de  concevoir  le  mécanisme  physiolo- 
gique à  l'aide  duquel  le  cœur  se  lie  aux  manifestations  de  nos  sen- 
timens?  Nous  savons  que  cet  organe  peut  recevoir  le  contre-coup 


2A8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  toutes  les  vibrations  sensitives  qui  se  passent  en  nous,  et  qu'il 
peut  en  résulter  tantôt  un  arrêt  violent  avec  suspension  momenta- 
née et  ralentissement  de  la  circulation,  si  l'impression  a  été  très 
forte,  tantôt  un  arrêt  léger  avec  réaction  et  augmentation  du 
nombre  et  de  l'énergie  des  battemens  cardiaques,  si  l'impression  a 
été  légère  ou  modérée  ;  mais  comment  cet  état  peut-il  ensuite  tra- 
duire nos  sentimens?  C'est  ce  qu'il  s'agit  d'expliquer.  Rappelons- 
nous  que  le  cœur  ne  cesse  jamais  d'être  une  pompe  foulante,  c'est- 
à-dire  un  moteur  qui  distribue  le  liquide  vital  à  tous  les  organes 
de  notre  corps.  S'il  s'arrête,  il  y  a  nécessairement  suspension  ou 
diminution  dans  l'arrivée  du  liquide  vital  aux  organes,  et  par  suite 
suspension  ou  diminution  de  leurs  fonctions;  si  au  contraire  l'ar- 
rêt léger  du  cœur  est  suivi  d'une  intensité  plus  grande  dans  son  ac- 
tion, il  y  a  distribution  d'une  plus  grande  quantité  du  liquide  vital 
dans  les  organes,  et  par  suite  surexcitation  de  leurs  fonctions.  Ce- 
pendant tous  les  organes  du  corps  et  tous  les  tissus  organiques  ne 
sont  pas  également  sensibles  à  ces  variations  de  la  circulation  arté- 
rielle, qui  peuvent  diminuer  ou  augmenter  brusquement  la  quan- 
tité du  liquide  nourricier  qu'ils  reçoivent.  Les  organes  nerveux  et 
surtout  le  cerveau,  qui  constituent  l'appareil  dont  la  texture  est  la 
plus  délicate  et  la  plus  élevée  dans  l'ordre  physiologique,  reçoi- 
vent les  premiers  les  atteintes  de  ces  troubles  circulatoires.  C'est 
une  loi  générale  pour  tous  les  animaux  :  depuis  la  grenouille  jus- 
qu'à l'homme,  la  suspension  de  la  circulation  du  sang  amène  en 
premier  lieu  la  perte  des  fonctions  cérébrales  et  nerveuses,  de 
même  que  l'exagération  de  la  circulation  exalte  d'abord  les  mani- 
festations cérébrales  et  nerveuses.  Toutefois  ces  réactions  de  la  mo- 
dification circulatoire  sur  les  organes  nerveux  demandent  pour  s'o- 
pérer un  temps  très  différent  selon  les  espèces.  Chez  les  animaux 
à  sang  froid,  ce  temps  est  très  long,  surtout  pendant  l'hiver;  une 
grenouille  reste  plusieurs  heures  avant  d'éprouver  les  conséquences 
de  l'arrêt  de  la  circulation  ;  on  peut  lui  enlever  le  cœur,  et  pendant 
quatre  ou  cinq  heures  elle  saute  et  nage  sans  que  sa  volonté  ni  ses 
mouvemens  paraissent  le  moins  du  monde  troublés.  Chez  les  ani- 
maux à  sang  chaud,  c'est  tout  différent  :  la  cessation  d'action  du 
cœur  amène  très  rapidement  la  disparition  des  phénomènes  céré- 
braux, et  d'autant  plus  facilement  que  l'animal  est  plus  élevé, 
c'est-à-dire  possède  des  organes  nerveux  plus  délicats. 

Le  raisonnement  et  l'expérience  nous  montrent  qu'il  faut  encore 
placer,  sous  ce  rapport,  l'homme  au  premier  rang.  Chez  lui,  le  cer- 
veau est  si  délicat  qu'il  éprouvera  en  quelques  secondes,  et  pour 
ainsi  dire  instantanément,  le  retentissement  des  influences  ner- 
veuses exercées  sur  l'organe  central  de  la  circulation,  influences 


PHYSIOLOGIE    DU    COEUR.  249 

qui  se  traduisent,  comme  nous  allons  le  voir  bientôt,  tantôt  par  une 
émotion,  tantôt  par  une  syncope.  Les  phénomènes  physiologiques 
suivent  partout  une  loi  identique,  mais  la  nature  plus  ou  moins  dé- 
licate de  l'organisme  vivant  peut  leur  donner  une  expression  toute 
différente.  Ainsi  la  loi  de  réaction  du  cœur  sur  le  cerveau  est  la 
même  chez  la  grenouille  et  chez  l'homme;  cependant  jamais  la  gre- 
nouille ne  pourra  éprouver  une  émotion  ni  une  syncope,  parce  que 
le  temps  qu'il  faut  à  son  cœur  pour  ressentir  l'influence  nerveuse, 
et  à  son  cerveau  pour  éprouver  l'influence  circulatoire,  est  si  long 
que  la  relation  physiologique  entre  les  deux  organes  disparaît. 

Chez  l'homme,  l'influence  du  cœur  sur  le  cerveau  se  traduit  par 
deux  états  principaux  entre  lesquels  on  peut  supposer  beaucoup 
d'intermédiaires  :  la  syncope  et  l'émotion.  La  syncope  est  due  à  la 
cessation  momentanée  des  fonctions  cérébrales  par  cessation  de 
l'arrivée  du  sang  artériel  dans  le  cerveau.  On  pourrait  produire  la 
syncope  en  liant  ou  en  comprimant  directement  toutes  les  artères 
qui  vont  au  cerveau;  mais  ici  nous  ne  nous  occupons  que  de  la 
syncope  qui  survient  par  une  influence  sensitive  portée  sur  le  cœur, 
et  assez  énergique  pour  arrêter  ses  mouvemens.  L'arrêt  du  cœur 
qui  produit  la  perte  de  connaissance  en  privant  le  cerveau  du  sang 
amène  aussi  la  pâleur  des  traits  et  une  foule  d'autres  effets  acces- 
soires dont  il  ne  peut  être  question  ici.  Toutes  les  impressions  sen- 
sitives  énergiques  et  subites  sont  dans  le  cas  d'amener  la  syncope, 
quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  la  nature.  Des  impressions  physiques 
sur  les  nerfs  sensitifs  ou  des  impressions  morales,  des  sensations 
douloureuses  ou  des  sensations  de  volupté ,  conduisent  au  même 
résultat  et  amènent  l'arrêt  du  cœur.  La  durée  de  la  syncope  est 
naturellement  liée  à  la  durée  de  l'arrêt  du  cœur.  Plus  l'arrêt  a  été 
intense,  plus  en  général  la  syncope  se  prolonge,  et  plus  difficile- 
ment se  rétablissent  les  battemens  cardiaques,  qui  d'abord  re- 
viennent irrégulièrement  pour  ne  reprendre  que  lentement  leur 
rhythme  normal.  Quelquefois  l'arrêt  du  cœur  est  définitif  et  la  syn- 
cope mortelle  ;  chez  les  individus  faibles  et  en  même  temps  très 
sensibles,  cela  peut  arriver.  On  a  constaté  expérimentalement  que, 
sur  des  colombes  épuisées  par  l'inanition ,  il  suffit  parfois  de  pro- 
duire une  douleur  vive,  en  pinçant  un  nerf  de  sentiment,  pour 
amener  un  arrêt  du  cœur  définitif  et  une  syncope  mortelle. 

L'émotion  dérive  du  même  mécanisme  physiologique  que  la  syn- 
cope, mais  elle  a  une  manifestation  bien  différente.  La  syncope, 
qui  enlève  le  sang  au  cerveau,  donne  une  expression  négative,  en 
prouvant  seulement  qu'une  impression  nerveuse  violente  est  allée  se 
réfléchir  sur  le  cœur  pour  revenir  frapper  le  cerveau.  L'émotion  au 
contraire,  qui  envoie  au  cerveau  une  circulation  plus  active,  donne 
une  expression  positive,  en  ce  sens  que  l'organe  cérébral  reçoit  une 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surexcitation  fonctionnelle  en  harmonie  avec  la  nature  de  l'influence 
nerveuse  qui  l'a  déterminée.  Dans  l'émotion,  il  y  a  toujours  une 
impression  initiale  qui  surprend  en  quelque  sorte  et  arrête  très  lé- 
gèrement le  cœur,  et  par  suite  une  faible  secousse  cérébrale  qui 
amène  une  pâleur  fugace;  aussitôt  le  cœur,  comme  un  animal  piqué 
par  un  aiguillon,  réagit,  accélère  ses  mouvemens  et  envoie  le  sang 
à  plein  calibre  par  l'aorte  et  par  toutes  les  artères.  Le  cerveau,  le 
plus  sensible  de  tous  les  organes,  éprouve  immédiatement  et  avant 
tous  les  autres  les  effets  de  cette  modification  circulatoire.  Le  cer- 
veau a  été  sans  doute  le  point  de  départ  de  l'impression  nerveuse 
sensitive  ;  mais  par  l'action  réflexe  sur  les  nerfs  moteurs  du  cœur 
rinfluence  sensitive  a  provoqué  dans  le  cerveau  les  conditions  qui 
viennent  se  lier  à  la  manifestation  du  sentiment. 

En  résumé,  chez  l'homme,  le  cœur  est  le  plus  sensible  des  organes 
de  la  vie  végétative;  il  reçoit  le  premier  de  tous  l'influence  nerveuse 
cérébrale.  Le  cerveau  est  le  plus  sensible  des  organes  de  la  vie  ani- 
male ;  il  reçoit  le  premier  de  tous  l'influence  de  la  circulation  du 
sang.  De  Là  résulte  que  ces  deux  organes  culminans  de  la  machine 
vivante  sont  dans  des  rapports  incessans  d'action  et  de  réaction. 
Le  cœur  et  le  cerveau  se  trouvent  dès  lors  dans  une  solidarité  d'ac- 
tions réciproques  des  plus  intimes,  qui  se  multiplient  et  se  resserrent 
d'autant  plus  que  l'organisme  devient  plus  développé  et  plus  déli- 
cat. Ces  rapports  peuvent  être  constans  ou  passagers,  varier  avec 
le  sexe  et  avec  l'âge.  C'est  ainsi  qu'à  l'époque  de  la  puberté,  lors- 
que des  organes,  jusqu'alors  restés  inertes  ou  engourdis,  s'éveillent 
et  se  développent,  des  sentimens  nouveaux  prennent  naissance  dans 
le  cerveau  et  apportent  au  cœur  des  impressions  nouvelles.  Les  sen- 
timens que  nous  éprouvons  sont  toujours  accompagnés  par  des  ac- 
tions réflexes  du  cœur;  c'est  du  cœur  que  viennent  les  conditions  de 
manifestation  des  sentimens,  quoique  le  cerveau  en  soit  le  siège  ex- 
clusif. Dans  les  organismes  élevés,  la  vie  n'est  qu'un  échange  con- 
tinuel entre  le  système  sanguin  et  le  système  nerveux.  L'expression 
de  nos  sentimens  se  fait  par  un  échange  entre  le  cœur  et  le  cerveau, 
les  deux  rouages  les  plus  parfaits  de  la  machine  vivante.  Cet  échange 
se  réalise  par  des  relations  anatomiques  très  connues,  par  les  nerfs 
pneumo-gastriques  qui  portent  les  influences  nerveuses  au  cœur,  et 
par  les  artères  carotides  et  vertébrales  qui  apportent  le  sang  au 
cerveau.  Tout  ce  mécanisme  merveilleux  ne  tient  donc  qu'à  un  fil, 
et  si  les  nerfs  qui  unissent  le  cœur  au  cerveau  venaient  à  être  dé- 
truits, cette  réciprocité  d'action  serait  interrompue,  et  la  manifes- 
tation de  nos  sentimens  profondément  troublée.  Toutes  ces  expli- 
cations, me  dira-t-on,  sont  bien  empreintes  de  matérialisme.  A  cela 
je  répondrai  que  ce  n'est  pas  ici  la  question.  Si  ce  n'était  m'écarter 
du  but  de  ces  recherches,  je  pourrais  montrer  facilement  qu'en 


PHYSIOLOGIE    DU    COEUR.  251 

physiologie  le  matérialisme  ne  conduit  à  rien  et  n'explique  rien; 
mais  un  concert  en  est-il  moins  ravissant  parce  que  le  physicien  en 
calcule  mathématiquement  toutes  les  vibrations?  Un  phénomène 
physiologique  en  est-il  moins  admirable  parce  que  le  physiologiste 
en  analyse  toutes  les  conditions  matérielles?  Il  faut  bien  que  cette 
analyse,  que  ces  calculs  se  fassent,  car  sans  cela  il  n'y  aurait  pas  de 
science.  Or  la  science  physiologique  nous  apprend  que,  d'une  part, 
le  cœur  reçoit  réellement  l'impression  de  tous  nos  sentimens,  et 
que,  d'autre  part,  le  cœur  réagit  pour  renvoyer  au  cerveau  les  con- 
ditions nécessaires  de  la  manifestation  de  ces  sentimens,  d'où  il 
résulte  que  le  poète  et  le  romancier  qui,  pour  nous  émouvoir,  s'a- 
dressent à  notre  cœur,  que  l'homme  du  monde  qui  à  tout  instant 
exprime  ses  sentimens  en  invoquant  son  cœur,  font  des  métaphores 
qui  correspondent  à  des  réalités  physiologiques.  Quelquefois  un 
mot,  un  souvenir,  la  vue  d'un  événement,  éveillent  en  nous  une 
douleur  profonde.  Ce  mot,  ce  souvenir  ne  sauraient  être  doulou- 
reux par  eux-mêmes,  mais  seulement  par  les  phénomènes  qu'ils 
provoquent  en  nous.  Quand  on  dit  que  le  cœur  est  brisé  par  la 
douleur,  il  y  a  des  phénomènes  réels  dans  le  cœur.  Le  cœur  a  été 
arrêté,  si  l'impression  douloureuse  a  été  trop  soudaine;  le  sang 
n'arrivant  plus  au  cerveau,  la  syncope,  des  crises  nerveuses  en 
sont  la  conséquence.  On  a  donc  bien  raison,  quand  il  s'agit  d'ap- 
prendre à  quelqu'un  une  de  ces  nouvelles  terribles  qui  bouleversent 
notre  âme,  de  ne  la  lui  faire  connaître  qu'avec  ménagement.  Nous 
savons  par  nos  expériences  sur  les  nerfs  du  cœur  que  les  excita- 
tions graduées  émoussent  ou  épuisent  la  sensibilité  cardiaque  en  évi- 
tant l'arrêt  des  battemens.  Quand  on  dit  qu'on  a  le  cœur  gros,  après 
avoir  longtemps  été  dans  l'angoisse  et  avoir  éprouvé  des  émotions 
pénibles,  cela  répond  encore  à  des  conditions  physiologiques*parti- 
culières  du  cœur.  Les  impressions  douloureuses  prolongées,  deve- 
nues incapables  d'arrêter  le  cœur,  le  fatiguent  et  le  lassent,  retar- 
dent ses  battemens,  prolongent  la  diastole,  et  font  éprouver  dans  la 
région  précordiale  un  sentiment  de  plénitude  ou  de  resseiTement. 
Les  impressions  agréables  répondent  aussi  à  des  états  déterminés 
du  cœur.  Quand  une  femme  est  surprise  par  une  douce  émotion,  les 
paroles  qui  ont  pu  la  faire  naître  ont  traversé  l'esprit  comme  un 
éclair,  sans  s'y  arrêter;  le  cœur  a  été  atteint  immédiatement  et 
avant  tout  raisonnement  et  toute  réflexion.  Le  sentiment  commence 
à  se  manifester  après  un  léger  arrêt  du  cœur,  imperceptible  pour 
tout  le  monde,  excepté  pour  le  physiologiste;  le  cœur,  aiguillonné 
par  l'impression  nerveuse,  réagit  par  des  palpitations  qui  le  font 
bondir  et  battre  plus  fortement  dans  la  poitrine,  en  même  temps 
qu'il  envoie  plus  de  sang  au  cerveau,  d'où  résultent  la  rougeur  du 
visage  et  une  expression  particulière  des  traits  correspondanta 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentiment  de  bien-être  éprouvé.  Ainsi  dire  que  l'amour  fait  palpiter 
le  cœur  n'est  pas  seulement  une  forme  poétique;  c'est  aussi  une 
réalité  physiologique.  Quand  on  dit  à  quelqu'un  qu'on  l'aime  de 
tout  son  cœur,  cela  signifie  physiologiquement  que  sa  présence  ou 
son  souvenir  éveille  en  nous  une  impression  nerveuse  qui,  trans- 
mise au  cœur  par  les  nerfs  pneumo- gastriques,  fait  réagir  notre 
cœur  de  la  manière  la  plus  convenable  pour  provoquer  dans  notre 
cerveau  un  sentiment  ou  une  émotion  affective.  Je  suppose  ici,  bien 
entendu,  que  l'aveu  est  sincère;  sans  cela,  le  cœur  n'éprouverait 
rien,  et  le  sentiment  ne  serait  que  sur  les  lèvres.  Chez  l'homme,  le 
cerveau  doit,  pour  exprimer  ses  sentimens,  avoir  le  cœur  à  son 
service.  Deux  cœurs  unis  sont  des  cœurs  qui  battent  à  l'unisson 
sous  l'influence  des  mêmes  impressions  nerveuses,  d'où  résulte  l'ex- 
pression harmonique  de  sentimens  semblables. 

Les  philosophes  disent  qu'on  peut  maîtriser  son  cœur  et  faire 
taire  ses  passions.  Ce  sont  encore  des  expressions  que  la  physio- 
logie peut  interpréter.  On  sait  que  par  sa  volonté  l'homme  peut 
arriver  à  dominer  beaucoup  d'actions  réflexes  dues  à  des  sensations 
produites  par  des  causes  physiques.  La  raison  parvient  sans  doute 
à  exercer  le  même  empire  sur  les  sentimens  moraux.  L'homme  peut 
arriver  par  la  raison  à  empêcher  les  actions  réflexes  sur  son  cœur; 
mais  plus  la  raison  pure  tendrait  à  triompher,  plus  le  sentiment 
tendrait  à  s'éteindre. 

La  puissance  nerveuse  capable  d'arrêter  les  actions  réflexes  est 
en  général  moindre  chez  la  femme  que  chez  l'homme  :  c'est  ce  qui 
lui  donne  la  suprématie  dans  le  domaine  de  la  sensibilité  physique 
et  morale,  c'est  ce  qui  a  fait  dire  qu'elle  a  le  cœur  plus  tendre  que 
l'homme;  mais  je  m'arrête  dans  ces  considérations,  qui  nous  entraî- 
neraient trop  loin,  et  je  terminerai  par  une  conclusion  générale. 

La  science  ne  contredit  point  les  observations  et  les  données 
de  l'art,  et  je  ne  saurais  admettre  l'opinion  de  ceux  qui  croient 
que  le  positivisme  scientifique  doit  tuer  l'inspiration.  Suivant  moi, 
c'est  le  contraire  qui  arrivera  nécessairement.  L'artiste  trouvera 
dans  la  science  des  bases  plus  stables,  et  le  savant  puisera  dans 
l'art  une  intuition  plus  assurée.  Il  peut  sans  doute  exister  des  épo- 
ques de  crise  dans  lesquelles  la  science,  à  la  fois  trop  avancée  et 
encore  trop  imparfaite,  inquiète  et  trouble  l'artiste  plutôt  qu'elle 
ne  l'aide.  C'est  ce  qui  peut  arriver  aujourd'hui  pour  la  physiologie 
à  l'égard  du  poète  et  du  philosophe;  mais  ce  n'est  là  qu'un  état 
transitoire,  et  j'ai  la  conviction  que  quand  la  physiologie  sera  assez 
avancée,  le  poète,  le  philosophe  et  le  physiologiste  s'entendront 
tous. 

Claude  Bebnard. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février  1865. 


Ayant  à  parler  du  discours  prononcé  par  l'empereur  à  l'ouverture  de  la 
session,  et  de  la  préface  de  la  Vie  de  César j,  dont  les  journaux  viennent 
d'avoir  la  primeur,  nous  n'hésitons  point  :  nous  laissons  là  le  discours  et 
nous  allons  droit  à  la  préface.  Un  mouvement  primesautier  de  courtoisie 
professionnelle  nous  oblige  à  donner  le  pas  à  l'empereur  homme  de  lettres 
sur  l'empereur  chef  de  l'état.  L'acte  que  Napoléon  III  accomplit  en  ce  mo- 
ment n'est  point  l'un  des  moins  extraordinaires  entre  ceux  dont  il  aura 
étonné  ses  contemporains.  Voilà  un  souverain  dont  la  politique,  a  été  de 
soumettre  la  presse  à  un  régime  sévère.  S'il  était  permis  d'adapter  à  la 
circonstance  les  paroles  de  Montesquieu  sur  Sylla  déposant  la  dictature, 
on  pourrait  dire  que  l'empereur  paraît  aujourd'hui  devant  nous,  écrivain 
parmi  les  écrivains.  Il  entre  avec  son  livre  dans  cette  société  des  lettres 
qui,  en  dépit  des  révolutions  et  des  coups  d'état,  sera  toujours  une  répu- 
blique. Il  prend  place  parmi  ceux  qu'il  fait  ses  égaux,  se  soumet  à  leur 
libre  examen,  et  leur  demande  l'expression  ouverte  d'une  approbation  ou 
d'une  contradiction  sincère. 

Le  spectacle  est  nouveau.  La  singularité  de  la  démarche,  la  situation  de 
l'auteur,  le  choix  du  sujet,  se  réunissent  pour  élever  l'intérêt  d'une  épreuve 
si  rare.  Une  vie  de  Jules  César!  L'entreprise  eût  effrayé  des  lettrés  ordi- 
naires. On  dirait  que  Cicéron  a  pris  soin,  par  le  délicieux  éloge  du  style 
des  Commentaires  qu'il  a  esquissé  dans  son  Brutas,  d'empêcher  que  César 
eût  jamais  un  historien.  Ce  Cicéron  ne  joignait-il  point,  après  tout,  la  ma- 
lice rusée  d'un  académicien  aux  rancunes  d'un  homme  des  anciens  partis, 
comme  dirait  M.  de  Persigny?  Mais  l'orateur  romain  n'envisageait  proba- 
blement la  chose  qu'au  point  de  vue  des  délicatesses  du  style.  Les  ques- 
tions historiques  ont  dans  notre  siècle  un  autre  aspect,  et  nous  y  cher- 
chons d'autres  profits  que  l'agrément  d'un  exercice  littéraire.  Nous  traitons 


25/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riiistoire  en  hommes  d'état  et  en  savans.  Nous  lui  demandons  les  grands 
enseignemens  politiques;  pour  reconstruire  le  passé,  nous  obéissons  aux 
exigences  de  l'érudition  la  plus  exacte,  nous  suivons  les  conseils  de  la  cri- 
tique la  plus  rigoureuse,  et  nous  nous  livrons  avec  une  curiosité  passion- 
née aux  investigations  les  plus  patientes.  Une  vie  de  César  peut  donc  être 
à  notre  époque  un  monument  scientifique,  et  devenir  l'objet  d'une  étude 
politique  vaste  et  belle. 

Si  l'auteur  d'une  vie  de  César  est  le  chef  d'un  des  grands  états  du  monde, 
on  conviendra  que  son  œuvre  doit  facilement  réunir  le  double  intérêt  et  le 
double  mérite  qui  dérivent  de  l'érudition  et  de  la  politique.  Que  de  res- 
sources font  défaut  au  savant  ordinaire!  Combien  il  est  difficile  à  l'érudit 
isolé,  même  après  qu'il  s'est  rendu  compte  des  lacunes  de  son  sujet  et 
qu'il  a  pressenti  où  il  trouvera  la  solution  de  ses  doutes ,  de  se  procurer 
et  de  rassembler  les  documens  qui  peuvent  épuiser  une  controverse,  éclair- 
cir  un  point  obscur  et  replacer  dans  son  vrai  jour  un  événement  ou  une 
figure  historique!  Il  est  évident  qu'en  s'intéressant  à  l'histoire  de  César, 
en  cultivant  son  goût  dans  la  mesure  de  sa  puissance,  l'empereur  s'est 
trouvé  en  position  de  rendre  à  l'érudition  et  à  la  critique  historique  les 
services  les  plus  divers  et  les  plus  délicats.  Un  souverain  épris  d'une  ques- 
tion archéologique  vaut  à  lui  seul  pour  cette  question  toute  une  académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres.  L'empereur  a  pu  s'entretenir  avec  les 
hommes  spéciaux  de  tous  les  points  curieux  et  difllciles  de  son  sujet;  il  a 
pu  interroger  Mommsen;  il  n'est  pas  de  texte  qui  ait  pu  échapper  à  son 
contrôle,  pas  de  monument  dont  il  n'ait  pu  étudier  le  sens,  pas  d'inscrip- 
tion qu'il  n'ait  pu  faire  relever,  pas  de  médaille  à  laquelle  il  n'ait  pu  at- 
teindre. Le  nouvel  historien  de  César  nous  donnera  donc ,  nous  y  comp- 
tons, une  œuvre  nourrie,  variée,  complète  au  point  de  vue  de  l'érudition, 
une  œuvre  qui  devra  satisfaire  les  amateurs  et  les  connaisseurs  en  matière 
d'antiquités  romaines. 

Il  sera  plus  curieux  encore  de  voir  juger  l'auteur  d'une  des  plus  grandes 
révolutions  politiques  dont  le  monde  ait  été  témoin  par  un  chef  d'empire 
qui  a  lui-même  dirigé  une  barque  césarienne  à  travers  des  tourmentes  ré- 
volutionnaires. Le  sceptique  et  grossier  sir  Robert  Walpole  méprisait  les 
historiens  et  l'histoire.  «Quand  je  vois,  disait-il,  moi  qui  ai  si  longtemps 
gouverné,  combien  les  secrets  ressorts  des  affaires  d'état  et  des  événemens 
demeurent  inconnus  aux  contemporains,  quelle  foi  pourrais-je  donner  aux 
récits  de  pauvres  diables  d'écrivains  qui  ont  toujours  vécu  si  éloignés  des 
conseils  de  la  politique?  »  "Walpole  eût  eu  sans  doute  moins  de  dédain  pour 
l'histoire  d'un  empereur  écrite  par  un  empereur.  Ici  l'historien  est  du  mé- 
tier :  il  a  vu,  il  a  agi.  Sa  propre  expérience  a  pu  lui  donner  des  intuitions 
lumineuses  sur  les  faits  qu'il  raconte.  Lui  aussi,  il  a  manié  les  hommes,  il 
a  fait  les  événemens,  il  a  eu  des  initiatives  hardies,  il  a  su  à  ses  heures 
pratiquer  la  patience  et  l'audace,  il  a  fait  la  guerre,  et  à  la  tète  de  grandes 


REYUE.    CHRONIQUE.  255 

années  il  a  pu  apprendre  comment  se  gagnent  les  grandes  batailles.  L'in- 
térêt du  sujet  primitif  est  redoublé  dans  ce  cas  par  l'impression  qu'en  res- 
sent un  historien  de  cette  nature.  L'histoire  sous  une  telle  main  prend  le 
caractère  d'une  révélation,  d'un  témoignage,  d'une  sorte  de  confidence. 
Rien  donc  de  plus  naturel  que  la  vive  et  curieuse  impatience  avec  laquelle 
était  attendue  l'histoire  de  Jules  César  par  Napoléon  IlL 

Nous  sommes  à  la  veille  du  jour  où  la  curiosité  générale  va  être  enfin 
satisfaite,  et  quant  à  nous,  nous  ne  connaissons  encore  que  la  préface  de 
l'œuvre  impériale.  Déjà  ces  premières  pages  nous  peuvent  donner  une 
idée  des  graves  controverses  que  cette  œuvre  est  de  nature  à  soulever. 
Quand  l'empereur  parle  de  la  consciencieuse  exactitude  que  Ton  doit  ap- 
porter dans  la  composition  de  l'histoire,  quand  il  rappelle  que  la  logique 
est  le  meilleur  guide  qui  nous  puisse  conduire  à  la  vérité,  lorsque,  faisant 
appel  aux  parties  élevées  de  l'intelligence  humaine,  il  demande  que  les 
grands  événemens  ne  soient  point  expliqués  par  les  petites  causes,  que  l'on 
n'aille  point  chercher  dans  les  sentimens  médiocres  les  mobiles  de  la  con- 
duite des  grands  hommes,  tout  le  monde,  à  notre  époque,  sera  de  son  avis. 
Suétone,  ni  même  le  charmant  Plutarque,  ne  sont  plus  les  modèles  des 
historiens  de  notre  temps;  c'est  bien  plutôt  par  les  défauts  contraires  que 
nous  péchons,  et  nous  ne  sommes  que  trop  enclins  à  subordonner  dans 
nos  conceptions  historiques  l'élément  accidentel  et  individuel  à  l'influence 
des  mouvemens  généraux  et  à  ce  que  Montesquieu  appelait  l'allure  princi 
pale.  Les  dissentimens,  et  des  dissentimens  appuyés  sur  d'énergiques  con 
victions  morales  et  justifiés  par  la  conception  vraiment  scientifique  et 
esthétique  de  l'histoire,  s'élèveront  à  propos  de  la  suprématie  surhumaine 
et  presque  religieuse  que  l'empereur  invoque  pour  les  grands  hommes. 
Cette  sorte  de  religiosité  politique,  ce  culte  des  héros,  ce  hero-worship , 
comme  dirait  Carlyle,  est  le  trait  saillant  de  la  préface,  et  nous  indique  de 
quel  côté  se  porteront  les  polémiques  dont  l'œuvre  impériale  donnera  le 
signal. 

Nous  ferons  hardiment  notre  confession  :  cette  religiosité  politique  et 
l'adoration  des  grands  hommes  rencontrent  en  nous  des  protestans  réso- 
lus, des  incrédules  déterminés.  En  aucun  temps,  en  aucun  pays,  nous  ne 
consentirons  à  faire  après  coup  des  vrais  grands  hommes  de  l'histoire  des 
demi-dieux  imposés  à  l'obéissance  superstitieuse  des  peuples.  Nous  ne 
sommes  pas  du  parti  des  Mahomets.  En  élevant  l'histoire  à  la  hauteur 
d'une  religion  et  d'une  religion  autoritaire,  qui  aurait  dans  les  grands 
hommes  des  organes  infaillibles,  l'empereur  n'a-t-il  pas  craint  de  com- 
mettre un  anachronisme?  N'est-ce  pas  dans  une  direction  opposée  que 
vont  les  tendances  de  notre  siècle?  On  veut  bannir  le  surnaturel  de  l'ordre 
religieux,  est-il  possible  de  l'introduire  ainsi  dans  l'ordre  politique?  On 
applique  avec  excès,  suivant  nous,  à  l'étude  des  religions  les  sévères  mé- 
thodes de  la  critique  historique,  est-ce  le  moment  d'apporter  les  illusions 


256  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  sentiment  religieux  dans  l'étude  de  l'histoire  et  dans  la  polémique  po- 
litique? Nous  sommes  en  présence  d'un  nouvel  arianisme  qui  dispute  à  Jé- 
sus-Christ sa  divinité,  et  nous  irions  diviniser  César!  On  ne  nous  accusera 
point  de  forcer  ici  la  pensée  de  l'empereur.  L'éminent  écrivain  nous  donne 
bien  les  grands  hommes  comme  des  sortes  de  prophètes.  Il  les  représente 
comme  suscités  par  la  Providence  pour  tracer  aux  peuples  la  voie  qu'ils 
doivent  suivre  ;  les  peuples  sont  liés  à  eux  par  d'impérieux  devoirs.  Ils  sont 
heureux  ou  maudits  suivant  qu'ils  sont  fidèles  ou  infidèles  à  ces  devoirs. 
Les  peuples  réfractaires  aux  grands  hommes  sont  assimilés  aux  Juifs  cru- 
cifiant le  Messie.  Ces  peuples  sont  aveugles,  et  ils  sont  coupables. 

Cette  apothéose  des  grands  hommes  et  ces  jugemens  portés  sur  les  peu- 
ples ne  nous  paraissent  conformes  ni  à  la  philosophie ,  ni  à  la  justice  his- 
torique. Parlons  d'abord  des  grands  hommes  :  il  n'en  est  point  dont  l'in- 
telligence humaine  ne  puisse  prendre  l'exacte  mesure.  11  n'est  peut-être 
point  nécessaire,  pour  qu'ils  nous  paraissent  supérieurs,  qu'ils  dépassent 
de  beaucoup  la  taille  commune.  Leurs  facultés  intellectuelles,  si  élevées 
qu'elles  soient,  demeurent  à  notre  portée;  leur  caractère  et  le  côté  esthé- 
tique de  leur  nature  se  font  aisément  comprendre  à  nos  sympathies;  quant 
à  la  moralité  de  leurs  actes,  elle  demeure  soumise  à  cette  loi  de  la  justice 
qui  trouve  des  organes  souverains  jusque  dans  les  plus  humbles  des  con  • 
sciences  humaines.  Sans  doute,  armés  des  forces  dont  s'empare  leur  génie, 
ils  font  de  grands  événemens  et  marquent  ainsi  de  leur  nom  les  périodes 
de  l'histoire;  mais  c'est  ici  qu'il  importe  de  ne  point  s'abuser  sur  leur  puis- 
sance de  création  et  sur  l'étendue  de  leur  influence,  lis  sont  avant  tout  le 
produit  d'événemens  antérieurs  et  des  situations  dont  ils  sont  dominés 
tous  les  premiers.  Dans  la  grande  chaîne  des  causes  et  des  effets  qui  forme 
l'histoire,  ils  ne  sont  qu'un  anneau,  eux-mêmes  tour  à  tour  effets  et  causes. 
Ils  sont  des  accidens  qui  viennent  se  ranger  sous  ces  lois  générales  qui 
gouvernent  l'histoire  avec  la  même  nécessité  que  d'autres  lois  régissent  la 
nature.  Arrivant  à  des  époques  où  les  lois  de  la  nature  historique  se  ma- 
nifestent par  des  révolutions,  ils  sont  moins  indispensables  que  le  vul- 
gaire ne  le  suppose.  Montesquieu  a  dit  avec  son  élévation  ordinaire  :  «  Si 
César  avait  pensé  comme  Caton,  d'autres  auraient  pensé  comme  César,  et 
la  république,  destinée  à  périr,  aurait  été  entraînée  au  précipice  par  une 
autre  main.  »  Ce  qu'il  y  a  de  plus  attachant  chez  les  grands  hommes,  c'est 
moins  ce  qu'ils  font  que  ce  qu'ils  sont,  c'est  moins  leur  intelligence  et  leur 
puissance  d'action  que  leur  caractère  et  leur  personnalité  esthétique.  A  ce 
point  de  vue,  le  héros  de  l'empereur.  César,  est  incomparable  :  homme  de 
grande  race  et  agitateur  populaire,  devenant  le  type  du  dictateur  après 
avoir  été  le  plus  ardent  et  le  plus  habile  men£ur  des  séditions  publiques, 
lettré  consommé  avant  d'être  un  général  sans  rival,  enveloppé  pour  ainsi 
dire  dans  sa  personne,  dans  ses  actes,  dans  ses  paroles,  d'une  sorte  d'éclat 
généreux,  forma  magnificà  et  generosâ  quodaui  modo.  Mais  toute   cette 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  257 

grandeur  que  les  hommes  supérieurs  tirent  d'eux-mêmes  et  empruntent 
aux  situations  qu'ils  sont  appelés  à  dominer  n'est  point  une  sanction  suf- 
fisante de  leur  carrière  et  de  leur  œuvre.  Avant  d'imposer  aux  peuples  la 
religion  de  l'obéissance  à  ces  glorieux  instrumens  de  la  nécessité  histo- 
rique, il  faut  interroger  la  moralité  de  leurs  actes;  c'est  alors  que  la  con- 
science humaine,  éclairée  par  la  justice,  reprend  ses  droits  imprescripti- 
bles contre  ces  tout-puissans  éphémères.  Devant  ce  tribunal,  l'on  n'a  plus 
le  droit  de  dénoncer  comme  coupables  les  peuples  qui  ont  résisté  au  grand 
homme;  il  ne  faut  point  parler  des  nations  qui  crucifient  leurs  messies, 
à  moins  que  l'on  ne  prouve  que  le  grand  homme  n'a  réussi  que  par  les 
moyens  honnêtes,  que  le  grand  homme  a  été  en  même  temps  le  juste.  Agir 
autrement  serait  introduire  dans  la  politique  et  dans  la  morale  le  fatalisme 
de  l'histoire. 

Nous  regrettons  de  trouver  dans  la  préface  de  l'empereur,  à  côté  de  tant 
d'indulgence  pour  les  grands  hommes,  tant  de  sévérité  pour  les  peuples. 
Peut-on  se  faire  une  idée  de  ce  que  c'est  qu'un  peuple  coupable?  N'est-ce 
point  là  une  de  ces  expressions  mystiques  que  l'on  ferait  bien  de  laisser 
dans  la  Bible  et  de  ne  point  introduire  dans  la  langue  exacte  de  la  poli- 
tique et  de  l'histoire?  Comment,  dans  les  époques  agitées  par  les  révolu- 
tions et  les  grandes  guerres,  tous  les  individus  qui  composent  un  peuple 
auraient-ils  assez  d'intelligence  pour  démêler  la  vérité  de  l'erreur,  pour 
prévoir  les  vicissitudes  futures,  et  par  quelle  électricité  secrète  veut-on 
qu'ils  soient  unis  pour  choisir  d'un  même  mouvement  la  cause  à  laquelle 
est  réservée  la  légitimité  du  succès?  Les  Romains  qui  résistèrent  à  César 
étaient-ils  coupables  de  demeurer  fidèles  aux  meilleures  traditions  de  leur 
patrie  et  d'ignorer  les  secrets  de  l'avenir?  Quand  Vercingétorix  et  ses  Gau- 
lois combattaient  le  conquérant  étranger  avec  cette  persévérance  chevale- 
resque qui  nous  émeut  encore,  étaient-ils  coupables  de  ne  point  avoir  pé- 
nétré l'arrêt  du  destin  contre  leur  race?  Celui  qui  écrit  ces  lignes  ne  peut 
oublier  qu&,  cherchant  à  consoler  dans  l'exil  un  vieux  prince  qu'une  révo- 
lution venait  de  renverser  du  premier  trône  du  monde,  et  prévoyant  tous 
les  échecs  que  cette  révolution  réservait  à  la  liberté,  il  se  prit  à  répéter 
étourdiment  le  triste  lieu  commun  de  l'époque  :  «La  France  a  été  bien 
coupable!  »  Le  vieux  roi  le  reprit  avec  bonhomie  :  «  Mon  ami^'lui  dit -il,  les 
peuples  ne  sont  jamais  coupables.  »  Ce  mot  humain  d'un  pasteur  de  peu- 
ples nous  a  guéri  pour  jamais  de  la  manie  doctrinaire  d'accuser  sentencieu- 
sement les  nations  en  masse  dans  les  momens  obscurs  de  leur  histoire.  Nous 
voudrions  également  détourner  la  comparaison  entre  le  meurtre  de  César 
et  la  captivité  de  Sainte-Hélène.  La  France  de  1789  ne  ressemble  en  rien 
à  la  Rome  de  César.  La  république,  à  Rome,  n'était  qu'une  constitution 
discordante  et  ruinée  qui  n'avait  plus  qu'une  existence  nominale  lorsque 
commença  le  pouvoir  de  César,  produit  de  la  corruption  des  lois  et  des 
mœurs.  La  France,  depuis  1789,  est  au  contraire  un  peuple  vraiment  jeune, 

TOME  LVI.  —  1805.  17 


258  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  s'élève  par  d'incessans  progrès,  qui  cherche  les  institutions  libres  qui 
doivent  mettre  sa  marche  future  à  l'abri  des  accidens  du  pouvoir.  Ce  n'est 
point  eu  développant  la  vie  politique  intérieure  de  la  France,  c'est  en 
poursuivant  au  dehors  des  combinaisons  sur  lesquelles  la  France  n'avait 
point  été  consultée  que  Napoléon  a  succombé  victime  des  accidens  mili- 
taires. Il  eût  eu  un  sort  bien  différent,  s'il  avait  pratiqué  sur  le  trône  le 
libéralisme  qu'il  professa  à  Sainte-Hélène.  Enfin  nous  ne  saurions  admet- 
tre que  la  faute  de  Brutus,  en  tuant  César,  a  été  de  rendre  possibles  les 
règnes  de  Caligula  et  de  Néron.  La  grande  leçon  et  la  peine  morale  de 
l'action  de  Brutus  ont  été  l'inutilité  de  son  crime  patriotique;  mais  l'hor- 
reur et  la  honte  des  règnes  de  Caligula  et  de  Néron  sont  aussi  la  leçon 
et  le  châtiment  moral  du  grand  homme  qui  fonda  la  tyrannie,  mit  dans  les 
mains  d'un  seul  tous  les  pouvoirs  de  l'empire,  et  prêta  la  force  de  son 
nom  pendant  des  siècles  aux  caprices  arbitraires  de  ses  indignes  succes- 
seurs. Le  poignard  de  Brutus  a  ennobli  du  moins  la  mort  de  César;  il  donne 
une  fin  pathétique  à  cette  grande  vie,  il  est  le  dénouement  d'un  drame 
grandiose  de  la  conscience  humaine.  Galba  égorgé  par  terre  au  coin  d'une 
rue  par  des  soldats  ivres,  Héliogabale  étouffe  par  des  affranchis  dans  une 
retraite  honteuse,  pouvaient  envier  à  César  le  poignard  de  Brutus;  mais  la 
tyrannie  avait  achevé  son  œuvre  de  dégradation,  et  les  meurtriers  valaient 
les  victimes. 

La  préface  de  VHisloire  de  César  nous  promet  donc  que  cette  œuvre, 
qui,  venant  d'un  souverain,  est  en  soi  un  acte  très  libéral,  éveillera  d'in- 
téressantes controverses  non-seulement  sur  les  questions  d'érudition,  mais 
sur  les  questions  politiques  qui  préoccupent  le  présent.  La  préface  se  ter- 
mine par  une  curieuse  peinture  «  des  grandes  questions  résolues,  des  pas- 
sions apaisées,  des  satisfactions  légitimes  données  aux  peuples  par  le  pre- 
mier empire.  »  Nous  ne  savons  trop  à  quel  moment  du  premier  empire 
cette  peinture  est  applicable;  il  nous  semble  qu'en  plusieurs  traits  elle 
exprimerait  plus  exactement  la  situation  présente  suivant  l'idée  qu'en 
donne  le  discours  d'ouverture  de  la  session.  Tout  le  inonde  a  remarqué 
par  quel  heureux  contraste  le  discours  de  cette  année  se  distingue  de 
celui  de  l'année  dernière.  Il  y  a  un  an ,  on  nous  faisait  un  tableau  fort 
inquiétant  de  l'Europe;  un  congrès  seul  était  capable  de  conjurer  tous 
les  maux  qui  paraissaient  près  de  se  déchaîner  sur  le  continent.  Il  n'y  a 
pas  eu  de  congrès;  quelques  méfaits  ont  été  accomplis  en  Europe,  trop 
loin  de  nous  pour  que  nous  les  pussions  prévenir  ou  réprimer,  et  le  calme 
est  revenu.  L'aspect  des  choses  est  décidément  pacifique.  En  matière  de 
politique  étrangère,  la  portion  la  plus  importante  du  discours  impérial  est 
celle  qui  est  relative  à  la  convention  du  15 "septembre.  Nous  trouvons  dans 
^es  explications  données  par  l'empereur  sur  le  caractère  et  la  portée  de  cet 
acte  diplomatique  la  confirmation  des  appréciations  que  la  convention  nous 
a  inspirées  dès  le  premier  jour.  Nous  ne  dissimulerons  point  que  la  posi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  259 

tion  prise  aujourd'hui  par  le  gouvernement  français  dans  les  questions 
italienne  et  romaine  nous  paraît  être  à  la  fois  modérée  et  forte.  Cette  posi- 
tion, nous  le  croyons,  ne  peut  manquer  d'être  éclaircie  et  fortifiée  encore 
par  les  discussions  du  corps  législatif.  La  tâche  la  plus  difficile  dans  ce  dé- 
bat sera  celle  des  hommes  politiques  qui  voudront,  sans  s'écarter  du  bon 
sens,  critiquer  la  convention  au  nom  des  intérêts  du  saint-siége.  L'opposi- 
tion démocratique  n'aura  point  à  s'étendre  beaucoup  sur  la  question  ita- 
lienne. Elle  trouve  dans  la  convention  du  15  septembre  un  fait  qui  a  de 
quoi  lui  plaire  :  c'est  l'évacuation  de  Rome  par  nos  troupes  d'ici  à  deux  ans. 
Cette  promesse  d'évacuation  rend  nécessairement  l'opposition  démocrati- 
que accommodante  sur  les  questions  qui  peuvent  s'élever  à  propos  de  l'a- 
venir de  Rome.  Il  est  peu  important  pour  elle  aujourd'hui  de  pousser  le 
gouvernement  à  faire  des  déclarations  qui  engageraient  l'avenir,  qui  n'au- 
raient pas  d'opportunité  présente,  que  le  gouvernement  serait  parfaitement 
fondé  à  refuser  et  qu'il  refusera  en  effet,  on  n'en  saurait  douter.  Quant  aux 
adversaires  de  la  convention  qui  veulent  rester  des  hommes  politiques  pra- 
tiques, nous  sommes  fort  curieux  de  voir  comment  ils  s'y  prendront  pour 
mettre  leurs  critiques  d'accord  avec  le  bon  sens.  Ces  hommes-là  savent 
qu'on  perd  pied  en  politique  lorsqu'on  s'éloigne  du  possible.  Nous  espérons 
qu'ils  ne  nous  ramèneront  point  dans  le  passé  pour  nous  montrer  les  di- 
verses conduites  qui  ont  été  possibles  en  divers  momens  et  qui  n'ont  point 
été  tenues.  Ces  récriminations  et  ces  romans  rétrospectifs  ne  feraient  point 
faire  un  pas  à  la  question.  On  ne  peut  pas  revenir  en  arrière,  il  faut  par- 
tir du  présent.  Partant  du  présent,  nous  défions  qu'on  nous  prouve  qu'il  y 
avait  quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  la  convention  du  15  septembre 
c'est-à-dire  un  essai  de  conciliation  entre  l'Italie  et  le  pape,  fondée  sur  le 
slala  ç^io  territorial  actuel.  Pourquoi  repousserait- on  cette  expérience 
avec  le  caractère  conciliant  qu'on  veut  y  attacher?  On  ne  pourrait  allé- 
guer qu'un  doute,  le  doute  que  l'Italie  veuille  renoncer  à  faire  de  Rome  sa 
capitale.  Qu'en  coùte-t-il  de  tenter  l'épreuve  ?  Au  pis  aller,  si  l'Italie  fai- 
sait mine  de  vouloir  sortir  de  la  lettre  du  traité,  la  France  reprendrait  sa 
liberté  d'action,  et  les  choses  reviendraient  à  l'état  où  elles  sont  aujour- 
d'hui; maison  compromet  au  contraire  l'intérêt  pontifical,  que  l'on  semble 
vouloir  défendre,  en  poussant  la  cour  de  Rome  à  laisser  échouer  par  sa 
faute  la  conciliation  proposée.  Si  la  résistance  de  la  cour  de  Rome  était 
la  cause  de  l'insuccès  d'une  semblable  combinaison,  le  pouvoir  temporel, 
se  montrant  lui-même  incompatible  avec  toute  solution  modérée  et  prati- 
que des  difficultés  italiennes,  perdrait  ses  derniers  appuis.  Les  véritables 
amis  de  la  cour  de  Rome,  au  lieu  d'irriter  ses  défiances,  d'exciter  ses  ran- 
cunes, d'entretenir  ses  illusions  par  le  bruit  des  discussions  parlemen- 
taires, devraient  lui  conseiller  vivement  et  discrètement  d'accepter  la  con- 
dition où  la  convention  du  15  septembre  lui  promet  la  sécurité.  Qui  serait 
déçu  par  une  pareille  conduite?  Nous  peut-être,  et  tous  ceux  qui  ont  un 
goût  médiocre  pour  la  puissance  temporelle  des  papes.     ■ 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  discours  impérial  a  rappelé  la  stricte  neutralité  gardée  par  la  France 
dans  l'affaire  des  duchés.  Certes  le  discours  ne  pouvait  point  nous  infor- 
mer de  la  fin  de  cette  malheureuse  question.  M.  de  Bismark  a  évidemment 
résolu  de  faire  durer  la  phase  prussienne  de  l'affaire  des  duchés  aussi 
longtemps  qu'a  duré  la  phase  danoise.  On  peut  s'en  fier  à  lui  :  la  conclu- 
sion de  ce  débat  n'est  pas  proche ,  et  en  attendant  la  Prusse  garde  en  sa 
possession  les  territoires  contestés.  La  controverse  est  engagée  aujour- 
d'hui entre  la  Prusse  et  l'Autriche.  On  a  cru  un  instant  que  l'Autriche 
essaierait  d'obtenir  de  la  Prusse,  par  des  concessions  du  côté  de  l'Elbe,  la 
garantie  de  ses  provinces  italiennes.  C'était  bien  mal  connaître  le  tem- 
pérament des  deux  grandes  puissances  allemandes.  L'Autriche  ne  veut  rien 
demander,  car  elle  n'obtiendrait  la  garantie  de  la  Prusse  en  Italie  qu'à  la 
condition,  dit-elle,  de  devenir  la  vassale  de  la  Prusse  en  Allemagne.  Quant 
à  la  Prusse,  rien  ne  la  presse,  et  elle  sait  bien  que  par  une  démarche  du 
côté  de  l'Italie  elle  compromettrait  ses  provinces  rhénanes.  Elle  peut  donc 
continuer  à  l'aise  la  discussion  sur  le  régime  qu'il  convient  de  donner  au 
Slesvig-Holstein.  On  lui  demande  de  laisser  s'établir  dans  les  duchés  le 
prince  que  ses  droits  y  appellent  et  de  négocier  avec  ce  prince  les  arran- 
gemens  qu'elle  poursuit  à  son  avantage.  Elle  n'en  fera  rien;  elle  veut  que 
les  arrangemens  soient  convenus  avec  l'Autriche  avant  que  l'affaire  de  l'in- 
stitution princière  soit  décidée.  Surtout  que  les  états  moyens  et  la  diète 
de  Francfort  ne  montrent  point  la  velléité  de  participer  au  dialogue  des 
deux  grandes  puissances  allemandes;  au  moindre  geste  d'intervention  de 
ces  intrus,  M.  de  Bismark  n'irait  à  rien  moins  qu'à  briser  la  confédé- 
ration germanique!  Le  ministre  prussien  n'en  est  encore  qu'à  l'étape  des 
arrangemens  préliminaires,  et  l'on  voit  qu'il  n'est  point  près  de  l'achever. 
Il  a  en  perspective  une  seconde  étape,  celle  de  la  fixation  des  droits  de 
succession,  et  pour  ce  litige,  qu'on  fera  durer  tant  qu'on  voudra,  M.  de 
Bismark  tient  en  réserve  la  consultation  des  officiers  légaux  de  la  cou- 
ronne! On  voit  que  l'Allemagne,  Prusse,  Autriche,  états  moyens,  a  pour 
longtemps  un  bel  os  à  ronger.  Ce  sera  une  consolation  pour  la  France, 
puisqu'elle  n'a  point  su  prévenir  la  spoliation  du  Danemark,  de  voir  ces 
dépouilles  mal  acquises  devenir  pour  les  puissances  germaniques  un  iné- 
puisable sujet  de  division.  La  confusion  où  sont  tombées  dans  cette  affaire 
la  Saxe  et  la  Bavière  est  déjà  une  juste  rétribution  de  l'injuste  et  impru- 
dente ardeur  avec  laquelle  ces  petits  états  s'étaient  élancés  contre  le  mal- 
heureux Danemark. 

Un  des  mots  que  nous  avons  lus  avec  le  plus  de  plaisir  dans  le  discours 
impérial  est  celui  qui  nous  annonce  que  l'armée  du  Mexique  rentre  déjà  en 
France.  Parmi  les  aventures  que  pourrait  courir  notre  politique,  il  n'y  en 
aurait  pas  de  plus  sotte  et  de  plus  déplorable  que  celle  à  laquelle  risquerait 
de  nous  entraîner,  dans  nos  rapports  avec  les  États-Unis,  une  occupation 
trop  prolongée  du  Mexique  par  des  troupes  françaises.  Nous  aurions  moins 
d'inquiétude,  si  fions  avions  suivi  nettement  et  fermement  vis-à-vis  de 


REVUE.    CHRONIQUE.  261 

rAmériqne  du  Nord,  pendant  la  guerre  civile,  la  politique  qui  nous  était 
indiquée  par  nos  traditions,  par  les  principes  de  la  révolution  française  et 
par  nos  intérêts.  Inconséquence  étrange!  la  politique  du  gouvernement 
ayant  deux  partis  en  face,  le  parti  de  l'union  et  le  parti  de  la  séparation, 
le  nord  et  le  sud,  a  laissé  voir  une  préférence  morale  pour  la  cause  des 
confédérés,  celle  qui  est  naturellement  hostile  à  l'entreprise  mexicaine. 
Nous  avons  toujours  cru  que  les  états  du  nord  ne  nous  inquiéteront  point 
dans  le  Mexique.  Le  Mexique  est  trop  loin  d'eux;  les  états  du  nord  n'ont 
pas  l'humeur  conquérante,  et  s'ils  avaient  envie  de  s'agrandir  par  la  guerre, 
ce  qui  nous  paraît  fort  douteux  malgré  les  déclamations  de  la  presse  amé- 
ricaine contre  l'Angleterre,  c'est  au  Canada  qu'ils  penseraient,  et  nulle- 
ment au  Mexique.  Il  n'en  est  point  ainsi  des  états  du  sud.  Les  populations 
du  sud  ont  toujours  été  portées  aux  aventures  extérieures;  c'est  de  leur 
sein  et  avec  leurs  subsides  que  partaient  ces  expéditions  de  flibustiers  qui 
pendant  plusieurs  années  se  sont  élancées  contre  Cuba  et  le  Nicaragua.  La 
guerre  que  les  États-Unis  firent  au  Mexique  avait  été  excitée  par  le  sud. 
Le  président  qui  gouvernait  alors  était  M.  Polk,  un  homme  du  sud.  La 
guerre  finie,  il  voulut  annexer  le  Mexique  aux  États-Unis,  et  il  fallut  pour 
l'en  empêcher  toute  la  résistance  de  ses  deux  plus  importans  ministres, 
M.  Buchanan  et  M.  Marcy.  Le  danger  que  nous  pourrions  courir  aujour- 
d'hui, et  que  nous  aurions  infailliblement  prévenu  par  une  politique  mora- 
lement sympathique  à  la  cause  de  l'Union,  ce  serait  qu'afin  de  hâter  la 
réconciliation  des  deux  sections  de  la  république,  le  gouvernement  amé- 
ricain se  laissât  aller,  pour  flatter  les  aspirations  naturelles  et  l'amour- 
propre  militaire  des  populations  du  sud,  à  leur  accorder  la  diversion  et  le 
fruit  d'une  guerre  extérieure  qui  serait  dans  le  courant  de  leur  expansion 
et  de  leur  ambition  naturelles.  Nous  espérons  que  le  gouvernement  amé- 
ricain saura  résister  à  une  tentative  semblable;  mais  il  n'est  plus  permis  de 
regarder  comme  une  hypothèse  absolument  chimérique  les  desseins  que 
les  états  du  sud  peuvent  nourrir  contre  l'entreprise  mexicaine. 

On  connaît  en  effet  aujourd'hui  quelles  étaient  les  espérances  du  gou- 
vernement des  états  confédérés  dans  la  tentative  de  négociation  officieuse 
et  préparatoire  qu'ils  ont  faite  auprès  de  M.  Lincoln.  Évidemment  les  états 
confédérés  ont  besoin  de  la  paix,  et  au  fond  ils  la  veulent.  Les  commis- 
saires envoyés  par  M.  Jeff"erson  Davis  étaient  les  personnages  les  moins 
compromis  dans  la  politique  sécessioniste  ;  M.  Stephens,  le  vice-président, 
s'était  avant  la  guerre  prononcé  contre  la  séparation  dans  la  convention  de 
la  Géorgie;  M.  Hunter  avait,  jusqu'au  dernier  moment,  proposé  des  tran- 
sactions. Les  confédérés,  croyons-nous,  veulent  la  paix;  une  lettre  du  gé- 
néral Grant  à  M.  Lincoln  atteste  la  sincérité  des  dispositions  pacifiques  des 
commissaires  du  sud.  Seulement,  tout  en  désirant  une  prompte  réconcilia- 
tion qui,  dans  le»ir  pensée,  devait,  avec  le  temps,  amener  le  rétablisse- 
ment de  l'Union,  les  chefs  confédérés,  dans  ces  premiers  tâtonnemens  et 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  ces  premiers  pourparlers,  espéraient  obtenir  la  paix  au  moyen  d'une 
transaction  qui  eût  ménagé  leur  amour-propre.  Les  hommes  du  sud  ne 
voulaient  point  rentrer  dans  l'Union  comme  des  vaincus.  On  aurait  donc 
cessé  la  guerre  comme  s'il  n'y  eût  eu  ni  vainqueurs  ni  vaincus.  On  aurait 
immédiatement  conclu  une  alliance  militaire,  et  cette  alliance,  on  l'eût  oc- 
cupée activement  tout  de  suite  contre  le  Mexique  ou  le  Canada,  ou  même 
contre  les  deux.  Après  quelques  mois  de  campagne  contre  l'étranger,  réunis 
par  des  intérêts  communs,  retrempés  par  une  vaillante  fraternité  d'armes, 
le  nord  et  le  sud  auraient  refait  spontanément  l'Union  sans  que  l'amour- 
propre  de  personne  eût  rien  à  souffrir.  Il  ne  faut  pas  une  grande  sagacité 
pour  démêler  dans  la  dépêche  de  M.  Sevvard  à  M.  Adams,  où  la  négociation 
est  racontée  â  demi-mots,  le  caractère  et  le  sens  des  insinuations  sudistes. 
On  reconnaît  bien  là  l'esprit  emporté  et  romanesque  des  hommes  du  sud, 
ce  défaut  de  sens  politique  et  de  sang-froid  qui  a  rendu  inutiles  tant  de  qua- 
lités chevaleresques  et  charmantes.  Qu'on  le  remarque,  depuis  la  sépara- 
tion, les  hommes  du  sud  n'ont  cessé  de  commettre  des  fautes  politiques. 
La  séparation,  dans  leur  pensée  primitive,  n'était  qu'une  feinte  qui  devait 
dissoudre  les  groupes  des  états  du  nord  et  de  l'ouest,  et  par  ce  résultat  leur 
fournir  l'occasion  de  reconstruire  l'Union  au  profit  de  leurs  intérêts  et 
sous  leur  suprématie.  Trompés  par  leur  fausse  manœuvre,  s'étant  exclus 
de  l'Union,  ils  ont  espéré  maintenir  leur  séparation  au  moyen  de  la  recon- 
naissance et  du  secours  de  l'étranger.  Le  coton  leur  semblait  être  un 
moyen  d'ascendant  irrésistible  sur  l'Europe.  Ils  s'imaginaient  que  les  na- 
tions industrielles  de  l'Europe,  contraintes  par  la  famine  du  coton,  vien- 
draient leur  donner  l'indépendance.  Leur  erreur  a  été  profonde.  Ils  ont 
été  soutenus  ensuite  par  une  autre  illusion.  Tout  dépendrait  de  l'élection 
présidentielle;  avec  le  succès  d'un  candidat  démocrate,  ils  pourraient  ou 
obtenir  l'indépendance  ou  rentrer  de  plain-pied  dans  l'Union  en  conser- 
vant l'esclavage.  L'issue  de  l'élection  présidentielle  a  été  une  nouvelle  dé- 
ception. Ils  n'ont  point  cédé  non  plus  alors  à  l'heureuse  inspiration  de  pren- 
dre eux-mêmes  l'initiative  de  l'émancipation  des  noirs  et  de  raviver  par  là 
les  sympathies  morales  qu'ils  possédaient  encore  en  Europe.  Leur  sénat  re- 
poussait le  projet  de  l'enrôlement  des  noirs  au  moment  même  où  le  congrès 
américain  effaçait  à  jamais  l'esclavage  de  la  constitution  des  États-Unis. 
Toujours  attardés  et  repoussés  d'une  faute  politique  à  l'autre,  ils  viennent 
proposer  au  gouvernement  qu'ils  ont  voulu  détruire  une  guerre  contre  l'An- 
gleterre ou  la  France.  Une  telle  conclusion  est  la  digne  fin  d'une  cause  si 
mal  engagée.  Du  côté  de  M.  Lincoln  au  contraire,  on  a  vu  cette  rectitude 
appuyée  sur  la  légalité  et  la  loi  qui  préserve  des  fautes  et  des  excentrici- 
tés. M.  Seward  et  M.  Lincoln  n'ont  point  eu  à  discuter  le  roman  qu'on  ve- 
nait faire  briller  à  leurs  yeux;  M.  Sevvard  a  écarté  en  passant  l'idée  d'une 
guerre  extérieure  au  sud,  c'est-à-dire  au  Mexique.  Le  président  et  son  mi- 
nistre s'étaient  prescrit  de  ne  faire  la  paix  que  sur  les  bases  légales.  La 


REVUE.    CHRONIQUE.  263 

première  de  ces  bases  était  la  rentrée  pure  et  simple  des  états  sécessio- 
nistes  dans  l'Union  et  leur  soumission  à  la  nouvelle  disposition  constitu- 
tionnelle qui  abolit  l'esclavage.  Cette  rectitude  légale  les  a  préservés  de 
la  tentation  de  prendre  en  considération  les  propositions  hostiles  à  l'Eu- 
rope que  les  hommes  du  sud  venaient  leur  présenter.  La  négociation  a 
échoué;  M.  Jefiferson  Davis,  par  un  mâle  et  bouillant  discours,  a  essayé  de 
ranimer  l'ardeur  des  sentimens  séparatistes,  et  a  dit  à  ses  compatriotes 
que  le  nord  ne  voulait  les  traiter  qu'en  vaincus.  Le  brave  général  Lee,  qui, 
lui  aussi,  a  blâmé  à  l'origine  la  séparation  et  ne  s'y  est  rallié  que  par  un 
scrupule  de  conscience  qui  lui  a  fait  croire  qu'il  se  devait  à  son  état  natal, 
la  Virginie,  avant  d'appartenir  à  l'Union,  et  que  la  petite  patrie  devait 
passer  avant  la  grande,  —  le  général  Lee  a  pris  le  commandement  eh  chef 
des  armées  confédérées;  mais  le  cercle  des  forces  fédérales  se  rapproche 
du  grand  foyer  de  la  sécession.  La  cause  rebelle  perd  toutes  ses  issues  sur 
la  mer.  Encore  quelques  mois,  et  après  un  héroïque  et  suprême  effort  les 
hommes  du  sud  seront  bien  contraints  de  reconnaître  leur  funeste  erreur 
et  de  rentrer  dans  cette  Union  où  ils  seront  reçus  aveq  une  générosité 
cordiale,  comme  on  pouvait  le  pressentir  aux  applaudissemens  qui  accueil- 
laient naguère  les  commissaires  confédérés  passant  à  travers  les  lignes 
fédérales. 

Le  discours  d'ouverture  de  la  session  n'a  pas  seulement  présenté  un  tableau 
rassurant  de  la  situation  extérieure ,  il  a  tracé  un  intéressant  programme 
de  questions  intérieures  qui  pourront  utilement  défrayer  le  travail  légis- 
latif de  cette  année.  Parmi  les  projets  annoncés  par  l'empereur,  tous  n'ont 
point  une  égale  importance.  On  s'occupera  de  généraliser  l'instruction  pri- 
maire sans  prononcer  le  mot  d'instruction  obligatoire.  On  étudie  une  loi 
qui  va  porter  dans  l'industrie  des  transports  maritimes  les  principes  de  la 
liberté  commerciale.  On  supprimera  les  obstacles  que  pouvaient  rencontrer 
dans  notre  législation  ces  intéressantes  sociétés  de  coopération  qui  ont  pris 
un  si  rapide  développement  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  et  auxquelles 
déjà  nos  classes  ouvrières  s'initient  avec  un  juste  empressement.  Des  me- 
sures protectrices  de  la  liberté  individuelle  sont  préparées  :  la  contrainte 
par  corps  sera  abolie  ;  une  autre  loi  autorisera  la  mise  en  liberté  provi- 
soire avec  ou  sans  caution  même  en  matière  criminelle.  Le  projet  de  loi 
qui  avait  été  annoncé  sur  l'accroissement  des  attributions  des  conseils 
municipaux  et  départementaux  a  été  présenté.  Nous  avions  espéré  que 
la  nouvelle  loi  nous  mettrait  sur  la  voie  d'une  véritable  émancipation  mu- 
nicipale, et  aurait  ainsi  le  caractère  d'une  importante  loi  politique.  Le 
projet  ne  remplit  point  cette  espérance  et  ne  dépasse  pas  la  portée  de  ré- 
formes administratives  d'un  intérêt  médiocre. 

Parmi  les  projets  de  lois  de  l'ordre  économique,  il  en  est  un  dont  on  parle 
avec  grand  éloge,  et  qui  est,  dit-on,  de  nature  à  satisfaire  les  partisans 
éclairés  de  la  liberté  :  c'est  une  nouvelle  loi  sur  les  sociétés  commerciales. 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  France  aussi  bien  qu'en  Angleterre,  on  a  longtemps  vécu,  en  matière  de 
législation  des  sociétés,  sous  le  régime  le  plus  restrictif.  En  Angleterre,  on 
sortit  de  cette  voie  étroite  vers  1856  en  faisant  entrer  dans  le  régime  du 
droit  commun,  sous  le  nom  de  société  à  responsabilité  limitée,  la  forme  de 
société  qu'en  France  nous  appelons  anonyme.  Cette  société,  qui  est  la  forme 
la  plus  commode  et  la  plus  attrayante  de  l'association  commerciale,  n'est 
responsable  vis-à-vis  des  tiers  que  dans  la  limite  de  son  capital  statutaire, 
Elle  est  gouvernée  par  des  administrateurs  qui  ne  sont  que  les  mandataires 
des  actionnaires.  C'est  la  forme  républicaine  appliquée  à  l'association 
commerciale.  Tandis  que  l'Angleterre  inaugurait  ce  système  libéral,  nous 
étions  pris  en  France  de  la  manie  qui  nous  est  si  ordinaire,  sous  prétexte 
de  prévenir  les  abus  et  de  couper  le  mal  à  la  racine,  d'imposer  des  en- 
traves maladroites  à  l'initiative  individuelle  et  à  la  libre  action  de  chacun. 
On  vota  en  1856  une  loi  sur  la  commandite  par  actions  qui  fit  de  cette 
forme  de  société  un  épouvantail  et  la  frappa  de  stérilité.  Nous  parûmes,  il 
y  a  deux  ans,  vouloir  nous  raviser,  et  nous  empruntâmes  à  l'Angleterre  sa 
société  limitée;  mais  nos  législateurs  semblèrent  avoir  peur  de  leur  pla- 
giat, et  ils  prirent  toute  sorte  de  précautions  pour  empêcher  que  la  so- 
ciété limitée  ne  fît  du  mal,  et  par  conséquent  fît  aucun  bien.  On  voulut 
que  les  entreprises  dont  le  capital  dépasserait  20  millions  ne  pussent  point 
avoir  le  bénéfice  de  la  société  limitée.  S'il  peut  se  fonder  des  sociétés  de 
plus  de  20  millions,  semblait-on  se  dire,  ces  sociétés  seront  de  grandes 
compagnies  anonymes,  et  n'est-ce  point  dépouiller  le  conseil  d'état  d'une 
de  ses  prérogatives  essentielles  que  de  permettre  à  ces  compagnies  d'exis- 
ter sans  son  contrôle  et  son  autorisation?  On  se  crut  obligé  de  prendre 
contre  les  administrateurs  des  sociétés  à  responsabilité  limitée  toute  sorte 
de  garanties  préventives.  Leurs  faits  délictueux  étaient  si  attentivement 
prévus  et  si  sévèrement  punis  qu'il  semblait  que  des  malfaiteurs  seuls  pus- 
sent avoir  l'idée  de  devenir  administrateurs  de  ces  sociétés,  et  que  la  loi 
avait  l'air  d'une  section  du  code  pénal  plutôt  que  d'une  annexe  du  code 
de  commerce.  La  loi  sur  les  sociétés  limitées,  dénaturée  ainsi  par  un  es- 
prit de  restriction  qui  est  incompatible  avec  les  libres  allures  de  l'esprit 
commercial,  ne  fut  d'aucun  secours  pour  l'esprit  d'association. 

L'expérience  a  enfin  fait  entendre  ses  leçons.  On  s'est  aperçu  que  le  ré- 
gime qui  restreignait  la  création  libre  des  associations  commerciales  et 
qui  soumettait  les  statuts  des  sociétés  anonymes  aux  délibérations  du  con- 
seil d'état  était  désavantageux  au  public  et  au  gouvernement.  L'investiture 
de  l'anonymat  donnée  par  le  conseil  d'état  à  une  certaine  catégorie  de  so- 
ciétés était  pour  ces  sociétés  un  véritable  privilège.  Les  statuts  des  socié- 
tés anonymes,  avant  d'être  examinés  par  le  conseil  d'état,  devaient  avoir 
été  discutés,  contrôlés,  approuvés  par  le  ministère  du  commerce.  Les 
sociétés  anonymes  semblaient  donc  recevoir  quelque  chose  du  prestige 
gouvernemental,  et  plus  l'administration  agissait  sur  la  rédaction  de  leurs 


REVUE.    —   CHRONIQUE^  265 

Statuts,  plus,  aux  yeux  du  public,  elle  devenait  solidaire  des  entreprises 
revêtues  de  la  forme  privilégiée  de  l'anonymat.  Le  bon  sens  disait  depuis 
longtemps  qu'il  fallait  du  même  coup  rendre  à  l'esprit  d'entreprise  sa  res- 
ponsabilité et  sa  liberté,  dégager  aussi  l'administration  de  solidarités  qui 
peuvent  parfois  devenir  fâcheuses.  C'est,  nous  dit-on,  le  parti  qu'on  aurait 
pris  dans  le  nouveau  projet  de  loi.  La  société  anonyme  serait  rendue  au 
droit  commun,  et  les  conseillers  d'état  seraient  délivrés  de  la  tâche  ingrate 
d'avoir  à  délibérer  sur  des  combinaisons  commerciales  étrangères  à  leurs 
études  et  à  leurs  travaux  réguliers.  e.  forcade. 


THEATRES. 


La  Belle  au  Bois  doftnant^  drame  en  cinq  actes  et  sept  tableaux , 
par  M.  Octave  Feuillet. 

La  critique  a  bien  des  mauvaises  fortunes,  mais  il  n'en  est  pas  de  plus 
désagréable  ni  qui  mette  celui  qui  l'exerce  à  une  plus  rude  épreuve  que  la 
nécessité  d'exprimer  à  un  moment  donné  un  jugement  ou  défavorable  ou 
sévère  sur  un  écrivain  dont  on  aime  le  talent,  dont  on  a  parlé  jusqu'alors 
dans  les  termes  mérités  de  l'éloge,  on  qu'on  a  défendu  contre  les  attaques 
injustes  dont  il  était  l'objet.  Le  sentiment  qu'on  éprouve  alors  est  presque 
celui  de  l'amour-propre  blessé,  et  l'on  en  veut  à  l'auteur  de  n'avoir  pas 
fait  un  chef-d'œuvre  comme  d'un  mauvais  procédé.  C'est  un  peu  ce  qui 
nous  arrive  aujourd'hui  avec  M.  Octave  Feuillet.  Après  le  succès  de  son 
drame  si  hardi  de  Montjoye,  nous  pensions  que  désormais  nous  n'aurions 
plus  qu'à  hausser  progressivement  avec  chaque  oeuvre  nouvelle  le  ton  de 
nos  éloges;  la  Belle  au  Bois  dormant  nous  force  au  contraire  à  le  baisser. 
Voilà  une  mauvaise  action,  et  dont  nous  garderions  presque  rancune,  si 
nous  n'étions  sûr  que  le  premier  roman  ou  le  premier  drame  de  l'auteur 
nous  donnera  amplement  satisfaction. 

Ce  que  le  drame  de  M.  Feuillet  a  de  plus  grave,  c'est  l'embarras  dans 
lequel  il  jette  la  critique.  Après  l'avoir  entendu,  l'esprit  reste  muet  et  un 
peu  incertain.  11  n'ose  approuver  complètement,  il  n'ose  pas  davantage 
blâmer.  Le  sentiment  qu'il  éprouve  est  celui  de  V  insalis  faction;  je  de- 
mande pardon  du  mot,  mais  je  suis  obligé  de  le  créer  pour  rendre  mon 
impression.  L'action  est  violente  et  dramatique,  et  cependant  on  en  suit 
avec  fatigue  les  développemens;  les  caractères  sont  assez  forts,  et  cepen- 
dant ils  n'appellent  pas  la  sympathie  et  ne  sollicitent  pas  la  controverse. 
On  accepte  d'eux  ce  qu'on  en  comprend,  et,  ce  qu'on  n'en  comprend  pas, 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

on  n'éprouve  aucune  envie  de  le  pénétrer  et  de  le  connaître.  L'écueil  vé- 
ritable de  la  pièce,  le  secret  de  l'accueil  un  peu  froid  qu'elle  a  reçu  le 
soir  de  la  première  représentation  est  dans  le  peu  de  sympathie  qu'in- 
spirent ses  personnages.  Ils  ont  le  plus  grand  défaut  que  puissent  avoir 
des  personnages  de  drame,  celui  de  ne  pas  soulever  la  discussion  autour 
des  mobiles  de  leurs  actions. 

A  ce  propos,  nous  ferons  une  remarque  que  nous  recommandons  à  l'atten- 
tion de  M.  Feuillet  :  c'est  que,  s'il  n'y  prend  garde,  il  finira  par  tomber  dans 
les  défauts  opposés  à  ceux  qu'on  lui  avait  reprochés  jusqu'à  présent.  On  lui 
a  tant  dit  sur  tous  les  tons  qu'il  péchait  par  excès  de  délicatesse  et  de  sub- 
tilité, que  cette  accusation  semble  avoir  déterminé  chez  lui  une  réaction 
des  plus  énergiques.  Le  poète  des  belles  dames  sentimentales  et  des  amou- 
reux élégiaques  n'a  plus  de  goût  maintenant  que  pour  les  caractères  durs 
et  résolus  à  outrance.  Il  continue  dans  la  Belle  au  Bois  dormant  la  veine 
qu'il  avait  ouverte  dans  Montjoye.  Tous  les  personnages  de  sa  nouvelle 
pièce  se  valent  par  la  dureté,  et  c'est  assez  justement  que  l'auteur  en  a 
placé  la  scène  dans  cette  Bretagne,  le  pays  par  excellence  des  caractères 
obstinés.  L'auteur  nous  a  montré  une  fois  de  plus  la  lutte  de  la  bourgeoisie 
industrielle  et  de  la  noblesse ,  si  souvent  mise  au  théâtre  depuis  quelques 
années;  mais  vraiment  ce  contraste  entre  les  deux  races  n'est  marqué  que 
par  l'inégalité  des  conditions  :  elles  n'ont  rien  à  s'envier  en  fait  de  raideur 
et  d'obstination.  Je  suppose,  quoique  l'auteur  ne  l'ait  pas  dit,  que  M.  Morel 
le  manufacturier  et  sa  digne  sœur  sont  de  race  bretonne  comme  les  Guy- 
Chùtel  et  les  Penmarch,  car  sauf  les  titres  je  ne  vois  rien  qui  les  distingue 
bien  nettement  de  leurs  nobles  voisins.  Ils  sont  tout  à  fait  dignes  de  se 
comprendre,  et  lorsqu'à  la  conclusion  de  la  pièce  on  voit  la  jeune  fille 
noble  mettre  sa  main  dans  celle  du  jeune  manufacturier,  ce  dénoùment  ne 
cause  aucune  surprise,  tant  les  cœurs  sont  de  même  trempe  et  les  âmes 
de  même  calibre.  Là  parfaite  similitude  des  caractères  fait  paraître  toute 
naturelle  la  fusion  sacramentelle  obligée  que  l'auteur  recommande  après 
ses  prédécesseurs,  et  établit  plus  nettement  encore  qu'il  ne  l'a  voulu  peut- 
être  l'égalité  de  ces  classes  rivales.  Il  n'y  a  d'autre  différence  entre  elles  que 
dans  le  principe  de  leur  dureté  :  ce  principe  chez  les  Morel,  c'est  l'ambi- 
tion; chez  les  Guy-Châtel  et  les  Penmarch,  c'est  l'orgueil;  mais  si  les  mo- 
biles sont  différons,  les  natures  sont  les  mêmes,  et  dans  la  lutte  qu'ils  en- 
gagent, la  valeur,  sinon  les  armes,  étant  égale,  le  spectateur  ne  saurait 
dire  de  quel  côté  sont  les  plus  fermes  obstinations  et  les  âmes  les  plus 
âpres. 

La  donnée  de  la  pièce,  a-t-on  dit,  n'a  rien  de  bien  neuf  aujourd'hui.  C'est 
cette  donnée  que  nous  avons  vue  au  théâtre  depuis  dix  ans  sous  tant  de 
formes,  et  qui  semblait  la  propriété  exclusive  de  M.  Jules  Sandeau.  Neuve 
ou  non,  la  donnée  est  toujours  actuelle,  car  la  lutte  que  M.  Feuillet  a 
mise  en  scène  constitue  le  principal  intérêt  social  de  ce  temps-ci  et  four- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  267 

nira  encore  le  sujet  de  bien  des  drames  avant  qu'elle  ait  pris  fin.  La  pièce 
de  M.  Feuillet,  sans  rien  changer  à  cette  donnée,  Fa  cependant  renouvelée 
en  élargissant  cette  fois  le  théâtre  de  la  lutte.  Dans  la  Belle  au  Bois  dor- 
ynant ,  on  n'a  plus  seulement  en  présence  des  individus  de  condition  dif- 
férente comme  dans  Mademoiselle  de  la  Seiglière  par  exemple,  mais  des 
centres  différons  de  civilisation.  L'usine  se  dresse  en  face  du  château,  et 
autour  de  ces  deux  centres  apparaissent  groupées  les  populations  qui  ap- 
partiennent à  ces  deux  sociétés  profondément  diverses  d'esprit,  d'instinct 
et  de  tendance.  Autour  du  manufacturier  se  pressent  les  ouvriers  modernes, 
énergiques  comme  leur  maître,  actifs  comme  lui,  partageant  la  même 
croyance  en  la  toute-puissance  du  travail  et  récitant  sous  une  forme  obs- 
cure le  même  credo  qu'il  professe  :  l'homme  est  son  propre  et  légitime 
maître,  et  la  mesure  de  sa  valeur  est  dans  le  degré  de  son  énergie.  Autour 
du  châtelain  se  groupent  les  paysans  fidèles  et  fiers,  enclins  comme  leur 
maître  à  la  somnolence  et  à  une  certaine  noble  incurie,  tenant,  comme  lui, 
pour  suspect  tout  ce  qui  est  nouveau,  et  disant  comme  lui  :  le  temps  est 
le  véritable  souverain  des  hommes  et  le  véritable  fondement  des  sociétés; 
c'est  lui  qui  légitime  les  droits,  et  toucher  à  ce  qui  est  ancien  est  vrai- 
ment se  rendre  coupable  de  sacrilège,  c'est  agir  au  mépris  de  la  justice. 
Pour  que  le  contraste  fût  plus  frappant,  M.  Feuillet  a  placé  la  scène  de 
son  drame  en  Bretagne,  dans  cette  dernière  citadelle  des  vieilles  mœurs 
et  des  vieilles  croyances.  Il  y  a  de  la  hardiesse  et  de  la  grandeur  dans  ce 
contraste.  Si  la  donnée  de  la  pièce  n'est  pas  absolument  neuve,  elle  a 
été  au  moins  singulièrement  rajeunie  par  cette  opposition  ingénieuse  des 
deux  société^.  M.  Feuillet  n'a  pas  tiré  de  son  idée  tout  le  développement 
dramatique  et  tout  l'intérêt  moral  qu'elle  contenait,  mais  c'est  beaucoup 
déjà  que  d'avoir  conçu  ce  rajeunissement  d'une  donnée  déjà  vieille,  et 
c'est  un  plaisir  pour  nous  de  lui  rendre  cette  justice,  puisque  personnie 
encore  n'a  voulu  reconnaître  où  était  la  nouveauté  de  son  drame. 

On  a  beaucoup  accusé  M.  Feuillet  de  nous  avoir  montré  moins  des  vieilles 
mœurs  que  des  mœurs  abolies.  Ces  types  de  vieux  nobles  bretons  et  de 
paysans  aveuglément  attachés  aux  anciennes  coutumes  sont  des  types  su- 
rannés, et  qui  n'existent  plus,  a-t-on  dit,  depuis  trente  ans  au  moins.  Ceux 
qui  formulent  cette  accusation  sont -ils  bien  sûrs  de  ce  qu'ils  avancent? 
C'est  là  une  accusation  de  critique  parisien  qui,  j'en  ai  peur,  recevrait  plus 
d'un  démenti  de  la  réalité.  Je  crois  que  sans  chercher  beaucoup  on  trou- 
verait aisément  en  Bretagne  et  même  ailleurs  plus  d'un  type  de  gentil- 
homme passant  sa  vie  à  chasser  comme  le  marquis  de  Guy-Châtel,  ou  à 
pêcher  à  la  ligne  comme  les  Penmarch  père  et  fils,  sans  se  soucier  en  au- 
cune façon  des  miracles  d'activité  industrielle  de  la  société  moderne,  des 
doctrines  morales  en  faveur,  des  journaux  et  des  feuilletons  où  on  déclare 
qu'il  n'existe  plus.  On  trouverait  aussi  peut-être  plus  d'un  paysan  en- 
core récalcitrant  aux  idées  de  progrès  qui  l'arrachent  aux  douceurs  de 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  habitudes,  ou,  si  vous  voulez,  à  la  routine  de  sa  vie,  et  quoique  les 
embuscades  aux  coins  des  haies  deviennent  rares ,  je  ne  conseillerais  pas 
à  un  industriel  ou  à  un  agronome  trop  partisan  de  la  moderne  économie 
politique  de  se  fier  à  la  docilité  de  ces  populations.  Le  coq  rouge  de  l'in- 
cendie, lancé  par  des  mains  inconnues,  saurait  les  faire  repentir  de  leur 
témérité  en  dévorant  une  manufacture  gênante  ou  des  gerbes  récoltées 
selon  des  modes  de  culture  qui  leur  déplaisent.  Ne  dites  donc  pas  d'une 
manière  aussi  absolue  que  ces  types  sont  surannés  ;  dites  plutôt  qu'ils  com- 
mencent à  passer  de  mode  auprès  du  public  parisien,  sur  nos  théâtres  et 
dans  nos  romans,  et  vous  serez  plus  près  de  la  vérité. 

Les  deux  premiers  actes  sont  les  meilleurs  de  la  pièce  à  notre  avis.  Le 
contraste  que  nous  venons  d'indiquer  y  est  nettement  posé  :  d'une  part  les 
Morel,  de  l'autre  les  Guy-Chàtel  et  les  Penmarch  engagent  une  lutte  d'a- 
mour qui  prend  la  forme  d'une  lutte  sociale  et  d'un  épisode  de  guerre  ci- 
vile. Les  adversaires  en  effet  se  combattent  non  pas  précisément  avec  les 
armes  de  l'amour,  mais  avec  les  armes  de  leur  profession  et  de  leur  con- 
dition :  les  Morel  avec  les  lettres  de  change  et  les  billets  à  ordre  soigneu- 
sement collectionnés  du  marquis  de  Guy-Châtel,  les  Guy-Châtel  et  les  Pen- 
march avec  les  figures  héraldiques  de  leurs  blasons  et  les  armes  plus 
redoutables  des  anciens  chevaliers  et  des  modernes  maîtres  d'escrime.  C'est 
M""  Louise  Morel  qui  ouvre  la  lutte,  et  elle  l'engage  hardiment,  je  vous  as- 
sure. Il  faut  voir  avec  quelle  fermeté  d'homme  d'afi"aires  elle  démontre  au 
marquis  de  Guy-Châtel  qu'il  n'a  d'autre  moyen  de  faire  face  à  ses  engage- 
mens  envers  eux  que  l'abandon  de  ses  propriétés,  avec  quelle  arrogance 
elle  relève  la  tête  devant  le  comte  de  Penmarch,  qui  vient  lui  .proposer  au 
nom  de  sa  cousine  Blanche  de  Guy-Châtel  de  transporter  ailleurs  le  siège  de 
la  manufacture  moyennant  indemnité,  et  de  quel  ton  elle  demande  :  «  Est-ce 
que  c'est  sérieux  cette  proposition,  monsieur  le  comte?  »  C'est  une  vraie 
bourgeoise,  une  vraie  fille  de  Molière,  que  cette  M"'^  Louise  Morel,  solide, 
sensée,  cassante,  légèrement  mal  apprise,  que  je  vous  recommande  comme 
le  meilleur  caractère  de  la  pièce.  Ce  personnage  est  rendu  par  M"*"  Jane 
Essler  avec  cette  énergie  qui  caractérise  son  talent. 

La  lutte  ne  serait  pas  longue,  si  les  Morel  n'avaient  pas  devant  eux  d'au- 
tres adversaires  que  les  Guy-Châtel.  En  effet,  dès  le  début  de  la  pièce,  les 
Guy-Châtel  sont  vaincus  de  deux  et  même  de  trois  façons,  par  la  pauvreté, 
par  l'amour,  par  la  générosité  de  leurs  rivaux  :  vaincus  par  la  pauvreté 
car  la  vente  de  leur  propriété  est  leur  seul  moyen  de  s'acquitter  de  leurs 
dettes;  vaincus  par  l'amour,  car  M""  Blanche  de  Guy-Châtel  aime  secrète- 
ment M.  George  Morel  le  manufacturier,  et  il  n'est  pas  bien  sûr  que  le 
marquis  n'ait  pas  un  commencement  d'affection  pour  M""  Louise,  dont  le 
caractère  résolu  lui  plaît;  vaincus  par  la  générosité,  car  le  manufacturier, 
en  supposant  que  les  propriétés  du  marquis  contiennent  des  mines  en- 
core inconnues,  leur  donne  une  plus-value  de  deux  cent  mille  francs.  Les 


REVUE.    CHRONIQUE.  269 

Guy-Châtel  lèvent  donc  le  siège  et  quittent  l'habitation  héréditaire  de  leur 
famille.  Ils  vont  chercher  un  asile  chez  leurs  cousins  les  Penmarch,  qui 
pour  le  moment  sont  occupés,  le  père  et  le  fils,  à  pêcher  à  la  ligne,  et  la 
vieille  douairière  à  admirer  dans  la  personne  d'un  de  ses  anciens  vassaux, 
transformé  par  la  discipline  militaire  en  un  jeune  soldat  propre,  gai  et  vail- 
lant, Tart  avec  lequel  les  gouvernemens  modernes  savent  abrutir  les  popu- 
lations. Tout  se  passerait  en  conséquence  le  plus  tranquillement  du  monde, 
si  les  deux  peuples  de  mœurs  différentes  qui  entourent  les  deux  centres 
de  l'usine  et  du  château  ne  compliquaient  la  situation.  C'est  moins  en  effet 
dans  les  personnages  en  lutte  que  dans  les  populations  qui  les  entourent 
que  M.  Feuillet  a  placé  les  passions  de  son  drame.  L'antagonisme  des  per- 
sonnages, comme  celui  des  classes  supérieures  de  notre  société,  se  prolonge 
non  par  leur  obstination  réciproque,  mais  par  l'aveuglement,  l'ignorance 
et  les  préjugés  de  ceux  qui  leur  sont  respectivement  soumis.  C'est  encore 
là  un  des  côtés  originaux  de  l'œuvre  de  M.  Feuillet,  dont  on  n'a  pas  assez 
remarqué  l'importance  et  auquel  on  n'a  pas  assez  rendu  justice. 

Un  vieux  paysan  breton  attaché  aux  Guy-Châtel,  se  persuadant,  dans  son 
ignorance,  que  George  Morel  est  le  spoliateur  de  ses  maîtres,  l'attire  dans 
un  piège,  et  va  le  tuer  sans  miséricorde,  lorsque  M""  de  Guy-Châtel  se 
précipite  sur  la  bruyère  et  se  jette  devant  le  fusil  de  son  trop  zélé  ven- 
geur. Ici  se  place  une  scène  éloquente  et  un  peu  hors  de  saison.  Les  deux 
amans,  —  donnons-leur  ce  titre,  quoiqu'ils  le  repoussent  et  qu'ils  résistent 
jusqu'au  dernier  moment  à  s'avouer  leur  amour,  —  à  peine  remis  de  la  ter- 
rible alerte  qu'ils  viennent  d'éprouver,  engagent,  sans  perdre  de  temps, 
une  controverse  historique  et  politique.  M"*  Blanche  attaquant  le  présent, 
M.  George  Morel  maudissant  le  passé,  et  invoquant,  en  témoignage  de  sa 
barbarie,  les  donjons  féodaux  qui  se  dressent  au  loin  et  les  pierres  drui- 
diques contre  lesquelles  ils  sont  appuyés  à  ce  moment  même.  Cette  scène 
éloquente  et  assez  belle  est  interrompue  par  l'arrivée  du  marquis  de  Guy- 
Châtel,  qui,  prenant  fort  mal  à  propos  pour  de  la  violence  l'emportement 
de  la  verve  politique  de  George  Morel,  lui  reproche  d'outrager  sa  sœur. 
Sans  s'informer  de  la  situation,  sans  chercher  pourquoi  sa  sœur  est  venue 
sur  cette  bruyère,  sans  demander  à  quelles  paroles  répondent  les  paroles 
de  George  Morel,  il  lui  adresse  un  cartel  des  plus  malencontreux,  et  la 
toile  tombe  sur  ce  défi,  qui  laisse  le  spectateur  en  proie  à  un  méconten- 
tement que  j'ose  trouver  assez  légitime. 

A  partir  de  ce  malencontreux  défi  qui  crée  une  situation  des  plus  équi- 
voques, la  pièce  marche  à  son  heureux  dénoûment  à  travers  toute  sorte 
de  malentendus  qui  se  prolongent  trop  longtemps.  M"'"  Louise  Morel  ameute 
contre  le  marquis  les  ouvriers  de  la  manufacture  et  vient  faire  le  siège  de 
l'humble  demeure  où  le  gentilhomme  s'est  retiré.  Le  marquis  résiste  à 
l'énergie  et  aux  menaces  de  la  jeune  lionne;  mais  comme  il  est,  paraît-il, 
dans  sa  destinée  d'être  vaincu,  et  qu'il  mérite  vraiment  d'expier  la  conduite 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

violente  et  indiscrète  qu'il  vient  de  tenir,  il  met  bas  les  armes  devant  la 
révélation  que  lui  fait  M""  Louise  de  la  plus-value  donnée  à  ses  propriétés 
par  George  Morel.  On  ne  se  bat  pas  contre  un  homme  dont  on  est  l'obligé  : 
le  marquis  retire  donc  son  cartel.  Cependant  cette  explication  ne  résout  rien 
encore.  M"''  Blanche  de  Guy-Châtel ,  ne  pouvant  résister  plus  longtemps  à 
un  amour  auquel  elle  ne  veut  céder  à  aucun  prix,  s'est  retirée  dans  un 
couvent  et  se  dispose  à  prendre  le  voile.  Plutôt  le  cloître  que  l'union  avec 
un  roturier!  George  Morel,  désespérant  de  vaincre  ce  préjugé,  qui  est  plus 
fort  que  leur  mutuel  amour,  médite  des  projets  de  suicide  qu'il  ne  peut  ca- 
cher aux  yeux  de  sa  sœur,  éclairée  par  sa  tendresse.  Alors,  fidèle  au  carac- 
tère qu'elle  a  montré  pendant  toute  la  pièce,  Louise  Morel  fait  une  tenta- 
tive désespérée,  et  va  chercher  M"'^  de  Gay-Châtel  dans  son  couvent,  d'où 
elle  saura  l'arracher  à  force  d'âme,  de  douleur,  et  aussi,  s'il  le  faut,  à  force 
de  violence.  C'est  une  scène  bien  inventée  que  celle  de  la  lutte  entre  ces 
deux  femmes,  l'une  opposant  toute  la  résistance  d'un  orgueil  du  plus  fort 
calibre,  l'autre  attaquant  cet  orgueil  par  l'énergie  du  désespoir,  de  la  ten- 
dresse, et  enfin  par  l'humiliation  de  la  prière.  La  scène  est,  dis-je,  bien 
conçue,  et  cependant  elle  ne  produit  pas  tout  l'effet  qu'on  pourrait  en 
attendre.  Pourquoi?  C'est  que  le  public  n'entre  que  difficilement  et  même 
n'entre  pas  du  tout  dans  le  sentiment  qui  fait  agir  M"'=  Blanche  de  Guy- 
Châtel,  et  qu'il  ne  trouve  rien  en  lui  qui  lui  fasse  partager  le  préjugé  d'où 
naît  sa  résistance.  Si  M.  Feuillet  essaie  de  se  rendre  compte  de  la  froideur 
qui  accueille  cette  scène,  il  comprendra  la  raison  de  la  tiédeur  avec  la- 
quelle a  été  reçue  la  pièce  entière.  L'erreur  de  M.  Feuillet,  celle  qui  a  en- 
gendré tous  les  défauts  qu'on  peut  reprocher  à  son  œuvre,  a  été  de  la  faire 
reposer  sur  le  sentiment  le  plus  anti-dramatique  et  le  plus  rebelle  à  l'émo- 
tion qui  se  puisse  concevoir.  Le  fond  de  tous  les  caractères  qu'il  a  mis  en 
scène  dans  cette  pièce,  c'est  l'orgueil  :  or  l'orgueil  peut  bien  forcer  l'ad- 
miration, mais  il  force  rarement  la  sympathie  et  n'arrache  jamais  l'émo- 
tion, parce  que  qui  dit  orgueil  dit  force  d'âme,  dureté,  fermeté  froide,  vo- 
lonté implacable,  toutes  vertus  ou  qualités  qui  ne  s'accommodent  pas  de 
la  pitié,  de  la  tendresse,  et  des  autres  doux  sentimens  que  le  spectateur 
est  habitué  à  chercher  au  théâtre.  Si,  parmi  les  personnages  que  nous 
montre  M.  Feuillet,  il  y  en  avait  un  au  moins  qui  fût  plus  faible,  plus  dé- 
sarmé que  les  autres,  l'intérêt  s'attacherait  à  celui-là;  mais  non,  ils  sont 
tous  également  forts,  également  hautains,  également  intraitables;  ils  ont 
tous  le  même  cruel  empire  sur  leur  cœur  et  la  même  dignité  susceptible, 
toujours  prête  à  regarder  une  preuve  d'affection  comme  une  indiscrétion 
ou  une  offense.  Le  public,  qui  les  voit  si  bien  armés  les  uns  et  les  autres, 
ne  prend  intérêt  à  aucun  d'eux,  parce  qu'il  ne  sait  auquel  accorder  une 
sympathie  dont  il  n'a  pas  besoin.  Telle  est  la  raison  toute  morale  de  l'infério- 
rité de  la  pièce  de  M.  Feuillet  relativement  à  ses  productions  antérieures  : 
un  trop  grand  abus  de  l'énergie  et  de  la  force.  En  ne  mettant  en  scène  que 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  271 

des  caractères  orgueilleux  et  tout  d'une  pièce,  il  a  pour  ainsi  dire  com- 
primé son  drame  :  il  en  a  forcé  les  ressorts  et  entravé  le  développe- 
ment. Un  peu  moins  de  force,  deux  ou  trois  orgueilleux  de  moins,  quel- 
ques faibles  et  quelques  humbles  de  plus,  et  la  pièce  était  sûre  du  triomphe. 
Tel  qu'il  est,  le  nouveau  drame  de  M.  Feuillet  est  encore  plein  de  beaux 
détails  et  d'ingénieux  épisodes;  mais  l'action  marche  par  saccades,  avec 
une  violence  intermittente  qui  finit  par  lasser,  et  aucune  des  scènes  capi- 
tales ne  produit  l'effet  qu'elle  devrait  produire.  L'émotion  est  à  chaque 
fois  refoulée  pour  ainsi  dire  dans  le  cœur  des  spectateurs ,  et  les  larmes 
prêtes  à  couler  ne  viennent  jamais  qu'à  moitié  chemin  des  yeux.  C'est  que 
les  caractères  choisis  par  M.  Feuillet  se  sont  imposés  tyranniquement  à 
son  imagination,  et  que  pour  les  peindre  il  a  ressenti  quelque  chose  de 
cette  même  contrainte  qu'ils  imposent  dans  la  vie  à  leurs  sentimens  les 
plus  doux  et  les  meilleurs.  C'est  dans  le  mauvais  choix  de  ses  caractères  et 
non  dans  une  autre  cause  que  M.  Feuillet  trouvera  la  raison  de  la  tiédeur 
du  public  et  de  la  sévérité  de  la  critique  en  face  de  sa  nouvelle  œuvre. 

EMILE   MONTÉGUT. 


11  y  a  deux  ans,  M.  Ch.  Texier  lisait  en  séance  publique  de  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  un  mémoire  sur  les  monumens  primitifs 
du  christianisme  en  Orient.  Quelques  notions  de  ce  travail,  parvenues  à 
Londres  par  les  échos  de  la  presse  périodique,  y  éveillèrent  l'attention  des 
personnes  vouées  à  l'étude  de  l'histoire  des  beaux-arts.  Peu  de  temps  après, 
M.  Popplewell  Pullan,  architecte  et  antiquaire  anglais,  arrivait  à  Paris, 
avec  les  matériaux  .qu'il  avait  recueillis  pendant  son  séjour  en  Asie-Mi- 
neure, pour  proposer  à  M.  Ch.  Texier  de  les  publier  en  commun.  De  cette 
collaboration  et  du  concours  prêté  par  MM.  Day,  éditeurs  de  la  reine  Vic- 
toria, est  né  un  curieux  et  important  ouvrage,  qui  a  paru  tout  récemment, 
exécuté  avec  le  plus  grand  soin  et  un  luxe  inusité  (1).  La  plupart  des  souve- 
rains l'ont  accueilli  par  des  encouragemens  flatteurs  et  par  des  souscrip- 
tions pour  leurs  bibliothèques  particulières  ou  publiques,  et  maintenant 
YArchilecture  byzanime  a  prie  place  dans  les  principaux  établissemens  lit- 
téraires de  l'Europe.  La  nouveauté  du  sujet,  l'intérêt  qu'il  présente  par 
lui-même  et  qu'il  a  pris  sous  la  plume  ou  le  crayon  habile  des  auteurs,  jus- 
tifient cet  empressement. 

Dans  l'introduction  consacrée  à  l'histoire  etr  à  l'appréciation  de  l'archi- 
tecture byzantine,  M.  Ch.  Texier  nous  montre  les  révolutions  successives 

(1)  L Architecture  byzantine,  ou  Recueil  de  Monumens  des  premiers  temps  du  chris- 
tianisme eu  Orient,  précédé  de  recherches  historiques  et  archéologiques,  par  M.  Ch. 
Texier,  membre  de  l'Institut,  et  R.  Popplewell  Pullan,  architecte  de  l'expédition  d'Ha- 
licarnasse,  1  vol.  in-folio. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'a  parcourues  l'art  romain  dans  son  application  aux  constructions  chré- 
tiennes. Sous  le  règne  de  Constantin  le  Grand,  les  principes  de  cet  art  ap- 
paraissent encore  inaltérés  dans  les  premiers  édifices  que  ce  prince  fit 
élever;  mais  à  partir  de  Justinien  V"  une  grande  transformation  s'opère 
dans  l'architecture  byzantine  :  la  forme  des  églises  dites  basiliques  est 
abandonnée;  la  coupole  en  devient  l'élément  prédominant  et  caractéris- 
tique, et  ce  type  s'est  maintenu  fidèlement  jusqu'à  nos  jours  en  Orient. 

Un  chapitre  traite  des  temples  du  polythéisme  convertis  en  églises;  M.  Ch. 
Texier  donne  les  plans  d'un  grand  nombre  de  ces  sanctuaires  encore  de- 
bout, appropriés  aux  exigences  du  nouveau  culte  que  leurs  murs  ont  abrité. 
De  ces  recherches  il  résulte  qu'à  très  peu  d'exceptions  près,  la  conserva- 
tion des  temples  de  l'antiquité  païenne  est  due,  en  y  comprenant  le  Par- 
thénon,  aux  disciples  de  l'Évangile,  par  exemple  à  Thessalonique,  où 
M.  Ch.  Texier  a  vu  des  modèles  remarquables  et  nombreux  de  tous  les 
styles  de  l'art  byzantin,  depuis  la  splendide  basilique  de  saint  Démétrius  jus- 
qu'aux églises  des  ix''  et  x^  siècles  surmontées  de  coupoles.  Celle  de  Saint- 
George,  qui  est  de  forme  circulaire  et  sans  contredit  la  plus  ancienne  du 
monde  chrétien,  considérée  jusqu'ici  comme  un  ancien  temple  des  Cabires, 
trahit  une  origine  chrétienne  par  ses  briques,  où  l'on  aperçoit  des  signes 
qui  attestent  évidemment  cette  primitive  origine.  La  coupole  est  ornée  d'une 
magnifique  mosaïque  représentant  des  temples,  des  palais,  qui  rappellent 
les  peintures  de  Pompéi,  tandis  que  des  figures  colossales  de  saints,  avec 
des  inscriptions  grecques,  sont  placées  devant  les  tabernacles.  D'autres 
tableaux  en  mosaïque  se  retrouvent  dans  les  églises  converties  en  mos- 
quées :  ce  sont  les  plus  beaux  spécimens  que  nous  possédions  aujourd'hui  de 
l'art  byzantin.  La  fondation  de  l'église  de  Saint-George,  qui  paraît  remon- 
ter à  Constantin  le  Grand,  est  sans  doute  due  à  la  pensée  qu'il  avait  alors 
d'établir  sa  nouvelle  capitale  à  Thessalonique.  Trébizonde  renferme  des  mo- 
numens  non  moins  dignes  d'attention,  restés  jusqu'à  présent  inédits;  on  les 
retrouvera  avec  plaisir  reproduits  dans  le  livre  de  MM.  Ch.  Texier  et  Pullan. 
Ceux  des  autres  villes  d'Asie,  comme  Édesse,  Myra,  Dàna,  etc.,  ont  fourni 
un  riche  contingent  que  le  premier  de  ces  deux  auteurs  a  savamment  dé- 
crit. Nous  en  dirons  autant  des  églises  taillées  dans  le  roc  en  Phrygie  et 
en  Cappadoce  par  les  premiers  chrétiens  avec  feurs  mosaïques  et  leurs  pein- 
tures aux  couleurs  resplendissantes.  L'exécution  typographique  répond  à 
l'œuvre  du  crayon  et  du  burin,  et  cet  ensemble  ofTre  aux  archéologues  et 
aux  artistes  une  ample  moisson  de  documens  neufs  et  du  plus  haut  inté- 
rêt,, bien  dignes  d'être  consultés  ou  étudiés.  éd.  dulaurier. 


V.  DE  Mars. 


FLAMEN 


GUILLAUME     DE    LANDISAC    A    ALBERT    D    ESTRIES. 

La  Haie-au-Loup,  novembre  18... 

J'arrivais  en  Bretagne,  il  y  a  cinq  mois,  mon  ami,  quand  ta  lettre 
m'est  parvenue  malgré  la  fausse  indication  de  l'adresse  :  je  n'ha- 
bite plus  Ploërmel,  et  je  ne  suis  plus  conseiller-général.  Un  autre 
a  pris  ma  place;  c'est,  dit-on,  un  ami  intime  de  la  préfecture,  un 
jeune  auditeur  au  conseil  d'état,  qui  danse  à  ravir.  Je  n'ai  rien  à 
dire  contre  cet  écroulement  de  mes  dignités  et  de  mes  ambitions; 
quand  on  a  dissipé  niaisement  son  patrimoine  en  quelques  folles 
années,  on  est  mal  venu  à  se  prétendre  capable  de  veiller  aux  in- 
térêts de  son  pays.  Aussi  me  suis-je  résigné  de  bonne  grâce.  Du 
moins  n'emporté-je  dans  ma  retraite  ni  rancune  ni  dépit  :  je  n'ai 
pas  à  regretter  de  fausses  démarches,  ni  d'humiliantes  sollicita- 
tions, ni  de  compromettantes  professions  de  foi.  Je  ne  suis  ni  plus 
ruiné  que  je  ne  l'étais  avant  l'élection,  ni  plus  fatigué  de  corps  et 
d'âme,  ni  plus  mécontent  de  l'existence,  ni  plus  disposé  à  mépriser 
les  hommes  et  à  me  croire  victime  de  l'esprit  d'intrigue  des  uns  ou 
de  la  stupidité  des  autres.  Au  contraire,  j'ai  reconnu  que  mes  con- 
citoyens ont  beaucoup  de  bon  sens  :  pourquoi  m'indignerais-je  de 
n'avoir  pas  les  bénéfices  d'une  fortune  que  j'ai  perdue  par  ma  faute, 
ou  d'une  attitude  politique  queje  n'ai  pas  voulu  prendre?  Résigne- 
toi  donc  à  ne  voir  en  ton  ami  qu'un  très  modeste  gentilhomme  de 
campagne,  et  à  le  savoir  heureux  ainsi. 

Il  me  reste,  entre  autres  débris  de  ma  fortune,  un  petit  domaine 
de  peu  de  rapport,  mais  de  beaucoup  d'agrément,  où  j'espère  vivre 
sans  peine  avec  mes  neuf  ou  dix  mille  livres  de  rente.  Tu  vas  rire, 

TOME   LVI.  —   15   MARS    1865.  18 


27/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

t®i  qui  m'as  vu  à  l'œuvre  pendant  ces  douze  infernales  années  que 
je  viens  de  perdre  en  si  joyeuse  et  si  peu  frugale  compagnie.  Eh 
bien  !  cher,  depuis  cinq  mois  que  je  suis  ici,  je  n'ai  pas  eu  un  re- 
gret pour  nos  petits  soupers  galans  et  truffés,  pour  nos  demoiselles 
fardées,  pour  les  quatre  coquins  insolens  qui,  sous  prétexte  d'être 
à  mon  service,  faisaient  de  ma  vie  un  objet  de  pitié  pour  moi- 
même.  Ici  rien  de  pareil  :  la  Haie-au-Loup  (c'est  le  nom  de  mon 
domaine)  se  compose  de  quelques  bois  et  d'un  petit  logis  sans  ca- 
ractère, assez  fièrement  campé  sur  la  cime  l'ocheuse  d'une  lande 
où  la  bise  prend  ses  ébats  et  où  sorciers  et  sorcières  tiennent, 
dit-on,  leurs  assises,  car  nous  sommes  en  plein  pays  de  légende. 
De  ma  fenêtre,  en  regardant  vers  le  couchant ,  mes  yeux  plongent 
dans  les  profondeurs  de  la  forêt  de  Brocéliande,  que  Merlin  a  illus- 
trée par  ses  amours  et  ses  malheurs.  Je  vois  d'ici  le  pli  du  vallon 
où  coule  la  fontaine  fatidique  de  Baranton.  Là-bas,  j'aperçois  la 
gorge  profonde  du  Val-sans-Retour,  où  le  grand  magicien  périt 
victime  d'un  charme  qu'il  ne  sut  pas  vaincre.  Si  le  logis  est  mé- 
diocre, le  cadre  est  splendide. 

A  l'intérieur,  la  maison  est  des  plus  modestes,  et  l'entretien 
n'exige  pas  un  grand  luxe  de  domestiques.  Pour  le  moment,  mes 
gens  se  réduisent  à  deux.  Une  vieille  femme  fort  laide,  mais  hon- 
nête, soigne  le  ménage  et  fait  la  cuisine.  Si  tu  viens  jamais  me  voir, 
tu  reculeras,  je  t'en  préviens,  à  l'aspect  des  mets  rustiques,  com- 
pactes, étranges,  qui  échappent  parfois  k  l'inspiration  patriotique 
de  mon  cordon-bleu;  moi-même,  j'ai  eu  quelques  momens  d'effroi, 
mais  on  s'y  fait.  A  côté  de  ce  haut  dignitaire,  investi  de  toute  ma 
confiance  et  qui  répond  au  nom  de  Marie-Josèphe,  ricane  sans  bruit 
un  jeune  gars  de  vingt  ans;  celui-là  ne  parle  pas  et  répond  à  peine, 
le  plus  souvent  par  signes,  tout  cela  par  amour-propre  :  il  a  peur 
de  parler  moins  bien  que  son  maître,  et  il  ne  veut  pas  lui  donner 
cette  satisfaction.  11  a  en  revanche,  à  perpétuité,  un  rire  muet  et 
narquois  qui  me  prouve  clairement  que  le  drôle  me  juge  et  que 
mes  défauts  lui  crèvent  les  yeux.  Avec  ces  deux  êtres  grotesques, 
je  ne  me  trouverais  pas  mal  servi,  si  je  pouvais  leui*  inculquer  un 
respect  plus  profond  pour  la  propreté  intérieure  ;  mais  chasser  la 
poussière  des  lambris  et  des  corniches,  qui  jamais  a  vu  pareille  in- 
vention? Pierre  en  a  eu  pour  deux  jours  à  se  pincer  les  lèvres  en 
me  regardant;  il  m'a  cru  fou  très  certainement. 

Je  vais  heureusement  avoir  un  renfort.  Ma  bonne  vieille  tante, 
M"^  d'EUeven,  la  propre  sœur  de  ma  mère,  consent  à  venir  demeu- 
rer avec  moi.  Elle  est  pauvre,  très  pauvre  même  :  du  moins  elle 
n'a  pas  à  se  reprocher  d'avoir  dissipé  sa  fortune;  elle  a  trouvé  moyen, 
au  contraire,  de  vivre  honorablement  à  Vannes  avec  une  modeste 
rente  de  soixante  louis  environ;  elle  a  su,  avec  si  peu,  faire  du  bien 


FLAMEN.  275 

autour  d'elle...  Ah!  cher  ami,  il  me  sera  bon,  je  crois,  de  voir 
M"^  d'Elleven  heureuse  près  de  moi  avec  les  miettes  de  mon  passé. 
En  attendant,  pour  fuir  la  poussière  qui  envahit  ma  demeure,  je 
passe  ma  vie  à  courir  les  bois;  je  chasse  le  loup,  le  sanglier,  sans 
compter  le  menu  gibier,  qui  ne  manque  pas.  Viens  passer  ici  quel- 
ques semaines,  et  tu  auras  au  retour  de  beaux  exploits  cynégétiques 
à  raconter.  Viens,  et  je  te  mène  à  l'assaut  d'un  vieux  solitaire  qui 
se  moque  impudemment  des  chasseurs  du  pays,  et  auquel  j'ai  juré 
guerre  à  mort.  Si  tu  le  veux,  je  te  l'abandonne;  péril  et  gloire,  tout 
sera  pour  toi.  Doute  après  cela  de  mon  dévouement  ! 


GUILLAUME    A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup,  décembre. 

Mon  empressement  à  te  répondre  te  prouvera,  mon  vieux  cama- 
rade, que  tu  t' alarmais  à  tort,  et  que  mon  cœur  ne  t'est  pas  fermé 
p-lus  que  par  le  passé;  tu  connais  ma  vie  comme  ta  propre  vie, 
mon  cœur  mieux  que  le  tien  sans  doute.  T'ai-je  caché  jamais  ni 
une  action,  ni  même  une  pensée?  Pourquoi  redouterais-je  tes  con- 
seils au  moment  où  je  suis  résolu  à  les  suivre?  Ne  les  ai-je  pas  re- 
cherchés alors  même  que  j'y  résistais?  Si  je  ne  t'ai  pas  parlé  de 
Laure  dans  ma  dernière  lettre,  c'est  qu'il  m'est  pénible  d'aborder 
ce  sujet.  Mon  ami,  c'en  est  fait  de  ce  dernier  amour,  auquel  j'ai 
dû  de  belles  heures  pourtant,  et  qui  s'est  éteint  avec  le  dernier  sou- 
rire de  ma  jeunesse,  car  je  me  sens  vieux  aujourd'hui  que  je  suis 
seul;  j'ai  sur  le  cœur  des  pensées  lourdes  d'un  siècle. 

Que  te  dire  de  ma  rupture  avec  Laure  ?  Elle  est  de  ces  femmes 
qui  veulent  être  perdues,  ou  bien  elles  se  croient  dédaignées  :  dans 
le  soin  que  je  prenais  de  son  honneur  et  de  son  repos,  elle  n'a 
voulu  voir  que  la  froide  prudence  d'un  amant  désabusé.  Je  l'ai- 
mais bien  pourtant...  Hélas!  ai-je  jamais  aimé?  Quand  je  fais  ap- 
paraître dans  mon  souvenir  les  têtes  charmantes,  à  demi  oubliées 
déjà,  dont  chacune  a  été  mon  idole  d'un  jour,  je  cherche  vainement 
parmi  elles  la  trace  d'un  sentiment  vrai  et  profond.  Si  je  pouvais 
rencontrer  quelque  chose  de  semblable  dans  ma  vie,  peut-être  se- 
rais-je  plus  indulgent  pour  moi-même;  mais  non,  un  tel  amour 
m'eût  préservé  des  autres.  Je  trompais  Laure  comme  je  me  trom- 
pais moi-même.  Il  y  a  dans  le  sentiment  qu'inspirent  certaines 
femmes,  dans  l'âpre  poursuite  dont  elles  sont  alors  victimes, 
quelque  chose  d'ardent  qui  ressemble  à  la  passion.  On  s'abuse  en 
cherchant  hors  de  soi-même  l'objet  de  cette  passion,  on  croit  ai- 
mer parce  qu'on  désire,  et  l'on  n'obéit  en  réalité  qu'à  un  mons- 
trueux égoïsme.  Aimer,  Albert,  cela  doit  avoir  un  sens  plus  haut, 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'est-ce  pas?  Quel  sentiment  indéfinissable,  presque  divin,  avions- 
nous  imaginé  au  début  de  la  vie,  parmi  les  premiers  troubles  de 
notre  jeunesse  encore  pure?  Si  tu  as  rencontré  quelque  part  notre 
beau  rêve  réalisé,  dis-le-moi,  afin  que  je  pleure  de  ne  l'avoir  pas 
connu,  de  ne  pouvoir  plus  le  connaître. 

Que  deviens-tu  sans  moi?  M'as-tu  oublié?  Qui  est-ce  qui  pense 
encore  à  moi  là-bas?  Ah  !  mon  ami,  les  morts  vont  vite,  et  je  suis 
bien  loin  déjà  du  monde  des  vivans. 


GUILLAUME     A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup,  janvier. 

M"®  d'Elleven  est  arrivée,  il  y  a  trois  semaines,  par  un  de  ces 
jours  de  pluies  interminables  et  d'ouragan  dont  ce  pays  semble 
avoir  le  privilège.  J'étais  allé  jusqu'à  Ploërmel  attendre  l'arrivée  de 
la  voiture  de  Vannes,  qui  devait  l'amener.  Les  arbres  dépouillés  gre- 
lottant sous  la  pluie,  la  lande  hérissée  de  rocs  aigus,  les  routes  dé- 
foncées, tout  cet  aspect  morne  de  la  froide  saison  me  glaçait  jus- 
qu'à l'âme.  Je  redoutais  presque  l'arrivée  de  ma  pauvre  tante,  que 
je  m'attendais  bien  à  trouver  transie,  harassée,  et  plus  triste  que 
la  bise  d'hiver;  mais  le  premier  coup  d'œil  m'a  rassuré.  A  travers 
les  vitres  ruisselantes  et  tachées  de  boue  de  la  voiture,  j'ai  aperçu 
son  large  et  bon  visage  épanoui  par  un  sourire.  Je  l'ai  embrassée 
de  bon  cœur  pour  ce  sourire-là.  —  Mon  Dieu,  mon  cher  enfant, 
a-t-elle  dit  pendant  que  je  l'aidais  à  descendre,  êtes-vous  devenu 
fou?  Venir  à  Ploërmel  par  ce  temps  de  loup-garou,  c'est  insensé. 
Et  puis  ne  restez  point  ainsi  sous  ces  ruisseaux  qui  tombent  du 
ciel  sur  votre  tête;  pour  l'amour  de  Dieu,  mettez-vous  à  couvert. 

Elle  n'a  point  trouvé  d'autres  plaintes  à  exhaler  après  ce  rude 
voyage,  entrepris  pour  moi.  Un  tel  oubli  d'elle-même  m'a  tou- 
ché; mais,  hélas!  mon  ami,  la  pauvre  demoiselle  est  sourde.  Cette 
découverte,  à  laquelle  je  n'étais  point  préparé,  et  que  ses  lettres 
ne  m'avaient  pas  fait  pressentir,  m'a  un  instant  atterré;  j'ai  entrevu 
l'isolement  où  nous  allons  vivre  l'un  près  de  l'autre  presque  aussi 
séparés  que  par  le  passé. 

Pourtant,  Albert,  j'ai  besoin  de  la  vie  de  famille  après  cette  moi- 
tié d'année  que  je  viens  de  passer  à  la  Haie-au-Loup.  J'ai  eu  beau 
m'étourdir  par  le  mouvement  et  le  bruit,  me  mêler  aux  chasseurs 
du  pays,  dépister  des  chevreuils,  faire  la  guerre  aux  loups  :  je  n'ai 
pu  tuer  le  sentiment  de  l'amère  solitude,  et  pour  un  homme  de 
mon  âge,  arraché  brusquement  à  ses  plus  chères  habitudes,  bonnes 
ou  mauvaises,  la  solitude  a  de  dangereux  conseils.  Je  suis  moins 
fort  peut-être  que  je  ne  te  l'avais  dit,  moins  résigné  que  je  ne 


FLAMEN.  277 

le  croyais  sans  doute  :  souvent  je  me  prends  à  regretter,...  quoi? 
En  vérité,  je  ne  sais,  — rien  de  ce  que  j'ai  perdu,  mais  quelque 
chose.^de  plus  grand,  de  meilleur,  que  je  sens  et  que  je  ne  puis 
nommer.  C'est  dans  ces  heures  d'abattement  qu'il  est  bon  d'avoir 
près  de  soi  une  tendre  affection ,  un  cœur  qui  vous  suit  dans  l'ab- 
sence, —  la  bienvenue  au  retour,  le  foyer  chaud  et  joyeux,  le  repas 
égayé  par  les  doux  racontages  de  la  vie  commune  ou  par  l'échange 
des  pensées  trop  lourdes,  et  jusqu'à  la  légère  dépendance  qu'on  su- 
bit :sans  se  plaindre.  Voilà  ce  que  j'avais  rêvé;  l'infirmité  de  ma 
pauvre  tante  a  mis  à  néant  une  moitié  de  ce  rêve.  Depuis  qu'elle  est 
près  de  moi  pourtant,  la  maison  est  devenue  habitable.  Marie-Jo- 
sèphe  modère  un  peu  l'étrangeté  de  sa  cuisine  sibylline  :  à  défaut 
de  gaîté,  la  paix  et  l'ordre  régnent  partout.  Ma  bonne  tante  a  pris 
possession  de  son  gouvernement  avec  une  joie  d'enfant  et  cet 
aplomb  modeste  qui  prouve  qu'on  ne  se  croit  pas  au-dessous  de  sa 
tâche.  Elle  m'aime  de  tout  son  cœur,  et  il  est  très  doux  d'être  aimé 
ainsi.  Et  puis  elle  se  trouve  si  heureuse,  elle  le  dit  avec  tant  d'in- 
génuité! Sérieusement  elle  n'imagine  pas  qu'on  puisse  être  plus 
riche  que  nous  le  sommes,  et  plus  d'une  fois  je  l'ai  surprise  en 
extase  devant  les  dorures  ternies,  les  lampas  fanés  des  meubles. 
Si]tout  cela  n'est  pas  le  bonheur,  c'en  est  du  moins  un  sourire. 


GUILLAUME     A    ALBERT. 


La  Haic-au-Loup,  janvier. 

J'ai  suivi  ton  conseil;  j'ai  fait  quelques  visites,  non  pas  dans  les 
châteaux,  presque  tous  déserts  en  cette  saison,  mais  à  Ploërmel 
même,  chez  les  notabilités.  Ah  !  cher  Albert,  il  faut  que  tu  sois 
doué  à  mes  yeux  d'une  autorité  singulière  pour  que  je  me  sois  ré- 
signé à  pareille  corvée.  Que  d'intérieurs  grotesques,  que  de  types 
vulgaires  et  de  laids  visages!...  iNe  va  pas  croire  pourtant  que  tout 
soit  ridicule  dans  nos  provinces,  que  toutes  les  femmes  soient 
laides,  tous  les  hommes  abrutis.  Il  y  a  des  exceptions,  même  à 
Ploërmel,  et  dans  nos  vieux  châteaux  je  connais  des  familles  où  la 
distinction  est  héréditaire;  mais  on  peut  excuser  un  peu  de  maur- 
vaise  humeur  chez  un  homme  qui  vient  de  passer  deux  jours  aux 
prises  avec  les  beaux  esprits  de  l'endroit  et  quelques  commères  à  la 
langue  affilée,  qui  n'auront  pas  attendu  mon  départ  pour  me  mettre 
en  pièces.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'incurable  désœuvrement 
des  petites  villes  enfouies  au  fond  de  nos  provinces,  et  du  besoin 
presque  féroce  que  l'on  a  d'agiter  une  vie  pesamment  immobile,  de 
dramatiser  le  néant;  ce  n'est  pas  la  méchanceté  qui  déshonore  les 
petites  villes,  c'est  l'ennui.  Aussi  je  n'ai  pas  été  trop  surpris  d'ap- 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  qu'on  me  soupçonne  d'être  l'amant  de  M™^  X...,  que  je  ne 
connais  pas,  et  d'épouser  la  fille  de  l'adjoint,  que  je  n'ai  vue  qu'une 
fois  chez  son  père  à  l'époque  des  élections,  et  dont  je  n'ai  pas  songé, 
je  le  jure,  à  attendrir  le  cœur.  Je  me  souviens  qu'en  m' offrant  une 
chaise  avec  une  obligeance  un  peu  brusque,  la  pauvre  demoiselle 
déchira  largement  autour  du  bras  le  corsage  de  sa  robe,  trop  bien 
ajustée  sans  doute  sur  sa  taille  puissante  :  la  stupeur  de  la  famille 
entendant  le  sinistre  craquement  de  l'étoffe,  le  trouble  de  la  cou- 
pable cherchant  à  dissimuler  l'inconvenante  blessure,  abrégèrent 
ma  visite.  Je  souhaite  que  ma  femme,  si  jamais  j'en  ai  une,  ait 
un  peu  moins  de  majesté  dans  les  formes  et  un  peu  plus  de  solidité 
dans  ses  ajustemens. 

La  seule  de  mes  expéditions  qui  mérite  un  souvenir  détaillé,  c'est 
ma  visite  chez  la  veuve  d'un  de  mes  anciens  collègues  du  conseil- 
général,  M'"''  Lemouton  de  Kérangoat.  Je  ne  sais  si  tu  te  souviens 
de  la  Prée;  j'ai  dû  mêler  ce  nom  souvent  à  nos  premières  confi- 
dences, alors  que  j'étais  enfant  et  amoureux  de  ma  cousine  Berthe. 
C'est  une  petite  maison  grise,  enfouie  sous  le  lierre  et  dominée  par 
une  tourelle  pointue,  surmontée  d'une  haute  girouette  :  elle  nous 
plaisait  singulièrement  à  Berthe  et  à  moi;  elle  était  alors  inhabitée, 
et  notre  imagination  romanesque  y  installait  naïvement  ses  rêves; 
nous  faisions  même  le  projet  d'acheter  la  maison  sur  nos  écono- 
mies. Cette  passion  s'était  si  fortement  emparée  de  notre  esprit 
que  nous  poussâmes  l'héroïsme  jusqu'à  mettre  rigoureusement  de 
côté  pendant  deux  mois  tout  l'argent  que  nous  recevions  pour  nos 
menus  plaisirs  :  je  ne  sais  plus  quelle  grande  tentation  dissipa 
du  même  coup  notre  ambition  et  notre  trésor.  Depuis  ce  temps, 
Berthe  est  morte,  et  je  n'avais  pas  revu  la  Prée;  aussi  n'est-ce  pas 
sans  émotion  que  j'ai  sonné  l'autre  jour  à  la  porte  de  la  maison- 
nette où  M"""  de  Kérangoat  vit  depuis  son  veuvage.  Je  reconnaissais 
avec  attendrissement  le  petit  verger  et  ses  pommiers  inclinés  par  le 
vent,  l'étroit  jardin  avec  ses  plates-bandes  symétriques  aboutissant 
à  une  charmille  dont  les  feuilles  desséchées  jonchent  en  ce  moment 
la  terre.  C'est  là  qu'est  éclos  mon  premier  rêve  avec  mon  premier 
amour,  si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  la  tendresse  enfantine  que 
m'inspirait  à  douze  ans  la  gentille  Berthe.  Un  vieux  jardinier,  qui 
se  promenait  une  bêche  à  la  main  dans  les  allées  rectilignes  du 
jardin,  m'a  introduit.  Je  ne  pouvais,  en  le  suivant,  me  défendre 
d'une  sorte  d'attendrissement  superstitieux  :  il  me  semblait  que 
cette  maison,  consacrée  par  mes  plus  purs  souvenirs,  ne  pouvait 
m'être  indifférente,  et  je  redoutais  presque  de  voir  celle  qui  l'ha- 
bite. M'"''  de  Kérangoat  pourtant  n'a  rien  en  elle  qui  puisse  effrayer. 
Elle  était  à  demi  couchée  sur  une  causeuse,  et  semblait  lire  avec 
recueillement.  Gomme  elle  passe  pour  la  perle  du  pays,  je  crai- 


FLAMEN.  279 

gnais  de  la  trouver  fort  guindée,  un  peu  bas-bleu  et  prétentieuse  : 
elle  n'est  rien  de  cela,  mais  plutôt  tout  le  contraire.  Petite,  pâle, 
avec  les  cheveux  d'un  blond  fauve,  qui  n'est  pas  sans  éclat,  elle 
parle,  il  est  vrai,  politique,  discute  avec  assurance  sur  le  monde,  la 
littérature  et  les  théâtres,  mais  tout  cela  faute  de  mieux,  car  elle  ne 
craint  pas  de  montrer  ses  dents  blanches  en  riant  de  grand  cœur  à 
l'occasion,  et  ses  yeux  ont  un  clair  rayon,  quelquefois  habilement 
voilé,  qui  fait  songera  bien  des  choses.  On  ne  peut  nier  aussi  qu'elle 
n'ait  une  verve  amusante  et  quelquefois  une  réelle  éloquence  aii 
service  d'une  grande  audace  de  sentiment.  Bref,  pour  tout  confesser, 
j'ai  prolongé  ma  visite  au-deLà  des  limites  ordinaires,  je  suis  re- 
tourné la  voir  hier,  et  j'y  dîne  aujourd'hui;  garde-toi  cependant  de 
me  croire  amoureux,  car  je  ne  fus  jamais  plus  éloigné  de  l'être. 
J'oubliais  de  te  dire  qu'elle  a  la  main  fine  et  blanche,  —  tu  sais  mon 
faible  pour  cette  petite  perfection,  —  et  le  cou  d'une  souple  ron- 
deur, bien  attaché  à  d'élégantes  épaules.  Je  suis  sûr  que  cette 
femme-Là  est  très  belle  aux  lumières. 

GUILLAUME    A     ALBERT. 

La  Haie-au-Loup. 

J'attendais  de  sages  discours,  mon  cher  Albert,  de  prudens  avis. 
Tu  me  les  as  envoyés,  tout  est  bien.  Seulement  je  n'attendais  pas 
un  sermon  aussi  grave,  armé  de  citations  grecques  et  latines,  sa- 
crées et  profanes.  Tudieu!  quel  zèle  apostolique!...  En  vérité,  tu 
fais  à  la  pauvre  Lucie  de  Kérangoat  une  bien  grosse  injure  en  la 
comptant  parmi  les  pièges  sans  nombre  que  l'enfer  a  semés  sous 
mes  pas,  et  à  chacun  desquels  j'ai  laissé,  je  dois  Lavouer,  quelque 
peu  de  mes  ailes.  Si  tu  prends  feu  ainsi  au  seul  nom  d'une  femme 
et  à  la  nouvelle  que  je  l'ai  vue  trois  fois  en  dix  jours,  que  diras-tu 
de  ma  dernière  aventure?  Il  n'est  plus  question  de  Lucie,  de  son 
cou  blanc  et  de  sa  chevelure  aux  teintes  fauves;  c'est  de  bien  autre 
chose  qu'il  s'agit.  Mon  vertueux  ami,  les  landes  infertiles  de  la  Bre- 
tagne se  sont  fécondées  pour  moi,  et  dans  ce  pays  de  sorcières  j'ai 
découvert  une  fée.  Si  tu  ne  crains  pas  de  risquer  ta  conscience  au 
récit  de  semblables  maléfices,  écoute  mon  histoire.  Ce  sera  long, 
je  t'en  préviens  :  je  compte  ne  te  faire  grâce  d'aucun  détail. 

Il  y  a  trois  jours,  je  mariais  la  fille  d'un  de  mes  fermiers,  —  ce 
qui  veut  dire,  comme  tu  le  penses  bien,  que  la  belle  Jeannie  épou- 
sait, sans  aucune  participation  de  son  seigneur  suzerain,  un  robuste 
gars,  large  d'épaules,  haut  en  couleur,  orné  de  cheveux  raides  et 
durs  comme  des  chaumes.  Tout  mon  rôle  dans  l'affaire  s'est  borné  à 
offrir  un  cadeau  à  la  mariée  et  à  la  conduire  à  la  mairie  et  à  l'église  : 
je  dus  aussi,  bien  malgré  moi,  promettre  de  paraître  au  souper. 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Vers  la  nuit  tombante,  je  m'acheminai  donc,  le  fusil  sur  l'épaule 
et  mon  chien  sur  les  talons,  vers  le  Pin-Bili,  qui  n'est  pas  à  plus  de 
trois  kilomètres  delaHaie-au-Loup.  A  mesure  que  j'approchais,  j'en- 
tendais de  plus  en  plus  distinctement  les  sons  perçans  du  biniou 
alternant  avec  les  couplets  d'une  ronde,  et  le  bruit  sourd  des  sabots 
frappant  l'aire  de  la  grange.  Je  marchais  sans  me  hâter  sur  la  neige 
durcie,  et  je  n'étais  guère  à  plus  de  cent  pas  de  la  ferme,  lorsque 
la  porte  de  la  grange  s'ouvrit,  et  dans  la  baie  lumineuse  deux 
femmes  parurent,  se  dirigeant  vers  le  corps  de  logis  principal. 
Tout  à  coup  je  les  vis  s'arrêter  brusquement,  faire  volte-face,  et 
s'enfuir  avec  des  cris  aigus.  Les  chants,  les  danses,  avaient  subite- 
ment cessé,  et  l'on  n'entendait  plus  k  l'intérieur  que  de  sourds  chu- 
chotemens  et  des  voix  étouffées.  Il  me  fallut  frapper  longtemps 
avant  que  le  père  Mathurin  se  décidât  à  ouvrir,  et  il  ne  le  fit  pas 
sans  trembler.  Le  long  cri  d'effroi  qui  accueillit  mon  entrée  me 
prouva  qu'on  me  prenait  pour  un  revenant,  un  pouljnquel ,  ou 
pour  le  diable  en  personne.  Mon  grand  manteau  et  mon  chien  noir 
étaient  sans  doute  seuls  coupables  de  cette  déroute.  Il  ne  fallut 
rien  moins  qu'un  baiser  rudement  appliqué  sur  les  joues  de  la  ma- 
riée pour  la  convaincre  de  mon  identité  :  encore  faisait-elle  mine 
de  trembler  un  peu;  mais,  par  égard  pour  le  nouvel  époux,  je  ne 
voulus  pas  la  rassurer  plus  complètement.  Quand  l'assistance  fut 
bien  convaincue  que  je  n'étais  pas  Lucifer,  tous  les  hommes  unani- 
mement se  déclarèrent  prêts  à  affronter  le  diable  avec  ses  cornes, 
et  rejetèrent  le  désordre  sur  la  poltronnerie  des  femmes;  celles-ci 
ripostèrent  avec  aigreur,  et  la  querelle  se  fût  peut-être  échauffée, 
si  je  n'avais  pris  le  bras  de  la  mariée  pour  la  conduire  au  souper. 

Le  père  Mathurin  est  un  riche  fermier;  aussi  le  repas  était-il 
splendide  :  oies  grasses,  canards  aux  oignons,  andouilles  grillées, 
lard  rose  et  artistement  taillé,  veau  à  toutes  les  sauces,  crêpes  de 
blé  noir  larges  comme  un  guéridon  et  minces  comme  une  dentelle, 
lait  pilé,  caille -bottes,  châtaignes  bouillies,  pommes  rondes  et 
vermeilles  comme  les  joues  des  fdlettes,  tel  fut  le  menu  servi  dans 
un  ordre  pittoresque  dont  je  n'ai  pas  saisi  la  loi;  le  tout  arrosé  de 
cidre  de  l'année  et  de  bon  vin ,  sorti  de  ma  cave ,  qui  seul  me  sou- 
tenait contre  les  assauts  livrés  à  mon  estomac  par  la  cuisine  indi- 
gène. Autour  de  la  table,  étroite  et  longue,  nous  étions  tous  assis 
sur  les  larges  coffres  en  chêne  à  l'aide  desquels  on  s'introduit,  non 
sans  peine,  dans  les  chars-lits  bourrés  de  paille  jusqu'au  plafond, 
et  qui,  avec  leur  petite  ouverture  ornée  d'une  grossière  courtine, 
ressemblent  à  de  gigantesques  carrosses  alignés  le  long  des  mu- 
railles. Par  une  porte  basse  ouverte  tout  au  large,  mes  yeux  plon- 
geaient dans  une  immense  pièce,  à  la  fois  étable  et  cuisine,  d'où 
sortaient  à  chaque  instant  les  servantes  pliant  sous  le  poids  des  rô- 


FLAMEN.  281 

tis  ou  le  bras  armé  de  cruchons  de  cidre  mousseux.  L'âtre,  grand 
comme  ton  salon,  dévorait,  sans  en  paraître  embarrassé,  des  arbres 
presque  entiers,  et  projetait  des  lueurs  vigoureuses  sur  les  enche- 
vêtremens  de  la  charpente,  où  s'alignaient  les  piles  de  chanvre  des- 
tinées au  travail  des  veillées  et  les  régimens  de  citrouilles,  res- 
sources de  l'hiver,  dont  les  faces  blafardes  et  luisantes  semblaient 
s'agiter  sous  le  reflet  mouvant  de  la  flamme.  Tout  au  fond,  le  mufle 
enfoui  dans  le  foin  et  paresseusement  couchées  sur  la  litière  fraîche, 
se  groupaient  les  vaches  et  les  bêtes  de  labour;  des  poules  inquiètes 
remuaient  sur  leurs  perchoirs,  et  un  coq  rouge,  trompé  par  l'éclat 
du  feu,  annonçait  de  temps  en  temps  le  lever  du  jour  d'une  voix 
rauque  et  troublée  qui  provoquait  chaque  fois  l'hilarité  de  l'assem- 
blée. 

On  buvait,  on  chantait  à  la  table  des  mariés;  on  s'embrassait  sans 
sourciller,  et  le  plus  malin  des  gars  faisait  à  ses  voisines  de  bonnes 
grosses  farces  inspirées  par  la  vieille  gaîté  gauloise. 

—  Je  te  dis,  moi,  disait  en  ricanant  le  grand  Pierre,  qu'à  Gon- 
coret  les  saints  ne  datent  de  rien. 

—  Je  te  dis,  moi,  s'écriait  un  jeune  gars,  les  oreilles  rouges  d'in- 
dignation, que  les  saints  de  Concoret  se  sont  envolés  au  ciel  aux 
yeux  de  tout  le  monde.  Le  curé,  qui  était  nouveau-venu  dans  le 
pays,  les  avait  condamnés  à  être  brûlés,  parce  que,  paraît-il,  ils 
n'étaient  pas  reconnus  à  Rome;  mais  la  preuve  que  c'étaient  de 
vrais  saints,  c'est  qu'à  peine  furent-ils  dans  le  four,  on  l'entendit 
éclater  avec  un  bruit  épouvantable,  et  les  saints  disparurent  dans 
un  nuage  :  mon  père  a  vu  ça. 

—  La  belle  malice  !  Le  sacristain  avait  fourré  de  la  poudre  tout 
plein  leur  robe. 

—  Pierre,  tu  es  un  impie!  Tu  finiras  mal,  c'est  moi  qui  te  le  dis! 

Et  le  petit  Firmin,  s' élançant  comme  un  bélier  sur  son  adver- 
saire, l'envoya,  d'un  coup  de  tête  dans  l'estomac,  rouler  au  pied 
du  dressoir,  chargé  de  grossières  verreries  et  de  faïences  qui  ren- 
dirent en  se  heurtant  un  son  plaintif.  Pierre  allait  riposter,  mais 
on  les  sépara  :  ils  continuèrent  encore  quelques  instans  à  s'injurier 
au  nom  de  leurs  saints,  puis  la  paix  se  rétablit,  et  ce  fut  le  tour 
des  longs  récits  de  revenans  et  de  loups-garous.  Chacun  écoutait 
en  frémissant  et  retenant  son  haleine,  et  l'on  n'entendait  plus  que 
la  voix  mystérieuse  du  conteur  et  les  rauques  palpitations  de  l'hor- 
loge dressée  le  long  du  mur  dans  sa  gaîne  de  bois  sombre  aux  an- 
gles brillans  de  cuivre.  Quelquefois  le  souflle  sonore  d'une  des  bêtes 
endormies  dans  la  pièce  voisine  faisait  passer  un  frisson  sur  l'as- 
semblée entière  :  on  se  détournait  avec  épouvante;  puis,  devant  le 
regard  effaré  de  son  voisin,  on  éclatait  de  rire.  Gela  redonnait  du 
courage,  et,  après  avoir  bu  un  nouveau  coup,  on  secouait  pour  un 


282  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

moment  cette  oppression  de  terrem-  superstitieuse,  délices  et  tour- 
ment des  imaginations  bretonnes. 

Cependant  tout  finit  en  ce  monde,  même  une  noce  de  campagne. 
J'avais  donné  le  signal  du  départ,  et  les  invités  se  dispersaient  par 
petites  bandes,  plus  ou  moins  nombreuses  selon  la  direction  que 
chacun  devait  prendre.  Cinq  ou  six  hommes  et  autant  de  femmes 
s'étaient  joints  à  moi.  Il  faisait  très  froid  :  la  lune  répandait  une  lu- 
mière d'une  rare  intensité,  accrue  encore  par  l'éclat  de  la  neige; 
l'air  était  si  léger  et  si  calme  que  le  moindre  bruit  retentissait  à  de 
longues  distances.  Nous  longions  la  forêt,  rasant  les  arbres  char- 
gés de  givre,  dont  les  ombres  se  projetaient  sur  le  sol  blanchi.  Il 
y  avait  des  loups  qui  hurlaient  au  loin ,  et  les  chiens  du  pays  leur 
répondaient  par  un  chœur  formidable.  —  C'est  la  chasse  du  Bois- 
Jagut  qui  passe,  disaient  les  femmes  en  se  signant,  et  aussitôt  his- 
toires de  défiler,  plus  effrayantes  les  unes  que  les  autres,  en  sorte 
que  toutes  les  cervelles  étaient  à  l'envers,  et  que  les  femmes  se 
serraient  autour  de  moi  comme  des  brebis  à  l'approche  du  loup, 
tandis  que  les  garçons  leur  marchaient  sur  les  talons  sans  se  pi- 
quer d'héroïsme.  Nous  traversions  une  lande  qui  domine  un  vaste 
horizon,  et  qu'un  ravin  coupé  à  pic  sépare  de  la  forêt  de  Brocé- 
liande.  Au  fond  de  cette  gorge  coule  un  ruisseau  qui  parfois  se 
donne  des  airs  de  torrent,  et  qui  va  se  jeter,  à  quatre  ou  cinq  cents 
mètres  de  là,  dans  trois  étangs  successifs  que  le  ravin,  subitement 
élargi,  enserre  de  toutes  parts.  Cette  nuit-là,  les  eaux  capricieuses 
étaient  muettes,  emprisonnées  sous  une  couche  de  glace.  Le  sol 
de  la  lande,  partout  déchiré  par  les  pointes  du  roc,  qui  s'élancent 
parfois  à  une  grande  hauteur,  rend  la  marche  presque  périlleuse 
en  cette  saison. 

Depuis  quelques  instans,  je  remarquais  l'agitation  de  mon  chien  : 
il  allait,  venait,  d'un  air  inquiet,  tantôt  s' élançant  en  avant  à  tra- 
vers les  rochers,  qui  bientôt  le  cachaient  à  ma  vue,  tantôt  bondis- 
sant autour  de  moi  avec  de  petits  gémissemens,  comme  s'il  sui- 
vait une  piste.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  sur  la  mauvaise  grée,  comme 
on  l'appelle,  des  loups  et  des  sangliers  que  la  faim  pousse  vers  le 
petit  hameau  de  Tréhoranteuc,  dont  le  mince  clocher  se  profile  à 
l'horizon,  et,  mon  instinct  de  chasseur  s'éveillant,  malgré  l'heure 
avancée,  j'armai  machinalement  mon  fusil  et  je  suivis  Back.  Dès 
qu'ils  comprirent  mon  dessein,  mes  compagnons  jetèrent  les  hauts 
cris.  —  Le  chien  ne  donne  pas  de  voix,  comme  lorsqu'il  est  en 
chasse;  cela  ne  présage  rien  de  bon.  Il  se  dirige  vers  le  Jardin-au- 
Moine,  et  c'est  un  lieu  hanté;  chacun  sait  qu'il  y  revient.  Plusieurs 
personnes  y  ont  vu  des  animaux  de  forme  étrange,  qui  disparais- 
saient tout  à  coup  et  reparaissaient  sous  une  autre  forme.  Des  chas- 
seurs qui  poursuivaient  un  loup  se  sont  trouvés  en  face  d'un  moine 


FLAMEN.  283 

prosterné,  et  en  approchant  ils  ont  vu  briller  au  fond  du  capuchon 
les  orbites  vides  d'un  squelette.  —  Et  mille  autres  histoires  aussi 
épouvantables  qui  n'ébranlèrent  pas  ma  résolution.  Mes  compa- 
gnons me  laissèrent  donc  partir  en  me  souhaitant  bonne  chasse, 
mais  sans  songer  à  me  suivre,  excepté  Pierre  pourtant,  qui  se  dé- 
clara prêt  à  m'accompagner  :  ce  garçon  était  un  foudre  de  guerre. 

A  la  clarté  de  la  lune,  nous  distinguions  nettement  les  traces  de 
Rack  sur  la  neige,  fort  heureusement,  car  il  avait  disparu,  et  ce  ne 
fut  qu'après  un  bon  quart  d'heure  de  marche  que  nous  l'aperçûmes 
enfin,  au  détour  d'une  roche,  à  quelque  distance,  le  poil  hérissé, 
et  grondant  sourdement.  Il  était  arrêté  à  l'entrée  d'une  sorte  d'en- 
ceinte elliptique  de  vingt-cinq  pas  de  long  environ  sur  deux  ou 
trois  de  large,  qui  sans  doute  a  servi  autrefois  de  sépulture  et  qu'on 
appelle  dans  le  pays  le  Jardin-au-Moine. 

J'avais  eu  le  temps  à  peine  de  distinguer  étendue  contre  le  mur 
intérieur  de  l'enceinte  une  masse  noire  et  confuse,  lorsque  Pierre 
poussa  un  cri  terrible  :  «  Le  moine!  c'est  le  moine!  »  Et  il  s'enfuit 
à  toutes  jambes. 

Ris,  Parisien  sceptique,  trop  bien  défendu  contre  les  surprises  de 
l'imagination  dans  ton  petit  logis  bien  clos,  bien  clair,  dont  l'œil 
suit  sans  peine  les  contours  :  tu  ne  peux  rien  comprendre  à  nos  lé- 
gendes, à  nos  terreurs,  filles  des  longues  rêveries  et  des  horizons 
brumeux;  tu  ne  sais  pas  tout  ce  que  l'on  peut  voir  dans  les  blan- 
ches vapeurs  qui  s'élèvent  le  soir  entre  ciel  et  terre,  emportées  par 
un  souffle  du  vent.  Tu  n'as  jamais  vu  le  spectre  immobile,  caché 
dans  un  tronc  mutilé,  et  qui  tend  au  détour  du  chemin  ses  bras 
noueux  et  difformes  vers  le  passant.  Tu  n'as  jamais  entendu  la  voix 
lamentable  qui  gémit  dans  les  champs  de  genêts,  ni  le  pas  furtif 
qui  te  suit  le  soir  et  retentit  sur  la  lande.  Gomment  pourrais-tu 
comprendre  ce  que  j'ai  ressenti  à  ces  mots  de  Pierre  :  «  Voici  le 
moine!  »  Ce  fut  une  curiosité  violente,  irréfléchie,  mêlée  à  une  sorte 
d'horreur,  comme  celle  d'un  profane  qui,  furtivement  introduit 
dans  un  temple  des  dieux,  serait  prêt  à  surprendre  le  secret  de 
l'oracle. 

En  quelques  pas  rapides,  j'atteignis  le  Jardin-au-Moine;  c'était 
bien  un  corps  humain  qui  gisait  sur  la  neige  à  mes  pieds,  mais  non 
pas  un  moine.  C'était  une  femme  enveloppée  d'une  mante  brune, 
dont  le  capuchon  rabattu  justifiait  en  quelque  sorte  l'effroi  de 
Pierre.  J'essayai  d'écarter  ce  capuchon  qui  cachait  entièrement  son 
visage;  mais  ses  doigts  crispés  retenaient  trop  fortement  l'étoffe  au- 
tour du  menton.  Ce  devait  être  une  paysanne  des  environs,  sur- 
prise par  le  froid  et  endormie  de  ce  dangereux  sommeil  qui  parfois 
n'a  pas  de  réveil. 

Je  voulus  la  soulever,  mais  je  m'aperçus  bien  vite  que  je  ne  pour- 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rais  porter  longtemps  ce  corps  inerte  sur  un  sol  rocailleux  dont  les 
aspérités  se  cachaient  sous  la  neige.  J'appelai  Pierre;  le  drôle  avait 
depuis  longtemps  disparu  et  ne  répondit  pas  à  mes  cris.  Je  revins 
à  cette  femme,  toujours  inanimée,  et,  l'enveloppant  de  mon  man- 
teau, je  fis  coucher  Rack  sur  ses  pieds;  tous  mes  soins,  tous  mes 
efforts  semblaient  inutiles,  et  je  restai  fort  soucieux  :  laisser  cette 
femme  pour  aller  chercher  du  secours,  c'était  m' exposer  à  la  trou- 
ver morte  au  retour.  Le  froid  me  pénétrait,  et  pour  lutter  contre 
l'engourdissement  il  me  fallait  marcher  à  grands  pas.  Chaque  fois 
que  je  passais  devant  le  Jardin-au-Moine,  je  pouvais  m' assurer  que 
la  femme  était  toujours  étendue  dans  la  même  immobilité,  et  je  ne 
songeais  pas  sans  effroi  à  la  longueur  des  nuits  en  cette  saison,  lors- 
qu' enfin  un  faible  gémissement  frappa  mon  oreille.  Je  vis  Rack  de- 
bout et  la  femme  qui  s'agitait  en  essayant  de  se  soulever.  Je  m'a- 
genouillai près  d'elle  et  la  soutins  de  mon  bras;  elle  balbutia 
quelques  mots  que  je  ne  pus  entendre,  puis  sa  voix  devint  plus  dis- 
tincte. «  Est-ce  toi?  dit-elle;  m'as-tu  pardonné?  »  Elle  fît  alors  un 
brusque  mouvement  et  serait  retombée,  si  je  ne  l'avais  soutenue.  Le 
timbre  de  sa  voix  nette  et  pure  tranchait  tellement  avec  l'accent 
des  femmes  de  ce  pays  que  je  me  penchai  vivement  pour  la  voir;  je 
ne  sais  si  ma  curiosité  l'effraya,  mais  elle  ramena  plus  étroitement 
autour  de  son  visage  les  plis  de  sa  mante.  —  Qui  êtes-vous?  dit- 
elle  après  un  instant,  et  pourquoi  suis-je  ici? 

—  Pourquoi  vous  êtes  ici,  c'est  ce  que  je  ne  puis  dire.  Qui  je 
suis?  Un  passant  qui  vous  a  trouvée  sur  la  neige,  où  peut-être  vous 
alliez  périr. 

—  Ah  !  je  me  souviens  ! . . .  La  fatigue,  le  froid  !  Je  souffre  bien  en- 
core, monsieur. 

Son  accent  presque  enfantin  me  toucha. 

—  Que  puis-je  pour  vous?  Où  dois-je  vous  conduire? 

—  Je  ne  sais. 

—  Comment  êtes-vous  ici,  seule,  à  pareille  heure? 

—  Je  me  suis  égarée,  répondit-elle  très  bas;  mais  il  me  semble 
que  je  pourrai  marcher  maintenant.  Suis-je  loin  de  quelque  village? 

—  Le  plus  voisin  est  à  trois  kilomètres  environ. 

—  C'est  bien  loin  ! 

Je  l'aidai  à  se  lever,  mais  elle  se  soutenait  à  peine.  Le  meilleur 
parti  à  prendre  était  de  gagner  la  Haie-au-Loup,  où  nous  pouvions 
être  en  moins  d'un  quart  d'heure.  Je  le  lui  proposai. 

—  Chez  vous?  dit-elle  avec  une  défiance  un  peu  brusque  ;  mais 
je  ne  vous  connais  pas.  Qui  êtes-vous? 

—  Moi  non  plus,  je  ne  vous  connais  pas,  madame;  pourtant  je 
me  mets  à  vos  ordres  pour  vous  conduire  chez  moi,  si  vous  le  trou- 
vez bon,  ou  dans  tout  autre  lieu,  si  vous  le  trouvez  meilleur. 


FLAMEN.  285 

Quoique  je  ne  pusse  voir  ses  yeux,  je  sentais  qu'ils  m'observaient 
attentivement. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  dit-elle  d'une  voix  plus  douce, 
quoique  ferme  ;  mais  vous  comprendrez  qu'il  ne  peut  me  convenir 
de  suivre  ainsi  un  inconnu. 

—  Et  qu'allez-vous  faire  seule? 

—  Si  vous  voulez  bien  m'indiquer  le  chemin,  j'essaierai  de  ga- 
gner le  prochain  village. 

Cette  fierté,  cette  réserve  dans  une  situation  si  cruelle  m'étonnè- 
rent,  et  je  résolus  de  ne  pas  laisser  si  tôt  échapper  mon  roman. 

—  Je  suis  le  comte  de  Landisac,  et  je  demeure  près  d'ici  avec  une 
vieille  parente,  M"^  d'Elleven,  chez  laquelle  vous  trouverez  les 
soins  et  les  égards  qui  vous  sont  dus.  Faites-moi  la  grâce,  madame, 
d'accepter  l'hospitalité  sous  mon  toit. 

Elle  hésita  un  moment,  puis,  se  tournant  vers  moi  avec  un  air  de 
décision  et  de  confiance,  elle  accepta  le  bras  que  je  lui  offrais,  et 
nous  nous  dirigeâmes  vers  la  Haie-au-Loup.  Son  pas,  d'abord  assez 
ferme,  devint  bientôt  inégal  et  mal  assuré  :  à  chaque  instant,  je 
craignais  de  la  voir  tomber;  pourtant  elle  ne  se  plaignait  pas.  Ce 
ne  fut  pas  sans  un  grand  soulagement  que  j'aperçus  à  travers  les 
chênes  dépouillés  les  murailles  de  la  Haie-au-Loup.  11  était  temps 
d'arriver  :  les  forces  de  ma  compagne  semblaient  épuisées. 

Tout  dormait  au  logis,  mais  un  bon  feu  achevait  de  se  consumer 
dans  l'âtre  ;  la  bouilloire  chantait  dans  les  cendres,  et  sur  un  gué- 
ridon, près  de  la  lampe  presque  éteinte,  le  thé  était  préparé.  Elle 
se  laissa  tomber  sur  un  fauteuil  avec  un  air  d'inexprimable  lassi- 
tude. J'avançai  son  fauteuil  près  de  la  cheminée,  et  après  avoir  ra- 
nimé le  feu,  je  lui  versai  une  tasse  de  thé  très  chaud.  Elle  accepta 
mes  soins  avec  la  docilité  et  l'indifférence  d'une  enfant,  sans  pa- 
raître même  les  remarquer. 

—  Vous  êtes  accablée  de  fatigue,  je  vais  faire  préparer  votre  ap- 
partement. 

—  Ne  réveillez  personne,  s'écria-t-elle  vivement.  Et  comme  j'in- 
sistais :  —  C'est  inutile;  une  chaise  dans  un  coin,  voilà  tout  ce  qu'il 
me  faut.  Permettez-moi,  monsieur,  de  vous  faire  mes  adieux  et  mes 
remercîmens  à  la  fois,  car  je  compte  partir  demain  dès  le  matin. 

Elle  fit  un  effort  pour  se  soulever,  mais  elle  ne  put  y  parvenir. 

—  Ne  voulez-vous  pas  ôter  votre  mante?  dis-je  en  touchant  lé- 
gèrement l'impénétrable  capuchon  qui  m'impatientait.  Elle  dénoua 
lentement  et  avec  négligence  les  rubans  de  sa  mante  et  la  laissa 
retomber  en  arrière.  Ah!  mon  ami,  j'étais  trop  récompensé  de  ma 
peine.  Figure-toi  une  enfant  de  vingt  ans  au  plus,  des  traits  déli- 
cats, mais  fermes,  le  teint  éclatant  de  pâleur.  Dans  les  secousses 
de  la  nuit,  son  peigne  s'était  détaché  et  avait  entraîné  son  épaisse 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chevelure  noire,  hardiment  plantée  sur  un  front  large,  mais  un  peu 
bas  :  ses  yeux  humides  et  profonds  me  regardaient  à  travers  leurs 
longs  cils.  Je  cherchais  un  compliment  en  rapport  avec  sa  beauté  et 
les  sensations  qu'elle  faisait  naître,  mais  elle  m'adressa  brusque- 
ment la  parole. 

—  Connaissez- vous  Paris?  dit-elle. 

—  Oui.  Est-ce  donc  à  Paris  que  vous  allez? 

—  Peut-être.  Ne  pensez-vous  pas  qu'une  femme  privée  subite- 
ment, par  des  circonstances  exceptionnelles,  de  tout  appui,  de 
toutes  ressources,  pourrait  à  Paris,  plus  aisément  qu'ailleurs,  se 
procurer  des  moyens  d'existence? 

Sa  beauté,  sa  jeunesse,  notre  bizarre  rencontre,  cette  question 
singulière,  hardie,  me  jetèrent  tout  à  coup  dans  un  doute  étrange 
sur  cette  belle  persomie.  —  Des  moyens  d'existence?  Mais  cela  dé- 
pend de  ce  que  l'on  entend  par  là.  Une  femme  jeune,  jolie,  si  elle 
aime  le  plaisir,  n'est  jamais  embarrassée,  ni  à  Paris,  ni  ailleurs... 

Je  l'observais,  mais  elle  ne  se  troubla  pas,  et  ses  grands  yeux 
sérieux  restèrent  fixés  sur  moi  avec  la  même  expression  candide  et 
triste. 

—  Si  au  contraire,  repris-je  vivement,  il  s'agit  d'une  vie  grave, 
austère... 

—  C'est  cela  même,  dit-elle;  une  vie  laborieuse,...  dure,  s'il  le 
faut,  pour  une  femme  qui  ne  craint  pas  de  souffrir. 

—  Vous  êtes  bien  jeune,  madame,  pour  souffrir. 

—  Je  suis  bien  vieille  au  contraire,  monsieur;  mais  cela  importe 
peu. 

—  Avez-vous  quelques  recommandations,  quelques  amis? 

—  A  Paris?...  personne...  J'ai  habité  Paris  à  deux  reprises,  et 
plusieurs  mois  chaque  fois;  mais  c'était  dans  des  circonstances  si 
différentes!  Je  n'y  ai  rien  appris  de  ce  qu'il  m'importerait  en  ce 
moment  de  savoir.  Vous  êtes,  monsieur,  la  première  personne  près 
de  laquelle  je  peux  prendre  un  renseignement.  Il  me  semble  que 
mon  projet  vous  effraie. 

—  Je  l'avoue. 

— •  Est-il  donc  si  difficile  de  vivre  quand  on  est  forte  et  qu'on  a 
de  la  volonté?  Tant  de  femmes  se  suffisent  par  leur  travail... 

—  C'est  qu'elles  ont  commencé  de  bonne  heure. 

—  Mais  la  nécessité,  monsieur,  est  une  rude  maîtresse  :  on  doit 
apprendre  vite  quand  il  y  va  de  la  vie. 

—  Mon  désir  n'est  pas  de  vous  décourager,  madame. 

—  Ah!  ne  craignez  rien;  il  vaut  mieux  aborder  la  lutte  sans  illu- 
sions. . 

—  Ne  pourrais-je  vous  offrir?... 

—  Fiien,  monsieur;  merci,  je  n'ai  besoin  de  rien. 


FLAMEN.  287 

—  Pas  même  d'un  conseil? 

Elle  sourit  faiblement  comme  pour  m'encourager  à  parler. 

—  Vous  avez  sans  doute  des  parens? 

—  Si  j'en  avais,  aurais-je  besoin  de  conseils? 

—  Quoi!  personne,  absolument  personne? 

—  J'ai  un  ami,  répondit-elle  avec  une  certaine  hésitation;  mais 
il  se  peut  que  nous  soyons  séparés  pour  longtemps. 

Tout  en  parlant,  elle  se  pencha  vers  le  feu,  et  appuya  son  visage 
sur  sa  main  pour  me  cacher  sans  doute  deux  grosses  larmes  que 
j'ai  très  bien  vues,  et  qui  sont  tombées  l'une  après  l'autre  sur 
sa  robe  noire.  J'avais  au  bout  des  lèvres  une  pensée  qui  m'était 
venue  depuis  un  instant,  mais  je  n'osais  l'exprimer.  La  dignité 
simple  de  cette  jeune  fdle,  si  abandonnée  pourtant,  m'intimidait. 
«  Si  vous  vouliez!...  »  Je  m'arrêtai,  ne  trouvant  pas  de  mots  pour 
rendre  ce  que  j'avais  à  dire.  —  Voici  mon  conseil,  repris-je  enfin, 
souriant  malgré  moi  de  mon  embarras;  reposez-vous  cette  nuit  le 
moins  mal  que  vous  pourrez,  et  demain  nous  demanderons  son  avis 
à  ma  tante,  M"^  d'Elleven;  c'est  une  personne  d'un  grand  cœur  et 
d'un  bon  esprit. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  monsieur,  dit-elle  après  un  in- 
stant de  réflexion;  c'est  là  un  bon  conseil. 

Je  l'ai  conduite  à  la  chambre  des  étrangers,  et  je  suis  rentré  chez 
moi  à  demi  mort  de  fatigue,  mais  roulant  dans  ma  tête  un  projet 
qui  me  semblait,  qui  me  semble  encore  la  plus  heureuse  idée  du 
monde. 

Dès  le  matin,  j'étais  chez  M"®  d'Elleven,  je  lui  racontais  mon  ro- 
man et  lui  faisais  part  de  mon  grand  projet,  qu'elle  accueillit  sans 
objection;  je  m'y  attendais,  car  il  n'y  a  personne  qui  soit  plus  ro- 
manesque que  les  femmes  dont  la  vie  a  été  constamment  pure  et 
consacrée  à  des  devoirs  sévères;  j'ai  toujours  remarqué  qu'elles 
gardent  dans  un  âge  avancé  le  goût  des  aventures  et  l'heureuse  cré- 
dulité de  la  jeunesse;  elles  lisent  avec  passion  les  plus  mauvais 
romans,  s'y  attachent,  et  se  dédommagent  ainsi  par  des  émotions 
désintéressées  de  ce  que  leur  propre  vie  a  eu  de  terne  ou  de  désen- 
chanté. J'étais  donc  bien  sûr  d'émouvoir  M"*"  d'Elleven;  mais  le 
succès  a  dépassé  mon  attente  :  elle  s'est  levée  en  toute  hâte,  m'a 
remercié  avec  effusion  et  m'a  comblé  de  tant  de  louanges  que  j'ai 
craint  un  instant  de  n'être  qu'un  monstre  d'hypocrisie  en  me  voyant 
l'objet  de  tant  d'admiration  pour  une  chose  qui  me  convenait  si  fort. 
Saint  Vincent  de  Paul,  à  l'en  croire,  n'avait  qu'une  charité  médiocre, 
comparée  à  la  mienne.  Pourtant  ma  vertu  n'a  rien  eu  de  sublime. 
Je  songeais  depuis  longtemps  à  donner  à  ma  tante  une  compagne 
qui  pût  la  distraire  quand  je  suis  absent,  et  l'entourer  des  soins 
que  son  âge  réclame.  L'aventure  de  la  nuit  m'a  semblé  une  occa- 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion  providentielle  de  réaliser  ce  dessein.  La  seule  difficulté,  selon 
moi,  était  de  faire  accepter  cette  combinaison  à  celle  qui  en  était 
l'objet;  mais  M"*  d'Elleven  s'en  est  chargée  et  a  réussi  :  sa  figure 
vénérable,  sa  délicate  bonté  d'âme  méritaient  bien  ce  succès.  La 
belle  jeune  fille  a  été  installée  dès  le  jour  même  dans  ses  nou- 
velles fonctions.  Quand  elle  est  descendue  avec  sa  robe  noire,  son 
petit  col  plat  et  sa  riche  chevelure  simplement  tordue  sur  la  nuque, 
elle  m'a  semblé  plus  belle  sous  ce  costume  de  puritaine  que  le  so- 
leil, la  lune  et  les  étoiles  tout  ensemble. 

Depuis  qu'elle  est  ici,  il  me  semble  déjà  qu'il  fait  moins  froid, 
quoique,  à  vrai  dire,  tout  le  monde  ne  soit  pas  de  mon  avis.  J'aper- 
çois dans  la  cour  Pierre  qui  rentre  en  soufflant  dans  ses  doigts;  il  a 
le  nez  bleu,  les  oreilles  violettes,  et  ne  paraît  pas  se  douter  du  ra- 
doucissement de  température  dont  je  suis  redevable  à  M"^  Flamen. 
Elle  a  nom  Flamen,  mon  ami;  qu'en  penses-tu?  Ce  n'est  pas  un 
nom  cela,  Flamen  !  Pourtant  elle  ne  s'en  connaît  pas  d'autre,  nous 
a-t-elle  dit.  Elle  n'a  ni  père  ni  mère,  — pas  de  mari  non  plus,  grâce 
au  ciel!  —  et  elle  a  été  élevée  par  un  ami,  —  cet  ami  m'inquiète, 
—  près  duquel  elle  a  vécu  jusqu'à  ce  moment.  Voilà  toute  son  his- 
toire. Quant  aux  raisons  qui  font  obligée  à  quitter  subitement  cet 
ami,  elle  nous  a  déclaré  en  termes  fort  nets  et  fort  simples  que  ces 
détails-là  n'intéressaient  qu'elle-même  et  qu'elle  nous  serait  obligée 
de  vouloir  bien  lui  épargner  toute  question  à  ce  sujet.  Et  ce  qu'il  y 
a  de  vraiment  surnaturel  en  tout  ceci,  c'est  que  nous  nous  le 
sommes  tenu  pour  dit,  ma  tante  et  moi,  et  nous  respectons  jus- 
qu'au scrupule  fincognito  de  cette  jeune  déesse  déguisée  en  simple 
mortelle.  Que  penseraient  de  l'aventure  les  sages  de  ce  monde?  que 
pense  mon  ami  Albert?  Je  crois  fentendre  d'ici  gémissant,  con- 
sterné :  —  Dieux  immortels  !  Guillaume  est  devenu  fou  !  —  Et  pour- 
quoi donc?  qu'ai-je  à  risquer,  je  te  prie?  A  moins  d'emporter  la 
maison  sur  son  dos,  Mandrin  lui-même  ne  ferait  pas  ses  frais  ici. 
Quant  à  la  moralité  de  M"''  Flamen,  tu  me  permettras  de  n'en 
prendre  souci  ni  pour  moi,  ni  pour  M"''  d'Elleven,  dont  la  vertu  est 
à  fabri  du  plus  mauvais  voisinage.  D'ailleurs  c'est  faire  une  mor- 
telle injure  à  cette  jeune  fille  que  de  plaisanter  ainsi  :  on  n'a  pas 
tant  de  candeur  sur  le  front,  ni  un  regard  si  droit  et  si  ferme,  lors- 
qu'on est  une  aventurière  vulgaire.  Il  y  a  là  un  joli  mystère  à  de- 
viner :  c'est  un  plaisir  des  dieux  que  le  hasard  a  jeté  sur  mes  pas. 

GUILLAUME    A     ALBERT. 

La  Haie-au-Loup ,  mars. 

Mon  cher  ami,  je  vous  ai  toujours  soupçonné  de  n'être  qu'un 
pédant.  Que  vois-tu  donc  de  si  menaçant,  mon  Dieu!  dans  l'instal- 


FLAMEN.  289 

lation  de  M''*  Flamen  près  dç  ma  tante?  Pour  qui  trembles-tu?  Si 
c'est  pour  moi,  calme -toi  de  grâce;  je  suis  trop  vieux  pour  me 
laisser  prendre  aux  beaux  yeux  d'une  fillette,  et  je  me  persuade  de 
plus  en  plus  que  je  n'ai  jamais  eu  de  cœur  au  sens  jeune  et  sen- 
timental du  mot...  Est-ce  le  repos  de  M"''  Flamen  qui  t'inquiète? 
Ne  vas-tu  pas  t'imaginer  que  j'ai  placé  cette  jeune  fille  sous  la  pro- 
tection de  ma  tante  afin  de  lui  faire  la  cour  tout  à  mon  aise?  Mais, 
dis-tu,  s'il  était  arrivé  qu'au  lieu  d'être  jeune  et  jolie,  M"''  Flamen 
ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre,  aurais-je  agi  comme  je  l'ai  fait?  Eh  mor- 
bleu !  non  :  qu'ai-je  besoin  ici  d'un  maussade  visage  ou  d'une  aigre 
vieille  fille?  C'est  un  rayon  de  soleil  qu'il  faut  entre  nos  deux  hi- 
vers; ce  rayon  de  printemps,  je  l'ai  trouvé  tout  transi  sur  la  neige, 
et  je  lui  ai  ouvert  la  porte  du  logis  :  voilà  tout  le  mystère  et  le  ma- 
chiavélisme. 

Cette  jeune  fille,  du  reste,  est  d'une  simplicité  et  d'une  réserve 
qui  découragent  les  soupçons,  elle  ne  quitte  pas  M""  d'Elleven,  elle 
lit  à  ses  côtés  ou  se  promène  pas  à  pas  avec  elle.  Je  ne  puis  assu- 
rément me  plaindre  de  sa  politesse,  mais  je  dois  avouer  qu'elle 
ne  recherche  ma  société  en  aucune  manière ,  et  qu'elle  ne  prend 
qu'un  plaisir  médiocre  à  ma  conversation. 

Je  lui  crois  quelque  gros  souci  malgré  ses  airs  de  calme;  elle  a 
de  longs  regards  perdus  et  songeurs  qui  la  trahissent.  Je  l'étudié 
avec  persistance,  car  elle  m'inspire  une  curiosité  violente;  c'est  à 
coup  sûr  le  sentiment  le  plus  vif  que  j'aie  ressenti  jusqu'à  présent 
près  de  ce  beau  sphinx  de  marl^re  qui  semble  cacher  sous  ses  lon- 
gues paupières  comme  un  reflet  du  soleil  d'Orient. 

Hier,  au  moment  où  je  montais  à  cheval,  elle  m'a  remis  une  lettre 
assez  volumineuse  en  me  priant  de  la  jeter  à  la  poste.  Cette  lettre 
est  adressée  à  M.  John  Butler,  agent  d'affaires  à  Londres.  Évidem- 
ment ce  Butler  est  un  intermédiaire  :  le  demi-sourire  qui  a  glissé 
sur  ses  lèvres  quand  j'ai  machinalement  jeté  les  yeux  sur  l'adresse 
aurait  suffi  à  m'en  convaincre,  si  je  ne  l'avais  déjà  pressenti. 


FLAllEN    A     M.     JOHN     BUTLER. 


La  Haie-au-Loup ,  mars. 

Soyez  assez  bon,  cher  monsieur,  pour  faire  remettre  immédiate- 
ment le  paquet  ci-inclus  à  mon  excellent  ami  M.  Walter  Marsham, 
et  rendez -moi  le  service  de  lui  laisser  ignorer  provisoirement  mon 
adresse.  Vous  me  transmettrez  vous-même  sa  réponse.  Je  vous  de- 
mande pardon  de  tout  ce  mystère,  qui  s'éclaircira  bientôt,  et  vous 
prie  de  compter  sur  ma  reconnaissance. 

TOME   LVl.   —   1865.  19 


290  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


FLAMEN    A    WALTEP.. 


«  Ne  t'inquiète  pas  de  moi,  ne  me  cherche  pas,  ne  me  maudis 
pas;  tu  recevras  bientôt  de  mes  nouvelles  et  l'explication  de  ma 
conduite.  »  Ces  mots  que  j'ai  laissés  pour  toi  en  partant,  tu  les  as 
lus,  n'est-ce  pas?  Je  n'ose  songer  à  ce  que  tu  as  dû  penser,  à  ce 
que  tu  as  dû  souffrir.  Écoute-moi,  Walter,  sois  patient;  il  faut  que 
tu  connaisses  enfin  le  fond  de  ma  conscience,  et  si  je  t'ai  quitté, 
c'est  pour  te  faire  librement  cette  confession. 

Que  je  t'aime,  tu  n'en  peux  douter;  je  ne  connais  que  toi  au 
monde,  tu  as  été  ma  providence  visible,  et  si  loin  que  je  remonte 
dans  le  passé ,  je  ne  rencontre  à  toutes  les  heures  de  ma  vie  que 
ton  regard  attentif  à  me  suivre  et  à  veiller  sur  moi.  Je  devais  avoir 
un  peu  moins  de  trois  ans,  m'as-tu  dit,  lorsqu'un  jour,  dans  une  de 
tes  explorations  scientifiques,  le  hasard  t'amena  au  seuil  du  désert, 
dans  une  oasis  envahie  par  des  bandes  du  Maroc.  Tout  avait  été  pillé, 
saccagé,  brûlé;  la  tribu  avait  fui  devant  la  razzia,  et  ce  fut  parmi 
des  ruines,  dans  les  bras  de  ma  mère  mortellement  atteinte,  et 
dont  le  dernier  regard  t'implorait  pour  moi,  que.  tu  me  trouvas, 
effrayée  et  sauvage.  Je  n'avais  plus  de  famille  ni  de  patrie,  pas 
même  un  nom,  et  je  te  repoussais  en  pleurant,  en  balbutiant  des 
syllabes  inconnues.  Dans  la  nuit  de  mes  souvenirs,  je  crois  te  voir 
encore  courbé  et  creusant  le  sable  embrasé  où  ma  mère  repose, 
grâce  à  toi,  sous  un  amas  de  pierres  moins  lourd  peut-être  que  ne 
le  fut  pour  elle  le  poids  de  sa  courte  vie.  Je  ne  sais  si  j'ai  rêvé  ou 
si  réellement  je  me  souviens  d'avoir  vu  son  jeune  visage,  recouvert 
du  pan  de  son  voile  blanc,  disparaître  peu  à  peu  sous  le  sable 
comme  la  neige  qui  fond  aux  rayons  du  soleil. 

Tu  m'emportas  dans  tes  bras,  et  depuis  ma  vie  a  été  l'ombre  de 
la  tienne  :  tu  m'as  élevée  avec  amour,  prélevant,  pour  me  les  con- 
sacrer, plusieurs  heures  chaque  jour  sur  tes  graves  études,  pour 
lesquelles  tu  t'étais  jusqu'alors  si  fortement  et  uniquement  pas- 
sionné; tu  m'as  appris  à  voir,  à  penser  :  comment  oublierai -je 
cela?  Jamais  tout  ce  que  je  te  dois  n'a  été  plus  présent  à  mon  es- 
prit que  dans  ces  derniers  mois  de  crise,  qu'en  ce  moment  surtout 
où  pourtant  je  suis  si  coupable  envers  toi. 

C'est  toi  qui  m'as  révélé  la  magnificence  du  monde  qui  nous  en- 
toure; de  bonne  heure  tu  m'as  enseigné  à  lire  dans  le  livre  immense, 
à  reconnaître  dans  l'harmonie  des  choses  l'âme  divine  de  qui  tout 
procède.  Les  régions  les  plus  hautes  de  la  métaphysique,  dont  tu 
as  fait  ton  glorieux  domaine,  je  les  ai  abordées  à  ta  suite;  encou- 
ragée par  toi,  j'ai  osé  regarder  en  face  les  plus  graves  problèmes 
que  se  pose  l'âme  humaine.  Tu  sais  avec  quel  orgueil  et  quel  en- 


FLAMEN.  291 

thousiasme  je  me  suis  efforcée  de  devenir  ton  disciple  !  Je  m'eni- 
vrais de  ta  gloire,  heureuse  de  t' aimer  quand  tous  t'admiraient. 

Je  me  croyais  ta  fille;  aussi  je  fus  littéralement  terrifiée  quand, 
il  y  a  quelques  années,  tu  m'appris  le  mystère  de  mon  origine  : 
n'être  rien  pour  toi  quand  je  m'étais  flattée  que  tu  étais  mon  bien, 
mon  royaume,  sur  lequel  j'avais  droit  souverain!  Je  vécus  plusieurs 
jours  dans  une  véritable  exaltation  de  désespoir;  puis  il  me  vint 
tout  à  coup  une  idée  singulière  :  je  résolus  de  devenir  ta  femme, 
afin  d'être  assurée  de  ne  te  quitter  jamais.  Je  me  rappelle  ton  éton- 
nement  lorsque  je  te  fis  part  de  cette  résolution  :  tu  commenças  par 
sourire  et  par  railler  doucement  cette  profonde  combinaison  d'une 
cervelle  de  quatorze  ans;  tu  me  représentas  que  j'étais  trop  jeune 
pour  disposer  de  ma  vie,  que  tu  étais  presque  un  vieillard  à  côté  de 
moi;  tu  m'avouas  humblement  que  tu  n'avais  jamais  songé  à  plaire 
et  que  tu  craignais  de  ne  savoir  pas  rendre  une  jeune  femme  heu- 
reuse, que  j'aurais  dans  tes  études  favorites  d'austères  rivales, 
dont  je  ne  soupçonnais  pas  la  tyrannie;  puis,  comme  tune  réus- 
sissais qu'à  me  faire  pleurer  sans  m' ébranler,  tu  m'embrassas 
avec  tendresse.  —  Eh  bien!  soit,  me  dis-tu;  nous  verrons  à  ta  ma- 
jorité; d'ici  là,  n'en  parlons  plus. 

Il  n'en  fut  plus  question  en  effet,  et  je  me  calmai  sur  cette  vague 
promesse.  Nous  reprîmes  avec  ardeur  nos  habitudes  studieuses;  tu 
étais  alors  engagé  dans  ta  grande  querelle  avec  les  écoles  matéria- 
listes allemandes,  qui  t'accusaient  de  timidité,  et  te  reprochaient 
de  t' attarder  dans  une  sorte  d'idéalisme  nuageux.  Je  m'associai  à 
tes  émotions,  presque  à  la  lutte,  écrivant  sous  ta  dictée,  résumant, 
faisant  des  recherches,  mille  fois  plus  ardente  que  toi  dans  la  polé- 
mique, plus  fière  dans  le  succès.  C'est  à  l'issue  de  cette  longue 
querelle,  qui  dura  plusieurs  années,  que  tu  projetas  un  voyage  vers 
l'Asie:  les  vieilles  théogonies  de  l'Inde  t'attiraient;  moi,  je  frémis- 
sais de  joie  à  la  seule  pensée  de  ces  régions  nouvelles. 

Un  matin  j'étais  près  de  toi,  sur  le  banc  de  la  terrasse,  et  nous 
parlions  de  ce  projet  favori.  Déjà  je  te  devançais  à  travers  les  con- 
trées embaumées  du  Lahore  et  sur  les  bords  du  fleuve  sacré,  près 
de  l'antique  Bahar,  berceau  vénéré  du  prophète.  Un  flot  de  poésie 
jaillissait  pour  moi  de  cette  terre  lointaine  et  des  noms  mêmes,  lu- 
mineux et  sonores  :  je  nageais  dans  les  éblouissans  rayons  du  soleil 
de  l'Inde,  quand  tout  à  coup  il  se  fit  dans  mon  esprit  comme  une 
nuit.  Je  ne  sais  quel  froid  subit,  quel  désenchantement  s'abattirent 
sur  moi;  je  me  sentis  terrassée  par  un  inexplicable  dégoût  de  tout  ce 
qui  m'avait  charmée  jusqu'alors.  Gomme  l'apôtre  sur  la  route  de 
Damas,  je  roulai  dans  la  poussière,  et  je  me  dis  :  «  A  quoi  bon? 
Que  nous  reviendra- t-il  de  tant  d'efforts?  Où  allons-nous?  Arrive- 
rons-nous jamais?  Quoi!  peser  dans  sa  main  la  poussière  du  passé, 


292  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

poursuivre  sans  relâche  l'insondable  mystère  des  origines  et  de  la 
vie,  s'efforcer  de  saisir  les  lois  de  l'éternelle  nature,  adorer,  sans  la 
connaître  jamais,  la  pensée  qui  circule  et  s'écoule  dans  l'univers, 
est-ce  là  tout  le  bonheur?  Des  générations  éteintes  sur  lesquelles 
monte  le  flot  incessant  des  générations  nouvelles,  des  systèmes  éva- 
nouis un  jour  qui  renaissent  le  lendemain,  d'ambitieux  espoirs  tou- 
jours trompés,  un  cercle  fatal  dans  lequel  tourne  et  se  meut  l'hu- 
manité sans  avancer  jamais,  est-ce  là  toute  la  vie?  »  La  profonde 
inanité  de  nos  efforts,  la  vanité  de  ce  que  nous  appelons  savoir,  me 
remplirent  d'amertume  et  de  tristesse.  Nul  ne  peut  comprendre  ce 
que  j'ai  souffert  ce  jour-là  et  depuis,  s'il  ne  l'a  lui-même  éprouvé. 
Plus  d'une  fois  je  me  suis  dit  :  «  Heureux  ceux  qui  vivent  sans 
penser,  prenant  le  pain  de  chaque  jour  sans  se  demander  d'où  vient 
la  sève  des  plantes,  la  vie  qui  fait  battre  nos  cœurs!  » 

J'essayai  de  me  distraire,  je  n'y  pus  réussir,  et  après  plusieurs 
semaines  de  luttes  vaines  je  résolus  de  me  confier  à  toi.  0  misère  ! 
nous  avions  cessé  de  nous  comprendre.  —  Tu  rêves  trop,  me  di- 
sais-tu; travaille,  enfant,  étudie,  apprends.  Le  bonheur  est  là.  — 
Je  t'écoutais,  mais  je  ne  te  croyais  plus  :  j'aurais  voulu  oublier 
plutôt  et  m'enfuir  d'un  seul  élan  dans  je  ne  sais  quelles  régions 
sereines,  vers  un  être  que  je  ne  pouvais  définir  et  (jue  je  cherchais 
éperdument.  L'univers  me  semblait  une  prison  ;  les  mondes  grou- 
pés près  des  mondes,  les  espaces  infinis  succédant  aux  espaces,  tout 
ce  qui  est  ou  peut  être  me  semblait  trop  étroit.  Gomme  un  oiseau 
captif,  je  me  heurtais  aux  murs  de  ma  prison,  et  pourtant  en  moi, 
autour  de  moi,  le  vide  était  partout. 

Te  souviens-tu  d'une  visite  que  nous  fîmes,  il  y  a  quelques  mois, 
dans  une  usine  célèbre,  aux  environs  de  Manchester?  Il  y  a  là  d'im- 
menses ateliers  où  de  bruyantes  machines  s'agitent,  broient,  tra- 
vaillent sans  trêve;  les  lanières  s'entre-croisent  en  fouettant  l'air 
avec  des  sifflemens  aigus;  les  marteaux  s'élèvent  et  s'abaissent 
avec  une  effrayante  régularité;  des  instrumens  étranges  saisissent 
la  matière,  la  tordent  ou  la  transforment  de  mille  façons;  toutes 
ces  forces  énormes,  déchaînées  par  la  main  de  l'homme  et  dociles 
pourtant  à  sa  volonté,  ont  en  elles  quelque  chose  d'inconscient  et 
de  terrible.  Nous  nous  arrêtâmes  muets,  étonnés  devant  cette  acti- 
vité formidable  et  indifférente.  Il  y  avait  surtout  une  scie  gigan- 
tesque que  je  regardais  agir  avec  une  sorte  d'horreur  :  dressée  dans 
toute  sa  hauteur,  elle  mordait  par  la  cime  un  chêne  abattu  devant 
elle  et  qu'une  force  invisible  poussait  irrésistiblement  en  avant.  A 
mesure  que  l'arbre  glissait,  la  scie  impitoyable  faisait  son  œuvre, 
elle  pénétrait  au  cœur  du  chêne,  qui  gémissait  sous  la  morsure  ; 
pourtant  il  avançait  toujours.  Rien  ne  troublait  la  marche  fatale  de 
l'un,  rien  n'arrêtait  la  dent  cruelle  de  l'autre,  et  quand  l'horrible 


FLAMEN.  293 

scie  atteignait  les  racines,  un  autre  arbre  se  trouvait  là  qui  rempla- 
çait le  premier.  Je  ne  pouvais  détacher  mes  yeux  de  ce  spectacle. 
N'est-ce  pas  ainsi  que  nous  passons  tous,  courbés  sous  la  dent  acé- 
rée qui  minute  par  minute  dévore  nos  jours,  sans  que  nos  cris  et 
nos  sanglots  fléchissent  jamais  l'impitoyable  fatalité?  Nous  nous 
sentons  disparaître,  malgré  nos  efforts,  dans  le  gouffre  inconnu, 
où  d'autres  nous  ont  précédés,  où  d'autres  nous  suivront,  sans  sa- 
voir quelle  main  nous  pousse  et  vers  quel  but  nous  marchons. 

Je  m'arrachai  pourtant  à  ce  spectacle,  et  j'allai  m'asseoir  au  de- 
hors sur  un  tronc  d'arbre  renversé.  Je  levai  la  tête  :  au-dessus  de 
moi,  effleurant  presque  les  hautes  cheminées,  se  balançait  une 
lourde  vapeur  noire;  le  vent  ne  pouvait  ni  soulever,  ni  disperser 
ses  ondes  épaisses  :  elle  flottait  comme  un  navire  à  l'ancre,  sans 
jamais  s'écarter;  mais  au-delà...  Au-delà  le  ciel  pur  resplendissait; 
mon  regard  s'enfonça  ardemment  dans  ses  profondeurs  lumineuses, 
il  sonda  en  vain  l'éther  impénétrable.  —  Il  n'y  a  donc  rien  là!  pen- 
sai-je  amèrement.  Belles  solitudes,  vous  restez  muettes,  sans  vie  ! 
Trompeuse  image  de  l'infini,  est-ce  vous  qui  avez  jeté  en  nous  ces 
désirs  que  rien  ne  peut  combler? 

—  Où  donc  est  ton  Dieu,  et  qu'est-il?  te  disais-je  en  marchant 
lentement  à  tes  côtés.  Est-ce  Dieu,  cette  âme  obscure  et  fatale  qui 
n'aime  ni  ne  connaît,  cette  force  aveugle  qui  crée  les  êtres  et  les 
dévore?  Ce  Dieu  me  fait  peur  :  je  l'ignore  et  je  le  hais.  —  Qu'im- 
porte, s'il  est  la  vérité?  me  dis-tu.  Et  toi-même,  qu'es-tu  dans 
l'univers?  Un  atome  égaré  de  la  substance  infinie,  une  vibration 
passagère  de  la  pensée  divine.  Connais  donc  et  accepte  ton  glorieux 
néant.  Espères-tu  troubler  par  les  pleurs  d'un  enfant  le  concert  du 
mystérieux  cosmos?  C'est  ta  loi  de  souffrir,  comme  c'est  ta  loi  de 
mourir.  A  quoi  bon  se  plaindre?  Garde  le  silence  et  adore  l'infinie 
beauté,  l'infinie  grandeur,  la  pensée  créatrice  qui  répand  à  flots  à 
travers  le  temps  et  l'espace  l'oriire  et  la  vie. 

Je  ne  savais  que  répondre;  mais  de  sourdes  protestations  s'éle- 
vaient au  fond  de  mon  cœur.  Adorer,  n'est-ce  pas  se  prosterner 
dans  l'amour?  Et  cet  objet  éternel  d'amour,  ce  Dieu  vivant  qui 
écoute  et  connaît,  devant  qui  peut  se  répandre  le  cœur  avec  les 
larmes,  où  est-il?  C'est  lui  que  je  cherche.  La  vérité  doit  nous  suf- 
fire, disais-tu;  mais  cette  vérité,  qui  m'assure  qu'elle  soit  ici  plu- 
tôt que  là?  Erreur  pour  erreur,  j'aime  mieux  celle  qui  fait  vivre.  Je 
ne  suis  pas  un  savant,  moi,  ni  un  héros;  je  ne  tiens  pas  à  me  faire 
honneur  d'un  vain  stoïcisme.  Je  veux  vivre;  la  vie,  c'est  la  loi,  c'est 
mon  droit.  Il  y  a  en  moi  un  désir  d'aimer  qui  ne  trouve  rien  à  sa 
mesure.  Ne  trouverai-je  pas  l'être  digne  de  ce  culte  que  je  veux  lui 
vouer?  N'y  a-t-il  donc  rien  d'inconnu  qui  doive  m'être  révélé  un 
jour?  N'y  a-t-il  rien  de  plus  beau,  de  plus  grand  que  ce  qui  est? 


29/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  ne  puis  que  traduire  en  désordre,  cher  Walter,  ces  agitations, 
ces  attentes  sans  espoir.  Hélas!  la  crise  qui  bouleversait  ma  raison 
atteignait  au-delà.  Je  ne  sais  comment  il  s'était  fait  qu'après  avoir 
paru  oublier,  pendant  plusieurs  années,  notre  projet  de  mariage, 
tu  avais  commencé  un  jour  à  me  plaisanter  à  ce  sujet;  puis  cette 
amicale  plaisanterie  était  devenue  une  habitude.  Enfin  tu  en  étais 
venu  à  parler  de  ce  mariage  sérieusement,  familièrement,  comme 
d'un  de  ces  projets  à  longs  termes  qui  n'inspirent  ni  impatience  ni 
souci;  mais,  par  une  évolution  bizarre,  à  mesure  que  tu  t'attachais 
à  cette  pensée,  j'y  devenais,  moi,  de  jour  en  jour  plus  insensible; 
mes  préoccupations  étaient  ailleurs,  et  je  ne  remarquais  même  pas 
que  ton  affection  prenait,  à  ton  insu  peut-être,  un  accent  plus  ému, 
plus  réservé,  qui  eût  dû  m'avertir.  Je  m'en  aperçus  le  jour  de  ma 
fête,  lorsqu'en  m'embrassant  tu  me  dis  :  —  Yoici  le  premier  jour 
de  l'année  qui  verra  notre  mariage;...  y  songes -tu  quelquefois, 
Flamen? 

A  partir  de  ce  moment,  j'y  songeai  souvent,  avec  un  effroi  tou- 
jours croissant;  je  t'aimais  bien  pourtant  :  tu  étais,  tu  es  toujours 
mon  unique  affection  en  ce  monde;  mais  dans  l'état  de  malaise,  de 
doute  où  je  me  trouvais,  tout  engagement  me  causait  une  insur-  , 
montable  épouvante.  Ce  qui  me  semblait  autrefois  la  première  con- 
dition du  bonheur,  —  le  calme,  l'absence  de  changement,  —  m'é- 
tait devenu  un  supplice  :  l'immobilité  me  faisait  peur. 

Si  j'insiste  autant,  cher  Walter,  ce  n'est  ni  pour  me  complaire 
dans  l'analyse  de  subtiles  sensations,  ni  pour  t'émouvoir  par  le  ta- 
bleau d'une  souffrance  exceptionnelle.  11  se  peut  que  ces  défail- 
lances, ces  aspirations  soient  l'invariable  histoire  de  tous  ceux  qui 
ont  vécu;  mais  puisqu'elles  m'ont  réduite  à  un  tel  état  que  j'ai  pré- 
féré me  séparer  de  toi  plutôt  que  de  les  subir,  je  dois  te  faire,  il  me 
semble,  un  entier  et  sincère  aveu  :  tu  m'éclaireras,  tu  méjugeras. 
Lis  bien  dans  ma  conscience,  je  te  l'Quvre  sans  réserve;  plût  au 
ciel  que  je  l'eusse  osé  plus  tôt!  Ta  sécurité  m'en  ôtait  le  courage. 
Plusieurs  fois  j'essayai  de  t' exposer  mes  inquiétudes;  mais  tu  raillais 
doucement  ce  que  tu  appelais  mes  enfantillages.  —  Ne  m'aimes-tu 
pas?  disais-tu.  Laisse  donc  là  tes  chimères  :  nous  serons  heureux. 

Pourquoi  donc  n'étais -je  point  heureuse  déjà?  Que  me  man- 
quait-il?... 

Ce  fut  un  soir,  pendant  que  tu  travaillais,  courbé  sur  tes  cahiers, 
au  milieu  de  livres  et  de  cartes  amoncelés,  tandis  que  la  lumière 
de  la  lampe  concentrée  par  l'abat -jour,  frappait  ton  visage  déjà 
marqué  de  quelques  rides,  et  en  faisait  ressortir  les  traits  avec  une 
vigueur  qui  les  a  gravés  pour  toujours  dans  mon  souvenir,  ce  fut  ce 
jour-là  que  la  tentation  de  m'enfuir  me  vint  pour  la  première  fois.  Je 
l'accueillis  d'abord  comme  une  de  ces  vaines  rêveries  dont  s'amu- 


FLAMEN.  295 

sent  les  malades,  sans  volonté  de  les  réaliser  jamais;  puis  je  m'en 
emparai  bientôt  si  ardemment,  j'en  mesurai  si  vivement  les  con- 
séquences, je  trouvai  un  si  cruel  apaisement  dans  l'idée  de  mon 
éloignement,  c'est-à-dire  d'une  trêve  dans  mes  anxiétés,  que  je  dus 
me  lever  et  sortir  pour  cacher  mon  trouble.  Je  me  réfugiai  dans 
ma  chambre,  j'ouvris  la  fenêtre  :  les  arbres,  la  terre,  les  coteaux 
de  la  Rance  étaient  couverts  de  neige;  la  lune  s'élevait  lentement 
dans  un  ciel  pâle.  Cette  rivière  silencieuse  qui  semblait  frissonner 
dans  son  sommeil,  ce  calme,  la  vive  fraîcheur  de  l'air,  ces  lointains 
vagues  qu'agrandit  encore  la  nuit,  produisirent  en  moi  un  effet 
opposé  à  celui  que  j'attendais  :  un  flot  de  vie  jaillit  des  profondeurs 
de  mon  être  et  m'emporta,  frémissante,  ravie,  jusqu'à  ce  beau  ciel 
étoile  qui  semblait  s'élever  toujours  en  m'attirant  à  lui;  une  sen- 
sation délicieuse  de  liberté,  d'immensité,  s'empara  de  moi.  Tout  à 
coup,  songeant  que  je  n'avais  pas  quitté  la  terre,  que  j'étais  encore 
dans  notre  étroite  maison  de  la  Saudraie,  je  me  jetai  sur  mon  lit,  et 
je  pleurai  amèrement.  Notre  douce  vie  commune,  notre  mariage, 
me  semblaient  une  intolérable  captivité.  Aie  pitié  de  cette  folie, 
Walter,  car  en  vérité  j'étais  bien  malade.  Je  sentais  que  je  ne  serais 
pas  heureuse,  et  qu'à  ce  prix  même  je  n'assurerais  pas  ton  bonheur. 
D'impuissantes  prières  agitaient  mes  lèvres;  mais  comme  ces  es- 
prits de  ténèbres  dont  parle  l'Écriture,  qui  errent  dans  la  nuit  sans 
trouver  le  repos,  ma  prière  flottait  incertaine,  cherchant  dans  le  dé- 
sert des  cieux  l'objet  divin  qu'elle  ne  rencontrait  pas.  Il  me  venait 
par  instans  de  nobles  inspirations  de  sacrifice,  de  dévouement,  qui 
séchaient  tout  à  coup  les  larmes  dans  mes  yeux;  mais  je  ne  sais  quoi 
riait  en  moi  et  ne  voulait  pas  être  dupe  de  ces  beaux  sentimens.  — 
Tu  n'as  qu'une  vie,  disait  le  railleur  enfoui  dans  ma  conscience, 
une  longue  vie  selon  les  apparences  :  si  tu  l'immoles,  qui  te  dédom- 
magera? Où  chercheras-tu  ta  récompense? 

Je  me  levai  incertaine,  j'ouvris  la  porte  de  ton  cabinet  et  m'ar- 
rêtai sur  le  seuil;  toi,  tu  ne  levas  même  pas  la  tête;  tu  étais  encore 
courbé,  attentif,  sur  tes  livres.  La  lumière  de  la  lampe  glissait  sur 
ton  front  et  éclairait  du  même  rayon  les  mêmes  plis  que  j'avais  déjà 
remarqués.  Pendant  ce  temps,  si  rempli  pour  moi,  — une  heure  ou 
un  siècle,  —  rien  en  toi  n'avait  changé  ;  c'était  l'image  de  l'immo- 
bilité que  je  redoutais.  Je  me  retirai  sans  être  entendue.  Par  ma  fe- 
nêtre restée  ouverte,  la  lune  projetait  jusqu'à  mon  lit  un  grand  sil- 
lon lumineux;  j'aspirai  l'air,  et,  plongeant  mes  regards  séduits  sur 
l'horizon  inondé  de  molles  clartés,  l'instinct  du  désert  se  réveilla 
en  moi,  tout  mon  sang  nomade  bondit  dans  mes  veines.  Je  m'enve- 
loppai d'une  mante,  je  descendis  rapidement  ;  la  porte  extérieure 
se  referma  sans  bruit,  j'étais  seule  et  libre. 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


GUILLAUME    A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup,  mars. 

J'ai  peur,  mon  ami,  que  M"*  Flamen  (tu  me  permettras  à  l'avenir 
de  dire  tout  simplement  Flamen  :  c'est  plus  court,  et  de  toi  à  moi 
cela  n'a  point  de  conséquence),  j'ai  peur,  dis-je,  qu'elle  ne  soit  par- 
faite :  or  le  plus  grand  défaut  d'une  femme  selon  moi,  c'est  de  n'en 
point  avoir.  Je  cherche  donc  de  tous  mes  yeux...  S'il  y  a  au  monde 
un  étonnement  dont  on  ait  peine  à  revenir,  c'est  assurément  de 
rencontrer  une  collection  de  grâces  chastes  et  de  vertus  dans  une 
belle  fille  trouvée  au  coin  d'un  bois,  un  beau  soir,  dans  des  cir- 
constances aussi  suspectes  que  romanesques.  Qui  pouvait  s'atten- 
dre à  cela?  En  y  réfléchissant  bien,  c'est  tout  simplement  im- 
possible :  elle  a,  sans  nul  doute,  quelque  tache  secrète,  quelque 
mauvaise  action  à  se  reprocher,  qui  l'ont  jetée  ainsi  en  dehors 
de  toute  voie  et  de  toute  raison;  mais  j'ai  beau  me  creuser  la  tête, 
je  n'imagine  rien,  et  je  ne  puis  m'empêcher  de  l'admirer  sans  scru- 
pule dans  sa  grâce  ingénue.  Elle  est,  je  crois,  la  proie  d'absor- 
bantes pensées  :  remords,  craintes  ou  regrets!  Voilà  ce  qu'il  faut 
découvrir.  Je  lui  ai  remis,  il  y  a  deux  jours,  une  lettre  datée  de 
Londres;  elle  l'a  prise  d'une  main  tremblante,  sans  songer  même  à 
me  remercier,  et  elle  s'est  sauvée  dans  sa  chambre.  Le  soir,  elle 
avait  les  yeux  fatigués,  les  joues  rougies  par  les  larmes.  Nous  n'a- 
vons pas  osé  l'interroger,  et  dès  le  lendemain  elle  avait  repris  son 
calme  et  cette  physionomie  à  part,  mélange  singulier  de  jeunesse 
et  de  gravité,  de  timidité  et  de  fierté,  qui  fait  que  les  yeux  ne  peu- 
vent se  détacher  d'elle,  et  qu'on  reste  des  heures  à  rêver  en  la  re- 
gardant, comme  OEdipe  devant  le  sphinx. 

WALTER     A     FLAMEN. 

La  Saudraie,  mars. 

Qui  m'eût  dit,  quand  je  t'emportais  tout  enfant  dans  mes  bras 
et  que  je  t'élevais  avec  tant  d'amour,  que  tu  me  quitterais  ainsi  un 
jour,  sans  me  faire  pressentir  même  le  coup  que  tu  me  réservais? 
Qui  m'eût  dit  que  tu  me  cacherais  le  lieu  même  de  ta  retraite, 
afin  de  te  soustraire  plus  aisément  à  la  tyrannie  de  mon  amour? 
Qui  m'eût  dit  que  vous  me  traiteriez  un  jour,  Flamen,  sinon  comme 
im  ennemi,  du  moins  comme  un  importun  qu'on  redoute?  Vous 
avez  eu  bien  tort,  en  vérité,  de  prendre  tant  de  soins,  et  vous  me 
connaissez  mal,  si  vous  pensez  que  je  veuille  troubler  malgré  vous 
votre  repos,  ou  que  je  prétende  vous  enchaîner  par  le  souvenir  de 
mes  bienfaits.  Vous  êtes  libre,  et  il  n'était  pas  besoin  d'une  vio- 


FLAMEN.  297 

lente  rupture  entre  nous  pour  acquérir  cette  liberté.  Un  peu  de 
franchise  eût  mieux  valu.  J'étais  digne,  il  me  semble,  d'un  meil- 
leur traitement.  Ah!  ingrate!...  Que  Dieu  vous  pardonne!  Moi,  je 
ne  me  sens  ni  courage  ni  sang-froid  pour  vous  juger.  Adieu,  je 
quitte  cette  Saudraie  que  vous  aviez  choisie  pour  notre  retraite,  et  où 
vous  m'avez  laissé  seul.  Vivez  tranquille  sans  moi,  loin  de  moi,  et 
ne  prenez  souci,  dans  votre  heureuse  jeunesse,  ni  de  l'âge  qui  va 
s' appesantissant  sur  ma  tête,  ni  de  la  cruelle  blessure  que  vous 
m'avez  faite  en  partant.  Excusez  ma  douleur,  qui  ne  sait  ni  se  dé- 
crire ni  se  distraire  :  j'ai  toujours  été  gauche  et  maladroit,  ma  fille; 
mais  je  vous  aimais  bien,  et  vous  m'en  avez  puni. 


GUILLAb'ME    A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup. 

Tu  te  trompes,  mon  ami,  si  tu  crois  que  Flamen  me  fait  oublier 
la  petite  châtelaine  de  la  Prée.  Je  ne  suis  pas  si  ingrat,  et  je  la  vois 
souvent  au  contraire.  C'est  décidément  une  gracieuse  et  fine  per- 
sonne; il  y  a  plaisir  à  engager  la  guerre  avec  elle.  Pourtant  elle 
est  bien  coquette,  et  je  la  trouve  presque  toujours  escortée  d'une 
légion  d'admirateurs,  ce  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  déplaisant  à  la 
longue.  Le  plus  zélé  de  ces  messieurs  s'appelle  M.  Renaud  d'Alons; 
c'est  un  ancien  ami  de  M.  de  Kérangoat,  qui  semble  avoir  de 
grandes  prétentions  à  remplacer  le  défunt.  Depuis  quelques  se- 
maines, il  est  heureusement  en  voyage,  et  je  n'ai  plus  d'autre  rival 
sérieux  qu'un  jeune  capitaine  d'artillerie,  M.  Gaston  de  Lorgis,  mo- 
mentanément détaché  aux  Forges,  et  qui  fait  vaillamment  ses  cinq 
ou  six  lieues  à  cheval  chaque  jour  pour  la  plus  grande  gloire  de  la 
jolie  Lucie.  Celle-ci  partage  du  reste  assez  équitablement  ses  menues 
faveurs  entre  nous  :  chacun  a  sa  part  de  sourires  ou  de  souphs, 
selon  l'heure  et  le  jour;  chacun  a  son  tour  de  victime.  Il  y  a  sur  la 
cheminée  deux  cornets  de  Chine  spécialement  consacrés  à  nos  bou- 
quets :  j'ai  le  cornet  de  gauche,  il  a  celui  de  droite;  tout  est  réglé 
à  l'amiable.  Nos  chevaux  eux-mêmes  reçoivent  leur  morceau  dé 
sucre  d'égale  grosseur,  offert  d'une  main  impartiale;  on  diiait,  à 
nous  voir,  deux  mandarins  jumeaux  du  Céleste-Empire,  destinés  à 
se  faire  éternellement  vis-à-vis.  Heureusement  il  nous  reste  l'espoir 
de  faire  un  peu  pencher  la  balance  dans  le  tête-à-tête;  mais  cha- 
cun de  nous  ne  peut  constater  que  son  propre  succès,  et  j'en  suis 
enc(^re  réduit  à  souhaiter  que  M.  de  Lorgis  ne  soit  pas  plus  heureux 
que  moi. 

M'"*^  de  Kérangoat  est  une  vraie  Parisienne  égarée  en  province, 
une  de  ces  petites  machines  compliquées  comme  vous  les  aimez  là- 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bas  :  caressante  et  froide,  tyrannique,  rusée,  légère,  quoique 
prude,  fausse  par  instinct,  sincère  par  calcul,  tendre  quelquefois, 
mais  rarement  fidèle,  d'autant  plus  séduisante  qu'elle  inspire  plus 
de  soupçons,  d'autant  plus  redoutable  qu'on  ne  peut  prendre  le 
danger  au  sérieux.  Telle  qu'elle  est,  je  la  trouve  charmante,  et  je 
le  lui  dis,  avec  ou  sans  M.  de  Lorgis. 

Hier  c'était  sa  fête,  et  j'ai  couru  chez  elle  dès  le  matin,  espérant 
bien  la  trouver  seule;  mais  du  premier  coup  d'œil  j'ai  aperçu  le 
cheval  de  M.  de  Lorgis,  que  le  vieux  jardinier  menait  à  l'écurie. 
J'ai  jeté  avec  humeur  la  bride  de  Rocko  sur  le  bras  d'Antoine  (celui 
de  ses  bras  sans  doute  qui  n'est  pas  voué  au  service  de  mon  rival), 
et  je  suis  entré  au  salon,  où  le  jeune  capitaine  feuilletait  de  la  mu- 
sique en  attendant  Lucie.  Nous  avons  échangé  quelques  mots  avec 
cette  politesse  sans  grâce  de  gens  qui  n'ont  aucun  plaisir  à  se  voir. 
Au  bout  de  vingt  minutes  qui  m'ont  semblé  bien  longues,  M'"^  de 
Kérangoat  nous  a  fait  dire  qu'elle  était  victime  d'une  atroce  mi- 
graine et  qu'elle  ne  pouvait  nous  recevoir.  Nous  nous  sommes  re- 
gardés d'un  œil  soupçonneux,  puis,  après  quelques  minutes  d'hé- 
sitation, nous  sommes  partis  du  même  pas  et  la  tête  fort  basse. 
Gomme  je  sortais  du  salon,  Victorine,  la  femme  de  chambre,  m'a 
tiré  à  part  pour  me  dire  à  l'oreille  que  sa  maîtresse  espérait  être 
mieux  dans  la  soirée,  et  qu'elle  me  priait  de  revenir  :  c'était  un 
espoir,  presque  un  rendez-vous;  je  suis  parti  triomphant,  et,  comme 
les  natures  généreuses  aiment  à  faire  profiter  les  autres  de  leur 
bonheur,  j'ai  gracieusement  otfert  à  M.  de  Lorgis  de  le  reconduire 
jusqu'aux  Forges.  Il  a  reçu  mes  avances  en  galant  homme,  fort 
sensible  aux  bons  procédés;  mais  il  n'a  voulu  accepter  mon  offre 
que  jusqu'à  Ploërmel,  où  il  devait  passer  le  reste  de  la  journée. 

Nous  avons  vécu  en  très  bonne  intelligence  pendant  une  heure 
ou  deux,  et  nous  nous  sommes  séparés  fort  bons  amis.  J'ai  fait 
quelques  visites  en  attendant  l'heure  fixée  par  Lucie,  puis  vers  le 
soir  j'ai  repris  à  toute  bride  le  chemin  de  la  Prée. 

Cette  fois  c'est  Lucie  elle-même  que  j'ai  vue  tout  d'abord  à  tra- 
vers la  fenêtre  éclairée  du  salon,  soulevant  le  rideau  de  mousseline 
et  appuyant  sa  jolie  tête  aux  vitres  pour  me  voir.  Combien  cette 
arrivée  différait  de  celle  du  matin!  Je  l'ai  remerciée  avec  effusion, 
et  je  me  suis  assis  près  d'elle,  doucement  pénétré  par  le  charme  de 
son  accueil  et  par  la  moiteur  parfumée  du  salon. 

—  Venez  vite  que  je  vous  gronde,  a-t-elle  dit  en  me  montrant 
sur  la  cheminée  ma  potiche  magnifiquement  couronnée  d'un  bou- 
quet de  camélias  blancs  que  j'avais  commandé  pour  elle  à  Paris. 
Croyez- vous  donc,  monsieur,  que  ces  coûteuses  folies  prouvent 
mieux  votre  souvenir  qu'un  brin  de  bruyère  cueilli  le  long  du  che- 
min?—  Elle  semblait -radieuse ,  et  ses  reproches  me  remerciaient. 


FLAMEN.  299 

D'un  regard  rcapide,  je  m'étais  d'abord  assuré  que  sur  la  potiche 
rivale  ne  brillait  pas  la  plus  mince  fleurette  :  je  l'aurais  peut-être 
fait  méchamment  remarquer,  lorsqu'un  bruit,  un  bruit  abhorré,  est 
venu  arrêter  l'épigramme  sur  mes  lèvres.  C'était,  à  n'en  pouvoir 
douter,  le  pas  d'un  cheval  dans  la  cour;  en  même  temps  une  voix 
bien  connue  m'a  ôté  mes  dernières  illusions.  —  Encore  M.  de  Lor- 
gis!  C'est  trop  fort.  Le  recevrez-vous,  madame? 

—  Mais  certainement. 

—  Vous  l'attendiez? 

—  Sans  doute,  je  l'attendais.  Cela  vous  étonne? 

—  Pourquoi  m'étonnerais-je?  Il  vient  sans  doute  chaque  soir. 

—  Il  vient  quand  il  me  plaît. 

—  Avouez  que  c'était  pour  lui  que  vous  vous  penchiez  à  la  fenêtre 
tout  à  l'heure.  Cet  aimable  empressement,  dont  je  vous  savais  si 
bon  gré... 

—  Cet  aimable  empressement  était  pour  le  premier  venu...  Une 
pauvre  femme  qui  s'ennuie!...  Songez  donc  à  cela! 

—  Et  moi  qui  me  flattais  de  passer  cette  soirée  seul  avec  vous, 
et  qui  me  promettais  tant  de  bonheur... 

—  Vous  étiez  fort  présomptueux,  et  vous  êtes  justement  puni. 
M.  de  Lorgis,  en  entrant,  a  déposé  sur  les  genoux  de  Lucie  une 

véritable  gerbe  de  fleurs;  puis  il  m'a  salué  avec  aisance,  sans  té- 
moigner ni  surprise  ni  dépit... 

Ah!  mon  ami,  V éternel  féminin  est  de  tout  temps  et  de  tout 
pays,  et  les  landes  de  Bretagne  n'en  préservent  point. 

WALTEU    A    FLAMF,^'. 

Tubingue,  mars. 

A  quoi  bon  lutter  plus  longtemps  et  me  meurtrir  le  cœur  par  une 
rudesse  contre  nature?  J'ai  besoin  de  te  parler,  mon  enfant,  et  be- 
soin de  t' entendre.  Voilà  cinq  semaines  que  nous  sommes  séparés, 
et  j'ai  employé  ce  temps  à  m'interroger  sévèrement,  à  lire  et  à  re- 
lire ta  lettre,  à  m'étonner  de  ce  que  ton  âme  contient  de  choses 
que  j'ignorais,  à  m'accuser  de  n'avoir  su  ni  voir  ni  prévoir.  A  quoi 
donc  sert  la  science,  si  elle  est  inutile  à  ceux  que  nous  aimons? 
Ah!  Flamen,  je  t'ai  donc  bien  mal  aimée,  puisque  tu  as  tant  souf- 
fert près  de  moi!  Comment  as-tu  pu  me  devenir  en  si  peu  de  temps 
complètement  étrangère,  toi  que  j'ai  élevée,  qui  as  vécu  et  grandi 
près  de  moi?  Et  quand  nous  avons  cessé  de  penser  et  de  sentir  en 
commun,  comment  se  fait-il  que  je  ne  m'en  sois  pas  aperçu? 

Hélas!  mon  enfant,  j'ai  peur  d'avoir  été  égoïste  sans  le  vouloir, 
de  m'être  conduit  comme  un  tyran,  sans  même  le  soupçonner;  ne 
t'ai-je  pas  imposé  avec  une  implacable  sérénité  ma  vie,  —  ce  qui 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

me  semblait  le  bonheur,  sans  me  demander  si  pour  toi  il  n'y  en 
avait  pas  d'autre  ?  Pauvre  gazelle,  créée  pour  les  libres  espaces  et 
la  lumière,  je  t'ai  enchaînée  à  la  vie  austère,  obscure  d'un  vieux 
hibou  tel  que  moi!  C'est  de  là  qu'est  venu  tout  le  mal,  je  le  vois 
maintenant;  mais  qu'aurais -je  pu  faire  pour  être  plus  sage?  Les 
inepties,  les  futilités  du  monde  t'auraient  déplu  autant  qu'à  moi, 
et  ton  âme  y  serait  morte  d'ennui  aussi  sûrement  que  dans  les 
mains  du  vieux  Walter.  Étions-nous  donc  fatalement  destinés  à 
souffrir  l'un  par  l'autre  et  à  nous  séparer  un  jour?  Je  ne  puis  le 
croire;  tu  me  reviendras,  je  l'espère,  mais  quand?  dans  quelles  cir- 
constances?... Retrouverons-nous  jamais  ce  que  nous  avons  perdu? 

Il  s'est  fait  à  la  lecture  de  ta  lettre  une  lumière  dans  mon  esprit, 
dont  je  veux  t' éclairer  à  ton  tour.  J'ai  tenté  d'abord,  je  l'avoue,  de 
fermer  les  yeux  pour  ne  pas  voir,  car  il  y  a  dans  le  cœur  de 
l'homme  des  abîmes  d'égoïsme;  mais  je  suis  voué  depuis  trop  long- 
temps au  culte  désintéressé  de  la  vérité  pour  que  cette  faiblesse  ait 
été  durable.  Pourquoi  nous  tromper  l'un  et  l'autre?  Ma  pauvre  Fla- 
men,  tu  n'as  pas  d'amour  pour  moi. 

Le  naïf  enthousiasme  de  ton  enfance,  que  tu  prenais  pour  de  l'a- 
mour, ne  te  suffit  plus.  J'avais  bien  prévu  autrefois  qu'il  en  serait 
ainsi;  mais  plus  tard  je  l'ai  oublié.  Après  avoir  souri  d'abord  à  la 
pensée  d'être  ton  mari,  j'en  suis  venu  à  trouver  cette  idée  toute 
simple  et  naturelle,  et  par  un  juste  châtiment  de  ma  folie,  à  me- 
sure que  tu  te  détachais  des  liens  imprudens  qu'avaient  noués  tes 
mains  d'enfant,  je  m'y  enlaçais  plus  fortement,  et  je  confiais  ma 
vie  à  ces  nœuds  fragiles  avec  une  niaise  et  coupable  sécurité. 

A  bien  y  penser,  après  tout,  je  n'ai  rien  d'un  mari,  et  pourvu 
que  tu  m'aimes,  je  ne  serai  point  à  plaindre.  Grâce  au  ciel,  la  ten- 
dresse qui  nous  unit  est  trop  pure  et  trop  élevée  pour  qu'il  m'en 
coûte  de  t' appeler  ma  fille. 

Cependant,  chère  enfant,  il  est  bon  peut-être  que  nous  restions 
quelque  temps  séparés,  pour  que  s'efface  plus  vite  et  à  jamais  la 
trace  de  mes  folles  espérances.  Il  faut,  quand  nous  nous  reverrons, 
qu'il  n'y  ait  entre  nous  ni  contrainte  ni  appréhension,  rien  qu'une 
mutuelle  confiance,  et  de  ma  part  un  dévouement  sans  bornes. 

Reste  près  de  ceux  qui  t'ont  recueillie;  je  les  crois  dignes  de  la 
tâche  qui  leur  est  échue.  M"^  d'Elleven  est  une  personne  de  bonne 
naissance  et  de  bonne  éducation.  C'est  une  belle  âme,  quoique  son 
intelligence  soit  assez  bornée  et  un  peu  étroitement  attachée  aux 
formes  sensibles  que  revêt  la  religion  dans  les  cœurs  simples.  Elle 
sera  pour  toi  d'un  commerce  bienfaisant,  car  elle  a,  pour  s'élever 
au-dessus  du  vulgaire,  les  deux  ailes  dont  parle  un  livre  qu'elle 
doit  aimer  :  «  la  simplicité  et  la  pureté.  »  Si  tu  n'étais  aussi  forte- 
ment prémunie  par  ta  vie  passée  contre  les  prestiges  de  la  piété 


FLAMEN.  301 

mystique,  je  redouterais  peut-être  son  influence;  mais  ceci  ne  peut 
être  à  craindre. 

Il  y  a  tout  près  d'elle  un  péril  d'une  autre  nature  contre  lequel 
je  dois  te  mettre  en  garde  :  c'est  son  neveu,  le  comte  de  Landisac. 

Je  vais  en  deux  mots  te  faire  son  portrait  et  son  histoire.  C'est 
un  homme  de  trente  ans,  d'une  physionomie  distinguée  et  d'un  ca- 
ractère léger.  Maître  de  lui-même  et  d'une  grande  fortune  à  dix- 
huit  ans,  il  a  traîné  sa  jeunesse  à  travers  les  dissipations  les  moins 
excusables,  sans  réussir  pourtant  à  perdre  un  vieux  fonds  d'honneur 
et  de  droiture  qu'il  tient  de  sa  race.  Maintenant  il  est  ruiné,  grâce 
à  son  insouciance,  à  sa  prodigalité  et  aux  menées  de  ses  dignes 
amis,  qui  l'ont  exploité;  mais,  trop  fier  pour  se  plaindre  ou  accuser 
les  autres,  il  supporte  dignement  sa  nouvelle  fortune.  C'est  un  de 
ces  beaux- fils  à  grandes  prétentions  dont  le  moyen  âge  faisait  d'in- 
solens  pourfendeurs,  et  que  notre  société  moderne  relègue  dans 
une  humiliante  oisiveté.  Au  lieu  de  guerroyer  à  travers  le  monde 
à  la  poursuite  de  la  fortune  et  des  plaisirs,  ils  s'amusent  sans  bruit 
et  acquittent  bourgeoisement  les  frais.  Ils  ne  pensent  pas,  ne  lisent 
pas,  ne  travaillent  pas;  ils  évaporent  leur  âme  en  fumée  de  cigares, 
mais  ils  ont  des  cravates  du  plus  haut  goût,  et  ils  méritent  bien  de 
rencontrer  au  déclin  de  leur  carrière  une  grosse  dot  qui  répare  à 
propos  la  brèche  de  leur  fortune. 

M.  de  Landisac  pourtant  est  un  des  moins  mauvais  de  ces  inu- 
tiles :  il  a  rempli  dans  son  département  les  fonctions  de  conseiller- 
général,  qui  n'exigent,  à  vrai  dire,  ni  beaucoup  d'idées,  ni  beau- 
coup de  talent,  ni  même  une  instruction  approfondie;  mais  il  faut 
lui  savoir  gré  de  cet  effort.  Il  est  de  plus  sur  le  point  de  se  marier 
avec  une  jeune  veuve  des  environs,  aussi  pauvre  que  lui,  et  cela  lui 
fait  honneur. 

Tu  vois,  mon  enfant,  que  je  connais  ceux  qui  t'entourent  aussi 
bien  et  même  beaucoup  mieux  que  toi.  As-tu  pu  croire  vraiment  que 
j'attendrais  ton  bon  plaisir  pour  savoir  quelque  chose  sur  ce  qui  te 
touche?  Butler  heureusement  a  eu  pitié  de  moi.  Je  me  suis  rendu 
dans  le  coin  de  terre  que  tu  habites,  cherchant,  interrogeant,  fai- 
sant des  enquêtes.  Je  me  suis  approché  de  ta  demeure,  j'ai  erré 
dans  les  bois  qui  t'entourent;  j'espérais  t' apercevoir  de  loin  peut- 
être,  et  je  ne  pouvais  me  résoudre  à  quitter  la  région  où  tu  res- 
pires. J'ai  contemplé  l'horizon  que  voient  tes  yeux,  je  me  suis  pé- 
nétré des  impressions  que  tu  dois  ressentir,  j'ai  tout  gravé  dans 
mon  souvenir.  Ah!  qu'il  m'était  pénible  de  penser  que  tu  avais 
cherché  un  refuge  contre  moi  dans  cette  maison  étrangère,  accepté 
de  si  humbles  fonctions  pour  mieux  fuir  le  joug  léger  que  t'impo- 
sait ma  tendresse!  Mais  ne  parlons  pas  de  cela;  je  t'affligerais,  et 
ce  n'est  pas  mon  dessein. 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  a  dans  la  longue  avenue  de  châtaigniers  qui  mène  au  village 
de  Tréhoranteuc  un  petit  sentier  inégal  que  la  bruyère  envahit  à 
moitié.  Je  l'ai  suivi  lentement  :  j'espérais  trouver  sur  la  terre  hu- 
mide la  trace  de  tes  petits  pieds.  Ne  ris  pas  de  ce  vieil  enfant,  si 
faible  dans  sa  tendresse.  Je  suis  resté  jusqu'au  soir,  errant  seul 
autour  du  logis  silencieux,  dont  le  froid  et  la  pluie  tenaient  les 
hôtes  enfermés.  Vers  la  nuit,  une  lumière  a  paru  à  la  fenêtre  du 
premier  étage  qui  ouvre  sur  la  terrasse  de  la  verandah;  je  me 
suis  figuré  que  tu  étais  là,  que  tu  pensais  à  moi  peut-être...  Ah! 
petite  Flamen,  que  j'ai  tenue  tout  enfant  et  toute  faible  dans  mes 
bras,  comme  tu  t'es  emparée  du  pauvre  Walter!  Cet  esprit  puissant, 
comme  disent  mes  disciples,  ce  rude  travailleur,  il  lui  faut,  pour 
se  soutenir,  le  bras  fragile  d'un  enfant!  Est-ce  assez  d'humiliation, 
dis-moi?  Ton  grand  docteur  se  fait-il  assez  petit?  Eh!  mon  Dieu! 
depuis  que  tu  m'as  quitté,  je  n'ai  su  ni  lire  ni  penser;  les  louanges 
des  uns,  les  attaques  même  de  mes  ennemis,  m'ont  trouvé  insen- 
sible. Ce  qui  devrait  m'ôtre  sacré  plus  que  toute  chose  au  monde, 
le  progrès  de  la  lumière  dans  l'esprit  humain,  a  cessé  de  m'inté- 
resser.  Mais  c'est  trop  de  lâcheté  ;  il  ne  sera  pas  dit  que  mes  pro- 
pres soucis  ont  pu  étouffer  la  plainte  de  l'humanité  plongée  dans 
les  ténèbres;  la  science  est  un  apostolat  :  on  ne  peut,  à  son  gré, 
prendre  ou  déposer  le  fardeau.  C'est  l'honneur  et  le  tourment  des 
âmes  choisies  pour  cette  haute  mission  de  ne  pouvoir  épuiser  en 
paix  leurs  joies  ou  leurs  douleurs,  comme  d'autres  plus  obscurs  et 
plus  heureux.  Le  temps  de  la  faiblesse  est  passé  :  tu  n'entendras 
désormais  sortir  de  mes  lèvres  ni  plaintes  ni  regrets. 


FLAMEN    A     WALTER. 


La  Haie-au-Loup,  avril. 

Ne  me  dis  plus  avec  cette  conviction  qui  me  désespère  que  je  ne 
t'aime  pas,  que  je  n'ai  pas  d'amour.  Qu'est-ce  donc  que  l'amour, 
sinon  cette  tendresse  profonde,  unique,  constante,  qui  a  commencé 
avec  ma  vie,  et  qui  ne  saurait  finir?  Qu'est-ce  donc  si  ce  n'est  ce 
mélange  inexprimable  de  reconnaissance  et  d'admiration,  cette  vive 
sympathie,  cette  douce  chaîne  de  souvenirs  qui  me  lie  à  toi?  Est-il 
vrai  qu'il  y  ait  un  sentiment  plus  puissant,  et  qu'un  étranger,  un 
inconnu  d'hier,  puisse  jamais  prendre  dans  mon  cœur  la  place  qui 
t'appartient,  ou  seulement  la  partager  avec  toi?  Ah!  Walter,  tu  ne 
le  crois  pas,  j'en  suis  sûre. 

Je  n'ai  pu  m' empêcher  de  rire  en  lisant  le  passage  que  tu  con- 
sacres à  M.  de  Landisac,  et  en  voyant  la  peine  que  tu  te  donnes 
pour  me  mettre  en  garde  contre  lui.  Crains-tu  donc  que  je  n'aille 


FLAMEN.  303 

l'aimer?  Rassure-toi,  il  est  trop  différent  de  ce  que  je  souhaiterais 
qu'il  fût,  si  je  m'intéressais  à  lui.  C'est  un  homme  du  monde,  un 
aimable  imitile,  comme  tu  le  dis  fort  bien  ;  ses  journées  se  succè- 
dent sans  qu'il  y  ait  place  dans  aucune  d'elles  pour  une  heure  vrai- 
ment sérieuse.  J'avais  pourtant  d'abord  espéré  mieux  :  son  front 
large,  ses  yeux  où  je  ne  sais  quelle  mélancolie  se  cache  avec  peine 
sous  l'orgueil  du  regard,  une  sorte  de  grâ,ce  hautaine  dans  les  ma- 
nières, tout  cela  m'avait  fait  illusion;  mais  ce  n'est  qu'apparences, 
et  je  vois  mieux  maintenant.  Des  romans,  des  journaux,  des  livres 
d'histoire  contemporaine,  voilà  le  fond  de  ses  lectures;  le  cheval, 
la  chasse,  les  visites,  voilà  le  fond  de  sa  vie.  D'ailleurs  ne  va-t-il 
pas  se  marier?  Cela  doit  couper  court  à  tes  inquiétudes. 

Ma  vie  est  fort  douce;  tout  le  monde  est  plein  d'égards,  et  M"^  d'El- 
leven  me  témoigne  plus  assurément  qu'une  bienveillance  ordinaire. 
Aussi  je  l'aime  déjà  beaucoup  ;  elle  est  admirablement  bonne  et 
pieuse,  et  je  l'admire  en  lui  portant  envie.  Si  son  intelligence  a  un 
peu  perdu  en  largeur,  elle  s'est  en  revanche  élevée  par  l'habitude 
de  penser  au-dessus  de  la  terre  et  de  tendre  toujours  en  haut.  Elle 
a  une  foi  profonde  et  rayonnante,  sans  ombres  ni  défaillances,  qui 
impose  le  respect.  Je  lui  fais  la  lecture  à  voix  haute,  et  bien  que  ce 
soit  une  fatigue  parce  qu'elle  est  très  sourde,  je  ne  lis  pas  sans 
plaisir  et  sans  émotion  ces  livres  de  piété,  si  souvent  parcourus, 
médités,  baignés  de  larmes  peut-être,  car  bien  des  pages  sont 
presque  effacées  soit  par  le  frottement  des  doigts,  soit  autrement. 
Quand  M""  d'Elleven  est  là,  près  de  moi,  m'écoutant  recueillie, 
quand  je  vois  ses  mains  qui  se  joignent  par  un  mouvement  habituel 
de  ferveur  et  ses  yeux  qui  s'élèvent  lentement  vers  le  ciel  avec 
une  inexprimable  expression,  je  suis  prête  à  me  jeter  à  genoux  et  à 
dire  :  Moi  aussi,  je  voudrais  aimer,  prier  et  croire...  Pourquoi,  nous 
qui  cherchons,  n'avons-nous  pas  trouvé  cette  paix,  cette  foi,  ce  point 
stable  dans  l'immensité  mouvante?  Pourquoi  ne  pouvons-nous,  ainsi 
que  d'autres,  nous  tenir  là  d'une  prise  assurée,  sans  souci  de  ce 
qui  passe  et  disparaît,  renaît  et  meurt  dans  le  monde  des  choses 
comme  dans  le  monde  de  l'esprit?  Réponds,  VValter;  donne-moi 
quelque  bonne  parole.  Maître  aimé,  abandonnes-tu  ton  élève  ?  Mon 
exaltation  t'a  effrayé  peut-être;  mais  je  suis  calme  maintenant... 
Le  changement  d'existence,  la  distraction,  le  repos  d'esprit,  ont  tué 
l'hallucination  de  la  fièvre.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  respiré 
aussi  légèrement.  Si  tu  étais  là,  près  de  moi,  si  je  voyais  ton 
bon  sourire  distrait,  si  étonné  de  lui-même,  mon  bonheur  serait 
complet.  Il  m'est  si  doux  de  n'avoir  plus  de  secrets  pour  toi,  d'être 
assurée  que,  bonne  ou  mauvaise,  tu  me  connais  telle  que  je  suis. 
Depuis  ta  dernière  lettre,  il  me  semble  que  je  t'ai  retrouvé  après 
un  long  péril,  et  dans  ma  joie  j'adresse  d'involontaires  sourires  à 


oO/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ma  chambrette,  au  ciel  gris  que  j'aperçois  par  la  fenêtre,  aux  arbres 
mouillés  de  pluie  qui  se  secouent  tristement  dans  l'avenue. 
Walter,  je  suis  heureuse,  et  je  t'aime. 

GUILLAUME     A     ALBERT.  '" 

La  Haie-au-Loiip,  avril. 

Il  est  bien  vrai,  mon  ami,  que  notre  destinée  entière  est  le  jouet 
souvent  du  plus  futile  hasard.  Certes,  déchirer  son  gant  ou  en  arra- 
cher les  boutons  quand  on  est  prêt  à  sortir,  cela  ne  semble  pas,  à 
première  vue,  un  événement  qui  soit  de  nature  à  modifier  l'exis- 
tence; vois  cependant  ce  qui  peut  en  résulter!  J'allais  à  la  Prée 
tantôt,  lorsqu'au  moment  de  partir  je  me  suis  aperçu  qu'entre  le 
pouce  et  l'index  il  se  faisait  à  mon  gant  une  étroite  ouverture;  le  fil 
de  soie  avait  cédé,  et  la  blessure  s'agrandissait  à  vue  d'œil.  Il  y  a, 
je  crois,  peu  de  caractères  dont  la  philosophie  résiste  à  ces  petites 
taquineries  du  sort;  aussi  j'ai  arraché  avec  humeur  ce  gant  ma- 
lencontreux, et  j'allais  le  jeter  de  côté  lorsque  l'esprit  d'ordre  de 
ma  tante  est  intervenu.  —  Nous  ne  sommes  point  au  boulevard  des 
Italiens  pour  remplacer  ce  que  vous  mettez  au  rebut,  mon  cher 
Guy,  et  deux  points  suffisent...  Flamen,  mon  enfant,  donnez  à  mon- 
sieur mon  neveu  une  leçon  d'économie  en  réparant  le  mal.  Si  j'avais 
de  meilleurs  yeux,  je  vous  épargnerais  cette  peine. 

—  Mais,  chère  tante.  M"''  Flamen  ne  travaille  jamais,  et  je  suis 
sûr  qu'elle  ne  sait  pas  même  enfiler  une  aiguille,  ai-je  dit  en  riant. 

Flamen  a  rougi  et  s'est  résolument  emparée  de  mon  gant. 

—  Cela  ne  doit  pas  être  bien  difficile;  je  ferai  de  mon  mieux. 
Elle  s'est  mise  à  l'œuvre  avec  un  grand  zèle  et  une  plus  grande 

inexpérience  :  je  crois  que  je  n'aurais  pas  été  plus  embarrassé 
qu'elle  de  cette  besogne  ;  seulement  je  m'en  serais  tiré  avec  moins 
de  grâce.  Elle  mettait  évidemment  beaucoup  d'amour-propre  à 
réussir,  et  ses  petits  doigts  fins  et  transparens,  qui  tremblaient  lé- 
gèrement, témoignaient  de  son  application.  Je  regardais  avec  com- 
plaisance cette  charmante  fille  travaillant  pour  moi;  il  me  plaisait 
de  voir  son  attention  et  sa  pensée  reliées  à  moi  par  ce  fil  léger 
qu'elle  tirait  lentement  avec  des  précautions  infinies.  Elle  a  relevé 
la  tête.  —  Sera-ce  bien  ainsi? 

J'ai  pris  le  gant  où  ses  doigts  se  trouvaient  engagés  :  ma  main 
touchait  la  sienne  ;  mais  elle  était  trop  absorbée  par  l'imporLance 
de  son  œuvre  pour  le  remarquer,  et  j'-ai  sournoisement  prolongé 
l'examen. 

—  Ce  sera  trop  bien  :  un  peu  plus  de  largeur  et  de  laisser-aller 
dans  le  coup  d'aiguille. 

—  Essayons  d'un  peu  de  laisser-aller,  a-t-elle  dit  en  riant. 


FLAMEN.  305 

Quand  elle  eut  achevé  son  travail,  sous  prétexte  de  l'examiner, 
j'enveloppai  sa  petite  main  dans  la  mienne,  et  je  la  serrai  douce- 
ment. Cette  fois  elle  la  retira,  non  point,  il  est  vrai,  avec  confu- 
sion ou  vivacité,  mais  tranquillement,  négligemment,  comme  on 
écarterait  sans  y  prendre  garde  un  objet  qui  gêne.  Elle  est  trop 
fière  ou  trop  pure  pour  penser  que  cette  tendre  familiarité  ait  été 
volontaire.  C'est  une  âme  froide  malgré  cette  adorable  beauté  dont 
elle  s'enveloppe,  et  qui  semble  faite  pour  inspirer  et  ressentir  l'a- 
mour :  elle  attend  encore,  comme  la  belle  endormie  des  contes  de 
fées,  le  prince  qui  la  doit  éveiller;  mais  je  crains  que  prince  au 
monde  ne  puisse  triompher  d'un  sommeil  aussi  profond. 

Je  suis  parti  mécontent  d'elle  et  de  moi;  je  lui  en  voulais  de  son 
indifférence,  je  m'en  voulais  de  m'être  exposé  à  la  troubler.  Le 
trajet  de  la  Haie-au-Loup  à  la  Prée  n'a  pas  réussi  à  me  mettre 
d'accord  avec  moi-même.  Il  y  a  dans  le  premier  éveil  du  printemps 
quelque  chose  qui  me  rend  triste  :  cette  forte  et  éternelle  jeunesse 
de  la  nature  me  donne,  avec  un  désir  insatiable  de  bonheur,  la  con- 
viction de  mon  impuissance ,  ce  matin  de  l'année  ressemble  pour 
moi  au  matin  de  chaque  jour;  je  l'accueille  avec  défiance,  et  il 
m'inspire  plus  de  malaise  que  d'espoir. 

J'étais  assez  mal  disposé  en  arrivant  à  la  Prée,  et  le  vieux  Fir- 
min,  qui  venait  à  ma  rencontre,  a  failli  mettre  le  comble  à  mon  hu- 
meur. —  Que  monsieur  ne  se  donne  pas  la  peine  de  descendre,  me 
cria-t-il  ;  madame  ne  recevra  pas. 

—  Est-elle  donc  malade? 

—  Oh!  non,...  mais  elle  n'a  pas  reçu  M.  de  Lorgis;  ainsi... 
Cet  ainsi  impertinent  m'a  mis  hors  de  moi. 

—  Annoncez-moi,  je  vous  prie,  ai-je  dit  en  mettant  pied  à  terre. 

—  Ce  sera  comme  monsieur  voudra;...  mais  je  crois  que  mon- 
sieur prend  une  peine  inutile...  ^e  vois  déjà  monsieur  sur  la  route, 
eh!  eh!  avec  M.  de  Lorgis... 

Bien  lui  en  a  pris  d'être  vieux  et  d'avoir  la  tête  toute  branlante 
sous  ses  cheveux  blancs. 

Au  bout  de  quelques  instans,  il  est  revenu  penaud  :  M'"*  de  Ké- 
rangoat  était  prête  à  me  recevoir.  Je  l'ai  bien  vite  consolé  en  l'en- 
voyant boire  à  ma  santé. 

Lucie,  négligemment  parée,  est  accourue  au-devant  de  moi;  elle 
semblait  tout  imprégnée  des  molles  clartés  d'avril  :  ses  cheveux 
aux  reQets  cuivrés  se  déroulaient  sur  son  cou  en  boucles  savamment 
indisciplinées.  Elle  m'a  entraîné  avec  une  vivacité  joyeuse,  qui  suc- 
cède parfois  à  sa  langueur  habituelle,  dans  ce  petit  salon  du  rez- 
de-chaussée,  dont  j'oublie,  quand  elle  est  là,  l'élégance  fanée  et 
l'impardonnable  désordre.  Elle  s'est  jetée  sur  la  causeuse  en  m'eri- 
TOME  Lvi,  —  1865.  20  "     '■ 


«>U0  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

courageant  d'un  sourire;  j'ai  écarté  du  pied  les  jouets  épars  et  bri- 
sés qui  gisaient  sur  le  tapis,  et  je  me  suis  assis  tout  près  d'elle. 
Son  peignoir  habilement  coupé  laissait  voir,  à  travers  une  ruche  de 
rubans  et  de  dentelles,  la  naissance  des  épaules  et  les  fines  attaches 
du  cou;  la  vie  semblait  bondir  dans  les  veines  déliées  et  bleuâtres. 
Elle  a  bientôt  appelé  son  fils,  qu'elle  tient  ordinairement  éloigné 
d'elle;  elle  l'a  pris  sur  ses  genoux  et  accablé  de  caresses.  L'enfant, 
étonné,  sauvage,  lui  rendait  ses  baisers  d'un  air  distrait  et  faisait 
des  efforts  pour  courir  à  ses  jeux.  —  J'aurais  mieux  aimé  une  fille, 
a-t-elle  dit  en  le  laissant  se  sauver;  les  hommes  ne  savent  pas  ai- 
mer, et  cet  enfant  a  déjà  un  cœur  d'homme  :  il  commande,  il  me- 
nace; s'il  caresse,  c'est  pour  obtenir.  Il  ne  comprend  pas  qu'on  aime 
pour  aimer  et  parce  qu'il  est  doux  d'aimer. 

La  conversation,  commencée  par  un  soupir,  s'égara  bientôt  en 
de  tendres  épanchemens;  Lucie  était  émue,  presque  attendrie,  et 
nos  yeux  s'oubliaient  en  se  regardant.  Pourquoi  le  nierais-je?  j'é- 
tais bien  près  de  l'aimer,  je  l'aimais  peut-être...  Ce  n'était  pas  la 
première  fois  pourtant  que  de  beaux  yeux  me  tentaient  ainsi, 
qu'une  jolie  bouche  murmurait  ces  coquets  mensonges  qui  enga- 
gent imprudemment  l'avenir  sans  tromper  personne.  Ce  n'était  pas  la 
première  fois  qu'une  femme  oisive  jouait  devant  moi  l'invariable  co- 
médie de  l'amour;  mais  l'ombre  même  de  l'amour  est  chose  si  belle 
encore  qu'elle  vaut  bien  qu'on  risque  sans  regret  sa  vie  entière. 

J'avais  sur  les  lèvres  le  mot  qu'elle  attendait,  que  ses  yeux  cher- 
chaient dans  les  miens,  et  si  je  le  retenais  encore,  c'est  qu'elle  fuit 
trop  tôt,  la  minute  divine  où  ce  mot  s'échappe  d'un  cœur  plein  de 
trouble  et  tombe  dans  un  cœur  aussi  troublé  que  lui-même.  Je  te- 
nais sa  main,  je  la  portai  à  mes  lèvres... 

Je  ne  sais  quelle  fatalité  arrêta  en  cet  instant  mes  yeux  sur  la 
trace  légère  laissée  à  mon  gant  par  l'aiguille  de  Flamen  ;  je  revis 
aussitôt  ses  doigts  délicats,  si  gracieusement  inhabiles,  sa  petite 
main  pâle  d'oisiveté,  et  par  une  involontaire  curiosité  je  comparai 
dans  ma  pensée  le  charmant  fantôme  avec  la  main  étroite,  longue, 
blanche,  mais  un  peu  sèche,  que  je  tenais  alors. 

Mon  ami,  malheur  à  la  femme  qui  laisse  se  glisser  dans  l'esprit 
de  son  amant  une  comparaison  à  son  préjudice!  Une  infidélité  vé- 
ritable serait  moins  à  redouter  peut-être  que  ce  petit  travail  de 
destruction  involontaire,  presque  innocent,  qui  s'établit  alors  dans 
le  cœur  le  plus  droit  et  corrompt  à  son  insu  l'âme  la  plus  ingénue. 
11  peut  arriver  que  l'on  voie  cent  fois  deux  personnes  sans  avoir 
l'idée  de  les  comparer  l'une  à  l'autre  :  celle  qu'on  aime  d'ailleurs, 
qu'elle  soit  belle  ou  laide,  est  placée  à  part,  dans  une  région  qui 
doit  rester  inaccessible.  C'est  l'art  souverain  de  la  femme  aimée 
àe  se  maintenir  ainsi  au-dessus  des  nuages;  mais  si  quelque  mé- 


FI.AMEN. 


307 


chant  hasard,  quelque  iuiprudente  curiosité  l'obligent  à  se  mesurer 
avec  une  belle  rivale ,  malheur  à  la  pauvre  femme  !  Le  cœur  est 
impitoyable,  il  consent  à  être  dupe,  mais  il  ne  pardonne  pas  à 
ceux  qui  l'ont  trompé.  Si  jamais  je  me  marie,  ma  femme  n'aura 
pas  d'ami  intime,  non  point  par  un  injurieux  souci  de  mon  hon- 
neur, comme  on  dit  brutalement,  mais  de  peur  qu'en  ouvrant  les 
yeux  un  beau  jour,  ma  femme  ne  s'aperçoive  que  son  ami  est  plus 
aimable,  plus  jeune  ou  simplement  mieux  habillé  que  moi. 

Il  se  peut  que  ces  importantes  pensées  m'aient  absorbé  et  rendu 
distrait,  car  Lucie  m'a  proposé  avec  un  peu  d'humeur  une  prome- 
nade dans  la  charmille;  hélas!  ni  le  gai  soleil  d'avril,  ni  la  mine 
coquette  de  Lucie,  ni  les  reproches  que  je  m'adressais  tout  bas, 
n'ont  pu  faire  renaître  l'inspiration  perdue,  la  douce  ivresse  à  la- 
quelle j'avais  failli  succomber.  Nous  nous  sommes  promenés  assez 
languissamment  dans  les  allées.  Je  me  souviens  pourtant  que  M"""  de 
Kérangoat  a  essayé  de  m'intéresser  par  des  souvenirs  de  sa  jeu- 
nesse et  d'une  vie  qui  ne  lui  a  pas  épargné  les  déceptions;  mais 
je  ne  sais  trop  ce  que  je  répondais,  quand,  arrivée  devant  la  petite 
grille  qui  regarde  vers  l'étang,  elle  l'a  ouverte,  et  je  l'ai  suivie  sans 
défiance.  Tout  à  coup,  retirant  brusquement  la  main  qui  s'appuyait 
sur  mon  bras,  elle  a  fait  un  pas  en  arrière  et  m'a  fermé  la  grille  au 
nez  :  je  me  suis  trouvé  bel  et  bien  mis  à  la  porte.  —  Que  faites- 
vous?  Quoi!  vous  me  quittez? 

—  J'ai  à  écrire  :  on  a  congédié  tantôt  maladroitement  M.  de  Lor- 
gis;  je  veux  lui  envoyer  mes  excuses. 

—  Mais  c'est  impossible!...  Vous  ne  pouvez  pas  me  renvoyer 
ainsi,  madame. 

—  En  vérité!  Qui  donc  m'en  empêchera? 

—  Votre  amitié,  votre  cœur  peut-être... 

—  Mon  cœur,  cher  monsieur,  n'a  rien  à  voir  dans  nos  petites 
affaires. 

—  Songez  que  c'est  presque  me  mettre  à  la  porte... 

—  Vous  en  doutez? 

—  Je  me  vengerai. 

—  J'en  vaux  bien  la  peine;  mais,  en  attendant  que  la  foudre 
m'écrase,  permettez-moi  de  vous  tirer  ma  révérence.  Bonsoir,  mon- 
sieur; dormez  bien. 

—  Ah  !  coquette  !..  —  J'ai  essayé  encore  de  la  toucher,  mais  le  ri- 
dicule de  ma  situation  gênait  mon  éloquence  ;  me  vois-tu  faisant  du 
pathétique  derrière  cette  grille  comme  l'ours  Martin  dans  sa  cagel 
Elle  m'a  ri  au  nez,  et,  parbleu!  ce  n'était  pas  difficile;  à  sa  place, 
j'en  aurais  bien  fait  autant. 

Je  me  suis  lancé  dans  un  furieux  temps  de  galop  du  côté  de  la 
iforêt,  à  l'aventure  et  sans  parti  pris;  le  hasard,  qui  se  mêle  de  hier 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  choses,  m'a  jeté  sur  les  pas  de  M.  de  Lorgis,  qui  regagnait  tris- 
tement les  Forges.  —  Je  viens  de  la  Prée,  ai-je  dit  en  l'abordant. 

—  Vous  n'avez  pas  été  reçu? 

—  Au  contraire,  très  bien  reçu. 

—  Je  vous  félicite,  monsieur,  vous  êtes  bien  heureux. 

—  Mais  par  exemple  on  m'a  congédié,  je  l'avoue,  un  peu  brus- 
quement, et  c'est  vous  qui  en  êtes  cause. 

—  Comment  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  Il  paraît  qu'un  ordre  mal  compris  a  privé  M'"^  de  Kérangoat  de 
votre  visite,  et  elle  m'a  quitté  pour  vous  écrire  ses  regrets. 

—  C'est  une  plaisanterie...  J'ai  attendu  dix  minutes  à  la  grille, 
espérant  qu'on  me  rappellerait. 

—  Je  ne  sais  que  vous  dire....  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  vous  re- 
cevrez demain  au  plus  tard  une  lettre  d'excuses  :  on  me  l'a  formel- 
lement annoncé. 

—  Et  pensez-vous  que,  si  je  retournais  ce  soir,  on  me  recevrait? 

—  J'en  suis  certain. 

—  Merci,  je  vais  tenter. 

Il  a  tourné  bride  et  n'a  pas  tardé  à  disparaître. 

J'ai  regagné  la  Haie-au-Loup,  satisfait  de  ma  vengeance. 

—  Elle  verra,  me  disais-je,  le  cas  que  je  fais  de  ce  rival  dont  elle 
veut  m'effrayer.  —  Mais  après  réflexion,  mon  ami,  je  ne  me  sens 
plus  si  fier  de  mon  invention.  Lucie  était  furieuse  :  sa  colère  aura 
valu  un  bon  accueil  au  jeune  capitaine,  et  il  n'est  pas  homme  à  lais- 
ser fuir  l'occasion.  Le  beau  chef-d'œuvre  que  j'aurai  fait  là,  si  mon 
dépit  n'a  réussi  qu'à  les  rendre  heureux!  Ah!  mon  ami,  j'ai  vrai- 
ment peur  de  l'aimer. 

Tantôt,  comme  je  rentrais  d'une  longue  promenade,  j'ai  trouvé 
M.  de  Lorgis  installé  dans  le  salon,  entre  ma  tante  et  Flamen.  Je 
lui  avais  donné  rendez-vous  pour  examiner  quelques  armes  cu- 
rieuses que  je  possède,  puis  je  n'y  avais  plus  songé.  Il  ne  semblait 
pas  disposé  du  reste  à  me  garder  rancune  de  mon  retard,  car  j'ai 
dû  lui  rappeler  plusieurs  fois  que  j'étais  à  ses  ordres  avant  de  le 
décider  à  prendre  congé  de  ces  dames.  Encore  a-t-il  trouvé  moyen 
de  se  faire  accorder  la  permission  de  revenir. 

—  Ce  jeune  homme  est  de  vos  amis?  m'a  demandé  ma  tante 
après  son  départ. 

—  Je  le  rencontre  souvent;  pourtant  je  ne  puis  dire  qu'il  soit  de 
mes  amis. 

—  C'est  un  très  beau  cavalier. 

—  Il  est  bien  élevé  sans  doute;  mais  je  n'ai  pas  remarqué  qu'il 
fût  si  beau. 

—  Je  vous  assure,  Guy,  que  j'ai  rarement  vu  d'aussi  jolis  traits 
et  une  taille  aussi  élégante;  n'est-ce  pas,  Flamen? 


FLAMEN.  309 

—  Je  l'ai  trouvé  fort  bien... 

—  Oh!  repris-je,  il  n'aura  pas  manqué  l'occasion  d'un  madrigal 
sur  vos  cheveux  blancs  ou  sur  les  yeux  noirs  de  M"''  Flamen. 

—  11  n'a  parlé  que  de  vous,  Guy,  et  il  l'a  fait  en  termes  qu'il 
nous  plaisait  d'entendre. 

—  Est-ce  pour  cela  que  M""  Flamen  l'a  trouvé  si  charmant? 

—  Oui,  monsieur,  c'est  précisément  pour  cela. 
Elle  a  ri  en  me  regardant  bien  en  face. 

Ce  soir,  j'ai  proposé  à  ma  tante  de  faire  sa  partie  de  piquet  :  il  y 
avait  longtemps  que  je  n'avais  eu  cette  complaisance,  et  elle  m'en 
a  témoigné  tant  de  gratitude  que  Flamen  a  voulu  apprendre  ce  jeu, 
afin  de  la  distraire  pendant  mes  absences.  J'ai  donc  passé  ma  soirée 
près  d'elle ,  penché  sur  son  épaule  et  lui  donnant  des  conseils 
qu'elle  saisissait  avec  une  rare  vivacité  :  je  n'ai  pu  m' empêcher  de 
lui  en  faire  compliment. 

—  Je  suis  moins  maladroite  ainsi  que  l'aiguille  à  la  main,  n'est- 
ce  pas?  a-t-elle  dit  en  souriant.  Eh  !  mon  Dieu,  monsieur,  il  ne  faut 
pas  me  savoir  mauvais  gré  de  ma  gaucherie  :  personne  ne  m'a  ja- 
mais avertie  de  ce  qu'une  femme  doit  apprendre.  Mon  excellent  et 
bien  cher  ami  Walter  Marsham  avait  pour  moi  d'autres  soucis,  d'au- 
tres ambitions. 

Je  ne  me  trompais  pas,  mon  ami,  quand  je  croyais  voir  en  elle 
un  rayon  de  l'Orient  :  Walter  Marsham,  le  philosophe  anglais,  dont 
tu  connais,  je  crois,  les  œuvres,  l'a  trouvée  en  Afrique  tout  enfant, 
et  l'a  depuis  élevée  de  son  mieux,  —  à  sa  manière.  On  est  effrayé 
quand  on  songe  à  la  quantité  de  choses  abstraites  et  indigestes  que 
cet  honnête  pédant  a  entassées  dans  cette  jeune  tête;  peu  d'hommes 
ont,  je  crois,  des  connaissances  aussi  variées  que  cette  enfant.  Il 
n'a  pas  réussi  pourtant  à  gâter  son  adorable  simplicité  :  intelligence 
cultivée  à  l'excès  et  cœur  ingénu,  voilà  Flamen  telle  que  je  la 
conçois.  Ce  que  je  ne  puis  comprendre,  c'est  qu'elle  ait  quitté 
M.  Marsham,  qu'elle  semble  aimer  tendrement;  il  y  a  là  quelque 
chose  d'inexplicable.  Quand  ce  problème  s'offre  à  mon  esprit,  je  me 
perds  dans  des  conjectures  et  des  combinaisons  étranges.  C'est  !ce 
qui  m'est  arrivé  ce  soir. 

—  Vous  dormez?  a-t-elle  dit  en  me  touchant  le  bras  du  bout  des 
cartes  qu'elle  battait  machinalement. 

—  Je  ne  dors  pas...  Vous  me  voyez,  mademoiselle,  aux  prises 
avec  une  grosse  tentation. 

—  Une  tentation  ?  Je  devine,  vous  voulez  une  seconde  tasse  de  thé. 

—  Ne  riez  pas,  c'est  sérieux,  il  s'agit  de  vous.  Me  permettez-vous 
de  dire  à  quoi  je  pensais? 

—  Je  le  permets. 

—  Je  me  demandais  comment  il  peut  se  faire  que  vous  ayez 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quitté  un  ami  aussi  parfait  que  M.  Marsham,  et  comment  il  a  pu  se 
résoudre  à  se  séparer  d'une  amie  telle  que  vous. 

Elle  a  hésité  quelque  peu  à  répondre.  —  Soyez  sûr,  monsieur, 
a-t-elle  dit  en  relevant  la  tête,  que  si  je  ne  raconte  pas  cette  partie 
de  mon  histoire,  c'est  qu'elle  ne  me  fait  pas  honneur. 

—  Je  l'avais  déjà  pensé. 

—  Vraiment!  Qu'avez-vous  supposé? 

—  Oh!  rien;...  j'aurais  craint  de  vous  manquer  de  respect. 

—  Voilà  qui  est  bien  dur  !  —  Son  regard  s'est  animé,  et  elle  m'a 
regardé  avec  émotion.  — J'ai  tenté,  il  est  vrai,  une  action  hardie, 
un  coup  de  tête  désespéré;  mais  je  n'ai  fait  aucun  mal,  croyez-le, 
monsieur. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  compris;  j'ai  voulu  dire  que  toute  sup- 
position, si  innocente  qu'elle  fût,  me  semblait  encore  injurieuse 
quand  il  s'agit  de  vous. 

Elle  est  restée  préoccupée,  et  plusieurs  fois  j'ai  surpris  dans  la 
soirée  ses  yeux  arrêtés  sur  moi. 

eUILLAUME    A    ALBERT. 

La  Haie-au-Loup,  l*^""  mai. 

La  colère  de  Lucie  me  semblait  si  certaine  et  si  légitime  que  je 
me  suis  prudemment  abstenu  de  paraître  à  la  Prée  pendant  quel- 
ques jours.  Je  commençais  pourtant  à  regretter  les  griffes  élégantes 
de  ma  charmante  ennemie,  et  je  méditais  quelque  diplomatique 
rentrée  en  grâce,  quand  un  petit  billet  parfumé  m'est  arrivé  hier  et 
a  prévenu  mes  bonnes  résolutions. 

«  Ne  pensez-vous  pas  que  les  giboulées  d'avril  n'ont  aujourd'hui 
plus  d'excuse?  Venez  vite  me  consoler  de  ce  beau  soleil  qui  éclaire 
si  cruellement  ma  solitude.  »  Telle  est  la  petite  prose  quintessenciée 
qui  m'a  fait  courir  d'un  bond  à  la  Prée.  Je  suis  arrivé  aussi  rayon- 
nant que  le  soleil,  et  j'ai  été  mieux  accueilli  que  lui.  Lucie  s'est 
montrée  gracieuse,  enjouée,  tendre,  soumise;  elle  a  ri,  elle  a  pleuré, 

—  non  pas  assez  cependant  pour  rougir  ses  beaux  yeux.  Elle  m'a 
même  avoué  qu'elle  s'était  ennuyée  à  mourir  ces  derniers  jours,  et, 
comme  je  nommais  M.  de  Lorgis,  elle  a  eu  un  sourire  indéfinissable. 

—  C'est  un  gentil  garçon,  meilleur  que  vous,  Guillaume  (elle  m'a 
appelé  Guillaume).  Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  le  pauvre  gar- 
çon m'aime  véritablement.  —  Ses  yeux  et  son  sourire  immolaient  à 
mes  pieds  l'amour  de  M.  de  Lorgis  et  M.  de  Lorgis  lui-même. 

Qu'aurais-tu  fait?  je  te  le  demande;  mais  toi,  tu  es  un  musée  de 
vertus  surnaturelles  :  tu  aurais  boutonné  ta  redingote  jusqu'au 
menton,  et  tu  te  serais  mis  en  garde,  les  yeux  fermés  et  les  poings 
aussi.  Je  suis  moins  farouche,  et  si  je  ne  me  suis  pas  livré  pieds  et 


FLAME\.  311 

poings  liés  à  l'enchanteresse,  ce  n'est  qu'à  grand'peine  et  non  sans 
quelque  dommage  :  nous  sommes  sur  la  limite  indécise  qui  sépare 
la  chasse  en  plein  champ  de  la  chasse  réservée.  Lucie  m'attire,  elle 
me  plaît,  et  je  l'aime  sans  doute,  puisqu'à  chaque  instant  je  suis 
sur  le  point  de  le  lui  dire.  Si  parfois  je  la  juge  sévèrement,  je  ne 
puis  cependant  me  passer  d'elle  :  ses  défauts  m'amusent,  sa  gen- 
tillesse me  charme.  Ne  serait-il  pas  temps  d'ailleurs  d'en  finir  avec 
ce  vagabondage  du  cœur  qui  n'a  plus  à  mon  âge  ni  grâce  ni  excuse? 

Même  jour. 

Je  viens  de  rentrer  par  une  pluie  battante  :  les  giboulées  n'ont 
pas  dit  leur  dernier  mot.  On  me  remet  ta  lettre  :  tu  te  maries!  tu 
aimes,  tu  es  aimé!...  Heureux  Albert,  ne  demande  plus  rien  à  la 
vie,  ta  vertu  a  reçu  sa  récompense.  Grains  de  désirer  maintenant; 
que  les  beaux  yeux  de  ta  Louise  ferment  à  jamais  ton  horizon  !  C'est 
dans  une  soirée  comme  celle-ci,  quand  la  pluie  et  la  grêle  battent 
les  murailles,  quand  le  vent  secoue  impatiemment  les  volets,  c'est 
alors  qu'il  fait  bon  être  deux  près  de  la  flamme  joyeuse,  dans  un 
petit  salon  bien  chaud  et  bien  clair.  C'est  ainsi  que  vous  êtes  tous 
les  deux  peut-être,  penchés  l'un  vers  l'autre,  les  mains  dans  les 
mains  :  nulle  inquiétude,  nul  remords  entre  vous.  Vous  pouvez 
sans  trembler  voir  venir  le  lendemain.  L'avenir  est  à  vous,  heureux 
amis,  heureux  Albert  ! 

Comme  le  bonheur  doit  te  rendre  grave,  toi  qui  n'as  jamais  su 
rire!  Il  me  semble  te  voir...  Et  ta  jeune  femme!...  Grande,  élan- 
cée, fine  et  robuste  à  la  fois,  avec  d'épaisses  ondes  de  cheveux  noirs 
et  des  yeux  rêveurs  qui  pénètrent  comme  une  molle  flamme  jus- 
qu'au cœur...  Mais  qu'est-ce  que  je  dis  là?  Tu  m'as  fait  le  portrait 
de  ta  Louise  :  elle  est  blonde  et  fraîche  comme  l'épine  fleurie.  Je 
rêve  vraiment,  ou  plutôt,  sans  y  prendre  garde,  je  peins  Flamen, 
qui  est  là  devant  moi... 

Ah!  mon  ami,  si  cette  charmante  fille  n'était  pas  si  étrangement 
enveloppée  de  mystère,  si  elle  avait  un  passé  limpide  comme  la 
fontaine  de  Baranton,  un  état  civil  régulier,  un  brave  homme  de 
père  qui,  au  lieu  de  lui  donner  une  éducation  de  libre  penseur,  lui 
aurait  appris  avant  toute  chose  à  croire  en  Dieu  et  à  aimer  son 
mari,  c'est  à  elle  qu'il  serait  doux  de  confier  son  bonheur!...  Hé- 
las! pourquoi  ne  peut-on  cueillir  les  étoiles  comme  les  fleurs  de 
nos  jardins? 

P.  Albane. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n".) 


UN    PRÉJUGÉ 

SUR  L'ART  ROMAIN 


Si  les  premiers  siècles  de  l'histoire  romaine  sont  obscurs,  les 
Romains  ont  singulièrement  contribué  à  accroître  cette  obscurité. 
Les  récits  de  leurs  annalistes  sont  souvent  invraisemblables  ;  des 
mensonges  dictés  par  un  faux  orgueil  cachent  les  sources  et  eiïa- 
cent  les  traces  du  passé.  L'archéologij  a  fait  surgir  du  sol  des 
ruines  et  des  preuves  irrécusables;  elle  a  redi^îssé  le  témoignage 
des  hommes  par  le  témoignage  indirect ,  mais  incontestable  des 
monumens.  Elle  est  appelée  à  prêter  à  l'histoire  un  concours  cha- 
que jour  plus  efficace,  puisqu'elle  pénètre  chaque  jour,  par  ses  dé- 
couvertes, au  sein  de  la  civilisation  étrusque  et  de  la  civilisation 
primitive  des  Romains. 

Un  des  préjugés  historiques  les  plus  enracinés,  parce  que  les  au- 
teurs latins  l'ont  unanimement  répandu,  s'étend  sur  une  période  de 
cinq  cents  années  et,  pour  ainsi  dire,  sur  l'art  romain  tout  entier. 
Comment  la  postérité  n'aurait-elle  pas  cru  un  peuple  qui  s'accusait 
lui-même  en  disant:  «  Pendant  cinq  siècles,  nous  avons  été  sans  arts, 
grossiers,  ennemis  du  beau;  nous  avons  méprisé  les  artistes,  et  nos 
mains  rudes  n'ont  manié  que  les  armes  ou  la  charrue?  C'est  la  Grèce 
qui  nous  a  initiés  à  des  jouissances  délicates;  c'est  elle  qui  nous  a 
envoyé  ses  architectes  et  ses  sculpteurs;  c'est  elle  qui  a  rempli  Rome 
de  ses  dépouilles,  qui  étaient  autant  de  chefs-d'œuvre  :  de  cette 
heureuse  invasion  date  l'art  romain.  »  Un  poète  a  immortalisé  cette 
opinion  par  des  vers  gravés  dans  toutes  les  mémoires  : 

Gnecia  capta  ferum  victorem  cepit  et  artes 
Intulit  agresti  Latio. 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    LART    ROMALX.  313 

«  La  Grèce  conquise  a  conquis  son  vainqueur  sauvage;  elle  a  fait  régner 
l'art  dans  l'agreste  Latium.  » 

La  simplicité  puritaine  de  Caton  et  des  républicains  austères 
s'alarmait  de  voir  la  mollesse  et  le  luxe  s'introduire  à  Rome  à  la 
suite  de  l'art;  ils  vantaient  la  rudesse  patriarcale  des  ancêtres  pour 
piquer  d'honneur  leurs  descendans.  Les  satiriques  à  leur  tour,  pour 
mieux  fronder  la  corruption  de  l'empire,  exaltaient  les  vertus  de  la 
vieille  Rome,  et  chantaient  la  cabane  de  Romulus,  couverte  de 
chaiane,  et  la  vaisselle  noire  du  bon  Numa.  Ainsi  s'est  formée  dès 
l'antiquité  une  opinion  fausse  qui  calomnie  le  génie  latin,  et  contre 
laquelle  la  science  peut  déjà  protester.  Les  Romains,  au  lieu  de 
proclamer  l'Étrurie  la  mère  de  leur  civilisation,  ont  fait  disparaître 
les  annales  et  la  langue  des  Étrusques;  ils  auraient  détruit  volon- 
tiers jusqu'au  souvenir  de  voisins  auxquels  ils  devaient  trop  pour 
ne  pas  se  montrer  ingrats.  La  Grèce  était  loin,  elle  était  asservie; 
il  leur  coi^itait  peu  de  tout  rapporter  à  la  Grèce.  Il  est  juste  aussi  de 
tenir  compte  de  l'engoûment  produit  par  l'admiration  des  chefs- 
d'œuvre  grecs,  par  la  nouveauté,  par  la  mode  qui  faisait  rejeter 
avec  dédain  les  ouvrages  anciens,  de  même  qu'on  rougissait  de  la 
grossièreté  du  moyen  âge  sous  Louis  XIY. 

Les  modernes  ont  cru  un  peuple  orgueilleux  qui  s'accusait  par 
de  tels  aveux.  L'esprit  humain  aime  ce  qui  est  tranché,  absolu, 
i'acile  à  classer.  L'histoire  de  l'art  devenait  en  effet  bien  simple  : 
((  l'art  romain  n'avait  pas  existé  avant  la  conquête  de  la  Grèce  : 
après  la  conquête,  il  se  confondait  avec  l'art  grec.  » 

Je  voudrais,  dans  un  tableau  rapide,  montrer  combien  les  faiis 
s'accordent  peu  avec  l'opinion  reçue.  L'art  romain  existait,  il  s'é- 
tait constitué,  il  avait  son  caractère  propre,  il  s'était  dégagé  du  ca- 
ractère étrusque,  il  avait  produit  des  (cuvres  considérables  avanô 
que  la  Grèce  fût  soumise,  avant  qu'elle  fût  ouverte.  Il  suffît,  pour 
s'en  convaincre,  de  jeter  un  coup  d'œil,  d'abord  sur  l'époq.ie  des 
rois,  ensuite  sur  les  trois  premiers  siècles  de  la  république. 

I. 

Dès  que  Rome  est  fondée  et  qu'elle  se  construit,  l'iiinaence  dci^i 
Étrusques  y  est  sensible,  bientôt  persistante,  enfin  exclusive. 

Romulus,  cette  personnification  des  efforts  et  des  1-uites  d'une 
ville  naissante,  représente  une  période  indéterminée;  mais  déjà  la 
tradition  rattache  la  civilisation  romaine  à  la  civilisation  étiusque  : 
elles  n'étaient  séparées  en  effet  que  par  la  largeur  du  Tibre.  \)d\\6 
le  récit  de  la  fondation  de  Rome,  on  reconnaît  la  disciiiline  roli- 


314  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

gieuse  et  lo  système  de  construction  des  Toscans.  La  manière  dont 
l'enceinte  de  la  ville  est  tracée  avec  la  charrue,  le  pomœrium,  les 
trois  portes,  tous  les  rites  observés  sont  autant  d'emprunts  faits  à 
l'Étrurie.  Un  témoignage  plus  éloquent  confirme  la  vérité  des  tra- 
ditions. Les  murs  de  la  ville  primitive,  de  la  Rome  carrée  [Roma 
quadrilla)^  se  voient  encore  sur  le  Palatin.  Les  fouilles  dirigées  par 
M.  Pietro  Rosa  en  ont  fait  reparaître  des  restes  qui  se  relient  à 
ceux  que  l'on  connaissait  déjà.  La  taille  des  pierres,  l'appareil,  la 
distance  et  l'agencement  des  joints,  les  proportions  des  matériaux, 
tout  rappelle  les  murs  qui  entourent  les  villes  étrusques  :  on  les 
dirait  bâtis  par  les  mêmes  ouvriers.  Les  insignes  de  la  royauté  et 
du  triomphe ,  la  chaise  curule ,  le  bâton  augurai ,  le  sceptre  sur- 
monté d'un  aigle,  la  robe  de  pourpre  brodée  de  palmettes  d'or,  les 
bulles  d'or  au  cou  des  jeunes  patriciens,  les  jeux  publics  et  les  his- 
trions, tout  ce  qui  touche  à  l'art  ou  à  l'éclat  public  est  étrusque. 
Le  cirque  où  les  Sabines  sont  enlevées,  aussi  bien  que  les  bracelets 
d'or  qui  séduisent  Tarpéia,  nous  font  songer  à  l'architecture  ou  à 
l'industrie  des  Tyrrhéniens. 

Sous  Numa,  qui  représente  à  son  tour  l'élément  sabin,  l'établis- 
sement des  lois,  du  droit  des  gens,  du  sacerdoce  et  du  culte,  est 
réglé  souvent  par  l'exemple  de  la  docte  et  religieuse  Étrurie.  Parmi 
les  monumens  élevés  durant  la  période  que  Numa  personnifie,  je 
citerai  le  cloître  des  vestales,  que  les  Romains  appelaient  X atrium 
de  Vesla.  Le  seul  mot  d'atrium,  qui  nous  reporte  kHatria,  la  ville 
étrusque  oii  ce  genre  de  construction  avait  d'abord  été  appliqué, 
laisse  entrevoir  une  cour  entourée  de  quatre  portiques  en  bois.  Les 
cellules  où  logent  les  vestales  aux  cheveux  rasés  et  la  prêtresse  qui 
les  dirige  sont  disposées  sur  les  quatre  côtés,  et  leurs  portes  ou- 
vrent sur  les  galeries.  C'est  véritablement  un  petit  cloître;  c'est  le 
principe  dont  l'art  chrétien  s'emparera  pour  l'appliquer  aux  cloîtres 
de  l'Orient  et  plus  tard  de  l'Occident.  Du  reste,  le  sacre  prétendu 
de  Numa,  tel  qu'il  est  décrit  par  Tite-Live,  la  science  augurale, 
l'étude  des  phénomènes  de  la  foudre  et  le  temple  élevé  à  Jupiter 
Elicius,  qui  enseigne  à  diriger  la  foudre,  le  culte  du  dieu  Terme, 
gardien  des  héritages  et  consécrateur  de  la  propriété,  montrent  de 
nouveau  que  si  l'action  de  l'Étrurie  n'a  encore  à  Rome  aucun  carac- 
tère politique,  l'élément  toscan  n'en  pénètre  pas  moins,  à  la  suite 
des  idées  religieuses,  pour  servir  les  besoins  matériels. 

Cependant  Rome  agrandie  va  commencer  à  exciter  l'attention  des 
Etrusques  et  peut-être  leur  convoitise.  La  création  du  port  d'Ostie 
par  Ancus  Martius,  la  construction  d'un  pont  sur  le  Tibre  multi- 
plient les  relations,  les  points  de  contact  et  bientôt  les  occasions 
d'hostilité.  C'est  pour  cela  que  le  plancher  du  pont  est  mobile,  et 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    LART    ROMAIN.  315 

qu'on  retire  les  madriers  dès  qu'on  craint  une  incursion;  c'est  pour 
cela  que  le  Janicule,  la  colline  la  plus  voisine  du  Tibre,  est  fortifiée 
contre  les  Étrusques.  On  ne  continue  pas  moins  à  employer  les  ar- 
chitectes et  les  ouvriers  toscans,  et  l'on  construit  cette  belle  citerne 
voûtée  qui  protégeait  la  source  jaillissant  au  pied  du  Capitole. 
L'orifice  de  la  citerne  était  enveloppé  lui-même  par  une  construc- 
tion à  fleur  de  sol,  d'appareil  étrusque,  aussi  bien  que  la  voûte. 
Plus  tard,  la  source  fut  détournée,  et  la  citerne  vide  devint  \di prison 
Mmnertine,  qui  est  demeurée  immuable  et  qu'on  montre  à  l'admi- 
ration des  voyageurs.  Si  la  tradition  n'y  avait  point  consacré  le 
souvenir  de  saint  Pierre  captif,  oïi  enlèverait  le  dallage  plus  récent 
qui  est  surhaussé,  et  l'on  ferait  reparaître  l'eau,  qui  se  perd  dans 
les  terrains  et  qu'on  voit  sourdre  à  travers  les  fissures  des  dalles. 

Les  travaux  prirent  un  plus  large  essor  lorsque  Rome  fut  gouver- 
née par  des  souverains  étrusques  dont  les  Latins  eux-mêmes  n'ont 
pu  détruire  le  souvenir.  Du  moins  ont-ils  altéré  l'histoire  de  façon 
à  la  rendre  presque  impénétrable.  Les  rois  étrusques  étaient-ils  des 
podestats  délégués  par  la  puissante  Tarquinies?  Étaient-ce  des  chefs 
d'aventuriers  qui,  à  la  tête  de  bandes  redoutées,  se  faisaient  rois 
par  droit  de  conquête,  se  chassant  ou  se  remplaçant  les  uns  les 
autres,  ainsi  que  les  condottieri  du  moyen  âge?  L'occupation  de 
Rome  ne  fut-elle  pas  plutôt  un  acte  politique  et  réfléchi  de  toute  la 
confédération,  qui,  entraînée  par  sa  force  d'expansion,  avait  franchi 
le  Tibre,  poussé  jusqu'aux  plaines  de  l'heureuse  Campanie,  où  elle 
fonda  Gapoue,  Vulturnum,  Abella,  Nola  et  d'autres  villes  qui  for- 
maient dans  le  sud  de  l'Italie  une  nouvelle  confédération  de  douze 
cités?  L'étude  de  l'histoire  générale  ne  suffit  pas  pour  dissiper  ces 
ténèbres,  mais  elle  suffît  pour  faire  rejeter  les  fables  et  les  anec- 
dotes inventées  par  l'orgueil  romain.  La  réalité  des  rois  étrusques 
de  Rome  est  confirmée  par  des  monumens  récemment  découverts. 
Ainsi  le  nom  de  Tarquin  est  bien  étrusque,  puisqu'on  le  peut  lire 
gravé  ou  écrit  trente-cinq  fois  dans  une  crypte  funéraire  de  Gœré, 
sous  la  forme  Tarchnas.  Claude,  l'empereur  archéologue,  qui  avait 
étudié  les  archives  de  la  vénérable  Étrurie,  a  raconté  sur  les  tables 
de  bronze  de  Lyon  l'histoire  de  Servius  Tullius  en  nous  avertissant 
qu'il  était  Etrusque  et  s'appelait  Mastarna. 

«  A  Tarquin  l'Ancien,  dit-il,  succéda  Servius  Tullius  :  nos  histo- 
riens le  font  naître  d'une  captive  nommée  Ocrisia,  tandis  que  les 
auteurs  étrusques  en  font  le  fidèle  compagnon  de  Cœles  Vibenna. 
Les  vicissitudes  d'une  vie  aventureuse  le  chassèrent  de  l'Étrurie 
avec  les  débris  de  .l'armée  de  Cœles.  Cette  armée  occupa  une  des 
sept  collines  qui  prit  le  nom  de  Cœlius,  du  nom  du  chef.  Quant  à 
Mastarna,  car  c'était  son  vrai  nom,  je  le  répète,  il  exerça  la  puis- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sance  souveraine,  et  en  usa  pour  le  plus  grand  bien  de  l'état.  »  Or 
l'archéologie  justifie  le  témoignage  de  Claude  par  une  preuve  écla- 
tante. Il  y  a  peu  d'années,  un  correspondant  de  l'Institut  de  France, 
M.  Noël  Des  Vergers,  aidé  de  M.  Alessandro  François,  a  découvert 
à  Vulci  un  tombeau  décoré  de  peintures  qui  sont  les  plus  impor- 
tantes et  les  plus  belles  de  l'Étrurie.  Sur  une  des  parois  de  la 
chambre  sépulcrale  est  peint  Achille  immolant  les  prisonniers 
troyens  aux  mânes  de  son  cher  Patrocle;  sur  l'autre  paroi  sont 
figurés  également  la  tendresse  et  le  dévouement  d'un  ami,  mais  le 
trait  est  emprunté  à  l'histoire  nationale.  Cœles  Vibenna  a  été  fait 
prisonnier  avec  ses  compagnons;  Mastarna  accourt,  tue  ses  enne- 
mis, coupe  ses  liens,  lui  sauve  la  liberté  et  la  vie.  Les  noms  tracés 
par  le  peintre  au-dessus  de  chaque  personnage  ne  permettent  point 
le  doute;  peut-être  même  la  scène  se  passe-t-elle  à  Rome,  car 
Tarquin  prend  part  à  l'action,  et  on  lit  auprès  d'une  figure  de 
femme  effacée  le  nom  de  Tanaquil,  femme  de  Tarquin. 

Du  reste,  les  monumens  construits  par  les  dominateurs  étrusques 
à  Rome  attestent  leur  origine  aussi  bien  que  leur  puissance.  Les 
murs  grandioses  dont  ils  entourèrent  la  ville  existent  encore  :  on 
les  voit,  non-seulement  au-dessous  du  Gapitole,  mais  dans  la  vi- 
gna  Macarona,  sous  le  couvent  de  Sainte-Sabine,  dans  les  jardins 
du  palais  Colonna,  sous  le  casino  de  la  vigna  Barberini.  L'enceinte 
avait  près  de  deux  lieues  de  tour;  d'immenses  fossés  complétaient 
la  défense  de  ces  murailles  du  plus  solide  appareil,  et  au  temps 
d'Horace  on  en  faisait  un  lieu  de  promenade,  abrité  et  recherché 
comme  nos  boulevards.  Que  dire  de  ces  admirables  cloaques,  con- 
struites pour  durer  éternellement,  sous  les  voûtes  desquelles  les 
voyageurs  se  promènent  en  barque?  Dans  le  principe,  la  doaca 
maxima  n'était  point  un  égout,  mais  un  canal  couvert  qui  jetait 
dans  le  Tibre  les.  eaux  du  Yélabre,  desséchait  le  marais,  et  prépa- 
rait un  emplacement  plus  vaste  et  plus  salubre  au  futur  forum.  Du 
même  coup  on  chassait  les  eaux  stagnantes  de  la  vallée  qui  sépare 
le  Palatin  de  l'Aventin,  et  l'on  y  construisait  le  grand  cirque,  théâtre 
de  tant  de  courses  et  de  tant  de  fêtes.  Les  temples  s'élevaient  cà 
l'envi  :  les  deux  temples  de  la  Fortune,  si  justement  adorée  par  les 
aventuriers  toscans;  le  temple  de  Diane  sur  l'Aventin,  le  temple  de 
Jupiter  Latialis,  au  sommet  du  Monte -Cavo,  détruit  par  le  dernier 
des  Stuarts;  enfin  le  célèbre  temple  qui  couronnait  le  Gapitole.  Tan- 
dis que  Tite-Live  nous  assure  que  le  triple  sanctuaire  capitolin  a 
été  bâti  par  des  ouvriers  étrusques,  l'architecte  Vitruve  en  décrit 
le  plan  et  les  proportions.  Les  trois  sanctuaires  parallèles  sont  en- 
veloppés par  un  même  péristyle  et  précédés  par  un  portique  com- 
mun; la  longueur  totale  de  l'édifice  ne  surpasse  que  d'un  sixième 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    l'aRT    ROMALX.  317 

la  largeur.  Le  sanctuaire  de  Jupiter  est  au  milieu,  plus  spacieux 
que  ceux  de  Junon  et  de  Minerve,  qui  sont  adjacens.  Les  colonnes, 
les  chapiteaux,  l'entablement,  les  frontons  en  charpente,  l'assem- 
blage et  la  décoration,  tout  est  étrusque,  de  sorte  que  l'on  trouve 
déjà  constituées  à  Rome  les  trois  applications  de  l'art  de  bâtir,  c'est- 
à-dire  l'architecture  militaire,  l'architecture  civile  et  l'architecture 
religieuse.  Or,  du  moment  que  l'architecture  était  importée  d'une 
manière  aussi  complète,  on  peut  augurer  que  les  arts  plastiques, 
encore  dans  l'enfance,  étaient  soumis  aux  mêmes  conditions. 

Aussi  ni  les  Romains  ni  les  historiens  modernes  n'ont-ils  nié  l'in- 
fluence de  l'Ltrurie  sous  les  rois,  mais  ils  l'ont  présentée  comme 
un  accident  qui  cesse  avec  la  royauté.  «  Les  Étrusques  partis,  l'art 
disparaît.  La  république,  avec  son  cortège  de  vertus  et  de  pau- 
vreté, ramène  une  sorte  de  barbarie.  On  prend  en  haine  les  Étrus- 
ques aussi  bien  que  les  Tarquins,  l'art  et  la  délicatesse  à  l'égal  de 
la  tyrannie.  Les  monumens  élevés  pendant  la  période  royale  rap- 
pellent au  peuple  ses  souffrances  et  le  temps  où  il  subissait  la  cor- 
vée ainsi  que  des  prolétaires  toscans.  Denys  d'Halicarnasse  ne  fait-il 
.pas  dire  à  Brutus  dans  sa  harangue  au  peuple  :  Les  Tarquins  vous 
forçaient,  comme  des  esclaves  achetés,  à  mener  une  vie  misérable, 
taillant  la  pierre,  coupant  le  bois,  pointant  d'énormes  fardeaux,  et 
passant  vos  jours  danè  de  sombres  abîmes  (les  cloaques  et  les  car- 
rières)? Ne  racontait-on  pas  que  plusieurs  citoyens  romains  s'é- 
taient tués  pour  échapper  à  tant  de  misère,  mais  que  le  cadavre 
des  suicidés,  attaché  à  une  croix,  avait  été  livré  aux  vautours,  la 
persécution  s'étendant  au-delà  de  la  mort?  » 

Ainsi  le  poids  intolérable  de  ces  gigantesques  entreprises  aurait 
contribué  autant  que  l'insolence  superbe  des  Tarquins  et  le  viol  de 
Lucrèce  à  faire  éclater  la  révolution.  Je  me  garderai  bien  de  sou- 
tenir le  contraire,  et  je  crois  même,  par  l'exemple  des  temps  mo- 
dernes et  du  règne  de  Louis  XIV  notamment ,  que  les  travaux  qui 
doivent  exciter  l'admiration  de  la  postérité  sont  parfois  odieux  aux 
peuples  qui  les  exécutent,  car  le  despotisme,  pressé  de  jouir,  n'ad- 
met ni  répit,  ni  économie,  ni  lenteur  sagement  mesurée.  Toutefois 
Rome  n'aurait  point  songé  à  secouer  le  joug  des  Tarquins,  si  les 
événeraens  n'avaient  servi  ses  projets  d'affranchissement.  La  fm  du 
vi«  siècle  avant  Jésus-Christ  fut  une  ère  de  liberté  pour  la  plus 
grande  partie  du  monde  antique;  les  colonies  grecques  de  l'Asie- 
Mineure,  Athènes  et  la  plupart  des  villes  de  la  Grèce,  les  riches 
cités  du  sud  de  l'Italie  et  de  la  Sicile,  sont  agitées  par  un  souffle 
généreux,  et  s'efforcent  de  reconquérir  leurs  droits.  Partout  les  aris- 
tocraties sont  abaissées,  les  tyrans  renversés,  et  ce  mouvement, 
qui  se  propage  comme  la  flamme,  marque  l'aurore  du  grand  siècle 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Périclès.  L'Étrurie  reçut  le  contre-coup  de  ces  révolutions  :  elle 
fut  pénétrée  par  les  idées  nouvelles;  des  guerres  civiles  éclatèrent 
au  sein  des  villes,  et  la  constitution  séculaire  de  la  confédération 
fut  altérée.  Ces  troubles  eurent  pour  résultat  immédiat  de  relâcher 
le  lien  fédéral,  et  les  Latins,  émus  eux-mêmes  par  l'amour  de  la  li- 
berté, crurent  l'occasion  favorable  pour  se  délivrer  à  la  fois  de  leurs 
rois  et  de  la  domination  étrusque. 

Tout  le  monde  sait  comment  la  royauté  fut  définitivement  abolie. 
Ce  que  l'on  sait  moins,  c'est  que  Rome  fut  soumise  de  nouveau  par 
les  Étrusques  et  rattachée  à  leur  confédération  d'une  manière  étroite. 
La  rébellion  des  Romains  et  leurs  premiers  succès  contre  les  villes 
alliées  des  Tarquins  émurent  les  Toscans  et  suspendirent  leurs  que- 
relles intestines.  On  s'intéressait  peu  aux  podestats  chassés,  et  on 
les  abandonna  assez  promptement;  mais  on  ne  pouvait  abandonner 
la  clé  du  Tibre,  c'est-à-dire  Rome;  on  ne  pouvait  laisser  couper  les 
communications  avec  la  Gampanie  et  Igs  douze  cités  qui  formaient 
la  confédération  du  sud.  Porsenna,  lars  de  Clusium,  fut  reconnu 
pour  chef  militaire  ;  l'armée,  formée  des  contingens  réglés  parla 
loi  et  fournis  avec  zèle  par  chacun  des  peuples  de  la  Toscarje,  vint 
assiéger  Rome.  Rome,  incapable  de  résister  à  tant  de  forces  réu- 
nies, ou  capitula  ou  fut  prise.  Ce  souvenir  révolta  plus  tard  l'orgueil 
du  peuple-roi;  on  le  déguisa  sous  d'héroïques  légendes;  on  nia 
même  un  fait  que  l'éloignement  des  temps  permit  d'altérer.  Por- 
senna ne  fut  plus  qu'un  voisin  débonnaire,  encadré  par  les  figures 
romanesques  de  Scœvola,  de  Clélie  et  d'Horatius  Coclès;  mais  la 
critique  moderne  ne  se  paie  plus  d'anecdotes,  et  confond  les  men- 
songes officiels  imposés  aux  écrivains  latins  par  les  aveux  involon- 
taires des  historiens  eux-mêmes.  Quand  ils  nous  font  savoir,  par 
exemple,  que  le  sénat  envoya  les  insignes  de  la  royauté  à  Porsenna, 
c'est-à-dire  le  sceptre,  la  robe  de  pourpre  et  le  trône  d'ivoire,  il  est 
aisé  de  discerner  qu'un  tel  hommage  était  moins  un  acte  de  recon- 
naissance qu'un  acte  d'éclatante  .soumission.  S'ils  parlent  des  otages 
livrés  avec  Clélie,  nous  songeons  aussitôt  que  ce  sont  les  vaincus 
d'ordinaire,  et  non  les  vainqueurs,  qui  remettent  des  gages  d'o- 
béissance et  de  fidélité.  Pline  le  naturahste,  qui  n'était  point  sur 
ses  gardes  lorsqu'il  décrivait  les  métaux,  et  qui  oubliait  les  fictions 
de  la  politique  tandis  qu'il  poursuivait  la  science  et  la  vérité,  a 
écrit  cette  phrase  :  Dans  le  traité  que  Porsenna  accorda  au  peuple 
romain,  nous  trouvons  cette  clause  expresse  que  les  Romains  renon- 
ceraient à  l'usage  du  fer,  excepté  pour  cultiver  la  terre.  Quoi! 
livrer  ses  armes,  convertir  tout  le  fer  qu'on  possède  pour  se  dé- 
fendre en  bêches  et  en  socs  de  charrue!  Quelle  condition  est  plus 
dure,  quel  abandon  plus  humiliant?  Du  reste.  Tacite,  le  grave  et  vé- 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    l'aRT    ROMAIN.  319 

ridique  historien,  a  eu  entre  les  mains  une  pièce  que  Tite-Live  avait 
ignorée,  ou  qu'il  n'avait  osé  publier.  Après  l'incendie  du  Capitole, 
Vespasien  reconstitua  les  archives,  qui  avaient  péri,  en  réunissant 
les  documens  dispersés  ou  cachés  dans  toute  l'Italie.  Tacite  connut 
alors  le  véritable  traité  de  Porsenna  :  c'est  pourquoi,  en  déplorant 
la  destruction  du  Gapitole  par  la  faction  de  Vitellius,  il  s'indigne  et 
s'écrie  que  jamais  une  semblable  profanation  n'avait  été  commise, 
ni  lorsque  les  Gaulois  s'étaient  emparés  de  la  ville,  ni  lorsque  Rome 
s'était  rendue  à  Porsenna. 

En  effet,  qu'on  rapproche  dans  le  second  livre  de  Tité-Live  et 
dans  le  cinquième  de  Denys  d'Halicarnasse  le  récit  des  négocia- 
tions avec  le  lars  de  Clusium,  la  venie  fictive  de  ses  biens,  sa  gé- 
nérosité envers  les  Romains,  les  soins  merveilleux  dont  les  Roaiains 
entourent  son  armée,  la  nomination  de  deux  dictateurs,  à  cinq  ans 
d'intervalle,  qui  s'appelaient  lat^s  ou  lartius,  titre  propre  aux  Étrus- 
ques; qu'on  oppose  les  témoignages  contradictoires  des  Romains 
et  leurs  commentaires  embarrassés,  et  l'on  ne  doutera  plus  de  la 
prise  de  Rome  par  les  Étrusques.  Ils  ne  pouvaient  souffrir  à  aucun 
prix  que  les  communications  fussent  interrompues  entre  les  deux 
confédérations  du  centre  et  du  sud  de  la  péninsule.  Ce  résultat  ob- 
tenu, ils  firent  bon  marché  des  Tarquins;  après  avoir  désarmé 
Rome,  ils  la  traitèrent  avec  douceur  :  ils  lui  laissèrent  sa  constitu- 
tion intérieure  et  ses  libertés  civiles,  en  assurant  leur  suprématie, 
leur  droit  de  passage,  et  en  resserrant  le  lien  fédéral. 

C'est  pourquoi,  dès  le  premier  siècle  de  la  république,  les  rela- 
tions de  Rome  avec  l'Étrurie  furent,  non  pas  rompues,  mais  aussi 
fréquentes  que  jamais.  Les  pontifes  aussi  bien  que  les  hommes  d'état 
gagnaient  à  ce  commerce  et  recherchaient  les  leçons  de  leurs  voi- 
sins, plus  civilisés  et  habiles  dans  l'art  de  se  concilier  la  faveur  des 
dieux.  On  envoyait  chaque  année  de  jeunes  patriciens,  appartenant 
aux  premières  familles,  résider  à  Cœré,  afin  d'y  apprendre  la  lan- 
gue et  les  rites  étrusques.  Ces  relations  expliquent  l'ardeur  avec 
laquelle  les  Romain^  secoururent  Clusium  menacé  par  les  Gaulois; 
elles  expliquent  pourquoi  ils  confièrent  leurs  femmes,  leurs  enfans 
et  leurs  dieux,  c'est-à-dire  ce  qu'ils  avaient  de  plus  précieux,  aux 
habitans  de  Cœré,  lorsque  la  défaite  de  l'Allia  les  réduisit  à  aban- 
donner Rome.  Au  lieu  de  s'adresser  à  quelque  peuple  des  monta- 
gnes ou  à  une  colonie  grecque,  ils  ne  virent  point  d'amis  plus  sûrs 
que  les  Étrusques,  et  dans  la  détresse,  leur  première  pensée  fut 
pour  eux. 

Plus  on  étudie  les  détails  de  la  vie  romaine  pendant  les  pre- 
miers siècles  de  la  république,  plus  on  y  sent  les  emprunts  faits  à. 
l'Étrurie  :  religion,  sacrifices,  collèges  de  devins,  culte  des  lares. 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

costumes  des  magistrats  et  pompe  triomphale,  jeux  publics,  festins, 
industrie,  tout  atteste  les  efforts  des  Romains  pour  imiter  les  Étrus- 
ques, ou,  si  l'on  veut,  leur  impuissance  à  résister  au  courant  d'une 
civilisation  supérieure.  L'art  présente  les  mêmes  indices,  et  les  faits 
prouvent  assez  que  les  républicains,  loin  de  répudier  les  grands 
travaux  des  rois,  les  continuèrent  et  s'en  firent  honneur.  Les  patri- 
ciens, du  reste,  s'étaient  partagé  le  pouvoir  royal,  et  jusqu'à  ses  in- 
signes. Le  temple  de  Jupiter  Capitolin,  construit  sous  deux  règnes, 
fut  achevé  pendant  les  premières  années  de  la  république.  Aussitôt 
un  débat  s'éleva  entre  les  consuls,  Horatius  Pulvillus  et  Valérius 
Publicola,  chacun  réclamant  la  gloire  de  présider  à  la  consécration. 
Valérius  était  absent;  sa  famille  et  ses  cliens  prirent  son  parti;  toute 
la  ville  fut  en  émoi,  et  rien  ne  prouve  mieux  que  le  souvenir  des 
Tarquins  ne  faisait  haïr  ni  les  monumens  qu'ils  avaient  élevés  ni 
l'art  étrusque.  Les  cloaques  ne  parurent  point  non  plus  si  odieuses 
et  si  indignes  d'être  imitées,  puisque  dès  la  fin  du  premier  siècle 
de  la  république  on  construit  l'émissaire  d'Albano,  cet  admirable 
souterrain  voûté  qui  traverse  la  montagne  et  sert  encore  à  l'écou- 
lement des  eaux  du  lac.  Des  artistes  étrusques  bâtirent  la  maison 
de  Valérius  Publicola  ;  or  ce  ne  fut  point  la  beauté  de  ce  palais  qui 
excita  les  soupçons  du  peuple,  mais  sa  situation  sur  le  Palatin  :  on 
craignait  qu'il  ne  se  transformât  en  forteresse,  et  ne  facilitât  un  coup 
de  main  contre  la  liberté.  La  sculpture  non  plus  ne  fut  point  pro- 
scrite :  la  louve  de  bronze  du  Capitole,  le  buste  de  Brutus,  quelle 
qu'en  soit  la  date,  montrent  l'importance  et  le  style  purement  étrus- 
que des  œuvres  commandées  officiellement.  Les  images  des  ancê- 
tres, qui  remplissaient  l'atrium  des  familles  nobles  et  qu'on  multi- 
pliait religieusement,  supposent  un  développement  continu  de  la 
plastique.  L'industrie  suivait  l'art,  ou  plutôt  elle  le  précédait.  Les 
mœurs  républicaines  n'étaient  point  aussi  attachées  à  la  pauvreté 
que  l'ont  prétendu  plus  tard  les  moralistes,  qui  vantaient  le  passé 
pour  condamner  le  présent.  Les  dames  romaines  étaient  couvertes 
de  bijoux  qui  furent,  dans  les  crises  suprêmes,  d'un  grand  secours 
pour  le  trésor  public.  Camille  trouva  sans  peine  1,000  livres  pesant 
d'or  pour  éloigner  les  Gaulois.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  rue  des 
Toscans  [Tusais  viens)  était  une  des  plus  fréquentées  de  Rome, 
qu'elle  était  au  pied  du  Capitole  et  du  Palatin,  que  les  artistes  étrus- 
ques y  vivaient  nombreux  et  riches,  que  la  faveur  publique  les  pro- 
tégeait, orfèvres,  potiers,  fabricans  de  bronze  ou  sculpteurs,  mar- 
chands d'armes  ou  de  miroirs,  de  candélabres  ou  de  trompettes.  Là 
aussi  se  rencontraient  les  belles  courtisanes  venues  d'Etrurie,  que 
la  sévérité  des  mœurs  républicaines  ne  chassait  point  de  la  ville, 
à  ce  qu'il  paraît.  Enfin  on  ne  peut  qu'être  frappé  du  témoignage  de 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    l'aRT    RO.MAIN.  321 

Varron,  qui  nous  assure  que  de  son  temps  tous  les  temples  étaient 
remplis  d'objets  d'art  venus  d'Étrurie.  Le  pillage  les  avait  accumu- 
lés autant  que  le  commerce,  puisque  de  la  seule  ville  de  Vulsinii 
l'armée  romaine  avait  rapporté  deux  mille  statues.  Rome  elle-même 
devait  avoir  l'aspect  d'une  ville  étrusque  avant  d'être  brûlée  par 
les  Gaulois;  c'est  pourquoi  les  citoyens,  au  lieu  de  remuer  des  mon- 
tagnes de  cendres  et  de  rebâtir  une  cité  entière,  trouvaient  naturel 
de  transférer  la  capitale  à  Yéies,  prise  récemment  et  dépeuplée. 
Rien  ne  les  choquait,  rien  ne  leur  paraissait  insolite  et  gênant  dans 
une  ville  étrusque  :  ils  se  trouvaient  chez  eux.  Il  fallut  toute  l'élo- 
quence de  Camille  et  tous  les  efforts  du  sénat  pour  retenir  les  Ro- 
mains sur  le  sol  natal  et  leur  faire  reconstruire  leurs  maisons.  L'in- 
cendie des  Gaulois  fut  pour  Rome  ce  que  l'incendie  de  Xerxès  avait 
été  pour  Athènes  :  l'occasion  de  se  relever  en  désordre,  à  la  hâte, 
mais  rajeunie,  plus  belle,  et  bientôt  parée  de  chefs-d'œuvre. 

Il  ne  faut  donc  pas  admettre  sans  réserve  le  paradoxe  de  la  sim- 
plicité républicaine  et  les  déclamations  banales  contre  la  grossièreté 
de  l'aristocratie  romaine.  Les  patriciens  de  Rome,  s'ils  n'eurent 
que  tard  le  goût  du  luxe  et  des  jouissances  personnelles,  eurent 
toujours  l'amour  de  la  grandeur  publique;  ils  ne  reculaient  devant 
aucun  sacrifice  dès  qu'il  s'agissait  de  l'éclat  de  leur  ville.  Selon 
l'expression  du  poète,  leurs  ressources  privées  étaient  modiques, 
leurs  ressources  publiques  immenses.  Les  dépouilles  des  vaincus 
alimentaient  sans  cesse  le  trésor.  Les  magistrats  tenaient  à  honneur 
de  se  ruiner  pour  justifier  leur  élection  ou  pour  gagner  de  nouveau 
les  suffrages  du  peuple.  Un  patriotisme  passionné,  le  désir  de  se 
concilier  la  faveur  des  dieux,  des  vœux  ou  des  superstitions  profi- 
tables à  l'art,  un  noble  orgueil  qui  voulait  immortaliser  une  vic- 
toire ou  rappeler  les  services  rendus  par  les  ancêtres,  la  nécessité 
d'occuper  les  plébéiens  et  de  leur  distribuer  des  salaires  mérités, 
tout  contribuait  à  faire  entreprendre  par  les  chefs  de  l'état  de  belles 
constructions  en  temps  de  paix,  de  grands  travaux  en  temps  de 
guerre,  car  l'armée  romaine  était  une  armée  d'ouvriers,  prompte  à 
construire  les  voies,  les  ports,  les  aqueducs,  soumise  encore  à  la 
corvée  des  Étrusques,  quoique  cette  corvée  fût  ennoblie  par  l'éga- 
lité militaire  et  par  la  discipline.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  voir 
dans  l'aristocratie  de  Rome  le  type  de  ces  fortes  aristocraties  qui 
ont  illustré  les  républiques  italiennes  au  moyen  âge,  la  république 
de  Yenise  notamment,  dont  les  chefs  accroissaient  la  splendeur  aux 
dépens  de  tout  l'Orient.  Dans  le  principe,  les  patriciens  romains  con- 
fondaient peut-être  les  artistes  avec  les  artisans,  mais  ils  aimaient 
l'art.  N'est-ce  pas  un  fait  singulièrement  significatif  que  de  voir  un 
Fabius,  c'est-à-dire  un  membre  de  la  plus  illustre  famille,  obtenir 

TOME  LVI.   —  ÎSeS,  21 


322  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  surnom  de  ■peintre  [pictor)  et  décorer  de  ses  mains  un  temple 
tout  entier?  Le  poète  tragique  Pacuvius,  neveu  du  grand  Ennius, 
suit  son  exemple  et  peint  le  temple  d'Hercule.  L'architecture  sur- 
tout, qui  est  l'expression  d'un  peuple  et  la  manifestation  directe  de 
sa  grandeur,  fat  encouragée  par  les  Romains.  Tout  était  prétexte 
pour  élever  un  monument,  et  l'émulation  redoublait  dès  qu'il  s'a- 
gissait de  le  consacrer.  Le  lendemain  de  la  fondation  de  la  répu- 
blique, les  consuls  se  disputent  le  droit  d'inaugurer  le  temple  de 
Jupiter  Gapitolin.  La  querelle  ne  sera  pas  moins  vive  entre  Servi- 
lius  et  Appius  Claudius  pour  la  dédicace  du  temple  d'Hercule  l'an 
de  Rome  /i93.  Après  la  victoire  du  lac  Régille,  on  bâtit  un  temple  à 
Saturne,  un  autre  aux  Dioscures.  Spurius  Cassius,  pour  frapper 
l'imagination  du  peuple,  construit  à  ses  frais  un  temple  somptueux 
et  le  dédie  à  Gérés.  Il  est  mis  à  mort  :  aussitôt  le  sénat  prélève  sur 
ses  biens  confisqués  une  somme  considérable  afin  de  faire  couler  en 
bronze  une  statue  de  la  déesse.  Appius  Claudius,  à  son  tour,  fait 
édifier  le  temple  de  Bellone,  et  obtient  ainsi  le  droit  d'y  suspendre 
les  portraits  de  ses  ancêtres  peints  sur  des  boucliers.  Les  auteurs 
anciens  nomment  trente  et  un  temples  bâtis  par  la  république  avant 
la  conquête  de  la  Grèce,  et  ce  nombre  sera  au  moins  doublé,  si  l'on 
considère  ceux  qu'ils  ont  dû  omettre,  puisqu'ils  ne  citent  les  mo- 
numens  qu'incidemment,  pour  préciser  une  date,  alléguer  un  fait, 
encadrer  un  récit.  Outre  les  temples,  les  grands  travaux  d'utilité 
publique  qui  caractérisent  l'art  romain,  les  vastes  édifices  qu'exi- 
gent les  affaires  et  les  plaisirs  d'un  peuple  libre,  sont  entrepris 
avant  la  conquête  de  la  Grèce,  voies,  ponts,  aqueducs,  cloaques, 
émissaires,  forums,  curies,  cirques,  monumens  honorifiques,  ave- 
nues de  tombeaux  prolongées  à  travers  la  plaine  de  Rome.  Les  Ro- 
mains ont  eu  bien  tort  de  répudier  leur  passé  quand  ils  se  sont 
laissé  enivrer  par  les  séductions  de  l'art  grec.  Non,  ils  n'ont  point 
été  des  barbares  pendant  cinq  siècles;  non,  ils  n'ont  pas  méprisé 
les  arts  et  vécu  sous  le  chaume,  ou  sacrifié  dans  des  sanctuaires 
grossièrement  préparés;  non,  ils  n'ont  pas  repoussé  les  œuvres  de 
la  sculpture,  les  bronzes  soigneusement  ciselés,  les  meubles  élé- 
gans,  les  bijoux,  et  même  les  produits  de  l'industrie  étrusque,  sans 
cesse  importés  et  bientôt  fabriqués  à  Rome.  Les  Romains  ont  subi 
l'influence  salutaire  que  l'art  d'un  peuple  exerce  sur  l'art  de  voi- 
sins moins  avancés;  ils  ont  reçu  beaucoup  des  Étrusques,  ils  se  sont 
approprié  énergiquement  ce  qu'ils  ont  reçu,  et  je  vais  essayer 
d'expliquer  pourquoi  l'art  grec,  avant  d'être  triomphant,  a  ren- 
contré chez  les  Latins  une  opposition  raisonnée  qu'on  pourrait  croire 
nationale. 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    l'aRT    ROMAIN.  323 

II. 

Les  Romains  unissaient  par  excellence  à  l'esprit  de  conquête  l'es- 
prit d'assimilation,  qui  rend  les  conquêtes  durables,  surtout  les 
conquêtes  intellectuelles.  Ils  ont  emprunté  beaucoup  aux  sociétés 
qu'ils  renversaient  et  aux  pays  qu'ils  soumettaient;  mais  leurs  em- 
prunts étaient  dirigés  par  un  sens  pratique,  par  une  forte  concep- 
tion de  leurs  besoins,  par  une  volonté  nette  de  tout  marquer  au 
sceau  de  l'unité.*  Rome  était  ouverte  à  toutes  les  idées,  à  la  condi- 
tion que  toutes  les  idées  devinssent  romaines  et  fussent  subordon- 
nées à  ses  usages  comme  à  ses  lois.  Les  religions  étaient  admises 
sans  conflit,  des  temples  étaient  élevés  aux  nouveaux  cultes,  dès 
que  ces  nouveaux  cultes  sacrifiaient  aux  dieux  du  Gapitole  et  s'as- 
sociaient aux  prières  faites  au  nom  de  l'état.  Sérapis,  Mithra,  Sa- 
bazius,  les  divinités  de  l'Orient  le  plus  reculé  eurent  des  autels 
dans  le  grand  Panthéon  romain,  parce  que  leurs  adorateurs  recon- 
naissaient la  religion  d'état.  On  remarquera  en  effet  que  les  ma- 
gistrats romains  ne  disaient  jamais  aux  chrétiens  qu'ils  faisaient 
torturer  :  «  Renoncez  à  votre  Dieu,  »  mais  bien  :  «  Sacrifiez  aux 
nôtres!  »  De  même,  dans  les  lettres,  les  Latins  ne  commencèrent  à 
être  de  simples  traducteurs  des  Grecs  que  pour  devenir  leurs  émules 
et  pour  fonder  une  littérature  nationale.  On  voulut  sur  la  scène  des 
personnages  portant  la  toge  romaine  et  non  plus  le  pallium  grec. 
Plante,  dans  des  cadres  grecs,  peignit  surtout  les  mœurs  romaines; 
Virgile  se  fit  le  rival  à  la  fois  d'Hésiode  et  d'Homère,  et,  quoique 
leur  imitateur,  il  tendait  par  un  effort  continu  à  créer  des  œuvres  na- 
tionales; Horace  soumit  à  la  même  transformation  la  poésie  lyrique, 
en  même  temps  qu'il  illustrait  un  genre  proprement  latin,  la  sa- 
tire. Ce  don  d'assimilation,  les  Romains  l'avaient  manifesté  de  bonne 
heure  en  présence  de  l'art  étrusque.  S'ils  avaient  adopté  ses  prin- 
cipes et  ses  formes,  ils  avaient  modifié  et  singulièrement  agrandi 
ses  applications.  Ils  avaient  repoussé  les  sujets,  les  symboles,  les 
monstres,  les  représentations  fantastiques,  que  l'Étrurie  avait  em- 
pruntés à  l'Orient  pour  les  reproduire  par  des  sculptures  et  des 
peintures  innombrables;  leur  sens  droit  et  pratique  répugnait  aux 
chimères;  ils  étaient  déjà  les  représentans  du  génie  occidental.  Ni  la 
mollesse  ni  les  images  voluptueuses  de  l'Étrurie  n'avaient  eu  accès  à 
Rome.  Les  Romains  ne  chargeaient  point  leurs  doigts  de  bagues  et  de 
pierres  finement  gravées,  mais  ils  devancèrent  les  Étrusques  dans 
l'art  de  frapper  la  monnaie,  moyen  d'étendre  leur  influence,  leur 
commerce,  leur  domination.  L'architecture  les  avait  surtout  séduits, 
et  cependant  ils  la  marquèrent,  dès  les  premiers  siècles  de  la  repu- 


32i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blique,  d'une  empreinte  forte,  grandiose,  nationale.  Ce  ne  furent 
point  les  Étrusques  qui  leur  apprirent  à  bâtir  avec  des  blocs  de  ro- 
chers de  forme  polygonale  des  voies  admirables  qui  devaient  éter- 
nellement durer.  L'arc  plein-cintre  et  la  voûte  leur  furent  transmis 
par  les  architectes  toscans;  mais  on  ne  trouve  en  Toscane  ni  les 
aqueducs  magnifiques,  à  trois  étages  superposés,  ni  les  ponts  qui 
ont  bravé  l'effort  du  temps  et  qu'on  voit  encore  à  Rome,  ni  les  arcs 
de  triomphe,  ni  les  tunnels  et  les  cloaques  gigantesques  que  la  ré- 
publique a  construits.  Gomment  donc  s'étonner  si  le  génie  romain, 
devenu  plus  puissant  et  plus  mâle,  a  réagi  sur  l'art  grec  à  son 
tour,  se  l'est  assimilé,  a  profité  de  sa  richesse  et  de  sa  splendeur, 
en  le  pliant  à  ses  besoins,  à  ses  convenances,  à  sa  sévérité?  Tout 
était  instrument  dans  les  mains  de  Rome  ;  les  autres  civilisations 
étaient  ses  tributaires;  elle  y  prenait  son  bien,  et  tout  venait  se 
fondre  dans  le  creuset  de  la  grandeur  romaine. 

Les  historiens  latins  contiennent  de  trop  rares  détails  sur  les  arts 
pour  qu'il  soit  facile  d'alléguer  les  preuves  de  ce  que  j'avance; 
mais  la  rareté  même  des  faits  de  ce  genre  rend  plus  significatifs 
ceux  qu'on  peut  recueillir.  Jusqu'à  la  guerre  de  Pyrrhus,  les  Ro- 
mains connurent  mal  les  Grecs  :  quoiqu'ils  eussent  envoyé  des  am- 
bassadeurs copier  à  Athènes  les  lois  de  Selon,  ils  méprisaient  trop 
les  étrangers  pour  les  étudier.  Ils  avaient  quelques  rapports  avec 
les  colonies  grecques  du  sud  de  l'Italie,  ils  n'en  avaient  point  avec 
la  Grèce  proprement  dite.  Rien  ne  montre  mieux  leur  ignorance 
des  affaires  helléniques  que  le  rapprochement  de  deux  statues  éri- 
gées en  plein  comice,  au-dessus  du  Forum,  de  manière  qu'elles 
présidaient  en  quelque  sorte  à  la  majesté  des  assemblées  politiques. 
L'une  des  statues  représentait  Pythagore,  un  voisin,  le  grave  légis- 
lateur du  sud  de  l'Italie,  et  ce  choix  était  digne  de  Rome.  L'autre 
représentait  Alcibiade,  l'efféminé,  le  dissolu,  le  coi^tempteur  des 
dieux  et  des  lois  de  la  patrie,  que  les  Romains  se  figuraient  sans 
doute  aussi  sage  que  Pythagore  et  dont  ils  n'entendirent  parler  que 
lorsqu'il  arriva  en  Sicile  à  la  tête  des  Athéniens.  Peut-être  Alci- 
biade avait-il  séduit  leurs  ambassadeurs  par  sa  personne  et  par  ses 
belles  promesses. 

C'est  après  la  conquête  des  riches  colonies  de  la  Grande-Grèce 
que  l'on  doit  chercher  les  traces  d'une  résistance  réfléchie  à  l'art 
grec.  Les  esprits  étaient  partagés,  il  est  vrai  :  les  uns  se  jetaient 
avec  ardeur  au-devant  du  génie  grec,  convoitaient  ses  chefs- 
d'œuvre,  étudiaient  ses  principes;  les  autres  accueillaient  avec 
défiance  les  produits  môme  merveilleux  d'une  civilisation  qui  ne 
leur  apparaissait  qu'épuisée  et  corrompue.  Le  luxe,  la  mollesse,  la 
débauche,  leur  semblaient  le  cortège  inséparable  d'un  art  trop  raf- 


UN    PRÉJUGÉ    SUR    l'aRT    ROMAIN.  3"25 

fmé.  A  la  tète  des  premiers  était  Marcellus,  qui  remplit  Rome  des 
dépouilles  de  Syracuse  et  qui  était  passionné  pour  l'art  grec ,  la  fa- 
mille des  Scipions,  Paul-Émile,  les  Flamininus,  les  Fulvius;  à  la 
tête  des  seconds,  Gaton,  Fabius  Maximus,  Mummius  et  d'autres.  Le 
peuple  reprochait  à  Fabius  de  n'avoir  pas  apporté  à  Rome  les  sta- 
tues qui  ornaient  Tarente  conquise.  «  Laissons  aux  Tarentins  leurs 
dieux  irrités,  »  répondait  dédaigneusement  Fabius,  qui  comptait 
cependant  un  peintre  et  un  savant  parmi  ses  ancêtres;  mais  ce 
peintre  et  ce  savant  avaient  été  inspirés  uniquement  par  l'esprit 
national.  On  a  souvent  tourné  en  ridicule  la  recommandation  de 
Mummius  aux  entrepreneurs  qui  se  chargeaient  de  transporter  à 
Rome  le  butin  de  Gorinthe.  Pour  moi,  je  serais  beaucoup  plus  porté 
à  ne  voir  dans  la  menace  de  Mummius  que  du  mépris  affecté  et  /le 
l'ironie.  Les  hommes  nouveaux,  Cicéron  et  ses  amis,  se  jetaient 
avec  ardeur  au-devant  de  la  Grèce,  sentant  que  ses  lumières  et  son 
libre  génie  abaisseraient  devant  eux  les  barrières.  L'aristocratie, 
par  le  même  motif,  s'attachait  aux  vieux  usages,  et  en  vérité,  si 
nous  oublions  un  instant  notre  respect  filial  pour  la  Grèce  et  nous 
plaçons  au  point  de  vue  des  hommes  d'état  de  Rome,  le  parti  con- 
servateur avait  raison.  L'amour  de  l'art  grec  allait  servir  de  voile 
à  la  soif  immodérée  des  richesses  et  de  prétexte  à  d'incroyables 
rapines.  Le  procès  de  Verres  ne  sera  pas  seulement  un  grand  scan- 
dale, ce  sera  aussi  l'explosion  du  mal  qui  atteint  toute  la  société  ro- 
maine. Les  orateurs  qui  se  prétendaient  incorruptibles  à  l'or  se  lais- 
seront gagner  par  le  don  de  quelque  chef-d'œuvre  venu  d'Athènes 
ou  d'Égine.  Les  proconsuls  pilleront  les  provinces  au  nom  de  leur 
passion  pour  le  beau.  Les  particuliers  se  procureront  par  tous  les 
moyens  les  sommes  nécessaires  pour  payer  un  vase  myrrhin  ou  une 
petite  planche  peinte  par  Apelle.  A  la  suite  des  œuvres  du  grand 
art  s'introduiront  les  meubles  précieux,  les  raffinemens  de  l'indus- 
trie, l'attirail  des  festins,  les  plaisirs  enivrans,  et  du  même  coup 
le  faste,  la  mollesse,  la  corruption.  L'histoire  n'a  que  trop  justifié 
les  prévisions  des  sages  et  les  craintes  des  cœurs  républicains.  La 
découverte  des  bacchanales  et  des  sanglantes  orgies  professées  par 
les  Grecs  sur  l'Aventin  fut  une  lueur  terrible. 

11  faut  avoir  présentes  ces  considérations  d'un  ordre  plus  élevé 
pour  s'expliquer  l'opposition  acharnée  et  parfois  mesquine  du  sé- 
nat à  l'invasion  morale  de  la  Grèce.  Marcellus  a-t-il  bâti  un  temple 
à  la  Valeur  et  désire-t-il  le  consacrer  en  même  temps  à  V Honneur, 
on  l'arrête,  on  lui  objecte  les  rites  nationaux  qui  s'opposent  à  ce 
qu'on  réunisse  deux  divinités  dans  un  seul  sanctuaire,  et  l'archi- 
tecte de  Marcellus  est  obligé  de  refaire  et  de  doubler  le  temple. 
Fulvius  Flaccus  a-t-il  enlevé  les  belles  tuiles  de  marbre  d'un  temple 


3'26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  Brutium,  voisin  de  Crotone,  pour  couvrir  son  temple  de  la  For- 
lune  équestre,  le  sénat  le  condamne  à  reporter  à  l'extrémité  de 
l'Italie  toute  la  toiture  qu'il  a  dérobée.  Métellus  veut-il  dédier  deux 
temples  à  Jupiter  Stator  et  à  Juiwn,  semblables,  contigus,  faits  de 
marbre,  ornés  de  statues  grecques  et  de  peintures  exécutées  par 
des  artistes  grecs,  on  saisit  une  occasion  puérile  pour  lui  témoigner 
le  mécontentement  du  parti  national  et  rendre  son  œuvre  incom- 
plète et  presque  ridicule.  Les  porteurs  s'étaient  trompés  et  avaient 
placé  la  statue  de  Junon  dans  le  temple  destiné  à  Jupiter,  celle  de 
Jupiter  dans  le  temple  destiné  à  Junon.  Les  pontifes  s'opposèrent  à 
tout  changement.  <(  Les  dieux  avaient  manifesté  leur  volonté,  di- 
rent-ils, »  et  les  temples  continuèrent  de  présenter  un  contraste 
chpquant  entre  les  sujets  des  peintures  qui  les  décoraient  et  les 
divinités  qui  les  occupaient.  Le  temple  du  Capitole  a-t-il  brûlé,  le 
tout-puissant  Sylla  lui-même  n'osera  pas  en  changer  le  plan  et  l'as- 
pect. En  vain  Rome  est  devenue  grecque;  il  s'agit  du  grand  sanc- 
tuaire national,  et  l'amour  de  l'architecture  grecque  cède  au  sen- 
timent patriotique.  On  copie  l'ancien  temple  avec  ses  proportions 
lourdes,  sa  façade  basse  et  large,  on  en  reproduit  l'ordonnance  et  les 
détails  :  la  seule  différence,  c'est  la  beauté  des  matériaux.  Pompée 
veut-il  flatter  les  passions  du  peuple  romain  en  construisant  un 
théâtre  en  pierre,  il  rencontre  une  résistance  sage  et  politique  chez 
ceux  qui  défendent  les  anciens  usages  et  savent  qu'un  théâtre  per- 
manent ne  peut  que  détourner  les  citoyens  des  affaires  publiques 
en  les  accoutumant  à  de  perpétuels  plaisirs.  Il  ne  surmonte  même 
cette  résistance  qu'en  faisant  bâtir  un  temple  à  Vénus  victorieuse 
au  sommet  du  théâtre,  qui  devenait  ainsi  un  lieu  sacré,  de  même 
que  les  gradins  destinés  aux  spectateurs  devenaient  les  degrés  du 
sanctuaire. 

César,  le  plus  adroit  et  par  cela  même  le  plus  coupable  des  am- 
bitieux, connaissait  bien  les  scrupules  du  parti  conservateur  :  il  fei- 
gnait de  les  partager;  il  respectait  des  préjugés  qui  lui  paraissaient 
sans  importance,  afin  de  renverser  plus  sûrement  les  lois  essen- 
tielles de  l'état.  Quand  il  bâtit  le  temple  de  Venus  Genitrix,  il 
voulut  qu'il  fût  conforme  à  l'ancien  style;  les  colonnes  étaient  rap- 
prochées, pesantes,  nous  dit  Yitruve.  César  étalait  ainsi  une  rigi- 
dité qu'il  jugeait  convenir  à  sa  dignité  de  grand  pontife;  il  affectait 
le  respect  des  traditions,  et  ce  jeu  semble  s'être  perpétué  après  sa 
mort,  car  le  temple  que  les  triumvirs  lui  élevèrent  sur  le  Forum, 
cà  la  place  même  où  le  bûcher  avait  consumé  son  corps,  était  égale- 
ment d'ancien  style. 

Du  reste,  la  puissance  de  ro])inion  était  telle,  le  vieil  esprit  ro- 
main protestait  si  vigoureusement,  que  des  hommes  plus  honnêtes- 


UN    PRKJUGÉ    SUR    l'aRT    ROMAIN.  3'27 

que  César  se  sentaient  astreints  officiellement  à  riiypocrisie.  Gicé- 
ron,  qui  adorait  l'art  grec  et  connaissait  si  bien  tous  ses  chefs-d'œu- 
vre, parlait  avec  insouciance  des  tableaux  et  des  statues  volés  par 
Verres  lorsqu'il  s'adressait  à  ses  juges  :  pour  les  flatter,  il  jouait 
l'ignorance;  il  paraissait  chercher  les  noms  des  artistes  et  ne  les 
point  savoir;  le  ton  ajoutait  au  dédain.  Ce  n'était  pas  seulement  une 
comédie  d'avocat,  c'était  la  comédie  d'un  politique  qui  ménageait 
sa  popularité. 

Ainsi  l'art  grec  n'a  point  pénétré  à  Rome  sans  résistance,  et  cette 
résistance  n'aurait  eu  ni  gravité  ni  point  d'appui,  si  les  Romains  n'a- 
vaient possédé  déjcà  un  art  national.  L'étude  des  monumens  jette  de 
sûres  clartés  sur  une  question  historique  singulièrement  méconnue. 
Je  ne  parle  point  de  la  peinture  dont  les  œuvres  ont  disparu,  ni 
même  de  la  plastique,  étrusque  d'abord,  puis  fascinée  par  la  per- 
fection de  la  sculpture  grecque.  Cependant  l'habitude  de  mouler  le 
visage  des  morts,  les  images  en  cire  des  ancêtres  conservées  dans 
l'atrium,  les  statues  élevées  aux  citoyens  qui  méritaieht  bien  de  la 
patrie,  l'orgueil  aristocratique  aussi  intéressé  que  l'ambition  plé- 
béienne à  consacrer  les  personnalités  éclatantes,  tout  a  contribué  à 
imprimer  aux  œuvres  qui  datent  de  la  république  un  accent,  une 
réalité,  une  précision,  un  sentiment  énergique  de  la  nature  qui  va 
jusqu'à  la  dureté,  et  qui  répugnera  longtemps  à  l'idéal  doux  et 
enveloppé  de  la  Grèce. 

Mais  l'art  qui  exprime  le  plus  puissamment  le  génie  d'un  peuple, 
qui  manifeste  sa  grandeur  et  satisfait  son  esprit  de  domination,  c'est 
l'art  de  bcîtir.  Les  Romains,  en  couvrant  de  leurs  constructions  le 
sol  italien  et  bientôt  le  monde,  semblaient  en  prendre  possession 
pour  l'éternité;  le  sceau  qu'ils  imprimaient  devait  en  effet  survi- 
vre à  leur  conquête  et  à  leur  existence  même.  Aussi  l'architecture 
romaine  est-elle  constituée  de  bonne  heure.  Elle  crée  des  œuvres 
originales  et  grandioses  que  les  Étrusques  ne  lui  ont  point  ensei- 
gnées et  que  les  Grecs  ne  pourront  qu'imiter  à  leur  tour.  Elle  ne 
cherche  point  des  proportions  exquises,  ni  des  détails  raffinés;  elle 
vise  à  l'utile  et  au  grand.  Le  temple,  ce  type  que  les  Hellènes  em- 
bellissaient et  caressaient  sans  cesse,  et  qui  est  l'unité  vivante  de 
leur  architecture,  les  Romains  le  copient  simplement,  en  Étrurie 
d'abord,  plus  tard  en  Grèce.  Les  dieux  sont  satisfaits,  les  rites  ob- 
servés, cela  suffiit.  Les  constructions  civiles  au  contraire  absorbent 
toute  leur  attention;  c'est  là  qu'ils  sont  incomparables,  c'est  là  qu'ils 
deviennent  créateurs  par  la  hardiesse  de  leurs  plans  et  l'étendue  de 
leurs  entreprises.  Dès  qu'il  s'agit  d'assainir  la  ville,  de  la  fortifier, 
d'y  amener  les  sources  des  montagnes  lointaines,  de  préparer  le 
théâtre  des  assemblées,  d'abriter  la  vie  politique  sous  toutes  ses 


32S  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

formes,  de  sécher  les  marais,  de  féconder  les  campagnes,  de  con- 
struire des  ponts  sur  les  fleuves  les  plus  impétueux,  d'établir  des 
routes  qui  porteront  leurs  armées  jusqu'aux  extrémités  de  l'Italie^ 
les  Romains  n'empruntent  rien  aux  Grecs;  ils  méritent  de  leur  servir 
de  modèles  :  ils  montrent  au  monde  des  modèles  que  le  monde  a 
souvent  désespéré  d'égaler.  Chez  tous  les  peuples,  le  plus  grand 
éloge  qu'on  puisse  faire  d'un  monument,  l'expression  la  plus  forte 
pour  désigner  la  grandeur  d'un  ouvrage,  n'est-ce  pas  de  dire  qu'il 
est  digne  des  Romains? 

Ceux  qui  subordonnent  dans  leur  pensée  l'art  romain  à  l'art  grec 
oublient  sur  quels  principes  bien  difîérens  de  construction  tous  deux 
s'appuient.  L'un  n'admet  que  la  plate-bande  et  les  portées  horizon- 
tales, l'autre  préfère  le  plein-cintre  et  la  voûte;  l'un  ne  veut  que  de 
grands  matériaux,  dont  les  joints  reposent  sur  des  colonnes  ou  des 
piliers  écartés,  l'autre  emploie  les  plus  petits  élémens,  brique,  blo- 
cage, pouzzolane,  et  les  jette  sur  des  moules  gigantesques;  l'un 
rase  la  terre  et  s'harmonise  avec  les  lignes  tranquilles  des  horizons, 
l'autre  s'élance  hardiment  vers  le  ciel,  ou  résiste,  sous  le  sol,  à  des 
fardeaux  immenses.  Qu'on  ne  croie  pas,  comme  il  arrive  souvent, 
que  l'art  romain  n'ait  atteint  sa  grandeur  qu'au  siècle  d'Auguste^ 
parce  qu'il  s'était  nourri  de  toute  la  moelle  de  l'art  grec.  C'est  sous 
la  république  que  sont  conçues  les  entreprises  les  plus  hardies, 
c'est  sous  la  république  que  les  types  les  plus  beaux  sont  créés. 
L'empire  ne  fait  qu'étendre  et  multiplier  les  exemples  que  les  siè- 
cles de  liberté  lui  ont  légués. 

Ainsi  l'on  avait  construit,  bien  avant  la  conquête  de  la  Grèce,  ces 
voûtes  souterraines  qui  conduisaient  jusqu'au  Tibre  les  eaux  im- 
pures, et  ces  arcs  légers  qui  amenaient  comme  en  triomphe,  à  tra- 
vers les  plaines  et  les  vallées,  l'eau  des  sources  les  plus  fraîches.  Les 
Grecs,  peu  épris  du  bien-être,  établis  sur  des  rochers  ou  des  som- 
mets escarpés,  n'avaient  ni  cloaques  ni  aqueducs.  Du  moins  leurs 
aqueducs  étaient  de  simples  tuyaux  de  poterie  ou  des  entailles 
rectangulaires  faites  dans  le  roc  et  couvertes  par  des  tuiles  plates 
comme  un  caniveau.  On  voit  encore  à  Athènes,  à  Syracuse,  de  ces 
conduits  d'une  simplicité  primitive.  Les  Étrusques,  il  est  vrai, 
avaient  enseigné  aux  Latins  à  construire  sous  la  terre  des  émissaires 
voûtés;  mais  combien  les  débris  qu'on  trouve  en  Toscane  sont  infé- 
rieurs à  ceux  qu'on  trouve  à  Rome!  Du  premier  coup,  les  disciples 
dépassèrent  leurs  maîtres.  Les  cloaques,  commencées  par  les  rois, 
continuées,  étendues,  réparées  par  la  république,  font  encore  l'ad- 
miration de  la  postérité.  Nous  construisons  sous  les  rues  de  Paris  un 
réseau  d'égouts  qui  coûtent  des  sommes  immenses;  mais  ils  dure- 
ront peu,  et  l'on  n'osera  les  comparer  à  ces  voûtes  en  belles  pierres 


UX    PRÉJUGÉ    SUR    l'art    ROMAIN.  ZHd 

soigneusement  appareillées  qui  ont  défié  l'efTort  de  vingt-cinq  siè- 
cles. L'émissaire  qui  maintient  le  niveau  du  lac  d'Albano  est  intact, 
il  sert  encore,  et  les  Romains  l'ont  creusé  et  revêtu  de  larges  as- 
sises au  temps  de  leur  plus  grande  pauvreté,  pendant  leur  lutte 
désespérée  contre  Véies.  C'est  l'austère  Gaton  qui  dépensa,  étant 
censeur,  près  de  6  millions  pour  la  construction  et  la  réparation  des 
cloaques.  Dix  ans  après,  l'an  580  de  Rome,  ce  travail  est  repris  par 
Fulvius  Flaccus,  de  sorte  qu'il  ne  restera  au  gendre  d'Auguste 
qu'à  construire  les  cloaques  du  quartier  du  Panthéon.  C'est  encore 
la  république  qui  jette  les  eaux  du  lac  Yélinus  dans  le  Nar  (est-il 
nécessaire  de  vanter  la  cascade  de  Terni?),  qui  dessèche  les  marais 
qui  s'étendaient  entre  Parme  et  Plaisance,  qui  assainit  les  marais 
Pontins,  ce  fléau  sans  cesse  renaissant  de  la  campagne  de  Rome.  Les 
Grecs  ne  manquaient  point  de  marais;  mais  ont-ils  jamais  songé  à 
faire  ce  qu'a  fait  Appius  Claudius  dès  l'an  de  Rome  /i/i2?  Un 
grand  canal  ouvre  un  passage  aux  eaux  jusqu'à  la  mer;  une  chaus- 
sée assure  la  solidité  de  la  voie  Appia;  des  ponts  multipliés  ouvrent 
un  passage  aux  torrens  qui  se  précipitent  des  montagnes;  trente 
lieues  carrées  sont  rendues  au  pâturage  et  à  la  culture  ;  trente-trois 
villes,  que  Pline  nous  cite,  respirent  et  cessent  d'être  décimées  par 
la  fièvre.  César,  Auguste  et  Pie  VI  ne  pourront  rien  faire  de  mieux 
que  d'imiter  le  vieil  Appius.  Nous-mêmes,  si  nous  voulons  compren- 
dre la  difficulté  de  semblables  entreprises,  nous  considérerons  les 
Landes  et  notre  impuissance  à  les  reconquérir  d'un  seul  coup  sur 
les  eaux. 

Les  aqueducs  ont  amené  et  amènent  encore  aujourd'hui  à  Rome 
les  eaux  les  plus  abondantes  et  les  plus  belles  du  monde;  mais, 
lorsque  le  voyageur  admire  le  volume  des  fontaines  jaillissantes  ou 
cette  longue  suite  d'arcs  mutilés  qui  font  une  des  parures  de  la 
campagne  de  Rome,  s'informe-t-il  de  leur  date?  Ne  les  croit-il  pas 
plus  récens  qu'ils  ne  le  sont?  n'en  rapporte-t-il  pas  l'honneur  à  la 
magnificence  impériale?  Et  cependant,  sur  neuf  aqueducs  qui  exis- 
taient anciennement,  cinq  dataient  de  la  république.  Dès  l'an  â/i'2, 
l'aqueduc  de  la  porte  Capène  était  construit;  dès  l'an  Zi82,  Papirius 
Cursor  et  Gurius  Dentatus  allaient  détourner  l'Anio,  à  vingt  milles 
au-dessus  de  Tibur,  pour  l'amener  auprès  de  la  porte  Majeure,  où 
l'on  voit  encore  des  restes  de  ce  grand  ouvrage  :  le  canal,  en  blocs 
de  pépérin,  est  engorgé  de  dépôts.  Plus  tard,  Marcius  Rex  va  cher- 
cher sur  la  voie  Valéria,  au  trente-troisième  mille,  l'eau  qui  gardera 
son  nom  {aqua  Marcîa),  et  qu'il  supporte  par  soixante  mille  pas  de 
constructions;  sept  mille  quatre  cent  quarante-sept  pas  sont  des  ar- 
cades élégantes,  qui  aboutissent  aujourd'hui  près  de  la  porte  Ma- 
jeure. En  629,  les  censeurs  détournent,  au  onzième  mille  sur  la  voie 
Latine,  la  source  qu'on  appelait  aqua  Tepula,  et,  pour  l'élever  jus- 


s 30  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'au  Capitole,  ils  établissent  un  second  rang  d'arcs  sur  l'aqueduc 
de  Marcius.  Agrippa  enfin,  sous  le  consulat  de  César  Octavien,  as- 
sure à  la  ville  les  eaux  d'une  cinquième  source,  située  un  peu  plus 
loin  sur  la  voie  Latine;  pour  ménager  le  terrain  et  des  expropria- 
tions d'autant  plus  dispendieuses  qu'on  était  aux  portes  de  Rome, 
il  fait  construire  un  troisième  rang  d'arcades  sur  les  deux  autres, 
de  telle  sorte  qu'on  avait  trois  étages  superposés  et  trois  conduits 
distincts  :  à  l'étage  inférieur  coulait  l'eau  Marcia,  au  milieu  l'eau 
Tepula,  au  sommet  l'eau  Julia.  C'est  ainsi  qu'une  sage  économie  et 
la  satisfaction  intelligente  des  besoins  croissans  d'une  capitale  firent 
créer  ce  magnifique  ensemble  d'architecture  que  les  âges  suivans 
ne  pourront  qu'imiter.  L'aqueduc  de  Carthage,  celui  de  Ségovie,  le 
viaduc  de  Spoleto,  le  pont  du  Gard,  ne  sont  que  des  répétitions  du 
type  grandiose  créé  aux  portes  de  Rome  par  les  magistrats  de  la 
république. 

Une  autre  application  de  l'arc  plein-cintre  et  de  la  voûte  sert  à 
jeter  sur  les  fleuves  des  ponts  hardis  et'durables.  Les  Grecs  n'ont 
construit  que  de  petits  ponts  sur  leurs  torrens,  presque  toujours 
guéables.  Si  les  Étrusques  en  ont  bâti  de  considérables,  il  n'en  reste 
point  de  traces,  tandis  que  la  plupart  des  ponts  établis  sur  le  Tibre 
par  les  Romains  ont  résisté;  ils  sont  beaux,  ils  sont  l'œuvre  de  la 
grande  époque  républicaine.  Le  pont  Siiblicîus,  longtemps  en  bois, 
est  remplacé  par  le  pont  Palatin  l'an  de  Rome  575  :  c'est  Scipion 
l'Africain  qui  l'achève.  On  passe  encore  sur  le  pont  Fabrichis  (692), 
sur  le  pont  Cestius,  restauré  par  les  empereurs  Yalens  et  Yalenti- 
nien,  sur  le  pont  Milvius  [ponle  Molle),  et  ce  ne  sont  point  les 
Grecs  qui  ont  donné  aux  Latins  l'exemple  de  ces  audacieuses  et  im- 
muables constructions. 

Que  dire  des  voies  romaines,  sujet  d'étonnement  pour  la  posté- 
rité? Nous  pouvons  leur  comparer  la  voie  Sacrée  d'Eleusis  ou  la 
rouLe  antique  qui  conduisait  du  Pnyx  au  Pirée.  Les  Grecs  entail- 
laient le  rocher  sur  une  petite  largeur,  laissaient  les  roues  du  char 
creuser  leur  ornière,  et  s'en  allaient  cahotés  fièrement  à  travers  les 
montagnes  et  les  ravins.  Ce  sont  les  architectes  romains  qui  ont  eu 
de  bonne  heure  l'idée  de  construire  des  levées,  de  niveler  les  pentes, 
de  préparer  une  assiette  large  pour  les  chemins,  que  des  armées  al- 
laient traverser  sans  relâche,  d'établir  sur  ces  fondations  un  dallage 
admirable,  en  blocs  de  rocher  de  forme  polygonale,  épais,  soigneu- 
sement agencés,  comme  les  murs  attribués  aux  Pélasges.  Dès  l'an 
Ulû.  de  Rome,  la  voie  Appienne  va  jusqu'à  Gapoue,  bientôt  jusqu'à 
Brindes;  dès  l'an  534,  la  voie  Flaminienne  atteint  Rimini,  tandis 
que  la  voie  Émilienne  traverse  l'Étrurie  et  se  dirige  vers  la  Gaule  : 
ce  sont  encore  les  trois  routes  principales  de  l'Italie  moderne.  C'est 
aussi  sous  la  république  qu'on  établit  les  colonnes  milliaires,  des 


u.\  Fiiii.iuGÉ  SUR  l'art  romaix.  331 

trottoirs  pour  les  piétons,  des  marchepieds  pour  les  cavaliers,  des 
lieux  de  repos  pour  tous  les  voyageurs. 

Je  ne  puis  prolonger  outre  mesure  les  détails  de  ce  genre;  mais, 
plus  on  examinera  les  diverses  applications  de  l'architecture  ro- 
maine, plus  on  reconnaîtra  combien  elles  diffèrent  des  applications 
de  l'art  grec.  L'ordre  toscan  est  resté  particulièrement  cher  aux 
Latins,  même  quand  ils  ont  admis  les  ordres  grecs.  L'arc  de  triom- 
phe est  essentiellement  romain  dans  sa  conception  comme  dans  ses 
élémens.  L'amphithéâtre  est  bien  plus  grandiose  que  les  théâtres 
grecs,  et  dès  les  anciens  temps  on  savait  construire  en  bois  des  cir- 
ques spacieux  pour  les  courses.  La  tribune  aux  harangues,  décorée 
d'arcades  supportées  par  des  colonnes  et  de  proues  de  navire  ar- 
mées de  leurs  éperons,  offre  un  ensemble  original  dont  la  Grèce  n'a 
point  donné  le  modèle,  et  que  nous  permet  d'apprécier  la  monnaie 
de  la  famille  Lollia,  qui  porte  le  nom  du  tribun  Palikanus.  Les 
tombeaux  qui  bordent  les  voies  romaines  et  consacrent  pompeuse- 
ment à  travers  les  vallées  et  les  plaines  le  souvenir  des  grands  ci- 
toyens ont  moins  de  perfection  que  les  tombeaux  et  les  stèles  de  la 
Grèce;  mais  quel  ensemble  imposant,  quelles  proportions  colossales, 
quelle  suite  non  interrompue  d'efforts  généreux  pour  fixer  la  gloire! 
Les  maisons  des  citoyens  ne  ressemblent  guère  aux  maisons  grec- 
ques, étroites,  avec  leur  gynécée  à  l'étage  supérieur,  avec  leur  pe- 
tite citerne  creusée  dans  le  roc.  La  demeure  patricienne  est  im- 
mense; elle  est  bordée  par  quatre  rues;  elle  a  pris  aux  Etrusques 
leur  atrium,  à  quatre  colonnes,  pour  l'agrandir,  l'orner  fastueuse- 
ment,  y  rassembler  sous  les  portiques  les  images  des  ancêtres,  les 
trophées  de  cent  victoires,  les  cliens  qui  viennent  chaque  matin  s'y 
entasser  pour  escorter  au  forum  leur  puissant  patron. 

Je  ne  saurais  trop  le  répéter,  toutes  ces  réflexions  ne  s'appli- 
quent point  à  l'art  de  l'empire,  mais  à  l'art  de  la  république,  avant 
l'asservissement  de  la  Grèce.  On  sera  donc  dans  le  vrai  en  recon- 
naissant aux  Romains  une  indépendance  dans  leurs  emprunts,  une 
liberté  dans  leurs  imitations  mêmes,  qu'ils  ont  niée  plus  tard,  soit 
par  dédain  pour  l'Étriirie,  soit  par  enthousiasme  pour  la  Grèce.  On 
a  toujours  le  droit  de  récuser  un  peuple  qui  se  calomnie  lui-même. 
La  postérité  ne  s'y  trompe  pas,  puisqu'elle  distingue  si  nettement 
les  produits  de  l'art  romain  de  ceux  de  l'art  grec.  Jamais  nous  ne 
confondrons  une  statue  grecque  avec  une  statue  romaine  ;  jamais 
une  médaille,  un  vase,  un  bijou,  un  ornement,  ne  nous  embarrassent 
lorsqu'il  faut  seulement  discerner  s'ils  sont  de  fabrique  hellénique 
ou  de  fabrique  latine.  Quant  aux  monumens,  les  connaisseurs  les 
plus  superficiels  jugent  d'un  coup  d'œil  s'ils  sont  grecs  ou  ro- 
mains, et  jusque  sur  le  sol  de  la  Grèce  on  peut  signaler  à  coup  sûr 
tes  constructions  qui  datent  de  l'époque  romaine,  tant  les  styles 


ôo2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  (lifTérens,  aussi  bien  que  les  tendances,  les  détails,  le  goût. 

Mais  si  l'on  se  livre  à  un  examen  plus  approfondi,  on  trouve  que 
les  principes  des  deux  peuples  dans  l'art  sont  également  très  dill'é- 
rens.  Les  Grecs  sont  épris  des  proportions ,  et  à  l'aide  des  propor- 
tions ils  font  paraître  grand  ce  qui  est  petit;  les  Romains  sont  épris 
de  la  grandeur  matérielle  et  cherchent  non-seulement  l'impres- 
sion ,  mais  la  réalité  de  la  grandeur.  Les  Grecs  s'attachent  aux 
formes  exquises  et  poussent  la  délicatesse  jusqu'à  une  divine  per- 
fection ;  les  Romains  s'attachent  à  la  force,  au  caractère,  à-la  soli- 
dité immuable,  à  la  durée.  Pour  les  premiers,  le  beau  est  le  but 
suprême;  pour  les  seconds,  c'est  l'utile.  Les  uns  vivent  dans  le 
monde  idéal,  rêvent  des  types  et  conversent  avec  ces  dieux  char- 
mans  qu'ils  créent  et  rajeunissent  sans  cesse;  les  autres  ont  l'esprit 
positif:  ils  sont  aux  prises  avec  le  monde  réel;  l'état  est  leur  dieu, 
l'intérêt  public  leur  rêve  ;  leur  imagination  s'attache  à  la  terre  pour 
l'étreindre  par  la  conquête;  leur  grande  poésie,  c'est  l'ambition. 
Les  Grecs  décorent  avec  amour  leur  petite  ville  ou  leur  sanctuaire 
le  plus  célèbre,  mais  ils  ont  bientôt  pourvu  aux  besoins  ou  à  la  pa- 
rure d'une  patrie  qui  ne  s'étend  pas  au-delà  de  l'enceinte  des  murs; 
les  Romains  se  préparaient  au  gouvernement  du  monde  :  ils  or- 
naient leur  ville  comme  une  capitale,  ils  concevaient  tout  dans  les 
dimensions  gigantesques,  comme  s'ils  devaient  donner  un  jour 
l'hospitalité  à  l'univers.  Pour  les  Grecs,  l'art  était  une  passion,  une 
jouissance  de  toutes  les  heures,  une  partie  de  la  vie;  pour  les  Ro- 
mains, l'art  n'était  qu'un  instrument,  un  moyen  de  préparer  ou 
d'assurer  leur  empire,  une  marque  de  possession,  le  sceau  imprimé 
sur  les  pays  conquis  ;  l'art  leur  plaisait  surtout  pour  illustrer  leurs 
victoires  et  pour  étonner  les  hommes. 

Ceux  qui  étudient  l'histoire  de  l'art  romain  doivent  donc  être  con- 
vaincus de  son  originalité  et  saisir  son  caractère.  Ramener  tout  à 
l'unité  est  une  loi  tyrànnique  qui  ne  flatte  que  l'ignorance;  quand 
il  s'agit  des  productions  de  l'esprit  humain,  prouver  leur  diversité, 
c'est  créer  une  richesse,  et  la  science  aime  à  s'enrichir.  Rome  a 
grandi  entre  deux  maîtresses,  l'Étrurie,  qui  l'a  initiée  aux  arts,  et  la 
Grèce,  qui  l'a  éblouie  par  ses  chefs-d'œuvre;  mais  son  génie  person- 
nel, persistant,  assimilateur,  a  choisi  les  élémens  qui  convenaient 
à  ses  besoins.  Tout  a  été  refondu  dans  ce  moule  puissant  d'où  la 
grandeur  romaine  est  sortie,  l'art  comme  les  autres  emprunts  faits 
aux  civilisations  voisines.  L'art  romain,  précisément  parce  qu'il 
subordonne  l'idéal  à  l'utile,  le  beau  au  grand,  les  jouissances  à  la 
politique,  devient  un  type  historique.  S'il  n'avait  point  été  un  type, 
il  n'aurait  pu  s'imposer  plus  tard  en  souverain  et  couvrir  de  ses 
œuvres  la  surface  du  monde. 

Beîu.é. 


PHILOSOPHES  CONTEMPORAINS 


THEODORE    JOUFFROY. 


Cours  de  Droit  nuHirel.  —  Cours  d'Esthétique.  —  Mélanges.  —  Nouveaux  Mélanges. 
5  vol.,  nouvelle  édition,  1860-61.  Hachette. 


Yingt-trois  ans  à  peine  se  sont  écoulés  depuis  la  mort  de 
M.  Jouffroy.  Dans  cet  intervalle  d'un  quart  de  siècle,  que  de  ré- 
rolutions  dans  les  institutions,  dans  les  mœurs,  dans  les  idées! 
Avec  quelle  rapidité  la  face  du  monde  se  renouvelle,  et  comme  les 
partisans  de  la  philosophie  du  devenir  ont  beau  jeu  à  une  époque 
comme  la  nôtre!  Que  de  contrastes,  si  l'on  rassemblait  dans  un  ta- 
bleau les  principales  questions  de  l'heure  présente,  mises  en  regard 
de  celles  qui  s'agitaient  vers  1840!  Pour  ne  parler  que  de  la  phi- 
losophie, à  part  quelques  vagues  symptômes,  déjà  sensibles  aux 
esprits  fins,  M.  Jouffroy  aurait-il  pu  prévoir  en  mourant  que,  si  peu 
de  temps  après  les  triomphes  d'une  école  auxquels  il  avait  pris  une 
noble  part ,  le  spiritualisme  aurait  à  subir  de  si  rudes  épreuves 
jusqu'à  voir  un  instant  la  popularité  se  retourner  contre  elle? 

Ces  révolutions  périodiques  dans  les  idées  nous  obligent  à  reve- 
nir plus  d'une  fois  sur  certains  noms  désignés  plus  spécialement 
par  leur  éclat  même  à  d'injustes  disgrâces  de  l'opinion  dans  ces 
tumultes  philosophiques  qui  semblent  vouloir  tout  détruire  et  tout 
remettre  en  question.  Après  plusieurs  années  de  luttes  opiniâtres, 
il  peut  sembler  utile  de  voir  où  nous  en  sommes,  et  parmi  les  re- 
nommées qui  nous  sont  chères,  lesquelles  ont  succombé  sous  les 
coups  d'une  polémique  à  outrance,  lesquelles  ont  pu  y  survivre. 
Relevons  nos  blessés  et  comptons  nos  morts. 


ZT)!l  REVUt;    DlîS    DEUX    MO.NDES. 

A  deux  reprises  déjà,  on  a  donné  ici  mènic  le  portrait  de 
AI.  Jouflfroy;  on  a  peint  l'homme,  l'écrivain,  le  penseur.  Dès  1833, 
M.  Sainte-Beuve  traçait  dans  la  lîcvue  un  de  ces  portraits  à  plu- 
sieurs égards  définitifs,  où  excellait  déjà  son  art  incomparable  (1). 
Onze  ans  plus  tard,  M.  de  Rémusat,  déplorant  la  mort  récente  du 
philosophe ,  rassemblait  dans  une  lumineuse  étude  les  titres  épars 
de  cette  belle  renommée  (2).  Chacun  des  deux  peintres  a  mis  dans 
son  œuvre  quelque  chose  de  lui-même,  de  son  esprit,  de  sa  phy- 
sionomie. Ce  que  M.  Sainte-Beuve  a  peint  avec  amour,  ce  qu'il  a 
placé  sous  le  rayon  le  plus  propice  et  dans  le  plus  beau  relief,  c'est 
l'expression  poétique ,  rêveuse  de  son  modèle,  tel  que  Joseph  De- 
lorme  devait  le  comprendre  alors;  c'est  \ artiste  comprimé,  refoulé 
par  les  devoirs  austères  de  la  science,  qu'il  a  interprété  avec  une 
prédilection  marquée.  Il  se  demandait  si  M.  Jouffroy  avait  bien  ren- 
contré sa  vocation  la  plus  saisissante  en  s' adonnant  à  la  philosophie. 
Il  croyait  deviner  l'ennui  de  l'âme  sous  cette  logique  et  comme  un 
regret  profond  dans  son  regard  d'exilé.  Aussi  l'engageait-il  envers 
le  public,  par  des  demi-confidences,  à  déployer  dans  quelque  œuvre 
d'art,  dans  un  roman,  sa  psychologie  réelle;  il  lui  montrait  du  doigt 
ce  refuge  brillant  pour  toutes  les  facultés  de  sa  nature  qui  n'avaient 
pas  donné,  pour  toutes  ces  parties  poétiques  et  pittoresques  de  son 
talent  restées  sans  emploi. 

M.  de  Rémusat,  très  occupé  de  politique,  profondément  mêlé  à 
des  mouvemens  d'opinions  qui  avaient,  quinze  ans  auparavant, 
renouvelé  tant  de  choses  et  produit  une  révolution,  inclinait  natu- 
rellement à  peindre  dans  M.  Jouffroy  l'un  des  plus  nobles  inter- 
prètes des  idées  libérales  de  la  génération  à  laquelle  il  appartenait 
lui-même.  De  larges  peintures  de  l'état  des  esprits  vers  la  fin  de 
l'empire  et  sous  la  restauration  préparaient  et  expliquaient  la 
jeunesse  inquiète  de  M.  Jouffroy.  Sans  négliger  le  côté  philoso- 
phique de  son  sujet,  M.  de  Rémusat  insistait  particulièrement  sur 
les  causes  morales  qui  amenèrent  la  révolution  de  1830,  sur  la 
naissance  et  la  formation  des  divers  groupes  d'écrivains  qui  renou- 
velèrent alors  la  presse  militante,  enfin  sur  tous  les  points  par  où 
la  vie  de  M.  Jouiï"roy  a  pu  se  rencontrer  et  même  se  confondre,  à 
certaines  heures,  avec  l'histoire  morale  et  politique  du  xix^  siècle. 

Après  ces  deux  maîtres,  que  nous  reste-t-il  à  faire?  Peut-être 
l'étude  plus  spéciale  du  philosophe.  Pour  juger  l'œuvre  d'un  écrivain 
tel  que  M.  Jouffroy,  pour  en  apprécier  les  résultats  définitifs,  ceux 
qui  resteront  acquis  à  la  science,  il  est  bon  de  n'être  pas  trop  rap- 
proché de  lui  par  le  temps  ou  par  l'amitié.  Il  est  bon  de  faire  partie, 

(1)  1"  décembre  1833. 

(2)  l'--  août  1844. 


PHILOSOPHES    CONTEMPOPiAlNS.  335 

non  du  groupe  d'amis  survivans,  mais  du  public;  le  jugement  est 
plus  libre  ainsi.  Peut-être  aussi,  à  vingt-deux  ans  de  distance, 
sommes-nous  placé  à  ce  juste  point  de  la  perspective  qui  exige, 
pour  ces  sortes  d'appréciations,  un  certain  éloignement  dans  le 
temps,  et  qui  permet  à  la  postérité  de  rétablir  les  vraies  proportions 
des  personnages  et  des  idées.  Depuis  la  mort  de  M.  JoulTroy,  bien 
des  aspects  de  la  science  ont  changé  ;  des  parties  entières  ont  été 
bouleversées  par  de  brusques  attaques,  les  limites  reculées  sur 
certains  points,  envahies  sur  d'autres.  Sous  le  feu  de  la  polémique, 
la  doctrine  de  M.  Jouffroy  a  pu  trahir  ses  parties  vulnérables.  Pour 
celles  qui  ont  résisté  à  de  si  furieux  assauts,  on  peut  dire  qu'elles 
sont  maintenant  à  l'épreuve. 

1. 

On  se  plaît  parfois  à  choisir  sa  patrie  idéale  dans  le  temps  et  à 
désigner  l'époque  où  chacun  de  nous  aurait  cru  trouver  le  plus  noble 
et  le  plus  large  emploi  de  ses  facultés.  Je  croirais  volontiers  que 
c'est  de  1820  à  1830  qu'un  homme  d'intelligence  voué  aux  ambi- 
tions de  la  pensée  et  y  subordonnant  tout  le  reste  devrait  souhaiter 
d'avoir  vécu.  D'autres  momens  du  siècle  furent  plus  glorieux  par  la 
politique  ou  par  les  armes  ;  aucun  ne  le  fut  davantage  par  le  mou- 
vement des  idées  ou  l'éclat  des  lettres.  Il  y  eut  là  une  époque  unique 
pour  la  libre  et  féconde  variété  des  talens,  pour  toutes  les  nobles 
curiosités  en  même  temps  éveillées  et  toutes  les  émotions  du  beau 
en  même  temps  ressenties,  pour  l'activité  presque  héroïque  de  l'es- 
prit, qui  se  précipitait  dans  tous  les  sens  à  la  conquête  de  l'inconnu, 
et  aussi  pour  la  candeur  du  public,  enthousiaste  alors  jusqu'aux 
illusions.  La  philosophie  critique  n'avait  pas  encore  flétri  ces  espé- 
rances enchantées,  ni  désolé  l'imagination  neuve  des  générations 
qui  représentaient  la  jeunesse  du  siècle. 

Ce  fut  comme  un.  renouvellement  universel,  une  instauratio 
tnngna  de  l'esprit  humain.  Ce  fut  au  moins  une  immense  espérance 
de  ces  grandes  choses.  La  poésie,  l'histoire,  la  critique,  la  philoso- 
phie, donnaient  chaque  jour,  comme  à  l'envi  et  par  une  sorte 
d'émulation  illustre,  des  témoignages  de  ce  que  peut  l'invention  de 
quelques  grands  talens,  excitée  par  l'enthousiasme  de  l'opinion.  On 
put  croire  un  instant  qu'on  allait  assister  à  la  naissance  d'un  grand 
siècle.  De  magnifiques  succès  partiels  encourageaient  ces  illusions. 
Jamais  peut-être,  sauf  au  xvi"  siècle  et  à  la  fin  du  xviir,  l'esprit 
humain  ne  manifesta  une  confiance  plus  ingénue  en  lui-même; 
jamais  la  raison  ne  se  persuada  plus  complètement  qu'elle  allait 
enfin  avoir  raison  et  qu'on  allait  lui  livrer,  pour  les  réformer  d'un 


33(5  REVUE    DES    DEUX    iMONDES, 

coup,  les  institutions,  les  lois,  les  mœurs.  On  crut  qu'on  était  sur 
le  point  de  saisir  les  formes  durables  de  la  vérité  dans  les  systèmes, 
du  droit  absolu  dans  les  lois,  du  beau  dans  les  arts.  On  s'imagina 
qu'il  serait  possible  de  résoudre  pacifiquement  toutes  les  questions, 
de  manière  à  concilier  les  intérêts  dans  un  ordre  de  choses  qui  ne 
lut  que  l'expression  du  droit,  et  les  passions  les  plus  contraires 
dans  un  programme  idéal  dont  les  articles  ne  contiendraient  rien 
moins  que  la  règle  équitable  du  pouvoir  et  de  la  liberté,  la  méthode 
philosophique,  la  formule  suprême  de  l'art  :  vaste  tentative  d'appli- 
cation universelle  de  la  raison  à  tous  les  problèmes,  appuyée  sur 
une  étude  profonde  de  l'histoire  et  de  l'esprit  humain.  Si  elle  échoua 
en  partie,  ce  ne  fut  ni  par  le  défaut  de  talent  dans  les  hommes  qui 
l'entreprirent ,  ni  par  le  défaut  d'ampleur  dans  la  conception  géné- 
rale d'où  elle  était  sortie. 

L'esprit  avait  toute  sa  valeur  alors;  on  en  sentait  la  force,  on  le 
respectait,  on  l'aimait,  on  lui  frayait  toutes  les  voies.  Son  règne  se 
marquait  par  les  progrès  de  l'opinion  publique,  qu'il  excitait  en  la 
dirigeant,  et  qui,  en  lui  obéissant  avec  empressement,  assurait  sa 
souveraineté  sur  les  mœurs  publiques,  et  à  la  longue  sur  les  insti- 
tutions. En  se  modérant  lui-même  avec  un  tact  exquis,  il  méritait 
de  régner,  et  il  régna. 

11  n'y  avait  peut-être  pas  au  fond  plus  d'unité  de  vues  et  d'una- 
nimité de  croyances  à  cette  époque  qu'il  n'y  en  a  entre  les  hommes 
de  notre  temps;  mais  les  controverses  étaient  à  la  fois  plus  ardentes 
et  moins  inutiles.  Les  questions  posées  alors  ne  dépassaient  pas 
certaines  limites  et  ne  divisaient  pas  les  esprits  par  des  abîmes. 
Quelques  principes,  heureusement  conservés  au-dessus  du  tumulte 
de  la  controverse ,  permettaient,  sinon  de  s'entendre,  au  moins  de 
se  comprendre.  Ce  qui  manque  aujourd'hui,  ce  sont  ces  points 
communs,  ces  points  de  repère  dans  l'infini  mouvant  des  opinions 
humaines.  Ce  qui  sépare  les  hommes,  c'est  la  contradiction  absolue. 
Il  en  résulte  deux  choses  :  l'une  facile  à  prévoir,  l'inutilité  de  la 
controverse;  l'autre,  qui  est  un  effet  assez  singulier  de  la  même 
cause,  le  manque  d'intérêt  des  discussions.  Quand  des  adversaires 
se  trouvent  jetés  aux  deux'  extrémités  de  la  pensée,  ils  ne  parlent 
plus  le  même  langage  ;  tout  point  de  contact  manque  à  leurs  idées. 
Chez  les  esprits  élevés,  tout  se  borne  alors  à  une  exposition  de  prin- 
cipes qui,  ne  s'inquiétant  plus  des  objections  possibles,  tourne 
insensiblement  au  monologue.  Chez  les  esprits  communs  et  natu- 
rellement bas,  l'impuissance  de  discuter  se  traduit  en  banales 
injures  contre  les  idées  qu'ils  ne  comprennent  pas,  ou,  plus  sou- 
vent ,  contre  les  hommes  qui  les  représentent. 

A  l'époque   dont   nous  parlons,  il  y  avait  plus  de  passion  vraie 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  337 

dans  les  débats,  parce  qu'il  y  avait  moins  de  négations  radicales 
entre  les  hommes  et  les  idées.  Sauf  peut-être  en  littérature,  où 
classiques  et  romantiques  se  faisaient  une  guerre  d'extermination, 
partout  ailleurs  on  recherchait  avec  ardeur  les  principes  sur  les- 
quels il  y  avait  chance  de  s'entendre.  Quand  l'abbé  de  Lamennais 
écrivait  son  Essai  sur  V indifférence,  il  philosophait  à  sa  manière, 
il  faisait  un  système;  c'était  sur  une  théorie  particulière  de  la 
certitude  qu'il  établissait  son  apologétique  paradoxale.  Quand  les 
écrivains  du  Globe,  quelques  années  plus  tard,  lançaient  avec  une 
âpre  et  brillante  passion  leurs  réquisitoires  contre  le  dogmatisme 
religieux,  ce  qu'ils  attaquaient  au  fond,  c'était  la  domination  offi- 
cielle des  religions  d'état,  et  du  moins  les  vérités  qui  sont  l'essence 
religieuse  du  spiritualisme  restaient  en  dehors  de  ces  vives  contro- 
verses. De  même  en  politique  :  les  représentans  les  plus  téméraires 
du  progrès  n'allaient  pas  au-delà  d'un  libéralisme  relativement 
modéré.  Et  bien  qu'ils  eussent  en  face  d'eux  des  préjugés  opiniâ- 
tres, des  illusions  rétrospectives,  un  idéal  chimérique  de  gouverne- 
ment patriarcal,  le  débat  se  renfermait  dans  certaines  limites;  il 
n'était  pas  ouvert  sur  le  principe  monarchique  lui-même,  mais  seu- 
lement sur  l'étendue  et  la  nature  des  garanties  dont  il  convenait 
d'entourer  l'institution. 

Spectacle  brillant,  même  dans  sa  confusion,  que  celui  d'une  telle 
activité  intellectuelle,  d'une  telle  ambition,  ardente  à  la  fois  et 
mesurée,  de  ces  grands  travaux,  de  ces  beaux  rêves!  Si  tous  ces 
vastes  espoirs  ne  furent  pas  remplis,  la  faute  en  est  à  l'immensité 
de  ces  espoirs,  à  la  lassitude  prématurée  de  certains  talens  qui 
n'allèrent  pas  jusqu'au  bout  de  leur  tâche,  et  aussi  à  la  politique 
active  qui,  de  1830  à  18Zi8,  attira  presque  exclusivement  à  elle  cet 
essor  des  intelligences  et  les  absorba.  La  politique  ne  rend  jamais 
les  conquêtes  qu'elle  a  faites»  Parmi  les  grands  esprits  de  cette 
époque,  les  uns  trouvèrent  tout  naturellement  dans  les  affaires  de 
l'état  une  application  nouvelle  de  leurs  rares  facultés;  les  autres 
rencontrèrent  dans  les  luttes  de  la  tribune  un  attrait  tout  puissant, 
une  distraction  enivrante  aux  études  désintéressées  qui  avaient 
illustré  leur  nom;  d'autres  enfin,  entraînés  par  les  préoccupations 
publiques,  cédèrent  à  la  tentation  d'une  popularité  facile  :  ils 
transportèrent  la  politique  dans  les  lettres,  et  ce  mélange  en  altéra 
l'idéale  pureté.  Mais  ces  ambitions  de  la  pensée  et  de  l'art,  qui 
avaient  passionné  pendant  dix  ans  les  plus  nobles  esprits,  n'avaient 
pas  été  stériles  ;  même  à  travers  les  défaillances  des  hommes  ou 
les  échecs  partiels  des  idées,  il  reste,  de  ces  grandes  tentatives  et 
de  ces  rencontres  d'esprits  supérieurs,  comme  une  trace  de  lumière 
dans  un  siècle. 

TOME  LVI.  —  1865.  22 


338  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ce  fut  vers  1823,  au  milieu  de  cette  société  si  intelligente  et 
avide  d'idées,  que  parut  pour  la  première  fois  un  des  hommes  qui 
devaient  le  plus  l'honorer,  tout  jeune  alors,  mais  visi])lement 
marqué  pour  un  grand  avenir  d'écrivain  et  de  penseur,  si  la  vie 
lui  laissait  le  temps  de  devenir  tout  ce  qu'il  pouvait  être.  On  paiiait 
avec  une  sorte  de  mystère  de  ce  philosophe  de  vingt-six  ans  à 
peine,  déjà  observateur  profond,  psychologue  délicat,  qui  portait 
dans  les  grands  problèmes,  avec  les  lents  procédés  de  la  science 
expérimentale,  l'accent  d'une  émotion  contenue,  une  gravité,  une 
sorte  de  piété  philosophique.  De  rares  initiés  racontaient  les  réu- 
nions qui  se  tenaient  autour  de  lui  dans  une  pauvre  chambre  de  la 
rue  du  Four-Saint-Honoré.  Vingt  disciples  fidèles,  dont  quelques-uns 
sont  arrivés  aux  plus  hautes  charges  de  l'état,  qui  tous  ont  con- 
servé le  culte  de  l'esprit  et  se  sont  diversement  illustrés  par  lui,  se 
groupaient  autour  de  «  ce  mélancolique  jeune  homme,  dont  la  figure 
grave  et  belle  avait  des  expressions  si  douces  et  si  fières,  si  sereines 
et  si  tristes,  dont  les  yeux,  d'un  bleu  pâle  et  d'une  lenteur  réllé- 
chie,  ne  se  laissaient  pas  détourner  des  contemplations  intérieures, 
et  dont  les  joues  amaigries  étaient  creusées  par  le  mal  qui  consu- 
mait déjà  une  vie  destinée  à  finir  si  vite  (1).  » 

Le  jeune  philosophe  qui  exposait  des  théories  déjà  formées  sur 
Yesthéliqiie,  et  qui  préludait  à  ses  l^elles  méditations  sur  la  desti- 
née humaine  devant  des  auditeurs  tels  que  M.  Yitet,  M.  Duchâtel, 
M.  Dubois,  était  un  des  plus  brillans  débris  de  cette  glorieuse  Ecole 
normale,  un  instant  brisée  et  dispersée  par  un  mouvement  de  réac- 
tion aveugle,  poursuivie  par  une  colère  opiniâtre  jusque  dans  les 
rangs  du  professorat.  Sa  carrière,  comme  celle  de  ses  condisciples, 
avait  été  subitement  interrompue  ;  on  lui  avait  retiré  la  chaire  du 
collège  Bourbon,  où  il  avait  fondé  un  enseignement  remarqué;  il  se 
voyait  réduit  aux  ressources  précaires  des  cours  particuliers,  en 
attendant  une  réparation  qui  se  fit  attendre  assez  longtemps.  La  ré- 
putation arriva  plus  vite,  et  fit  compensation  aux  disgrâces  du  pou- 
voir. 

Sa  jeunesse  maladive  et  dévorée  par  un  feu  intérieur  que  la  pen- 
sée trop  ardente  excitait  encore  l'avait  de  bonne  heure  prédisposé 
à  la  philosophie.  Quand  il  était  arrivé  à  l'École  normale  en  181/[,  il 
y  apportait  des  études  fort  incomplètes,  une  gravité  précoce,  un 
fonds  d'impressions  religieuses  recueillies  dans  la  vie  patriarcale  et 
dans  l'habitude  journalière  des  grands  spectacles  de  la  nature,  une 
certaine  tristesse  même,  celle  des  jeunes  gens  qui  vivent  beaucoup 

(I)  M.  Migiict,  Éloges  historiques.  Notice  !«e  dans  la  séance  publique  de  l'Académie 
des  Sciences  morales  et  politiques  du  25  juin  1853. 


PIlII.OSOPliES    CONTEMPORAIKS.  Ôo9 

avec  leur  pensée  ou  avec  la  nature.  Il  ue  connaissait  rien  de  la  phi- 
losophie ni  des  philosophes,  mais  il  avait  au  plus  haut  degré  le 
tempérament  philosophique.  Dès  ses  premiers  pas  à  l'école,  il  ren- 
contra la  science  qui  devait  devenir  la  maîtresse  de  sa  vie.  L'École 
normale  retentissait  de  l'écho  de  deux  enseignemens  qui  venaient 
de  finir  prématurément  :  celui  de  M.  Laromiguière,  qui  avait  con- 
sacré deux  années  à  l'exposition  d'une  doctrine  mixte,  expression 
exacte  de  sa  personnalité  même,  si  fine  et  si  modérée,  adoptant 
Je  fonds  d'idées  et  le  langage  de  l'école  de  Gondillac  et  de  Destutt  de 
Tracy,  mais  rajeunissant  l'idéologie  épuisée  par  quelques  principes 
nouveaux  qui  l'inclinaient  doucement  vers  le  spiritualisme  renais- 
sant, et  l'enseignement  de  M.  Royer-Collard,  qui  avait  développé 
avec  autorité  la  théorie  écossaise  de  la  connaissance,  engageant 
le  combat  avec  l'empirisme,  et  opposant  à  ses  adversaires  l'ana- 
lyse des  faits  supérieurs  de  la  nature  humaine  par  lesquels  se  ré- 
vèle en  nous  une  source  d'idées  plus  haute  que  l'expérience.  Le 
souvenir  de  ces  deux  enseignemens  divisait  encore  la  jeunesse  de 
l'école.  Enfin  c'était  M.  Cousin  lui-même  dans  le  feu  de  ses  vingt- 
deux  ans,  dans  la  vive  et  communicative  ardeur  de  ses  premières 
découvertes  et  de  ses  grandes  espérances.  M.  Jouffroy  ne  pouvait 
échapper  à  son  sort,  qui  l'avait  marqué  philosophe  :  sous  ces  in- 
Huences  diverses  et  par  l'efiet  d'une  révolution  intérieure  d'esprit 
que  nous  avons  à  raconter,  sa  vocation  se  décida  pour  cette  science, 
dont  il  n'avait  eu  jusqu'alors  que  l'instinct,  et  qui  lui  était  tout  d'un 
coup  révélée  par  les  discussions  animées  de  ses  condisciples,  comme 
p,ir  l'éloquente  passion  d'un  jeune  maître  presque  de  son  âge. 

Nous  avons  de  cette  première  rencontre  de  M.  Jouffroy  avec 
M.  Cousin  deux  témoignages  précieux,  celui  du  maître  et  celui  du 
disciple.  M.  Cousin  a  fixé,  dans  quelques  pages  pleines  d'intérêt,  la 
date  et  les  circonstances  de  cette  rencontre,  en  décrivant  avec  une 
précision  animée  le  mouvement  philosophique  dont  l'école  était 
alors  l'ardent  foyer  (1).  M.  Jouffroy  a  consacré  aux  mêmes  souve- 
nirs quelques  pages  retrouvées  après  sa  mort  et  publiées  par  M.  Da- 
miron  au  commencement  de  la  deuxième  partie  du  mémoire  sur 
VOrganisaiion  des  sciences  philosophiques,  qui  nous  livrent  le  secret 
de  cette  belle  àme  en  nous  racontant  l'histoire  de  ses  idées. 

Ce  que  M.  Jouffroy  chercha  dans  la  philosophie,  c'était  plus 
qu'une  méthode,  c'était  une  foi.  Il  avait  besoin  de  retrouver,  par 
l'effort  de  sa  raison,  un  système  de  croyances  pour  remplacer 
celles  qu'il  avait  perdues.  Les  premiers  mois  de  son  séjour  à  l'é- 
cole avaient  été  marqués  par  une  de  ces  crises  qui  mesurent 

(1    Fra(j!nens  philosophiques ,  édition  de  18'2u.  Appendice. 


340  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

profondeur  d'une  âme;  elle  nous  a  valu  une  page  égale  aux  plus 
belles  qu'aient  produites  en  ce  genre  les  lettres  françaises  depuis 
Pascal,  mais  dont  on  ose  à  peine  louer  le  charme  passionné,  le  poé- 
tique éclat,  quand  on  songe  de  quel  prix  cette  beauté  littéraire  a 
été  payée,  et  quelles  angoisses  il  a  fallu  traverser  pour  que  le  sou- 
venir, même  lointain,  eût  encore  cette  émotion  et  cet  accent.  Après 
avoir  peint  en  quelques  traits  rapides  et  touchans  le  bonheur  que 
donne  une  foi  vive  en  une  doctrine  qui  résout  toutes  les  grandes 
questions  de  la  vie  et  de  la  mort,  M.  JoulTroy  marque  les  raisons 
pour  lesquelles  il  était  impossible  que  ce  bonheur  fût  durable  :  le 
temps  même  où  il  vivait,  sa  curiosité  d'esprit,  qui  n'avait  pu  se  dé- 
rober aux  objections  puissantes  semées  comme  la  poussière  dans 
V atmosphère  qu'il  respirait,  son  intelligence,  possédée  par  l'effroi 
même  que  ces  objections  lui  causaient,  et  la  croyance  religieuse, 
insensiblement  déracinée,  prête  à  succomber  sous  le  premier  effort 
du  doute.  «  Cette  mélancolique  révolution  ne  s'était  point  opérée 
au  grand  jour  de  ma  conscience  :  trop  de  scrupules,  trop  de  vives 
et  saintes  affections  me  l'avaient  rendue  redoutable  pour  que  je 
m'en  fusse  avoué  les  progrès.  Elle  s'était  accomplie  sourdement, 
par  un  travail  involontaire  dont  je  n'avais  pas  été  complice,  et  de- 
puis longtemps  je  n'étais  plus  chrétien  que  dans  l'innocence  de 
mon  intention  j'aurais  frémi  de  le  soupçonner  ou  cru  me  calomnier 
de  le  dire;  mais  j'étais  trop  sincère  avec  moi-même,  et  j'attachais 
trop  d'importance  aux  questions  religieuses  pour  que,  l'âge  affer- 
missant ma  raison,  et  la  vie  studieuse  et  solitaire  de  l'école  forti- 
fiant les  dispositions  méditatives  de  mon  esprit,  cet  aveuglement 
sur  mes  propres  opinions  pût  longtemps  subsister. 

«  Je  n'oublierai  jamais  la  soirée  de  décembre  où  le  voile  qui  me 
dérobait  à  moi-même  ma  propre  incrédulité  fut  déchiré.  J'entends 
encore  mes  pas  dans  cette  chambre  étroite  et  nue  où,  longtemps 
après  l'heure  du  sommeil,  j'avais  coutume  de  me  promener;  je 
vois  encore  cette  lune  à  demi  voilée  par  les  nuages  qui  en  éclairait 
par  intervalles  les  froids  carreaux.  Les  heures  de  la  nuit  s'écou- 
laient, et  je  ne  m'en  apercevais  pas;  je  suivais  avec  anxiété  ma 
pensée,  qui  de  couche  en  couche  descendait  vers  le  fond  de  ma  con- 
science, et,  dissipant  l'une  après  l'autre  toutes  les  illusious  qui 
m'en  avaient  jusque-là  dérobé  la  vue,  m'en  rendait  de  moment  en 
moment  les  détours  plus  visibles.  En  vain  je  m'attachais  à  ces 
croyances  dernières  comme  un  naufragé  aux  débris  de  son  navire; 
en  vain,  épouvanté  du  vide  inconnu  dans  lequel  j'allais  flotter,  je 
me  rejetais  pour  la  dernière  fois  avec  elles  vers  mon  enfance ,  ma 
famille,  mon  pays,  tout  ce  qui  m'était  cher  et  sacré  ;  l'inflexible 
courant  de  ma  pensée  était  plus  fort  :  parens,  famille,  souvenirs, 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  351 

croyances,  il  m'obligeait  à  tout  laisser;  l'examen  se  poursuivait 
plus  obstiné  et  plus  sévère  à  mesure  qu'il  approchait  du  terme,  et 
il  ne  s'arrêta  que  quand  il  l'eut  atteint.  Je  sus  alors  qu'au  fond  de 
moi-même  il  n'y  avait  plus  rien  qui  fût  debout.  —  Ce  moment  fut 
affreux,  et  quand,  vers  le  matin,  je  me  jetai  épuisé  sur  mon  lit,  il 
me  sembla  sentir  ma  première  vie,  si  riante  et  si  pleine,  s'éteindre, 
et  derrière  moi  s'en  ouvrir  une  autre  sombre  et  dépeuplée,  où 
désormais  j'allais  vivre  seul,  seul  avec  ma  fatale  pensée  qui  venait 
de  m'y  exiler,  et  que  j'étais  tenté  de  maudire  (1).  » 

N'y  a-t-il  pas  dans  ces  lignes  fières  et  désolées  quelque  chose 
de  l'inspiration  d'où  sont  sorties  les  Méditations?  Oui,  dans  cette 
page  d'un  accent  presque  lyrique,  M.  Jouffroy  a  écrit,  lui  aussi, 
sa  méditation,  qui  n'est  inférieure  à  aucune  autre,  et  qui  marque 
bien,  même  dans  la  peinture  du  doute,  l'esprit  sérieux  du  siècle. 
Au  fond  et  malgré  des  apparences  contraires,  ce  siècle  a  un  grand 
instinct  religieux.  Les  âmes  les  plus  hautes,  qui  sont  après  tout 
celles  où  il  convient  d'étudier  le  caractère  moral  d'une  époque, 
ne  jouent  pas  avec  ce  sentiment  du  divin,  qui  est  la  vive  em- 
preinte de  l'infmi  sur  nous.  Quand  elles  se  séparent  du  chris- 
tianisme, c'est  après  des  luttes  plus  ou  moins  longues,  c'est  avec 
des  angoisses.  Elles  le  respectent,  même  après  le  divorce  accom- 
pli ,  et  longtemps  le  cœur  saigne  de  ce  déchirement.  Quelle  diffé- 
rence avec  l'ironie  légère  ou  l'amertume  hautaine  des  sceptiques 
du  dernier  siècle  !  —  Cette  page  de  M.  Jouffroy  restera  comme 
l'expression  vraie  non  pas  d'une  âme  particulière,  mais  d'un  grand 
nombre  de  consciences  éprouvées  par  le  même  doute,  frappées  au 
même  endroit,  dépossédées  de  leur  tranquille  bonheur  et  condam- 
nées à  la  dure  fatigue  de  se  refaire,  au  prix  de  quelles  peines  !  une 
doctrine  religieuse,  une  foi. 

Ce  fut  là  en  effet  la  loi  de  la  vie  de  M.  Jouffroy,  loi  virilement 
acceptée  par  lui  et  qui  devint  la  règle  même,  l'inspiration  et  le 
soutien  de  ses  travaux.  «  Bien  que  mon  intelligence  ne  considérât 
pas  sans  quelque  orgueil  son  ouvrage,  mon  âme  ne  pouvait  s'ac- 
coutumer à  un  état  si  peu  fait  pour  la  faiblesse  humaine  ;  par  des 
retours  violons,  elle  cherchait  à  regagner  les  rivages  qu'elle  avait 
perdus  ;  elle  retrouvait  dans  la  cendre  de  ses  croyances  passées  des 
étincelles  qui  semblaient  par  intervalles  rallumer  sa  foi...  Mais  les 
convictions  renversées  par  la  raison  ne  peuvent  se  relever  que  par 
elle,  et  ces  lueurs  s'éteignaient  bientôt.  Si  en  perdant  la  foi  j'avais 
perdu  le  souci  des  questions  qu'elle  m'avait  jusqu'à  ce  jour  réso- 
lues, sans  doute  ce  violent  état  n'aurait  pas  duré  longtemps,  la  fa- 

(1)  Nouveaux  Mélanges,  2^  édition,  p.  84. 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ligue  m'aurait  assoupi,  et  ma  vie  se  serait  endormie  comme  tant 
d'autres,  endormie  dans  le  scepticisme.  Heureusement  il  n'en  était 
pas  ainsi  ;  jamais  je  n'avais  mieux  senti  l'importance  des  problèmes 
que  depuis  que  j'en  avais  perdu  la  solution.  J'étais  incrédule,  mais 
je  détestais  l'incrédulité;  ce  fut  là  ce  qui  décida  de  la  direction  de 
ma  vie.  » 

Il  résolut  donc  de  consacrer  à  cette  recherche  tout  le  temps  qui 
serait  nécessaire,  son  existence  dût-elle  s'y  employer  tout  entière.  II. 
lui  semblait  que  la  philosophie,  la  vie  même,  ne  pouvait  pas  être 
autre  chose  que  cette  recherche.  Y  réussit-il  pleinement  et  sans  ré- 
serve? Trouva-t-il  autant  qu'il  avait  perdu?  Put-il  remplir  ce  vaste 
programme  qu'il  s'était  tracé?  Nous  répondrons  à  cette  question 
quand  nous  aurons  examiné  l'ensemble  et  le  développement  de  ses 
idées.  Nous  nous  expliquerons  mieux  alors  pourquoi  cette  belle 
âme,  au  milieu  des  joies  d'une  science  chaque  jour  agrandie  et 
d'une  considération  plus  solide  que  la  gloire,  resta  frappée  d'une 
sorte  de  mélancolie ,  qui  est  une  partie  essentielle  et  le  caractère 
même  de  son  talent. 

Il  y  eut  déception  pour  lui  dès  les  premiers  pas  qu'il  fit  dans  la 
science.  Il  avoue  lui-même  qu'il  ne  s'était  point  rendu  un  compte 
bien  net  de  l'ordre  des  questions  que  la  philosophie  embrassait  et 
des  exigences  de  la  méthode  propre  à  les  résoudre.  Son  intelligence, 
«  excitée  par  ses  besoins  et  élargie  par  les  enseignemens  du  chris- 
tianisme, ')  avait  prêté  à  la  philosophie  le  grand  objet  et  la  portée 
d'une  religion.  Il  fut  quelque  peu  désappointé  quand  il  se  trouva 
enfermé  pendant  dix-huit  mois  dans  l'enceinte  d'une  seule  ques- 
tion, celle  de  l'origine  des  idées.  Il  s'y  habitua  pourtant.  11  appre- 
nait à  exercer  sa  raison,  «  à  la  conduije,  à  avoir  confiance  en  elle.  » 
Assurément  rien  de  tout  cela  ne  fut  perdu.  Bientôt  même  la  vraie 
portée  de  cette  question,  qui  n'est  pas  autre  que  celle  de  la  certi- 
tude et  de  la  raison,  se  révéla  plus  clairement  à  lui.  La  liaison  de 
cette  question  avec  les  autres  problèmes  se  laissa  même  entrevoir. 
Il  se  réconcilia  avec  les  lenteurs  du  procédé  auquel  on  soumettait 
sa  jeune  impatience,  et  il  eut  le  bon  esprit  de  trouver  profit  à  se 
laisser  instruire,  à  laisser  venir  à  lui  les  idées  et  l'expérience,  con- 
vaincu, par  le  sentiment  éclatant  de  son  ignorance,  que  l'heure  dé- 
penser par  lui-même  n'était  pas  venue  (1). 

Son  noviciat  à  l'école  étant  expiré,  il  fut  appelé  à  professer  à  son 
tour,  et  ce  fut  une  salutaire  nécessité  pour  lui  de  se  trouver  en  face 
d'un  cours  à  faire  et  de  chercher  la  "vérité  à  ses  risques  et  périls. 

(1)   Nouveaux  Mélanges.   De  l'Organisation  des  sciences  pliilosopliiqnes,  deuxième 
partie. 


PHILOSOPHES    GONTEMPORAIÎSS.  3^3 

Des  sciences  qu'il  avait  à  enseigner,  il  savait  à  peine  l'objet  et  la 
méthode.  Presque  tout  était  à  créer  pour  lui.  Il  y  eut  là  un  in- 
croyable développement  de  la  faculté  d'observation  interne  et 
d'analyse.  Lui-même,  à  vingt  années  de  distance,  déclarait  que 
jamais  il  ne  jouit  au  même  degré  qu'alors  de  cette  autorité  sur 
Yinstrument  intellectuel ,  la  réflexion.  Il  a  décrit  cette  habitude 
qu'il  contracta  de  la  vie  intérieure  avec  une  énergie  d'expression 
qui  rappelle  par  endroits  Descartes  et  le  fameux  hiver  passé  dans 
un  poêle  à  préparer  le  Discours  de  la  Méthode.  «  J'avais  jeté  les 
livres,  dit-il,  trouvant  plus  court  de  bâtir  à  neuf  que  de  construire 
avec  des  matériaux  empruntés.  C'étaient  donc  des  journées,  des 
nuits  entières  de  méditation  dans  ma  chambre  ;  c'était  une  concen- 
tration d'attention  si  exclusive  et  si  prolongée  sur  les  faits  inté- 
rieurs où  je  cherchais  la  solution  des  questions,  que  je  perdais 
tout  sentiment  des  choses  du  dehors,  et  que,  quand  j'y  rentrais 
pour  boire  et  manger,  il  me  semblait  que  je  sortais  du  monde  des 
réalités  et  passais  dans  celui  des  illusions  et  des  fantômes.  »  Il  se 
déshabitua  d'aller  chercher  ailleurs  ce  qu'il  pouvait  trouver  par 
lui-même  :  s'il  ouvrait  les  philosophes,  s'il  suivait  encore  les  cours 
publics ,  c'était  plutôt  pour  apprendre  où  étaient  les  questions 
que  pour  en  obtenir  la  solution.  Il  en  vint  même  à  se  convaincre 
qu'il  ne  comprenait  véritablement  que  ce  qu'il  avait  trouvé  lui- 
même.  Pendant  ce  temps  d'élaboration  intérieure  et  de  méditation 
sur  les  lois  de  la  nature  humaine  et  sur  les  règles  pour  la  conduite 
de  l'esprit,  qui  étaient  l'objet  de  son  enseignement,  que  devenait  la 
préoccupation  de  ces  questions  générales,  d'un  intérêt  supérieur, 
d'une  portée  toute  religieuse,  qui  avaient  décidé  de  l'emploi  de  sa 
vie?  Ce  noble  souci  des  choses  divines  n'était  pas  éteint  dans  son 
cœur;  «  il  y  subsistait  tout  entier,  et  par  intervalles,  quand  j'avais 
quelques  heures  à  rêver  la  nuit  à  ma  fenêtre  ou  le  jour  sous  les 
ombrages  des  Tuileries,  des  élans  intérieurs,  des  attendrissemens 
subits,  me  rappelaient  à  mes  croyances  passées,  à  l'obscurité,  au 
vide  de  mon  âme,  et  au  projet  toujours  ajourné  de  le  combler.  »  Une 
maladie  nerveuse,  en  lui  imposant  deux  années  de  retraite  et  de 
loisir  forcé  dans  ses  chères  montagnes  du  Jura,  avança  l'heure  où  il 
put  espérer  de  résoudre  quelques-unes  de  ces  questions  délaissées 
un  instant  pour  les  questions  de  méthode,  mais  non  oubliées.  «  Je 
me  retrouvais  sous  le  toit  où  s'était  écoulée  mon  enfance...  Chaque 
voix  que  j'entendais,  chaque  objet  que  je  voyais,  chaque  lieu  où  je 
portais  mes  pas,  ravivaient  en  moi  les  souvenirs  éteints,  les  impres- 
sions effacées  de  cette  première  vie;  mais,  en  rentrant  dans  mon 
âme,  ces  souvenirs  et  ces  impressions  n'y  trouvaient  plus  les  mêmes 
noms.  Tout  était  comme  autrefois,  excepté  moi.  Cette  église,  on  y 


3/lZi  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

célébrait  encore  les  saints  mystères  avec  le  même  recueillement  ; 
ces  champs,  ces  bois,  ces  fontaines,  on  allait  encore  au  printemps  les 
bénir;  cette  maison,  on  y  élevait  encore  au  jour  marqué  un  autel 
de  fleurs  et  de  feuillage;  ce  curé  qui  m'avait  enseigné  la  foi  avait 
vieilli,  mais  il  était  toujours  là,  croyant  toujours,  et  tout  ce  que 
j'aimais,  tout  ce  qui  m'entourait  avait  le  même  cœur,  la  même 
âme,  le  même  espoir  dans  la  foi.  Moi  seul  l'avais  perdue,  moi  seul 
é-tais  dans  la  vie  sans  savoir  ni  comment  ni  pourquoi;  moi  seul,  si 
savant,  ne  savais  rien;  moi  seul  étais  vide,  agité,  aveugle,  inquiet. 
Devais-je,  pouvais-je  demeurer  plus  longtemps  dans  cette  situa- 
tion? »  Il  se  mit  à  l'œuvre  et  appliqua  presque  uniquement,  pen- 
dant deux  années,  à  cette  recherche,  l'intensité  d'attention  et  la 
régularité  de  procédés  qu'il  avait  acquises. 

C'est  au  retour  de  ses  montagnes,  au  sortir  de  cette  retraite  phi- 
losophique, remplie  par  l'exercice  le  plus  actif  de  la  pensée,  qu'il 
trouvait  sa  carrière  brisée,  ses  amis  dispersés,  et  qu'il  ouvrait  dans 
une  chambre  modeste  ce  cours  d'où  devait  dater  le  premier  élan  de 
sa  jeune  renommée.  Quelque  temps  après  cet  heureux  essai  de  ses 
forces,  nous  le  retrouvons  au  Globe,  fondé  en  1825  par  plusieurs 
de  ses  auditeurs  et  quelques  amis  du  dehors.  S'il  prit  dans  ce  jour- 
nal une  attitude  militante  qui  peut  nous  étonner  dans  une  nature 
si  élevée  et  si  méditative,  s'il  écrivit  les  articles  célèbres  Comment 
les  dogmes  finissent,  la  Sorbonne  et  les  Philosophes,  qu'on  n'oublie 
pas  qu'il  y  avait  guerre  déclarée  entre  le  parti  libéral  et  le  parti 
alors  au  pouvoir,  que  ce  parti  tendait  de  plus  en  plus  à  faire  du  ca- 
tholicisme une  religion  d'état,  marquant  sa  funeste  influence  par  la 
suppression  de  l'École  normale,  par  l'épuration  de  l'université,  par 
des  mesures  inquisitoriales  tristement  inventées  pour  faire  de  l'hy- 
pocrisie un  moyen  d'avancement.  La  philosophie  était  traitée  en 
ennemie.  Si  elle  se  défendit  à  outrance,  si  elle  devint  même  agres- 
sive, il  faut  songer  au  péril  des  temps,  aux  alarmes  de  l'opinion, 
aux  entraînemens  de  la  polémique,  qui  s'emporte  si  facilement  au- 
delà  du  but.  Dans  ces  morceaux  qui  obtinrent  alors  un  succès  reten- 
tissant, les  passions  de  l'heure  présente  se  cachent  sous  la  froide 
amertume  de  l'écrivain.  Qu'on  relise  de  sang-froid  ces  deux  arti- 
cles, le  premier  surtout;  on  verra  sans  peine  que  ce  sont  des  écrits 
de  circonstance,  des  armes  de  combat.  Vingt  ans  plus  tard,  M.  Jouf- 
froy  n'aurait  pas  raconté  de  ce  style  ironique  et  hautain  la  fin  des 
dogmes.  Ne  savait-il  pas  bien  lui-même  ce  qu'il  en  coûte  pour  les 
quitter?  Et  devait-il  condamner  avec  une  superbe  indifférence  l'hu- 
manité à  s'en  passer? 

En  1828,  un  ministre  intelligent  et  libéral,  M.  de  Martignac, 
ouvrit  pour  l'université  une  ère  de  réparation.  Ce  fut  la  grande  épo- 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  345 

que,  l'âge  héroïque  de  la  Sorbonne.  Les  noms  de  MM.  Cousin,  Yil- 
lemain,  Guizot,  sont  restés  associés  dans  nos  souvenirs  comme 
ils  l'étaient  alors  par  l'enthousiasme  public.  Ils  sont  devenus  insé- 
parables dans  les  annales  du  grand  enseignement  en  France;  mais 
à  côté  d'eux  il  y  avait  encore  de  belles  places  à  prendre.  Rappelé 
avec  honneur  dans  l'enseignement  public,  M.  Jouffroy  donna  douze 
années  de  sa  vie  à  cette  tâche  nouvelle,  soit  à  la  Sorbonne,  soit 
au  Collège  de  France,  jusqu'en  1839,  époque  où  sa  santé,  de 
plus  en  plus  défaillante,  le  condamna  au  silence.  Il  arrivait,  pré- 
cédé d'une  assez  grande  réputation  acquise,  soit  par  sa  collabora- 
tion au  Globe,  soit  par  ses  travaux  philosophiques,  la  traduction 
des  Esquisses  de  Dugald  Stevvart  et  la  célèbre  préface ,  soit  par 
le  succès  des  cours  particuliers  qu'il  avait  faits,  pendant  trois  ou 
quatre  années,  sur  la  psychologie,  la  morale  et  l'esthétique.  Dans 
cet  enseignement,  agrandi  autant  par  le  progrès  de  son  talent  que 
par  la  publicité  toute  nouvelle  dans  laquelle  il  se  produisait,  il 
traita  successivement,  d'après  les  indications  si  exactes  et  si  con- 
sciencieuses de  M.  Damiron,  de  la  circonscription  et  de  la  division 
de  la  psychologie,  des  fonctions  de  la  sensibilité  et  de  la  raison,  du 
problème  de  la  destinée  humaine,  du  droit  naturel,  de  la  philoso- 
phie de  l'histoire  comme  introduction  à  l'histoire  de  la  philoso- 
phie. C'est  avec  les  fragmens  de  ses  leçons,  conservées  en  substance 
dans  ses  notes  ou  retenues  à  peu  près  par  la  sténographie,  qu'a  été 
construit  le  monument  philosophique  qui  gardera  son  nom. 

Quelle  fut  dans  l'enseignement  public  la  place  de  M.  Jouffroy? 
quels  furent  son  rôle  et  son  rang? 

A  côté  des  talens  oratoires  de  premier  ordre  qui,  dans  les  chaires 
voisines,  passionnaient  le  public,  il  sut  se  former  une  originalité  dis- 
crète, intime,  de  demi-jour;  il  sut  se  composer  un  public  à  part, 
qui,  à  la  longue,  devint  pour  lui  comme  une  famille  intellectuelle. 
Nous  avons  consulté  les  souvenirs,  très  fidèles  et  très  vifs  encore, 
de  quelques-uns  de  ses  auditeurs,  et  nous  avons  pu  d'autant  plus 
aisément  nous  faire  une  idée  de  son  genre  d'éloquence  philosophi- 
que, qu'elle  était  en  harmonie  parfaite  avec  la  nature  d'esprit  que 
nous  avons  essayé  de  peindre.  C'était  moins  encore,  si  je  puis  dire, 
une  parole  extérieure  qu'une  parole  intérieure  qu'il  apportait  dans 
sa  chaire.  Rien  n'était  donné  à  la  curiosité  littéraire,  rien  non  plus 
à  l'effet  oratoire.  La  réflexion  même  en  acte,  la  conscience  se  dé- 
voilant, l'idée  devenue  visible  sans  perdre  son  essence  d'idée  pure, 
un  geste  sobre  et  fin  dessinant  en  quelque  sorte  la  forme  idéale  de 
la  pensée,  une  voix  faible,  mais  timbrée  par  l'âme,  voilà  ce  qui  frap- 
pait un  auditoire  assidu,  pour  qui  M.  Jouffroy  était  plus  qu'un  ora- 
teur, mieux  qu'un  professeur,  quelque  chose  comme  un  révélateur 
du  monde  intérieur  qu'on  écoutait  avec  attendrissement,  presque 


3/i6  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avec  dévotion.  A  l'entendre  expliquer  les  phénomènes  psjxliologi- 
ques,  on  sentait  une  méthode  toujours  agissante.  Il  nous  dit  lui- 
même  quelque  part  qu'il  ne  s'arrêtait  jamais  à  une  idée  vague  ou 
à  moitié  éclaircie,  et  qu'il  s'obstinait  jusqu'à  ce  qu'elle  le  fût  com- 
plètement, décomposant  l'objet  total  dans  ses  parties,  fixant  l'ordre 
naturel  dans  lequel  ces  parties  devaient  être  étudiées;  cela  fait, 
concentrant  toute  son  attention  sur  la  première,  opérant  sur  elle 
comme  sur  l'objet  total,  analysant,  ordonnant  les  élémens  analy- 
sés, et  concentrant  successivement  son  attention  sur  chacun,  après 
quoi  il  passait  à  la  seconde.  De  cette  manière,  l'esprit  de  l'auditeur 
n'était  jamais  égaré,  les  forces  du  professeur  jamais  partagées.  Il 
agissait  sur  chaque  point  avec  toute  la  puissance  de  son  attention... 
((  On  ne  saurait  croire,  ajoute-t-il,  combien  de  difficultés  redouta- 
bles cèdent  à  une  telle  méthode  et  quelle  vigueur  elle  donne  à  ce- 
lui qui  la  soutient  jusqu'au  bout.  »  Quand  une  difficulté  résistait 
trop,  il  la  constatait,  la  signalait  et  la  laissait  à  résoudre.  Forcé  d'a- 
vancer, il  y  avait  des  questions  qu'il  se  contentait  de  poser  à  leur 
place  et  qu'il  n'abordait  même  pas,  les  tenant  en  réserve  pour  des 
occasions  meilleures. 

Ce  que  M.  JoulTroy  dit  de  sa  méthode  de  travail  s'applique  avec 
exactitude  à  son  enseignement,  qui  n'en  était  que  la  manifestation 
et  comme  le  prolongement.  C'était  la  même  observation  soutenue 
par  la  parole,  l'analyse  pensée  tout  haut.  Quelquefois  la  veine  inté- 
rieure était  languissante,  sinon  tarie,  d'autres  fois  mélangée  et 
troublée.  C'étaient  les  mauvais  jours,  les  heures  ingrates  et  dures. 
Ces  sécheresses  de  la  pensée,  qui  ne  les  connaît,  qui  n'en  a  mille 
fois  souffert  parmi  ceux  qui  sont  soumis  à  la  dure  nécessité  de  par- 
ler à  heure  fixe?  Comme  d'autres,  M.  JoufTroy  les  éprouvait,  ces 
mortelles  langueurs.  Il  savait  les  vaincre  par  la. force  de  sa  patience, 
et  de  sa  méthode;  11  sollicitait  discrètement,  lentement  la  source: 
«  quand  une  fois  elle  a  jailli,  disait-il  à  ses  amis,  ou  quand  la  digue 
est  rompue,  je  ne  m'arrête  pas  et  je  déborde  à  flots  dans  mon  sujet.  » 
Il  disait  vrai,  et  cette  image  exprime  à  merveille  la  nature  de  cet 
enseignement,  les  qualités  rares  du  maître  et  les  défauts  de  sa  ma- 
nière. 

Tel  qu'il  était,  avec  ses  savantes  lenteurs,  ce  cours  excitait  au 
plus  haut  degré  la  sympathique  attention  des  gens  de  goût.  Il  lais- 
sait de  profondes  impressions  et  faisait  de  chaque  auditeur  un  dis- 
ciple. Parfois  aussi  le  ton  de  cet  enseignement  s'animait,  se  pas- 
sionnait presque  par  la  force  du  sujet  choisi  et  des  idées  qui  en 
naissaient  naturellement.  M.  JoufTroy  n'en  cherchait  jamais  l'occa- 
sion, il  ne  la  fuyait  pas  non  plus.  L'effet  était  alors  d'autant  plus 
irrésistible,  d'autant  plus  grand,  qu'il  était  rare  et  qu'il  s'imposait 
à  l'auditeur  par  le  développement  même  du  sujet,  non  par  l'ingé- 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  ùlil 

îiieuse  contrainte  du  professeur.  On  a  gardé  le  souvenir  de  quel- 
ques-uns de  ces  eiïets  produits  par  la  sincérité  de  l'accent  moral  ou 
par  la  grandeur  de  l'idée.  Un  jour,  c'était  en  1834,  à  une  époque  in- 
certaine et  triste  où  la  société  semblait  chaque  jour  menacée  de  nou- 
veaux bouleversemens,  M.  Jouiïroy  parlait  du  scepticisme  actuel; 
il  fut  amené  à  peindre  et  la  faiblesse  des  volontés  et  la  mobilité 
des  principes,  et  ce  fol  amour  du  changement  qui  fait  que  nous 
semblons  moins  habiter  le  présent  que  l'avenir,  accueillant  toute 
révolution  avec  ivresse,  confondant  ainsi  ce  qui  est  nouveau  avec 
ce  qui  nous  manque,  et,  de  ce  que  l'objet  secret  et  inconnu  de  nos 
désirs  est  une  chose  nouvelle,  en  concluant  aveuglément  que  toute 
chose  nouvelle  aura  la  propriété  de  les  satisfaire.  Il  exhortait  ses 
auditeurs  à  chercher  les  solutions  nécessaires  dans  les  progrès  de 
la  raison  publique,  au  lieu  de  les  espérer  follement  des  révolutions 
matérielles  et  des  orages  de  la  rue.  a  Tenons  notre  esprit  calme, 
s'écria-t-il,  dans  cette  époque  de  fièvre  et  d'agitation;  mais  ce 
n'est  pas  assez  de  calmer  son  intelligence,  il  faut  encore  la  con- 
duire. »  Et  il  citait  les  illustres  exemples  de  Marc-Aurèle,  d'Epic- 
tète,  des  grands  stoïciens,  pour  montrer  qu'il  n'y  a  pas  de  temps 
si  funeste  où  il  ne  reste  aux  individus  le  pouvoir  de  sauver  leur 
conduite  et  leur  caractère  du  naufrage  universel.  Nous  le  pouvons 
donc,  nous  aussi,  dans  des  temps  infiniment  meilleurs,  avec  les  lu- 
mières du  christianisme  et  d'une  philosophie  épurée  pour  flambeau. 
((  Il  n'est  personne  qui,  en  cherchant  sérieusement  ce  qui  est  bien 
et  ce  qui  est  mal,  ne  puisse  purifier  son  intelligence  et  son  âme  de 
ce  flot  d'idées  fausses,  immorales,  bizarres,  qu'une  licence  in- 
croyable d'esprit  encore  plus  que  de  cœur  verse  aujourd'hui  sur  la 
société...  Yoilà  ce  qui  est  possible  à  chacun  de  nous,  et  si  nous  le 
pouvons,  nous  le  devons.  Nul  n'est  excusable  de  ne  pas  sauver  sa 
raison  et  son  caractère  dans  un  temps  comme  celui-ci,  car  s'il  y 
a,  dans  les  circonstances  sociales  au  milieu  desquelles  nous  nous 
trouvons,  des  excuses  pour  ceux  qui  laissent  l'une  s'égarer  et  l'au- 
tre se  corrompre,  ces  excuses  ne  les  absblvent  pas;  c'est  précisé- 
ment pour  de  telles  circonstances  que  Dieu  nous  a  donné  une  rai- 
son pour  juger  et  une  volonté  pour  vouloir.  »  La  fierté  stoïque  de 
ces  paroles  ravissait  l'auditoire.  Une  autre  fois,  dans  cette  belle 
leçon  sur  le  problème  de  la  destinée  Immaùie,  où  il  parcourait  à 
grands  traits  l'histoire  des  métamorphoses  de  notre  globe  et  des 
créations  successives  par  lesquelles  la  nature  semblait  essayer  ses 
forces  jusqu'à  cette  dernière  création  qui  mit  l'homme  sur  la  terre: 
a  Pourquoi  le  jour  ne  viendrait-il  pas  aussi,  s'écria-t-il,  où  notre 
race  sera  effacée,  et  où  nos  ossemens  déterrés  ne  sembleront  aux 
espèces  alors  vivantes  que  des  ébauches  grossières  d'une  nature 
qui  s'essaie?  »  L'effrayante  grandeur  de  l'hypothèse,  l'anxiété  de 


348  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  destinée  rendue  plus  àensible  par  cette  obscurité  des  origines , 
l'accent  de  l'orateur,  pénétré  lui-même  de  ce  doute,  tout  cela  pro- 
duisit un  vrai  transport  parmi  les  assistans.  Ils  se  levèrent  d'un 
seul  mouvement  comme  sous  le  coup  d'une  épouvante  sacrée. 

C'étaient  là  des  traits  rares,  on  peut  dire  exceptionnels  dans  son 
enseignement.  L'allure  habituelle  de  l'analyse  ne  comportait  pas 
ces  coups  éclatans  d'éloquence  et  d'imagination.  Il  ne  faut  pas  s'en 
plaindre.  11  suffit  à  la  gloire  de  M.  Jouffroy  qu'il  fût  capable  d'ac- 
tion oratoire.  Que  de  trésors  d'observation  il  eût  perdus  ou  dissi- 
pés, s'il  s'était  laissé  entraîner  en  dehors  de  sa  vraie  nature  par  une 
trompeuse  émulation  avec  d'illustres  modèles!  L'originalité  qu'il 
s'était  faite  méritait  bien  qu'il  restât  fidèle  aux  conditions  de  son 
esprit,  au  moins  dans  sa  chaire  de  la  Sorbonne. 

Si  nous  avions  à  juger  l'écrivain,  peut-être  serions-nous  plus 
sévère.  Ce  qui  fit  le  mérite  original  de  son  enseignement,  la  lente 
expérimentation  de  l'âme  par  elle-même,  l'interrogation  détaillée 
de  la  conscience,  les  détours  infinis  de  l'analyse,  la  décomposition 
des  problèmes  dans  leurs  parties  et  l'insistance  sur  chaque  partie 
du  problème,  les  longs  replis  de  la  méthode,  ses  recommencemens 
sans  fin,  ses  ajournemens  de  questions,  tout  cela,  transporté  dans 
un  livre,  n'est  pas  à  sa  place  comme  dans  un  cours.  L'esprit  du  lec- 
teur va  plus  vite  que  l'esprit  de  l'auditeur.  L'un  se  plaît  aux  lon- 
gues explications  qui  reviennent  sur  elles-mêmes  et  qui  tentent 
l'accès  des  intelligences  diverses  par  la  variété  des  formes;  l'autre 
comprend  plus  aisément  :  il  devine  même,  il  rétablit  certaines  par- 
ties du  raisonnement,  il  comble  les  sous-entendus.  Il  pourra  parfois 
s'impatienter  de  certaines  divisions  de  question  ou  d'idée  trop  fa- 
ciles à  faire  et  qui  semblent  naïves,  quand  on  les  rencontre  dans  le 
livre.  De  plus,  l'enseignement  a  ses  incorrections  presque  néces- 
saires, ses  négligences,  ses  répétitions,  qu'entraîne  avec  elle  l'al- 
lure de  la  parole  improvisée,  et  qui  choquent  un  art  délicat.  L'ensei- 
gnement n'est  pas  une  bonne  école  de  style.  De  là  les  défauts  très 
sensibles  de  la  manière  de  M.  Jouiïroy,  cette  abondance  molle  et 
traînante  du  style,  cette  profusion  d'exemples,  cette  lente  clarté  de 
l'exposition  ou  de  la  discussion,  ces  métaphores  commencées  et 
abandonnées,  comme  cela  arrive  dans  la  conversation,  une  faci- 
lité trop  peu  surveillée,  en  général  un  art  trop  peu  sévère.  Tel  se 
montre  à  nous  l'écrivain  dans  les  préfaces  aux  Esquisses  de  Du- 
gald  Stewart  et  aux  œuvres  de  Thomas  Reid,  tel  aussi  dans  le  Cours 
de  Droit  naturel,  revu  cependant  par  l'auteur  lui-même.  Je  n'ex- 
cepterais de  cette  sentence,  qui  semblera  dure  à  plusieurs  de  mes 
lecteurs,  que  certains  morceaux,  plus  médités,  écrits  en  dehors  des 
préoccupations  de  l'enseignement  ou  repris  sur  nouveaux  frais  avec 
un  soin  tout  spécial,  comme  les  articles  célèbres  sur  Bossuetj  Vice  y 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  3Zi9 

Herder,  Du  Rôle  de  la  Grèce  dans  le  développement  de  Vhumanilè^ 
de  YÈtat  actuel  de  l'humanité,  quelques  pages  des  leçons  sur  les 
Facultés  de  l'âme,  sur  le  Problème  de  la  Destinée,  la  deuxième 
partie  du  mémoire  sur  l'Organisation  des  sciences  philosophiques, 
et  surtout  le  discours  prononcé  à  la  distribution  des  prix  du  col- 
lège Charlemagne.  On  pourrait  ainsi  recueillir,  dans  l'œuvre  de 
M.  JouITroy,  trois  cents  ï)ages,  pas  beaucoup  plus,  qui  révéleraient 
au  public  les  plus  rares  facultés  de  l'écrivain,  dispersées  ailleurs 
et  comme  submergées,  et  qui  se  dégagent  ici,  par  le  plus  heureux 
effort,  des  habitudes  du  professeui*  se  complaisant  trop  à  répéter 
devant  le  public  toutes  les  phases  de  son  expérience  et  les  indéci- 
sions de  sa  pensée.  Ces  pages  resteront,  dans  l'histoire  des  lettres 
françaises,  comme  des  modèles  accomplis.  Tout  ce  qui  élève,  tout 
ce  qui  passionne  s'y  rencon-tre,  imagination  brillante  et  contenue, 
harmonie  parfaite  de  l'image  et  de  l'idée,  justesse  des  proportions, 
tristesse  virile  d'accent,  haute  et  mélancolique  raison.  Ce  sont  les 
seules  où  l'écrivain  accompli,  l'artiste  délicat  n'ait  pas  été  quelque 
peu  opprimé  par  le  débordement  de  l'analyse. 

Parmi  tous  nos  regrets,  le  plus  vif  est  celui-ci  :  M.  Jouffroy  a 
laissé  d'admirables  parties  de  livres;  il  n'a  pas  laissé  un  livre.  Pas 
une  fois  on  ne  le  vit  recueillir  tout  l'effort  de  sa  pensée  dans  une 
œuvre  unique  qui  pût  donner  à  ses  contemporains  la  mesure  vraie 
de  ses  forces  et  fixer  aux  yeux  de  la  postérité  le  niveau  de  son  ta- 
lent. Ce  n'est  que  par  fragmens,  sous  forme  d'ébauches  succes- 
sives, que  sa  pensée  nous  a  été  livrée.  Les  beaux  épisodes  ne  man- 
quent pas  dans  son  œuvre,  le  poème  manque.  Et  quel  poème 
cependant  il  aurait  pu  composer  avec  un  peu  de  loisir,  ce  philo- 
sophe poète,  ce  penseur  si  profondément  artiste  !  Quel  poème  d'a- 
nalyse émue,  de  raison  ornée!  M.  Jouffroy  nous  a  laissé  le  funeste 
exemple  de  faire  des  livres  avec  des  mélanges.  Si  le  grand  secret 
des  maîtres  semble  aujourd'hui  perdu,  le  secret  de  la  composition 
d'une  œuvre,  du  développement  logique  et  soutenu  d'une  idée,  des 
'  justes  proportions  que  chaque  partie  réclame,  de  l'unité  harmo- 
nieuse de  la  pensée  maintenue  dans  la  variété  infinie  des  détails,  si 
tout  cela  semble  inconnu  aux  écrivains  de  nos  jours,  M.  Jouffroy 
est  un  de  ces  coupables  illustres  auxquels  la  littérature  sérieuse  du 
XIX®  siècle  a  droit  de  demander  compte  de  tant  de  forces  disper- 
sées comme  au  hasard  et  jetées  à  l'oubli.  Si  jamais  il  n'y  eut  plus 
d'écrivains  et  moins  d'œuvres,  si  l'on  ne  sait  plus  ou  si  l'on  ne  peut 
plus  faire  de  livres,  si  l'art,  je  ne  dis  pas  le  talent,  a  baissé,  la  res- 
ponsabilité doit  remonter  jusqu'à  de  grands  noms;  l'exemple  est 
venu  de  haut. 


350  REVUE    DES    DEUX    iiONDES. 

II. 

Si,  en  racontant  la  vie  intellectuelle  de  M.  Jouffroy,  nous  avons 
réussi  à  exprimer  avec  quelque  précision  l'image  de  son  esprit,  on 
comprendra  ce  que  devait  être  pour  lui  la  philosophie  :  la  recherche 
opiniâtre,  passionnée,  d'une  croyance  par  la  science.  Elle  devint 
pour  lui  le  suprême  espoir  d'une  intelligence  dépossédée  de  la  loi, 
et  qui  cependant  ne  pouvait  prendre  son  parti  de  renoncer  à  tous 
ces  grands  problèmes  sur  les  principes  et  les  origines,  sur  Dieu  et 
ses  rapports  avec  le  monde,  sur  la  vie  humaine  et  ses  lois,  sur  la 
mort  et  sa  signification,  sur  le  rapport  plus  ou  moins  obscur  des 
phénomènes,  des  êtres,  et  de  leurs  fins  diverses,  avec  l'ordre  uni- 
versel (1).  Pourquoi  vivre?  pourquoi  mourir?  Pourquoi  vivre  sous 
une  loi?  Gomment  cette  loi  s'est-elle  établie?  Est-ce  hasard,  néces- 
sité, raison?  Quel  est  le  but  des  sociétés?  Sous  quel  maître  s'agite 
l'humanité?  Où  vont  ces  peuples  qui  se  succèdent?  Pourquoi  pas 
un  seul,  pourquoi  plusieurs?  L'espèce  est-elle  tout  entière  sur  cette 
terre,  ou  la  retrouve-t-on  partout,  dans  tous  les  mondes,  ou  ces 
mondes  ont-ils  chacun  la  leur?  Chaque  vie  terrestre  est-elle  un  tout 
complet?  Yivons-nous  pour  le  néant,  ou  mourons-nous  pour  re- 
naître? Le  monde  lui-même  a-t-il  un  sens,  un  but?  Est-il  l'expres- 
sion mathématique  de  forces  aveugles?  Est-ce  l'une  des  combinai- 
sons qui  devaient  se  succéder  dans  l'infini  des  siècles,  ou  bien 
traduit-il  dans  la  multitude  réglée  des  phénomènes  la  pensée  d'un 
suprême  artiste?  Est-il  un  théorème  de  mécanique  ou  un  poème 
divin  ? 

La  philosophie  véritable  n'est  pas  autre  chose  qu'un  essai  de  la 
raison  pour  répondre  à  ces  questions.  Toutes  les  recherches  de 
M.  Joufiroy  furent  subordonnées  à  ce  grand  objet,  le  seul  digne 
que  l'on  vive  pour  lui.  Il  se  livra  sans  réserve  à  ce  grand  travail, 
abordant  ces  proljlènies,  non  pour  le  stérile  honneur  de  les  agiter, 
mais  dans  le  ferme  espoir  de  les  résoudre.  Il  ne  s'abandonna  pas 
un  seul  jour  aux  molles  ivresses  de  la  spéculation  pure;  il  s'y  refu- 
sait avec  une  mâle  sagesse,  affirmant  que  le  prix  de  la  vérité  spé- 
culative est  dans  les  clartés  qu'elle  jette  sur  la  vie,  sur  la  destinée 
de  l'homme,  et  par  là  même  sur  sa  conscience  morale,  sur  ses  trou- 
bles secrets  qu'elle  doit  calmer,  sur  ses  doutes  aflreux  qu'elle  doit 
vaincre.  Pour  lui,  la  certitude  cherchée  devait  être  à  la  fois  lumière 
et  paix.  Et  c'est  en  effet  là  le  signe  suprême  de  la  vérité  morale 
et  religieuse;  elle  éclaire  et  elle  calme.  L'infaillible  effet  de  sa  pré- 
sence est  la  paix  du  cœur  dans  l'évidence  des  idées. 

(1)  De  rOnjanisalion  des  sciences  phUosopJdques,  deuxième  partie. 


PHILOSOPHES    C0NTE3IP0RAINS.  351 

Telle  fut  l'attitude  active  de  M.  Jouffroy,  poursuivant  la  vérité 
dans  les  angoisses,  l'affirmant  même  du  sein  de  ses  ténèbres,  esti- 
mant la  vie  trop  dure  à  vivre,  si  l'énigme  pèse  éternellement  sur 
elle,  se  refusant  à  croire  qu'on  puisse  chercher  toujours  sans  trou- 
ver, et  que  l'inquiétude  sacrée  qui  nous  dévore  soit  un  mouvement 
sans  but  qui  se  perd  dans  le  vide.  Rien  de  plus  opposé  assurément 
à  la  situation  d'esprit  légèrement  romanesque  prise  par  quelques- 
uns  de  nos  contemporains,  jDour  qui  cette  curiosité  même  est  une 
jouissance,  la  plus  pure  des  joies  intellectuelles,  plus  noble  mille 
fois,  disent-ils,  que  le  plaisir  un  peu  vulgaire  de  la  vérité  trouvée. 
C'est  l'attrait  du  chimérique,  c'est  la  folie  de  l'impossible  qui  nous 
précipite  dans  ces  agitations.  Eux  seuls  savent  en  goûter  la  secrète 
saveur  sans  en  être  les  victimes  ou  les  dupes;  ils  se  gardent  bien 
d'aller  demander  à  quelque  dogme  une  paix  inerte  qui  serait  la  fin 
de  cette  agitation  délicieuse  :  leur  dilettantisme  raffiné  méprise  le 
but  et  jouit  de  la  recherche.  Ce  sont  les  René  de  la  métaphysique. 
Admirables  .artistes  que  M.  Jouffroy  n'aurait  pas  compris! 

Voilà  le  trait  essentiel  par  lequel  se  marque  le  philosophe  dans 
M.  Jouffroy.  Il  crut  à  la  vérité  avant  même  de  l'avoir  trouvée.  Il 
la  chercha  pour  en  faire  la  lumière  non-seulement  de  sa  pensée, 
mais  de  sa  vie.  S'il  ne  la  trouva  pas  aussi  complète,  aussi  éclatante 
qu'il  l'avait  rêvée,  s'il  resta  des  parties  ténébreuses  ou  vides  dans  sa 
raison,  personne  ne  souffrit  plus  cruellement  que  lui  de  ces  fatali- 
tés d'ignorance  qu'il  ne  put  vaincre.  Ce  fut  là  le  secret  de  cette  im- 
mortelle tristesse  dont  se  souviennent  encore  tous  ceux  qui  l'ont 
connu,  et  dont  le  reflet,  même  lointain,  donne  à  ses  plus  belles 
pages  un  attrait  qui  n'est  qu'à  lui. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  rendre  compte  de  toutes  ses 
recherches  préliminaires  aux  abords  du  problème  fondamental,  ni 
des  résultats  partiels  auxquels  il  a  pu  aboutir  dans  les  différentes 
parties  de  la  science.  L'objet  principal  de  cette  étude  se  perdrait 
dans  cette  diversité  de  points  de  vue,  et  ce  que  nous  voulons  mettre 
dans  tout  son  jour,  c'est  le  philosophe  plus  encore  que  sa  philoso- 
phie. Nous  bornerons  notre  recherche  à  demander  à  M.  Jouffroy 
quelle  part  il  a  cru  devoir  faire  à  l'objection  sceptique,  comment  il 
a  résolu  la  question  de  la  méthode,  sur  quelles  bases  il  a  établi  la 
science  de  l'esprit,  quelle  solution  il  a  donnée  au  problème  de  la 
destinée  humaine.  Tout  le  reste,  dans  sa  doctrine,  vint  se  subor- 
donner naturellement  à  ces  questions,  d'où  dépendent  les  vérités 
fondamentales,  ou  bien  ne  dut  offrir  qu'un  intérêt  accidentel  à  sa 
curiosité  un  instant  distraite.  Lui-même  nous  dit  que  si  parfois  il 
semblait  ajourner  ces  questions  pour  d'autres  soins,  elles  n'en  con- 
tinuaient pas  moins  de  vivre  secrètement  dans  ses  pensées,  qu'elles 
y  subissaient  à  son  insu  ce  travail  mystérieux,  cette  fermentation 


352  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sourde  qui  les  avance  d'une  manière  si  étrange,  et  qui  fait  qu'a- 
près de  longs  intervalles,  pendant  lesquels  on  n'a  pas  songé  à  un 
problème  qu'on  s'était  efibrcé  de  résoudre,  tout  à  coup,  un  matin, 
et  sans  qu'on  devine  comment,  il  vous  revient  et  vous  apparaît  ré- 
solu, qu'enfin  il  se  détachait  de  tout  ce  qu'il  faisait,  de  tout  ce  qu'il 
trouvait,  des  idées  qui  venaient  secrètement  se  grouper  autour  de 
ces  problèmes  délaissés,  et  qui  peu  à  peu  en  débrouillaient  obscu- 
rément les  énigmes.  Quelles  étaient  donc  les  solutions  qui  se  for- 
maient silencieusement  dans  le  fond  de  sa  pensée,  même  quand  il 
semblait  oublier  ces  problèmes,  et  que  sa  vie  extérieure,  son  tra- 
vail, étaient  ailleurs? 

Voici  comment  se  posa  devant  sa  raison  et  comment  il  franchit 
l'objection  sceptique  sur  laquelle  il  revient  à  plusieurs  reprises  avec 
une  insistance  marquée,  particulièrement  dans  sa  préface  aux  œu- 
vres de  Thomas  Reid,  dans  le  mémoire  sur  V Organisation  des  sciences 
philosophiques  et  dans  trois  leçons  du  cours  sur  le  Droit  naturel. 

La  philosophie  a  vécu  deux  mille  ans  au  moins,  d'une  vie  réflé- 
chie, dans  la  pleine  lumière  de  l'histoire,  et  après  deux  mille  ans 
elle  n'est  pas  arrivée  à  une  seule  solution  acceptée  et  définitive. 
Comment  expliquer  ce  phénomène  singulier  et  presque  contradic- 
toire d'une  science  si  antique  par  ses  origines,  si  importante  par 
les  problèmes  qu'elle  pose,  si  illustre  par  les  grandes  intelligences 
qui  ont  essayé  de  les  résoudre,  et  en  même  temps  si  incertaine,  si 
malheureuse  dans  ses  résultats  qu'elle  semble  condamnée  à  une 
immobilité  fatale?  La  réponse  la  plus  simple  à  cette  question  inévi- 
table a  été  faite  depuis  longtemps,  sous  les  formes  les  plus  variées; 
les  négations  impertinentes  de  Gorgias  et  de  Protagoras,  l'esprit 
suspensif  de  Pyrrhon,  la  dialectique  d'OEnésidème,  l'érudition  pé- 
nétrante de  Bayle,  la  mélancolie  passionnée  de  Pascal,  la  critique 
radicale  de  Kant  ont  répondu  unanimement  :  cette  science  n'existe 
pas,  parce  qu'elle  n'a  pas  le  droit  d'exister.  Il  faut  renoncer  à  cet 
ordre  de  problèmes  inutiles  et  irritans. 

Ces  problèmes  étant  de  toute  antiquité,  et  les  grands  génies  ayant 
fait  effort  pour  les  résoudre,  on  ne  peut  accuser  de  la  stérilité  des 
résultats  ni  le  temps,  qui  n'a  pas  manqué,  ni  la  puissance  des 
hommes  qui  s'y  sont  employés.  C'est  donc  l'esprit  humain  lui- 
même  qu'il  faut  accuser,  sa  nature,  ses  conditions,  ses  limites. 
Nous  croyons,  dit  M.  Joufîi'oy  résumant  l'objection  de  Kant,  nous 
croyons,  c'est  un  fait;  mais  ce  que  nous  croyons,  sommes-nous 
fondés  à  le  croire?  Ce  que  nous  regardons  comme  la  vérité,  est-ce 
vraiment  la  vérité?  Cet  univers  qui  nous  enveloppe,  ces  lois  qui 
nous  paraissent  le  gouverner  et  que  nous  nous  tourmentons  à  dé- 
couvrir, cette  cause  puissante,  sage  et  juste,  que  sur  la  foi  de  notre 
raison  nous  lui  supposons,  ces  principes  du  bien  et  du  mal  que  res- 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  353 

pecte  l'humanité  et  qui  nous  semblent  la  loi  du  monde  moral,  tout 
cela  ne  serait-il  pas  une  illusion,  un  rêve  conséquent,  et  l'huma- 
nité comme  tout  cela,  et  nous  qui  faisons  ce  rêve,  comme  tout  le 
reste  (1)?  Kant  ne  nie  point,  comme  l'école  empirique,  la  possibi- 
lité des  notions  ontologiques,  il  soutient  seulement  qu'on  ne  peut 
en  démontrer  la  légitimité,  la  réalité  en  dehors  de  notre  esprit  qui 
les  conçoit.  Son  argument  unique  est  précisément  cette  nécessité 
où  se  trouve  notre  intelligence  de  les  concevoir,  nécessité  qui  dé- 
pend de  sa  constitution  même.  Ces  notions  ne  représentent,  à  qui 
sait  les  analyser,  que  les  lois  ou  les  formes  de  notre  entendement. 
La  critique  de  la  raison  lui  prouve  que,  pour  dernière  raison  de 
croire,  elle  n'a  qu'elle-même,  et  que  si  elle  veut  remonter  plus 
haut,  elle  échoue  fatalement  et  retombe  dans  le  cercle  où  elle  est 
captive,  ne  comprenant  rien  qu'avec  ses  conditions  de  comprendre, 
c'est-à-dire  avec  les  lois  de  son  essence,  qui  sont  en  même  temps 
ses  limites. 

Voilà  la  grande  objection  sceptique,  la  seule  à  vrai  dire.  Quant  à 
ce  scepticisme  qui  a  précédé  l'autre  et  qui  ne  se  fonde  que  sur  la 
variété  infinie  et  même  sur  les  contradictions  apparentes  des  juge- 
mens  humains,  M.  Jouffroy  ne  s'inquiète  que  médiocrement  de  ces 
raisons  de  second  ordre,  de  ce  scepticisme  mesquin.  «  C'est  un  thème 
sur  lequel  on  brodera  longtemps;  il  fait  les  délices  des  hommes 
d'esprit;  il  ne  mérite  pas  d'arrêter  les  philosophes  (2).  »  Il  ne  traite 
pas  avec  le  même  dédain  l'objection  de  Kant.  Contrairement  à 
M.  Royer-Gollard,  qui  avait  dit  qiion  ne  fait  pas  au  scepticisme 
sa  part.,  M.  Jouffroy  ose  dire  qu'il  n'y  a  qu'un  moyen  d'en  finir  avec 
le  scepticisme  :  c'est  de  lui  faire  sa  part  légitime  dans  l'entende- 
ment. Il  estime  que  l'aveu  ferme  et  sincère  de  Kant  est  de  beau- 
coup moins  fâcheux  pour  les  croyances  humaines  que  les  fins  de 
non-recevoir  opposées  par  les  Écossais  et  la  vague  doctrine  sur  la 
certitude  qui  en  dérive.  Ce  qui  pourrait  alarmer  justement  l'huma- 
nité, ce  n'est  pas  cette  déclaration  très  nette  que  la  suprême  raison 
de  la  vérité  en  nous  est  indémontrable,  mais  bien  plutôt  la  fai- 
blesse des  argumens  par  lesquels  on  essaierait  de  la  démontrer.  Et 
même,  sans  mettre  en  cause  la  seule  considération  qui  doive  préoc- 
cuper le  philosophe,  la  vérité,  il  est  plus  périlleux  de  vouloir  trom- 
per les  hommes  sur  leur  nature  que  d'en  reconnaître  les  lois  et 
d'en  constater  les  bornes  simplement  et  ingénument.  La  raison  ne 
peutjuger  ses  propres  principes  que  par  eux-mêmes;  c'est  elle  qui  se 
contrôle.  Il  y  a  en  nous  une  dernière  raison  de  croire;  si  nous  dou- 

(1)  Préface  aux  œuvres  de  Reid. 

(2)  Dm  Scepticisme.  —  Mélanges. 

TOME  LVI.  —  1803.  23 


354  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tons  de  cette  dernière  raison,  ce  doute  est  invincible,  autrement  cette 
raison  de  croire  ne  serait  pas  la  dernière.  «  Qu'on  dise  que  l'huma- 
nité croit,  et  les  sceptiques  comme  l'humanité,  c'est  un  fait  incon- 
testable; qu'on  ajoute  que  l'humanité  croit  avoir  le  droit  de  croire, 
c'est-à-dire  admet  que  l'intelligence  humaine  voit  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  cela  est  vrai,  et  les  sceptiques  ne  le  nient  pas;  mais 
que,  prenant  le  scepticisme  corps  à  corps,  on  prétende  démontrer 
que  l'intelligence  humaine  voit  réellement  les  choses  telles  qu'elles 
sont,  Yoilà  ce  que  je  ne  comprends  pas.  Comment  ne  s'aperçoit-on 
pas  que  cette  prétention  n'est  autre  chose  que  celle  de  démontrer 
l'intelligence  humaine  par  l'intelligence  humaine?  ce  qui  a  été  tou- 
jours et  sera  éternellement  impossible.  Nous  croyons  le  s  "plicismc 
à  jamais  invincible,  parce  que  nous  regardons  le  scepticisme  comme 
le  dernier  mot  de  la  raison  sur  elle-même.  » 

Telle  est  la  doctrine  de  M.  JoufTroy,  constante  à  elle-même  sous 
mille  formes  variées,  avouant  sans  détours  cette  impossibilité  de 
chasser  le  scepticisme  de  ce  dernier  asile  inexpugnable,  le  doute 
métaphysique  sur  la  véracité  de  nos  facultés.  On  s'est  alarmé  de 
cette  concession.  —  Le  scepticisme  déclaré  invincible!  a-t-on  dit; 
mais  dès  lors  il  n'y  a  plus  de  philosophie.  —  Nous  reconnaîtrons 
volontiers  que  cette  expression  isolée ,  réduite  à  elle-même ,  est  un 
de  ces  mots  regrettables  dont  peuvent  abuser  les  polémiques  de 
mauvaise  foi;  mais,  ramenée  à.  sa  véritable  signification,  expliquée 
par  la  pensée  constante  de  M.  Jouffroy,  elle  ne  fait  que  traduire  et 
mettre  dans  un  relief  saisissant  un  fait  très  simple,  presque  naïf, 
l'impossibilité  pour  l'homme  de  penser  en  dehors  et  au-dessus  de  sa 
condition  d'homme.  Et  dans  ces  termes,  qui  donc  oserait  n'être  pas 
de  l'avis  de  M.  Jouffroy?  L'objection  de  Kant,  qu'on  le  remarque, 
perd  de  sa  gravité  à  mesure  que  l'on  considère  l'immensité  du 
champ  intellectuel  qu'elle  embrasse  ;  elle  ne  s'étend  pas  seulement 
aux  données  ontologiques  et  à  ces  actes  purs  de  l'entendement 
qu'on  appelle  conceptions  et  qui  embrassent  tout  l'ordre  métaphy- 
sique; elle  s'applique  logiquement  à  ces  actes  de  l'esprit  qui  com- 
posent l'observation  et  qui  atteignent  le  monde  visible;  elle  s'ap- 
plique aussi  bien  à  tout  cet  ordre  d'analyses ,  de  déductions  et  de 
constructions  abstraites  d'où  procèdent  les  mathématiques.  Que 
signifie-t-elle  au  fond?  «  Rien  contre  la  science  métaphysique  en 
particulier,  et  ceci  seulement  contre  toute  science,  à  savoir  que 
toute  science  humaine  est  Immaine;  il  faut  s'y  résigner.  »  —  «  Si 
l'on  ne  s'y  résigne  pas,  dit  quelque  part" M.  de  Rémusat  commen- 
tant la  "pensée  de  M.  Jouffroy,  si  l'on  n'admet  pas  de  par  la  raison 
cette  mystérieuse  conviction,  on  sort  de  la  nature  humaine;  par 
défiance  d'elle-mêiiie,  on  s'élève  au-dessus  d'elle;  pour  se  dégager 
de   toute  relativité,  on  cherche  le  pur  absolu;  on  fait  plus  que 


PHILOSOPHES    COxNTEMPORAINS.  3i)5 

l'homme  ne  peut,  pour  avoir  méconnu  ce  qu'il  peut;  on  excède  ses 
droits  pour  les  avoir  niés.  »  Ceux-là  seuls  pourraient  se  prévaloir 
contre  la  métaphysique  de  l'objection  de  Kant,  qui  seraient  décidés 
aussi  bien  à  refuser  leur  croyance  aux  sciences  mathématiques  et 
physiques,  ces  sciences,  comme  les  autres,  dépendant  de  la  con- 
stitution de  l'entendement.  — Ce  seraient  les  purs  sceptiques,  les 
sceptiques  absolus  à  la  façon  de  Pyrrhon,  une  secte  oubliée,  im- 
possible, qui,  si  elle  essayait  de  renaître,  succombernit  sous  son 
exagération  même.  Ceux-là  seuls  enfin  pourraient  se  refuser  à  subir 
les  conditions  humaines  de  la  raison,  marquées  par  l'objection  de 
Kant,  qui  s'imaginent  y  échapper  par  la  vision  en  Dieu  de  Male- 
branche  ou  l'extase  de  Plotin.  —  Ce  seraient  les  mystiques. 

Il  faut  pousser  le  scepticisme  jusqu'à  son  terme,  c'est-à-dire  jus- 
qu'à l'absurde  ;  il  faut  consentir  à  être  un  pyrrhonien  complet  pour 
avoir  le  droit  de  détruire  la  philosophie  au  nom  de  l'objection  de 
Kant.  Pour  y  échapper  complètement,  il  faut  être  un  illuminé. 

[1  est  donc  vrai,  en  un  sens,  que  l'objection  sceptique  est  invin- 
ci])le;  mais  x\L  JoufTroy  ne  s'y  arrête  pas  :  il  fait  ce  que  l'humanité 
a  fait  de  tout  temps;  sans  la  résoudre,  il  la  franchit.  Le  doute  su- 
prême, répète-t-il  sans  cesse,  n'empêche  pas  la  raison  de  croire,  et 
les  hommes  sont  fort  disposés  à  se  contenter  d'une  vérité  qui  n'est 
qu'humaine.  Une  chose  surtout  le  rassure  :  c'est  que,  si  l'on  ne 
peut  démontrer  à  priori  que  l'intelligence  voit  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  on  ne  peut  non  plus  démontrer  qu'elles  sont  autre- 
ment. Logiquement,  spéculativeraent,  il  est  possible  que  ce  que 
l'humanité  croit  ne  soit  pas  vrai,  nous  ne  pouvons  sortir  de  l'huma- 
nité pour  juger  du  dehors  la  réaUté  de  ses  croyances;  mais  il  n'est 
pas  moins  logiquement  possible  que  les  choses  soient  telles  qu'elles 
nous  apparaissent,  et  que  les  données  métaphysiques  ne  soient  des 
lois  de  notre  entendement  que  parce  qu'elles  sont  au  dehors  les 
principes  mêmes  de  la  réalité.  Peut-être  doit-on  regretter  que 
M.  JouiTroy  s'arrête  trop  tôt  dans  cette  voie.  On  souhaiterait  qu'il 
eût  suivi  Kant  dans  cette  admirable  évolution  qui  transforme  en 
certitude  morale  une  simple  possibiUté  logique  par  un  coup  de 
génie,  ou  plutôt  par  une  révélation  suprême  de  la  conscience.  On 
a  pu  dire,  non  sans  justesse,  en  louant  cette  hardie  volte-face 
du  penseur  allemand,  que  «  c'est  l'histoire  de  tous  ceux  qui  ont 
parcouru  avec  énergie  le  cercle  de  la  pensée.  »  En  effet,  même 
en  admettant  que  le  iiescio  qiiid  inconciissum,  l'indubitable,  l'ab- 
solu, commence  au  devoir,  une  fois  que  ce  premier  terme  est  posé, 
les  autres  s'enchaînent  par  une  loi  logique  que  personne  n'a  suivie 
d'un  cœur  aussi  ferme,  d'une  raison  aussi  résolue  que  le  philo- 
sophe allemand.  Sur  cette  simple  notion  du  devoir,  sur  cette  base 
retrouvée  dans  les  profondeurs  de  la  raison  pratique ,  tout  le  reste 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  été  rétabli,  et  il  le  fallait.  La  métaphysique  touche  par  trop  de 
points  à  la  morale  pour  que  l'une,  relevée,  ne  relève  pas  l'autre. 
La  logique,  invoquée  tout  à  l'heure  contre  les  notions  ontologiques, 
doit  être  maintenant  appelée  à  les  défendre.  La  raison  ne  souffre 
pas  ces  choix  arbitraires  entre  le  vrai  qui  ne  serait  que  possible  et 
le  bietiy  qui  seul  serait  réel.  S'il  y  a  du  bien  absolu,  il  y  a  du  vrai 
absolu.  Si  le  devoir  est  absolu,  il  ne  peut  l'être  que  par  son  rapport 
à  Dieu.  Yoilà  ce  que  Kant  a  profondément  aperçu,  voilà  ce  qui  l'a 
décidé  à  reprendre  au  nom  de  la  raison  pratique  tous  les  grands 
objets  de  la  foi  morale  et  religieuse,  à  ressaisir  l'absolu  qu'il  ren- 
contrait inévitablement  dans  la  conscience,  qui  n'est  qu'une  des 
formes  de  la  raison,  et,  par  la  force  de  cet  absolu  retrouvé,  à  re- 
lever la  métaphysique  de  ses  ruines. 

Ce  n'est  pas  par  cette  voie  de  la  morale  que  M.  Jouflfroy  rentre 
en  possession  de  la  vérité,  c'est  par  la  voie  peut-être  insuffisante 
du  sens  commun,  opposé  à  ce  doute  spéculatif,  dont  il  reconnaît 
la  force ,  à  condition  que  ce  doute  ne  sorte  pas  de  la  sphère  toute 
métaphysique  où  il  est  confiné  par  sa  nature,  et  d'où  il  ne  peut 
exercer  aucune  influence  appréciable  sur  la  conduite  de  l'esprit 
humain.  Un  doute  métaphysique^  c'est  bien  là  son  nom.  Ce  nom  en 
établit  nettement  la  portée  logique,  et  il  permet  de  la  réduire  dans 
ses  vraies  limites.  Au  fond,  c'est  la  pure  constatation  de  ce  fait  :  à 
la  base  de  la  science  humaine ,  une  première  croyance  ;  au  début 
de  toute  opération  de  l'entendement,  un  acte  de  foi  de  la  raison 
dans  sa  propre  véracité.  Cela  posé,  M.  JoufTroy  passe  outre,  et, 
revenant  à  la  question  qui  avait  été  le  point  de  départ  de  toute  cette 
recherche,  il  se  demande  pourquoi  tant  d'efforts  inutiles  du  génie 
humain  dépensés  en  pure  perte  autour  des  grands  problèmes.  Est-il 
problable  que  ces  problèmes  ne  peuvent  être  résolus?  Il  ne  le  pense 
pas,  parce  qu'en  considérant  la  nature  de  ces  questions  il  voit  non- 
seulement  qu'elles  sont  de  toutes  celles  qui  intéressent  le  plus  l'hu- 
manité, mais  encore  qu'elles  sont  de  toutes  celles  sur  lesquelles 
le  sens  commun  de  l'humanité  hésite  le  moins,  u  En  fait,  l'huma- 
nité ne  manque  point  de  lumières  sur  ces  questions;  en  droit,  il 
semblerait  absurde  qu'elle  en  manquât.  Il  se  peut  donc  que  la 
science  n'ait  pas  encore  trouvé  le  secret,  la  formule  générale  de 
ces  jugemens  prompts,  rapides,  sûrs,  que  porte  le  sens  commun 
comme  par  instinct;  mais  enfin  il  les  porte,  et,  s'il  les  porte,  il 
aperçoit  confusément  les  motifs  de  les  porter,  il  a  une  intelligence 
sourde  de  ces  motifs;  ils  existent  donc,  et,  s'ils  existent,  il  est  pos- 
sible de  les  apercevoir  nettement,  de  les  déterminer  (1).»  Or,  comme 

(1)   Nouveaux  Mélanges.  De  VOrganisalion  des  sciences  philosophiques ,  première 
partie. 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  357 

il  n'est  pas  vraisemblable  que  ces  problèmes,  du  moins  tous,  soient 
insolubles,  la  stérilité  de  la  philosophie  ne  prouve  qu'une  chose  : 
c'est  qu'on  s'y  est  mal  pris  jusqu'à  présent  pour  les  résoudre.  L'ob- 
jection sceptique  étant  écartée,  il  ne  reste  que  cette  explication  du 
phénomène.  Ce  n'est  donc  pas  la  raison  humaine  qui  est  coupable 
par  le  vice  même  de  sa  constitution;  elle  n'est  coupable  que  par  le 
mauvais  emploi  de  ses  forces.  Ce  n'est  pas  la  faculté  qui  a  manqué 
à  l'œuvre,  c'est  la  méthode. 

On  peut  dire  qu'il  n'est  pas  de  question  à  la  solution  de  laquelle 
M.  Jouffroy  ait  donné  plus  de  soin  et  de  temps.  Il  s'en  est  occupé 
jusqu'au  point  de  fatiguer  le  public  ;  il  en  avait  conscience  lui- 
même.  En  terminant  son  introduction  aux  œuvres  de  Reid,  il  ne  se 
dissimulait  pas  que  ce  long  travail,  roulant  entièrement  sur  l'orga- 
nisation de  la  philosophie,  lui  mériterait  de  nouveau  le  reproche  de 
ne  point  sortir  des  questions  préliminaires  et  de  ne  jamais  arriver 
à  la  science  elle-même.  «  Nous  avouerons,  disait-il,  que  ce  reproche 
nous  touche  médiocrement,  car,  outre  que  ceux  qui  nous  l'adressent 
n'ont  guère  fait  autre  chose  jusqu'à  présent  que  d'agiter  des  ques- 
tions de  méthode,  nous  persistons  à  croire,  pour  leur  justification 
comme  pour  la  nôtre,  que  dans  une  science  qui  en  est  où  en  est  la 
philosophie,  c'est  de  cela  et  de  cela  seul  qu'il  s'agit.  Quand  une 
science  a  vécu  deux  mille  ans,  et  qu'après  deux  mille  ans  elle 
n'est  pas  arrivée  à  un  seul  résultat  accepté  et  convenu,  il  faut  ou 
renoncer  à  s'en  occuper,  ou,  si  l'on  ne  veut  pas  en  désespérer, 
déterminer,  avant  d'en  reprendre  les  recherches,  le  vice  secret  qui 
a  rendu  tous  ces  efforts  impuissans.  »  Il  a  exprimé  si  souvent  et  sous 
tant  de  formes  sa  pensée  sur  ce  sujet  qu'on  nous  pardonnera  de  ne 
rappeler  que  ses  conclusions,  sans  repasser  à  travers  les  longs  dé- 
tours de  son  exposition. 

A  quelles  conditions  une  science  est-elle  constituée  et  organisée? 
Elle  est  constituée  quand  elle  a  une  idée  vraie  et  précise  de  son 
objet.  Elle  n'est  elle-même  qu'à  la  condition  de  se  distinguer  des 
autres  sciences  et  d'avoir  le  droit  de  s'en  distinguer,  c'est-à-dire 
quand  le  signe  qui  la  distingue  est  fixé.  —  Elle  est  organisée  à 
deux  conditions  :  d'abord  il  faut  qu'elle  ait  une  idée  vraie  et  pré- 
cise des  grandes  et  véritables  divisions  de  son  objet,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  des  questions  dans  lesquelles  elle  se  résout;  — 
il  faut  de  plus  qu'elle  ait  une  idée  vraie  et  précise  de  la  méthode  à 
suivre  pour  résoudre  ces  questions  et  arriver  à  la  conscience  entière 
de  son  objet.  Ainsi  l'idée  de  l'objet  de  la  science,  la  distinction  des 
parties  qui  composent  cet  objet,  la  méthode,  les  conditions  de  vé- 
rité dans  les  recherches  que  chaque  science  embrasse,  voilà  à  quels 
caractères  on  reconnaît  qu'une  science  existe  réellement,  qu'elle 
existe  à  titre  de  science. 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Or  M.  JoLiIïVoy  entreprit  de  démontrer  que  les  sciences  philoso- 
phiques ne  remplissaient  caucune  de  ces  conditions,  qu'elles  étaient 
restées  depuis  vingt  siècles  à  l'état  vague,  incomplet  ou  faux,  que 
ni  l'objet  de  la  pliilosoj)hie  n'était  déterminé,  ni  son  cadre  tracé, 
ni  sa  méthode  fixée.  Comment  sa  méthode  serait-elle  fixée?  On  ne 
s'entend  pas  sur  le  mot  de  philosophie.  Voici  un  mot  établi  dans  la 
langue,  employé  et  répété  tous  les  jours  dans  la  conversation  et 
dans  les  livres.  Interrogez  toutefois  cette  foule  qui  emploie  si  har- 
diment le  mot  et  même  cette  foule  d'élite  qui  a  si  naïvement  la  pré- 
tention de  se  mêler  de  la  chose,  et  vous  verrez  avec  étonnement 
qu'à  cette  question  :  quel  est  l'objet  de  la  philosophie?  il  n'y  a  dans 
la  plupart  des  esprits  aucune  réponse,  et  que  dans  les  autres  il  y 
en  a  tant,  et  de  si  difierentes  et  si  contradictoires,  qu'il  est  évident 
qu'en  parlant  de  cette  science  ceux  mêmes  qui  s'entendent  le 
mieux  ne  parlent  pas  de  la  même  chose.  Aussi  qu'arrive-t-il? 
D'une  époque  à  l'autre,  d'une  école  à  l'école  voisine,  d'un  philo- 
sophe cà  un  autre  philosophe,  on  voit  le  cadre  des  sciences  philo- 
sophiques se  rétrécir  ou  s'étendre  selon  l'humeur  des  temps  ou 
celle  des  hommes,  tantôt  embrassant  dans  son  vaste  sein  tous  les 
problèmes  possibles,  tantôt  se  réduisant  à  n'en  contenir  que  quel- 
ques-uns, puis,  envahissant  de  nouveau  le  terrain  abandonné,  re- 
prendre un  moment  sa  première  étendue  pour  se  retirer  encore 
et  n'en  occuper  plus  qu'une  partie.  jN'est-ce  pas  une  preuve  assez 
convaincante  que  le  signe  certain,  le  critérium  des  questions  vrai- 
ment philosophiques,  ou  n'existe  pas,  ou  n'est  pas  fixé?  Et  dès  lors 
comment  la  méthode  pourrait-elle  être  déterminée  pour  l'étude  d'an 
objet  que  l'on  connaît  si  confusément? 

Cet  objet,  c'est  l'esprit  humain,  l'esprit  étudié  dans  ses  formes 
constitutives,  dans  la  constance  de  ses  phénomènes,  dans  la  diver- 
sité essentielle  de  ses  facultés,  dans  les  faits  qui  constituent  sa  vie, 
dans  les  données  qui  composent  sa  raison ,  dans  les  questions 
que  suscitent  naturellement  les  notions  inhérentes  au  fond  même 
de  l'âme.  M.  Jouffroy  appliqua  tout  son  effort  à  l'examen  des  trois 
sciences  généralement  reconnues  pour  des  sciences  philosophiques, 
la  psychologie,  la  logique,  la  morale,  et  il  montra  qu'elles  étaient 
étroitement  liées,  comme  le  voulait  son  instinct,  comme  l'entre- 
voyait et  l'affirmait  l'opinion  commune;  il  affirma  que  le  même  ré- 
sultat pouvait  être  établi  pour  la  théodicée,  et  dès  lors  la  dépendance 
réciproque  des  sciences  philosophiques  lui  devint  manifeste.  Toutes 
ne  lui  semblèrent  être  qu'une  induction  et  un  prolongement  de  la 
psychologie.  L'unité,  longtemps  perdue  ou  voilée,  de  l'objet  de  la 
philosophie  lui  apparut  dans  la  plus  éclatante  lumière.  Telle  fut  la 
conclusion  d'un  grand  travail  intérieur,  raconté,  je  n'ose  pas  dire 
résumé,  dans  le  mémoire  sur  l'Organisation  des  sciences  philoso- 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  359 

phiqucs.  Avec  quelle  satisfaction  touchante  et  naïve  M.  Jouffroy 
contempla  le  résultat  de  ses  longs  efl'orts!  Avec  quelle  jouissance 
d'analyse  multipliée  et  prolongée  il  nous  montra  que  la  diversité 
infinie  des  questions  philosophiques  se  rattache  à  l'esprit  humain, 
pris  pour  unité,  pour  commune  mesure  !  Le  signe  des  questions  phi- 
losophiques, si  laborieusement  cherché,  est  donc  enfin  trouvé  :  le 
rrilerium  de  ces  questions,  c'est  que  toutes  supposent  au  préalable 
l'étude  de  l'âme,  que  toutes,  par  des  détoure  plus  ou  moins  longs, 
viennent  se  résoudre  dans  quelques-uns  des  faits  de  l'esprit  hu- 
main. Dès  lors,  l'unité  de  l'objet  de  la  philosophie  étant  établie,  la 
question  de  la  méthode  est  bien  près  d'être  résolue.  Reprenant  une 
distinction  célèbre  de  l'école  écossaise,  M.  JoufTroy  sépara,  dans 
l'ordre  des  sciences  philosophiques,  l'étude  des  faits  des  questions 
dont  la  solution  doit  sortir  de  ces  études.  Il  loue  ses  chers  Ecossais 
d'avoir  arraché  la  philosophie  à  la  tyrannie  des  questions,  qui  la 
détournaient  jusque-là  de  l'étude  des  faits,  pour  la  jeter  immédia- 
tement dans  le  champ  illimité  de  la  spéculation  pure  et  dans  l'obs- 
curité de  la  métaphysique.  Ils  ont  rendu  la  philosophie  à  elle-même, 
c'est-à-dire  à  son  vrai  point  de  départ  et  à  son  but  propre,  l'esprit 
humain.  Donc  l'observation  d'abord  scrupuleuse,  minutieuse  même, 
de  l'âme,  c'est-à-dire  la  psychologie  expérimentale;  puis  l'induc- 
tion s'efforçant  de  résoudre  les  questions  ultérieures  dont  les  don- 
nées sont  comprises  dans  les  faits  de  conscience  et  dans  les  idées  de 
raison,  qui  sont  des  faits  aussi,  c'est-à-dire  la  logique,  la  morale, 
la  théodicée,  l'esthétique,  etc.,  voilà  l'unité  de  l'objet  de  la  philo- 
sophie retrouvée ,  et  du  même  coup  le  cadre  de  la  science  fixé , 
c'est-à-dire  la  vue  précise  des  divisions  naturelles  de  l'objet  de 
cette  science  dans  leurs  rapports  naturels;  en  même  temps,  voilà 
la  méthode  déterminée  :  observation  d'abord,  induction  et  rai- 
sonnement ensuite.  Ordre  et  développement  des  sciences  philoso- 
phiques, rapports  de  ces  sciences  entre  elles,  méthode  de  cha- 
cune d'elles,  tout  devient  clair,  logique,  et  M.  Jouffroy  n'est  pas 
éloigné  de  prononcer  rEû'pr,x.a  d'Archimède. 

Illusions  sans  cesse  renaissantes  de  la  science  humai'ne!  Quel 
philosophe,  de  Platon  à  Descartes,  d'Aristote  à  Bacon,  deLeibnitz  à 
Kant,  n'a  pas  formé  le  même  rêve?  Tous  ont  eu  leur  méthode  pro- 
pre, tous  se  sont  imaginé  que  la  i-éforme  et  l'avancement  régulier 
de  la  philosophie  daterait  de  leur  nom.  S'il  y  a  eu  dans  l'œuvre  de 
M.  Jouffroy  un  point  qu'il  crut  avoir  établi,  c'est  dans  cette  question 
de  la  méthode;  mais  depuis  cette  date  mémorable  la  philosophie 
est-elle  rentrée  pour  toujours  dans  les  limites  qu'il  lui  a  fixées?  Est- 
elle devenue  enfin  ce  qu'elle  n'était  pas,  paraît-il,  une  science 
définie,  organisée?  Ceux  qui  s'en  occupent  sont-ils  enfin  tombés 
d'accord  sur  l'unité  de  son  objet,  sur  ses  divisions,  sur  sa  méthode? 


S60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Son  progrès  a-t-il  été,  depuis  cette  époque,  continu,  assuré?  Sa 
marche  a-t-elle  été  moins  incertaine,  moins  lente,  moins  sujette  à 
(le  brusques  retours  ?  Les  faits  sont  là,  devant  nous,  et  à  nos  ques- 
tions l'histoire  philosophique  de  ces  vingt  dernières  années  répond 
tristement. 

De  cette  longue  série  d'espoirs  trompés  qui  remplissent  les  an- 
nales de  la  philosophie,  de  cette  dernière  déception,  plus  éclatante 
à  nos  yeux  que  toutes  les  autres,  parce  que  nous  en  sommes  les 
témoins,  que  faut-il  conclure,  sinon  que  le  problème  était  moins 
simple  que  ne  l'avait  supposé  M.  Jouffroy?  Il  faut  bien  que  cela 
soit;  sans  cela,  comment  comprendre  que  depuis  Thaïes  jusqu'à 
Thomas  Reid  la  philosophie  eût  cherché  inutilement  son  objet  et 
sa  méthode,  sans  arriver  à  se  définir?  Comment  comprendre  sur- 
tout que  les  procédés  indiqués  par  M.  Jouffroy,  l'observation,  l'in- 
duction, tant  de  fois  employés  par  ses  prédécesseurs,  n'eussent 
produit,  entre  leurs  mains,  que  des  résultats  si  précaires  et  des 
doctrines  contradictoires?  Peut-être  faut -il  chercher  ailleurs  la 
solution  du  problème  que  M.  Jouffroy  s'était  posé,  ou  du  moins 
tenir  plus  de  compte  qu'il  n'a  fait,  dans  la  solution  proposée,  d'un 
élément  considérable,  la  nature  particulière  de  la  vérité  philoso- 
phique. 

Ce  qui  a  trompé  M.  Jouffroy,  ce  qui  a  égaré  son  imagination, 
pourtant  si  mesurée  et  circonspecte,  dans  des  espérances  si  vite  dé- 
çues, c'est  une  assimilation  chimérique  de  la  science  philosophique 
avec  les  autres  sciences,  du  genre  et  de  la  nature  des  connaissances 
qu'elle  peut  atteindre  avec  les  autres  ordres  de  connaissances  hu- 
maines. Son  erreur  est  d'avoir  supposé  qu'il  ne  manquait  à  la  phi- 
losophie que  la  notion  plus  exacte  de  son  objet  pour  avoir,  elle 
aussi,  comme  les  mathématiques  et  la  physique,  sa  marche  assu- 
rée, et  accroître  chaque  jour  son  trésor  de  résultats  infaillibles  et 
incontestés.  Cela  n'est  pas.  On  aura  beau  faire  ;  quand  même  la 
raison  devrait  s'éclairer,  s'élever,  acquérir  une  vue  de  plus  en  plus  ^ 
étendue,  un  tact  de  plus  en  plus  précis  de  la  vérité,  quand  la  con- 
science devrait  s'assouplir  jusqu'aux  plus  fines  analyses  du  phéno- 
mène intérieur,  même  dans  un  perfectionnement  inespéré  de  la 
méthode  et  des  facultés  qui  l'emploient,  jamais  la  science  philo- 
sophique n'atteindra  au  même  degré  de  rigueur  que  les  autres 
sciences.  Elle  aura  d'autres  mérites  assurément.  Elle  n'est  pour  cela 
ni  moins  indispensable  ni  moins  capable  de  certitude;  mais  la  certi- 
tude qu'elle  nous  donne  est  d'un  autre  ordre  que  celle  des  autres 
sciences.  La  vérité  qu'elle  poursuit  est  d'une  autre  essence,  singu- 
lièrement plus  complexe  et  plus  délicate. 

La  philosophie  est  une  science,  mais  non  une  science  positive  : 
Toilà  ce  qu'il  faut  avoir  le  courage  de  voir  d'une  vue  nette,  pour  ne 


PHILOSOPHES    CONTEJIPORAIINS.  361 

pas  se  jeter  dans  des  apologies  chimériques.  Ce  qui  constitue  le 
caractère  positif  d'une  science,  c'est  que  les  connaissances  qu'elle 
a  pour  objet  sont  susceptibles  d'une  démonstration  rigoureuse  par 
le  raisonnement,  ou  d'une  vérification  indéfinie  par  l'expérience 
aidée  du  nombre  et  de  la  mesure.  La  vérité  philosophique  ne  com- 
porte ni  une  démonstration  mathématique  ni  une  vérification  rigou- 
reuse. S'il  s'agit  de  faits  psychologiques,  l'observation  les  constate, 
les  décompose  et  met  chacun  de  leurs  élémens  en  lumière;  mais 
ce  n'est  que  par  analogie  qu'on  parle  ici  d'analyse  et  de  vérifica- 
tion. L'élément  de  précision  manque  absolument,  et  dès  lors  les  ré- 
sultats de  la  science  ne  sont  pas  hors  de  toute  contestation  possible. 
Quand  j'ai  constaté  en  moi  plusieurs  phénomènes  et  démêlé  ce  qu'il 
y  a  de  constant  dans  leur  apparente  variété,  j'ai  une  loi  psycholo- 
gique, analogue  jusqu'à  un  certain  point,  par  son  caractère  de  ré- 
gularité, à  une  loi  physique  ou  chimique;  mais  l'analogie  s'arrête 
là.  Ai-je  la  ressource  du  nombre  pour  noter  les  variations  du  phé- 
nomène? Ai-je  la  balance  et  la  pesée  pour  donner  au  résultat  de 
mon  analyse  toute  la  précision  désirable?  Puis-je  reproduire  à  mon 
gré  l'expérience  devant  mes  contradicteurs?  Tout  ce  que  je  peux 
faire,  c'est  de  susciter  dans  l'âme  de  ceux  qui  m'écoutent  des  phé- 
nomènes analogues  à  celui  que  j'éprouve,  et  de  les  amener  à  re- 
connaître l'exactitude  de  mon  analyse  par  le  spectacle  des  faits 
intérieurs  que  je  provoque  en  eux.  Quelle  opération  délicate!  Ce 
n'est  plus  précisément  le  même  phénomène  que  j'analyse  en  eux  et 
en  moi;  c'est  un  phénomène  semblable,  mais  avec  combien  de 
nuances!  Que  d'influences  diverses  de  tempérament  d'esprit  ou 
de  climat  moral  dont  je  ne  puis  l'isoler,  pour  l'examiner  dans  son 
intégrité!  Vérification,  si  l'on  veut,  mais  non  susceptible  de  la  der- 
nière rigueur,  puisqu'il  nous  manquera  toujours  ici  le  seul  élément 
de  comparaison  infaillible,  le  nombre. 

S'agit-il,  non  plus  de  faits  directement  observables  à  constater 
et  à  transmettre,  mais  de  questions  ultérieures,  de  problèmes  mé- 
taphysiques à  résoudre,  c'est  ici  que  se  montre  bien  clairement  la 
différence  de  la  certitude  philosophique  avec  celle  qu'obtiennent 
les  autres  sciences.  Cette  différence  a  été  résumée  par  une  distinc- 
tion profonde  entre  la  démonstration  et  la  preuve ,  l'une  n'admet- 
tant à  aucun  prix  la  résistance,  forçant  la  conviction,  domptant  la 
raison  la  plus  rebelle,  jugeant  sans  appel  l'intelligence  qui  veut  se 
soustraire  à  elle,  contraignant  la  liberté,  fixe,  immuable  une  fois 
qu'elle  a  reçu  sa  forme,  impersonnelle ,  appartenant  de  droit  à  qui 
l'a  comprise  autant  qu'à  celui  qui  l'a  découverte  ;  l'autre  au  con- 
traire, la  preuve,  laissant  toujours  prise  par  quelque  côté  à  la 
dispute,  ne  jugeant  pas  sans  appel  les  raisons  qui  se  refusent  à 
l'admettre,  n'excluant  jamais  d'une  manière  absolue  l'erreur  ni  k 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contradiction,  laissant  ainsi  une  certaine  place  à  la  liberté  et  par 
conséquent  au  mérite,  qui  ne  va  pas  sans  un  certain  choix  du  vrai  ; 
très  variable,  sinon  dans  son  fond,  au  moins  dans  ses  formes,  dans 
ses  procédés,  selon  les  époques  diverses  dans  lesquelles  elle  se 
produit  ou  les  classes  d'esprits  auxquels  elle  s'adresse,  ou  le  génie 
personnel  de  celui  qui  l'établit.  Cela  ne  veut  pas  dire,  à  Dieu  ne 
plaise,  que,  dans  l'ordre  des  sciences  philosophiques,  le  vrai  et  le 
faux  soient  indiOerens,  ce  qui  reviendrait  à  dire  ou  qu'il  n'y  a  ni 
vrai  ni  faux,  ou  qu'il  n'y  a  que  des  approximations  lointaines  du 
vrai.  Non,  certes.  Infailliblement  il  y  a  du  vrai  absolu;  la  vérité 
existe,  elle  nous  juge;  nous  pouvons,  nous  devons  y  atteindre. 
Ce  qui  nous  manque  dans  cet  ordre  de  problèmes  supérieurs, 
c'est  cette  méthode  de  déduction  rigoureuse  qui  n'est  qu'une  ré- 
duction des  propositions  à  une  série  d'équations  ou  d'identités,  à 
l'aide  desquelles  on  a  raison  des  intelligences  les  plus  rebelles.  Ici 
rien  de  semblable;  aucun  moyen  d'obtenir  ce  genre  d'évidence 
sèche  et  positive  qui  enlève  tout  droit,  tout  prétexte  même  h  la  ré- 
sistance ,  cette  rigueur  de  raisonnement  qui  soit  irrésistible  à  la 
passion,  à  la  mauvaise  foi,  à  certains  aveuglemens  de  nature  et 
de  système.  Telle  nous  paraît  être  l'essence  de  la  vérité  métaphy- 
sique :  elle  exige,  pour  être  saisie,  les  plus  rares  facultés  d'in- 
tuition et  d'analyse;  mais  elle  ne  s'impose  pas  comme  on  impose 
une  propriété  du  triangle  ou  un  théorème  de  mécanique.  C'est  la 
noblesse  de  la  philosophie  d'avoir  pour  objet  des  vérités  de  cet 
ordre.  Au  fond,  il  y  a  de  l'infini  en  elles,  c'est  pour  cela  qu'elles 
se  montrent  réfractaires  aux  procédés  des  autres  sciences,  qu'elles 
échappent  à  tous  les  instrumens  de  précision.  Par  quelque  côté, 
elles  touchent  à  l'absolu,  et  si  l'entendement  peut  les  connaître,  il 
ne  les  domine  pas  cependant,  il  est  dominé  par  elles.  «  Il  y  a  ainsi 
dans  la  raison,  dit  profondément  M.  de  Rémusat  dans  ses  Efisais, 
quelque  chose  au-delà  d'elle;  elle  en  sait  plus  qu'elle  n'en  voit, 
elle  donne  plus  qu'elle  ne  possède,  et  par  ses  limites  mêmes  trahit 
son  origine.  Celui  qui  l'exposa  sur  cette  terre  a  laissé  dans  son 
berceau  des  marques  de  haute  naissance  et  quelques  lettres  demi- 
effacées  de  la  langue  qu'il  parle  et  qu'elle  ne  sait  pas.  » 

Il  faut  donc  renoncer,  non  à  la  plus  haute  et  à  la  plus  divine  des 
sciences,  mais  à  l'assimilation  impossible  de  cette  science  à  l'ordre 
des  connaissances  exactes  et  positives,  dangereuse  chimère  auto- 
risée par  l'illusion  de  M.  Jouffroy.  D'une  part,  s'il  s'agit  de  la  vérité 
psychologique  (phénomènes,  lois,  facultés),  tout  moyen  de  nota- 
tion fixe  et  régulière  fait  défaut  à  l'observateur  pour  constater  son 
expérience  et  en  transmettre  les  résultats  avec  une  rigueur  qui  ne 
puisse  être  contestée.  D'autre  part,  s'agit-il  de  la  vérité  métaphy- 
sique (le  problème  des  origines  et  des  fins,  les  principes  et  les 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  3(53 

causes),  on  ne  peut  espérer  soumettre  les  solutions  de  cet  ordre 
au  joug  de  la  démonstration  purement  logique,  qui  n'est  qu'une 
chaîne  d'identités.  Le  raisonnement  positif  échouera  toujours  dans 
sa  tentative  de  réduire  en  équations  cette  vérité  d'ordre  supérieur, 
dans  l'essence  de  laquelle  entre,  pour  une  certaine  part,  un  élément 
irrationel,  l'infini.  11  ne  servirait  à  rien  de  s'en  plaindre.  Il  faut  s'y 
résigner,  puisque  cela  est  ainsi.  D'ailleurs,  ni  l'existence  de  la  cer- 
titude, ni  celle  de  la  science  philosophique,  en  tant  que  science,  ne 
sont  mises  en  péril  par  ces  considérations  que  nous  ne  faisons  qu'in- 
diquer, et  dont  le  développement  nous  écarterait  trop  de  notre  sujet; 
mais  ce  qu'il  faut  bien  comprendre  et  oser  dire,  c'est  que  la  certi- 
tude et  la  science  philosophique  ne  sont  pas  de  la  même  nature 
que  la  certitude  et  la  science  positives.  Il  faut  renoncer  en  même 
temps  à  l'idée  de  voir  la  science  philosophique  enfermée  dans  un 
cadre  précis  de  questions  déterminées,  et  se  développant  dans  des 
limites  éternellement  fixes.  Il  est  dans  sa  nature  d'avoir  une  cer- 
taine mojDilité  de  frontières,  une  certaine  indépendance  d'allures, 
beaucoup  d'irrégularité  dans  sa  marche.  Enfin  qu'on  n'espère  pas 
la  voir  jamais  soumise,  comme  les  sciences  mathématiques  ou  phy- 
siques, à  l'heureuse  fatalité  d'un  progrès  régulier  et  continu.  La 
vérité  une  ibis  acquise,  dans  ces  deux  sciences,  ne  se  perd  plus  et 
s'accroît  toujours.  Dans  la  science  philosophique,  les  choses  ne 
vont  pas  d'un  train  si  régulier  et  si  simple.  Un  coup  de  génie  peut 
soudain  ouvrir  devant  nos  yeux  tout  un  horizon  nouveau,  ou  reculer 
le  champ  de  notre  vision  jusqu'à  des  limites  inconnues;  puis,  par 
l'efiet  de  causes  très  diverses,  difficiles  à  prévoir,  tout  s'obscurcit 
et  se  trouble  dans  cet  horizon  de  la  métaphysique.  On  dirait  qu'un 
nuage  passe  sur  la  vérité  et  en  voile  un  instant  l'éclat  aux  yeux  de 
la  raison  humaine.  Pendant  ces  crises  d'obscurité,  que  doit  faire  la 
philosophie?  Soutenir,  comme  disait  Platon,  le  regard  de  l'âme,  le 
diriger  vers  le  foyer  de  la  lumière,  en  attendant  que  reparaisse  la 
divine  clarté. 

Ce  qui  restera  de  la  grande  tentative  de  Joufi"roy  dans  cette  ques- 
tion de  la  méthode,  c'est  une  législation  admirable  de  l'observation 
psychologique.  On  ne  recommencera  point,  après  lui,  ce  traité  si 
exact  et  si  profond  des  règles  de  l'expérience  appliquée  à  l'âme, 
que  l'on  trouve  développé  dans  sa  préface  aux  Esquisses  de  Dugald 
Stewart  et  repris  un  peu  partout  dans  chacun  de  ses  écrits.  —  Ce 
qui  restera  également,  ce  sont  quelques  théories  établies  sur  cette 
base  de  l'observation,  et  qui  constituent  des  parties  essentielles  de 
la  science  de  l'esprit.  Rappelons  au  moins,  avec  le  regret  très  vif  de 
ne  pouvoir  insister  sur  des  sujets  ou  entièrement  nouveaux  ou  re- 
nouvelés par  lui,  le  travail  ingénieusement  profond,  et  que  j'incline 
à  croire  définitif,  sur  la  psychologie  des  signes,  les  morceaux  deve- 


36/1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nus  classiques  sur  le  Sommeil,  sur  les  Facultés  de  l'âme,  l'analyse 
si  substantielle  et  si  délicate  du  phénomène  esthétique  dans  la  pre- 
mière partie  du  cours  consacré  à  la  théorie  du  beau;  mais  la  plus 
considérable  de  ses  recherches  dans  cet  ordre  de  questions,  c'est  in- 
contestablement le  mémoire  sur  la  Distinction  de  la  psychologie  et 
de  la  physiologie.  Nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'en  indiquer 
au  moins  les  importantes  conclusions. 

Il  y  a  une  science  de  l'homme  intérieur,  parce  qu'il  y  a  une  réa- 
lité observable  distincte  des  réalités  physiques,  l'esprit  humain. 
Notre  intelligence  a  deux  vues  distinctes;  l'une  sur  le  dehors  par 
l'intermédiaire  des  sens,  l'autre  sur  elle-même  et  les  faits  qui  se 
passent  dans  le  for  intérieur,  sans  aucun  intermédiaire.  La  pre- 
mière de  ces  deux  vues  est  l'observation  sensible;  là  seconde  est 
l'observation  interne,  conscience  ou  sens  intime.  Ces  deux  obser- 
vations sont  également  réelles,  légitimes,  et  bien  que  leurs  moyens 
diffèrent,  leur  autorité  est  égale.  Chacune  a  sa  sphère  spéciale,  en 
sorte  que  les  sens  ne  peuvent  pénétrer  dans  la  sphère  de  la  con- 
science, ni  la  conscience  dans  la  sphère  des  sens.  Faits  sensibles, 
faits  de  conscience,  voilà  une  distinction  essentielle  d'où  sort  la 
distinction  de  deux  ordres  de  sciences,  la  psychologie  et  la  physio- 
logie (1). 

Mais  quel  est  le  principe  des  faits  internes?  11  est  simple,  il  est 
unique,  voilà  tout  ce  que  l'on  peut  dire;  cela  suffit-il  pour  affirmer 
quelque  chose  sur  sa  nature?  En  1826,  quand  il  écrivait  &a, préface 
aux  Esquisses  de  Dugald  Stewart,  M.  Jouffroy  posait  le  problème 
sans  le  résoudre,  et  il  achevait  ce  grand  travail  par  cette  conclu- 
sion timide  :  «  Il  faut  laisser  dormir  quelque  temps  encore  ce  pro- 
blème très  ultérieur  de  la  nature  du  principe,  problème  qui  a  de 
l'importance  relativement  à  notre  immortalité,  mais  qui  n'intéresse 
nullement  l'étude  des  faits  internes;  la  science  n'est  pas  en  mesure 
pour  l'aborder.  »  Ce  n'est  pas  nous  qui  reprocherons  à  M.  Jouffroy 
un  pareil  aveu.  Il  y  a  une  chose  presque  aussi  belle  en  philoso- 
phie que  la  découverte  de  la  vérité,  c'est  d'oser  dire  qu'on  ne  se 
croit  pas  en  mesure  de  la  découvrir  encore.  Il  faut  pour  cela  un 
sentiment  élevé  du  vrai  et  un  courage  qui  a  son  prix.  Du  reste,  sans 
rien  affu'mersur  la  nature  du  principe  intelligent,  M.  Jouffroy  incli- 
nait déjà  nettement  au  spiritualisme,  et  il  établissait  contre  la  phy- 
siologie matérialiste  une  série  de  conclusions  très  fines  et  très  fortes, 
qui,  sans  résoudre  le  problème  d'une  manière  définitive,  semblaient 
en  anticiper  la  solution;  mais  cela  ne  lui  suffisait  pas  :  il  y  revenait 
sans  cesse,  l'abordant  de  différons  côtés,  ne  pouvant  se  résoudre, 
en  si  grave  sujet,  à  s'en  tenir  aux  questions  de  fait.  Il  y  allait  pour 

(1)  Préface  aux  Esquisses  de  Dugald  Stewart. 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  365 

lui  des  plus  grands  intérêts  de  sa  vie  morale  et  religieuse.  En  un 
sens,  la  question  de  la  destinée  de  l'homme  dépendait  de  cette  ques- 
tion préalable  :  quelle  est  la  vraie  nature  de  l'homme?  Et  ce  n'était 
point  assez,  pour  cette  raison  exigeante  et  difificile,  de  recueillir,  à  la 
surface  de  sa  conscience,  quelques  clartés  plus  ou  moins  vives  sur 
l'essence  du  principe  intelligent.  Il  ne  lui  fallait  pas  moins  que  la 
certitude  ;  elle  seule  pouvait  le  contenter.  Il  méritait  de  l'obtenir  par 
la  sincérité  et  l'opiniâtreté  de  la  poursuite;  il  l'obtint  en  effet  après 
de  longues  méditations  où  toutes  ses  facultés  d'analyse  et  de  dia- 
lectique s'étaient  rassemblées  pour  un  suprême  effort.  De  1826  à 
1839,  le  problème  inachevé  s'était  secrètement  préparé,  développé 
dans  son  esprit.  Un  jour  il  se  trouva  résolu. 

Tout  le  mémoire  sur  la  Bistinction  de  la  Psychologie  et  de  la 
Physiologie  n'est  véritablement,  comme  Jouffroy  le  disait  lui-même 
à  M.  Cousin,  que  l'exposition  d'une  nouvelle  preuve  delà  spiritualité 
de  l'âme.  Il  voulut  se  donner  à  lui-même  et  donner  publiquement 
aux  autres  la  raison  de  son  spiritualisme,  qu'il  ne  trouvait  pas  suf- 
fisamment motivé  par  les  preuves  ordinaires.  A  quoi  se  réduisent- 
elles  en  effet?  Elles  peuvent  toutes  se  ramener  à  deux  formes.  On 
dit  :  Il  y  a  en  nous  des  phénomènes  de  deux  sortes,  les  phénomènes 
physiologiques  et  les  phénomènes  psychologiques;  donc  ils  déri- 
vent de  deux  causes  et  appartiennent  à  deux  êtres  différens.  On  ne 
peut  rapporter  la  digestion  au  même  principe  que  la  pensée,  la  vo- 
lonté ou  le  désir  à  la  même  source  que  la  circulation  du  sang.  — 
Ou  bien  on  dit  :  Toutes  les  opérations,  tous  les  phénomènes  de  la 
vie  psychologique  attestent  l'unité  et  la  simplicité  du  principe  qui 
en  est  la  source  ;  ce  principe  ne  peut  donc  être  ni  le  corps,  ni  un 
organe  du  corps.  Il  y  a  donc  en  nous  deux  êtres  :  le  corps,  être 
composé,  principe  des  phénomènes  physiologiques,  et  l'âme,  être 
simple,  principe  des  phénomènes  psychologiques.  —  Deux  raison- 
nemens  également  vicieux,  selon  Jouffroy.  La  preuve  de  la  spiritua- 
lité ne  peut  sortir  de  la  nature  comparée  des  phénomènes  physio- 
logiques et  psychologiques.  Ils  ne  sont  pas  de  même  ordre,  et  par 
conséquent  les  différences  qui  les  séparent  ne  prouvent  rien.  Fus- 
sent-ils de  même  ordre,  elles  ne  prouveraient  rien  encore,  parce 
qu'une  même  cause  peut  produire  des  phénomènes  très  divers.  On 
raisonne  sur  la  vie  physiologique  comme  si  on  la  connaissait,  tan- 
dis qu'au  contraire  rien  n'est  plus  obscur  pour  nous  que  cette  vie. 
<i  Les  causes  nous  en  échappent;  nous  n'atteignons  même  pas  les 
actes  de  ces  causes.  Tout  ce  que  nous  pouvons  saisir,  ce  sont  les 
effets  matériels  produits  dans  le  corps  par  les  actes  inconnus  des 
causes  inconnues  de  la  vie.  Encore  n'est-ce  que  par  surprise  et  avec 
mille  peines  que  nous  les  saisissons,  et  non  pas  tous,  mais  seule- 
ment quelques-uns...  Et  cependant  c'est  sur  cette  vie  si  obscure,  si 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

couverte  de  ténèbres,  que  le  raisonnement  vulgaire  n'hésite  pas.  lî 
en  sait,  à  n'en  pas  douter,  le  principe.  Il  le  connaît  à  merveille,  il 
le  proclame  sans  balancer,  c'est  le  corps.  » 

Voilà  l'infirmité  radicale  des  démonstrations  ordinaires  de  la  spi- 
ritualité. Elles  posent  comme  réalité  connue  un  principe  hypothé- 
tique, la  cause  des  phénomènes  physiologiques:  elles  l'appellent 
corps,  inaîicre.  Et  c'est  en  s' appuyant  sur  l'examen  comparé  des 
phénomènes  psychologiques  que  par  induction  elles  essaient  de  dé- 
montrer quelle  doit  être  la  cause  de  ces  phénomènes;  elles  re- 
montent à  cette  cause  inconnue,  elles  la  nomment.  Leur  point  de 
départ,  c'est  la  réalité  du  corps,  dont  on  parle  sans  hésitation  comme 
d'une  chose  parfaitement  claire.  Le  terme  de  leur  induction,  c'est 
le  principe  des  phénomènes  psychologiques,  Y  esprit^  Y  âme.  —  L'o- 
riginalité de  la  démonstration  de  M.  JoulTroy  est  de  prendre  le 
contre-pied  du  raisonnement  vulgaire.  Il  soutient  que  ce  qui  est  la 
réalité  la  plus  claire  pour  nous,  c'est  Vâmr,  que  ce  qui  est  obscur 
au  contraire,  c'est  le  corps,  et,  reléguant  dans  la  métaphysique 
d'hypothèse  cette  cause  inconnue,  il  concentre  tous  ses  eiïorts  sur 
la  cause  qui  nous  est  la  plus  intime  et  la  plus  familière.  C'est  là  im 
procédé  savant,  vigoureux,  où  Descartes  et  Maine  de  Biran  se  re- 
trouvent tous  deux  réunis  et  conciliés,  Descartes  avec  son  principe 
«  que  l'âme  nous  est  plus  connue  que  le  corps,  »  Maine  de  Biran 
avec  sa  célèbre  analyse  du  moi,  essentiellement  cause. 

A  peine  pourrons-nous,  sans  nous  perdre  dans  un  détail  infini, 
donner  une  idée  de  cette  démonstration  pénétrante,  qui  tire  une 
grande  partie  de  sa  valeur  de  l'exactitude  des  analyses,  de  la  va- 
riété des  aperçus,  de  la  sincère  exposition  d'une  méditation  qui 
se  raconte  elle-même,  et  qui  descend,  de  couche  en  couche,  jus- 
qu'aux dernières  profondeurs  de  l'âme.  Résumer  ces  analyses,  c'est 
infailliblement  les  trahir  et  les  exposer  aux  mépris  de  la  critique 
superficielle.  Tenons-nous-en  donc  au  principe.  Ce  principe  con- 
siste à  rétal^lir  la  conscience  dans  tous  ses  droits  et  dans  sa  vraie 
portée,  à  poser  en  fait  qu'elle  n'atteint  pas  seulement  en  nous  les 
actes  et  les  modifications  du  principe  personnel,  mais  qu'elle  at- 
teint ce  principe  lui-même.  Quand  je  dis  que  je  sens  ma  pensée, 
ma  volonté,  ma  sensation,  c'est  comme  si  je  disais  que  je  me  sens 
pensant,  voulant  et  sentant.  Sans  cela,  d'où  saurais-je  que  la  pen- 
sée, la  volonté,  la  sensation  que  je  sens,  sont  miennes,  qu'elles 
éîuanent  de  moi  et  non  pas  d'une  autre  cause?  Saisir  un  phénomène 
qui  est  à  moi,  ou  saisir  la  cause  qui  est  moi,  sont  deux  choses  iden- 
tiques. Donc  le  fait  interne  ou  psychologique  n'est  pas  seulement 
celui  que  la  conscience  me  donne  :  il  m'est  donné  en  même  temps 
par  la  conscience  com?iie  l'acte  d'une  cause  que  je  perçois.  Voilà 
le  trait  essentiel  de  cet  ordre  de  phénomènes.  Ce  caractère  établit 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  367 

immédiatement  la  distinction  de  la  psychologie  et  de  la  phj^siolo- 
gie,  puisque  tous  les  actes  qui  en  sont  marqués  appartiennent  à 
l'une  de  ces  sciences,  et  tous  ceux  qui  ne  la  possèdent  pas  à  l'au- 
tre. Il  fonde  en  môme  temps  la  preuve  la  plus  solide  de  la  spiritua- 
lité. En  eflet,  en  même  temps  que  j'ai  conscience  de  cette  cause  qui 
est  moi,  j'ai  conscience  de  tous  les  actes  qui  en  émanent,  et,  ces 
actes  ne  comprenant  qu'un  certain  nombre  et  une  certaine  série  de 
phénomènes,  il  est  démontré  par  là  que  les  autres,  les  phénomènes 
physiologiques,  qui  n'y  sont  pas  compris,  ceux  qui  vont  au  bien  du 
corps  et  composent  la  vie  animale,  dérivent  d'un  autre  principe  qui 
coexiste  dans  l'homme  avec  le  moi ,  qu'ainsi  il  y  a  dualité  de  prin- 
cipes, de  vies  et  de  fins  dans  la  nature  humaine.  Quel  est  le  prin- 
cipe de  la  vie  physiologique?  Je  n'en  sais  rien,  je  n'en  saurai  pro- 
bablement jamais  rien  que  par  de  vagues  et  obscures  inductions. 
Le  vulgaire  l'appelle  corps,  les  savans  l'appelleront  force  vitale  ou 
animale.  Peu  importe  le  nom  qu'on  lui  donne  :  sa  nature  est  pu- 
rement hypothétique,  voilà  ce  qu'il  importait  d'établir.  C'est  l'obs- 
curité môme  de  ce  principe  qui  le  distingue  du  principe  intelligent, 
de  la  cause  que  j'appelle  moi.  La  physiologie  n'atteint  que  des  faits, 
des  résultats  matériels,  et  suppose  une  cause  à  ces  faits  :  la  psycho- 
logie au  contraire  a  le  privilège  de  ne  supposer  rien,  elle  saisit  le 
moi  dans  le  phénomène,  le  moi  à  titre  de  cause,  c'est-à-dire  d'être 
un  et  simple,  toute  cause  étant  par  définition  essentiellement  sim- 
ple et  une.  La  spiritualité  n'est  donc  pas  le  résultat  d'une  induc- 
tion; elle  est  un  fait.  Nous  savons  immédiatement  ce  que  c'est  que 
Tesprit  :  nous  n'avons  pour  cela  qu'à  nous  regarder  vivre,  penser, 
vouloir.  L'esprit  est  cause,  et  son  type  le  plus  clair,  c'est  le  moi. 

Tel  est  le  dernier  mot  de  ce  grand  travail  d'analyse  intérieure  et 
de  dialectique  pénétrante.  Ce  fut  une  Joëlle  journée  pour  la  philo- 
sophie que  celle  où  M.  Jouffroy  vint  lire  à  l'Académie  des  sciences 
morales  ce  remarquable  mémoire  en  présence  du  plus  redoutable 
adversaire  de  la  science  psychologique  et  de  la  spiritualité,  Brous- 
sais  :  non  pas  que  la  démonstration  exposée  dans  ce  mémoire  ter- 
mine à  tout  jamais  le  débat  séculaire  entre  le  matérialisme  et  le 
spiritualisme.  Espérer  un  succès  pareil,  ce  serait  prouver  que  l'on 
ne  connaît  ni  la  nature  de  la  vérité  philosophique,  ni  celle  de  la 
raison  humaine.  M.  Jouffroy  lui-même,  je  le  pense,  n'osait  pas  l'es- 
pérer, même  dans  le  premier  enthousiasme  de  sa  découverte.  Au- 
jourd'hui, à  vingt-cinq  ans  de  distance,  nous  savons  à  quoi  nous  en 
tenir  sur  ces  prétendues  victoires  qui  sont  toujours  à  recommencer. 
Plus  d'un  spiritualiste  même  aurait  sans  doute  quelques  objections 
à  présenter  sur  cet  argument,  qui  suppose  résolue  une  des  ques- 
tions les  plus  controversées  dans  la  science  contemporaine,  la  ques- 
tion du  vitalisme  et  de  Y  animisme.  Il  est  trop  évident  que,  s'il  était 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démontré  que  les  actes  physiologiques  fussent  une  fonction  de  Tâme 
pensante,  c'en  serait  fait  du  raisonnement  de  Jouffroy,  qui  repose 
sur  l'opposition  de  l'âme,  clairement  connue  dans  sa  causalité  et 
dans  ses  actes,  au  principe  hypothétique  et  inconnu  de  la  vie  phy- 
siologique; mais  cela  n'est  pas  démontré.  Le  vitalisme  de  M.  Jouf- 
froy s'appuie  sur  des  argumens  pour  le  moins  aussi  solides  que 
l'animisme.  Et  d'ailleurs,  quand  même  il  serait  établi  que  la  forme 
de  son  raisonnement  n'est  pas  de  tout  point  invulnérable,  il  n'en 
garde  pas  moins  sa  valeur  à  nos  yeux.  Ce  mémoire  est  un  modèle 
d'analyse;  en  le  lisant,  on  sent  que  l'on  est  à  une  grande  école 
d'observation  intérieure.  Ces  maîtres  de  la  spiritualité  agissent  pro- 
fondément sur  vous,  à  condition  que  vous  ne  leur  opposiez  pas  une 
résistance  de  parti-pris.  Ils  vous  conduisent  si  sûrement  à  travers 
les  obscurités  de  votre  vie  intime,  ils  vous  habituent  si  bien  à  dis- 
tinguer ce  qui  ne  doit  pas  être  confondu,  à  démêler  ce  qui  est  vous 
de  ce  qui  est  à  vous,  à  vous  déprendre  peu  à  peu  de  vos  organes  et 
de  leur  sphère  d'action,  pour  ne  plus  voir  que  le  fond  même  de 
l'être,  l'être  vrai,  distinct  de  tout  ce  qui  en  complique  ou  en  voile 
l'essence,  que  ces  sortes  d'analyses  sont  déjà  des  démonstrations 
de  la  spiritualité,  les  meilleures  peut-être  et  les  plus  solides  de 
toutes.  M.  Jouffroy  excelle  dans  ce  grand  art  philosophique.  Per- 
sonne n'excite  d'un  tact  plus  sûr  et  plus  fm  le  sens  des  réalités  in- 
visibles, étourdi  par  le  tumulte  grossier  de  la  sensation,  dispersé 
dans  le  dehors  de  la  vie  ;  il  nous  rend  l'âme  visible  et  présente,  sans 
autre  artifice  qu'une  transparence  presque  idéale  d'analyse.  C'est 
là  certainement  quelque  chose  de  meilleur  et  de  plus  rare  qu'un 
argument  sans  défaut.  D'ailleurs  nous  donner  la  perception  vive  de 
la  spiritualité,  n'est-ce  pas  déjà  la  démontrer? 

Tout  s'enchaînait  dans  cette  pensée  active  et  logique;  son  œuvre 
entière  n'avait  qu'un  but,  auquel  chaque  partie  venait  successive- 
ment se  rattacher  :  le  problème  moral,  auquel  il  donna  son  vrai 
nom,  plus  expressif  peut-être,  moins  scientifique  et  plus  humain  : 
le  prohUme  de  la  destinée.  11  y  arriva  de  bonne  heure,  par  la  pente 
naturelle  de  son  esprit;  il  y  fut  conduit  également  par  la  nécessité 
de  combler  le  vide  que  la  foi,  en  se  retirant,  avait  laissé  dans  son 
âme.  Son  intelligence,  comme  nous  l'avons  vu,  était  de  celles  qui 
ne  peuvent  vivre  dans  la  nuit  et  qui  cherchent  avec  ardeur  la  lu- 
mière, pour  laquelle  elles  se  sentent  créées.  Ces  nobles  esprits  peu- 
vent bien  connaître  le  doute,  il  en  est  même  très  peu  qui  ne  le  tra- 
versent; mais  ils  ne  s'y  arrêtent  pas.  Le  doute,  pour  eux,  est  une 
crise,  ce  n'est  pas  un  dénoûment. 

Plusieurs  années  consécutives  furent  consacrées  à  ce  grand  su- 
jet; Jouffroy  en  fit  la  matière  de  ses  leçons  à  la  Sorbonne  de  1830 
à  1835.  Malheureusement  il  ne  nous  en  reste  que  des  débris  :  deux 


PUILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  369 

leçons,  l'une  sur  \q  problème  de  la  destinée,  l'autre  sur  la  méthode 
pour  le  résoudre;  puis  le  Cours  de  Droit  naturel,  recueilli  par  la 
sténographie;  la  publication  posthume  de  quelques  chapitres  con- 
tenant des  vues  théoriques  qui  servent  de  conclusion  au  cours,  voilà 
tout  ce  qui  a  survécu  de  cet  enseignement.  Quel  regret  excite  en 
nous  la  lecture  de  ces  fragmens,  si  incomplets,  si  dispersés,  et  qui 
nous  donnent  pourtant  une  si  grande  idée  du  plan  et  de  l'œuvre! 
M.  Jouffroy  rencontrait  là,  dans  des  circonstances  rares  de  loisir  et 
de  travail,  l'occasion  de  ce  livre  unique  pour  lequel  chaque  écri- 
vain semble  prédestiné,  tant  il  y  avait  d'harmonie  entre  ce  sujet 
admirable  et  ses  belles  facultés  de  penseur  profond,  de  philosophe 
religieux,  d'artiste.  Au  lieu  d'une  œuvre  conçue  d'un  seul  jet,  dis- 
posée selon  les  justes  proportions  de  chaque  idée,  se  développant 
harmonieusement  jusqu'aux  vastes  conclusions  qu'elle  comportait, 
éclairée  dans  toutes  ses  parties  de  cette  clarté  croissante ,  reflet  de 
la  vérité  qui  se  dégage  de  plus  en  plus,  signe  d'une  démonstration 
qui  avance  et  que  chaque  pas  rapproche  du  but,  nous  avons  quel- 
ques pages  détachées  et  un  ouvrage  mal  composé,  le  Cours  de  Droit 
naturel,  dans  lequel  les  recherches  historiques  et  préliminaires 
prennent  à  peu  près  toute  la  place,  et  que  la  négligence  d'une  ré- 
daction hâtive  a  compromis  jusqu'à  un  certain  point  dans  l'estime 
des  connaisseurs.  Ce  regret,  nous  l'avons  exprimé  déjà,  mais  jamais 
il  n'est  plus  vif  en  nous  qu'au  moment  où  nous  voyons  M.  Jouffroy 
perdre  une  occasion  si  naturellement  faite  pour  lui,  et  qui  aurait 
valu  à  notre  littérature  philosophique  une  œuvre  impérissable. 

Rappelons  à  grands  traits,  en  nous  tenant  aussi  près  que  possible 
de  la  pensée  de  M.  Jouffroy,  le  plan  de  l'œuvre  et  les  principales 
conclusions  entrevues.  Personne  n'échappe  à  ce  grand  problème 
de  la  destinée,  car  personne  n'échappe  à  la  raison,  qui  conçoit  na- 
turellement cette  idée,  qui  affirme  que  toute  chose  a  sa  destination, 
que  l'homme  aussi  doit  avoir  la  sienne,  et  que  cette  destination 
a  un  rapport  nécessaire  avec  celle  de  l'univers.  Cette  idée  inévi- 
table marque  l'avènement  d'une  vie  nouvelle;  elle  termine  cette 
longue  enfance  durant  laquelle  la  sensation  et  l'instinct  dominaient 
en  nous.  «  Il  n'est  pas  un  homme,  j'ose  le  dire,  si  pauvre  que  sa 
naissance  l'ait  fait,  si  peu  éclairé  que  la  société  l'ait  laissé,  si  mal- 
traité, en  un  mot,  qu'il  puisse  être  par  la  nature,  la  fortune  et  ses 
semblables,  à  qui,  un  jour  au  moins,  dans  le  courant  de  sa  vie, 
sous  l'influence  d'une  circonstance  grave,  il  ne  soit  arrivé  de  se  po- 
ser cette  terrible  question  qui  pèse  sur  nos  têtes  à  tous  comme  un 
sombre  nuage,  cette  question  décisive  :  pourquoi  l'homme  est-il  ici- 
bas,  et  quel  est  le  sens  du  rôle  qu'il  y  joue?  »  Cette  question  n'est 
inconnue  à  aucun  homme  qui  ait  un  peu  vécu,  un  peu  souffert,  qui 

TOME  LVI.  —  1865.  24 


370  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ait  aimé  ou  pensé.  Et  dans  une  analyse  dramatique  des  grandes 
émotions  de  la  vie,  M.  Jouffroy  énumérait  toutes  les  circonstances 
qui  viennent  nous  tirer  de  la  vie  aveugle  pour  nous  élever  à  la  pen- 
sée morale,  à  la  pensée  humaine  par  excellence  :  la  souffrance  d'a- 
bord, le  mal  qui  est  partout  dans  la  condition  de  l'homme,  jusque 
dans  ces  jouissances  passagères  qu'on  appelle  le  bonheur,  le  désac- 
cord fatal  et  permanent  entre  la  pente  de  nos  désirs  et  le  cours  des 
choses  ;  nos  félicités  mêmes,  si  rapides,  si  précaires,  si  vite  épui- 
sées, nos  joies  les  plus  vives,  si  vite  éteintes  dans  l'ennui  et  le  dé- 
goût, le  désenchantement  des  passions  qui  semblaient  d'abord  de- 
voir chaniier  notre  existence,  l'effroi  subit  de  ce  qu'il  y  a  d'incom- 
plet dans  les  plus  grands  bonheurs  rêvés  et  obtenus.  Puis  c'est  la 
faiblesse  de  l'homme  en  face  de  la  nature,  qui  l'écrase,  et  de  l'infini 
des  mondes,  auprès  duquel  il  n'est  qu'un  néant;  c'est  l'histoire  de 
l'espèce  humaine,  de  ses  luttes,  de  ses  migrations,  de  ces  voyages 
des  peuples  qui  partent  du  fond  des  temps  et  des  pays  inconnus, 
pour  aller  de  l'obscurité  de  leur  berceau  à  un  but  inconnu;  c'est  enfin 
cette  histoire  de  notre  globe  retrouvée  dans  ses  propres  entrailles, 
par  couches  successives  de  créations  tour  à  tour  disparues.  C'est 
ainsi  que  de  toutes  parts ,  et  sous  l'influence  de  tant  de  circon- 
stances inévitables,  se  pose  devant  la  raison  de  l'homme  cette  haute 
et  mélancolique  question  sur  l'énigme  de  la  vie.  «  Alors  s'éveillent, 
alors  se  développent  pour  la  première  fois  dans  les  profondeurs  de 
l'âme  humaine  trois  sentimens  endormis  jusque-là,  et  qui  ne  peu- 
vent éclore  qu'à  la  chaleur  de  cette  triste  lumière.  Ces  sentimens 
sublimes,  la  gloire  et  le  sentiment  de  notre  nature,  sont  le  senti- 
ment poétique,  le  sentiment  religieux  et  le  sentiment  philosophi- 
que... Ou  plutôt  la  poésie,  la  religion,  la  philosophie,  sont  les  trois 
manifestations  d'un  môme  tourment,  qui  se  satisfait  ici  par  de  la- 
borieuses recherches,  là  par  une  foi  vive,  plus  loin  par  des  plaintes 
harmonieuses,  et  c'est  ce  qui  fait  que  les  âmes  poétiques,  reli- 
gieuses, philosophiques,  sont  sœurs,  et  c'est  ce  qui  fait  qu'elles 
s'entendent  si  bien,  alors  même  qu'elles  parlent  des  langues  si  dif- 
férentes... » 

C'est  avec  l'arme  mâle  et  sainte  de  la  science  que  M.  Jouffroy  ré- 
solut d'aborder  le  problème.  La  première  des  innombrables  ques- 
tions comprises  dans  l'immensité  de  ce  problème  est  évidemment  la 
question  de  la  destinée  de  l'homme  dans  la  vie  actuelle.  C'est  par 
celle-là  que  ses  recherches  commencèrent.  Or  cette  question  se 
résout  dans  une  autre,  celle  de  la  nature  de  l'homme.  Que  l'homme 
ait  une  fin  ici-bas ,  la  raison  le  conçoit  comme  une  nécessité  ;  mais 
cette  fin  en  soi  n'est  pas  une  chose  observable,  qui  tombe  sous  la 
conscience  et  les  sens  :  cette  fin  n'est  encore  qu'une  idée  générale 


PHILOSOPHES   CONTEMPORAINS.  371 

à  déterminer,  et  qui  ne  peut  l'être  que  par  les  faits.  Fidèle  à  l'es- 
prit de  sa  méthode,  qui  met  la  psychologie  à  l'origine  de  toutes  les 
sciences  philosophiques,  M.  Jouffroy  établit  que  tant  qu'on  n'est 
point  arrivé  à  une  question  de  faits  dans  une  recherche,  on  n'en  a 
point  trouvé  le  commencement.  On  ne  devine  pas  les  desseins  de 
Dieu,  qui  sont  les  lois  de  la  création;  il  faut  les  découvrir,  et  on  ne 
peut  les  découvrir  que  par  l'étude  de  la  faible  partie  de  ses  œuvres 
qu'il  a  livrée  à  notre  regard.  Voici  donc  l'ordre  des  questions  tel 
qu'il  se  déroule  logiquement  devant  notre  pensée  :  au  commence- 
ment, une  réalité  observable,  présente  à  nos  regards,  la  nature  de 
l'homme;  l'homme  connu,  la  détermination  de  sa  fm  s'ensuit;  sa  fin, 
déterminée,  détermine  celle  de  la  société  et  de  l'.espèce,  et,  la  fin 
de  l'humanité  déterminée,  la  place  de  l'humanité  dans  l'œuvre  de 
la  création  peut  être  légitimement  cherchée.  On  voit  que  ce  n'est 
pas  la  grandeur  qui  manque  à  ce  plan.  C'est  même  un  plan  légè- 
rement idéal.  La  destinée  de  la  société,  celle  de  l'espèce,  la  place 
de  l'humanité  dans  la  création,  autant  de  questions  qui  dépassent 
vraisemblablement  la  portée  de  la  raison.  Tenons-nous  donc  à  ce 
qui  peut  être  connu,  la  fin  de  l'homme  ici-bas,  et  à  ce  qui  peut  être 
conclu,  sa  destinée  ultérieure. 

La  fin  de  l'homme,  exprimée  par  les  tendances  et  les  facultés  de 
sa  nature,  est  de  développer  son  être  par  la  connaissance,  par  l'a- 
mour, par  l'action;  mais  ces  tendances  et  ces  facultés  peuvent  se 
manifester  sous  plusieurs  modes  fort  différens  qui  marquent  les  dif- 
férens  degrés  de  la  moralité  humaine.  L'état  primitif  de  l'homme  a 
son  type  dans  l'enfant.  Dans  l'enfance,  et  avant  que  l'intelligence 
nous  ait  révélé  notre  propre  nature,  toutes  nos  tendances  se  déve- 
loppent sans  que  nous  fassions  aucun  retour  soi'  nous-mêmes;  c'est 
la  loi  de  la  pure  nature,  c'est  le  règne  de  l'instinct.  L'enfant  n'est 
pas  égoïste  :  au  fond,  c'est  à  la  satisfaction  de  sa  nature  qu'aspi- 
rent en  définitive  toutes  ses  passions  ;  mais  l'enfant  n'est  pas  leur 
complice.  «  Il  est  innocent  comme  Psyché,  qui  aime  sans  connaître 
l'amour.  »  La  raison  est  dans  l'homme  le  flambeau  de  Psyché.  Elle 
comprend  que  toutes  ces  tendances,  toutes  ces  facultés,  n'aspirent 
qu'à  un  but,  qui  est  la  plus  grande  satisfaction  possible  de  notre 
nature.  Elle  comprend  en  même  temps  quel  est  le  moyen  le  plus 
sûr  d'obtenir  ce  maximum  de  satisfaction  possible.  Elle  prend  en 
main  le  gouvernement  de  nos  facultés.  Elle  remplace  par  l'intérêt 
toutes  ces  fins  partielles  vers  lesquelles  nous  emportaient  nos  aveu- 
gles désirs.  Elle  calcule,  elle  prévoit,  et  substitue  l'empire  sur  soi 
à  l'empire  inconséquent,  variable,  orageux,  de  l'instinct.  C'est  le 
second  état  dans  l'homme  :  c'est  un  nouveau  mode  de  détermina- 
tion que  produit  en  lui  l'éveil  de  la  raison  :  c'est  Yégoîsme-,  mais 


372  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  raison,  quand  elle  va  à  son  terme,  ne  s'arrête  pas  là,  bien  que 
plusieurs  systèmes  de  morale  s'efforcent  de  lui  persuader  qu'au- 
delà  commence  la  sphère  des  chimères  mystiques.  Elle  fait  un  nou- 
veau pas,  un  pas  décisif,  et  ce  progrès  l'amène  à  l'état  qui  mérite 
véritablement  le  nom  d'état  moral.  Cet  état  résulte  d'une  nouvelle 
découverte,  d'une  conception  qui  agrandit  singulièrement  son  ho- 
rizon. Échappant  à  la  considération  exclusive  des  fins  individuelles, 
elle  arrive  à  concevoir  que  ce  qui  se  passe  en  nous  se  passe  dans 
toutes  les  créatures  possibles,  que  la  fin  de  chacune  d'elles  est  aussi 
sacrée  que  la  nôtre,  chacune  de  ces  fins  diverses  étant  un  élément 
d'une  fin  totale  et  dernière  qui  les  résume,  et  qui  n'est  pas  autre 
chose  que  l'ordre  universel,  l'ordre  divin.  C'est  ici  que  commence 
d'apparaître  et  de  se  développer  toute  la  série  des  conceptions  mo- 
rales. «  Dès  que  l'idée  de  l'ordre  a  été  conçue  par  notre  raison,  il 
y  a  entre  notre  raison  et  cette  idée  une  sympathie  si  profonde,  si 
vraie,  si  immédiate,  qu'elle  se  prosterne  devant  cette  idée,  qu'elle 
la  reconnaît  sacrée  et  obligatoire  pour  elle,  qu'elle  l'honore  et  s'y 
soumet  comme  à  sa  loi  naturelle  et  éternelle.  »  Au  nom  de  cette 
grande  conception  de  la  raison,  la  fin  de  l'homme  ici-bas  est  donc 
de  prendre  résolument  et  de  maintenir  à  la  sueur  de  son  front  l'em- 
pire de  sa  volonté  sur  sa  nature,  de  s'arracher  aux  tyrannies  aveu- 
gles de  la  sensation  et  de  l'instinct,  aux  calculs  de  l'égoïsme,  de 
développer  son  être  par  la  connaissance  du  vrai  et  par  l'amour  du 
beau,  enfin  d'aider  pour  sa  part  virile  à  l'accomplissement  des  fins 
des  autres  hommes,  au  développement  de  leur  raison  et  de  leur  mo- 
ralité, à  la  réalisation  de  l'ordre  sur  la  terre. 

Mais  quelle  contradiction  entre  la  destinée  réelle  de  l'homme  en 
cette  vie  et  celle  qui  est  écrite  en  caractères  éclatans  dans  la  loi  de 
sa  nature  !  Quelle  différence  entre  sa  nature  et  sa  condition  pré- 
sente! La  satisfaction  d'une  de  nos  tendances,  ce  serait  la  connais- 
sance absolue,  ou  bien  ce  serait  l'union  parfaite,  l'harmonie  com- 
plète des  êtres  entre  eux.  Où  voit-on  une  seule  tendance  de  notre 
nature  complètement  satisfaite  soit  dans  l'individu,  soit  dans  l'es- 
pèce? Il  est  même  impossible  qu'elle  le  soit  jamais  tant  que  le 
monde  sera  organisé  comme  il  l'est,  et  il  ne  peut  pas  l'être  autre- 
ment. On  pourra  donc  améliorer  bien  des  souffrances.  La  civili- 
sation n'est  pas  autre  chose  qu'une  conquête  perpétuelle  &ur  les 
ténèbres  et  sur  le  mal,  elle  ne  les  supprimera  jamais.  «Tout  le 
travail  de  l'humanité  tend  vers  cette  fin,  mais  il  y  tend  avec  une 
éternelle  résistance  de  la  part  des  choses.  11  avance,  mais  le  but  est 
au-delà  de  la  portée  de  ses  efforts.  » 

Ainsi  la  nature  nous  porte  à  la  satisfaction  absolue  de  nos  ten- 
dances; la  condition  actuelle  de  la  vie  la  rend  impossible.  L'obsta- 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  373 

cle.,  c'est  la  condition  humaine.  Ne  nous  en  plaignons  pas.  C'est 
l'obstacle  qui  fait  la  grandeur  de  l'homme  et  qui  lui  confère  ses 
plus  nobles  droits.  Il  crée  dans  l'homme  la  direction  de  ses  facultés 
par  la  volonté  et  l'intelligence.  11  nous  donne  l'empire  sur  nous- 
mêmes,  il  nous  permet  de  concentrer  sur  le  point  qui  résiste  toute 
la  force  de  nos  facultés.  Il  donne  à  l'intelligence  les  méthodes,  les 
arts,  tous  les  moyens  qui  aident  cette  force  ou  qui  y  suppléent.  Il 
crée  dans  l'homme  l'être  moral,  la  personne  capable,  à  son  choix, 
de  bien  et  de  mal,  digne  par  là  du  seul  bonheur  qui  ait  du  prix  à 
nos  yeux,  le  bonheur  mérité.  De  là  deux  conséquences  considéra- 
bles :  la  première,  que  le  but  delà  vie  actuelle  est  bien  moins  dans 
les  progrès  que  nous  pouvons  réaliser,  dans  le  plus  ou  moins  de 
puissance  ou  de  connaissance  que  nous  pouvons  acquérir,  que  dans 
la  production  du  bien  moral  en  nous,  dans  la  création  énergique  de 
la  personnalité.  La  seconde  conséquence,  c'est  que  notre  fin  absolue 
n'est  pas  réalisable  dans  cette  vie,  et  que  s'il  n'y  en  avait  pas  une 
autre,  l'énigme  de  la  destinée  serait  insoluble.  «  Il  y  a  en  moi  une 
intelligence  qui  comprend  toute  la  portée  des  désirs  qui  sont  le 
fond  de  ma  nature,  une  sensibilité  qui  souffre  horriblement,  car  ses 
désirs  meurent  impuissans  et  ne  peuvent  se  satisfaire  sur  cette 
terre.  Il  y  a  aussi  en  moi  des  facultés  qui,  malgré  des  obstacles, 
possèdent  tout  le  pouvoir  nécessaire  pour  satisfaire  ces  tendances. 
Tout  cela,  je  le  comprendrais  en  moi  ;  je  serais  malheureux  dans  la 
condition  actuelle  ;  je  m'expliquerais  cette  condition;  j'en  verrais  la 
nécessité,  les  convenances,  dans  une  certaine  hypothèse  que  ma 
nature  réclame  tout  entière,  et  cette  hypothèse  ne  serait  qu'une 
chimère  impossible,  absurde  !  La  plus  grande  absurdité  imaginable 
serait,  au  contraire,  que  cette  vie  fût  tout;  je  n'en  connais  pas  de 
plus  grande  dans  aucune  branche  de  la  science.  La  plus  grande 
absurdité  et  la  plus  grande  contradiction  imaginable  serait  que  cette 
vie  fût  tout;  donc  il  y  en  aura  une  autre.  » 

J'ai  tenu  à  rappeler  le  plus  simplement  possible  l'enchaînement 
méthodique  de  ces  grandes  et  fortes  idées  qui  occupèrent  les  der- 
nières années  de  l'enseignement  de  M.  Jouffroy.  Elles  sont  entrées 
sans  doute  depuis  longtemps  dans  le  domaine  public  par  les  vives 
adhésions  qu'elles  ont  rencontrées,  comme  par  les  critiques  qu'elles 
ont  soulevées.  Il  était  bon  cependant  de  les  remettre  sous  les  yeux 
de  nos  lecteurs,  dont  plusieurs  ne  connaissent  peut-être  les  maîtres 
de  la  philosophie  française  que  par  les  railleries  de  leurs  adver- 
saires. Il  m'a  semblé  que,  dans  le  cadre  si  resserré  de  cette  exposi- 
tion, les  principes  de  la  morale  de  Jouffroy  pourraient  encore  avoir 
leur  prix,  parce  qu'ils  expriment  sous  une  forme  scientifique  les 
lois  de  la  nature  humaine,  ses  instincts,  ses  convictions.  Personne, 


37/1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  ce  siècle,  ne  s'est  plus  noblement  inquiété  des  intérêts  supé  - 
rieurs  de  l'homme,  de  ce  qui  relève  sa  condition  présente,  de  ce 
qui  éclaire  son  avenir.  Je  sais  bien  que  la  mode  est  passée  de  ces 
préoccupations  sentimentales,  et  que  les  grands  esprits  qui  aspirent 
,à  renouveler  l'intelligence  humaine,  à  la  déniaiser,  n'ont  rien  de 
;.plus  à  cœur  que  de  lui  enlever  ces  besoins  factices,  ces  aspirations 
à. une  vie  future,  tous  ces  rêves  d'enfant  qui  amusent  son  ennui  ou 
sa  vanité;  mais  je  sais  aussi  que  l'esprit  humain  ne  se  laisse  pas 
«mener  sans  résistance  par  ses  nouveaux  et  superbes  instituteurs, 
que  toute  sa  nature  se  révolte  quand  on  arrive  aux  dernières  consé- 
quences du  système.  Il  aime  à  retrouver  une  voix  amie,  familière, 
qui  le  rassure  contre  les  terreurs  du  néant;  il  se  réjouit  quand  on 
lui  apporte  de  la  part  d'un  homme  qui  a  tant  médité  ces  paroles  de 
bon  augure  :  «  Non,  votre  instinct  ne  vous  trompe  pas,  la  raison 
'•est  d'accord  avec  lui;  vous  pouvez  espérer.  Votre  instinct  n'est  que 
le  sentiment  de  ce  qu'il  y  a  d'incomplet  et  d'inexplicable  dans  cette 
vie,  si  elle  s'achève  en  ce  monde.  » 

Toutes  ces  théories  particulières  venaient  se  rejoindre  et  se  con- 
fondre dans  la  théorie  de  l'ordre  universel,  dont  s'enchantait  elle- 
même  cette  haute  intelligence  si  bien  préparée  à  goûter  les  divines 
harmonies.  Il  les  exprimait  avec  une  grandeur  et  une  simplicité 
que  Platon  aurait  aimées.  Si  chaque  être  a  sa  fm,  disait-il,  la  créa- 
;tion  elle-même  en  a  une.  Cette  création,  il  est  vrai,  dans  son  en- 
semble, nous  échappe;  nous  n'en  saisissons  qu'un  fragment,  et  ce 
fragment  même,  nous  ne  le  connaissons  que  dans  un  moment  de 
sa  durée;  l'œuvre  de  Dieu  remplit  l'espace  et  le  temps,  et  ce  que 
nous  en  pouvons  saisir  n'est  qu'un  point  dans  l'un,  un  moment 
dans  l'autre.  Qu'importe?  fût-elle  infinie  et  sa  durée  éternelle,  le 
même  principe  s'y  applique  et  persuade  invinciblement  à  notre 
rraison  qu'elle  a  une  fin,  un  but  unique.  Mais  quelle  parole  humaine, 
quelle  pensée  finie  pourrait  atteindre  ce  but  que  Dieu  s'est  proposé 
en  laissant  échapper  l'univers  de  ses  mains?  —  La  vie  de  la  créa- 
tion n'est  autre  chose  que  son  mouvement  vers  cette  fin  suprême. 
Or  ce  mouvement  universel  et  éternel  de  chaque  chose  vers  la  fin 
que  Dieu  lui  a  assignée,  et  de  toutes  choses  vers  la  fin  de  la  créa- 
tion, ce  mouvement,  évidemment  régulier  puisqu'il  a  un  but,  c'est 
il'ordre.  C'est  l'idée  et  le  sentiment  de  l'ordre  qui  expliquent  toutes 
les  tendances  de  notre  nature,  toutes  nos  aspirations,  toutes  nos 
grandeurs.  Cet  ordre,  en  tant  qu'il  est  la  fin  de  la  création,  c'est 
le  bien;  en  tant  qu'il  est  exprimé  par  le  symbole  de  la  création, 
:c'est  le  beau;  traduit  en  idée,  c'est  le  vrai.  Le  bien,  c'est  l'ordve 
:réalisé;  le  vrai,  c'est  l'ordre  pensé;  le  beau,  c'est  l'ordre  exprimé. 
Cette  idée  elle-même  cependant  n'est  pas  le  dernier  tprme  de  la 


PHILOSOPHES    CONTEMPORAINS.  375 

pensée  humaine;  elle  fait  un  pas  de  plus  et  s'élève  jusqu'à  Dieu, 
qui  a  créé  cet  ordre  en  assignant  à  chaque  créature  qui  y  concourt 
sa  constitution,  sa  fin,  son  bien.  Ainsi  rattaché  à  sa  substance  éter- 
nelle, l'ordre  sort  de  son  abstraction  métaphysique  et  devient  l'ex- 
pression de  la  pensée  divine  ;  le  côté  religieux  de  la  morale  se  ré- 
vèle. 

Dieu,  c'était  la  conclusion  suprême  de  cette  vie  qui  n'avait  été 
qu'une  longue  méditation.  Un  philosophe  peut  arriver  à  Dieu  de 
deux  manières,  par  la  métaphysique  ou  par  la  morale,  par  la  mé- 
taphysique comme  Descartes  et  Leibnitz,  par  la  morale  comme 
Kant  et  Jouffroy.  Qu'importe  la  diversité  des  chemins,  s'ils  mè- 
nent au  même  but?  Mais  Jouffroy  ne  fit  qu'entrevoir  le  terme  de 
ses  longs  travaux.  Il  n'y  toucha  pas;  il  tomba  sous  le  poids  de  la 
vie  avant  d'avoir  achevé  son  œuvre.  Dans  le  monument  qui  gardera 
la  pensée  de  l'un  des  philosophes  les  plus  religieux  du  siècle,  une 
place  est  vide,  celle  de  la  théodicée. 

Le  temps  lui  manqua.  En  1839,  il  avait  dû  quitter  sa  chaire  de 
la  Sorbonne;  en  IS/il,  il  renonça  à  paraître  à  la  chambre  des  dé- 
putés, dont  il  faisait  partie  depuis  dix  ans.  Peu  à  peu  il  se  retirait 
du  tumulte  de  la  vie  extérieure  et  rentrait  plus  profondément  en 
soi.  Sa  santé,  gravement  atteinte,  le  préparait  à  l'épreuve  suprême. 
((  Je  ressens,  écrivait-il  le  20  décembre  1841,  tous  les  bons  effets 
de  la  solitude.  En  se  retirant  de  son  cœur  dans  son  âme,  de  son 
esprit  dans  son  intelligence,  on  se  rapproche  de  la  source  de  toute 
paix  et  de  toute  vérité,  qui  est  au  centre,  et  bientôt  les  agitations 
de  la  surface  ne  semblent  plus  qu'un  vain  bruit  et  une  folle  écume... 
La  maladie  est  certainement  une  grâce  que  Dieu  nous  fait,  une  sorte 
de  retraite  spirituelle  qu'il  nous  ménage  pour  nous  reconnaître,  nous 
retrouver,  et  rendre  à  nos  yeux  la  véritable  vue  des  choses.  » 

Les  agitations  de  la  surface  n'avaient  pas  manqué,  surtout  dans 
les  dernières  années,  peut-être  même  quelques-unes  de  ces  agita- 
tions avaient-elles  pénétré  profondément  jusqu'aux  sources  de  la 
vie.  La  carrière  politique  n'était  pas  faite  pour  lui;  il  y  rencontra 
plus  d'une  occasion  de  souffrir.  Les  intentions  droites,  la  fierté  du 
sentiment,  la  grandeur  des  vues  même  ne  suffisent  pas  pour  y  pro- 
téger un  honnête  homme.  «  Dans  cette  épreuve  de  la  vie  publique, 
disait  M.  Villemain,  indiquant  d'un  mot  juste  et  fin  toute  une  situa- 
tion, il  obtint  plus  de  considération  que  de  bonheur.  »  Les  natures 
douées  d'une  vive  sensibilité  ne  devraient  jamais  s'exposer  à  ce  choc 
trop  rude  des  intérêts  alarmés  ou  des  passions  ombrageuses.  Elles 
présentent  trop  de  parties  vulnérables  pour  s'y  risquer  impuné- 
ment. Ce  que  M.  Jouffroy  souffrit  dans  la  dernière  année  de  sa  vi« 
publique,  lui  seul  le  sut,  et  s'il  contint  sévèrement  ses  émotions  au 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dehors,  une  tristesse  croisscante  se  répandit  dans  son  cœur  et  de  là 
dans  ses  conversations  avec  ses  amis.  Peut-être  aussi,  en  sentant 
ses  forces  lui  échapper,  éprouvait-il  la  secrète  amertume  d'un 
homme  qui  n'a  pas  rempli  la  mesure  de  son  talent  et  qui  voit  con- 
damner à  l'éternel  oubli  une  partie  de  sa  pensée,  la  meilleure  peut- 
être,  celle  qui  est  à  la  fois  le  résultat  suprême  d'un  grand  tra- 
vail intérieur  et  le  fruit  de  la  vie.  Toutes  ces  tristesses,  tous  ces 
regrets  éclatent  dans  un  discours  adressé  à  des  jeunes  gens  dans 
une  fête  universitaire,  la  dernière  fois  qu'il  parut  en  public.  C'est 
peut-être  la  plus  belle  page  où  se  soit  exprimée  cette  âme  éloquente, 
trompée  par  la  vie,  meurtrie  par  le  choc  des  hommes  et  réfugiée 
désormais  en  de  plus  hauts  et  inviolables  asiles.  «  La  vie,  disait-il, 
je  l'ai  en  grande  partie  parcourue;  j'en  connais  les  promesses,  les 
réalités,  les  déceptions  ;  vous  pourriez  me  rappeler  comment  on 
l'imagine;  je  veux  vous  dire  comment  on  la  trouve,  non  pas  pour 
briser  la  fleur  de  vos  belles  espérances  (la  vie  est  parfaitement 
bonne  à  qui  en  connaît  le  but) ,  mais  pour  prévenir  des  méprises 
sur  ce  but  même ,  et  pour  vous  apprendre ,  en  vous  révélant  ce 
qu'elle  peut  donner,  ce  que  vous  avez  à  lui  demander,  et  de  quelle 
manière  vous  avez  à  vous  en  servir.  On  la  croit  longue,  elle  est  très 
courte,  car  la  jeunesse  n'en  est  que  la  lente  préparation,  et  la  vieil- 
lesse la  plus  lente  destruction.  Dans  sept  ou  huit  ans,  vous  aurez 
entrevu  toutes  les  idées  fécondes  dont  vous  êtes  capables ,  et  il  ne 
vous  restera  qu'une  vingtaine  d'an"nées  de  véritable  force  pour  les 
réaliser.  Vingt  années  !  une  éternité  pour  vous,  en  réalité  un  mo- 
ment !  Croyez -en  ceux  pour  qui  ces  vingt  années  ne  sont  plus;  elles 
passent  comme  une  ombre,  et  il  n'en  reste  que  les  œuvres  dont  on 
les  a  remplies.  Apprenez  donc  le  prix  du  temps,  employez-le  avec 
une  infatigable ,  avec  une  jalouse  activité.  Vous  aurez  beau  faire, 
ces  années  qui  se  déroulent  devant  vous  comme  une  perspective 
sans  fin  n'accompliront  jamais  qu'une  faible  partie  des  pensées  de 
votre  jeunesse;  les  autres  demeureront  des  germes  inutiles,  sur  les- 
quels le  rapide  été  de  la  vie  aura  passé  sans  les  faire  éclore,  et  qui 
s'éteindront  sans  fruit  dans  les  glaces  de  la  vieillesse.  » 

J'ai  pensé  qu'il  ne  serait  pas  inutile  de  replacer  sous  les  yeux  des 
générations  nouvelles,  volontiers  distraites  d'un  passé  si  récent  en- 
core, l'image  de  ce  noble  esprit.  C'était  pour  nous  comme  un 
devoir  de  ranimer  autour  d'une  si  pure  renommée  la  piété  litté- 
raire d'un  temps  trop  vite  oublieux.  Et  puis  il  m'a  semblé  que  la  plus 
sûre  apologie  d'une  école  violemment  attaquée,  c'est  de  montrer 
quels  hommes  et  quels  talens  elle  a  produits. 

E.  Caro. 


DEUX   ASCENSIONS 

AU   MONT-BLANC 

ÉTUDES    DE    MÉTÉOROLOGIE     ET    d'HISTOIRE    NATURELLE. 


Chaque  été,  des  touristes  partent  de  tous  les  points  de  l'Europe, 
se  dirigeant  vers  les  Alpes,  et  gravissent  à  l'envi  les  cimes  les  plus 
inaccessibles.  Bientôt  tous  ces  sommets  neigeux  dont  la  blancheur 
virginale  était  un  emblème  cher  aux  poètes  auront  été  déflorés.  En 
Angleterre,  en  Suisse,  en  Autriche,  en  Italie,  se  sont  formés  des 
clubs  alpins  dont  les  membres  rivalisent  de  zèle  et  d'audace;  une 
noble  émulation,  un  amour-propre  légitime  les  animent  et  les  exci- 
tent. On  compte  le  petit  nombre  de  sommets  que  leur  pied  n'a  pas 
encore  foulés.  On  ne  pourrait  faire  un  meilleur  emploi  de  la  vigueur, 
de  l'agilité  et  de  l'énergie  qui  caractérisent  la  jeunesse.  Les  exercices 
stéréotypés  de  la  gymnastique  régulière,  les  petits  incidens  et  les 
petits  obstacles  de  la  chasse  dans  les  plaines  bien  connues  qui  en- 
tourent l'héritage  paternel,  ne  sauraient  suffire  à  des  esprits  entre- 
prenans  servis  par  des  corps  sains  et  vigoureux.  Les  Alpes  sont  une 
arène  où  ils  peuvent  déployer  toutes  leurs  qualités  physiques  et 
morales.  Des  nuits  passées  dans  les  chalets  ou  sous  une  pierre  près 
de  la  limite  des  neiges  éternelles,  les  difficultés  réelles  et  les  dan- 
gers sérieux  des  glaciers,  les  obstacles  imprévus  de  rochers  verti- 
caux barrant  l'accès  de  la  cime  désirée,  le  froid,  les  effets  de  la 
raréfaction  de  l'air,  des  nuages  enveloppant  subitement  la  mon- 
tagne dans  une  brume  épaisse,  les  orages  dont  la  foudre  frappe  si 
souvent  les  sommets,  l'obscurité  surprenant  le  voyageur  au  milieu 
de  ces  déserts  de  neige  et  de  glace,  voilà  des  fatigues  dignes  de 
la  vigueur  et  des  aspirations  d'une  jeunesse  virile  et  bien  trem- 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pée.  Quel  plaisir  de  vaincre  des  obstacles  et  de  braver  des  périls 
où  la  vie  est  en  définitive  rarement  en  jeu,  et  quelle  récompense 
après  la  victoire  !  Du  haut  du  sommet  vaincu,  on  voit  le  monde  à 
ses  pieds,  l'œil  se  promène  au  loin  sur  les  vallées  et  sur  les  mon- 
tagnes; un  délicieux  repos  succède  à  une  fatigue  momentanée,  un 
appétit  inconnu  dans  la  plaine  assaisonne  le  modeste  repas  que  le 
guide  sert  sur  le  gazon  émaillé  de  fleurs  alpines  ;  un  air  pur,  une 
lumière  éclatante  prêtent  à  tous  les  objets  une  beauté  inconnue  dans 
l'atmosphère  épaisse  des  régions  habitées;  le  bien-être  du  corps 
réagit  sur  l'état  de  l'âme,  qui  se  sent  inondée  de  nobles  désirs  et  de 
grandes  pensées.  Les  intérêts  mesquins  et  les  vanités  ridicules  du 
monde  s'évanouissent  dans  leur  petitesse,  on  s'étonne  d'y  avoir 
songé,  et  on  se  promet  de  les  ignorer  désormais.  Telles  sont  les 
jouissances  pures  et  sans  mélange  que  tout  homme  bien  né  éprou- 
vera en  présence  du  grand  spectacle  dont  il  est  le  centre.  De  plus 
vives  encore  sont  réservées  à  celui  qui  gravit  ce  sommet  avec  la  vo- 
lonté d'étudier  les  lois  du  monde  physique,  les  phénomènes  de  l'at- 
mosphère, les  productions  de  la  nature  dans  ces  froides  régions,  ou 
d'analyser  la  structure  de  ces  montagnes  qui  semblent  un  chaos  et 
sont  l'expression  d'une  règle  encore  inconnue.  Ces  ascensions  sont 
des  ascensions  scientifiques  qui  ont  ajouté  à  la  somme  de  nos  con- 
naissances; les  autres  sont  des  ascensions  pittoresques,  satisfaisantes 
pour  celui  qui  les  accomplit,  mais  en  général  inutiles,  car  des  sen- 
sations ne  se  communiquent  guère  :  les  impressions  sont  person- 
nelles, et  tout  se  résout  en  une  série  d'exclamations  qui  traduisent 
l'admiration ,  le  contentement  et  le  légitime  orgueil  du  touriste 
triomphant. 

Dans  cette  étude,  je  voudrais  faire  connaître  aux  lecteurs  de  la 
Revue  deux  ascensions  scientifiques  au  Mont-Blanc  faites  à  cin- 
quante-sept ans  d'intervalle,  en  montrer  l'utilité,  le  profit  que  la 
science  en  a  retiré  et  celui  qu'elle  en  attend  encore.  Les  sommets 
des  Alpes  sont  les  plus  élevés  de  l'Europe,  mais  non  de  la  terre. 
Des  ascensions  ont  été  faites  dans  les  Andes  et  dans  l'Hymalaya, 
des  savans  éminens  y  ont  séjourné  à  des  hauteurs  supérieures  à 
celles  du  Mont-Blanc  et  y  ont  fait  d'importantes  observations;  mais 
des  souvenirs  et  des  travaux  personnels  me  ramènent  aux  Alpes,  et 
je  préfère  me  limiter  pour  parler  pertinemment  et  en  connaissance 
de  cause  de  ce  que  j'ai  vu  et  ressenti  moi-même. 

Jusqu'au  milieu  du  siècle  dernier,  la  chaîne  centrale  des  Alpes 
n'était  connue  que  des  montagnards;  les  habitans  de  la  plaine  ne  la 
visitaient  pas.  L'absence  ou  la  difficulté  des  chemins,  qui  n'étaient 
que  des  sentiers,  le  manque  d'hôtelleries,  la  crainte  de  l'imprévu, 
l'emportaient  sur  la  curiosité.  Située  au  pied  du  Mont-Blanc,  ap- 


ASCENSIONS   AU   MONT-BLANC.  379 

pelé  alors  la  montagne  maudite,  la  vallée  de  Chamounix  était  in- 
connue aux  populations  des  bords  du  lac  Léman,  quoique  le  prieuré 
ou  couvent  de  bénédictins  existât  depuis  1090,  et  que  les  évêques 
de  Genève  le  visitassent  dès  le  milieu  du  xv"  siècle.  L'un  d'eux, 
François  de  Sales,  y  arriva  le  30  juillet  1606  et  y  resta  plusieurs 
jours.  Néanmoins  c'est  un  voyageur  anglais  célèbre  par  ses  pérégri- 
nations en  Orient,  Richard  Pococke,  accompagné  de  Windham,  un 
de  ses  compatriotes,  qui  a  réellement  découvert  la  vallée  de  Cha- 
mounix en  17Zil,  fait  connaître  ses  beautés  et  dissipé  les  craintes 
mal  fondées  qu'inspirait  la  prétendue  barbarie  des  habitans.  Trop 
préoccupés  cependant  des  récits  absurdes  et  mensongers  débités 
avec  assurance  pour  les  détourner  de  leur  projet,  Pococke  et 
Windham  s'entourèrent  de  précautions  inutiles,  n'entrèrent  dans 
aucune  maison  et  campèrent  assez  loin  du  prieuré  de  Chamounix, 
près  d'un  bloc  erratique  qui  se  nomme  encore  la  Pierre  des  Anglais. 
On  peut  donc  affirmer  que  si  un  étranger  a  découvert  la  vallée  de 
Chamounix,  ce  sont  des  Genevois,  Bourrit,  de  Saussure,  Pictet  et 
Deluc,  qui  la  firent  réellement  connaître.  Ce  qui  est  vrai  des  alen- 
tours du  Mont-Blanc  l'est  encore  plus  de  ceux  du  Mont-Rose  et  même 
des  Alpes  bernoises  et  valaisannes.  On  ne  connaissait,  à  l'époque 
dont  nous  parlons,  que  les  passages  fréquentés  qui  conduisaient  en 
Italie  :  le  Mont-Cenis,  le  grand  et  le  petit  Saint-Bernard,  le  Monte- 
Moro,  le  Simplon,  le  Saint-Gothard,  le  Splugen,  le  Bernhardin,  le 
Septimer  et  les  autres  cols  par  lesquels  les  vallées  longitudinales 
des  Alpes  communiquaient  entre  elles,  la  Gemmi,  la  Grimsel,  le  Ju- 
liers,  l'Albula,  le  Panix,  etc.  Les  voyages  du  naturaliste  Scheuchzer, 
les  ouvrages  descriptifs  d'Altmann  et  de  Gruener  révélèrent  la  Suisse 
à  l'Europe  au  commencement  du  xviii*  siècle;  mais  ce  ne  fut  qu'à 
la  fin  de  ce  siècle  que  les  travaux  de  Saussure  et  de  Bourrit  la  ren- 
dirent populaire.  Depuis  cette  époque,  le  flot  de  voyageurs  qui  la 
visitent  chaque  année  a  sans  cesse  grossi.  Actuellement  la  Suisse  est 
un  parc  sillonné  par  des  chemins  de  fer  et  des  bateaux  à  vapeur,  le 
voyageur  pédestre  a  disparu  de  la  plaine  et  ne  se  retrouve  que  dans 
la  montagne.  Les  ascensions  alpestres  des  touristes  se  sont  multi- 
pliées, celles  des  savans  sont  toujours  rares;  commençons  parla 
plus  célèbre  de  toutes,  l'ascension  de  Saussure  en  1787. 

I. 

Né  à  Genève  en  17/i0,  Horace  Benedict  de  Saussure  commença 
ses  voyages  dans  les  Alpes  à  l'âge  de  vingt  ans.  La  météorologie,  la 
topographie,  la  géologie,  la  botanique,  l'aspect  pittoresque  et  les 
mœurs  des  habitans  avaient  tour  à  tour  fixé  son  attention.  Pour 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

achever  son  œuvre,  il  voulut  monter  sur  le  Mont-Blanc  et  embras- 
ser de  cet  observatoire  élevé  l'immense  région  montagneuse  qu'il 
avait  parcourue.  Cette  masse  imposante  qu'il  apercevait  dans  toute 
sa  majesté  des  bords  du  lac  Léman  et  presque  des  fenêtres  de  sa 
maison  était  pour  lui  un  défi  permanent.  Aussi  avait-il  promis  une 
récompense  à  celui  qui  atteindrait  le  premier  la  cime  réputée  inac- 
cessible du  Mont-Blanc.  Quelques  essais  timides  ont  lieu  en  1775  et 
se  renouvellent  en  1783.  Bourrit  fit  une  tentative  en  178A,  de  Saus- 
sure lui-même  en  1785,  en  attaquant  le  colosse  par  la  montagne  de 
la  Côte,  entre  le  glacier  des  Bossons  et  celui  de  Taconnay.  En  juin 
1786,  le  docteur  Paccard,  Pierre  Balmat  et  Marie  Couttet  montèrent 
en  suivant  le  même  chemin  et  s'élevèrent  sur  le  Dôme-du-Gouté, 
sans  pouvoir  de  là  parvenir  jusqu'au  sommet.  Balmat  ne  redescendit 
pas  à  Ghamounix,  passa  la  nuit  blotti  dans  la  neige,  et  reconnut  le 
lendemain  les  couloirs  du  Petit  et  du  Grand-Plateau  par  lesquels  on 
peut  arriver  à  la  cime.  Il  communiqua  sa  découverte  au  docteur 
Paccard,  et  tous  deux,  partis  de  Ghamounix  le  7  août,  atteignirent 
le  sommet  le  lendemain  à  six  heures  du  soir. 

La  route  était  connue.  Le  J*""  août  1787,  de  Saussure  partit  de 
Ghamounix  avec  dix-huit  guides,  et  alla  coucher  sous  une  tente  au 
haut  de  la  montagne  de  la  Gôte,  à  2,563  mètres  au-dessus  de  la 
mer.  Le  lendemain  matin,  il  entra  dès  six  heures  sur  le  glacier  pour 
ne  plus  le  quitter.  Des  crevasses  qu'il  fallait  contourner  retardèrent 
sa  marche,  et  il  lui  fallut  trois  heures  pour  arriver  à  la  petite  chaîne 
de  rochers  isolés  au  confluent  des  glaciers  des  Bossons  et  de  Tacon- 
nay, et  qui  portent  le  nom  des  Grands-Mulets.  De  Saussure  voulait 
s'élever  le  plus  haut  possible,  afin  d'arriver  à  la  cime  le  lendemain 
de  bonne  heure.  11  alla  coucher  au  Grand-Plateau,  à  la  hauteur  de 
3,890  mètres  au-dessus  de  la  mer,  à  180  mètres  plus  haut,  comme 
il  le  dit  lui-même,  que  le  sommet  du  pic  de  Ténérifie.  Fatigués  déjà 
par  une  longue  marche  et  éprouvant  les  effets  de  la  raréfaction  de 
l'air,  les  guides  eurent  beaucoup  de  peine  à  creuser  dans  la  neige 
une  cavité  capable  de  contenir  toute  la  troupe.  La  cavité  fut  recou- 
verte par  la  tente;  mais  les  guides,  toujours  préoccupés  de  la 
crainte  du  froid,  fermèrent-  si  exactement  les  joints  que  de  Saussure 
souffrit  beaucoup  de  la  chaleur  et  de  l'air  vicié  par  la  respiration 
de  vingt  personnes  serrées  dans  un  espace  étroit.  «  Je  fus  obligé, 
dit-il,  de  sortir  pendant  la  nuit  pour  respirer.  La  lune  brillait  du 
plus  grand  éclat  au  milieu  d'un  ciel  noir  d'ébène.  Jupiter  sortait 
tout  rayonnant  aussi  de  lumière  de  derrière  la  plus  haute  cime,  à 
l'est  du  Mont-Blanc,  et  la  clarté  réverbérée  par  tout  ce  bassin  de 
neiges  était  si  éblouissante  qu'on  ne  pouvait  distinguer  que  les 
étoiles  de  première  grandeur.  »  A  peine  la  troupe  était-elle  endor- 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  381 

mie  qu'elle  fut  réveillée  par  le  bruit  d'une  avalanche  qui  tombait  le 
long  de  la  pente  qu'elle  devait  traverser  le  lendemain.  Au  point  du 
jour,  tout  le  monde  était  sur  pied;  le  thermomètre  marquait  II  degrés 
au-dessous  de  zéro.  Gagnant  l'extrémité  du  Grand-Plateau,  de  Saus- 
sure monta  par  un  talus  rapide  en  se  dirigeant  vers  l'est,  et,  s'é- 
levant  au-dessus  des  Rochers-Rouges,  il  découvrit  les  montagnes 
du  Piémont,  passa  près  des  Petits- Mulets,  qui  percent  la  neige  à 
A, 680  mètres  au-dessus  de  la  mer,  s'y  reposa  quelques  instans, 
puis,  montant  à  pas  lents,  s' arrêtant  tous  les  quinze  ou  seize  pas,  il 
arriva  à  onze  heures  à  la  cime  et  foula  la  neige  avec  une  sorte  de 
colère  satisfaite,  expression  de  la  longue  lutte  qu'il  avait  soutenue. 
La  cime  avait  la  forme  d'une  arête  allongée  en  forme  de  dos  d'âne, 
dirigée  de  l'est  à  l'ouest,  et  descendant  à  ses  deux  extrémités  sous 
des  angles  de  28  à  30  degrés  :  elle  était  très  étroite,  presque  tran- 
chante au  sommet,  à  tel  point  que  deux  personnes  ne  pouvaient  y 
marcher  de  front;  mais  elle  s'élargissait  et  s'arrondissait  en  descen- 
dant du  côté  de  l'est,  et  prenait  du  côté  de  l'ouest  la  forme  d'un 
avant-toit  saillant  au  nord. 

Pendant  toute  son  ascension  à  partir  du  Grand-Plateau,  de  Saus- 
sure avait  remarqué  que  les  roches  visibles  au-dessus  de  la  neige 
étaient  toutes  de  nature  cristalline,  quoique  plus  ou  moins  divisées 
en  lames  parallèles  :  elles  appartiennent  toutes  à  la  variété  de  gra- 
nité que  les  géologues  actuels  appellent  protogîne,  et  dans  laquelle 
la  chlorite  remplace  le  mica.  Dominant  les  aiguilles  dont  il  n'avait 
jusqu'ici  visité  que  le  pied,  il  constata  qu'elles  se  composent  toutes 
de  grands  feuillets  verticaux  ;  il  reconnut  que  ces  aiguilles  ont  une 
structure  uniforme,  tandis  que  les  montagnes  à  couches  horizon- 
tales, telles  que  le  Ruet,  sont  composées  à  leur  sommet  d'assises 
de  terrains  secondaires.  Jetant  un  coup  d'œil  général  sur  les  monta- 
gnes primitives  qui  l'entouraient,  il  vit  qu'elles  ne  forment  pas  des 
chaînes,  mais  paraissent  distribuées  en  groupes  de  forme  variée 
détachés  les  uns  des  autres.  Le  temps  pressait.  De  Saussure  se 
détourna  de  ce  grand  spectacle  pour  consulter  ses  instrumens  mé- 
téorologiques. Son  premier  soin  fut  de  suspendre  son  baromètre  et 
ses  thermomètres  à  un  mètre  au-dessus  de  la  cime.  Le  baromètre 
marquait  /i3A""",38,  et  la  température  de  l'air  était  à  2°, 9  au-des- 
sous de  zéro.  Deux  savans  observaient  le  baromètre  à  la  même 
heure,  l'un  à  Genève,  c'était  Sénebier,  qui  a  tant  contribué  aux 
progrès  de  la  physiologie  végétale,  l'autre  à  Chamounix,  c'était  le 
fils  même  de  Saussure,  Théodore,  alors  âgé  de  vingt  ans,  et  qui 
depuis  a  illustré  son  nom  par  ses  travaux  en  chimie.  De  Saussure, 
calculant  la  hauteur  du  Mont-Rlanc  d'après  ces  observations,  avec 
la  formule  de  Deluc  modifiée  par  Schuckburgh,  trouva  !i,S'2li  mè- 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ti'es  pour  l'altitude  de  la  cime  au-dessus  de  la  mer.  On  verra  plus 
loin  que  cette  mesure  est  trop  forte  de  lli  mètres  seulement,  ré- 
sultat remarquable  pour  l'époque,  q«uand  on  songe  à  l'imperfection 
des  instrumens,  à  l'insuffisance  des  formules  qui  servaient  de  base 
aux  calculs,  comparées  à  celles  qui  ont  été  données  depuis  par 
Laplace  et  Bessel,  et  à  l'incertitude  sur  l'élévation  au-dessus  de  la 
mer  des  stations  coîTespondantes  de  Genève  et  de  Chamounix.  Le 
Mont-Blanc  était  donc  la  plus  haute  montagne  de  l'Europe,  et  la 
vue  que  de  Saussure  avait  sous  les  yeux  la  plus  étendue  dont  on 
puisse  jouir  sur  notre  continent.  La  mer  est-elle  visible  de  ce  som- 
met? Physiquement,  non.  Yers  les  limites  de  l'horizon,  les  objets, 
noyés  dans  une  espèce  de  hâle,  deviennent  confus  :  on  ne  distingue 
plus  rien,  on  ne  voit  que  l'espace.  Le  golfe  de  Gênes,  près  de  Sa- 
vone,  est  la  partie  de  la  Méditerranée  la  plus  rapprochée  du  Mont- 
Blanc,  et  si  elle  n'était  pas  bordée  de  montagnes,  le  rayon  visuel 
de  l'observateur  placé  sur  le  sommet  pourrait  atteindre  la  mer  en- 
tre Albenga  et  Noli,  où  le  groupe  des  Alpes  liguriennes  présente 
une  coupure  qui  le  sépare  des  Alpes  maritimes;  mais  des  monta- 
gnes voisines  de  ces  deux  villes  la  cime  du  Mont-Blanc  doit  être  vi- 
sible comme  elle  l'est  de  Dijon,  du  sommet  du  Mezenc  dans  la 
Haute-Loire,  et  même,  dit-on,  du  plateau  de  Langres. 

A  deux  heures,  le  thermomètre  de  Saussure  donnait,  pour  la  tem- 
pérature de  l'air  à  l'ombre,  —  3",!  ;  il  ne  descendit  pas  plus  bas,  et 
au  soleil  il  marqua  constamment  —  1°,7.  A  l'aide  de  l'hygromètre 
qu'il  avait  inventé,  de  Saussure  reconnut  que  l'air  contenait  six  fois 
moins  d'humidité  qu'à  Genève,  c'est-à-dire  qu'il  aurait  fallu  six 
fois  plus  de  vapeur  d'eau  pour  saturer  l'air  de  Genève  à  sa  tempé- 
rature de  28%'2  que  celui  du  Mont-Blanc  à  la  température  de  —  ^",9. 
Par  le  beau  temps,  cette  sécheresse  n'a  rien  d'extraordinaire  sur  un 
sommet  aussi  élevé,  quoiqu'en  moyenne  l'air  soit  aussi  humide  sur 
la  montagne  que  dans  la  plaine. 

L'eau  bout  lorsque  la  force  élastique  de  sa  vapeur  est  égale  à  la 
pression  atmosphérique,  c'est-à-dire  au  poids  de  la  colonne  d'air 
qui  surmonte  le  liquide.  Il  est  clair  que  la  hauteur  de  cette  colonne 
diminue  à  mesure  qu'on  s'élève  sur  une  montagne.  Ainsi,  quand 
vous  êtes  à  2,000  mètres  au-dessus  de  la  mer,  la  colonne  d'air  qui 
surmonte  votre  tête  est  de  2,000  mètres  plus  courte,  et  l'eau  doit 
entrer  en  ébullition  à  une  température  moindre  qu'au  bord  de  la 
mer,  au-dessus  de  laquelle  la  colonne  atmosphérique  a  toute  sa 
hauteur.  De  Saussure,  le  22  avril  1787,  s'était  assuré  que  son  ther- 
momètre, plongé  dans  l'eau  d'une  bouilloire  chauffée  par  une  lampe 
à  r esprit-de-vin,  marquait  101%6  sous  une  pression  atmosphérique 
de  761'"°, 54.  Sur  le  sommet  du  Mont-Blanc,  la  colonne  baromé- 


ASCENSIONS   AU   MONT-BLANC.  383 

trique  n'ayant  plus  que  43/1'"'", 38  de  longueur,  l'eau  entrait  en 
ébuUition  à  86°, 00.  Sous  cette  pression,  le  thermomètre  de  Saussure 
aurait  dû  marquer  85°, 01;  mais  on  ne  savait  pas  alors  que  la  nature 
du  vase  et  de  ses  parois  retarde  ou  avance  le  moment  de  l'ébullition 
de  l'eau;  on  ignorait  qu'il  ne  faut  pas  plonger  le  thermomètre  dans 
le  liquide  même,  mais  seulement  dans  la  vapeur  de  l'eau  bouil- 
lante. En  outre  Dalton,  Arago,  Dulong  et  Regnault  n'avaient  pas 
encore  exécuté  ces  grands  travaux  sur  les  vapeurs  qui  nous  ont 
appris  quelles  étaient  exactement  la  température  et  la  force  élas- 
tique de  la  vapeur  d'eau  sous  différentes  pressions.  Pour  toutes  ces 
raisons,  les  résultats  de  Saussure  sont  seulement  approximatifs, 
mais  aussi  exacts  qu'ils  pouvaient  l'être  à  l'époque  où  il  observait. 
Deluc  l'avait  précédé  dans  cette  voie  en  faisant  bouillir  de  l'eau  au 
sommet  du  Buet,  à  3,098  mètres  au-dessus  de  la  mer,  et  les  expé- 
riences des  deux  savans  genevois  se  confirmèrent  réciproquement. 

Quand  de  Saussure  fit  son  expérience  de  l'ébullition  de  l'eau  au 
bord  de  la  mer  avec  sa  lampe  d'esprit-de-vin,  l'eau  entra  en  ébuUi- 
tion en  atteignant  la  température  de  101°, 6  en  douze  ou  treize 
minutes.  Sur  le  Mont-Blanc,  il  fallut  une  demi-heure  pour  que  la 
température  s'élevât  à  86°, 0;  la  raréfaction  de  l'air  et  la  basse 
température  expliquent  parfaitement  cette  différence.  Les  mêmes 
circonstances,  jointes  à  la  fatigue  et  à  l'absence  de  sommeil,  rendent 
parfaitement  compte  de  l'anhélation,  de  l'accélération  du  pouls,  de 
la  céphalalgie  et  de  la  tendance  au  sommeil  que  de  Saussure  et  ses 
compagnons  éprouvaient  tant  qu'ils  étaient  en  mouvement,  symp- 
tômes qui  disparaissent  avec  le  repos  et  qui  s'émoussent  par  l'ha- 
bitude. 

A  trois  heures  et  demie,  après  un  séjour  de  quatre  heures  et 
demie  au  sommet  du  Mont-Blanc,  de  Saussure  se  remit  en  marche 
pour  descendre.  La  neige  s'était  ramollie,  il  enfonçait  à  chaque  pas; 
néanmoins  il  arriva  en  une  heure  un  quart  au  Grand-Plateau,  où  il 
avait  passé  la  nuit  précédente,  le  traversa  et  descendit  jusqu'à  l'a- 
vant-dernier  rocher  de  la  chaîne  des  Grands-Mulets,  élevé  de 
3,470  mètres  au-dessus  de  la  mer  :  il  l'appela  le  rocher  de  l'Heu- 
reux-Retour  et  y  remarqua  avec  surprise  le  carnillet  moussier  (1) 
en  fleur;  cette  jolie  plante  est  celle  qui  s'élève  le  plus  haut  dans  les 
montagnes  de  l'Europe.  Les  frères  Schlagintvveit  l'ont  vue,  sur  le 
Mont-Rose,  à  3,630  mètres;  Ramond  l'a  cueillie  sur  le  Yignemale  et 
au  Mont-Perdu,  dans  les  Pyrénées,  à  3,000  mètres.  D'un  autre 
côté,  elle  s'avance  au  Spitzberg  jusqu'à  80  degrés  de  latitude,  où 
on  la  trouve  au  bord  de  la  mer.  C'est  donc  la  plante  la  moins  fri- 

(1)  Silène  acaulis,  L. 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leuse  de  notre  hémisphère,  et  en  même  temps  celle  qui  s'élève 
le  plus  haut  sur  les  montagnes  et  descend  aussi  bas  qu'une  plante 
terrestre  puisse  descendre,  puisqu'on  l'observe  au  niveau  de  l'océan 
même,  dans  la  Norvège  septentrionale.  De  Saussure  appuya  sa 
tente  contre  le  rocher,  u  Nous  soupâmes,  dit- il,  gaîment  et  de 
bon  appétit,  après  quoi  je  passai  sur  mon  petit  matelas  une  excel- 
lente nuit.  Ce  fut  alors  seulement  que  je  jouis  du  plaisir  d'avoir  ac- 
compli ce  dessein  formé  depuis  vingt-sept  ans,  à  savoir  dans  mon 
premier  voyage  à  Ghamounix  en  1760,  projet  que  j'avais  si  souvent 
abandonné  et  repris,  et  qui  faisait  pour  ma  famille  un  sujet  conti- 
nuel de  souci  et  d'inquiétude.  Cela  était  devenu  pour  moi  une  es- 
pèce de  maladie,  mes  yeux  ne  rencontraient  pas  le  Mont-Blanc,  que 
l'on  voit  de  tant  d'endroits  des  environs  de  Genève,  sans  que  j'é- 
prouvasse une  espèce  de  saisissement  douloureux.  Au  moment  où 
j'y  arrivai,  ma  satisfaction  ne  fut  pas  complète  :  elle  le  fut  encore 
moins  au  moment  de  mon  départ;  je  ne  voyais  alors  que  ce  que  je 
n'avais  pu  faire;  mais  dans  le  silence  de  la  nuit,  après  m'être  bien 
reposé  de  ma  fatigue ,  lorsque  je  récapitulais  les  observations  que 
j'avais  faites,  lors  surtout  que  je  me  retraçais  le  magnifique  tableau 
de  montagnes  que  j'emportais  gravé  dans  ma  tête,  je  goûtais  une 
satisfaction  vraie  et  sans  mélange.  » 

Le  lendemain,  k  août,  de  Saussure  ne  partit  qu'à  six  heures  du 
matin;  il  fut  obligé  de  descendre  des  pentes  très  raides  pour  con- 
tourner des  fentes  nouvelles  qui  s'étaient  formées  pendant  l'ascen- 
sion. Au-dessous  des  Grands-Mulets,  le  glacier  était  entièrement 
changé,  les  crevasses  s'étaient  élargies,  les  ponts  s'étaient  rompus, 
et  c'est  avec  des  peines  infinies  que  la  caravane  atteignit  la  terre 
ferme  à  neuf  heures  et  demie  du  matin.  A  midi  un  quart,  tous  ren- 
traient à  Ghamounix  bien  portans.  «  Notre  arrivée,  dit  de  Saussure, 
fut  à  la  fois  gaie  et  touchante  :  tous  les  parens  et  amis  de  mes 
guides  vinrent  les  embrasser  et  les  féliciter.  Ma  femme,  ses  sœurs  et 
mes  fils,  qui  avaient  passé  ensemble  à  Ghamounix  un  temps  long 
et  pénible  dans  l'attente  de  cette  expédition,  plusieurs  de  nos  amis, 
qui  étaient  venus  de  Genève  pour  assister  à  notre  retour,  expri- 
maient dans  cet  heureux  moment  leur  satisfaction  que  les  craintes 
qui  l'avaient  précédé  rendaient  plus  vive,  plus  touchante,  suivant 
le  degré  d'intérêt  que  nous  avions  inspiré.  » 

Tel  est  le  récit  de  la  première  grande  ascension  scientifique  qui 
se  soit  faite  dans  les  Alpes  et  l'abrégé  succinct  des  principaux  résul- 
tats que  la  science  en  a  retirés  ;  elle  a  servi  de  modèle  à  toutes  les 
autres,  car  de  Saussure  avait  en  quelque  sorte  formulé  le  pro- 
gramme des  expériences  à  entreprendre,  des  observations  à  faire  et 
des  problèmes  à  résoudre. 


ASCENSIONS    AU    MONT-BLANC.  385 

Dans  un  espace  de  cinquante-sept  ans,  de  1787  à  18Zi3,  vingt- 
sept  ascensions  eurent  lieu  au  Mont-Blanc;  mais  aucune  n'a  un  ca- 
ractère réellement  scientifique.  Une  noble  curiosité,  le  désir  de 
visiter  ce  monde  de  neige  et  de  glace  et  de  jouir  du  haut  du  Mont- 
Blanc  de  l'un  des  plus  grands  spectacles  qu'il  soit  donné  à  l'homme 
de  contempler,  l'attrait  de  la  difficulté  vaincue,  tels  sont  les  motifs 
qui  décidèrent  la  plupart  des  voyageurs,  et  certes  ces  motifs  sont 
une  compensation  suffisante  aux  fatigues  inévitables  et  à  la  dépense 
assez  considérable  qu'entraîne  une  pareille  expédition.  Cependant 
plusieurs  voyageurs  ont  publié  des  relations  intéressantes  dans  les- 
quelles on  trouve  des  données  dont  la  science  peut  faire  son  profit. 
Je  citerai  spécialement  l'ascension  de  Francis  Glissold  du  18  août 
1822,  celle  de  Marckham  Sherwill  du  26  août  1825,  d'un  Écossais, 
M.  Auldjo,  le  9  août  1827,  du  physiologiste  Martin-Barry,  qui, 
quoique  nullement  préparé  d'avance,  fit  d'importantes  observations 
sur  les  phénomènes  physiologiques  produits  par  la  raréfaction  de 
l'air.  La  plupart  des  voyageurs  sont  Anglais;  toutefois  on  compte 
quatre  Français  :  M.  Henri  de  Tiily,  M.  Doulat,  M"'^  d'Angeville  et  le 
docteur  Ordinaire,  qui  monta  deux  fois  au  Mont-Blanc,  le  26  et  le 
31  août  1843,  après  avoir  dans  l'intervalle  gravi  le  Buet  en  reve- 
nant à  Ghamounix  par  le  Breven.  Depuis  18/iZi,  ces  ascensions  se 
sont  singulièrement  multipliées,  et  vingt  ans  plus  tard,  à  la  fin  de 
1863,  le  nombre  total  s'élevait  à  171,  dont  3  se  sont  faites  en  juin, 
36  en  juillet,  8/i  en  août,  47  en  septembre  et  1  en  octobre  (1).  Les 
termes  extrêmes  sont  le  1"  juin  1858,  ascension  de  M.  J.  Walford, 
et  le  9  octobre  1834,  ascension  de  M.  de  Tilly,  qui  revint  avec  les 
pieds  gelés,  et  souffrit  longtemps  d'une  tentative  faite  dans  une  sai- 
son trop  avancée  et  avec  une  insouciance  téméraire  du  danger  de  la 
congélation,  le  plus  réel  que  l'on  coure  dans  les  neiges  qui  recou- 
vrent les  sommets  du  Mont-Blanc  et  du  Mont-Rose. 


IL 

J'arrive  au  récit  de  l'ascension  scientifique  que  j'ai  faite  en  iSlià 
avec  mes  amis  Auguste  Bravais,  lieutenant  de  vaisseau,  et  Auguste 
Lepileur,  docteur  en  médecine.  Avec  le  premier,  j'avais  visité  le 
Spitzberg  en  1838  et  1839  pendant  les  deux  campagnes  de  la  Be- 
cherche  dans  la  Mer-Glaciale  :  il  avait  hiverné  seul  à  Bossehop,  en 
Laponie;  mais  nous  avions  séjourné  ensemble  sur  le  Faulhorn,  en 
1841,  pendant  dix-huit  jours,  à  2,680  mètres  au-dessus  de  la  mer; 

(1)  Voyez  la  liste  complète  de  ces  ascensions  dans  l'ouvrage  de  M.  Dollfus-Ausset 
intitulé  Matériaux  pour  l'étude  des  glaciers,  t.  IV,  p.  589. 

TOME  LVI.  —  1865.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui-même  s'y  était  rencontré  l'année  suivante  avec  le  physicien  Atha- 
nase  Peltier  et  y  avait  demeuré  vingt-trois  jours.  La  comparaison 
des  régions  boréales  du  globe  avec  les  hautes  régions  alpines  était 
le  sujet  habituel  de  nos  conversations.  Sur  le  Faulhorn,  nous  avions 
fait  une  foule  d'observations  et  abordé  un  certain  nombre  de  pro- 
blèmes qui  ne  pouvaient  être  résolus  que  par  une  ascension  et  un 
séjour  à  une  plus  grande  hauteur;  nous  pensâmes  au  Mont-Blanc. 
M.  Pouillet  et  M.  Nisard,  à  des  titres  dilïérens,  s'intéressèrent  à 
notre  projet  et  en  firent  part  au  ministre  de  l'instruction  publique, 
qui  était  alors  M.  Yillemain.  Quoique  les  lettres  eussent  fait  sa  gloire, 
M.  Yillemain  estimait,  aimait  et  protégeait  les  sciences.  Notre  de- 
mande fut  agréée,  et  il  nous  fournit  les  moyens  de  réaliser  la  pre- 
mière ascension  réellement  scientifique  qui  ait  été  faite  depuis  celle 
de  Bénédict  de  Saussure.  Dans  l'intervalle  de  cinquante-sept  ans, 
les  sciences  physiques  et  naturelles  avaient  accompli  de  tels  progrès 
que  la  simple  répétition  des  expériences  de  Saussure  avec  les  in- 
strumens  perfectionnés  et  les  méthodes  nouvelles  était  déjà  d'un 
grand  intérêt  ;  mais  nous  espérions  tenter  quelques  essais  auxquels 
ce  grand  météorologiste  n'avait  pas  songé,  ou  que  le  temps  l'avait 
empêché  d'exécuter. 

Partis  de  Paris  le  16  juillet  1843,  nous  nous  arrêtâmes  à  Genève 
pour  comparer  nos  instrumens  avec  ceux  de  l'observatoire  de  cette 
ville  et  convenir  avec  le  directeur,  M.  Plantamour,  d'un  système 
d'observations  qui  correspondraient  à  celles  que  nous  voulions  faire 
sur  le  Mont-Blanc.  Nous  quittâmes  Genève  le  26  juillet.  Suivant  à 
pied  une  longue  charrette  à  quatre  roues  qui  portait  notre  maté- 
riel, nous  arrivâmes  à  Chamounix  le  28.  Les  préparatifs  nous  prirent 
quelques  jours.  Notre  dessein  étant  de  séjourner  aussi  haut  que 
possible  sur  le  Mont-Blanc,  nous  avions  emporté  de  Paris  une  tente 
de  campement  avec  ses  montans  et  ses  piquets,  des  paletots  en 
peau  de  chèvre,  des  sacs  en  peau  de  mouton,  des  couvertures,  etc. 
Nos  expériences  exigeaient  de  nombreux  instrumens  de  physique 
.et  de  météorologie;  il  fallait  des  vivres  pour  trois  jours  :  chaque 
porteur  ne  pouvait  se  charger  que  de  12  kilogrammes  et  de  ses  pro- 
visions. Or  nous  avions  environ  Zi50  kilogrammes  à  transporter  à 
une  hauteur  de  3,000  mètres  au-dessus  de  la  vallée  de  Chamou- 
nix. 11  fallut  nous  occuper  nous-mêmes  de  tous  les  préparatifs  de 
rascension,  diviser  les  objets  en  lots  de  poids  égal  et  les  faire  tirer 
au  sort  par  les  porteurs  afin  d'éviter  toute  dispute  et  toute  récrimi- 
nation, veiller  à  la  préparation  des  vivres,  acheter  le  pain  et  le  vin, 
les  distribuer  enfin  nous-mêmes  le  jour  du  départ.  Ainsi,  au  lieu  de 
ce  calme  de  l'esprit,  de  ce  recueillement  dont  l'homme  de  science 
a  besoin  avant  d'entreprendre  ses  travaux,  nous  étions  distraits  par 


ASCENSIONS   AU    MONT-BLANC.  387 

mille  détails  vulgaires,  arrêtés  par  mille  difficultés  irritantes  qui  ne 
se  produisent  pas  dans  les  circonstances  ordinaires  de  la  vie,  et  qui 
venaient  fondre  sur  nous  au  moment  où  nous  éprouvions  le  besoin 
impérieux  d'être  libres  de  toute  préoccupation. 

Notre  caravane  se  montait  à  quarante-trois  personnes,  dont  trois 
guides,  Michel  Gouttet,  Jean  Mugnier  et  Théodore  Balmat,  trente- 
cinq  porteurs  et  deux  jeunes  gens  de  la  vallée  qui  avaient  demandé 
à  nous  accompagner.  Le  31  juillet,  à  sept  heures  et  demie  du  matin, 
nous  quittions  enfin  Chamounix.  Le  temps  était  beau,  cependant  le 
vent  soufflait  du  sud-ouest,  et  le  baromètre  avait  un  peu  baissé;  mais 
nos  préparatifs  étaient  faits  :  nous  partîmes  donc  sans  avoir  dans  la 
tenue  du  temps  une  confiance  parfaite,  espérant  toutefois  une  amé- 
lioration prochaine.  La  longue  file  des  porteurs  s'étendait  le  long 
de  la  rive  droite  de  l'Arve  au  milieu  de  vertes  prairies.  Arrivés  en 
face  du  hameau  des  Pèlerins,  nous  tournâmes  à  gauche.  La  der- 
nière maison  du  village  est  celle  de  Jacques  Balmat,  le  premier 
homme  dont  les  pas  s'imprimèrent  sur  la  neige  encore  vierge  du 
Mont-Blanc,  et  qui  périt  misérablement  en  1834  dans  les  glaciers 
qui  dominent  la  vallée  de  Sixt.  En  sortant  des  vergers  qui  entou- 
rent le  hameau  des  Pèlerins,  nous  entrâmes  dans  la  forêt  :  elle  se 
compose  de  hauts  sapins  et  de  vieux  mélèzes  aux  branches  des- 
quels pendent  les  longs  festons  d'un  lichen  grisâtre  (1).  Au  prin- 
temps précédent,  une  énorme  avalanche  descendue  de  l'Aiguille-du- 
Midi  avait  creusé  un  large  sillon  dans  la  forêt.  Des  arbres  déracinés 
couvraient  le  sol  qu'ils  ombrageaient  auparavant,  d'autres  étaient 
rompus  par  le  milieu,  leur  cime  abattue  gisait  à  leur  pied;  quel- 
ques-uns, seulement  déchaussés,  penchaient  inclinés  vers  la  vallée. 
Ces  effets  sont  dus  autant  à  la  pression  de  l'air  chassé  par  l'avalan- 
che, au  vent  local  qu'elle  produit,  qu'à  la  neige  elle-même.  La  ca- 
ravane s'était  dispersée  dans  le  bois;  chacun  choisissait  son  chemin. 
Nous  parvînmes  ainsi  sans  peine  aux  Pierres -Pointues  :  ce  sont 
deux  gros  blocs  de  granit  détachés  de  l'Aiguille-du-Midi  et  qui  sont 
venus  s'arrêter  sur  cette  pente.  Debout  sur  un  bloc,  un  de  nos  por- 
teurs se  détachait  sur  le  ciel,  et  la  perspective  aérienne  lui  prêtait 
une  taille  gigantesque.  On  eût  dit  Polyphème  à  l'entrée  de  sa  ca- 
verne. D'après  notre  mesure  barométrique,  les  Pierres -Pointues 
sont  à  2,060  mètres  au-dessus  de  la  mer.  Cette  hauteur  est  la 
limite  extrême  de  la  végétation  arborescente,  qui  s'élève  à  ce  niveau 
sur  les  contre-forts  du  Breven. 

Le  tapis  végétal  se  composait  de  rhododendrons,  de  myrtils  et  de 
genévriers  rabougris.  Quelques  pins  cemhro,  les  seuls  arbres  qui 

(1)  Usnea  harhata,  D.  C. 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

puissent  vivre  à  cette  hauteur,  sortent  çà  et  là  d'une  fissure  de  ro- 
cher. Le  tronc  de  ces  pins,  d'abord  horizontal,  se  redressait  au- 
dessus  de  l'abîme  où  roule  le  torrent  des  Pèlerins.  Un  étroit  sentier 
côtoie  le  précipice  et  mène  à  la  moraine  du  glacier  des  Bossons  : 
alors  on  monte  au  milieu  des  blocs  entassés  qui  le  composent,  et  on 
atteint  enfin  la  Pierre-de-l' Échelle,  énorme  rocher  sous  lequel  on 
cache  l'échelle  dont  on  se  sert  habituellement  pour  traverser  les 
crevasses  du  glacier.  Cette  pierre  est  à  2,446  mètres  au-dessus  de 
la  mer,  à  la  même  hauteur  que  l'hospice  du  Saint-Bernard.  C'est  là 
que  le  voyageur  dit  adieu  à  la  terre  :  il  la  quitte  pour  passer  sur  le 
glacier,  et  jusqu'au  sommet  du  Mont-Blanc  il  ne  trouve  plus  que 
des  rochers  isolés  qui  surgissent  comme  des  îlots  au  milieu  des 
champs  de  neige  éternelle.  Les  premiers  pas  sur  la  glace  présentent 
quelque  da,nger.  Un  petit  glacier  secondaire,  large  de  200  mètres 
et  descendant  de  l'Aiguille-du-Midi,  vient  se  terminer  brusquement 
à  une  paroi  verticale  de  rochers  qui  dominent  cette  partie  du  glacier 
des  Bossons.  De  temps  en  temps  des  blocs  de  glace,  en  s' écroulant, 
forment  avalanche  sur  celui-ci,  ou  bien  une  pierre  détachée  de  l'Ai- 
guille-du-Midi décrit  une  parabole  inquiétante  au-dessus  de  la 
tête  du  voyageur.  Néanmoins  jamais  un  accident  n'est  venu  attris- 
ter le  début  d'une  ascension;  mais  bien  des  touristes  partis  pleins 
de  confiance  de  Chamounix  se  sont  arrêtés  à  la  Pierre-de-l'Échelle, 
découragés  par  les  perspectives  de  glace  et  de  neige  qui  s'ou- 
vraient devant  eux.   A  partir  de.  ce  point,  nous  réglâmes  notre 
marche  sur  celle  de  nos  porteurs.  Les  trois  guides  nous  précé- 
daient, explorant  la  route  et  cherchant  les  passages  les  plus  com- 
modes pour  franchir  ou  tourner  les  crevasses  :  chacun  suivait  exac- 
tement l'empreinte  de  leurs  pas.  Semblable  à  un  ruban  sinueux, 
notre  longue  caravane  se  déroulait  sur  le  glacier.  Les  vêtemens 
sombres  des  montagnards  contrastaient  avec  la  blancheur  de  la 
neige,  et,  vus  de  la  vallée  de  Chamounix,  nous  ressemblions  à  une 
longue  traînée  de  fourmis  noires  montant  à  l'assaut  d'un  pain  de 
sucre.  Toutes  les  lunettes  étaient  braquées  sur  nous,  et  on  ne  taris- 
sait pas  en  conjectures.  Souvent  une  partie  de  la  file  disparaissait 
subitement;  c'est  qu'elle  avait  rencontré  une  crevasse  trop  large  pour 
pouvoir  la  franchir  :  alors,  si  la  profondeur  n'était  pas  trop  grande, 
on  descendait  au  fond  pour  remonter  du  côté  opposé.  Nous  nous 
dirigions  vers  la  petite  chaîne  de  rochers  connus  sous  le  nom  des 
Grands-Mulets.  Ajnoitié  chemin,  nous  nous  engageâmes  au  milieu 
de  grandes  masses  de  glace  plus  ou  moins  compacte  appelées  5^- 
racs])8ir\es  habitans  de  la  Savoie,  du  nom  d'un  fromage  cubique 
qui  se  fabrique  dans  les  montagnes.  Les  unes  sont  en  effet  d'im- 
menses cubes  formés  d'assises  de  neige  et  de  glace  blanche  ou 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  389 

bleue  régulièrement  superposées,  les  autres  des  pyramides  qua- 
drangulaires  de  15  à  20  mètres  de  haut.  Quelques-unes  présentent 
des  formes  moins  régulières,  mais  toujours  anguleuses.  On  aurait 
pu  se  croire  au  milieu  des  ruines  d'une  ville  antique  ou  des  blocs 
d'un  menhir  druidique.  Un  ruisseau  s'était  frayé  un  chemin  au  mi- 
lieu de  ce  labyrinthe;  les  neiges  qui  fondent  sous  la  chaleur  du 
soleil  de  midi  lui  avaient  donné  naissance  :  tantôt  on  l'entendait 
murmurer  sous  la  glace  dans  laquelle  il  s'était  creusé  un  canal  sou- 
terrain; puis  il  apparaissait  au  grand  jour,  courant  dans  un  sillon 
d'azur  pour  se  perdre  en  un  petit  lac  qui  dormait  dans  une  coupe 
d'un  bleu  céruléen.  L'échelle,  ayant  été  reconnue  inutile,  fut  lais- 
sée au  pied  d'une  pyramide;  nous  la  retrouvâmes  huit  jours  après, 
brisée  en  mille  pièces,  au  milieu  des  débris  de  la  pyramide 
écroulée. 

Cependant  nous  approchions  du  but  :  déjà  la  neige  n'avait  plus 
les  apparences  qu'elle  présente  dans  nos  plaines.  C'était  une  pous- 
sière fine  et  légère  où  nous  enfoncions  profondément  et  qui  ne  se 
tassait  pas  comme  la  neige  des  bas  plateaux.  La  marche  devenait 
assez  pénible  :  à  chaque  pas,  il  fallait  retirer  la  jambe  du  trou  dans 
lequel  on  l'avait  enfoncée.  Les  apparences  du  temps  n'étaient  point 
encourageantes  :  le  vent  du  sud-ouest  fraîchissait,  et  il  amenait 
sans  cesse  de  nouveaux  nuages  qui  entraient  en  bataillons  serrés 
dans  la  vallée  de  Chamounix.  La  plaine  avait  disparu  à  nos  yeux; 
nous  étions  séparés  du  monde  habité  par  une  mer  de  brume  qui 
s'étendait  au  loin  ,  et  au  milieu  de  laquelle  les  sommets  des  mon- 
tagnes s'élevaient  comme  des  écueils  au  milieu  de  l'Océan.  A  trois 
heures  et  demie,  nous  abordâmes  aux  Grands-Mulets  ;  pour  nous, 
c'était  le  port,  c'était  la  terre,  un  sol  ferme  et  sûr  après  la  neige 
perfide  qui  nous  dérobait  les  crevasses  du  glacier,  car  souvent  une 
couche  mince  forme  au-dessus  d'une  profonde  fissure  un  pont  dan- 
gereux que  le  montagnard  novice  ne  distingue  pas  de  la  neige  qui 
recouvre  les  parties  pleines  du  glacier.  Les  Grands-Mulets  sont 
formés  de  feuillets  verticaux  d'une  roche  cristalline  appelée  proto- 
gine;  ils  surgissent  brusquement  au  milieu  du  névé  et  séparent  la 
partie  supérieure  du  glacier  des  Bossons  de  celui  de  Taconnay.  La 
chaîne  de  rochers  elle-même  est  dirigée  du  nord-nord-ouest  au 
sud-sud-est,  le  long  des  flancs  du  Mont-Blanc  :  elle  est  séparée  en 
deux  portions,  l'une  inférieure,  plus  longue,  où  l'on  s'arrête  en 
montant,  l'autre  supérieure,  plus  courte,  où  de  Saussure  coucha  en 
revenant  de  la  cime,  et  qu'il  nomma,  on  le  sait,  le  rocher  de  l'Heu- 
reux-Retour.  La  portion  inférieure  est  à  3,050  mètres,  la  supé- 
rieure à  3,455  mètres  au-dessus  de  la  mer.  La  partie  du  glacier 
de  Taconnay,  par  laquelle  on  arrive,  représentait,  cette  année-là. 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  succession  de  pentes  unies,  mais  rapides,  séparées  par  des  pla- 
teaux étroits.  Le  cirque  du  glacier  des  Bossons  était  comme  tou- 
jours un  chaos  de  séracs,  d'aiguilles  et  de  pyramides  de  glace  au 
centre  desquelles  plonge  le  mur  oriental  des  Grands-Mulets.  Les 
feuillets  verticaux  dont  se  composent  ces  rochers  s'élèvent  à  des 
hauteurs  variables,  et  forment  autant  de  gradins  qui  permettent  de 
grimper  sur  toutes  les  pointes.  La  roche,  décomposée  sous  l'influence 
des  agens  atmosphériques,  s'accumule  entre  les  feuillets;  là  végètent 
de  jolies  plantes  alpines  abritées  par  le  rocher,  réchauffées  par  le 
soleil  qu'il  réfléchit,  humectées  par  la  neige,  qui,  même  en  été,  blan- 
chit souvent  ces  cimes,  et  fond  rapidement  dès  que  le  soleil  luit  pen- 
dant deux  ou  trois  jours.  En  quelques  semaines,  elles  accomplissent 
toutes  les  phases  de  leur  végétation;  j'y  ai  recueilli  dix-neuf  plantes 
phanérogames  en  trois  ascensions.  M.  Venance  Payot  ayant  ajouté 
cinq  espèces  à  cette  liste,  il  existe  vingt- quatre  plantes  à  fleurs 
aux  Grands-Mulets  (1).  A  ces  vingt-quatre  espèces  phanérogames  il 
faut  ajouter  encore  vingt-six  espèces  de  mousses,  deux  hépatiques 
et  trente  lichens,  ce  qui  porte  à  quatre-vingt-deux  le  nombre  total 
des  plantes  qui  croissent  sur  ces  rochers  isolés  au  milieu  d'une  mer 
de  glace  et  dépourvus  en  apparence  de  toute  végétation.  Qui  le 
croirait?  ces  plantes  servent  de  nourriture  à  un  rongeur,  le  campa- 
gnol des  neiges  (2),  celui  de  tous  les  mammifères  qui  s'élève  le  plus 
haut  sur  les  Alpes,  tandis  que  ses  congénères  sont  presque  tous 
des  habitans  de  la  plaine. 

D'autres  études  réclamaient  nos  instans;  nous  fîmes  avec  soin 
l'expérience  de  l'ébullition  de  l'eau  avec  l'appareil  recommandé 
par  M.  Piegnault.  Vérifiant  d'abord  le  zéro  ou  point  de  glace  fon- 
dante en  plongeant  le  thermomètre  dans  de  la  neige  en  fusion  pour 
le  vérifier  de  nouveau  après  l'expérience,  nous  le  placions  ensuite 
dans  un  appareil  disposé  de  la  manière  suivante  :  sur  un  vase  en 
fer-blanc  contenant  l'eau  qu'une  lampe  à  alcool  doit  amener  à  l'é- 
bullition s'adaptent  exactement  deux  tubes  également  en  fer-blanc 
emboîtés  l'un  dans  l'autre,  mais  séparés  par  un  intervalle  de 
15  millimètres  environ.  Le  thermomètre,  plongé  dans  le  tube  in- 
térieur et  traversant  à  son  extrémité  le  bouchon  qui  le  ferme ,  est 

(i)  Voici  la  liste  de  ces  plantes  :  Draba  fladnizensis,  Wulf.;  D.  frigida,  Gaud.;  Car- 
damine  bellidifoUa,  L.;  C.  resedifuUa,  Saut.;  Silène  acaulis ,  L.;  PotentUla  frigida, 
Vill.;  Phyteuma  heinisphericum,  L.;  Pyrethrum  alpinum,  Willd.;  Erigeron  uniflorus, 
L.;  Saxifraga  bryoides,  L.;  S.  groenlandica,  L.;  5.  miiscoides,  Auct.;  S.  oppositifolia, 
L.;  Androsace  helvelica,  Gaud.;  A.  pitbescens,  D.  C;  Gentiana  verna,  L.;  Luzula  spi- 
cata,  D.  C;  Festuca  Ilalleri,  Vill.;  Poa  laxa,  Haencke;  P.  cœsia,  Sm.;  P.  alpina  var 
vivipara,  L.;  Trisetum  subspicatiim ,  Pal.  Beauv.;  Agr'ostis  rupeslris,  Ail.;  Carex  nigra, 
AU. 

('2)  Arvicola  nivalis,  Mart. 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  391 

entièrement  entouré  de  vapeur  d'eau,  et  celle-ci  remplit  l'intervalle 
des  deux  tubes  avant  de  s'échapper  à  l'extérieur  par  un  orifice  la- 
téral. Cette  enveloppe  de  vapeur  chaude  sans  cesse  renouvelée  dé- 
fend la  colonne  de  vapeur  intérieure  contre  l'action  du  froid  de  l'air 
ambiant,  et  la  maintient  à  une  température  constante.  Nous  trou- 
vâmes que  l'eau  bouillait  à  la  température  90°,  17  sous  une  pression 
barométrique  de  529""", 69.  A  Paris,  le  lu  juillet,  le  baromètre  ac- 
cusant une  pression  atmosphérique  de  756"'", 85,  le  degré  d'ébul- 
lition  de  l'eau  était  de  99°, 88. 

Bravais  s'était  imposé  la  tâche  de  mesurer  les  variations  de  l'in- 
tensité magnétique  avec  la  hauteur.  Pour  cela,  on  emploie  une 
boussole  dans  laquelle  une  aiguille  est  suspendue  horizontalement 
à  un  fil  de  soie  non  tordu.  On  fait  osciller  cette  aiguille  pendant 
une  série  d'intervalles  de  temps  parfaitement  égaux,  et  du  nombre 
des  oscillations  on  conclut,  après  des  corrections  infinies  et  d'une 
minutie  extrême,  à  l'intensité  relative  de  la  force  magnétique  du 
lieu  comparée  à  celle  de  Paris  prise  pour  unité.  On  comprend  l'im- 
portance de  ces  mesures,  qui  nous  dévoileront  un  jour  les  lois  encore 
mystérieuses  des  courans  qui  circulent  autour  du  globe  terrestre, 
aimant  colossal  dont  les  deux  pôles  ne  coïncident  pas  avec  les  deux 
extrémités  de  l'axe  idéal  autour  duquel  la  terre  décrit  sa  résolution 
quotidienne. 

Cependant  le  soleil  s'approchait  de  l'horizon;  déjà  il  avait  disparu 
derrière  les  monts  Vergi  :  les  vallées  de  Sallenche  et  de  Chamounix 
étaient  depuis  longtemps  dans  l'ombre,  tandis  que  les  pointes  gra- 
nitiques voisines  prenaient  la  teinte  du  fer  rouge;  bientôt  l'Aiguille- 
de-Varens  et  les  rochers  des  Fiz  s'éteignirent,  l'ombre  gagnait  les 
glaciers  du  Mont-Blanc.  Ces  neiges,  si  lumineuses  un  instant  aupa- 
ravant, prirent  la  teinte  terne  et  livide  d'un  cadavre;  le  froid  de  la 
mort  semblait  envahir  ces  régions  avec  l'obscurité  et  en  révéler 
toute  l'horreur.  L'Aiguille-du-Goûté,  les  Monts-Maudits  pâlirent 
successivement;  la  cime  du  Mont-Blanc  resta  seule  éclairée  pendant 
quelque  temps  encore,  puis  la  teinte  rose  fit  place  à  la  teinte  livide, 
comme  si  la  vie  l'eût  abandonnée  à  son  tour.  Vers  l'horizon ,  au- 
dessus  de  la  mer  de  nuages,  le  ciel  paraissait  d'une  couleur  vert- 
clair,  résultat  de  la  combinaison  des  rayons  rouges  du  soleil  avec 
le  bleu  de  la  voûte  céleste;  mais  les  contours  des  nuages  isolés 
étaient  circonscrits  par  un  liséré  du  jaune  le  plus  vif.  Dans  ces 
hautes  régions,  il  n'y  a  point  de  crépuscule;  la  nuit  succède  brus- 
quement au  jour.  Nous  nous  retirâmes  derrière  un  mur  en  pierres 
sèches  construit  devant  une  cavité.  Nos  guides  étaient  groupés  sur 
les  gradins  du  rocher  autour  de  petits  feux  alimentés  avec  du  bois 
de  genévrier  qu'ils  avaient  rapporté  des  environs  de  la  Pierre-de- 
r Échelle.  Ils  entonnaient  à  l'unisson  des  chants  lents  et  monotones, 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  empruntaient  au  lieu  de  la  scène  un  charme  mélancolique.  Peu 
à  peu  les  chants  cessèrent,  les  feux  s'éteignirent,  et  l'on  n'enten- 
dit plus  rien  que  le  bruit  de  quelques  avalanches  tombées  des  hau- 
teurs voisines.  Bientôt  la  lune  se  leva  derrière  les  Monts-Maudits, 
et,  rasant,  invisible  pour  nous,  le  Dôme-du-Goûté,  elle  en  éclaira 
les  neiges  d'une  lueur  phosphorescente  des  plus  étranges.  Quand 
elle  se  dégagea  de  l'Aiguille-du-Goûté,  elle  était  entourée  d'une 
auréole  verdâtre  qui  se  détachait  sur  un  ciel  noir  comme  de  l'encre. 
Les  étoiles  scintillaient  fortement.  Le  vent  ne  s'était  point  calmé,  il 
soufflait  par  brusques  rafales  suivies  d'un  instant  de  calme.  Tout 
nous  annonçait  du  mauvais  temps  pour  le  lendemain,  mais  personne 
ne  songeait  au  retour;  nous  voulions  épuiser  notre  chance  jusqu'au 
bout ,  et  ne  reculer  qu'au  moment  où  il  nous  serait  impossible  de 
continuer  l'ascension. 

Le  lendemain,  pendant  que  nous  étions  occupés  à  égaliser  de 
nouveau  les  charges  de  nos  porteurs,  qui  avaient  échangé  leurs 
fardeaux  respectifs,  j'aperçus  tout  à  coup  un  vieillard,  à  nous  in- 
connu, qui  gravissait  lentement  la  pente  qui  conduit  au  Petit-Pla- 
teau :  courbé  sur  la  neige,  s' aidant  quelquefois  des  mains  pour  se 
maintenir,  il  montait  lentement,  mais  de  ce  pas  égal  et  mesuré  qui 
dénote  un  montagnard  exercé.  Ce  vieillard,  c'était  Marie  Gouttet, 
âgé  de  quatre-vingts  ans,  qui  dans  sa  jeunesse  avait  servi  de  guide 
à  de  Saussure.  Jadis  il  était  d'une  agilité  qui  l'avait  fait  surnommer 
le  chamois.  Il  méritait  son  sobriquet  :  nul  n'était  plus  intrépide. 
Un  jour  il  accompagnait  un  voyageur  anglais  dans  une  course  dif- 
ficile. L'Anglais  conservait  cet  air  de  flegme  et  d'indifférence  qui  ca- 
ractérise un  vrai  gentleman.  La  vue  des  passages  les  plus  scabreux 
ne  lui  arrachait  ni  un  geste  d'étonnement,  ni  un  mot  qui  trahît  la 
moindre  hésitation.  Irrité  de  ce  sang-froid  imperturbable,  Gouttet 
avise  un  pin  cembro  qui  s'avançait  horizontalement  au-dessus  d'un 
escarpement  de  300  mètres  de  hauteur;  il  marche  hardiment  le 
long  du  tronc,  et  quand  il  est  à  l'extrémité,  il  se  couche  dessus, 
puis  se  suspend  par  les  pieds  au-dessus  du  précipice.  L'Anglais  le 
regarda  tranquillement,  et  quand  Gouttet  revint  auprès  de  lui,  il  lui 
donna  une  pièce  d'or  à  la  condition  qu'il  ne  recommencerait  pas. 
Tel  était  dans  sa  jeunesse  l'homme  qui  nous  devançait  sur  les  pentes 
inférieures  au  Petit-Plateau.  Son  intelligence  s'était  affaiblie  avant 
son  corps  :  il  croyait  avoir  trouvé  un  nouveau  chemin  pour  parve- 
nir à  la  cime  du  Mont-Blanc,  et  se  recommandait  comme  guide  à 
tous  les  voyageurs  qui  tentaient  l'ascension.  Quoique  son  offre  fût 
repoussée,  il  les  accompagnait  en  guise  de  volontaire  jusqu'à  une 
certaine  hauteur  pour  leur  démontrer  l'excellence  de  la  route  im- 
praticable qu'il  avait  rêvée.  Gonnaissant  la  monomanie  du  vieillard, 
nous  lui  avions  caché  soigneusement  le  jour  de  notre  départ;  mais, 


ASCENSIONS    AU    MONT-BLANC.  393 

ayant  su  que  nous  étions  aux  Grands-Mulets,  il  s'était  mis  en  mar- 
che le  soir  même,  avait  traversé  le  glacier  et  vers  minuit  arrivait  à 
notre  bivouac,  où  il  prenait  place  autour  du  feu  des  guides.  A  l'aube, 
il  était  parti  le  premier  pour  frayer  la  route. 

Vers  six  heures,  nous  étions  en  marche  à  notre  tour.  A  partir 
des  Grands-Mulets,  on  met  le  pied  sur  la  glace  pour  ne  plus  la 
quitter.  La  caravane  formait  une  longue  file  décrivant  de  nombreux 
zigzags.  Les  guides  se  relayaient  tour  à  tour  pour  prendre  la  tête 
et  tracer  un  sillon  dans  la  neige.  Nous  montâmes  ainsi  sans  nous 
arrêter  pendant  deux  heures,  puis  nous  Omes  halte  pour  manger 
avant  de  traverser  le  Petit-Plateau.  On  nomme  ainsi  une  plaine 
étroite  de  800  mètres  de  long;  vers  le  sud-ouest,  elle  est  dominée 
par  les  escarpemens  du  Dôme-du-Goùté  :  ceux-ci  se  composent  de 
protogine  et  de  schistes  chlorités  très  inclinés  auxquels  la  neige 
n'adhère  que  d'une  manière  imparfaite.  L'escarpement  est  en  outre 
surmonté  d'une  muraille  perpendiculaire  de  glace  divisée  en  séracs 
ou  hérissée  d'aiguilles.  Aussi  le  Petit-Plateau  est-il  habituellement 
balayé  par  les  avalanches.  Tantôt  c'est  une  plaque  de  neige  durcie 
qui  glisse  le  long  de  l'escarpement  et  se  brise  en  mille  morceaux, 
tantôt  un  sérac  s'écroule  en  simulant  de  loin  une  blanche  cascade 
et  s'étend  en  éventail  sur  la  petite  plaine  qu'il  recouvre  en  entier. 
Il  s'agissait  donc  de  traverser  en  courant  ce  passage  dangereux; 
mais  les  blocs  de  glace,  débris  d'une  avalanche  déjà  ancienne,  re- 
tardaient notre  marche.  Arrivés  au  pied  de  la  nouvelle  pente  qui 
conduit  au  Grand-Plateau,  nous  y  trouvâmes  Marie  Couttet.  Le 
temps  était  devenu  de  plus  en  plus  menaçant,  les  rafales  de  vent 
se  succédaient  sans  interruption.  Quelques  grains  de  grésil  com- 
mençaient à  nous  fouetter  le  visage.  Le  vieux  montagnard  comprit 
que  l'orage  approchait  :  sans  dire  un  mot,  il  se  mit  à  descendre  ra- 
pidement sur  nos  traces,  encore  empreintes  dans  la  neige,  et  disparut 
bientôt  dans  les  nuages  qui  assiégeaient  les  flancs  de  la  montagne. 

Arrivés  au  haut  de  la  pente ,  nous  nous  trouvâmes  sur  le  bord  de 
l'une  de  ces  profondes  crevasses  que  les  montagnards  savoisiens  dé- 
signent sous  le  nom  de  rimayes.  Il  était  impossible  de  la  franchir  ; 
nous  y  descendîmes  donc  et  remontâmes  du  côté  opposé.  Une  fois 
à  l'autre  bord",  nous  étions  au  Grand-Plateau.  C'est  un  vaste  cirque 
de  neige  et  de  glace  dont  le  fond  est  un  plan  relevé  vers  le  sud  ; 
mais  nous  entrevîmes  à  peine  la  configuration  des  lieux.  Avant  que 
nous  pussions  nous  reconnaître,  les  nuages  nous  avaient  complè- 
tement enveloppés,  et  la  neige  tourbillonnait  autour  de  nos  têtes. 
Il  n'y  avait  pas  à  hésiter,  il  fallait  ou  redescendre  immédiatement 
ou  dresser  notre  tente.  Deux  porteurs ,  Auguste  Simond  et  Jean 
Cachât,  s'offrirent  pour  rester  avec  les  trois  guides  et  nous.  Les 
autres  jetèrent  leurs  fardeaux  sur  la  neige  et  se  précipitèrent  en 


39i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

hâte  vers  le  Petit-Plateau;  ils  disparaissaient  comme  des  ombres 
dans  la  brume,  qui  s'épaississait  de  plus  en  plus.  Restés  seuls, 
nous  commençâmes  à  enlever  la  neige,  à  une  profondeur  de  trente 
centimètres,  dans  un  espace  rectangulaire  de  quatre  mètres  de 
long  sur  deux  de  large;  puis,  guidés  par  un  rectangle  en  corde 
préparé  d'avance,  dont  chaque  nœud  correspondait  à  un  des  piquets 
de  la  tente ,  nous  plantâmes  dans  la  neige  de  longues  et  fortes 
chevilles  en  bois  dont  la  tète  était  munie  d'un  crochet.  Cela  fait,  la 
tente  fut  élevée  sur  la  traverse  et  les  deux  supports  qui  devaient 
la  soutenir  ;  les  boucles  des  cordes  furent  passées  autour  de  la  tête 
des  chevilles.  La  tente  dressée,  nous  nous  hâtâmes  d'y  mettre  à 
l'abri  nos  instrumens  d'abord,  puis  les  vivres.  Bien  nous  en  prit  de 
nous  hâter,  car  plusieurs  bouteilles  de  vin  laissées  dehors  ne  pu- 
rent être  retrouvées.  Au  bout  d'une  heure,  la  neige  qui  tombait 
et  celle  que  le  vent  apportait  les  avaient  recouvertes  à  l'envi.  Dans 
latente,  nous  avions  improvisé  un  parquet  avec  de  légères  planches 
de  sapin  posées  sur  la  neige.  Nos  guides  étaient  à  une  extrémité  de 
la  tente,  nous  à  l'autre.  L'espace  était  étroit;  on  ne  pouvait  se  tenir 
debout,  il  fallait  se  tenir  assis  ou  couché.  La  cuisine  était  au  milieu. 
Notre  premier  soin  fut  de  faire  fondre  de  la  neige  dans  un  vase 
échauffé  par  la  flamme  d'une  lampe  à  l'esprit-de-vin ,  car  à  ces 
hauteurs  le  charbon  brûle  fort  mal.  Bravais  eut  l'heureuse  idée  de 
verser  cette  eau  sur  les  piquets  de  la  tente,  l'eau  gela,  et,  au  lieu 
d'être  enfoncés  dans  une  neige  meuble,  ces  piquets  furent  pris  dans 
des  masses  de  glace  compacte.  En  outre  une  corde,  fixée  au  boulon 
qui  joignait  la  traverse  de  la  tente  à  l'un  des  supports  verticaux  et 
attachée,  en  guise  de  hauban,  du  côté  d'où  venait  le  vent,  fut  amar- 
rée fortement  à  deux  bâtons  enfoncés  dans  la  neige.  Ces  précautions 
prises,  nous  n'avions  qu'à  attendre.  Toute  observation  était  impos- 
sible, sauf  celle  du  baromètre  dans  la  tente  et  d'un  thermomètre  au 
dehors  :  celui-ci  marquait  2°, 7  au-dessous  de  zéro  à  notre  arrivée; 
à  deux  heures,  il  était  descendu  à  —  li'\0,  à  cinq  heures  à  —  5°, 8. 
Cependant  la  nuit  était  venue,  nous  avions  allumé  une  lanterne  qui, 
suspendue  au-dessus  de  nos  têtes,  éclairait  notre  petit  intérieur. 
Les  guides,  entassés  les  uns  sur  les  autres,  causaient  à  voix  basse 
ou  dormaient  aussi  tranquillement  que  dans  leur  lit.  Le  vent  redou- 
blait de  violence,  il  soufflait  par  rafales  interrompues  par  ces  mo- 
mens  de  calme  profond  qui  avaient  tant  étonné  de  Saussure  lorsqu'il 
se  trouvait  au  Col -du- Géant  dans  des  circonstances  entièrement 
semblables.  La  tempête  tourbillonnait  dans  le  vaste  amphithéâtre  de 
neige  au  bord  duquel  notre  petite  tente  était  placée.  Véritable  ava- 
lanche d'air,  le  vent  paraissait  tomber  sur  nous  du  haut  du  Mont- 
Blanc.  Alors  la  toile  de  la  tente  se  gonflait  comme  une  voile  enflée 
par  la  brise,  les  supports  fléchissaient  et  vibraient  comme  des 


ASCENSIONS    AU    MONT-BLANC.  395 

cordes  de  violon,  la  traverse  horizontale  se  courbait.  Instinctive- 
ment nous  soutenions  la  toile  avec  le  dos  pendant  tout  le  temps 
que  durait  la  rafale,  car  notre  salut  dépendait  de  la  solidité  de  cet 
abri  protecteur;  en  faisant  quelques  pas  au  dehors,  nous  pouvions 
nous  former  une  idée  de  ce  que  nous  deviendrions,  s'il  nous  était 
enlevé.  Jamais  auparavant  je  n'avais  compris  comment  des  voya- 
geurs pleins  de  vigueur  et  de  santé  avaient  péri  à  quelques  pas  de 
l'endroit  où  la  tourmente  était  venue  les  surprendre;  je  le  compris 
ce  jour-là. 

Sous  la  tente,  le  froid  était  supportable.  Le  thermomètre  oscillait 
entre  2"  et  3°  au-dessus  de  zéro.  Nos  vêtemens  en  peau  de  chèvre 
et  nos  sacs  en  peau  de  mouton  nous  protégeaient  suffisamment, 
quoique  le  poil  de  la  pelisse  restât  attaché  par  la  glace  à  la  toile 
de  la  tente.  Pendant  la  nuit,  le  vent  diminua  de  violence;  malheu- 
reusement la  neige  continuait  à  tomber,  la  température  baissait 
toujours,  et  à  cinq  heures  et  demie  du  matin  le  thermomètre  mar- 
quait —  12°, 1.  Il  était  tombé  cinquante  centimètres  de  neige,  mais 
la  toile  de  la  tente  n'en  était  pas  couverte,  le  vent  l'avait  balayée; 
il  continuait  à  chasser  horizontalement  le  grésil  et  la  neige  du 
Grand-Plateau.  Le  baromètre  se  tenait  aussi  bas  que  la  veille.  Dans 
une  éclaircie,  nous  vîmes  les  sommets  du  Mont-Blanc,  des  Monts- 
Maudits  et  du  Dromadaire,  tous  terminés  par  une  aigrette  blanche 
dirigée  vers  le  nord-est;  c'était  la  neige  que  le  vent  du  sud-ouest 
chassait  à  travers  les  airs. 

Monter  à  la  cime  eût  été  impossible  :  sur  le  Grand-Plateau  même, 
nous  étions  condamnés  à  l'immobilité.  Nous  prîmes  donc  notre 
parti,  et  après  avoir  rangé  nos  instrumens  dans  la  tente,  nous  en 
bouchâmes  l'entrée  avec  de  la  neige  :  il  était  sept  heures  du  matin, 
et  le  thermomètre  marquait  encore  7  degrés  au-dessous  de  zéro. 
La  neige  récemment  tombée  ayant  caché  toutes  les  fentes  et  toutes 
les  crevasses ,  nous  nous  attachâmes  à  la  même  corde  et  redescen- 
dîmes rapidement  aux  Grands -Mulets.  Après  quelques  instans  de 
repos,  nous  traversâmes  le  glacier  des  Bossons.  L'étroit  sentier  qui 
conduit  aux  Pierres- Pointues,  couvert  par  la  neige  fraîche,  était 
devenu  glissant  et  difficile.  La  neige  était  tombée  plus  bas  encore, 
jusqu'à  l'endroit  appelé  les  Barmes-dessous,  à  780  mètres  seulement 
au-dessus  de  Chamounix.  Notre  retour  rassura  tout  le  monde;  le 
mauvais  temps  avait  régné  dans  la  vallée  comme  sur  les  sommets, 
et  le  bruit  s'était  répandu  que  nous  avions  tous  péri.  Ces  alarmistes 
ignoraient  que  nous  avions  emporté  la  tente  de  campement,  qui  nous 
avait  garantis  de  la  neige,  du  vent  et  du  froid  pendant  la  terrible 
nuit  du  1"  au  2  août. 

Revenus  à  Chamounix,  nous  fîmes  des  courses  dans  la  vallée  pour 
é-tudier  les  anciennes  moraines  dont  elle  est  encombrée;  chaque 


396  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jour  aussi,  nous  constations  à  l'aide  d'une  longue-vue  que  la  tente 
qui  abritait  nos  précieux  instrumens  sur  le  Grand-Plateau  était  en- 
core debout.  Le  6  août,  le  temps  parut  se  rasséréner,  le  baromètre 
était  plus  haut  de  trois  millimètres  qu'avant  la  première  ascension. 
Le  vent  de  sud-ouest  régnait  toujours  sur  les  hauteurs.  Notre  con- 
fiance n'était  pas  entière,  mais  nous  avions  peur  de  manquer  une 
série  de  quelques  beaux  jours.  Nous  repartîmes  donc  le  7  août, 
à  sept  heures  et  demie  du  matin.  La  marche  sur  le  glacier  était 
plus  difficile  qu'à  la  première  ascension,  on  enfonçait  à  chaque  pas 
dans  la  neige  nouvelle;  le  guide  qui  frayait  la  trace  se  fatiguait 
promptement,  surtout  à  partir  des  Grands-Mulets.  A  six  heures  et 
demie  du  soir,  nous  arrivions  au  Grand-Plateau.  La  tente  était  de- 
bout, les  instrumens  intacts;  mais  à  peine  les  avions -nous  pas- 
sés en  revue  que  la  neige  se  remit  à  tomber  comme  la  première 
fois,  le  vent  de  sud -ouest  fraîchit,  le  tonnerre  gronda,  et  un  vio- 
lent orage  éclata  sur  le  Grand -Plateau.  Nous  construisîmes  à  la 
hâte  un  paratonnerre  au  moyen  d'un  bâton  de  montagne,  auquel 
nous  fixâmes  une  chaîne  métallique.  Le  bâton  fut  enfoncé  la  pointe 
en  haut  près  de  la  tente,  et  l'extrémité  de  la  chaîne  enfouie  dans  la 
neige.  La  précaution  n'était  pas  inutile;  les  coups  de  tonnerre  écla- 
taient presque  en  même  temps  que  l'éclair.  Par  l'intervalle  très  court 
qui  les  séparait,  nous  jugeâmes  que  la  foudre  devait  frapper  les  som- 
mités voisines  à  un  kilomètre  de  distance  environ.  A  notre  grand 
étonnement,  le  tonnerre  ne  roulait  pas,  c'était  un  coup  sec  comme 
la  détonation  d'une  arme  à  feu.  Cette  nuit  se  passa  comme  la  pre- 
mière; les  rafales  étaient  peut-être  un  peu  moins  violentes,  mais 
nous  courions  la  chance  d'être  foudroyés.  La  tente,  raidie  par  la  ge- 
lée, fermait  mal,  et  une  neige  fine,  semblable  à  du  grésil,  pénétrait 
à  l'intérieur.  Le  thermomètre  descendit  à  —  6", 3.  Le  jour  parut, 
mais  le  mauvais  temps  n'avait  pas  cessé;  la  n.eige  devint  plus  abon- 
dante, il  en  tomba  33  centimètres  en  une  heure.  Confinés  dans  la 
tente,  nous  observions  le  baromètre,  le  thermomètre,  et  fîmes  l'ex- 
périence de  l'ébullition  de  l'eau.  Vainement  nous  attendions  que 
le  temps  se  remît  :  nos  hommes  paraissaient  inquiets,  et  vers  trois 
heures  de  l'après-midi  le  guide-chef  Mugnier  nous  déclara  que  la 
neige  s'accumulait  (il  en  était  tombé  66  centimètres  depuis  la 
veille),  que  déjà  les  traces  de  trois  de  nos  porteurs  qui  étaient  re- 
descendus le  matin  ne  se  voyaient  plus,  et  que  le  lendemain  la  des- 
cente serait  peut-être  impossible.  11  fallut  se  résigner  une  seconde 
fois.  Les  trois  premiers  guides  s'attachèrent  à  une  corde  et  plongè- 
rent dans  le  brouillard  pour  frayer  la  route  à  ceux  qui  les  suivaient. 
La  brume  était  si  épaisse  qu'on  ne  pouvait  rien  distinguer  à  vingt 
pas  devant  soi;  le  vent  nous  chassait  dans  le  visage  une  neige  fine 
et  glacée,  piquante  comme  des  pointes  d'épingle.  11  semblait  impos- 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  397 

sible  de  trouver  son  chemin  dans  ce  brouillard,  mais  Mugnier  n'hé- 
sitait pas.  Nous  descendions  toujours,  lorsque  tout  à  coup  nous  vîmes 
se  dresser  devant  nous  des  rochers  que  nous  ne  connaissions  pas; 
vus  à  travers  le  brouillard,  ils  paraissaient  d'une  hauteur  prodi- 
gieuse. Nous  nous  arrêtâmes,  croyant  être  égarés;  presque  aussi- 
tôt la  brume  se  dissipe,  et  les  rochers  reviennent  à  leurs  dimen- 
sions naturelles.  C'étaient  les  Grands- Mulets;  le  mur  en  pierres 
sèches  était  devant  nous  :  nous  y  prîmes  quelques  instans  de  re- 
pos, et  à  neuf  heures  du  soir  nous  étions  de  retour  à  Chamounix. 
Ce  second  échec  ne  nous  découragea  point;  il  fallait  opposer  la 
constance  dans  la  résolution  à  l'inconstance  du  temps.  Nous  nous 
considérions  comme  engagés  envers  le  public,  que  des  indiscrétions 
avaient  informé  de  nos  projets,  et  envers  le  ministre  qui  les  avait 
favorisés.  Hasarder  l'ascension  du  Mont-Blanc  par  des  temps  équi- 
voques dans  l'espoir  de  quelques  belles  journées  est  une  illusion  qui 
a  déjà  trompé  bien  des  voyageurs.  Ces  temps  permettent  des  ex- 
cursions dans  la  vallée;  mais,  pour  s'élever  à  de  grandes  hauteurs, 
il  faut  un  beau  temps  fixe,  assuré,  un  air  calme  et  frais,  un  ciel 
bleu  sans  nuages,  des  vents  de  nord-est  ou  de  nord-ouest.  Le  ba- 
romètre ne  doit  point  être  au-dessous  de  675  millimètres  à  Cha- 
mounix, et  l'hygromètre  doit  indiquer  que  l'air  est  sec.  Alors  on 
peut  tenter  l'ascension;  sinon,  on  s'expose  à  des  déceptions  comme 
celles  que  nous  avons  éprouvées.  Nous  résolûmes  d'attendre  que 
toutes  ces  conditions  fussent  réalisées ,  et  nous  nous  décidâmes  à 
faire  le  tour  du  Mont-Blanc.  Je  désirais  comparer  directement  mon 
baromètre  avec  celui  de  l'hospice  du  Saint-Bernard  et  avec  celui  de 
M.  le  chanoine  Garrel  à  Aoste.  Auguste  Bravais  voulait  observer  l'in- 
tensité horizontale  des  forces  du  magnétisme  terrestre  et  constater 
les  anomalies  que  de  Saussure  a  cru  observer  autour  de  la  masse 
du  Mont-Blanc.  Notre  mauvaise  chance  ne  nous  quitta  pas,  et  pen- 
dant que  nous  étions  à  Aoste,  d'abondantes  chutes  de  neige  eurent 
lieu  sur  les  montagnes  dans  les  nuits  du  15  au  17  août.  Le  19,  nous 
étions  de  retour  à  Chamounix;  le  temps  s'améliorait,  et  enfin  le  25 
il  se  mit  tout  à  fait  au  beau  ;  le  baromètre  montait  d'une  manière 
continue,  le  nord-ouest  souillait  dans  les  régions  supérieures  de 
l'atmosphère.  Nous  savions  que  notre  tente  était  encore  debout  sur 
le  Grand- Plateau;  nous  l'avions  aperçue  du  haut  du  Breven,  mais 
elle  paraissait  ensevelie  dans  la  neige  du  côté  du  sud-ouest,  tandis 
que  la  face  opposée  semblait  complètement  dégarnie.  Certains  de  re- 
trouver nos  instrumens  en  bon  état,  nous  partîmes  pour  la  troisième 
fois  le  27  août,  à  minuit  et  demi.  La  lune  éclairait  notre  marche;  à 
trois  heures  et  demie ,  nous  étions  aux  Pierres-Pointues.  Le  ciel 
était  d'une  pureté  admirable,  quelques  brumes  isolées  reposaient 
sur  le  col  de  Balme  et  sur  les  monts  Vergi.  Une  fraîche  brise  des- 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cendante,  la  faible  scintillation  des  étoiles,  nous  promettaient  le 
beau  temps.  Castor  et  Pollux  brillaient  d'une  lumière  tranquille 
au-dessus  des  aiguilles  de  Gharmoz.  A  quatre  heures  et  demie,  nous 
atteignîmes  la  Pierre-de-l'Échelle  après  avoir  grimpé  en  tâtonnant 
au  milieu  des  blocs  erratiques  de  la  moraine  du  glacier  des  Bossons. 
Le  jour  commençait  à  poindre,  la  teinte  jaune  qui  précède  le  soleil 
apparaissait  à  l'orient,  une  légère  vapeur  remplissait  la  vallée  de 
Chamounix;  bientôt  la  teinte  jaune  devint  rose  ou  violette,  animant 
d'un  léger  reflet  les  neiges,  encore  pâles  des  ombres  de  la  nuit,  qui 
revêtent  le  Dôme-du-Goûté.  A  cinq  heures,  nous  entrâmes  sur  le  gla- 
cier des  Bossons.  Il  était  couvert  de  blocs  de  glace  tombés  de  celui 
de  l'Aiguille-du-Midi.  Les  séracs  que  nous  avions  admirés  s'étaient 
écroulés  et  avaient  brisé  l'échelle  abandonnée  dès  la  première  as- 
cension. Pour  arriver  aux  Grands-Mulets,  nous  traversâmes  un  pont 
étroit  de  neige,  et  nous  y  déjeunâmes  avec  un  appétit  aiguisé  par 
une  ascension  de  2,000  mètres.  A  dix  heures  un  quart,  nous  avions 
atteint  le  Petit-Plateau,  nous  le  traversâmes  rapidement,  et,  en 
montant  la  rampe  qui  conduit  au  Grand-Plateau,  nous  vîmes  avec 
joie  les  longues  lignes  du  Jura  couvertes  de  ces  nuages  arrondis, 
appelés  cumulus,  qui  pronostiquent  le  beau  temps.  A  150  mètres 
au-dessous  du  Grand-Plateau ,  le  lac  de  Genève  nous  apparut  dans 
le  nord-ouest  par-dessus  le  col  d'Anterne.  Il  était  onze  heures  au 
moment  où  ceux  qui  marchaient  les  premiers,  abordant  le  Grand- 
Plateau,  aperçurent  la  tente  :  elle  était  debout;  seulement  la  neige 
s'élevait  autour  d'elle  jusqu'à  l'",20.  Au  nord-est,  elle  pesait  sur  la 
toile;  au  sud-ouest,  le  rempart  de  neige  était  plus  élevé  encore,  mais 
séparé  de  la  tente  par  une  circonvallation.  Au  reste,  rien  n'était  brisé 
ni  déchiré.  Quand  on  eut  enlevé  la  neige,  elle  reprit  sa  forme  pri- 
mitive. Le  Grand-Plateau  nous  apparut  pour  la  première  fois  dans 
toute  sa  grandeur  :  c'est  un  vaste  cirque  ouvert  au  nord  et  dominé 
par  un  amphithéâtre  de  montagnes  qui  sont,  en  partant  de  l'est,  les 
Monts-Maudits,  l'aiguille  de  Saussui^e  (1),  les  Rochers-Rouges  infé- 
rieurs et  supérieurs,  le  sommet  du  Mont-Blanc,  la  Bosse-du-Dro- 
madaire  et  le  Dôme-du-Goûté.  La  roche  nue  est  rarement  visible  : 
de  puissans  revôtemens  de  glace  l'enveloppent  presque  partout,  et 
celle-ci  était  recouverte  de  plusieurs  couches  de  neige  récente.  Le 
fond  même  du  Grand-Plateau  est  un  glacier  traversé  par  ces  lon- 
gues et  larges  fentes  appelées  rimayes,  où  l'œil  peut  mesurer  l'é- 
paisseur de  la  glace  dans  le  cirque  dont  les  glaciers  des  Bossons 
et  de  Taconnay  sont  les  puissans  émissaires.  La  neige  tombée 

(1)  Nous  avons  ainsi  nommé  l'aiguille  la  plus  voisine  de  la  cime  du  Mont-BlanC': 
elle  porte  le  numéro  55  dans  le  dessin  de  la  chaîne  du  Mont-Blanc  vue  du  Breven  que 
donne  Vltinéraire  en  Suisse  de  M.  Adolphe  Jeanne. 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  399 

récemment  était  fine,  poussiéreuse,  d'une  admirable  blancheur; 
mais  dans  les  rimayes  on  observait  toutes  les  teintes  comprises 
entre  le  blanc  mat  et  le  bleu  le  plus  foncé.  Après  avoir  admiré  ce 
grand  spectacle  et  contemplé  avec  ravissement  au-dessus  de  nos 
têtes  l'azur  profond  du  ciel  pendant  qu'une  faible  brise  de  nord-est 
nous  caressait  le  visage  et  confirmait  les  espérances  que  la  vue  de 
l'horizon  nous  avait  inspirées,  les  guides  se  mirent  à  déblayer  la 
tente.  Ce  travail  était  pénible  :  chacun  d'eux  avait  à  peine  enlevé 
quelques  pelletées,  qu'il  s'arrêtait  pour  respirer;  un  secret  malaise 
se  traduisait  sur  toutes  les  physionomies,  l'appétit  était  nul.  Au- 
guste Simond,  le  plus  grand,  le  plus  fort,  le  plus  vaillant  des 
guides,  s'affaissa  sur  la  neige,  et  faillit  tomber  en  syncope  pendant 
que  le  docteur  Lepileur  lui  tâtait  le  pouls  (1);  c'étaient  les  effets  de 
la  raréfaction  de  l'air  joints  à  la  fatigue  et  à  l'insomnie  dont  chacun 
de  nous  était  plus  ou  moins  affecté.  Nous  étions  alors  à  près  de 
4,000  mètres  au-dessus  de  la  mer,  et  à  3,000  mètres  déjà  il  est  peu 
d'hommes  qui  ne  se  sentent  incommodés.  Je  ne  m'étonne  pas  que 
nous  ayons  ressenti  dans  cette  ascension  les  effets  de  la  raréfaction 
de  l'air,  qui  avaient  été  peu  marqués  dans  les  deux  premières.  Ja- 
mais nous  ne  nous  étions  élevés  si  vite  de  Chamounix  au  Grand- 
Plateau  :  partant  de  l,0/iO  mètres  au-dessus  de  la  mer,  nous  étions, 
après  dix  heures  et  demie  de  marche,  à  3,930  mètres;  c'est  une 
différence  de  niveau  de  2,890  mètres  franchie  en  moins  d'une  demi- 
journée.  Tout  malaise  disparaissait  quand  nous  cessions  d'agir.  La 
seule  souffrance  réelle  et  permanente  était  le  froid  aux  pieds.  A  cha- 
que pas,  nous  enfoncions  dans  la  neige  jusqu'aux  mollets,  et  la 
température  de  cette  neige  était  de  10  degrés  au-dessous  de  zéro 
à  deux  décimètres  do  profondeur. 

Après  avoir  mis  en  place  nos  instrumens  météorologiques,  baro- 
mètres, thermomètres,  suspendus  à  l'air  libre  ou  enfoncés  dans  la 
neige  à  diverses  profondeurs,  psychromètre  pour  estimer  l'humidité 
de  l'air,  nous  jetâmes  un  coup  d'œil  sur  le  panorama  qui  s'étendait 
au  nord  de  notre  station.  En  bas,  nous  apercevions  distinctement 
la  vallée  de  Chamounix,  l'Arve  serpentant  au  milieu  des  prairies, 
les  maisons  du  village,  parmi  lesquelles  nous  pouvions  distinguer 
l'hôtel  d'Angleterre,  où  M.  Camille  Bravais  faisait  des  observations 
qui  correspondaient  aux  nôtres,  comme  autrefois  Théodore  de  Saus- 
sure en  avait  fait  pendant  que  son  père  gravissait  le  Mont-Blanc.  Au 
loin,  le  panorama  était  magnifique,  et  cette  vue  mérite  les  fatigues 
de  l'ascension  pour  ceux  qui  ne  voudraient  pas  s'élever  jusqu'au 
sommet.  Dans  le  nord-est,  on  aperçoit  les  montagnes  qui  dominent 

(1)  Voyez  le  travail  de  ce  médecin  sur  les  phénomènes  physiologiques  qu'on  re- 
marque en  s'élevant  dans  les  Alpes  {Revue  médicale,  1845). 


ÛOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  ville  de  Sion,  puis  la  Dent-de-Morcles,  le  massif  imposant  de  la 
Dent-du-Midi,  les  Diablerets,  la  Tour-Saillière,  le  Buet,  —  au-des- 
sous et  plus  près  la  chaîne  des  Aiguilles-Rouges,  le  Breven,  les  ro- 
chers de  Fiz,  semblables  à  deux  murailles  se  rencontrant  à  angle 
droit,  les  aiguilles  de  Varens,  la  chaîne  des  monts  Vergi,  d'où 
s'élance  l'Aiguille-du-Reposoir,  et  la  pyramide  du  Môle,  coupant  en 
deux  la  portion  occidentale  du  lac  de  Genève,  —  au-delà  les  chaînes 
parallèles  du  Jura,  semblables  à  de  légers  ressauts  de  terrain,  enfin 
dans  le  vague  les  Vosges  et  les  plaines  de  la  France  se  confondant 
avec  l'horizon. 

Nous  passâmes  une  bonne  nuit  sous  notre  tente.  Le  bruit  des 
avalanches  qui  tombaient  autour  de  nous  sur  le  Grand  et  le  Petit- 
Plateau,  l'obligation  de  continuer  nos  observations  météorologiques 
de  deux  heures  en  deux  heures  interrompaient  seuls  notre  som- 
meil. A  minuit,  le  thermomètre  à  l'air  libre  marquait  —  9°, 6, 
et  celui  couché  à  la  surface  de  la  neige  —  19°  9.  Cependant  nous 
n'avions  pas  froid  sous  la  tente,  grâce  à  nos  vêtemens  en  peau  de 
chèvre,  à  nos  sacs  en  peau  de  mouton  et  aux  planches  minces  qui 
nous  séparaient  de  la  neige.  Le  lendemain  matin,  nous  voulions 
partir  de  bonne  heure  pour  la  cime  du  Mont-Blanc.  Les  guides  s'y 
opposèrent  :  ils  craignaient  des  accidens  de  congélation  des  pieds 
et  voulaient  attendre  que  la  neige  fût  un  peu  réchauffée.  A  dix 
heures,  nous  quittâmes  la  tente  avec  Jean  Mugnier,  Michel  Couttet, 
Auguste  Simond,  Jean  Cachât,  Frasserand  et  Ambroise  Couttet,  nous 
dirigeant  vers  le  fond  du  cirque.  Arrivés  au  pied  des  escarpemens, 
nous  passâmes  sur  les  débris  d'une  avalanche  qui  était  tombée  la 
veille  du  Rocher-Rouge  supérieur;  mais,  au  lieu  de  nous  diriger 
jDar  le  Corridor  vers  ce  rocher,  nous  prîmes  le  chemin  de  Saussure, 
abandonné  depuis  l'accident  arrivé  le  19  août  1822  dans  une  tenta- 
tive faite  par  le  docteur  Hamel  et  le  colonel  Anderson  pour  s'élever 
à  la  cime  du  Mont-Blanc.  Comme  nous,  ils  marchaient  dans  la  rueige 
fraîchement  tombée  et  commençaient  à  escalader  la  pente  appelée 
la  côte,  que  nous  gravissions  à  notre  tour.  Cette  pente  est  très  raide, 
car  dans  quelques  points  elle  mesure  Z|3  degrés.  On  ne  peut  s'éle- 
ver qu'en  décrivant  des  zigzags.  Les  pas  des  voyageurs,  qui  se  sui- 
vaient à  la  file,  coupèrent  un  triangle  de  neige  superficielle  qui  se 
détacha  et  commença  de  glisser  sur  la  couche  sous-jacente.  Pierre 
Balmat,  Auguste  Tairraz  et  Pierre  Carrier  furent  entraînés  lente^ 
ment,  mais  irrésistiblement,  vers  une  crevasse  où  ils  s'engloutirent 
aux  yeux  de  leurs  compagnons  frappés  de  stupeur.  La  neige  qui 
descendait  avec  eux  tombait  en  cascade  dans  la  crevasse  et  les  en- 
sevelit vivans  dans  le  glacier.  Tout  secours  était  inutile  ;  les  survi- 
vans  redescendirent  désespérés  à  Chamounix.  Quelques  ossemens, 
des  débris  de  vêtemens,  une  lanterne  écrasée,  un  chapeau  de  feu- 


ASCENSIONS   AU   MONT-BLANC.  AOl 

tre,  appartenant  aux  trois  victimes,  ont  été  trouvés  à  la  surface  de 
la  partie  inférieure  du  glacier  des  Bossons  le  15  août  18(51;  ils 
avaient  mis  quarante  et  un  ans  pour  descendre  du  Grand-Plateau 
dans  la  vallée  de  Ghamounix.  Un  des  survivans  de  ce  terrible  acci- 
dent reconnut  les  objets  qui  avaient  appartenu  à  Pierre  Balmat, 
l'une  des  victimes  du  désastre. 

Nous  prîmes  les  précautions  que  la  prudence  indique.  Sans  être 
attachés  à  une  même  corde,  nous  nous  suivions  de  très  près,  et 
nous  avions  soin  que  les  angles  formés  par  nos  zigzags  eussent  une 
ouverture  de  15  degrés  au  moins.  Nous  enfoncions  jusqu'cà  mi-jambe 
dans  la  neige,  dont  la  température  était  toujours  de  —  11%0  à  un 
décimètre  de  profondeur.  La  raréfaction  de  l'air  et  l'épaisseur  de  la 
neige,  d'où  nous  étions  obligés  de  retirer  nos  jambes  à  chaque  in- 
stant, nous  forçaient  à  marcher  lentement;  tous  les  vingt  pas,  nous 
nous  arrêtions  essoufflés,  et  nous  sentions  nos  pieds  douloureuse- 
ment froids  et  près  de  se  congeler.  Pendant  nos  courtes  haltes,  nous 
les  frappions  avec  nos  bâtons  pour  les  réchauffer.  Gette  partie  de 
l'ascension  fut  très  pénible  :  cependant  un  beau  soleil  et  un  air 
calme  fiivorisaient  nos  efforts;  mais,  arrivés  à  la  pente  qui  sépare 
les  Piochers-Piouges  des  Petits-Mulets,  nous  aperçûmes  tout  à  coup 
les  montagnes  situées  au  sud  du  Mont-Blanc,  et  au-delà  les  plaines 
de  l'Italie.  Rien  ne  nous  abritait  plus  :  le  vent  du  nord-ouest,  in- 
sensible auparavant,  enleva  le  chapeau  de  Mugnier,  et,  quoique 
chaudement  vêtu,  je  me  crus  subitement  déshabillé,  tant  ce  vent 
était  froid  et  pénétrant.  Obliquant  à  droite,  nous  arrivâmes  bientôt 
aux  Petits-Mulets,  rochers  de  protogine  situés  à  130  mètres  seule- 
ment au-dessous  du  sommet.  Nous  touchions  au  but,  mais  nous 
marchions  lentement,  la  tête  baissée,  la  poitrine  haletante,  sembla- 
bles k  un  convoi  de  malades.  L'influence  de  la  raréfaction  de  l'air  se 
faisait  sentir  d'une  manière  pénible  :  à  chaque  instant,  la  colonne 
s'arrêtait.  Bravais  voulut  savoir  combien  de  temps  il  pourrait  mar- 
cher en  montant  le  plus  vite  possible  :  il  s'arrêta  au  trente-deuxième 
pas  sans  pouvoir  en  faire  un  de  plus.  Enfin  à  une  heure  trois  quarts 
nous  atteignîmes  ce  sommet  tant  désiré  :  il  est  formé  par  une  arête 
dirigée  de  l'est-nord-est  au  sud-sud-ouest;  cette  arête  n'était  pas 
tranchante,  comme  de  Saussure  Pavait  trouvée,  mais  d'une  largeur 
de  5  à  6  mètres.  Du  côté  du  nord,  elle  aboutissait  à  une  immense 
pente  de  neige  d'une  inclinaison  de  ZiO  à  Zi5  degrés,  qui  se  termine 
au  Grand-Plateau;  du  côté  du  midi,  elle  se  continuait  par  une  pe- 
tite surface  plane  parallèle  à  Parête,  inclinée  d'une  dizaine  de  de- 
grés et  large  de  100  mètres  environ.  Gette  surface  se  prolongeait 
vers  le  sud  en  se  rattachant  à  une  pente  rapide  interrompue  brus- 
quement au  niveau  des  grands  escarpemens  de  rochers  qui  domi- 

TOiiE  Lvi.  —  18G5.  26 


A02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nent  l'Allée -Blanche.  A  l'est,  l'arête  se  raccorde  avec  un  second 
sommet  appelé  le  Mont-lUanc-dc-Coiirimiycur,  et  moins  élevé  que 
la  cime  de  .50  à  60  mètres.  Au  milieu  de  cette  arête  se  trouve  le 
rocher  de  la  Tourette,  situé  à  80  mètres  seulement  au-dessous  du 
sommet  principal,  et  incontestablement  le  rocher  le  plus  élevé  de 
l'Europe.  A  l'ouest,  la  cime  se  relie  par  une  crête  tranchante  à  la 
Bosse-du-Dromadaire. 

111. 

Après  avoir  repris  haleine,  notre  premier  regard  fut  pour  l'im- 
mense panorama  qui  nous  entourait  :  je  ne  le  décrirai  pas  après  de 
Saussure.  Que  le  lecteur  prenne  une  carte  d'Europe  et  place  une 
pointe  de  compas  sur  le  sommet  du  Mont-Blanc,  l'autre  sur  la  ville 
de  Dijon,  et  trace  une  circonférence  dont  le  Mont-Blanc  soit  le 
centre.  Ce  cercle,  dont  le  diamètre  est  de  /i20  kilomètres,,  com- 
prendra toute  la  surface  terrestre  que  l'œil  peut  embrasser  du  haut 
du  Mont-Blanc;  mais  tout  n'est  pas  distinct,  et  au-delà  de  100  kilo- 
mètres les  objets,  voilés  par  le  hâle,  sont  confus  et  effacés.  Jusqu'à 
60  kilomètres,  tout  est  net  et  reconnaissable.  Les  points  rappro- 
chés me  frappèrent  d'abord.  Au-dessous  de  nous,  Chamounix  sem- 
blait plongé  au  fond  d'un  puits.  Le  jardin  de  la  Mer-de-Glace,  le 
Col-du-Géant,  la  superbe  Aiguille-du-Midi,  étaient  sous  nos  pieds. 
11  semblait  qu'on  aurait  pu  jeter  une  pierre  sur  le  col  de  la  Seigne. 
Le  Gramoat,  les  glaciers  de  Ruitor  se  dressaient  comme  des  rivaux 
du  Mont-Blanc,  et  au-delà  les  pics  décharnés  se  montraient  les  uns 
derrière  les  autres,  comparables  aux  arbres  d'une  forêt,  sans  ordre, 
sans  alignement  :  c'était  le  massif  immense  des  Alpes  piémontaises 
et  françaises  comprises  entre  Aoste  et  Briançon.  Le  théodolithe  fut 
installé  sur  le  sopunet,  et  Bravais  se  mit  à  relever  les  angles  que 
les  montagnes  les  plus  remarquables  forment  entre  elles  :  c'est  ce 
qui  s'appelle  un  panorama  géodésique  (i).  On  comprend  de  quelle 
importance  il  est  pour  la  géographie  mathématique  de  pouvoir  me- 
surer l'angle  que  font  entre  eux  deux  sommets  aperçus  du  haut 
d'un  troisième.  A  l'aide  de  ces  angles,  on  construit  un  réseau  tri- 
gonométrique,  base  de  toute  bonne  carte  de  géographie.  Une  cime 
culminante,  comme  celle  du  Mont-Blanc,  permet  d'estimer  direc- 
tement la  distance  angulaire  de  deux  montagnes  invisibles  simul- 
tanément de  tout  autre  point  de  la  surface  terrestre.  Si  le  Mont- 
Rose  n'avait  pas  été  malheureusement  caché  par  des  nuages.  Bravais 

(1)   Voyez  A.  Bravais,  le  Mont-Blanc,  ou  Description  de  la  vue  et  des  phénomènes 
qu'on  peut  apercevoir  de  son  sommet,  in-12. 


ASCENSIONS   AU   MONT-BLANC.  403 

aurait  obtenu  la  distance  angulaire  de  cette  montagne  au  Mont- 
Pelvoux  par  exemple,  comme  il  mesura  celle  du  pic  de  Belledonne, 
près  de  Grenoble,  à  la  Roche-Melon,  près  de  Turin,  et  du  Becco- 
di-Nonna,  qui  domine  la  ville  d'Aoste,  au  Pelvoux,  près  de  Briançon. 
Il  y  a  plus,  l'angle  de  dépression  de  ces  sommets  au-dessous  de 
la  ligne  horizontale  tangente  au  sommet  du  Mont-Blanc  combinée 
avec  la  distance  et  la  courbure  de  la  terre  lui  permit  de  calculer 
plus  tard  dans  son  cabinet  la  hauteur  relative  de  ces  sommets  : 
ainsi  la  distance  angulaire  du  Mont-Tabor  au-dessus  de  Modane  et 
duGrand-Som,  le  point  le  plus  élevé  de  la  Grande-Chartreuse  près 
de  Grenoble,  est  de  !il°,h(5'.  L'angle  de  dépression  du  Tabor  est  de 
1°,27',  ce  qui  donne  pour  la  hauteur  3,180  mètres.  Pour  le  Grand- 
Som,  le  même  angle  de  dépression  s'élève  à  2°, 2',  ce  qui,  vu  la 
distance,  permet  de  conclure  à  une  élévation  de  2,033  mètres  seu- 
lement. 

Comme  de  Saussure,  nous  fûmes  frappés  du  désordre  des  mon- 
tagnes qui  s'élèvent  au  sud  du  Mont-Blanc;  le  mot  de  chninc  leur 
est  inapplicable,  mais  celui  de  groupes  leur  convient  parfaitement, 
et  l'on  reconnaît  très  bien  ceux  de  l'Oisans  ou  du  Pelvoux ,  des 
Rousses,  des  Alpes  occidentales  comprises  entre  le  Drac  et  l'Arve, 
des  Aiguilles-Rouges  au-dessus  de  Chamounix,  et  enfin  du  Valais. 
Tous  ces  massifs  appartiennent  aux  terrains  cristallins,  granité,  pro- 
togine,  gneiss,  ou  aux  terrains  anciens,  schistes  métamorphiques, 
terrain  houiller,  etc.  Si  l'on  se  tourne  vers  le  nord,  l'aspect  est  tout 
différent  :  on  suit  les  chaînes  qui  se  prolongent  parallèlement  au  lac 
de  Genève,  celle  du  Jura  se  terminant  à  Touest  par  les  profils  de  la 
Grande-Chartreuse,  dont  l'horizontalité  contraste  avec  les  sommets 
aigus  et  déchirés  des  Alpes  françaises.  Avant  d'entrer  dans  le  bassin 
du  Léman,  le  Jura  se  dédouble  en  chaînons  parallèles  qui  longent  le 
lac  de  Neuchâtel  et  vont  expirer  au  pied  des  montagnes  de  la  Fo- 
rêt-Noire. En  Savoie,  au  sud  du  lac  de  Genève,  nous  comptâmes 
cinq  chaînons  dont  le  dernier  contient  la  montagne  des  Voirons.  Si 
l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  la  belle  carte  géologique  de  la  Haute- 
Savoie  que  M.  Alphonse  Favre  a  publiée  en  1862,  on  reconnaît  que 
ces  chaînes  appartiennent  aux  terrains  jurassiques,  crétacés  et  ter- 
tiaires. Nous  remarquâmes  encore  celles  des  Diablerets  et  du  Sim- 
menthal,  qui  appartiennent,  comme  celle  du  Chablais,  aux  terrain^ 
de  sédiment;  elles  sont  également  parallèles  entre  elles,  mais  se 
dirigent  vers  l'est. 

Nous  ne  pouvions  consacrer  tout  notre  temps  au  panorama;  il 
fallait  répéter  les  expériences  de  physique  faites  cinquante-sept 
ans  auparavant  par  de  Saussure,  en  particulier  celle  de  l'ébullition 
de  l'eau.  Comme  lui,  nous  eûmes  de  la  peine  à  faire  bouillir  l'eau 


hOIl  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

résultant  de  la  neige  fondue  :  la  température  de  l'air,  qui  était  à 
8  degrés  au-dessous  de  zéro,  et  la  brise,  qui  refroidissait  notre  vase 
en  fer-blanc,  empêchaient  le  liquide  d'arriver  à  la  température  de 
l'ébullition.  Bravais  prit  un  parti  héroïque  :  versant  l'alcool  sur  la 
lampe  allumée,  il  produisit  une  flamme  passagère,  mais  assez  forte 
pour  amener  l'eau  à  bouillir.  Le  thermomètre  marqua  8i",ZiO.  La 
colonne  barométrique,  mesure  de  la  pression  atmosphérique,  avait 
au  même  instant  une  longueur  de  Zi23""",7/i. 

Le  physicien,  étudiant  dans  son  cabinet  les  lois  qui  régissent  les 
forces  de  la  nature,  réalise  avec  des  appareils  compliqués  les  condi- 
tions nécessaires  pour  mettre  ces  lois  en  relief;  mais  on  ne  peut  les 
regarder  comme  définitivement  acquises  à  la  science  que  du  jour 
oii  l'exactitude  en  a  été  vérifiée  dans  la  nature  en  dehors  des  condi- 
tions nécessairement  artificielles  du  laboratoire.  La  tension  ou  force 
élastique  des  vapeurs  est  dans  ce  cas;  on  l'a  étudiée  en  faisant  va- 
rier la  pression  sous  laquelle  elle  s'engendrait  :  aussi  fûmes-nous 
heureux  de  constater  à  notre  retour  à  Paris  que  le  degré  d'ébulli- 
tion  observé  par  nous  au  sommet  du  Mont-Blanc  ne  différait  que 
d'un  vingtième  de  degré  centigrade  de  celui  constaté  par  M.  Re- 
gnault  dans  les  beaux  appareils  du  Collège  de  France.  Pour  le 
Grand- Plateau,  l'écart  était  d'un  centième,  aux  Grands-Mulets  et 
à  Chamounix  d'un  vingt-cinquième.  Des  différences  aussi  minimes 
prouvent  un  accord  complet,  et  les  tables  des  tensions  de  la  vapeur 
de  M.  Begnault  sont  l'expression  exacte  des  relations  qui  lient  les 
températures  aux  pressions.  La  même  année,  M.  Izarn  obtenait 
dans  les  Pyrénées  aux  environs  des  Eaux-Bonnes,  à  de  faibles  hau- 
teurs, des  résultats  qui,  comme  les  nôtres,  s'écartent  en  moyenne 
d'un  vingt-cinquième  de  degré  seulement  des  températures  obser- 
vées au  Collège  de  France. 

Un  rayon  solaire  tombant  sur  un  sommet  élevé  doit  être  plus 
chaud  que  celui  qui,  traversant  les  couches  les  plus  basses  et  par 
conséquent  les  plus  denses  de  l'atmosphère,  descend  jusque  dans 
la  plaine,  ces  couches  inférieures  absorbant  nécessairement  une 
quantité  notable  de  la  chaleur  du  rayon.  Ce  que  le  raisonnement 
faisait  prévoir,  la  simple  observation  le  confirme  déjcà.  Tous  les 
voyageurs  qui  s'élèvent  sur  les  hautes  montagnes  sont  surpris  de  la 
chaleur  extraordinaire  du  soleil  et  du  sol  comparée  à  la  basse  tem- 
pérature de  l'air  à  l'ombre.  Aux  Petits-Mulets,  à  /j,680  mètres  d'al- 
titude, la  neige  avait  fondu  au  contact  des  rochers  et  s'était  con- 
vertie en  glace  compacte  et  glissante.  Je  ne  pus  employer  dans  mes 
expériences  au  sommet  du  Mont-Blanc  les  instrumens  de  physique 
imaginés  par  Herschel  et  M.  Pouillet  :je  les  avais  laissés  au  Grand- 
Plateau;  mais  un  essai  très  simple  me  prouva  combien  la  chaleur 


ASCENSIONS    AU    MONT-CLANC.  ^05 

propre  des  rayons  solaires  était  supérieure  à  celle  de  l'air.  J'avais 
emporté  une  boîte  remplie  de  sable  siliceux  de  Fontainebleau  :  un 
thermomètre  placé  sur  ce  sable  et  légèrement  recouvert  par  lui  s'é- 
leva au  soleil  à  5  degrés  au-dessus  de  zéro,  tandis  que  le  thermo- 
mètre suspendu  à  l'air  libre  en  marquait  8  au-dessous.  C'était  une 
différence  de  13  degrés  entre  réchauffement  du  sable  et  celui  de 
l'air.  Les  expériences  correspondantes  faites  au  Grand-Plateau  et  à 
Ghamounix  avec  le  pyrhéliomètre  à  lentille  de  M.  Pouillet  montrè- 
rent que  la  chaleur  des  rayons  solaires  était  plus  forte  de  0",!^ 
à  O^ol  à  3,930  mètres  qu'cà  1,0/iO  au-dessus  de  la  mer,  quoiqu'à 
Ghamounix  la  température  de  l'air  à  l'ombre  fût  supérieure  de  IQ",! 
à  celle  de  l'air  du  Grand-Plateau. 

Bravais  mesura  l'intensité  horizontale  du  magnétisme  terrestre 
avec  la  même  aiguille  qu'il  avait  fait  osciller  à  Paris,  Orléans,  Dijon, 
Lyon,  Besançon,  Berne,  Bâle,  Soleure,  Thun,  Brienz,  sur  le  Faulhorn 
et  à  dix  stations  situées  autour  du  Mont-Blanc;  mais,  après  qu'il 
eut  soumis  ces  mesures  aux  calculs  les  plus  précis  et  les  plus  minu- 
tieux, l'induence  de  la  hauteur  sur  l'intensité  du  magnétisme  ter- 
restre ne  se  manifesta  pas  d'une  manière  évidente.  Aucune  loi  ne 
ressortissait  des  chiffres  obtenus  :  on  peut  seulement  affu-mer  que 
la  décroissance  de  la  force  horizontale  du  magnétisme  est  inférieure 
à  la  fraction  de  ~yù  P^^'  kilomètre  de  hauteur  verticale.  Le  même 
désaccord  existe  dans  les  résultats  déduits  par  un  savant  écossais, 
J.-D.  Forbes,  d'une  longue  séi-ie  d'observations  faites  dans  les  Alpes 
et  les  Pyrénées.  Que  conclure  de  ces  incertitudes?  Rien,  sinon  qu'il 
faut  perfectionner  les  moyens  d'étudier  les  forces  magnétiques.  Dès 
que  cette  condition  aura  été  remplie,  la  loi  se  manifestera;  c'est 
ainsi  que  la  science  nous  enseigne  elle-même  la  nature  des  lacunes 
qu'il  reste  à  combler,  et  nous  indique  le  genre  de  perfectionnement 
qu'elles  réclament. 

Pendant  les  cinq  heures  que  nous  passâmes  sur  le  sommet  du 
Mont-Blanc,  nous  observâmes  quatre  fois  la  hauteur  du  baromètre. 
La  hauteur  moyenne,  réduite  à  la  température  de  la  glace  fondante, 
fut  de  Zi2/i'"™,29.  La  température  du  mercure  était  au-dessous  de 
zéro,  et  même  à  six  heures  elle  était  tombée  à  — 11°, 0,  celle  de 
l'air  étant  à  —  11", 8.  Le  psychromètre,  instrument  destiné  à  mesu- 
rer le  degré  d'humidité  de  l'air,  nous  apprit  qu'il  était  sec,  car  il 
ne  contenait  que  57  pour  100  de  la  quantité  de  vapeur  d'eau  qui 
eût  été  nécessaire  pour  le  saturer  à  cette  basse  température-,  et 
changer  en  brouillard  la  vapeur  aqueuse  invisible  qui  existe  tou- 
jours en  certaines  proportions  dans  l'atmosphère.  Nos  observations 
barométriques  et  thermométriques  devaient  servir  à  contrôler  celles 
de  Saussure  et  les  mesures  géodésiques  du  Mont-Blanc  faites  anté- 


hOQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rieurement  par  Schuckburgh  en  1776,  Pictet  et  Tralles,  Carlini  et 
Plana  en  1822,  le  colonel  Gorabœuf  et  le  commandant  Delcros  en 
1823,  M.  Roger  de  Nyon  en  1828. 

Essayons  de  faire  comprendre  l'importance  de  ces  recherches. 
Pour  mesurer  la  hauteur  d'une  montagne,  l'observateur  a  le  choix 
entre  deux  méthodes,  la  méthode  géométrique  et  la  méthode  baro- 
métrique. La  première,  réduite  à  ses  élémens,  consiste  à  mesurer 
une  base,  c'est-à-dh'e  une  ligne  droite  d'une  longueur  convenable, 
sur  un  terrain  aussi  horizontal  que  possible.  Cette  base  mesurée,  il 
se  place  successivement  à  ses  deux  extrémités  avec  un  instrument, 
appelé  théodolithe,  propre  à  déterminer  en  degrés,  minutes  et  se- 
condes la  valeur  des  angles  que  le  sommet  de  la  montagne  fait  avec 
la  base  mesurée.  Recommençant  des  centaines  de  fois  cette  opéra- 
tion, il  obtient  un  triangle  dont  la  base  mesurée  et  les  deux  angles 
adjacens  sont  connus  :  le  triangle  est  donc  connu  lui-même,  et  par 
conséquent  la  hauteur  de  la  montagne.  Une  autre  méthode  consiste 
à  se  placer  sur  une  montagne  d'une  altitude  bien  déterminée,  et  à 
obtenir  avec  une  grande  exactitude  la  différence  de  hauteur  angulaire 
entre  cette  station  et  la  montagne  dont  on  veut  connaître  l'altitude. 
C'est  la  méthode  employée  par  Bravais  à  la  cime  du  Mont-Blanc  pour 
mesurer  simultanément  l'altitude  des  sommets  principaux  visibles 
du  haut  de  cet  observatoire.  En  apparence,  ces  deux  méthodes  sem- 
blent d'une  rigueur  absolue  comme  la  science  à  laquelle  on  les  a 
empruntées.  Cette  rigueur  n'est  qu'apparente.  La  ligne  qui  de  l'œil 
de  l'observateur  passe  à  travers  la  lunette  du  théodolithe  pour 
aboutir  au  sommet  dont  on  veut  estimer  la  hauteur  n'est  point  une 
ligne  droite  :  c'est  une  ligne  courbe,  une  trajectoire.  La  courbure 
de  cette  trajectoire  varie  avec  la  distance,  la  température,  l'humi- 
dité et  la  transparence  de  l'air,  non-seulement  tous  les  jours,  mais 
à  toutes  les  heures  de  la  journée.  La  position  apparente  du  sommet 
que  l'on  vise  change  à  chaque  instant  :  suivant  l'état  de  l'atmo- 
sphère, ce  sommet  semble  s'élever,  s'abaisser  ou  se  déplacer  latéra- 
lement. Sans  être  géomètre,  chacun  peut  s'en  assurer.  Qu'on  braque 
sur  un  sommet  éloigné  une  lunette  dont  l'objectif  soit  muni  de  deux 
fils  d'araignée  se  coupant  à  angle  droit  au  milieu  de  la  lentille, 
de  façon  que  la  pointe  coïncide  exactement  avec  l'entre -croise- 
ment des  fils  :  si  l'on  fixe  l'instrument  dans  cette  position,  et  qu'on 
yienne  mettre  l'œil  à  la  lunette  une  ou  deux  heures  après,  on  verra 
que  le  sommet  observé  ne  coïncidera  plus  avec  l'intersection  des  fils, 
mais  se  sera  déplacé.  On  donne  le  nom  de  réfraction  terrestre  à 
cette  propriété  de  notre  atmosphère  de  modifier  sans  cesse  la  cour- 
bure du  rayon  visuel  qui,  parti  de  notre  œil,  aboutit  aux  objets  éloi- 
gnés. C'est  pour  établir  une  compensation  entre  ces  erreurs  que  le 


ASCENSIONS    AU    MONT-BLANC.  h07 

géomètre  répète  des  centaines  de  fois  ses  mesures  angulaires.  Les 
plus  grands  mathématiciens  se  sont  efforcés  d'introduire  dans  les 
formules  qui  servent  à  calculer  la  hauteur  des  montagnes  mesurées 
géodésiquement  des  corrections  propres  à  éliminer  les  erreurs  dues 
à  la  réfraction  terrestre;  mais  cette  réfraction  variant  suivant  l'état 
de  l'atmosphère,  et  cet  état  n'étant  habituellement  connu  qu'à  la 
station  inférieure,  on  ignore  quelles  sont,  au  moment  où  l'on  vise 
la  cime,  les  conditions  atmosphériques  de  l'air  intermédiaire  et  de 
celui  dont  elle  est  entourée.  On  en  est  réduit  à  des  hypothèses  plus 
ou  moins  probables  :  de  là  des  inexactitudes  qui  enlèvent  aux  mé- 
thodes géodésiques  le  prestige  qu'elles  empruntent  aux  procédés 
rigoureux  dont  elles  font  usage.  Ce  prestige  a  longtemps  prévalu, 
et  les  mesures  des  hauteurs  de  montagne  par  le  baromètre  ont  été 
considérées  comme  nécessairement  inexactes,  tandis  que  les  mé- 
thodes géodésiques  passaient  pour  infaillibles.  Elles  le  sont  en  effet 
lorsque  des  mesures  répétées,  faites  suivant  différentes  méthodes, 
concordent  entre  elles.  C'est  ainsi  que  les  mesures  géodésiques  du 
Mont-Blanc  donnent,  pour  la  hauteur  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  /i,809"',6,  hauteur  qu'où  peut  considérer  comme  parfaitement 
exacte;  mais  une  mesure  unique,  quel  que  soit  le  soin  qu'on  y  ait 
apporté,  n'a  pas  un  degré  de  certitude  supérieur  à  celle  du  baro- 
mètre. 

On  comprend  l'intérêt  que  nous  attachions  à  nos  quatre  obser- 
vations barométriques;  nous  voulions  apporter  un  élément  de  plus, 
emprunté  au  sommet  le  plus  élevé  de  l'Europe,  dans  cette  grande 
lutte  entre  le  baromètre  et  le  théodolithe.  On  ne  peut  calculer  la 
hauteur  d'une  montagne,  mesurée  par  le  baromètre,  qu'au  moyen 
d'observations  barométriques  correspondantes,  c'est-à-dire  faites 
à  la  même  heure  dans  une  station  peu  éloignée;  il  faut  en  outre 
que  la  hauteur  de  ces  différentes  stations  au-dessus  de  la  mer  soit 
d'abord  parfaitement  connue.  Sous  ce  rapport,  le  Mont-Blanc  est 
heureusement  placé.  Nous  avions  les  stations  correspondantes  de 
Ghamounix,  où  se  trouvait  M.  Camille  Bravais;  le  Grand-Saint-Ber- 
nard, où  les  religieux  observent  les  instrumens  météorologiques 
cinq  fois  par  jour;  l'observatou'e  de  Genève;  Chougny,  près  de 
cette  ville,  où  habitait  le  vénérable  astronome  Gautier;  Aoste,  où 
le  chanoine  Carrel  continuait  sans  interruption  une  série  météoro- 
logique; enfin  les  observatoires  de  Lyon,  Milan  et  Marseille.  Nous 
avions  pris  une  autre  précaution  indispensable  pour  arriver  à  un 
bon  résultat  :  nos  baromètres  avaient  été  comparés  directement  à 
tous  ces  baromètres  correspondans,  et  nous  pouvions  tenir  compte 
des  différences  souvent  notables  que  les  meilleurs  instrumens  pré- 
sentent entre  eux.  M.  Delcros,  un  des  officiers  les  plus  distingués 
de  l'ancien  corps  des  ingénieurs-géographes,  voulut  bien  faire  les 


408  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

calculs  nécessaires,  dont  le  résultat  définitif  donne  pour  le  sommet 
du  Mont-Blanc  une  élévation  de  /i,810"',0  au-dessus  de  la  Médi- 
terranée. Le  chiffre  déduit  de  nos  quatre  observations  barométri- 
ques ne  différait  donc  que  de  0'",/i  du  résultat  moyen  de  la  géo- 
désie. Les  circonstances  météorologiques  avaient  été  propices  pour 
obtenir  une  bonne  altitude,  et  les  heures  choisies  très  favoralDles. 
En  effet,  M.  Plantamour,  directeur  de  l'observatoire  de  Genève, 
après  avoir  déterminé  la  hauteur  de  l'hospice  du  Saint- Bernard 
au-dessus  du  lac  Léman  par  deux  nivellemens  directs  partant  du 
lac  et  aboutissant  au  seuil  du  couvent,  en  a  ensuite  caLuli  la 
hauteur  par  dix-huit  années  d'observations  barométriques  coiies- 
pondantes  à  celles  de  l'observatoire  de  Genève.  Le  résultat  de  cet 
immense  travail,  c'est  que  les  observations  barométiiques  corres- 
pondantes, prises  entre  deux  heures  et  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  ne  donnent,  en  août  et  septembre,  qu'une  erreur  probable 
de  Tyrnr  de  la  hauteur,  soit  1  mètre  pour  i,300  mètres  environ.  On 
comprend  que  des  observations  barométriques  plus  nombreuses 
doivent  inspirer  plus  de  confiance  encore.  Du  15  juillet  au  7  août 
ISZil,  nous  fîmes,  Bravais  et  moi,  au  sommet  du  Faulhorn,  cent 
cinquante-deux  observations  barométriques  continuées  de  jour  et 
de  nuit  de  trois  heures  en  trois  heures.  La  moyenne  de  ces  obser- 
vations donne  2,682  mètres  pour  la  hauteur  de  cette  montagne;  le 
chiffre  de  la  géodésie  est  de  2,683  mètres  :  ainsi,  encore  dans  ce 
cas,  le  baromètre  est  l'égal  du  théodolithe,  et  de  nombreuses  ob- 
servations barométriques  équivalent  à  la  répétition  des  angles  me- 
surés sur  le  cercle  de  l'instrument. 

La  hauteur  du  Mont-Blanc  ne  paraît  pas  avoir  sensiblement  varié 
depuis  la  première  mesure  faite  en  1775  par  Schuckburgh  jusque 
dans  ces  derniers  temps.  Cette  constance  a  lieu  d'étonner  :  ce 
sommet  est  formé  uniquement  de  neiges  et  de  glaces  dont  Saus- 
sure estimait  l'épaisseur  à  65  mètres  environ  ;  il  est  donc  évident 
que  le  Mont-Blanc  est  une  pyramide  semblable  à  sa  voisine  l'Ai- 
guille-du-Midi.  Les  Rochers-Rouges,  les  Petits-Mulets,  la  Tou- 
rette,  sont  des  pointes  encore  saillantes  de  cette  pyramide;  le  reste 
est  recouvert  d'une  calotte  de  neige  ou  plutôt  de  glace  qui  ne 
fond  plus  à  cause  de  l'élévation  de  la  montagne,  au  sommet  de 
laquelle  la  température  de  l'air  est  très-rarement  à  2  ou  3  degrés 
au-dessns  de  zéro  et  presque  constamment  fort  au-dessous.  On  se 
demande  donc  comment  il  sa  fait  que  l'épaisseur  de  cette  calotte  de 
neige  soit  invariable  et  que  l'altitude  de  la  montagne  ne  change  nul- 
lement suivant  les  saisons  et  même  suivant  les  années.  En  effet,  la 
quantité  de  neige  qui  y  tombe,  les  vents  qui  la  balaient,  l'évapo- 
ration  qui  en  diminue  l'épaisseur,  la  condensation  des  nuages  qui 
l'augmente  varient  d'une  année  à  l'autre  :  aussi  la  forme  du  sommet 


ASCENSIONS    AU   MONT-BLANC.  hOÇ* 

n'est-elle  jamais  la  même.  Que  l'on  compare  les  descriptions  de 
Saussure,  de  Clissold,  de  Marckham-Shei-will,  de  Henri  de  Tilly, 
avec  celle  de  Bravais,  faites  successivement  en  1787,  1822,  ^827, 
1834  et  18/14,  et  l'on  verra  que  chacun  de  ces  voyageurs  a  trouvé 
une  forme  différente,  sauf  le  trait  fondamental,  une  crête  en  dos 
d'âne  dirigée  de  l'est  à  l'ouest.  Gomment  en  serait-il  autrement?  Des 
neiges  tombent  sur  le  Mont-Blanc,  amenées  par  tous  les  vents  du  com- 
pas :  à  peine  tombées,  elles  sont  balayées,  déplacées,  emportées, 
si  bien  que  la  surface  de  ces  neiges  ressemble  à  celle  d'un  champ 
labouré.  Même  par  les  plus  beaux  temps,  lorsque  le  calme  le  plus 
parfait  règne  dans  la  plaine,  une  légère  fumée  semble  s'échapper 
de  la  cime,  entraînée  horizontalement  par  un  vent  violent  :  c'est, 
disent  les  Savoisiens,  le  Mont-Blanc  qui  fume  sa  pipe,  signe  de 
beau  temps,  si  la  fumée  est  entraînée  du  côté  du  sud.  En  définitive 
néanmoins,  toutes  ces  causes  variées  d'ablation  et  d'accroissement 
se  compensent,  et  la  hauteur  du  sommet  reste  la  même.  La  nature  ne 
procède  jamais  autrement,  rien  n'est  stable  d'une  manière  absolue; 
tout  oscille,  la  molécule  comme  l'océan.  Cette  oscillation  autour 
d'un  état  moyen,  c'est  la  fixité  de  la  vie;  l'immobilité,  c'est  la  mort, 
et  les  forces  générales  de  la  nature,  qui  régissent  le  monde  inorga- 
nique comme  le  monde  organique,  ne  se  reposent  jamais. 

Les  opérations  dont  je  viens  d'énumérer  les  principaux  résultats 
étaient  à  peine  achevées  que  le  soleil  s'approchait  des  lignes  du 
Jura  dans  la  direction  de  Genève  :  il  était  six  heures  un  quart,  la 
température  de  l'air  était  descendue  à  —  11°, 8,  celle  de  la  neige  à 
la  surface  à  —  17", 6,  et  à  —  14", 0  à  deux  décimètres  de  profondeur. 
Le  contact  de  cette  neige,  même  à  travers  nos  épaisses  chaussures, 
était  une  véritable  soulfrance.  Gependantnous  voulions  rester  encore 
pour  faire  des  signaux  de  feu  visibles  à  la  fois  de  Genève,  de  Lyon 
et  de  Dijon,  dont  les  astronomes  étaient  prévenus  :  ces  signaux,  vus 
simultanément  de  ces  trois  villes,  eussent  permis  de  déterminer  ri- 
goureusement leurs  dillérences  de  longitude;  mais  le  froid  était 
déjà  si  vif  que  nous  sentîmes  qu'il  eût  été  impossible  de  l'ester  plus 
longtemps  sans  compromettre  notre  vie  et  celle  de  nos  guides.  Au- 
guste Simond  voulait  demeurer  seul  pour  faire  les  signaux  conve- 
nus :  nous  refusâmes  et  nous  fîmes  bien.  Depuis,  la  télégraphie 
électrique  a  permis  d'obtenir  sans  déplacement  et  sans  peine  un 
résultat  qui  eût  été  acheté  peut-être  par  la  vie  ou  la  santé  d'ua 
père  de  lamille.  Le  départ  fut  résolu,  et  nous  commencions  à  des- 
cendre, lorsque  nous  nous  arrêtâmes  tout  à  coup  devant  le  plus 
étonnant  spectacle  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  C)ntemp!er. 
L'ombre  du  Mont-Blanc,  formant  un  cône  immense,  s'étendait  sur 
les  blanches  montagnes  de  la  vallée  d'Aoste  :  elle  s'avançait  len- 
tement vers  l'horizon,  et  s'éleva  dans  l'air  au-dessus  du  Becco  di^ 


ÛilO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Nonna;  mais  alors  les  ombres  des  autres  montagnes  vinrent  suc- 
cessivement se  joindre  à  elle  à  mesure  que  le  soleil  se  couchait 
pour  leur  cime  et  former  un  cortège  à  l'ombre  du  dominateur  des 
Alpes.  Toutes,  par  un  eiïet  de  perspective,  convergeaient  vers 
lui;  les  ombres,  d'un  bleu  verdâtre  vers  leur  base,  étaient  entou- 
rées d'une  teinte  pourpre  très  vive  qui  se  fondait  dans  le  rose  du 
ciel.  C'était  un  spectacle  splendide.  Un  poète  eût  dit  que  des  anges 
aux  ailes  enflammées  s'inclinaient  autour  du  trône  qui  portait 
un  Jéhovah  invisible.  Les  ombres  avaient  disparu  dans  le  ciel,  et 
nous  étions  encore  cloués  à  la  même  place,  immobiles,  mais  non 
muets  d'étonnement,  car  notre  admiration  se  traduisait  par  les 
exclamations  les  plus  variées.  Seules,  les  aurores  boréales  du  nord 
de  l'Europe  peuvent  donner  un  spectacle  d'une  magnificence  com- 
parable à  celle  du  phénomène  inattendu  que  personne  avant  nous 
n'avait  contemplé  de  la  cime  du  Mont-Blanc. 

Le  soleil  se  couchait,  il  fallut  partir.  Nous  nous  attachâmes  tous 
à  une  même  corde,  et  nous  nous  précipitcâmes  vers  le  Grand-Pla- 
teau. En  passant  près  des  Petits-Mulets,  je  ramassai  deux  pierres 
sur  la  neige.  Aux  bulles  de  verre  qui  les  recouvraient,  je  reconnus 
plus  tard  que  c'étaient  des  fragmens  de  rocher  dispersés  par  la 
foudre  qui  tombe  si  souvent  sur  ces  sommités.  A  partir  des  Petits- 
Mulets,  nous  ne  nous  arrêtâmes  plus,  nous  descendîmes  comme 
une  avalanche,  tout  droit,  sans  choisir  notre  route;  chacun  était 
entraîné  par  celui  qui  le  précédait,  et  Mugnier,  qui  tenait  la  tête, 
s'élançait  en  sautant  sur  la  pente,  enfonçant  à  chaque  pas  dans  la 
neige,  qui  modérait  suffisamment  l'élan  de  ce  chapelet  mouvant. 
Arrivés  au  Grand-Plateau,  il  fallut  s'arrêter  un  moment  pour 
prendre  haleine;  puis,  d'un  pas  rapide,  nous  arrivâmes  à  notre 
tente  à  sept  heures  trois  quarts.  En  cinquante-cinq  minutes,  nous 
étions  descendus  du  sommet,  élevé  de  800  mètres  au-dessus  du 
Grand-Plateau. Quand  nous  entrâmes  dans  notre  tente,  nous  crûmes 
revoir  le  foyer  domestique,  et  nous  y  goûtâmes  un  repos  bien 
mérité.  Néanmoins  les  observations  météorologiques  fui-ent  conti- 
nuées héroïquement  de  deux  heures  en  deux  heures  pendant  la 
nviit.  A  minuit,  le  thermomètre  marquait  —  6°, 9  ;  la  température 
de  la  neige  était  de  —  18", 5  à  la  surface,  et  de  —  10", â  à  deux 
décimètres  de  profondeur.  Ces  chiffres,  plus  éloquens  que  tous  les 
raisonnemens,  nous  démontrèrent  que  nous  avions  agi  sagement 
en  ne  prolongeant  pas  notre  station  au  sommet  du  Mont-lManc; 
mais  nous  restâmes  encore  trois  jours  au  Grand-Plateau  pour  l'aire 
les  observations  et  les  expéiienci^s  que  nous  avions  été  foi-cés 
d'omettre  au  sommet.  Nous  imitions  en  cela  notre  maître  et  prédé- 
cesseur de  Saussure,  qii,  api-ès  son  ascension  au  Mont-Blanc,  alla 
passer  en  1788  quinze  jours  sur  le  col  du  Géant,  à  3,^00  mètres 


ASCENSIONS   AU    MONT-BLANC.  hH 

au-dessus  de  la  mer.  Au  Grand-Plateau,  nous  étions  à  530  mètres 
plus  haut,  mais  des  circonstances  indépendantes  de  notre  volonté 
nous  empêchèrent  d'y  rester  aussi  longtemps. 

Pendant  notre  séjour,  le  tonnerre  des  avalanches  troublait  seul 
le  silence  imposant  de  ces  hautes  régions.  Nous  ne  vîmes  point 
d'êtres  animés,  sauf  des  abeilles  et  des  papillons,  qui,  entraînés 
par  les  courans  ascendans,  ne  tardaient  pas  à  expirer  sur  la  neige. 
La  veille  de  notre  départ,  des  choquards  ou  corneilles  à  bec  jaune 
[corvus  pyrrhororax)  vinrent  voler  autour  de  nous,  attirés  sans 
doute  par  quelques  débris  de  pain  gelé  et  des  os  de  mouton  et  de 
poulet  gisant  aux  environs  de  notre  tente,  Nos  trois  jours  furent 
bien  employés,  et  peut-être  essaierai-je  plus  tard  d'exposer  dans  la 
Revue  les  principaux  résultats  obtenus  dans  les  Alpes  pendant  le 
séjour  à  des  hauteurs  supérieures  à  2,000  mètres,  par  de  Saussure, 
Agassiz  et  Desor,  Bravais  et  moi-même,  les  frères  Schlagintweit  et 
Dollfas-Ausset;  c'est  une  longue  histoire  qui  ne  saurait  former  un 
simple  appendice  au  récit  de  deux  ascensions  scientifiques.  Les  os- 
cillations du  baromètre  et  du  thermomètre,  l'humidité  relative  de 
l'air  aux  différentes  heures  de  la  journée,  les  températures  du  sol  à 
diverses  profondeurs,  le  rayonnement  nocturne  de  la  surface  de  la 
neige,  des  plantes  et  de  divers  corps  de  la  nature,  la  mesure  de  la 
chaleur  propre  des  rayons  solaires,  qui  traversent  une  moindre 
épaisseur  d'atmosphère  que  lorsqu'ils  plongent  jusqu'au  niveau  de 
la  plaine,  l'intensité  relative  de  la  vitesse  du  son  ascendant  et  des- 
cendant, les  phénomènes  si  compliqués  et  si  intéressans  des  gla- 
ciers, la  végétation  et  la  vie  animale  dans  ces  hautes  régions,  enfin 
les  phénomènes  physiologiques  qui  se  manifestent  chez  l'homme, 
tels  sont  les  principaux  sujets  de  recherches  qui  ont  occupé  ces  ob- 
servateurs :  elles  complètent  celles  qui  avaient  été  faites  avant  eux 
pendant  les  ascensions  sur  les  hautes  cimes.  Les  résultats  définitifs 
de  ces  expériences  et  de  ces  observations  forment  autant  de  chapi- 
tres intéressans  qui  viennent  prendre  leur  place  dans  les  traités  de 
physique,  de  météorologie,  de  physique  du  globe,  de  géologie,  de 
géographie  botanique  et  zoologique  :  comparées  aux  recherches  en- 
treprises dans  les  régions  polaires,  elles  nous  permettent  de  distin- 
guer les  phénomènes  produits  uniquement  par  l'abaissement  de  la 
température  de  ceux  qui  s'expliquent  ^»pécialement  par  une  grande 
élévation  au-dessus  du  niveau  des  mers.  En  un  mot,  elles  nous  con- 
duisent à  un  parallèle  rigoureux  des  inlluences  de  la  latitude  et  de 
l'altitude,  par  suite,  aux  applications  les  plus  variées  et  les  plus  fé- 
condes de  ces  données  à  l'agriculture,  à  l'hygiène,  et  par  conséquent 
au  bien-être  des  populations  destinées  à  vivre  dans  les  pays  de  mon- 
tagnes. 

Charles  Martins. 


MOZART 


LA  FLUTE   ENCHANTEE 


Si  nos  sentimens,  notre  cœur,  se  pouvaient  prêter  aux  mêmes 
transformations  que  notre  intelligence,  s'ils  étaient  susceptibles  de 
la  même  perfectibilité,  l'bomme  aurait  depuis  longtemps  changé 
de  nature.  La  source  des  idées  est  inépuisable,  non  point  celle  des 
sentimens.  Le  musicien  pas  plus  que  le  poète  ne  saurait  donc,  quoi 
qu'il  fasse,  exprimer  jamais  qu'une  somme  restreinte  de  sentimens 
et  de  sensations;  mais  si  la  somme  est  définie,  le  sentiment  en  soi 
est  infini,  et  de  même  qu'il  n'existe  pas  deux  hommes  qui  sur  tous 
les  points  se  ressemblent,  qu'on  ne  trouve  pas  deux  feuilles  d'ar- 
bre exactement  identiques,  de  même  chacun  de  nous  a  sa  façon 
d'être  affecté  de  chacun  de  ces  sentimens.  Là,  pour  un  artiste,  est 
la  vraie,  l'éternelle  source  de  toute  originalité,  car  s'il  y  a  mille  ma- 
nières d'éprouver  un  sentiment,  il  y  a  mille  manières  de  le  rendre, 
il  y  a  mille  manières  d'être  neuf,  d'être  inspiié.  Qui  songe  pour- 
tant à  se  poser  aujourd'hui  de  tels  principes?  Méditer  un  sujet,  le 
retourner  sous  toutes  ses  faces,  sentir  sa  musique  avant  de  l'écrire, 
c'était  bon,  tout  cela,  pour  les  maîtres!  ils  créaient,  et  nous  voulons 
faire.  Or,  comme  pour  tirer  de  nos  ouvrages  renommée  et  profit  il 
nous  faut  commencer  par  agir  sur  le  public,  cette  originalité  qu'il 
serait  trop  long  et  peut-être  impossible  d'aller  puiser  à  sa  vraie 
source,  nous  la  demandons  à  de  systématiques  combinaisons.  Inha- 
biles à  trouver  l'idée,  nous  ne  cherchons  |)lus  le  nouveau  que  dans 
la  forme,  que  dis-je,  la  forme?  dans  l'absclue  négation  de  la  forme. 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  AÏS 

Au  fond,  nous  savons  bien  que  ces  lois  avec  lesquelles  il  nous  plaît 
d'avoir  Fair  de  rompre  en  visière  sont  les  seules  bonnes,  les  seules 
vraies,  et  nous  ne  les  repoussons  théoriquement  que  parce  que  nous 
préférons  le  rôle  d'insurgé  au  métier  d'esclave  qu'il  nous  faudrait 
faire  en  les  acceptant.  C'est  l'originalité  de  l'idée,  est-il  besoin 
qu'on  le  répète?  qui  constitue  la  véritable  originalité  de  la  forme. 
Voyez  Mozart;  tel  musicien  en  trente  mesures  ne  saura  que  vous 
ressasser  la  chose  la  plus  insignifiante,  la  plus  ordinaire,  tandis  que 
lui  dans  ces  mêmes  trente  mesures,  dans  cette  même  forme,  va 
couler  comme  un  or  précieux  l'air  de  Sarastro,  l'hymne  à  l'amour, 
et  vingt  autres  merveilles  de  sa  Flûte  enchuntce. 

On  sait  de  quelle  suite  d'aventures  picaresques  ce  glorieux  chef- 
d'œuvre  fut  le  produit.  Il  s'agissait  pour  Mozart  de  tirer  d'embarras 
au  plus  vite  un  pauvre  diable  dont  l'entreprise  menaçait  ruine.  Cet 
homme,  appelé  Schikaneder,  musicien  et  librettiste  de  pacotille, 
dirigeait  h.  Vienne  un  petit  théâtre  de  faubourg,  situé  auf  dcr  Wei- 
den,  dans  l'hôtel  Stahrenberg.  Depuis  quelque  temps,  le  public  ne 
venait  plus,  les  opérettes  n'attiraient  personne,  les  drames  de  che- 
valerie se  jouaient  dans  le  désert.  Il  fallait  ou  périr,  ou  conjurer  le 
sort  au  moyen  de  quelque  pièce  à  grand  spectacle  d'une  attraction 
irrésistible.  C'était  alors  déjà  un  peu  comme  aujourd'hui.  Quand  la 
recette  ne  donnait  plus,  quand  l'heure  avait  sonné  des  résolutions 
suprêmes,  on  commandait  une  féerie. 

Jusqu'aux  environs  de  1778,  l'opéra  italien  et  le  ballet  régnaient 
en  maîtres.  C'est  l'empereur  Joseph  II  qui,  voulant  fonder  en  mu- 
sique un  genre  national,  bannit  de  son  théâtre  les  élémens  étran- 
gers. Lui-même  recruta  son  orchestre,  ses  chœurs,  qu'il  composait 
avec  des  chantres  de  paroisse,  et  dirigea  en  personne  les  répétitions 
du  premier  opéra  allemand  représenté  à  Vienne.  A  cet  ouvrage,  in- 
titulé les  mineurs  [Bcrgkiwppcn),  d'autres  plus  importans  succé- 
dèrent, VOberon,  roi  des  Elfes,  de  Paul  Wj-anitzki,  la  Flûte  en- 
chantée de  Wenzel  Millier,  celle  de  Mozart,  car  il  devait  y  en  avoir 
deux,  comme  il  y  avait  eu  chez  nous  deux  Phèdre. 

Un  matin  donc  du  mois  de  mars  1791,  ce  garnement  de  Schika- 
neder vint  réveiller  Mozart  par  le  récit  de  sa  déconfiture.  —  Je  la 
connais,  lui  répondit  l'auteur  des  ^^0(■es  de  Figaro  et  de  Dmi  Jaan, 
qui  déjà  passait  pour  le  plus  grand  compositeur  de  la  ville  et  du 
monde;  mais  si  c'est  de  l'argent  qu'il  te  faut,  mon  pauvre  ami,  tu 
t'es  trompé  de  porte. 

—  Point  tant  que  tu  supposes,  répondit  Schikaneder,  car  ce  n'est 
pas  à  ta  bourse  que  j'en  veu\',  mais  à  ta  plume. 

—  Un  opéra!  bon,  la  belle  médecine!  et  qui  te  dit  qu'en  l'atten- 
dant ton  malade  ne  mourra  pas? 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'on  sache  seulement  que  tu  travailles  pour  moi,  et  les  res- 
sources m'arriveront. 

—  Mais  le  poème? 

—  Je  m'en  charge;  voici  d'abord  le  plan  et  les  principaux  mor- 
ceaux du  premier  acte.  Tu  peux  dès  à  présent  te  mettre  à  l'œuvre. 
Pendant  ce  temps,  moi,  j'achèverai  le  reste.  Voyons  :  ta  main,  cher 
Mozart,  ne  me  laisse  pas  davantage  dans  la  peine. 

—  S'il  en  est  ainsi,  je  consens;  mais  gare  au  fiasco,  car  je  n'ai  ja- 
mais composé  de  féerie,  et  du  diable  si  je  sais  ce  que  je  vais  faire! 

Schikaneder,  lui,  connaissait  le  genre  et  ne  s'y  trompait  pas.  Sa 
longue  pratique  du  théâtre  lui  montrait  comment  on  devait  s'y 
prendre  pour  attirer  la  foule.  11  savait,  en  directeur  intelligent, 
qu'avec  les  goûts,  les  engouemens  du  public  on  ne  discute  pas,  et 
se  sentait  pourvu  d'une  bonne  pièce  de  la  marchandise  à  la  mode 
qu'il  était  allé  chercher  dans  le  répertoire  littéraire  de  Wieland,  ce 
grand  magasin  de  féeries. 

Le  charmant  prince  Loulou,  un  jour  qu'il  s'est  égaré  à  la  chasse 
au  tigre,  arrive  au  pied  d'un  vieux  château,  résidence  de  la  bonne 
fée  Pèrifirime.  Il  entre,  et  soudain,  au  milieu  de  jardins  enchantés, 
se  montre  à  lui  la  maîtresse  du  logis,  qui  lui  raconte  comme  quoi 
l'affreux  magicien  Dilsenghuin  lui  a  dérobé  son  talisman,  une  ba- 
guette de  feu  à  laquelle  obéissent  les  esprits  élémentaires,  et  dont 
une  simple  étincelle  suffit  pour  évoquer  à  l'instant  mille  diablotins 
familiers  prompts  à  vous  servir.  La  grande  affaire  pour  la  dame 
serait  donc  de  rattraper  son  talisman  perdu,  lequel  ne  saurait  être 
reconquis  que  par  la  main  d'un  jeune  homme  n'ayant  point  en- 
core ressenti  les  troubles  de  l'amour.  Il  va  sans  dire  que  dans  le 
charmant  prince  Loulou  Pèrifirime  tout  de  suite  avise  un  libéra- 
teur, qu'elle  se  promet  bien  in  pello  de  récompenser  plus  tard 
en  lui  accordant  sa  fille  en  mariage;  mais,  hélas!  cette  aimable 
fille  elle-même  n'est  plus  au  pouvoir  de  la  bonne  fée  :  l'horrible 
magicien  la  lui  a  prise  avec  son  talisman,  et  l'infortunée  Sidi, 
en  butte  aux  obsessions  du  monstre,  ne  parvient  à  se  conserver 
pure  que  grâce  à  certains  privilèges  particuliers  aux  êtres  surnatu- 
rels, et  qui  perdraient  leur  action  aussitôt  que  son  cœur  de  jeune 
fille  parlerait.  Pèrifirime  donne  à  son  chevalier  deux  talismans  en 
prévision  des  dangers  qui  vont  l'assaillir  dans  l'entreprise  où  il 
s'engage  :  une  flûte  dont  les  sons  magiques  éveillent  à  l'instant 
l'amour,  et  une  bague  en  diamant  qui,  pareille  au  fameux  anneau 
de  Gygès,  fait  qu'on  peut,  en  la  retournant  de  telle  ou  telle  façon, 
se  transformer  ou  se  rendre  invisible  à  volonté.  Le  prince  Loulou 
entre  en  campagne,  et,  dès  qu'il  arrive  en  vue  du  donjon  du  nécro- 
mancien, se  met  à  souiller  dans  l'embouchure  de  sa  llùte.  Le  con- 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  415 

certo  ne  tarde  pas  à  produire  des  miracles  :  la  forêt  tout  entière 
s'ébranle,  les  lions  rugissent  en  dansant,  les  cerfs  brament  des  ca- 
vatines,  les  grues  vocalisent  à  pleiu  gosier  comme  de  véritables 
cantatrices,  les  éléplians  cabriolent  dans  l'herbe  et  donnent  le  la. 
Attiré  au  bruit  de  la  symphonie,  l'enchanteur  Dilsenghuin  arrive  en 
personne,  et,  charmé  par  la  présence  de  cet  harmonieux  virtuose, 
l'invite  à  pénétrer  dans  son  château.  J'oubliais  de  dire  que  l'ai- 
mable prince  Loulou,  pour  mieux  tromper  la  défiance  du  magicien, 
s'était  fait  d'avance  une  de  ces  belles  têtes  homériques  dont  le  type 
trop  efiacé  reparaissait  naguère  avec  tant  de  bonheur  dans  la  Mi- 
reille de  M.  Gounod,  mais,  hélas!  pour  ne  vivre  que  l'espace  de 
quelques  soirs.  Bientôt,  grâce  à  la  puissance  de  ses  accords.  Loulou 
s'est  rendu  maître  de  l'enchanteur  et  aussi  du  cœur  de  la  belle  Sidi. 
Dans  une  ripaille  nocturne,  notre  chevalier  grise  le  bonhomme,  et 
tandis  qu'il  ronfle  sous  la  table,  cuvant  son  vin,  lui  prend  la  ba- 
guette de  feu.  Périfirime  alors  se  montre.  Le  nécroman  se  déclare 
vaincu,  demande  merci.  La  fée,  pour  toute  vengeance,  se  contente 
de  le  changer  en  coucou,  et,  trop  heureux  d'en  être  quitte  à  si 
bon  marché,  le  vieux  drôle  s'enfuit  à  tire  d'aile,  suivi  de  son  co- 
quin de  fils,  un  méchant  gnome  métamorphosé  par  la  môme  occa- 
sion en  chat-huant.  Quant  au  prince  Loulou  et  à  la  princesse  Sidi, 
l'un  et  l'autre  ils  n'auront  plus  qu'à  célébrer  leurs  noces  dans  ce 
fameux  palais  meublé  aux  frais  dOberon  et  de  Titania,  où,  parmi 
les  fontaines  jaillissantes  et  les  colonnes  d'hyacinthe,  se  dresse  sur 
une  estrade  en  mosaïque,  et  vis-à-vis  d'un  grand  soleil  qui  fait  la 
roue,  l'autel  portatif  des  génies,  surmonté  de  son  aigrette  de  lyco- 
podium. 

Telle  est  fort  en  abrégé  l'histoire  racontée  par  Wieland  dans  son 
Dsrhinnisian,  et  d'après  laquelle  Schikaneder  composa  son  poème 
de  la  Zimberflote.  Ce  qu'il  en  prit  et  ce  qu'il  en  laissa,  ce  qu'il  y 
ajouta,  peu  nous  importe;  mais  nous  verrons  tout  à  l'heure  com- 
ment de  cette  niaiserie  grotesque  Mozart,  par  cette  faculté  créa- 
trice presque  inconsciente  qu'il  tenait  de  Dieu,  fit  en  quelques  se- 
maines une  des  œuvres  les  plus  grandioses,  les  plus  magnifiques 
qui  existent,  je  ne  dirai  pas  seulement  en  musique,  mais  en  philo- 
sophie. Le  beau,  lorsqu'il  atteint  à  ces  hauteurs,  ne  saurait  plus 
être  maintenu  par  la  discussion  dans  les  simples  limi  es  d'un  art 
quelconque.  Un  pareil  idéal,  lorsqu'on  y  arrive,  prend  des  propor- 
tions vraiment  historiques.  Ce  n'est  plus  beau  seulement,  cela, 
comme  de  la  musique,  mais  c'est  beau  comme  les  dialogues  de 
Platon,  comme  la  Sixtine,  comme  tout  ce  qui  vous  pénètre  et  vous 
inonde  du  sentiment  de  l'infini. 

«  Tieck  est  un  talent  de  haute  condition,  disait  Goethe,  et  per- 


416  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sonne  mieux  que  moi  ne  le  reconnaît;  mais  où  l'erreur  commence, 
c'est  à  vouloir  l'élever  au-dessus  de  lui-même  et  prétendre  voir  en 
lui  mon  égal.  Je  le  dis  et  le  puis  dire,  car,  après  tout,  qu'importe? 
ce  n'est  point  moi  qui  me  suis  fait.  Il  en  serait  de  même,  si  je  pré- 
tendais me  comparer  à  Shakspeare,  qui,  lui  non  plus,  ne  s'est  point 
fait,  et  pourtant  n'en  est  pas  moins  une  nature  qui  m'est  supérieure 
et  qu'il  me  faut  regarder  d'en  bas  et  vénérer.  »  Rapportons  à  Mozart 
la  sentence,  car  nul  ne  semble  plus  fait  pour  qu'on  la  lui  applique, 
tant  sa  manière  de  créer  a  quelque  chose  d'ingénu,  d'enfantin,  de 
divinement  transmis,  tant  cette  nature  si  profondément  sensitive 
paraît  peu  se  rendre  compte  des  merveilleux  trésors  dont  elle  dis- 
pose! Voyez  cet  œil  doux  et  rond  à  fleur  de  tête,  cette  lèvre  volup- 
tueusement épanouie,  ce  visage  aimable  où  l'expression  manque  : 
vous  diriez  un  honnête  garçon  de  la  bourgeoisie  viennoise,  modeste, 
poli,  comme  il  convient  à  quelqu'un  que  les  archevêques  protègent. 
Rien  de  cette  élégance,  de  cette  finesse  aristocratique  d'un  Haphaël, 
l'égal,  l'ami  des  Gastiglione,  rien  non  plus  de  ces  ravages  volca- 
niques imprimés  sur  le  front  d'un  Beethoven.  Raphaël  vit  en  grand 
seigneur  avec  les  grands  seigneurs  de  son  temps;  Beethoven,  nourri 
de  Rousseau,  de  Plutarque,  sent  gronder  dans  son  sein  contre  une 
aristocratie  dont  pourtant  il  accepte  les  prévenances  toutes  les  co- 
lères de  la  révolution  française.  Mozart,  en  1781,  fut  de  son  époque. 
Avec  la  renaissance,  les  beaux  jours  s'en  étaient  allés  de  ces  fami- 
liarités illustres;  par  contre,  ceux  de  la  protestation  ne  s'étaient  pas 
encore  levés.  11  fallut  les  indignes  traitemens  dont  l'accablait  l'ar- 
chevêque de  Saltzbourg  pour  forcer  Mozart  à  quitter  la  place.  Après 
Idomi''ii('i',  à  la  veille  des  Noces  de  Figaro^  manger  à  l'ofiice  avec  la 
valetaille  et  s'entendre  appeler  drôle  et  polisson  par  une  éminence, 
c'était  aussi  trop  rude  épreuve!  Et  pourtant  cette  atmosphère  aris- 
toci'atiriue,  qu'il  avait  respirée  au  début  dans  les  pnlais  de  Vienne 
et  de  Versailles,  ne  devait  plus  cesser  de  l'entourer.  Ses  voyages, 
ses  goûts  le  poussaient  vers  les  hautes  régions.  On  comprend  d'ail- 
leurs tout  ce  qu'une  organisation  comme  la  sienne  devait  retirer  de 
ce  commerce  avec  la  bonne  compagnie,  commerce  toujours  si  pro- 
fitable au  point  de  vue  purement  esthétique.  Pour  se  prémunir 
contre  les  inconvéniens  qui  chez  tout  autre  auraient  pu  résulter  de 
ce  contact  avec  un  monde  frivole  et  dépravé,  Mozart  avait  l'instinc- 
tive pureté  de  sa  nature,  son  heureuse  ironie  et  celte  vigoureuse 
santé  de  lame  qui  fit  qu'à  travers  les  mille  orages  d'une  existence 
en  définitive  assez  dissolue,  cet  homme,  resté  chaste  jusqu'à  vingt- 
six  ans,  ne  faillit  jamais  à  ses  croyances.  Il  fréquentait  l'église, 
pratiquait,  ce  qui  ne  veut  point  dire  que  son  œuvre  ne  s'étende 
pas  au-delà  de  l'enseignement  de  la  foi  révélée.  En  pareil  cas,  ce 


MOZART   ET   LA    FLUTE    ENCHANTEE.  417 

que  pense  l'artiste,  ce  qu'il  dit  et  ce  qu'il  fait  n'est  point  tout.  C'est 
à  son  œuvre  qu'il  faut  s'adresser  pour  le  bien  connaître,  et  l'œuvre 
ici  respire  le  sentiment  de  la  plus  absolue  liberté  de  l'intelligence 
humaine  dans  la  recherche  du  beau,  du  vrai,  du  bien.  Né  dans  la 
religion  catholique,  fils  de  parens  dévots,  croyant  lui-même  (1), 
Mozart  n'en  est  pas  moins  l'homme  du  xviir  siècle,  l'être  doué 
d'une  exubérance  de  vie  nerveuse,  et  qui,  refoulé  en  soi  parle  for- 
malisme d'une  société  qui  le  tient  à  distance,  s'il  n'est  le  plus  grand 
des  musiciens,  sera  fatalement  Werther.  Pas  plus  que  Shakspeare 
et  que  Goethe,  Mozart  ne  s'est  donc  fait.  Moins  encore  que  l'auteur 
A^Ilamlel  et  l'auteur  de  Faust,  l'auteur  de  Don  Juan  et  de  la  Flûte 
enchaulcc  ne  doit  porter  la  responsabilité  de  son  génie'.  S'il  fut  si 
grand,  pardonnons-le-lui,  car  il  ne  savait  pas  ce  qu'il  faisait.  Ce 
ne  fut  pas  sa  faute,  mais  celle  de  son  pays,  de  son  époque,  dont  il 
fut  l'âme  la  plus  sensible  et  partant  la  plus  musicale. 

Qu'on  imagine  ce  qu'une  nature  ainsi  douée  devait  produire  en 
musique  dans  un  temps  où  la  sensibilitî'  règne  partout,  dans  la  phi- 
losophie, dans  la  politique,  et  tellement  abuse  de  l'heure  présente 
que  l'avenir,  écœuré,  n'en  voulant  plus,  raiera  le  mot  de  ses  ta- 
blettes. Mozart  même  en  tel  milieu  n'eut  pas  d'égal.  Son  être  tout 
entier  n'est  que  sensitivité,  à  ce  point  que  les  facultés  d'observation, 
d'entendement,  d'imngination,  sembleiaient,  chez  lui,  n'e.xister  uni- 
quement que  pour  donner  à  la  chose  ressentie  la  forme  et  l'expres- 
sion d'une  œuvre  d'art.  L'émotion  le  gagnait  au  moindre  prétexte, 
sa  propre  musi  pie  tirait  des  larmes  de  ses  yeux.  Aimer,  se  croire 
aimé,  était  son  besoin,  sa  passion.  Dès  l'enfance,  sa  tendresse  en- 
vers son  père  éclate  en  traits  touchans.  «  Après  le  bon  Dieu,  disait- 
il,  tout  de  suite,  dans  mon  cœur,  vient  papa.  »  Et  chaque  soir  on 
le  voyait  approcher  son  escabeau  du  fauteuil  de  famille,  et,  se  dres- 
sant sur  la  pointe  de  ses  petits  pieds,  baiser  au  bout  du  nez  le 
digne  homme  avant  d'aller  se  mettre  au  lit.  Un  ami  de  la  nuiison, 
Schlachtner,  rassemblant  ses  souvenirs,  écrit  à  la  sœur  de  Mozart 
après  la  mort  du  frère  :  «  Un  dimanche,  comme  nous  sortions  de 
l'office,  votre  brave  père  m'emmena  chez  vous.  Wolfgnng  avait  alors 
quatre  ans.  iNous  le  trouvâmes  occupe  à  grilïbnner  avec  une  plume 
sur  du  papier.  —  Que  fais-tu  là?  lui  dit  votre  père.  —  Un  concerto 
pour  clavecin,  répondit  l'enfant;  la  première  partie  sera  achevée 

(I)  Étant  à  Leipzig  en  1789,  il  s'exprimait  encore  avec  ravissement  sur  les  ('-motions 
religi  'lises  de  sa  jeunesse,  «  émotions  dont  aucun  protestant  ne  saurait  se  Caire  une 
idée.  On  eût  dit  les  l)aisers  du  ciel  qui  descendaient  sur  moi  dans  et!  pieux  recueille- 
ment du  dim:uiclie.  Les  sons  d 'S  cl.iclies  m'enivraient,  une  prière  me  donnait  l'extase; 
puis  c  était  un  irrésistible  besoin  de  me  répandre  par  les  bois,  de  voir  h.  traveis  mille 
larmes  brûlantes  tout  un  nunJe  qui  me  souriait.  » 

TOME  LVI.  —   18G5.  27 


A18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  à  l'heure.  —  Voyons...  —  Mais  puisque  je  te  dis  que  ce  n'est 
pas  encore  terminé!  — Voyons  toujours;  ce  doit  être  du  propre!  — 
Votre  père  prit  le  cahier  et  me  le  montra.  Je  n'aperçus  d'abord  qu'un 
ramassis  de  notes  jetées  à  la  diable  sur  une  page  toute  maculée  de 
taches  d'encre.  Le  petit  garnement  plongeait  sans  y  faire  attention 
sa  plume  jusqu'au  fond  de  l'écritoire,  et  chaque  fois  qu'un  gros 
pâté  en  tombait,  l'essuyait  du  plat  de  sa  main,  continuant  d'écrire 
sans  s'interrompre.  Nous  commençâmes  par  rire  tous  les  deux  du 
beau  galimatias.  Cependant  tout  à  coup  votre  père  s'arrêta  et  de- 
vint grave.  Il  lisait,  se  rendait  compte  de  ces  notes,  de  cette  com- 
position, car  c'en  était  une,  et  bientôt  je  le  vis  s'émouvoir  et  fondre 
en  larmes.  » 

Ces  deux  bourgeois  qui  sortent  de  l'office  dans  leurs  habits  du 
dimanche,  ce  bambin  de  quatre  ans  qui,  l'auréole  du  génie  au 
front,  travaille  et  compose  à  l'âge  où  ses  pareils  épèlent  à  peine 
l'alphabet,  cette  révélation,  ce  pathétique,  ne  dirait-on  pas  une 
légende?  La  vie  de  Mozart  est  pleine  d'histoires  de  ce  genre.  Parler 
de  vocation  cette  fois  serait  trop  peu.  A  chaque  instant,  la  prédes- 
tination se  manifeste;  peinte  avec  le  naïf  mysticisme  qu'elle  com- 
porte, l'anecdote  que  raconte  cette  lettre  aurait  le  charme  d'une 
enluminure  du  moyen  âge.  Et  combien  d'autres  viendraient  à  la 
suite  dans  l'illustration  de  cette  biographie,  qui,  du  commence- 
ment à  la  fin,  je  le  répète,  n'est  qu'un  doux,  tendre  et  sublime 
martyrologe  ! 

I. 

Schikaneder  travaillait  à  sa  pièce  avec  enthousiasme,  distribuant 
les  scènes,  les  morceaux,  combinant  les  situations,  et  au  besoin, 
pour  aller  plus  vite,  donnant  à  éciire  le  dialogue  au  souffleur  de 
son  théâtre.  Acteur  lui-même  assez  goûté  du  public,  possédant,  à 
défaut  de  voix,  un  certain  accent  bouiïe,  il  voulait  être  de  la  fête, 
et  se  ménageait  con  amore  le  rôle  de  Papageno,  espèce  de  jeune 
faune  engagé  à  la  suite  d'un  prince  aventureux.  Dû  reste,  le  plus 
clair  de  linvention  du  librettiste  en  cette  affaire  fut  de  vêtir  d'un 
costume  de  plumes  d'oiseaux  le  fameux  Ka«perl  de  la  farce  vien- 
noise, une  manière  de  Pierrot  naïf,  gourmand  et  libertin.  Pour  ce 
personnage,  destiné  à  compléter  par  le  côté  physique,  sensuel,  la 
nature  idéale  du  demi-dieu  Tamino,  Schikaneder,  qui  se  mêlait  de 
tout,  môme  de  musique  en  présence  de  Mozart,  se  composa  sur  ses 
propres  vers  plusieurs  mélodies  ad  uswn  delphini,  et  Mozart,  de 
ces  embryons,  lit  des  merveilles.  On  était  au  printemps.  Mozart, 
pour  jouir  de  la  belle  nature  et  se  soustraire  aux  tribulations  d'un 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  hiQ 

intérieur  travaillé  par  la  gêne,  vint  chercher  un  refuge  chez  son 
collaborateur.  C'est  dans  le  pavillon  d'un  jardin  attenant  à  la  mai- 
son où  logeait  Schikaneder,  aux  environs  de  son  théâtre,  que  l'im- 
mortel  chef-d'œuvre  vit  le  jour.  Gai  compagnon  et  buveur  éprouvé, 
l'hôte  anacréoniique  du  grand  musicien  organisa  son  programme 
de  manière  qu'aux  heures  de  composition  succédassent  les  plai- 
sirs. 11  y  a  temps  pour  tout  dans  une  existence  bien  ordonnée,  et 
quand  on  avait  satisfait  aux  droits  souverains  de  la  muse,  Vénus 
et  Liœus  pouvaient  venir.  Les  plus  jolies  filles  de  la  troupe  accou- 
raient la  nuit  aux  rendez-vous;  on  fêtait  la  beauté  et  les  vieux  vins 
du  Rhin  et  de  Hongrie.  Boire,  manger,  rire,  chanter,  faire  l'amour, 
c'était  l'histoire  de  tout  Viennois  à  cette  époque.  Qu'on  se  figure  un 
paganisme  aimable,  bon  enfant,  un  naturalisme  candidement  éhonté, 
pratiquant  ses  petits  dévergondages  sans  avoir  l'air  de  s'en  douter, 
et  par  la  naïveté  de  son  impudence  déconcertant  tout  rigorisme;  le 
péché  avant  la  découverte  de  l'arbre  de  la  connaissance  du  bien  et 
du  mal  :  Papageno,  Papagena,  deux  types  des  mœurs  viennoises 
du  bon  vieux  temps!  En  ce  sens,  la  Flûte  enchantée  abonde  en 
énigmes  qui  deviennent  les  choses  les  plus  claires  du  monde  pour 
peu  qu'on  se  représente  ce  passé.  J'ai  parlé  des  deux  rôles  comi- 
ques, mais  les  autres,  —  Tamino,  Pamina,  Sarastro,  tous  ces  prêtres 
d'Isis  et  d'Osiris,  —  par  leur  dogmatisme  plein  d'épouvantes  sa- 
crées, leurs  épreuves  terribles  qui  n'excluent  ni  la  tolérance  philo- 
sophique ni  les  doux  préceptes  d'une  morale  facile  et  tout  humaine, 
ne  sont-ils  pas  aussi  des  Viennois? 

Comme  toutes  les  natures  nerveuses,  Mozart  avait  besoin  de  dis- 
tractions. Resté  seul  après  son  travail,  la  mélancolie  l'envahissait:  il 
lui  fallait  voir  du  monde,  s'oublier.  De  tels  hommes,  de  tels  génies, 
ne  sauraient  être  jugés  selon  les  lois  ordinaires.  Voici  par  exemple 
une  œuvre  sublime,  idéale,  marquée  en  quelques-unes  de  ses  par- 
ties d'un  caractère  presque  divin ,  et  cette  merveille  a  été  conçue, 
écrite  au  milieu  des  plaisirs,  des  bombances!  Fiesole  allait  à  ses 
pinceaux,  à  sa  palette,  comme  il  aurait  pris  une  harpe  pour  chanter 
un  psaume;  mais  fra  Angelico  était  un  Italien  du  xv''  siècle,  et  Mo- 
zart, enfant  de  Saltzbourg,  vivait  à  Vienne  en  1791.  Et  ni  ses  appé- 
tits sensuels,  ni  ses  égaremens  ne  l'ont  empêché  d'être,  lui  aussi, 
le  frère  des  anges.  Combien  de  motifs  cette  fois  pour  expliquer  la 
contradiction,  l'excuser!  Sait-on  ce  qu'un  artiste  moderne  dépense 
de  forces  physiques  dans  sa  composition?  Qui  dit  poète,  musicien, 
ne  dit  pas  seulement  philosophe.  Autre  chose  est  de  vivre  comme- 
un  Kant,  un  Maine  de  Diran,  à  l'état  raisonnant,  spéculatif;  autre 
chose  est  de  vivre  à  l'élat  scnsitif,  de  ciéer.  Les  forces  physiques, 
j'en  demande  bien  pardon  aux  purs  esprits,  veulent  être  réparées; 


i!20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  faut  que  dans  les  intervalles  du  travail  la  machine  se  ravitaille, 
et  sauvent  l'action  de  ces  moyens  de  renouvellement  sur  un  orga- 
nisme dont  tous  les  ressorts  sont  en  mouvement  ne  s'exerce  elle- 
même  que  pour  provoquer  à  d'autres  dépenses.  Mozart  mangeait 
beaucoup,  buvait  plus  qu'il  ne  convient  à  un  homme  raisonnable, 
et  quant  aux  femmes,  il  ne  se  lassait  pas  de  les  aimer  toutes  à  la  fois 
comme  son  don  Juan.  Le  goût,  je  l'ai  dit,  lui  en  était  venu  tard. 
Son  premier  attachement,  très  profond,  très  honnête,  le  sauve- 
garda jusqu'à  vingt-six  ans  contre  les  désordres  des  sens.  On  con- 
naît l'histjire.  Aloysia  Weber  était  la  fille  d'un  pauvre  copiste  du 
théâtre  de  Manheim.  Elle  avait  quinze  ans,  de  la  beauté,  des 
charmes,  une  voix  de  sirène.  Mozart  venait  de  quitter  son  arche- 
vêque de  Saltzbourg  (1777),  et,  cherchant  un  emploi,  parcourait 
l'Allemagne  avec  sa  mère.  A  Munich,  l'électeur  l'avait  éconduit 
dans  les  meilleurs  termes  :  «  Je  ne  dis  point  non,  ne  refuse  rien; 
mais  c'est  trop  tôt.  Qu'il  voyage  en  Italie,  devienne  célèbre,  et 
alors  on  verra!  »  A  la  cour  de  Manheim,  même  eau  bénite.  On  raffo- 
lait de  son  talent,  de  son  jeu,  on  s'intéressait  grandement  à  sa  per- 
sonne; mais  ce  beau  zèle  n'allait  point  jusqu'à  faire  qu'on  lui  donnât 
la  moindre  place  dans  l'orchestre,  ou  mieux  encore  qu'on  le  char- 
geât du  soin  d'écrire  un  opéra,  ce  qu'il  ambitionnait  par-dessus 
tout.  En  attendant,  la  gêne  continuait,  et  le  père,  resté  à  Saltz- 
bourg, apprenant  par  lettres  ses  mécomptes,  se  demandait  triste- 
ment, après  tant  de  pérégrinations  inutiles,  de  démarches  avor- 
tées, si  jamais  cet  enfant  prodige  finirait  par  devenir  un  homme 
capable  de  gagner  sa  vie.  Hélas!  l'excellent  père,  de  quel  surcroît 
de  préoccupations  n'était-il  pas  menacé!  Mozart,  pour  ses  travaux, 
fréquentait  la  maison  du  copiste  de  Manheim.  Il  vit  Aloysia,  s'en 
éprit;  bientôt  les  deux  jeunes  gens  s'aimèrent  de  toute  la  force  de 
deux  cœurs  qui  battent  pour  la  première  fois.  Mozart  avait  vingt  ans. 
Les  lettres  qu'il  écrit  à  son  père  sur  ce  sujet  sont  bien  ce  qu'on  peut 
lire  de  plus  charmant.  Il  s'efforce  de  ne  rien  trahir  du  secret  de  son 
amour,  afiecte  de  ne  parler  que  de  la  belle  voix  de  la  jeune  fille,  de 
i'état  précaire  des  parens  et  de  l'indispensable  utilité  de  sa  pré- 
sence parmi  eux,  donnant  à  entendre  qu'un  voyage  en  Italie  avec 
cette  famille  Weber  serait  peut-être  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  profi- 
table tant  pour  le  perfectionnement  de  son  propi'e  génie  que  pour 
les  avantages  d'argent  qui  ne  manqueraient  pas  d'en  résulter  grâce 
aux  concerts.  Il  jase,  raisonne,  argumente,  et,  dans  la  course  vaga- 
bonde où  sa  plume  s'abandonne,  n'a  pas  l'air  de  se  douter  que  sous 
chacune  de  ses  réticences  un  aveu  timide  se  dérobe. 

Le  père,  lui,  ne  s'y  trompe  point.  —  Discrètement  il  écarte  les 
feuilles,  voit  le  serpent,  souflle  dessus  froidement,  et,  sans  le  tuer, 


MOZART    Eï    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  Zi21 

le  conjure.  Critiquer  le  voyage  en  Italie,  appuyer  sur  l'objeciion 
d'un  ton  doux  et  ferme,  mais  qui  n'admet  pas  de  réplique,  fut 
l'habile  manœuvre  du  moment.  Le  fils  voulut  répondre  :  on  resta 
sourd.  Il  fallut  comprendre  à  demi-mot,  obéir.  Les  amoureux  se 
séparèrent  après  mille  sermens  échangés.  Mozart  aimait.  L'ima- 
gination, les  sens,  n'étaient  point  seuls  en  jeu  chez  le  jeune  ar- 
tiste; son  cœur,  plein  de  tendresse,  de  foi  profonde,  avait  tressailli. 
Aloysia,  de  son  côté,  versa  bien  des  larmes:  mais  sa  peine,  quoique 
sincère,  dura  moins.  L'année  ne  s'était  pas  écoulée,  que  Mozart, 
la  retrouvant  à  Munich,  s'apercevait  d'une  complète  évolution. 
«  Fragilité,  ton  nom  est  femme!  »  a  dit  le  poète.  La  fragilité,  ce 
jour-là,  s'appelait  Aloysia.  Ils  se  revirent  à  Vienne;  la  jeune  fille, 
dans  l'intervalle,  s'était  mariée  avec  un  comédien  nommé  Lange, 
et  déjà  perçait  son  talent  avec  sa  réputation  de  cantatrice.  Mozart, 
attiré  par  les  souvenirs  de  xManheim,  hantait  la  maison.  Qu'y  cher- 
chait-il? Son  pauvre  cœur,  dont  l'aînée  des  deux  filles  n'avait  point 
voulu,  et  que  l'autre,  la  cadette,  guettait  pour  le  saisir  au  passage. 
Cette  sœur  cadette,  bonne,  fidèle,  dévouée,  fut  sa  Constance,  celle 
pour  laquelle  il  écrivit,  dans  l'Enlcvcment,  le  fameux  air  de  Bel- 
monte,  tout  palpitant  de  ses  ardeurs  récentes.  «  C'est  l'air  favori 
de  tous  ceux  qui  l'entendent,  »  mande-t-il  à  son  père  en  oubliant 
avec  l'adorable  candeur  du  jeune  âge  qu'il  reprend  au  sujet  de  sa 
nouvelle  maîtresse  la  litanie  chantée  jadis  à  propos  d'Aloysia.  «  On  y 
saisit  le  tendre  émoi,  les  irrésolutions,  et  jusqu'aux  moindres  bat- 
temens  d'un  cœur  sensible,  jusqu'à  la  plénitude  du  bonheur,  expri- 
mée par  un  crescendo ^  jusqu'aux  soupirs,  aux  doux  aveux,  dont 
les  violons  en  sourdine  et  la  flûte  rendent  le  bruit  et  le  mystère.  » 
Le  père,  à  son  tour,  reprit  le  vieux  thème  d'opposition  :  épouser  la 
fille  d'un  copiste,  c'était  déchoir.  Et  puis  quel  avenir!  point  d'ar- 
gent, nulle  chance  d'en  gagner!  La  perspective  en  effet  n'était  pas 
brillante.  Ils  se  marièrent  nonobstant,  et  se  mirent  en  ménage 
avec  50  florins...  de  dettes.  Pauvre  Constance!  c'est  elle  qu'il  faut 
plaindre,  admirer,  elle  la  compagne  des  mauvais  jours,  la  confi- 
dente de  tant  de  défaillances,  de  misères,  l'honnête,  simple,  coura- 
geuse gardienne  de  ce  foyer  domestique  tracassé,  bouleversé.  Ce 
que  c'était  que  la  modération,  Mozart  ne  le  sut  jamais.  Apre  au 
plaisir  comme  au  travail,  il  passait  sa  vie  hors  de  chez  lui,  hantant 
les  tripots  et  les  salles  de  billard,  courant  les  tavernes,  les  bals  pu- 
blics, déguisé  en  pierrot,  et  donnant  à  la  composition  les  restes 
d'une  nuit  de  fredaines.  Entre  les  dépenses  qui  devaient  résulter 
d'une  pareille  conduite  et  les  revenus  de  la  maison  il  n'y  avait  au- 
cune espèce  de  balance.  L'argent  qu'il  retirait  du  théâtre,  des  con- 
certs, les  sommes  que  ses  éiliteurs  lui  founjissaient,  et  jusqu'à  sa 


/l22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pension  de  l'empereur,  tout  y  passait.  La  pauvre  Constance  avait 
beau  redoubler  d'économie  :  elle  n'arrivait  pas,  comme  on  dit,  à 
joindre  les  deux  bouts. 

Et  plut  à  Dieu  qu'elle  n'eût  pas  eu,  l'infortunée,  d'autres  sujets 
de  peine!  Constance  était  la  fille  d'un  musicien,  elle  avait  du  sang 
d'artiste  dans  les  veines,  et  savait  d'instinct  comment  on  s'y  prend 
pour  s'arranger  de  la  misère;  mais  comme  si  ce  n'était  point  assez 
du  manque  d'argent,  la  malheureuse  avait  encore  à  faire,  face  aux 
découragemens  de  son  mari,  lorsque  celui-ci,  en  proie  à  ces  mornes 
et  terribles  réactions  qu'amènent  les  lendemains  d'ivresse,  passait 
ensuite  des  jours  entiers  à  gronder,  à  se  plaindre,  sombre,  attéré, 
querelleur,  et  n'interrompant  sa  taquinerie  que  pour  se  renfrogner 
comme  un  hibou  dans  un  coin.  Alors  se  montraient  le  courage, 
le  dévouement  de  cette  aimable  femme.  A  force  de  petits  soins,  de 
bonne  humeur,  elle  le  ramenait,  gagnait  un  jour  ou  deux  pendant 
lesquels  son  cher  libertin  se  reprenait 'à  la  vie  de  famille.  L'heure 
venue,  Constance  mettait  la  nappe,  on  soupait  ensemble  tête  à  tète, 
et  Wolfgang,  émerveillé  de  la  bonne  chère  qu'on  faisait  chez  lui 
(hélas  !  pauvre  grand  homme,  il  ignorait  à  quel  prix,  et  que  sa  femme 
avait  dans  la  matinée  engagé  son  dernier  bijou),  Wolfgang  jurait  ses 
grands  dieux  de  rompre  à  tout  jamais  avec  cette  vie  de  désordre, 
sermens  de  joueur  et  de  buveur  oubliés  le  lendemain!  11  l'aimait 
pourtant,  lui,  et  se  serait  fait  tuer  pour  elle,  et  malgré  cela  combien 
de  torts,  de  félonies,  de  vilaines  escapades!  On  voudrait  n'avoir  à 
parler  que  de  ces  élans  du  cœur,  de  ces  aspirations  que  la  fièvre  du 
génie  rend  excusables;  mais  nous  n'en  sommes  plus  aux  Béatrice,  aux 
Léonore  :  avec  Aloysia,  l'idéal  avait  jeté  sa  (lamme,  et  ce  qui  restait 
en  lui  du  feu  divin,  il  le  gardait  pour  ses  chefs-d'œuvre.  L'amour 
des  sens  passionnait  seul,  en  dehors  de  la  composition,  cette  nature 
dévorée  et  dévorante.  «  Raphaël,  disait  l'abbé  Da  Ponte,  l'ange  Ra- 
phaël, mort  jadis  à  trente-sept  ans,  revit  aujourd'hui  parmi  nous,  et 
s'appelle  Mozart.  »  Qui  n'a  présent  devant  les  yeux  le  portrait  de  la 
Fornarina,  image  splendide  et  fata'e  d'un  modèle  également  mar- 
qué du  double  signe  de  la  beauté  et  de  la  fatalité?  Rarement  on  a 
peint  quelque  chose  d'aussi  merveilleux  que  ce  bras  mollement  ar- 
rondi sur  la  poitrine,  et  ces  yeux,  vit-on  jamais  rien  de  plus  volup- 
tueusement ombré,  de  plus  doux,  de  plus  charnellement  diabolique? 
Sirène,  femme,  ondine,  on  sent  que  c'est  la  perdition.  Maintenant 
de  cette  Fornarina  rapprochez  par  la  pensée  ce  portrait  de  la  ga- 
lerie Borghèse  où  le  jeune  Raphaël  s'est  représenté  lui-même,  le  re- 
gard embrasé  de  flamme  sombre,  la  lèvre  humide,  émue,  comme 
pour  appeler  la  jouissance.  Pauvre  enfant,  vous  écrierez-vous,  qui, 
tandis  qu'il  éclaire  le  monde,  va  soi-même  se  consumant!  Elle  ce- 


MOZART    ET    LA.    FLUTE    ENCHANTEE.  Zi2S 

pendant  éclate  de  santé,  d'embonpoint;  lui  n'est  que  pâleur,  désir, 
souffrance  :  vous  diriez  une  substance  éthérée,  une  âme  reproduite 
par  la  magie  du  pinceau  le  plus  fin,  le  plus  délicat.  Elle,  c'est  le 
corps,  c'est  la  forme,  dans  sa  triomphante  harmonie,  la  contadine 
superbe,  impassible,  fatale,  qui  se  laisse  aimer  comme  elle  se  laisse 
peindre,  parce  qu'elle  est  belle.  Ainsi  je  me  représente  le  mélanco- 
lique, l'ardent  et  mystique  Mozart  jeté  par  son  libertinage  en  proie 
à  toutes  ces  sirènes,  moitié  allemandes  et  moitié  slaves,  du  gouffre 
viennois.  Mystique  et  libertin,  âme  croyante,  esprit  sceptique  et 
sens  débauchés,  l'exemple  s'est  vu  trop  souvent  pour  qu'on  s'en 
émerveille!  Et  si  j'aborde. franchement  chez  Mozart  ce  chapiti-e  des 
humaines  inconséquences,  ce  n'est  point  que  je  veuille  me  donner 
le  triste  plaisir  de  montrer  dans  un  homme  d'un  tel  génie  les  mi- 
sères qui  dégradent  notre  espèce,  mais  bien  plutôt  pour  tâcher 
d'excuser  l'immortel  artiste  à  l'endroit  de  ses  travers,  qui  furent 
surtout  de  son  temps  et  de  son  pays,  car  si  nous  admettons  que  cer- 
taines conditions  historiques  et  climatériques  agirent  beaucoup  sur 
son  génie,  pourquoi  nous  refuserions-nous  à  reconnaître  la  part  que 
ces  mêmes  conditions  peuvent  avoir  eue  dans  sa  conduite? 


II. 

Il  y  a  quelques  mois,  je  traversais  Saltzbourg  allant  à  Ischl.  Une 
journée  que  je  passai  là  en  promeneur,  en  dilettante,  hi'en  apprit 
plus  que  bien  des  livres.  Pas  plus  que  la  nature,  ces  quartiers  et 
ces  monumens  n'ont  changé;  tout  y  est  comme  Mozart  l'a  vu  au 
temps  des  grandes  existences  épiscopales.  Plus  de  vingt  églises  ou 
chapelles  dans  cette  petite  ville,  et  des  tours,  des  coupoles,  des 
flèches!  vous  diriez  une  forêt.  Le  marbre  abonde,  le  cuivre  aussi, 
et  sur  toutes  ces  cimes  globes  et  croix  étincellent  au  soleil;  puis 
ce  sont  de  riches  hôtels,  des  maisons  qu'on  prendrait  pour  des 
palais,  des  places  qu'égaie  une  architecture  du  midi.  Quand  du 
haut  du  Capuziiierbcrg  votre  œil  embrasse  cet  ensemble  à  la  fois 
riant  et  superbe,  vous  vous  croiriez  déjà  en  Italie.  Et  combien 
l'impression  va  devenir  plus  grande,  plus  profonde,  si  du  dehors 
vous  pénétrez  au  dedans,  si  vous  voyez  s'ouvrir  devant  vous  la  ca- 
thédrale, les  Franciscains,  Saint-Pierre,  si  dans  ces  chœurs,  sous 
ces  dômes,  le  culte  cathorupie  célèbre  pontificalement  ses  mys- 
tères, si  le  long  de  ces  colonnes,  de  ces  murs  enluminés  de  fres- 
ques, se  déroule  l'immense  procession  avec  l'or  de  ses  mitres,  de 
ses  crosses,  de  ses  chasubles,  la  flamme  de  ses  cierges,  la  fumée  de 
ses  encensoirs,  le  tonnerre  de  ses  orgues!  Tel  fut  le  spectacle  dont 


Il2h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  pompes  agirent  sur  l'imagination  de  Mozart  bambin.  J'ai  dit 
spectacle,  c'était  bien  autre  chose  en  vérité  pour  cet  enfant  qui  ve- 
nait Là  chercher  son  Dieu  et  le  trouvait.  Le  doute,  qui  le  lui  eût  ap- 
pris? Quelle  atteinte  funeste  aurait  pu  recevoir  aux  mains  d'un  père 
plein  de  foi  cette  âme  croyante  et  pieuse?  Longtemps  après  son  ma- 
riage, il  allait  encore  à  la  messe,  et  si  le  désaccord  se  fit,  s'il  vécut 
et  créa  en  dehors  du  cercle  d'une  religion  dont  le  sentiment  ne  l'a- 
bandonna jamais,  il  faut  bien  reconnaître  en  ce  point  l'influence 
sur  son  organisation  très  féminine  du  climat  méridional  dans  lequel 
il  était  né.  Voj^ez  cette  population  :  quel  air  de  santé,  de  bien-être! 
Quelles  bonnes  figures  respirant  la  joie  d'être  au  monde!  Comme 
on  s'aperçoit  tout  de  suite  que  ces  braves  gens  s'occupent  peu  de 
métaphysique!  L'Italie,  par-delà  les  Alpes  tyroliennes,  leur  envoie 
ses  tiédeurs,  ses  baisers.  Des  vérités  éternelles,  ils  croient  honnête- 
ment ce  que  la  i-eligion  leur  en  enseigne,  préférant  d'ailleurs  toute 
espèce  de  contingent  à  l'absolu.  Ils  ont  la  foi  du  charbonnier,  ne 
leur  en  demandez  pas  davantage,  car  plutôt  que  de  discuter  ils  se- 
raient capables  de  vous  répondre  comme  ce  Chinois  à  un  mission- 
naire :  ((  J'ai  tant  d'affaires  dans  ce  monde  que  je  ne  sais  où  don- 
ner de  la  tète;  comment  diable  voulez-vous  que  je  trouve  le  temps 
de  m'occuper  de  ce  qui  se  passe  dans  l'autre!  »  Jouir  des  biens  de 
cette  existence  terrestre,  toute  leur  préoccupation  se  borne  là,  et 
encore  ne  peut-on  appeler  préoccupation  ce  qui,  chez  eux,  n'est 
qu'élan  naturel,  instinct  pur  et  simple.  Les  femmes,  les  jeunes 
filles  ont  cette  expression  sensuelle,  ce  charme  du  regard,  de  la 
bouche,  auquel  l'homme  du  nord  aurait  tort  de  se  laisser  prendre, 
car  l'honnêteté,  en  somme,  n'y  perd  rien.  On  veut  bien  vivre,  en- 
tendre de  la  musique,  aimer,  et  le  reste,  mais  sans  préjudice  porté 
aux  premières  croyances,  sans  démérite  ni  scandale.  Voilà  le  sang 
dont  était  Mozart,  la  chair  dont  il  fut  pétri.  Né  à  Saltzbourg,  il  y 
vécut  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  jusqu'à  vingt-six  ans,  pour 
aller  ensuite  habiter  Vienne,  c'est-à-dire  un  Saltzbourg  en  grand. 

Cependant  le  poème  de  ///  F!ûfe  cnrluintée  était  complètement 
terminé.  Schikaneder,  faisant  droit  aux  réclamations  du  musicien, 
avait  dix  f  )is  modifié,  remanié  sa  pièce.  Mozart  débordait  d'inspi- 
ration. 11  travaillait  toute  la  matinée,  dînait  à  midi  avec  son  direc- 
teur et  quelque  jolie  pi'incesse  de  théâtre,  la  Reisinger  par  exem- 
ple, qu'il  destinait  au  rôle  de  Papagena;  puis,  après  une  première 
étape,  et  quand  on  avait  bu  déjà  et  ri  plus  que  suffij^animent,  les 
femmes  se  levaient  comme  en  Angleterre,  et  le  maître,  continuant 
à  se  griser,  entamait  avec  son  librettiste  la  question  des  airs  et  des 
duos.  Scliikaueder  devait  JDuer  Papageno,  et  Mozart  lui  soumet- 
tait à  mesure  chaque  morceau  du  personnage. 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  Û25 

—  Qae  penses-tu  de  ce  duo?  lui  dit-il  un  jour  en  s'asseyant  au 
clavecin  avant  de  se  mettre  à  table. 

—  Hum!  répondit  Schikaneder,  je  n'en  ai  pas  grande  idée. 
Beau,  si  tu  veux,  mais  trop  savant,  beaucoup  trop  savant  ! 

Mozart  déchire  la  page  et  n'ajoute  mot.  Tout  à  coup,  au  milieu 
du  dîner,  il  se  lève,  court  à  la  chambre  voisine,  et  presque  aussitôt 
revient  avec  une  nouvelle  esquisse.  Schikaneder  prend,  regarde, 
et  toujours  mangeant  et  buvant  : 

—  Même  défaut!  répète-t-il,  trop  d'art,  de  recherche!  Tâche 
donc  de  faire  plus  simple,  plus  populaire!  Tiens,  comme  qui  dirait 
ce  que  je  chante! 

Et,  la  bouche  pleine,  il  fredonna  quelque  pont-neuf  viennois. 

—  Bravo!  j'ai  ton  affaire!  s'écrie  Mozart,  qui  de  nouveau  s'es- 
crime et  touche  juste  cette  fois. 

Mozart  achevait  le  finale  de  son  premier  acte  (1),  lorsqu'il  apprit 
qu'une  scène  rivale  se  préparait  à  donner  un  opéra  sur  le  même  su- 
jet. Cela  était  intitulé  le  Cistre  encliniilê,  et  fut  représenté  le  6  juin 
1791  au  théâtre  de  Leopoldstadt,  qui  faisait  à  l'entreprise  de  Schi- 
kaneder une  désolante  concurrence.  La  musique  était  de  Wenzel 
Millier,  l'auteur  populaire  du  Moulin  du  diable.  Vienne  raffolait 
alors  de  ces  féeries  où,  dans  le  miroir  grotesque  de  la  caricature, 
défilaient  et  se  heurtaient  pêle-mêle  toutes  les  idées  à  la  mode, 
chevalerie,  sorcellerie.  Qu'on  se  figure  ces  parodies  à  grand  spec- 
tacle auxquelles  nous  assistons  aujourd'hui,  mais  avec  la  pointe 
voulue  d'idéal  et  de  romantisme,  avec  cette  nuance  d'ironie  qui  fait 
que  par  instans  vous  ne  savez  plus  trop  s'il  faut  prendre  la  chose 
au  plaisant  ou  au  sérieux,  tant  à  ces  pantalonades  vient  se  mêler 
de  poésie  vraie,  d'humaine  observation!  Je  ne  dirai  pas:  «  C'est 
du  caviar  pour  les  basses  classes!  »  c'est  du  Shakspeare.  Et  puis 
quelle  différence  entre  les  deux  musiques!  Ici  nous  acceptons, 
vaille  que  vaille,  la  ritournelle  qu'on  nous  débite,  des  refrains  de 
tabagie,  de  honteux  motifs  puant  encore  l'obscénité  des  paroles 
que  ces  coq-à-l'âne  remplacent!  Là-bas,  c'étaient  les  émanations, 
à  travers  les  siècles,  du  génie  musical  d'une  race  originellement 

(1)  Il  va  sans  dire  qu'en  toute  discussion  générale  je  ne  saurais  avoir  en  vue  que 
l'œuvre  allemandi*,  la  distribution,  les  personnages,  le  texte,  l'esprit,  les  décnrs  même 
et  les  costumes  traditionnels.  La  récente  version  française,  quoique  pavée  de  bonnes 
intentions,  est  encore  trop  reprocliable.  Je  parlerai  plus  loin  des  caractèies  travestis, 
des  sens  faussés;  mais  comment  ne  pas  regretter  tout  de  suite  cet  arbitraire  introduit 
dans  Tordre  thématique  de  la  partition?  Pourquoi  faire  quatre  actes  morcelés,  fragmen- 
taires, de  ces  deux  actes  larges,  nourris,  puissaiis,  pleins  de  contrastes  dans  leur  sy- 
métrie admirable?  Qui  ne  prévoit  ce  qu'à  cet  aménagement  l'architecturale  beauté  de 
Tœuvre  devait  perdre? 


li^Ô  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

douée,  la  Heur  des  Alpes  et  des  Karpathes,  des  lieder  ramassés  à 
poignées  dans  le  champ  national  par  des  hommes  ayant,  comme 
Dittersdorf,  Wenzel  Millier,  un  tel  art  d'appropriation  qu'on  se  de- 
mande aujourd'hui  si  ce  sont  eux  qui  ont  emprunté  cette  musique 
à  la  tradition  populaire,  ou  si  ce  n'est  point  plutôt  la  tradition  qui 
la  leur  a  prise;  un  véritable  orchestre  de  kermesse,  des  chansons 
qui  jaillissent  du  cœur,  des  valses  à  tout  entraîner,  des  ballades 
tantôt  d'un  comique  ébouriffant,  à  la  Falstaff,  tantôt  naïvement  rê- 
veuses, tantôt  empreintes  des  terreurs  du  surnaturel.  On  pressent 
à  la  fois  Schubert  et  Weber  :  le  premier  un  peu  prosaïque  ,  un  peu 
bourgeois,  comprenant  davantage  l'eau  qui  fait  aller  le  moulin,  le 
courant  leste  et  clair  où  voyage  la  truite  entre  deux  rives  de  gazon 
émaillé;  l'autre,  plus  entraîné  vers  le  merveilleux,  plus  roman- 
tique, et  préférant  au  ruisseau  de  la  belle  mcunicre  la  grotte  de 
cristal  des  ondines  et  des  nixes. 

Si  jamais  vous  visitez  Vienne,  ne  manquez  pas  d'aller  voir  à  Leo- 
poldstadt/e  Moulin  du  diable.  L'ouvrage  ne  se  joue  plus  guère  que 
de  loin  en  loin,  et  pour  l'ébattement  du  populaire  et  des  enfans,  ce 
qui  n'empêche  pas  les  gens  distingués  et  raisonnables  d'y  trouver 
leur  plaisir  par  occasion.  Ce  Moulin  du  diable,  avec  ses  chevaliers 
bardés  d'armures  retentissantes,  ses  troubadours  élégiaques,  son 
coquin  de  meunier,  qui  par  manière  de  passe-temps  a  tué  sa  femme, 

—  avec  ses  sacs  de  blé  qui  se  trémoussent,  son  Kasperl  pantagrué- 
lique, qui  au  dénoûment  s'envole  en  l'air  à  cheval  sur  son  baudet, 

—  ce  Moulin  du  diable  fait  un  spectacle  des  plus  divertissans.  Mu- 
sicien ambulant,  violoneux  de  tréteaux,  moins  artiste  que  rapsode, 
mais  dans  sa  trivialité  d'une  veine  intarissable,  car  elle  se  renou- 
velle aux  sources  vives,  Wenzel  Millier  a  composé  de  la  sorte  plus 
de  cent  féeries  où  passe  par  momens  je  ne  sais  quel  souffle  roman- 
tique. Vous  diriez  alors  du  Shakspeare  traduit  en  allemand  des  fau- 
bourgs de  Vienne.  Le  bonhomme  composait  du  reste  dans  toute  la 
simplicité  de  son  âme;  il  écoutait,  se  souvenait,  content  de  trans- 
crire et  d'arranger  pour  le  plaisir  des  autres  ces  trouvailles  qui  lui 
plaisaient.  Il  secouait  sa  large  manche,  et  les  notes  par  milliers  en 
tombaient  :  féeries,  impromptus,  Wienerposscn.  Sur  le  tard,  la  re- 
nommée de  Mozart  l'importuna;  toujours  simple  et  naïf,  il  ne  se 
l'expliquait  pas.  «  Gomment  se  peut-il  faiie,  disait-il,  que  le  monde 
tienne  en  pareille  estime  un  homme  qui,  après  tout,  n'a  jamais  com- 
posé que  sept  ouvrages,  tandis  que  moi  j'ai  écrit  plus  de  deux  cents 
opéras,  sans  compter  des  monceaux  de  musique  religieuse?  » 

En  attendant,  cette  productivité,  dont  Tavenir  devait  si  médiocre- 
ment savoir  gré  à  Wenzel  Muller,  ne  laissait  pas  que  d'être  pour 
Mozart  une  cause  grave  de  découragement.  Le  Cistre  enchanté  fut 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  427 

donc  donné  àLeopoldstadt,  et  tout  Vienne  aussitôt  d'accourir  battre 
des  mains  aux  décors  neufs,  aux  mille  trucs  de  la  mise  en  scène, 
aux  incomparables  lazzis  d'un  certain  bouffon  nommé  Laroche,  es- 
pèce de  Debureau  parlant  et  chantant,  dans  la  peau  duquel  sem- 
blait s'être  incarné  le  Pierrot  local.  Cent  vingt-cinq  représenta- 
tions constatèrent  urbi  et  orbi  l'immense  valeur  du  chef-d'œuvre, 
dont  pas  un  grain  de  poussière  ne  subsiste  désormais.  Volontiers 
Mozart  eût  renoncé  à  la  partie;  Schikaneder  tint  bon.  Compre- 
nant qu'un  théâtre  comme  le  sien,  qui,  dans  les  hiérarchies  de 
l'époque,  pouvait  avoir  l'importance  que  nous  attribuons  par  exem- 
ple à  telle  petite  scène  du  boulevard,  comprenant  qu'un  pareil 
théâtre  ne  pouvait  entrer  en  lutte  ouverte  avec  Leopoldstadt,  il 
chercha  quelque  combinaison  nouvelle  qui  lui  permît  de  donner  à 
sa  pièce  un  intérêt  autre  que  celui  des  changemens  à  vue  et  du 
spectacle.  La  féerie  toutefois  fut  maintenue  à  cause  de  l'engoue- 
ment du  quart  d'heure.  iNéanmoins  se  borner  à  travestir  les  per- 
sonnages, à  modifier  les  situations,  les  accessoires,  ce  n'était  point 
assez.  Suffirait-il  pour  donner  à  la  vogue  une  impulsion  dérivative 
de  faire  du  Kasperl  de  la  farce  viennoise  un  oiseleur  tout  de  plumes 
habillé,  de  changer  en  flûte  le  basson  grotesque  si  applaudi  chez 
le  voisin,  de  métamorphoser  le  tigre  du  texte  originel  en  un  ser- 
pent qu'on  fixerait  en  manière  de  queue  aux  chausses  du  prince  Ta- 
raino,  lequel,  ô  sainte  naïveté  de  l'art  à  son  enfance!  en  ayant  l'air 
de  se  sauver,  traînerait  après  lui  le  monstre  attaché  à  ses  pas?  Rai- 
sonnablement, tout  cela  serait-il  de  nature  à  passionner  les  mul- 
titudes? L'honnête  Schikaneder  en  doutait.  Il  aurait  pu  se  deman- 
der si  d'aventure  le  collaborateur  auquel  il  avait  instinctivement  fait 
appel,  et  qui  se  nommait  Mozart,  n'accomplirait  point  à  ce  propos 
quelque  miracle;  mais  on  ne  s'avise  jamais  de  tout.  Et  d'ailleurs, 
alors  comme  de  nos  jours,  il  demeurait  bien  entendu  qu'en  ma- 
tière d'opéra  la  question  de  la  pièce  devait  passer  avant  celle  de 
la  musique.  M.  Auber,  avec  cette  ironie  qu'on  lui  connaît,  a  dit  : 
«  Pour  bien  réussir,  il  faudrait  qu'un  opéra  pût  être  donné  le  pre- 
mier soir  sans  la  musique;  on  jouerait  d'abord  la  pièce  purement 
et  simplement,  puis  le  surlendemain  on  y  glisserait  quelques  mor- 
ceaux, et  peu  à  peu,  le  public  s'acclimatant  ainsi,  on  arriverait 
vers  la  quinzième  représentation  à  supporter  toute  la  partition.  » 
A  Vienne,  et  du  temps  de  Mozart,  les  choses  déjà  se  passaient  de 
la  sorte.  Schikaneder,  malgré  tant  de  belles  paroles  pour  vaincre 
les  résistances  de  son  collaborateur,  sentait  qu'en  cette  affaire  les 
responsabilités  pesaient  toutes  sur  son  poème,  et  que  la  musique, 
quoi  que  fît  Mozart,  ne  viendrait  jamais  dans  le  succès  qu'en  se- 


ii28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conde  ligne.  Aussi,  comme  il  travaillait  cet  inventeur,  comme 
il  se  creusait  la  cervelle  à  chercher  l'idée  attractive,  argenicusel 
Tant  d'ellorts  eurent  leur  récompense,  et  comme  ces  adeptes  qui, 
cherchant  la  pierre  philosophale,  préparèrent  la  chimie  moderne, 
cet  entrepreneur  aux  abois,  qui  ne  pensait  qu'au  moyen  de  gagner 
des  écus,  mit  la  main  sur  une  idée  que  la  musique  allait  élever  au 
rang  des  chefs-d'œuvre.  Je  veux  parler  de  cette  introduction  de 
l'élément  maçonnique  à  laquelle  Schikaneder,  croyant  répondre  à 
certaines  préoccupations  sociales  et  politiques  du  moment,  eut  re- 
cours en  désespoir  de  cause. 

L'époque  était  à  la  philanthropie;  les  idées  d'avenir,  de  réforme, 
d'amour  de  l'humanité,  empruntaient  au  passé  certaines  pratiques 
mystérieuses  faites  pour  amuser,  pour  endormir  cette  société  fri- 
vole qui,  à  ses  bals  de  cour,  à  ses  chasses,  à  ses  concerts  de  cas- 
trats, trouvait  plaisant  d'entremêler  le  surnaturel,  ne  se  doutant 
pas  du  sens  fatal  caché  sous  cet  appareil  de  mesmérisnie  et  de  sor- 
cellerie, ni  des  formules,  des  signes  cabalistiques  mis  en  œuvre  pour 
rallier  entre  eux  dans  une  révolutionnaire  connivence  tous  ces  di- 
seurs de  bonne  aventure,  apôtres  et  tireurs  de  cartes.  La  figure  de 
Gagliostro  restera  comme  celle  d'un  représentant  très  curieux  de  ce 
mysticisme  relevé  d'ironie  où  tous  les  esprits  du  siècle  se  laissèrent 
prendre.  Schikaneder  ravaudant  le  tissu  grotesque  de  sa  pièce,  re- 
maniant ses  personnages  l'un  après  l'autre,  se  retrouvait  en  pré- 
sence de  Sarastro,  le  tyran  de  son  mélodrame,  lorsque  tout  à  coup 
l'idée  lui  vint  de  faire  de  ce  tyran,  de  ce  monstre,  un  grand  prêtre 
de  la  sagesse,  un  ami  de  l'humanité,  idée  merveilleuse  à  laquelle 
l'antique  Egypte  allait  incontinent  prêter  ses  temples,  le  culte 
d'Isis  ses  collèges  de  prêtres,  de  sorte  que,  sans  mettre  l'ordre 
maçonnique  en  collision  avec  les  pouvoirs  politiques,  sans  risque 
d'encourir  les  censures  et  les  interdits  des  partis  réactionnaires,  on 
aurait  pour  soi  l'immense  attraction  de  l'idée  partout  dominante. 
«  Bientôt  la  sombre  erreur  sera  dissipée,  bientôt  l'esprit  de  sagesse 
triomphera!  »  ainsi  du  commencement  à  la  fin  s'exprime  par  la 
bouche  de  ses  initiés,  de  ses  génies,  de  ses  demi-dieux,  cet  ouvrage 
étrange,  singulier,  qui,  d'abord  conçu  dans  les  proportions  d'une 
féerie  de  tréteaux,  devait,  grâce  à  l'un  de  ces  hasards  qui  président 
aux  grandes  créations,  devenir  le  chef-d'œuvre  le  plus  idéal,  le 
plus  pur  de  Mozart.  Qu'on  ose  en  ce  cas  médire  des  petites  causes! 
L'homme  qui  suscite  une  partition  telle  que  la  Fiùle  enchantée  rend 
un  service  impérissable  à  l'humanité,  et  mérite  que  tous  ceux  que 
l'art  passionne  et  moialise  bénissent  son  nom  à  travers  les  siècles. 
Goethe,  qui  s'y  connaissait  quelque  peu,  a  écrit  :  «  11  faut,  pour 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  A?.& 

apprécier  la  valeur  de  tels  ouvrages,  plus  d'intelligence  et  de  talent 
que  pour  s'en  égayer  (1).  » 

Comme  l'auteur  de  Werther  et  de  Ftnif^t,  comme  Lessing,  Herder, 
Wieland,  comme  cette  multitude  d'esprits  auxquels  les  institutions 
du  passé  ne  suffisaient  plus,  et  qui,  dans  l'honnêteté  de  leurs  con- 
sciences, auraient  voulu  voir  les  circonstances  répondre  à  l'idéal 
qu'ils  avaient  en  eux,  Mozart  était  franc-maçon.  Ces  rêves  de  fra- 
ternité, de  bonheur  universel,- parlaient  à  sa  belle  âme,  à  sa  nature 
métaphysique  moins  raisonnante  que  sensitive,  et  qui,  toute  rem- 
plie d'aspirations  inassouvies,  trouvait  son  bonheur  à  vivre  en  com- 
munauté de  desseins,  de  tendances,  avec  un  cercle  d'esprits  culti- 

(I)  Le  poème  de  la  Flûte  enchantée  préoccupa  Goethe  assez  longtemps.  II  découvrit  là 
du  premier  coup  d'œil  tout  ce  que  Mozart  y  avait  mis,  et  voulut  à  son  tour  interpréter  le 
sens  de  la  musique,  comme  la  musique  avait  interprété  l'idée  du  poème.  Ce  fut  assez  pour 
lui  faire  écrire,  k  lui,  le  futur  auteur  de  la  seconde  partie  de  Faust,  une  seconde  partie 
de  la  Flûle  enchantée.  Quand  on  trouvé  ce  fragment  singulier  dans  les  œuvres  complètes, 
on  commence  par  ne  pas  comprendre.  Est-ce  une  moquerie  à  Tadresse  du  public  et  du 
compositeur?  Non,  mais  tout  simplement  une  faiblesse.  Goethe  prend  très  au  sérieux 
sa  besogne.  J'ai  dans  les  mains  la  copie  d'une  lettre  inédite,  je  crois,  en  tout  cas  très 
peu  connue,  dans  laquelle,  en  librettiste  bénévole  cette  fois,  et  non  point  contraint  et 
forcé,  comme  cela  ne  devait  que  trop  se  voir  plus  tard,  il  offre  imperturbablement  sa 
bagatelle  à  l'auteur  d'un  opéra  à'Oberon,  ce  Paul  Wranitzki  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 
«  Vous  verrez,  en  prenant  connaissance  du  texte  que  je  vous  envoie,  quel  parti  on  eu 
peut  tirer  pour  un  opéra.  Veuillez  bientôt  me  faire  savoir  si  la  direction  agrée  mon 
programme,  afin  que  je  me  remette  k  l'œuvre  et  le  termine.  Je  snrais,  quant  à  moi, 
charmé  d'entrer  en  relations  avec  un  homme  de  votre  talent.  J'ai  tâché,  comme  vous 
le  verrez,  d'ouvrir  au  génie  du  compositeur  le  plus  vaste  champ,  parcourant  tous  les 
genres  et  passant  du  pathétique  le  plus  élevé  au  style  léger,  au  comique. 

«  Recevez,  etc.  J.-W.-V.  Goethe, 

«  Weimar,  le  21  janvier  1793.  » 

Suit  un  post-scriptum  qui  n'est  pas  la  partie  la  moins  curieuse  de  la  pièce.  «  L'im- 
mense succès  de  la  Flûte  enchantée  m'a  donné  l'idée  d'emprunter  à  cet  ouvrage  divers 
motifs  pour  les  travailler  à  nouveau  et  de  manière  à  me  rencontrer  avec  le  goût  du 
public.  C'est  donc  une  seconde  partie  de  la  Flûte  enchantée  que  j'entends  faire.  Les 
personnages,  restant  les  mêmes  et  connus  qu'ils  sont  déjà  des  acteurs  et  du  public,  n'en 
auront  que  plus  de  vie  et  d'intérêt.  Rien  de  changé  non  plus  dans  les  décors,  dans  les 
costumes,  ce  qui  ne  saurait  manquer  de  faciliter  beaucoup  par  toute  l'Allemagne  l'exé- 
cution de  l'ouvrage.  Il  va  sans  dire  que,  dans  le  cas  où  votre  directeur  voudrait  se 
tnettre  en  nouveaux  frais,  on  ne  s'y  ojjposerait  pas,  bien  que  mon  intention  formelle 
soH  de  rattacher  par  tous  les  souvenirs  de  mise  en  scène  cette  seconde  Flûte  enchantée 
à  la  première.  »  On  sourit  à  voir  un  archi-maîire  de  la  pensée  luuiiaine  agiter  de 
,  pareils  dét.iils;  mais  G  lethe  fut  aussi  directeur  de  théâtre  :  il  savait  ce  qu'une  pièce 
coûte  à  monter,  connaissait  les  ressources  du  monde  auquel  il  avait  alTaire.  D'ailleurs 
qui  n'était  plus  ou  moins  régisseur  dramatique  à  cette  époque?  Empereurs  et  roi'^,  tous 
s'en  mêlaient.  Voyez  FiéJéric,  le  grand  Frédéric!  «  Je  ne  saurais  plus  ordonner  de 
nouveaux  habits,  il  faut  y  suppléer  par  ceux  qui  se  trouvent  dans  la  garde-robe  de 
l'opéra,  où  il  y  en  aura  bien  encore  qu'on  pourra  faire  ajuster.  Faites  des  amours  à  bon 
marché,  car  à  mon  âge  on  ne  les  paie  plus  cher!  »  (Lettres  à  Poilnitz). 


430  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vés,  frères  du  sien  par  la  moralité,  la  grandeur  des  vues,  sinon  par 
l'illuminisme  créateur.  On  remarquera  en  passant  une  lettre  à  la 
date  de  1787  qu'il  écrivait  à  son  père,  déjà  souffrant  et  déclinant  : 
«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  quel  vif  désir  j'ai  de  recevoir  de 
vos  nouvelles,  et  combien  j'espère  qu'elles  seront  bonnes,  quoique 
je  me  sois  fait  l'habitude  de  ne  spéculer  que  sur  le  pire  en  toute 
chose.  La  mort  n'étant,  à  bien  prendre,  que  le  terme  de  notre  exis- 
tence, je  me  suis,  depuis  quelques  années,  tellement  familiarisé 
avec  cette  véritable  amie  des  hommes,  que  son  image,  loin  de  m'é- 
pouvanter,  me  console  et  me  rassérène,  et  je  ne  saurais  assez  re- 
mercier Dieu  de  m'avoir  mis  à  même  (vous  me  comprenez,  n'est-ce 
pas?)  de  la  considérer  comme  la  clé  de  notre  véritable  félicité.  Ja- 
mais je  ne  me  couche  sans  songer  que  peut-être,  — si  jeune  que  je 
sois,  —  il  ne  me  sera  pas  donné  de  voir  se  lever  le  jour  du  lende- 
main, et  cependant  je  ne  suppose  point  que  personne  de  ceux  qui 
me  fréquentent  m'en  trouve  plus  soucieux  ni  plus  mélancolique. 
C'est  au  contraire  pour  moi  une  félicité  dont  je  bénis  incessamment 
mon  créateur,  et  que  je  souhaite  du  fond  de  l'âme  à  tous  mes 
frères.  »  Quelque  idée  qu'on  puisse  avoir  de  l'influence  qu'exerça 
sur  Mozart  cette  initiation  aux  mystères  alors  très  significatifs  de  la 
franc-maçonnerie,  qu'il  crût  voir  dans  ces  dogmes  nouveaux  des 
vérités  plus  hautes  et  plus  pures,  ou  qu'il  ne  s'agît  à  ses  yeux  que 
d'un  simple  enseignement  moral,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son 
âme  y  trouva  le  calme,  la  quiétude,  «  cette  paix  de  Dieu,  plus 
haute  que  tout  l'entendement  des  hommes!  »  Et  c'est  là  en  somme 
le  point  important  pour  nous  qui  n'avons  à  juger  de  ce  qu'il  res- 
sentit que  par  ce  qu'il  en  a  exprimé  dans  ces  pages  immortelles.  Re- 
ligieuse en  son  essence  est  en  effet  cette  musique  de  la  Flûte  en- 
chantée. Elle  a  la  foi,  l'amour,  et  respire,  de  sa  première  note  à  la 
dernière,  je  ne  sais  quel  sentiment  de  mansuétude  infinie,  de  cé- 
leste apaisement. 

J'ai  donné  acte  à  Schikaneder  du  mérite  de  l'invention;  peut- 
être  me  suis-je  trop  hâté,  peut-être  l'introduction  de  ce  principe 
métaphysique  si  merveilleusement  développé  par  Mozart  fut-elle 
due  non  à  l'initiative  géniale  de  l'imprésario -rimailleur,  mais  à 
une  prescription  de  la  loge  transmise  par  un  choriste  affilié,  Robert 
Giseck.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  par  son  à-propos,  la 
chose  devait  réussir,  même  alors  qu'elle  n'eût  pas  inspiré  à  Mozart 
ce  chef-d'œuvre,  et  rien  ne  me  prouve  que  ce  ne  soit  pas  le  sens 
caché  sous  les  paroles  bien  plutôt  que  la  beauté  de  la  musique  qui 
ait  tout  d'abord  entraîné  le  succès.  Le  nouvel  empereur  Léopold 
venait  de  proscrire  les  francs-maçons.  A  ce  successeur  réaction- 
naire du  trop  libéral  Joseph  II,  toutes  ces  théories  modernes  dé- 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  llZl 

plaisaient  fort;  il  n'y  voyait  que  machines  de  guerre  contre  son 
droit  divin,  complots  révolutionnaires.  C'était  assez  pour  émou- 
voir le  public  eu  faveur  des  francs- maçons,  et  pour  que  de  son 
côté  l'ordre  s'évertuât  à  dissiper  les  préventions  répandues  contre 
lui  par  ce  qu'on  appellerait  aujourd'hui  le  pa?'ïi  dirical.  ail  court 
des  bruits  étranges  sur  ces  prêtres,  sur  leur  faux  espiit;  on  se  dit 
à  l'oreille  que  quiconque  s'affilie  à  leur  ordre  est  aussitôt  damné 
d'âme  et  de  corps!  »  Ainsi,  cherchant  à  le  faire  jaser,  parlent  à  Pa- 
pageno  les  trois  dames.  Même  évidence  d'allusion  dans  une  réponse 
de  Tamino  à  une  demande  de  ce  genre  :  «  propos  soufllés  à  des 
commères  par  des  fourbes  !  »  Gomment  Mozart  fut  amené  à  se  mêler 
à  cette  discussion,  comment  son  génie  et  ses  convictions  les  plus 
secrètes  l'y  invitaient,  nous  le  savons  maintenant,  et  nous  compre- 
nons aussi  quels  accens  devait  évoquer  un  pareil  génie  dans  ces 
antiques  sanctuaires  d'Isis,  dont  il  franchissait  le  seuil  en  initié  des 
temps  nouveaux.  Dès  le  finale  du  premier  acte,  on  se  sent  trans- 
porté dans  un  monde  épuré,  supéi'ieur.  A  l'appareil  théâtral,  déco- 
ratif, au  mouvement  d'une  féerie  succède  le  calme  religieux  du 
temple,  la  rêverie  abstraite  en  contemplation  devant  l'universelle 
harmonie  des  êtres  et  des  choses,  la  méditation  du  sage  promenant 
quelque  sentence  auguste  à  travers  ces  salles  sacrées  dont  le  bruit 
de  ses  pas  réveille  seul  les  muettes  profondeurs  :  in  dicsen  heiligen 
Hallcn.  Partout  allégorie  et  symbolisme  :  ces  trois  adultes,  ces 
éphèbes,  sont  des  génies,  les  génies  de  la  vertu  commis  à  la  garde 
du  jeune  priqce  qu'ils  admonestent,  édifient.  Et  le  prince  lui-même, 
est  un  type  de  l'homme  tendant  vers  le  bien,  la  perfection, —  y  ar- 
rivant à  travers  les  combats,  les  ('preuves,  et  recevant  enfin  sa  ré- 
compense dans  la  bien -aimée  Pamina.  Maintenant  qu'au  théâtre 
tout  ce  mysticisme  puisse  ennuyer,  que  toutes  ces  épreuves  ne 
présentent  qu'une  froide  et  monotone  allégorie,  je  ne  le  conteste 
point;  mais  j'en  renvoie  la  faute  à  qui  de  droit,  et  je  passe  outre 
sans  me  préoccuper  davantage  des  bévues  du  librettiste  ou  des  ré- 
clamations de  cette  partie  du  public  qui  ne  veut  qu'être  amusée.  Si 
vous  me  dites  qu'il  y  a  des  spectacles  plus  divertissans,  je  le  croirai; 
la  psychologie  ne  plaît  généralement  pas  atout  le  monde,  à  moins 
qu'il  ne  s'agisse  de  quelque  roman  libertin.  De  même  il  y  a  des  ta- 
bleaux, des  ouvrages  plus  amusans  que  la  Transfiguration  àe,  Ra- 
phaël, que  les  dialogues  de  Platon,  ce  qui  n'empêche  pas  le  Pliédon, 
lu  à  son  heure,  d'avoir  son  prix,  et  la  Ti^insfguration  de  mériter 
quelques  égards. 

Ce  n'est  point  le  hasard  qui  fait  que  je  cite  ces  deux  chefs-d'œuvre 
à  propos  de  la  Flâle  enrhumée.  Un  jour,  M.  Sainte-Beuve  imagina 
d'écrire  au  bas  d'un  sonnet,  en  manière  d'avis  au  lecteur  :  «  Il  y 


Zj32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faudrait  de  la  musique  de  Gluck!  »  De  la  musique  de  Gluck  à  un 
sonnet  de  M.  Sainte-Beuve,  pourquoi  cela?  L'auteur  estimait-il 
que  son  sonnet,  étant  sans  défaut,  valait  à  lui  seul  un  long  poème 
de  Qainault  ou  de  Bailly  du  Proulet?  On  ne  l'a  jamais  su.  Impos- 
sible par  contre  d'écouter  cette  idéale  partition  de  Mozart  sans  pen- 
ser à  Platon,  sans  être  frappé,  comme  dans  le  tableau  de  Raphaël, 
de  cette  opposition  du  groupe  terrestre  qui  s'agite  en  bas  et  du 
groupe  transfiguré  qui  plane  en  haut  dans  la  pure  lumière.  Après 
ce  premier  acte,  qui  marche  sur  le  sol  réel,  où,  ravissante  de  grâce, 
de  distinction,  d'enjouement,  la  musique  semble  ne  respirer,  ne 
répandre  autour  d'elle  que  les  ivresses,  les  chansons  de  la  vie, 
voici  tout  à  coup,  avec  l'entrée  des  trois  génies,  des  accens  d'un 
monde  supérieur.  «  Elle  m'apparut  vêtue  de  la  plus  splendide  cou- 
leur, modeste  et  décente,  ceinte  de  pourpre  et  parée  selon  qu'il 
convenait  à  son  jeune  âge;  »  ces  paroles  de  la  Vifa  miona  vous  af- 
fluent aux  lèvres,  et,  comme  Dante  apercevant  pour  la  première 
fois  Béatrice,  vous  vous  écrieriez  volontiers  à  la  sensation  dont  vous 
pénètrent  ces  trois  voix  de  soprano  ne  formant  en  quelque  sorte 
qu'un  son  filé  d'un  rayon  de  soleil  :  Erce  Drus  forlior  me  vcniens 
dom'uuibilur  miliil  Les  Italiens  d'autrefois  n'écrivaient  l'opéia-seria 
que  pour  des  sopranos,  des  ténors,  des  voix  aiguës,  comme  si  les 
tonalités  élevées  pouvaient  seules  convenir  à  l'expression  du  su- 
blime musical.  En  multipliant  dans  son  ouvrage  les  parties  de  so- 
prano à  ce  point  d'en  rendre  l'exécution  si  difficile,  Mozait  n'a-t-il 
fait  qu'obéir  à  cette  loi,  ou  plutôt  sa  propre  clairvoyance  ne  lui 
a-t-elle  pas  démontré  que  nulle  voix  plus  que  le  soprano  n'était  de 
nature  h.  rendre  ces  idées  de  pureté,  d'élévation,  de  vérité  éternelle, 
qui  forment  le  thème  psychologique  dégagé  par  lui  de  l'espèce 
de  chaotique  rapsodie  offerte  à  son  imagination?  La  seconde  entrée 
des  génies  porte  également  ce  caractère  surnaturel,  séraphique, 
admirablement  exprimé  par  ces  traits  de  violon  d'une  suavité  telle 
qu'on  dirait  des  battemens  d'ailes  sur  les  cordes;  mais  c'est  surtout 
dans  l'introduction  du  second  finale  qu'éclate  et  rayonne  en  sa  plé- 
nitude cette  splendeur  du  divin.  L'instrumentation  de  ce  trio  vous 
plonge  dans  le  ravissement.  On  se  sent  l'âme  inondée  d'une  lumière 
douce,  bienfaisante;  on  a  comme  l'idée  d'une  vision  du  paradis 
dantesque  traversant  l'âme  d'un  Fénelon  !  Ce  qui  semblait  devoir 
n'être  qu'allégorie  devient  la  réalité  la  plus  charmante,  et  ces  ado- 
rables génies,  comme  les  anges  de  Raphaël,  ne  touchent  au  sur- 
naturel que  par  leurs  nimbes,  car,  pour  le  cœur,  ils  sont  humains, 
mais  d'une  humanité  épurée,  sublimée. 

Il  n'eût  certes  tenu  qu'cà  Mozart  ai  faire  ici  du  romantisme,  son 
sujet  même  l'invitait  à  la  fantasmagorie.  Weber,  Meyerbeer,  Men- 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTÉE.  433 

delssohn,  à  sa  place,  n'eussent  peut-être  pas  résisté  à  cette  tenta- 
tion d'agir  sur  les  sens  de  leur  public,  de  l'entraîner  aux  régions  de 
Callot  et  d'Hoffmann,  d'écrire,  au  lieu  d'une  musique  purement 
psychologique,  une  musique  fantastique  et  machinée;  mais  l'idéa- 
liste Mozart  conserve  jusque  dans  le  merveilleux  ses  relations  avec 
la  vie  réelle.  D'ailleurs,  lorsque  son  propre  tempérament  ne  l'en 
eût  pas  tenu  éloigné,  le  monde  des  esprits,  avec  ses  terreurs,  ses 
angoisses,  n'était  point  ce  qu'il  fallait  au  public  de  cette  époque. 
Superstitieux  et  sensuel,  n'aimant  point  à  retrouver  au  théâtre  les 
épouvantes  du  confessionnal,  et  voulant  au  contraire  s'y  réjouir 
gaîment  de  la  comédie  de  l'existence,  le  bon  Viennois  s'arrangeait 
bien  mieux  du  spectacle  de  quelque  conte  oriental  accommodé  à 
sa  guise,  au  gros  poivre  et  aux  confitures,  et  qui  lui  représentait, 
sous  des  couleurs  grotesques,  drolatiques,  la  vivante  ironie  des 
mœurs  locales.  Qu'importent  à  Mozart  les  invraisemblances,  pourvu 
que  ses  personnages  vivent,  pourvu  qu'ils  aient  une  âme  humaine 
en  rapport  avec  la  condition  élevée  ou  infime  qu'il  leur  attribue? 
Tamino  est  un  jeune  seigneur  ému  de  toutes  les  aspirations  du 
xviii^  siècle,  un  cœur  sensible  et  vertueux  brûlant  des  plus  nobles 
flammes  pour  la  vérité,  —  déplus  tendrement  épris  de  la  belle  Pa- 
mina,  une  princesse  de  Racine  égarée  dans  un  conte  de  fées!  Quant 
à  ce  fripon  de  Papageno,  ne  vous  fiez  pas  à  l'apparence,  et  ne 
voyez  en  lui,  malgré  ses  plumes  d'oiseau,  qu'un  franc  Viennois  jo- 
vial et  bavard,  ne  demandant  qu'à  trouver  le  vin  bon,  les  femmes 
jolies,  et  pourvu  d'une  ample  dose  de  cette  sentimentalité  qui,  de 
bas  en  haut,  caractérise  le  vrai  fils  de  la  patrie  allemande. 

J'arrive  à  Sarastro,  l'apôtre  de  sagesse,  de  clémence,  ne  rêvant, 
ne  cherchant  que  le  bien  universel.  Cette  figure  solennellement 
imposante,  quoique  cependant  tout  humaine,  est  encore  relevée  par 
des  fonctions  sacerdotales  qui,  bien  qu'indéfinies,  nous  le  mon- 
trent par  momens  sous  un  aspect  presque  divin.  Il  faut  entendre  la 
musique  de  Mozart  évoquer  autour  de  ce  vieillard  auguste  la  séré- 
nité morne  des  sanctuaires,  l'investir  d'un  idéal  de  majesté,  comme 
elle  a  su  investir  les  trois  génies  du  nimbe  séraphique.  Tout  ce 
que  l'esprit  des  siècles  est  parvenu  à  connaître  de  la  science  divine 
et  humaine,  la  grande  âme  de  Sarastro  se  l'est  approprié.  Ces  tré- 
sors amassés  pour  l'enseignement  moral  de  ses  semblables,  il  les 
fait  servir  sans  relâche  à  rapprocher  l'homme  du  Très-Haut,  et 
comme,  ni  sur  ses  intentions,  ni  sur  ses  moindres  actes,  l'égoïsme 
n'eut  jamais  de  prise,  comme  rien  n'émane  de  lui  qui  ne  vienne  de 
la  source  pure  de  vérité,  sa  figure  a  revêtu  avec  le  temps  quelque 
chose  de  l'éternel  et  du  divin,  le  divin  n'étant  en  dernier  terme 
que  l'humain  dans  sa  beauté,  son  harmonie  originelles.  Mozart, 

TOME  LVI.  —  1865.  28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  Raphaël  dans  sa  troisième  manière,  ici  n'individualise  pas, 
il  crée  des  types;  ses  personnages  ne  sont  plus  des  caractères  dra- 
matiques, mais  des  symboles,  des  idées.  Pour  l'ardeur  et  la  géné- 
rosité des  sentimens,  la  pureté,  l'irrésistible  élan,  nul  prince  de 
tragédie  n'égalera  jamais  Tamino;  aucune  de  ces  princesses  mal- 
encontreuses dont  parle  la  correspondance  de  Voltaire,  «  qui  furent 
jadis  retenues  dans  des  châteaux  enchantés  par  des  nécromans,  » 
aucune  héroïne  romanesque  ne  saurait,  pour  sa  candeur,  sa  ten- 
dresse, sa  foi,  être  comparée  à  Pamina,  et  Sarastro  n'a  pas  besoin 
de  parler  en  sentences  pour  être  à  mes  yeux  le  moraliste  et  le  sage 
par  excellence.  La  musique  où  son  âme  sublime  s'épanche  peut  se 
passer  de  parap.hrase.  Dans  les  génies  s'incarnent  les  idées  de  re- 
ligion, de  vertu  au  xviii^  siècle,  et  le  couple  Papageno  nous  repré- 
sente, mari  et  femme,  le  peuple  de  l'époque,  avec  son  sensua- 
lisme naïf,  son  esprit  gouailleur  et  bon  enfant,  où  l'émancipation 
trouvera  plus  tard  des  germes  à  féconder. 


III. 


Au  mois  de  juin  1791,  la  partition  de  la  Flûte  enchantée  était, 
sinon  achevée,  du  moins  fort  avancée.  Déjà  les  répétitions  avaient 
commencé,  lorsqu'à  l'occasion  du  couronnement  de  l'empereur, 
les  états  de  Bohême  commandèrent  à  Mozart  un  opéra  de  circon- 
stance, la  Clemenza  di  Tito,  dont  Métastase  avait  fourni  le  poème. 
Entre  les  braves  habitans  de  Prague  et  le  musicien  de  Saltzbourg, 
les  sympathies  étaient  de  longue  date.  «  Puisqu'ils  me  comprennent 
si  bien,  avait  dit  Mozart  après  cette  fameuse  revanche  donnée  par 
eux  à  la  musique  des  Noces  de  Figaro,  trouvée  obscure  ailleurs,  — 
puisqu'ils  me  comprennent  si  bien,  je  veux  écrire  un  opéra  pour 
eux.  »  Cet  opéra,  on  le  sait,  fut  Don  Juan,  représenté  le  h  no- 
vembre 1787  sur  la  scène  de  Prague  aux  acclamations  de  la  cité 
tout  entière,  qui,  à  son  éternel  honneur,  proclama  d'emblée  le  chef- 
d'œuvre  auquel  Vienne,  toujours  travaillée  par  les  intrigues  de  Sa- 
lieri  et  de  la  coterie  italienne,  marchandait  le  lendemain  ses  ap- 
plaudissemens.  Mozart  n'avait  rien  à  refuser  aux  états  de  Bohême. 
Il  fallut  donc  se  mettre  en  route.  Mozart  partit  en  août  1791  avec 
sa  femme,  et  chemin  faisant  entama  sa  besogne,  n'ayant  pour  tout 
terminer  qu'un  délai  de  dix-neuf  jours.  Au  sortir  des  excès  de  tout 
genre  auxquels  il  venait  de  se  livrer,  ce  nouveau  travail  atteignit 
sa  santé.  Il  dut,  dès  son  arrivée,  appeler  le  médecin,  se  soigner. 
Bientôt  pourtant  il  se  trouva  mieux,  et  parut  jouir  avec  bonheur 
de  l'empressement  que  lui  témoignait  un  groupe  d'amis  et  d'ama- 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  â35 

leurs  restés  fidèies  à  l'auteur  des  Noces  de  Figaro  et  de  Don  Juan; 
l'impression  fut  même  telle  chez  Mozart  qu'au  jour  des  adieux, 
serrant  la  main  à  ses  amis,  il  pleura  comme  s'il  ne  devait  plus  les 
revoir,  ce  qui  advint.  A  cette  mélancolie,  conséquence  morale  d'un 
état  physique  déjà  très  entrepris,  se  joignait  comme  cause  aggra- 
vante le  médiocre  succès  de  sa  campagne  musicale,  car,  s'il  ne 
})Ouvait  tenir  pour  une  chute  le  sort  de  la  CUmimza  di  Tito,  ce 
n'était  pas  non  plus  un  bien  grand  triomphe,  surtout  quand  on  son- 
geait à  l'exaltation  de  cette  même  ville  de  Prague  au  sujet  des 
Noces  et  de  Don  Juan.  On  revint  à  Vienne  vers  le  milieu  de  sep- 
tembre. Le  découragement  et  la  maladie  furent  du  voyage.  Mozart 
avait  à  cœur  de  se  relever  superbement.  Il  se  remit  à  la  Flûte  en- 
chantée, à  laquelle  du  reste  il  n'avait  pas  cessé  de  travailler  même 
à  Prague,  ruminant  pendant  une  partie  de  billard  le  délicieux 
quintette  du  piemier  acte  (1).  Le  coup  de  feu  dura  quinze  jours,  et 
de  ce  renouveau  d'inspiration  sortirent  les  plus  splendides  mor- 
ceaux du  chef-d'œuvre  :  le  chœur  Isis  und  Osiris,  la  marche  des 

(1)  Cette  manière  de  travailler  au  pied  levc%  en  jouant,  en  buvant,  fut  toujours  dans 
son  habitude.  Il  avait  le  di'sordre,  le  débraillé  du  génie.  Un  poète  du  cycle  souabe  dont 
j'ai  parlé  longuement  ici  même  jadis,  M.  Edouard  Moericke,  a  écrit,  il  y  a  quelque  dix 
ans,  un  intéressant  ouvrage  intitulé  Voyage  de  Mozart  à  Prague,  dont  il  faudrait  ex- 
traire quelques  passages,  celui-ci  par  exemple  très  caractéristique,  et  qui  épisodique- 
ment  va  nous  montrer  à  nu  cette  existence.  Mozart  y  raconte  à  Constance  sa  femme 
dans  quelles  circonstances  il  a  composé  toute  la  partie  finale  de  Don  Juan.  «  J'avais 
achevé  le  matin  d'écrire  le  sextuor,  et  je  rentrai  vers  dix  heures.  Tu  t'étais  mise  au  lit 
et  dormais  déj;i,  et  tandis  que  Veit  (*)  allumait  les  bougies  sur  ma  table,  j'endossai  ma- 
chinalement ma  robe  de  chambre,  me  disposant  à  jeter  un  dernier  coup  d'œil  sur  mon 
grimoire;  mais,  ô  contre-temps!  ô  disgrâce!  madame  s'était  avisée  de  mettre  de  l'ordre 
dans  mes  papiers,  je  ne  retrouvais  plus  rien,  plus  une  note.  Je  cherche,  gronde,  jure, 
l'eine  perdue!...  Voilà  qu'en  m'asseyant,  mes  yeux  tombent  sur  un  paquet  cacheté. 
A  l'affreuse  écriture  de  l'adresse,  j'ai  bientôt  reconnu  la  griffe  de  Vabbate  (").  J'ouvre, 
c'était  bien  lui  en  effet  qui  m'envoyait  la  fin  remaniée  de  son  poème,  que  je  réclamais 
inutilement  depuis  un  mois.  Je  lis,  je  dévore  son  texte,  et  ne  tai'de  pas  à  me  sentir 
transporté  d'admiration  pour  la  manière  dont  ce  coquin-là,  a  compris  ce  que  je  voulais, 
de  Taction ,  de  la  grandeur,  du  caractère,  et  en  môme  temps  beaucoup  de  simplicité. 
Contre  mon  habitude,  je  néglige  l'ordre  des  morceaux,  et  d"une  enjambée  j'arrive  à  la 
scène  du  cimetière,  lorsque  le  commandeur  lance  avec  sa  voix  de  marbre  cette  apostrophe 
qui  fait  rentrer  l'éclat  de  rire  dans  la  gorge  de  don  Juan.  —  L'accent  vibrait  en  moi. — 
Je  frappe  un  accord,  c'est  cela!  J'ai  touché  juste,  et  derrière  cette  porte  où  j'ai  frappé 
s'agitent  et  se  démènent  toutes  les  épouvantes  qui  vont  tout  à  l'heure  se  déchaîner  dans 
le  finale.  A  partir  de  ce  moment,  plus  d'hésitations,  de  tâtonnemens,  plus  de  trêve! 
Lorsque  la  glace  s'est  rompue  sur  un  point,  le  craquement  devient  bientôt  général.  Je 
tenais  le  fil  de  l'inspiration  et  n'avais  plus  qu'à  me  laisser  glisser,  ce  que  je  fis  pour  la 
scène  du  souper  et  pour  la  scène  de  la  statue.  —  Quand  je  fus  au  bout,  ma  cervelle 
éclatait,  et,  quoique  j'eusse  laissé  la  fenêtre  ouverte,  la  sueur  inondait  mon  visage.  » 

(*)  Son  domestique. 

(")  L'abbé  Da  Poute,  l'autour  du  librcllo. 


A36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prêtres,  le  second  finale,  l'ouverture,  autant  de  merveilles!  En  ce 
temps-là,  les  théâtres  allaient  vite  en  besogne,  les  opéras  de  Mozart 
n'étaient  pas  d'aussi  grands  seigneurs  que  les  nôtres;  ils  ne  se 
faisaient  pas  attendre.  Le  30  septembre  1791,  après  deux  semaines 
de  répétitions,  l'ouvrage  fut  représenté  sous  la  direction  du  maître 
assis  à  son  clavier.  La  première  impression  ne  répondit  point  à  ce 
qu'on  espérait;  devant  ce  magnifique  imprévu,  le  public  un  mo- 
ment resta  décontenancé.  Ce  style  imposant,  solennel,  tout  ce 
grandiose  en  un  pareil  local,  c'était  en  effet  de  quoi  surprendre. 
Depuis  les  drames  de  Shakspeare,  joués  sur  des  tréteaux  forains, 
on  n'avait  jamais  vu  telle  disproportion  entre  la  majesté  du  dieu 
et  l'étroitesse  du  sanctuaire.  Isis  et  Osiris,  dans  quelle  infime  ca- 
bane furent  cette  fois  célébrés  vos  mystères!  Hoffmann  n'eût  pas 
rêvé  mieux,  lui  dont  l'imagination,  en  fait  de  mise  en  scène,  aimait 
à  suppléer  à  tout.  C'est  pour  le  coup  que,  dans  cette  partition 
semblable  au  lotus  mystique  d'où  le  Brahma  indien  s'élança  sur  le 
monde,  le  nocturne  conteur  eût  vu  revivre  l'antique  Egypte  funèbre 
et  souterraine  avec  ses  palais  silencieux ,  ses  temples  profonds  et 
déserts,  ses  obélisques,  ses  nécropoles,  partout  peinturlurées  des 
images  de  la  vie. 

Le  pauvre  petit  théâtre  de  Schikaneder  avait  eu  beau  se  mettre 
en  frais  de  costumes  et  de  décors  ;  il  restait  beaucoup  à  faire  au 
spectateur  intelligent  pour  se  rendre  compte,  en  un  tel  milieu,  de 
la  pensée  de  Mozart.  De  là  les  vicissitudes  d'une  soirée  qui  devait 
d'ailleurs  se  terminer  en  triomphe,  car  les  applaudissemens,  qui 
d'abord  avaient  semblé  ne  vouloir  se  prendre  qu'aux  passages  fa- 
ciles, finirent,  vers  la  seconde  moitié  de  la  partition,  par  s'échauf- 
fer pour  les  beautés  d'un  ordre  supérieur,  et  lorsque  tomba  le  ri- 
deau, l'enthousiasme  était  partout.  On  rappela  Mozart,  qui  à  son 
tour  fit  le  dédaigneux,  refusa  longtemps  de  paraître ,  trouvant  l'o- 
vation un  peu  bien  tardive,  et  ne  se  rendit  qu'en  se  défendant. 
Plus  d'un,  à  la  vérité,  n'avait  pas  attendu  l'heure  de  la  victoire 
pour  se  prononcer.  Un  brave  et  digne  compositeur  très  en  vogue  à 
ce  moment  dans  Vienne,  Schenk,  l'auteur  du  Barbier  de  village, 
fut  saisi  dès  le  début  d'admiration  irrésistible.  Cet  honnête  homme, 
qui,  plus  que  bien  d'autres ,  aurait  pu  se  croire  le  droit  d'être  en- 
vieux, se  déclara  tout  aussitôt  d'une  façon  touchante.  Enthou- 
siasmé par  l'ouverture,  il  se  glissa  en  rampant  à  travers  l'orchestre 
jusqu'à  Mozart,  et,  s'emparant  de  sa  main  gauche,  la  baisa,  tandis 
que  le  maître,  continuant  de  la  droite  à  battre  la  mesure,  le  regar- 
dait avec  attendrissement  et  gratitude. 

L'impulsion  était  donnée;  le  succès  ne  s'arrêta  plus,  et  quel  suc- 
cès! 8,û/i3  florins  de  recettes  en  vingt-quatre  représentations  !  Ne 


MOZART    ET   LA   FLUTE    ENCHANTEE.  Zi37 

sourions  pas  de  l'humble  somme,  bien  humble  en  effet  si  on  la 
compare  à  ce  que  Robert  le  Diable,  en  un  même  nombre  de  repré- 
sentations, valut  à  l'Opéra,  mais  énorme  quand  on  se  reporte  à 
l'époque  et  pense  à  l'exiguïté  du  local,  à  la  modicité  du  prix  des 
places!  Le  22  novembre  de  l'année  suivante,  la  Flûte  enchantée 
touchait  à  sa  centième  représentation,  et  le  22  octobre  1795  on  cé- 
lébrait la  deux  centième  (1).  Hélas!  pauvre  grand  homme,  à  ce  suc- 
cès fameux  il  ne  devait  pas  longtemps  assister!  Quoique  souffrant 
et  occupé  d'autres  travaux,  il  venait  chaque  soir  au  théâtre,  ame- 
nant des  amis,  faisant  volontiers  sa  partie  dans  l'orchestre.  Une 
lettre  qu'il  écrit  à  sa  femme  en  villégiature  aux  environs  de  Vienne 
respire  encore,  à  la  date  du  14  octobre,  la  bonne  humeur  et  l'en- 
jouement. Il  y  raconte  comme  quoi,  cessant  tout  à  coup  de  venir 
fonctionner  au  pupitre,  il  a  mis  dans  l'embarras  son  illustre  poète- 
directeur  Jupiter-Schikaneder,  fulminant  désormais  du  sein  d'un 
nuage  qui  fond  en  pluie  d'or  ses  colères  contre  son  infâme  petit 
maître.  Cependant,  vers  la  fin  de  ce  mois,  le  malaise  s'accrut,  et  à 
quelques  semaines  de  là  Mozart  gisait  sur  son  lit  de  mort.  Né  le 
27  juin  1756,  il  n'avait  pas  encore  trente-six  ans.  Comme  il  était 
venu  au  monde,  il  en  sortait  :  plein  d'œuvres,  de  lumière,  n'ayant 
connu  ni  les  infirmités  de  l'âge,  ni  les  défaillances  de  l'inspiration. 
Constance  est  là  qui  ne  le  quitte  plus  :  la  douce  et  noble  femme  a 
tout  oublié  pour  ne  se  souvenir  que  de  son  devoir,  de  son  amour. 
Sans  illusion  sur  la  gravité  du  mal,  le  désespoir  au  fond  du  cœur, 
elle  appelle  à  son  aide  les  sourires,  les  paroles  consolantes.  Lui 
travaille  à  son  Requiem.  On  croirait  qu'il  meurt,  il  compose;  les 
doigts  étendus  dans  le  vide,  il  joue  de  l'orgue,  et  prête  l'oreille 
comme  pour  entendre  les  trompettes  du  jugement.  Cette  musique 
sibylline,  qui  la  lui  a  commandée?  Une  voix  d'en  haut,  un  de  ces 
pressentimens  à  la  Michel-Ange  comme  en  eurent  deux  ou  trois  de 
ces  sublimes  visionnaires  devant  lesquels  l'histoire  dévoile  à  dis- 
tance ses  mystérieuses  profondeurs.  Laissons  Stendhal,  crédule  et 

(1)  Je  doute  qu'il  existe  un  ouvrage  dont  le  succès  se  soit  moins  démenti.  Don  Juan 
même  ne  fut  jamais  si  populaire  en  Allemagne.  Depuis  soixante  ans  et  plus,  la  Flûte 
enchantée  se  maintient  au  répertoire,  et  sur  les  plus  grandes  scènes  comme  sur  les 
moindres  reparaît  de  temps  en  temps,  à  la  satisfaction  de  tout  le  monde.  Presque  tou- 
jours la  salle  est  comble.  Aux  petites  places  surtout,  c'est  un  vrai  délire.  Il  faut  les  voir 
garçons  et  jeunes  filles,  s'amuser,  applaudir,  suivre  en  ses  divagations  cette  féerie  que 
Mozart  a  remplie  de  son  âme!  —  Scliikaneder,  voyant  l'immense  succès,  y  prit  goût;  il 
se  dit  :  «  Bis  in  idem,  réitérons,  »  et  composa  une  seconde  partie,  le  Labyrinthe,  ou  la 
Lutte  avec  les  élémens,  pour  faire  suite  à  la  Flûte  enchantée.  Winter,  l'auteur  du  Sacri- 
fice interrompu,  un  estimable  partitionnaire  de  l'époque,  écrivit  la  musique;  mais 
Mozart  absent,  plus  de  fête!  Ce  labyrinthe  fut  peu  hanté,  et  ceux  qui  vinrent  s'y 
fourvoyèrent. 


/i38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sceptique,  philosophi  gens  creclula,  nous  raconter,  sur  la  foi  de 
vingt  autres  romanciers  de  son  espèce,  l'anecdote  du  sombre  in- 
connu venant  jeter  l'épouvante  des  sanctuaires  dans  cette  âme 
éperdue,  hallucinée.  Ces  fantastiques  inventions  aujourd'hui  ne 
sauraient  avoir  cours.  De  même  que  Michel-Ange  peuplant  la  Six- 
tine  de  ses  prophétiques  évocations,  Mozart  écrivant  son  Requiem 
sentit  ses  épaules  fléchir  sous  le  poids  des  grandes  compassions 
modernes;  il  vit  l'histoire  s'entr'ouvrir  et  se  dresser  l'échafaud  de 
Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette ,  la  chère  princesse  de  ses  souve- 
nirs, la  fille  auguste  et  sacrée  de  cette  grande  Marie-Thérèse  qui 
l'avait  tenu,  lui  tout  enfant,  sur  ses  genoux.  Intuition  de  somnam- 
bule, âme  croyante  et  voyante  de  catholique  et  de  philosophe, 
centre  de  résonnance  où  vibraient  toutes  les  sympathies  en  vigueur 
dans  son  siècle,  toutes  les  idées  même  chimériques  en  préparation, 
Mozart  n'avait  pas  besoin  d'invoquer  le  surnaturel  pour  lire  à  livre 
ouvert  dans  les  événemens  déjà  prochains  de  la  révolution  fran- 
çaise et  composer,  sous  l'inéluctable  dictée  de  son  génie,  \esunt  la- 
n-ymœ  rerum  musical  de  la  plus  tragique  de  ses  catastrophes. 

Souvent,  vers  le  soir,  après  être  resté  des  heures  absorbé,  il  sou- 
riait à  Constance  en  regardant  sa  montre.  «  Bon,  disait-il,  voici  le 
moment  où  la  reine  de  la  Nuit  fait  son  entrée,  »  et  il  ajoutait  en 
soupirant  :  «  Hélas!  ma  pauvre  Flûle  enchantée,  si  je  pouvais  l'en- 
tendre encore,  ne  fût-ce  qu'une  seule  fois!  »  Puis  il  se  mettait  à 
siffloter  doucement  les  couplets  de  l'oiseleur.  Ce  fut  ainsi  qu'il 
mourut,  cette  aimable  chanson  sur  les  lèvres  et  son  âme,  —  comme 
un  lac  tranquille  dont  le  soleil  couchant  vient  d'irradier  la  trans- 
parence, —  sa  belle  âme  endormie  dans  l'apaisement  de  l'idéal. 

Pendant  ce  temps,  la  ville  et  la  cour  fêtaient  les  Italiens.  L'en- 
vieux Salieri,  directeur  de  l'opéra,  qui  détestait  Mozart,  ne  se  lassait 
pas  de  produire  les  chefs-d'œuvre  de  Martini,  Yimitvw  plus  facile  à 
comprcndi^e  de  la  Cosa  rara.  A  lutter  contre  ces  petites  intrigues 
d'une  coterie  étrangère,  l'empereur  Joseph  II ,  qui  voulait  fonder 
une  scène  d'opéra  national,  avait  usé  sa  peine.  A  son  règne  succé- 
dait celui  d'un  empereur  idolâtre  de  Cimarosa.  Ce  n'était  plus  assez 
pour  Léopold  d'entendre  une  seule  fois  dans  la  soirée  le  Mariage 
secret.  Le  rideau  baissé,  il  descendait  sur  le  théâtre,  donnait  ses 
ordres  souverains,  et  tout  ce  monde  de  chanteurs  et  de  cantatrices, 
d'instrumentistes  et  de  souffleurs,  après  avoir  fait  joyeuse  ripaille, 
sablé  d'expert  gosier  les  vieux  vins  de  la  cave  impériale,  venait  de 
nouveau  prendre  son  poste,  puis  la  musique  recommençait.  Le 
goinfre  Cimarosa  mangeait  et  buvait  pour  quatre;  Da  Ponte,  son 
compère  et  librettiste,  en  abbatc  bon  vivant,  lui  tenait  tête.  Les 
morceaux  engloutis,  les  verres  vidés  rubis  sur  l'ongle,  à  peine  se 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  /i39 

donnait-on  le  temps  de  s'essuyer  la  bouche.  — A  vos  pupitres,  mes- 
sieurs de  l'orchestre  !  au  théâtre,  mesdauies  et  messieurs  du  chant! 
Et  la  représentation  itérativement  d'aller  son  train!  l'ouverture  d'a- 
bord, puis  le  duo  d'introduction,  puis  le  quintette,  le  finale,  le  duo 
bouffe  des  deux  basses,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  l'air  :  Pria  rhe 
fiftinti.  Morceau  par  morceau,  c'était  comme  les  jambons  du  souper, 
tout  y  passait.  Et  quels  applaudissemens,  quelle  frénésie!  Quand  le 
dernier  archet  avait  fini  de  racler  sa  dernière  note,  l'étoile  du  matin 
se  levait.  On  était  venu  à  l'heure  du  rossignol,  on  s'en  allait  au 
point  du  jour,  à  l'heure  de  l'alouette.  Je  me  figure  un  de  ces  dilet- 
tanti  attardé ,  rentrant  chez  lui  à  pied ,  la  tête  pleine  de  cette 
double  ivresse  du  vin  de  Champagne  et  de  la  mélodie  italienne.  Il 
enfile  une  rue  étroite,  passe  devant  une  maison  connue,  voit  de  la 
lumière  filtrer  à  travers  de  maigres  rideaux  d'un  vert  jauni.  — 
Tiens,  se  dit-il,  ce  pauvre  Mozart!  si  je  demandais  en  passant  de  ses 
nouvelles!  —  Il  frappe.  Constance,  tout  en  larmes,  vient  ouvrir  : 
Mozart  est  mort!  La  farce  est  jouée  :  disons  la  farce  italienne  jouée 
devant  l'empereur,  devant  la  cour  par  deux  fois,  tandis  que  la  Flûte 
enchantée,  honneur  et  gloire  du  génie  humain,  a  pour  temple  une 
bicoque  et  pour  auditoire  la  populace  des  faubourgs. 

Dix  ans  plus  tard  seulement  (le  ^h  février  1801),  le  chef-d'œuvre 
fit  son  apparition  sur  une  scène  impériale,  sans  quitter  absolument 
ses  premiers  lares.  Schikaneder,  qui  d'ailleurs  ne  parlait  de  Mozart 
qu'avec  l'émotion  de  la  reconnaissance,  regardait  cet  ouvrage 
comme  la  pierre  fondamentale  de  son  théâtre,  et  quand  il  lui  ar- 
riva de  s'installer  dans  sa  nouvelle  salle,  an  dcr  IVien,  il  fît,  en 
souvenir  d'une  période  illustre,  placer  au-dessus  de  l'entrée  un  su- 
perbe Papageno,  ayant  en  main  sa  fliite  à  piper  les  oiseaux  et  le 
public.  Toutefois  l'avènement  du  chef-d'œuvre  à  Kârtner-Thor  va- 
lut à  notre  homme  bien  des  amertumes.  Son  poème,  auquel  il  te- 
nait, comme  tous  les  chats-huans  tiennent  à  leurs  petits,  reçut  là 
sa  première  atteinte.  On  coupa,  rogna,  défit  et  refit  le  dialogue, 
sans  prendre  garde  aux  réclamations  du  pauvre  diable,  qui,  furieux 
de  voir  qu'on  lui  refusait  même  d'imprimer  son  nom  sur  l'affiche, 
se  mit  à  bafouer  à  son  tour,  dans  une  parodie  de  son  théâtre,  ceux 
qui  le  bafouaient  si  cruellement. 

Cette  fois  l'insulte  au  moins  ne  s'adressait  qu'au  librettiste.  Plût 
à  Dieu  que  la  Flûte  enchantée  n'eût  jamais  connu  que  cette  profa- 
nation !  Malheureusement  bien  d'autres  outrages  l'attendaient  chez 
nous.  Je  veux  parler  de  ce  qui  se  passa  en  1806  à  propos  d'une 
abominable  compilation  représentée  à  l'Opéra  sous  le  nom  des 
Mystères  d'Isis.  Une  nation,  à  coup  sûr,  ne  saurait  être  responsable 
des  sottises  d'un  particulier;  mais  lorsque  cette  nation,  au  lieu  de 


h!lO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conspuer,  comme  elles  le  méritent,  ces  œuvres  de  l'ineptie  et  de 
l'impertinence,  les  supporte  et  même  les  encourage,  il  faut  qu'elle 
n'ignore  plus  ce  qu'elle  fait,  et  qu'elle  apprenne  une  fois  pour 
toutes  que  de  pareilles  entreprises  sont  des  hontes  dans  l'histoire 
intellectuelle  des  peuples.  Gela  s'intitulait  donc  les  Mystères  d'Isis, 
et  se  donnait  des  airs  d'anthologie,  de  mosaïque.  Des  morceaux  em- 
pruntés à  Don  Juan,  à  Titus,  aux  Noces  de  Figaro,  y  remplaçaient 
à  chaque  scène  ceux  de  la  partition  originale  qu'on  avait  cru  de- 
voir supprimer.  La  parodie,  comme  de  droit,  intervint,  et  sur  l'af- 
fiche du  Vaudeville  s'appela 7^6'  Misères  d'Ici!... 

Mais  laissons  au  passé  ses  oripeaux  et  ses  misères,  et  tâchons  de 
savoir  jouir  des  biens  que  le  présent  nous  offre.  En  dehors  d'un 
monde  fort  restreint  d'artistes  et  de  gens  de  goût  qui  connaissaient 
hier  en  France  la  partition  de  Mozart  dans  sa  grandeur,  dans  son 
ensemble,  qui  aujourd'hui  la  connaîtrait  sans  ce  généreux  effort  du 
Théâtre-Lyrique?  Disons-le  tout  de  suite,  ce  qui  fait  le  rare  mérite 
de  la  nouvelle  mise  en  scène  de  la  Flûte  enchantée,  c'est  le  sentiment 
d'honnêteté  qu'elle  respire.  Du  simple  orphéoniste  appelé  là  pour 
grossir  les  chœurs  aux  premiers  sujets,  du  bestial  Monostatos,  le 
Galiban  de  ce  monde  féerique,  à  Tamina-Miranda,  de  l'humble  initié 
du  temple  d'Isis  au  divin  Sarastro,  de  Papagena,  la  joyeuse  com- 
mère viennoise,  à  la  reine  de  la  Nuit,  morne  et  tragique  sous  son 
diadème  d'étoiles,  —  chacun  s'évertue  et  comprend;  tous  paraissent 
pénétrés  du  souille  de  cette  incomparable  musique.  Telle  cantatrice 
habituée  aux  évolutions  chromatiques  les  plus  éblouissantes  ici  de- 
vient sérieuse,  et  juge,  en  véritable  artiste,  que  ce  n'est  point  trop 
de  tout  son  style  pour  rendre  cette  phrase  d'un  sens  si  profond  et  si 
clair.  Omnia  sub  specic  œterni,  cette  musique,  du  commencement  à 
la  fin,  ne  dit  pas  autre  chose.  La  religion  et  l'art  semblent  s'y  unir 
pour  glorifier  l'être  humain  dans  ce  qu'il  a  de  plus  élevé.  Quelle 
inspiration  que  cet  air  où  Tamino  exprime  les  premières  émotions 
de  son  amour!  Dans  le  même  ordre  d'idées,  Mozart  n'a  jamais  rien 
conçu  de  si  beau.  De  tous  les  sentimens  que  l'homme  éprouve,  le 
plus  pur,  le  plus  divin  est  celui  que  la  femme  fait  naître.  Seule- 
ment cet  amour  dont  parle  Tamino  n'est  point  la  passion  comme 
dans  Don  Juan  ou  les  Noces  de  Figaro,  mais  quelque  chose  de  plus 
moral,  de  plus  sublime,  un  but  auquel  on  n'atteint  que  par  la  vertu 
de  l'initiation.  Je  voudrais  pouvoir  ne  donner  que  des  éloges  aux 
traducteurs  de  la  pièce  allemande.  C'était  bien  sans  doute  de  s'abs- 
tenir de  toute  manipulation  indécente  du  texte  musical,  mais  c'eût 
été  mieux  encore  de  respecter  dans  les  personnages  et  les  situa- 
tions du  libretto  la  pensée  de  Mozart.  Que  signifie  par  exemple 
cette  invention  d'aller  faire  un  pêcheur  de  Tamino,  qui  chez  Mo- 


ilOZART   ET   LA    FLUTE    ENCHANTEE.  hhi 

zart  est  un  prince,  l'idéal  et  la  perfection  des  princes  philosophes? 

Quand  les  traducteurs  cessent  d'être  en  cause,  c'est  le  tour  des 
décorateurs,  des  costumiers.  Je  crains  qu'on  n'ait  voulu  trop  bien 
faire  les  choses.  C'est  un  tort.  Ces  chefs-d'œuvre  conçus  dans 
l'idéal,  Y  abstrait,  ne  se  montent  pas  comme  un  opéra  de  Meyer- 
beer.  Trop  de  couleur  locale,  de  fatras  égyptien,  de  pompe  hiéra- 
tique; il  faut  détendre,  mettre  surtout  de  la  bonhomie,  du  naturel. 
Cette  musique  vit  dans  le  cœur  et  se  joue  dans  le  bleu  :  beaucoup 
moins  romantique  que  votre  mise  en  scène  n'a  l'air  de  croire,  elle 
est  par  contre  beaucoup  plus  romanesque.  Un  oiseleur  rencontre 
une  princesse,  et,  seuls,  les  voilà  chantant  au  milieu  des  forêts  un 
hymne  à  l'amour,  trésor  d'innocence,  d'ingénuité,  d'émotion  vague 
et  tendre.  Le  cloître  de  Robert  le  Diable,  la  Gorge-au-Loup  du 
Freyschûtz,  jouent  un  rôle  dans  la  musique  de  Meyerbeer  et  de 
Weber.  Il  convient  donc  qu'on  nous  les  représente  avec  le  plus  de 
vérité  possible,  car  de  l'impression  de  terreur  que  cet  appareil 
théâtral  va  produire  dépendra  en  grande  partie  l'effet  de  la  musi- 
que, du  mélodrame;  mais  ici  la  musique  n'est  pas  mêlée  au  drame, 
étant  le  drame  même.  Qu'ai-je  besoin  qu'on  me  peigne  cette  forêt? 
J'écoute  et  je  suis  ravi,  et  bien  loin  de  penser  au  décor,  de  me  laisser 
distraire  à  l'accessoire,  je  ferme  les  yeux  pour  mieux  entendre.  Cette 
circonstance  de  deux  amans  supportant  de  compagnie  les  périls  de 
l'initiation,  au  lieu  de  servir  de  motif  au  machiniste,  n'a  pour  Mo- 
zart que  le  simple  attrait  d'une  étude  psychologique.  C'est  dans  l'a- 
mour de  Tamino,  dans  son  héroïsme  et  sa  vertu,  comme  aussi  dans 
les  infortunes  de  la  jeune  princesse,  dans  ses  plaintes  et  son  abso- 
lue soumission,  qu'il  a  placé  cet  intérêt  que  tant  d'autres  deman- 
deraient aujourd'hui  à  la  fantasmagorie. 

C'est  pourquoi  gardons -nous  d'en  trop  mettre;  on  ne  saurait 
croire  combien  toutes  ces  surcharges,  toutes  ces  interprétations  dé- 
coratives nuisent  à  l'effet  musical.  Le  caractère  de  Sarastro  s'y  trans- 
forme complètement.  Dans  ce  lourd  pontife,  emmaillotté,  crosse, 
mitre,  empêtré  de  caparaçons  hiératiques,  vous  avez  peine  à  recon- 
naître le  personnage  de  Mozart,  si  doux,  si  humain,  si  dégagé  du 
fardeau  de  l'erreur,  ne  vivant  que  pour  le  bien  de  ses  semblables. 
Sous  cet  écrasant  appareil  de  voiles,  de  bandelettes  et  d'écharpes, 
l'acteur  momifié  ne  songe  qu'à  sa  propre  contenance,  et  le  trouble 
qu'il  trahit  en  abordant  ses  airs  serait  à  coup  sûr  moindre  sans  cet 
excédant  de  bagage  sacerdotal  :  trouble  d'ailleurs  bien  naturel,  et 
qu'on  s'explique  par  les  gigantesques  proportions  de  cette  archi- 
tecture musicale.  Ce  n'est  pas  un  air  cela,  mais  un  monument,  mais 
un  temple!  L'abbé  Arnault  disait,  à  propos  de  YAlccste  de  Gluck, 
qu'avec  de  pareille  musique  on  fonderait  une  religion.  Que  pense- 


li^l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rait  ce  prêtre  de  cet  air,  émanation  d'une  âme  froissée  jadis,  et  qui, 
désormais  réconciliée  avec  les  lois  suprêmes,  pénétrée  du  sentiment 
de  l'harmonie  éternelle,  s'est  réfugiée  au  sein  de  l'Être,  et  de  là 
contemple  la  créature  d'un  œil  d'amour  et  de  compassion,  aidant 
et  conseillant  ceux  qui  souffrent,  qui  cherchent? 

La  portée  de  ce  morceau  touche  à  des  profondeurs  inusitées,  des- 
cend au  contre-/^.  On  a  raconté  que  Mozart  avait  eu  ainsi  pour  ob- 
jet d'utiliser  les  notes  graves  d'une  voix  de  basse  exceptionnelle. 
C'était  se  méprendre.  L'effet  ici  n'a  rien  d'occasionnel;  il  est  cal- 
culé, médité,  voulu,  et  c'est  dans  le  sens  moral,  profond  du  rôle, 
et  non  dans  le  hasard  d'une  rencontre,  qu'il  en  faut  chercher  la 
raison.  Il  est  vrai  que  ces  petits  détails  prêtent  à  l'anecdote;  un 
Stendhal,  sans  trop  y  croire,  les  exploite,  et  les  moutons  de  Pa- 
nurge  de  sauter.  La  même  erreur  devait  se  produire  au  sujet  des 
deux  airs  de  la  reine  de  la  Nuit.  Évidemment  jamais  Mozart  ne  se 
fût  avisé  de  lancer  ainsi  sa  musique  à  travers  les  étoiles,  s'il  n'a- 
vait eu  sous  la  main,  pour  l'y  porter,  la  fulgurante  voix  de  sa  belle- 
sœur,  M""  Hofer.  On  oublie  donc  qu'ici  tout  est  symbolisme,  et  que 
ces  sons  étranges,  merveilleux,  dont  la  perception  éblouit  notre 
oreille,  en  même  temps  qu'un  effet  musical,  sont  une  idée.  Mozart, 
quoi  qu'il  fasse,  est  toujours  musicien.  Jamais  vous  ne  surprenez 
chez  lui  le  philosophe,  le  prophète.  Il  rêve,  sent,  compose  en  mu- 
sicien :  le  beau  qu'il  cherche,  c'est  le  beau  musical  dans  sa  gran- 
deur la  plus  régulière,  sa  perfection  la  plus  harmonique;  mais, 
comme  chez  lui  le  musicien  et  l'homme  ne  font  qu'un,  comme  cette 
harmonie  du  beau  n'est  que  la  conséquence  de  la  parfaite  harmonie 
àe  son  être,  il  en  résulte  que  sa  musique  traduit  son  âme,  et  nous 
livre,  sans  que  lui-même  en  ait  conscience,  tous  les  trésors  d'ob- 
servation philosophique,  d'humaine  tendresse  et  de  religion  que 
cette  àrae  sublime  contient.  «  Le  sentiment  est  tout,  le  nom  n'est 
que  bruit  et  fumée  enveloppant  la  céleste  lueur  !  »  ces  paroles  de 
Faust  à  Marguerite  peuvent  s'adresser  à  Mozart.  A  lui  aussi,  le  di- 
vin s'est  révélé  dans  sa  grandeur,  sa  mansuétude  infinie  ;  lui  aussi 
a  ressenti  au  plus  profond  de  l'être  le  contre-coup  des  misères  de 
la  vie,  l'impuissance  de  l'homme  en  lutte  avec  les  lois  suprêmes 
du  grand  tout.  Déchu  mainte  fois,  tombé  en  proie  à  ses  passions,  à 
ses  faiblesses,  il  a  su  se  relever  par  la  grâce  et  trouver  l'apaise- 
ment final. 

Là  est  la  vraie  explication  de  ce  mystère  qu'on  appelle  la  Flûlc 
enrhantée,  le  fil  conducteur  dans  ce  labyrinthe.  Le  calme  y  succède 
au  calme,  le  motif,  au  lieu  d'y  chercher  le  contraste,  semble  l'évi- 
ter, le  doux  s'y  mêle  au  plaisant,  le  tendre  au  solennel,  et  tout  cela 
se  suit,  se  développe  sans  que  vous  éprouviez  autre  chose  qu'un 


MOZART    ET   LA   FLUTE    ENCHANTEE.  Zi/|3 

sentiment  de  bien-être  profond.  Rien  de  théâtral,  d'antithétique; 
une  atmosphère  égale,  pure,  élyséenne.  Seuls,  deux  morceaux  par 
leur  coupe  et  leur  accent  tranchent  sur  ce  fond  d'azur  :  les  deux 
airs  de  la  reine  de  la  Nuit.  La  forme  s'amplifie.  Récitatif,  andante, 
(illcgro,  vous  avez  le  poème  du  grand  air  italien,  et  dans  ce  poème 
le  naturalisme  du  génie  allemand.  La  reine  de  la  Nuit  appartient  au 
règne  des  esprits  élémentaires.  Puissance  extra-humaine,  mais  non 
pas  surhumaine,  comme  sont  les  génies,  elle  marche  entourée  d'une 
lumière  décevante,  d'un  rayonnement  prestigieux.  11  fallait,  pour 
caractériser  cette  vision  démoniaque,  des  sonorités  spéciales,  et 
rappelant  par  leur  éclat  strident  l'éclat  phosphorescent  des  étoiles 
de  son  diadème,  si  dilTérent  de  l'auréole  céleste  répandue  autour  des 
trois  génies.  En  plaçant  le  point  d'activité  de  cette  voix  en  dehors 
des  sphères  ordinaires  et  sur  des  hauteurs  accessibles  aux  seuls 
instrumens,  Mozart  donne  à  son  personnage  une  prodigieuse  inten- 
sité de  fantastique,  k  ce  sens  mystérieux  du  rôle,  au  moins  n'aura 
pas  manqué  la  jeune  et  vaillante  Suédoise  qui  joue  la  reine  de  la 
iNuit  au  Théâtre-Lyrique.  En  vraie  fille  du  Nord,  en  sœur  de  Jenny 
Lind,  elle  a  compris  l'idée  du  maître.  Si  sa  voix  aiguë  et  vibrante 
escalade  le  ciel,  c'est  pour  maudire  de  plus  haut  comme  une  titanide; 
les  notes  sortent  de  sa  bouche  comme  des  vipères  de  feu,  elle  a  des 
ricanemens  d'Hécate.  Il  y  a  un  moment  où  c'est  quelque  chose  de 
musicalement  inappréciable,  un  chant  d'oiseau  des  ténèbres.  C'est 
le  beau  dans  l'horrible,  les  sorcières  de  Macbeth  l'applaudiraient. 
J'ai  dit  que  tout  le  monde  faisait  son  devoir;  par  tout  le  monde 
j'entends  aussi  le  public.  Notre  époque  a  cela  d'excellent,  qu'elle 
pratique  ouvertement  le  culte  du  génie;  le  respect,  qui  sur  tant  d'aur 
très  points  nous  a  quittés,  sur  celui-ci  nous  est  venu.  Il  y  a  qua- 
rante ans ,  on  sifflait  Shakspeare ,  le  sauvage  ivre  ;  on  riait  au  nez 
de  Beethoven,  de  Weber  :  aujourd'hui  de  telles  orgies  révolteraient 
les  plus  sceptiques.  Ceux  mêmes  qui  frondent  tout,  raillent  tout, 
les  plus  tapageurs  devant  certains  noms  se  découvrent.  Touchez  à 
Dieu,  si  vous  voulez;  mais  ne  touchez  pas  à  Mozart.  On  dirait  qu'à 
mesure  que  l'éternel  divin  perdait  des  droits,  l'éternel  humain  en 
gagnait.  Il  est  vrai  que  cet  humain-là,  par  d'autres  voies  et  sous 
d'autres  formes,  ramène  au  divin.  En  ce  sens,  Mozart  et  Raphaël 
sont  des  apôtres.  Voyez  le  public  au  Théâtre-Lyrique  :  il  accourt,  il 
alllue,  et,  poussé,  pressé,  haletant,  écoute,  se  laisse  ravir,  enchan- 
ter. Une  féerie  où  le  merveilleux  procède  de  l'intelligence,  jamais 
pareil  spectacle  en  France  ne  s'était  vu!  La  partie  gaie,  viennoise^ 
amuse;  tous  ces /«Vô^^t  frais,  jolis,  vont  et  viennent  comme  les  oiseaux 
du  bois,  voletant,  gazouillant.  On  sourit  d'aise,  le  cœur  se  dilate, 
s'épanouit  à  ces  battemens  d'ailes,  à  ce  printemps,  à  cette  mélodie 


hàh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

infuse  dont  les  tiédeurs  vous  enivrent;  puis  soudain,  quand  l'ora- 
torio commence,  l'émotion  de  la  salle  change  d'aspect  :  c'est  du  re- 
cueillement. Yous  n'êtes  plus  au  théâtre,  mais  dans  un  temple.  Les 
airs  de  Sarastro,  les  entrées  des  génies,  les  solos  d'initiés,  les 
chœurs  de  prêtres  se  succèdent  sans  que  l'intérêt  fléchisse  un  seul 
instant.  On  admire,  on  se  courbe.  Cette  calme  et  sublime  harmonie 
monte  et  se  répand  comme  un  encens  au  milieu  d'un  silence  de 
sanctuaire,  et  personne  n'en  veut  perdre  un  son.  Quel  homme  de 
goût  assistant,  aux  Italiens,  à  une  représentation  de  Bon  Juan,  n'a 
maugréé  à  ce  bruit  de  portes  qui  s'ouvrent  et  se  ferment  dès  les 
premières  mesures  du  second  finale?  La  statue  entre,  on  s'en  va  : 
c'est  de  tradition,  et  le  savoir-vivre  veut  qu'on  laisse  se  jouer  dans 
le  désarroi  de  la  salle  qui  se  vide  une  scène  dont  la  grandeur  tra- 
gique n'a  point  d'égale.  Au  Théâtre-Lyrique,  de  tels  airs  ne  seraient 
point  de  mise  ;  la  fashion  exige  ici  qu'on  se  montre  attentif.  Le 
croira-t-on?  le  second  finale,  le  plus  long  que  Mozart  ait  écrit,  y 
passe  tout  entier  avec  ses  développemens  extraordinaires,  ses  mo- 
tifs fugues,  et  ce  public  non-seulement  ne  sourcille  point,  ne  boude 
point;  mais  on  voit  à  son  attitude  qu'il  comprend,  et  si  bien  que 
vers  la  fin  la  pièce  elle-même,  par  la  musique,  l'intéresse.  Le  vieux 
prince  Metternich  disait  :  «  Il  en  est  d'une  constitution  politique 
comme  d'une  constitution  physique;  l'une  et  l'autre  valent  par  leur 
durée.  Quand  un  homme  a  vécu  quatre-vingt-dix  ans,  je  ne  m'in- 
forme pas  s'il  avait  une  bonne  constitution.  »  M'est  avis  qu'appliqué 
à  l'estimation  d'un  libretto  d'opéra,  ce  raisonnement  ne  perdrait 
rien  de  sa  justesse.  Qu'on  bafoue  et  vilipende  tant  qu'on  voudra 
l'élucubration  à\x  poète  Schikaneder,  je  prétends,  moi,  ne  la  juger 
que  par  ce  qu'elle  a  produit,  et  je  me  demande  si  un  Scribe,  dans 
toute  l'ingéniosité  de  son  talent  adroit,  malin,  fûté,  dans  toute  la 
plénitude  de  ses  ressources  expérimentales,  serait  jamais  parvenu 
à  fabriquer  pour  le  génie  d'un  Mozart  une  pièce  qui  valût  ce  pro- 
gramme naïf,  grotesque,  impossible  au  point  de  vue  théâtral,  mais 
prêtant  à  l'interprétation  philosophique ,  au  mysticisme,  à  la  poé- 
sie, ouvrant  ses  fenêtres  sur  l'idéal,  et  d'où  finalement  la  musique 
aura  tiré  son  plus  grand  chef-d'œuvre.  J'ai  dit  le  mot,  et  je  le 
maintiens. 

Beethoven,  je  le  sais,  n'est  pas  un  juge  toujours  sûr.  Il  a  ses 
quintes,  ses  bourrasques,  ramène  à  l'œuvre  les  sympathies  et  les 
rancunes  que  l'auteur  lui  inspire,  fait  tête  ou  se  rembûche,  et,  selon 
la  lune,  honnit  ou  acclame.  Toutefois  son  opinion,  lorsqu'il  se 
donne  la  peine  de  la  motiver,  mérite  qu'on  s'y"  arrête,  et  bien  qu'il 
affecte  de  tenir  surtout  compte  à  Mozart  de  s'être  montré  dans  la 
Flûte  enchantée  pour  la  première  fois  un  véritable  maître  aile- 


MOZART    ET    LA    FLUTE    ENCHANTEE.  Zi/l5 

mand,  on  sent  que  son  oracle  ici  lui  est  dicté  par  une  saine  et 
calme  appréciation  des  choses.  Personne  au  monde  mieux  que  le 
grand  symphoniste  ne  pouvait  avoir  à  prononcer  sur  une  partition 
qui,  grosse  de  tous  les  trésors  de  la  polyphonie  moderne,  va  du  lied 
au  choral,  à  la  fugue.' Et  quand  Beethoven  déclare  que  la  Flûte  en- 
chantée est  le  plus  grand  chef-d'œuvre  de  Mozart,  il  faut  l'en  croire. 
Toute  la  splendeur  de  la  musique  est  là,  à  commencer  par  l'ouver- 
ture, un  tour  de  force  du  génie.  Mozart  y  bat  les  vieux  maîtres  du 
contre-point  sans  avoir  l'air  d'y  toucher  et  comme  en  vous  disant  : 
u  Voyez ,  ce  n'est  pourtant  pas  plus  difficile  !  »  Tant  de  science  lui 
semble  un  jeu.-  S'il  emploie  la  fugue,  c'est  que  son  sujet  l'y  convie, 
et  qu'il  veut,  comme  le  prêtre  d'Isis,  «  par  l'ombre  et  la  nuit,  con- 
duire l'initié  vers  la  lumière.  »  Ce  sens  mystérieux  qu'on  retrouve 
partout  dans  le  chef-d'œuvre,  c'est  la  vie  même  de  Mozart,  avec  ses 
erreurs,  ses  travaux,  ses  degrés  d'initiation  parcourus.  A  propos  de 
symbolisme,  qui  n'a  remarqué  dans  la  Flûte  enchantée  cette  prédo- 
minance triomphante  du  majeur,  du  mode-clarté,  transparence,  lu- 
mière? Lorsque  survient  le  mineur,  le  mode-nuit,  ténèbres,  c'est 
par  accident,  et  comme  une  nuée  voilant  le  céleste  azur.  A  cette 
harmonie  si  longtemps  cherchée,  trouvée  enfin,  le  majeur  devait 
servir  d'expression,  de  couleur.  Désormais  le  beau  divin  et  le  beau 
humain  ne  font  qu'un;  plus  d'antagonisme  des  deux  principes,  de 
lutte  comme  au  moyen  âge  :  l'idéal  dans  le  sensuel,  l'infini  dans  le 
fini,  une  musique  qui,  si  quelque  chose  pouvait  l'égaler,  ne  trou- 
verait son  terme  de  comparaison  que  dans  la  plastique  des  Grecs 
ou  la  peinture  de  Raphaël. 

Henri  Blaze  de  Bory. 


LA 


PAPAUTÉ  MODERNE 


D'APRÈS    LES   CARDINAUX   CHIARAMONTI, 
PACCA   ET   CONSALVI. 


1.  Mémoires  du  cardinal  Consalvi,  traduits  par  M.  Crétineau-Joly. 

II.  Omiliu  del  cittadino  cardinale  Chiaramonli ,  vescovo  d'Imoln  (Imola  1797). 

III.  Mémoires  du  cardinal  Pacca. 


Une  histoire  de  l'état  pontifical  depuis  son  premier  contact  avec 
la  révolution  française  ne  serait  guère  autre  chose  que  la  descrip- 
tion de  cette  crise  prolongée  et  profonde  qui,  dissolvant  peu  à  peu 
l'institution  mixte  de  la  papauté  et  la  dépouillant  de  son  élément 
politique,  semble  toucher  aujourd'hui  à  sa  terminaison.  Cette  his- 
toire de  près  de  soixante -dix  années  se  partagerait  en  deux  pé- 
riodes bien  distinctes:  la  première,  commençant  au  traité  de  To- 
lentino,  qui  enleva  au  saint-siége  les  trois  légations,  et  finissant  à 
la  restauration  de  181/;,  qui  les  lui  rendit;  la  seconde,  se  conti- 
nuant jusqu'au  moment  où  nous  sommes.  Pendant  la  première,  la 
révolution  vient  du  dehors,  violente  et  impopulaire  ;  après  les  léga- 
tions, elle  emporte  le  reste,  et  deux  fois  renverse  le  trône  ponti- 
fical ;  elle  ne  discute  pas,  elle  devance  ou  remplace  les  idées  par  la 
force,  et  disparaît  sans  avoir  rien  fondé,  car  la  force  à  elle  seule 
ne  fonde  rien.  Pendant  la  seconde,  le  mouvement  recommence, 
mais  du  dedans,  non  plus  par  la  force,  mais  par  l'esprit;  ce  sont  les 
germes  laissés  par  la  France  qui  repoussent  sous  la  chaleur  du  gé- 
nie italien.  La  révolution,  plus  réfléchie,  reprend  son  œuvre  par 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  lllil 

les  idées  libérales;  comprimée,  mais  en  même  temps  disciplinée 
par  la  réaction  aveugle  des  gouvernemens,  compromise  plutôt  que 
servie  par  des  complots  et  des  affiliations  secrètes,  elle  envahit 
pourtant  peu  à  peu  les  intelligences.  Les  livres,  l'agitation  des  ré- 
formes, la  contagion  des  idées  qui  arrivent  de  tous  les  horizons  de 
l'Europe,  sont  ses  auxiliaires.  Le  fruit  de  cette  longue  lutte,  c'est 
que  la  question,  bien  et  dûment  débattue,  se  précise,  qu'on  en  sai- 
sit de  plus  en  plus  clairement  les  élémens  essentiels,  que  le  prin- 
cipe de  l'ancien  régime  et  le  fait  de  la  société  moderne  se  définis- 
sent, se  comparent,  se  reconnaissent  à  fond,  et  qu'enfin  un  jour 
vient  où,  placés  face  à  face  en  pleine  lumière,  ils  se  déclarent  offi- 
ciellement et  réciproquement  incompatibles.  Telle  est  la  situation 
du  moment  où  nous  sommes,  et  sans  doute  aussi  la  fin  de  la  se- 
conde période. 

Il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt,  s'il  est  vrai  que  nous  tou- 
chions au  terme  de  cette  dernière  période,  de  remonter  dans  la  pre- 
mière, pour  comparer  les  temps  et  retrouver  les  impressions  que 
produisirent  alors,  sur  les  hommes  du  plus  haut  rang  et  de  la  plus 
haute  vertu  dans  l'église,  les  coups  soudains  du  directoire  et  de 
l'empire.  Quelle  fut  leur  pensée  spontanée  et  en  quelque  sorte  in- 
tuitive sur  le  pouvoir  temporel ,  quand  ils  le  virent  par  terre  V  Per- 
sistèrent-ils à  croire,  aussi  absolument  qu'on  y  croit  aujourd'hui, 
à  la  nécessité  providentielle  de  ce  pouvoir  pour  l'indépendance  de 
l'église?  Quelles  leçons  pour  le  présent,  quels  pronostics  pour  l'ave- 
nir tirèrent-ils  de  ces  désastres  redoublés?  A  quelques-unes  de  ces 
questions  les  mémoires  récemment  publiés  du  cardinal  Consalvi 
fournissent  déjà  des  réponses  assez  significatives  et  des  plus  au- 
thentiques :  toutefois  ils  ne  sauraient  donner  une  connaissance  suf- 
fisante des  idées  hardies  qui  jaillirent  alors  comme  le  reflet  même 
des.  événemens.  Nous  en  compléterons  l'étude  par  deux  documens 
peu  connus,  quoique  imprimés  depuis  longtemps  :  l'homélie  de 
Chiaramonti   (Pie  YII),  alors  évêque  d'imola,  sur  la  démocratie 
moderne,  et  un  écrit  du  cardinal  Pacca  sur  les  conséquences  de 
l'abolition  du  pouvoir  temporel.  De  cet  examen  il  résultera  que, 
sur  cette  grave  question,  la  pensée  catholique  de  ce  temps-là  dif- 
férait beaucoup  de  celle  d'aujourd'hui,  qu'elle  jouissait  d'une  bien 
plus  grande  liberté,  qu'elle  montrait  bien  plus  de  force  et  de  com- 
préhension, et  qu'enfin,  dans  l'esprit  de  plusieurs  de  ces  hommes 
éminens,  l'élément  religieux  de  la  papauté  pouvait,  non-seulement 
sans  inconvéniens,  mais  avec  de  notables  avantages,  se  dégager  de 
la  dangereuse  solidarité  de  l'élément  politique.  Aujourd'hui  même 
qui  peut  savoir  ce  qui,  dans  cette  région  élevée  de  l'église,  se  mé- 
dite sous  le  voile  du  respect  et  de  la  discipline,  et  attend  son  mo- 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment?  Qui  sait  quelles  pensées  discrètes  et  silencieuses  mûrissent 
autour  du  saint-siége,  prêtes  à  paraître  quand  les  circonstances  les 
appelleront?  Car  à  Rome  aussi  les  circonstances,  quand  elles  sor- 
tent de  causes  permanentes  et  portent  un  caractère  définitif,  ont 
voix  prépondérante  dans  les  conseils  des  hommes;  il  y  a  toujours 
des  esprits  prêts  à  les  écouter,  et  la  force  des  choses,  une  fois  bien 
comprise,  n'y  connut  jamais  de  rebelles. 

I. 

Les  trois  légations,  cédées  par  le  pape  à  la  France  en  vertu  du 
traité  de  Tolentino,  avaient  été  réunies  à  la  république  cisalpine. 
Les  principales  réformes  françaises  y  avaient  été,  comme  partout  où 
pénétraient  nos  armées,  promptement  ébauchées,  et  les  principes 
en  étaient  bien  compris.  Alors  parut,  dans  l'un  des  diocèses  de  ces 
provinces,  à  l'occasion  des  fêtes  de  Noël  (1797),  un  écrit  épiscopal 
fort  imprévu  intitulé  :  Homélie  du  citoyen  cardinal  Chiaramonti, 
évêque  d'Imola,  —  an  VI  de  la  liberté.  C'était  un  acte  d'entière 
adhésion  au  principe  de  la  démocratie  moderne  sous  la  forme  ré- 
publicaine qu'elle  portait  alors.  Cet  évêque  d'Imola  avait  déjà  été 
remarqué  l'année  précédente  par  le  général  Bonaparte.  Tandis  que 
tous  les  autres  évêques  avaient  pris  la  fuite  devant  les  troupes  du 
directoire  qui  envahissaient  les  Romagnes ,  il  était ,  lui ,  resté  à  son 
poste.  C'est  là  le  moment  précis  où,  pour  la  première  fois,  ces  deux 
hommes  furent  en  rapport;  encore  quelques  années,  et  ils  allaient 
jouer  ensemble  sur  la  scène  du  monde  deux  grands  et  terribles  rôles, 
l'un  étant  devenu  l'empereur  Napoléon,  l'autre  le  pape  Pie  VIL 

Cette  homélie  est  volontiers  passée  sous  silence  par  les  biogra- 
phes. Ceux  qu'offensait  le  scandale  d'un  futur  pape  adoptant  si 
facilement  les  principes  modernes  ont  cherché  à  en  étouffer  le  sou- 
venir, d'autres  ont  essayé  d'en  contester  la  portée  ou  d'en  fausser 
le  sens;  Artaud  en  change  tout  simplement  la  date  pour  la  reporter 
au  temps  des  troubles  qui  suivirent  la  mort  de  Duphot  :  il  voudrait 
faire  croire  qu'elle  fut  une  inspiration  de  la  peur,  et  suppose  har- 
diment que  des  mains  étrangères  l'interpolèrent  sous  les  yeux  de 
l'auteur.  Un  autre,  plus  hardi  et  plus  sommaire  encore  (voyez  l'é- 
dition de  Feller  de  1849),  lui  fait  dire  exactement  le  contraire  de 
ce  qu'elle  dit.  «  Une  pastorale,  affîrme-t-il ,  où  il  rendait  douteuse 
la  compatibilité  de  la  religion  avec  le  système  républicain,  irrita  les 
partisans  du  nouvel  ordre  de  choses.  »  La  vérité  est  que,  loin  de 
vouloir  la  rendre  douteuse,  cette  pastorale  n'a  d'autre  but  que  de 
l'affirmer  et  de  la  faire  entrer  dans  les  esprits,  comme  on  verra.  Au 
reste,  cet  écrit  est  le  seul  qui  soit  sorti  de  la  plume  de  Chiaramouti, 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  /[A9 

tout  ce  qu'on  trouve  ailleurs  signé  de  son  nom  n'étant  qu'œuvres 
officielles  et  rédactions  de  ministres  ;  c'est  donc  le  seul  qui  nous 
transmette  l'image  de  son  âme.  On  y  sent  bien  en  effet  l'âme  sym- 
pathique qui  respire  dans  les  beaux  portraits  de  David  ;  c'est  par- 
tout une  émotion  douce,  une  mysticité  affectueuse,  et  comme  un 
épanchement  continu  de  cette  tendresse  diffuse  et  un  peu  redon- 
dante qui  répand  tant  d'onction  dans  l'Évangile  de  saint  Jean. 
L'œuvre  littéraire  est  médiocre  et  monotone  :  c'est  que  dans  ses  lon- 
gueurs il  cherche  moins  à  développer  des  pensées  qu'à  répandre  son 
amour  sur  son  peuple,  et  la  parole  politique  s'y  fond  comme  dans 
un  écho  religieux  qui  l'accompagne  toujours;  mais  nous  ne  devons 
ici  qu'en  indiquer  la  contexture  et  en  faire  saisir  le  sens  par  une 
courte  analyse. 

Il  prend  naturellement  pour  point  de  départ  l'objet  même  de  la 
fête,  c'est-à-dire  la  naissance  de  l'enfant  dont  le  nom  doit  affran- 
chir les  hommes  et  les  rappeler  à  leur  fraternité  originelle.  Il  salue 
donc,  sous  la  chaumière  de  Bethléem,  la  liberté,  mais  avant  la  li- 
berté le  devoir,  qui  en  est  la  première  condition.  Subordonner 
l'individu  à  l'ordre,  l'instinct  à  la  loi,  l'orgueil  à  l'égalité  de  tous, 
préparer  ainsi  par  le  perfectionnement  individuel  le  perfectionne- 
ment social,  voilà  ce  qu'annonce  avant  tout  la  pauvreté  divine  de  Jé- 
sus. Cette  subordination  de  la  matière  à  l'esprit,  qui,  sans  anéantir 
les  passions,  les  tient  sujettes,  c'est  l'ordre  dans  l'homme,  et  la  loi 
qui  l'oblige  envers  lui-même  est  celle-là  précisément  qui  le  rend 
capable  de  s'associer  aux  autres.  Est-ce  à  dire  que  cette  doctrine 
tende  à  détruire  ce  qui  le  fait  homme,  et  à  lui  ôter,  au  profit  de  la 
loi,  la  liberté?  A  Dieu  ne  plaise!  «  Ce  mot  de  liberté,  dit-il,  a  son 
droit  sens  dans  le  catholicisme  aussi  bien  que  dans  la  philosophie;  » 
il  n'exprime  point  la  licence,  il  ne  constitue  point  un  droit  au  mal; 
dans  la  liberté  même,  il  y  a  le  devoir,  et  nous  devons  en  user  non 
pour  la  discorde,  mais  pour  l'ordre  et  pour  la  paix.  Le  bon  évêque 
ne  sait  rien,  comme  on  voit,  de  cette  sophistique  de  nos  jours,  qui, 
corrompant  les  mots  pour  dénigrer  les  choses  et  feignant  de  confon- 
dre la  notion  de  liberté  avec  celle  de  droit,  prétend  que  la  liberté  du 
mal  et  de  l'erreur  serait  le  droit  à  l'erreur  et  au  mal,  comme  si  la 
liberté  était  autre  chose  que  l'arène  où  le  devoir  s'exerce,  et  où  lut- 
tent d'une  lutte  éternelle  le  vrai  et  le  faux.  Aussi  est-ce  par  là  qu'il 
aborde  la  liberté  politique:  il  la  loue  de  ce  qu'elle  exige  des  vertus. 
<(  La  forme  de  gouvernement  démocratique ,  dit-il ,  adoptée  parmi 
nous  ne  répugne  pas  à  ces  maximes;  au  contraire,  elle  réclame  ces 
vertus  sublimes  qui  ne  s'apprennent  qu'à  l'école  de  Jésus-Christ,  et 
dont  l'observation  religieuse  fera  le  bonheur  et  l'éclat  de  votre  répu- 
blique. »  Loin  de  vous  les  vues  étroites  des  partis!  «Que  la  vertu  qui 

lOME  Lvi.  —  1865.  20 


Zi50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perfectionne,  éclairée  par  la  raison  et  achevée  par  l'Évangile,  soil 
le  seul  fondement  de  notre  démocratie!  »  Ayons  les  vertus  des  an- 
ciennes républiques,  surtout  celles  des  Romains  nos  ancêtres,  mais 
épurées  par  le  christianisme.  Les  vertus  morales  ne  sont  que  l'or- 
dre dans  l'amour  {7ion  sono  poi  altro  che  l'ordine  nelV  amore);  elles 
nous  formeront  à  la  vraie  et  droite  démocratie,  qui  ne  s'occupe  que 
de  la  félicité  commune.  Ne  rêvons  point  l'égalité  absolue  des  forces, 
des  intelligences,  des  mérites,  des  propriétés;  ce  sont  là  des  chi- 
mères qui  ne  se  réaliseront  jamais  :  égalité  monstrueuse,  purement 
arithmétique,  qui  détruirait  à  la  fois  l'ordre  naturel  et  l'ordre  mo- 
ral. Qu'est-ce  donc  que  la  vraie  égalité?  «  Entendue  dans  son  droit 
sens,  dit-il,  c'est  celle  qui  se  fonde  sur  l'harmonie,  lorsque  chacun 
exerce  dans  la  société  une  influence  proportionnée  à  ses  facultés 
matérielles  et  morales,  et  y  puise  ce  qui  peut  contribuer  à  son  bien- 
être  [s'annonizza  qiiando  ognuno ,  a  misurn  délie  suc  forze  fisiche 
e  rnorali^  influisce  nella  società,  qiiando  dalla  socielà  riceve  cib  che 
gli  si  conviene  pel  suo  ben  essere).  » 

On  sent  bien,  ce  nous  semble,  rien  qu'à  lire  cette  définition  à  la 
fois  si  élevée  et  si  pratique,  que  Ghiaramonti,  dans  cet  unique  essai 
de  sa  plume,  résumait  des  méditations  antérieures,  et  ne  faisait 
nullement,  comme  le  suppose  son  superficiel  historien,  un  écrit  de 
pure  circonstance,  destiné  à  calmer  quelques  paysans  ameutés  qui 
n'y  auraient  d'ailleurs  rien  compris.  Sa  conclusion  est  qu'il  faut  con- 
sidérer du  haut  de  la  pensée  religieuse  les  événemens  accomplis, 
accepter  la  nouvelle  situation  faite  à  l'église,  et  dont  l'église  peut 
très  bien  s'accommoder.  «  Humiliez-vous  avec  moi,  frères  chéris; 
baissez  vos  fronts  devant  les  impénétrables  desseins  de  la  Provi- 
dence divine.  Que  la  religion  catholique  soit  toujours  le  plus  pré- 
cieux objet  de  votre  amour;  mais  ne  croyez  pas  qu'elle  s'oppose  à 
la  forme  démocratique  du  gouvernement.  »  Vous  pouvez,  en  cet 
état,  rester  unis  à  votre  Dieu;  vous  pouvez,  par  vos  vertus,  «  con- 
tribuer à  la  gloire  de  la  république  et  des  pouvoirs  qu'elle  a  éta- 
blis... Oui,  mes  chers  frères,  soyez  bons  chrétiens,  vous  serez 
excellens  républicains  [siatc  buoni  rnsliani,  et  saretc  oilimi  de- 
rnocralici).  » 

Ces  idées  ne  doivent  point  assurément  être  jugées  au  point  de 
vue  politique.  Un  peuple  ne  passe  point  si  aisément  d'un  régime 
monarchique  à  celui  de  la  démocratie  :  les  exhortations  à  la  vertu 
n'y  sauraient  suffire  ;  mais  ce  qui,  de  la  part  de  l'homme  d'état,  ne 
serait  que  vertueuse  illusion,  devient  autre  chose  dans  la  bouche 
de  l'évêque.  Que  veut  ici  l'évêque?  Dégager  la  religion  des  troubles 
de  la  terre,  ne  pas  laisser  croire  que,  parce  qu'une  société  se  trans- 
forme, Dieu  pour  cela  s'en  absente,  empêcher  que  le  faux  zèle  ne 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  /|5l 

compromette  l'intérêt  religieux  dans  une  question  de  domaine,  qu'il 
n'incarne  la  foi  dans  la  figure  d'un  monde  qui  passe,  qu'il  n'ima- 
gine follement  renfermer  l'éternité  dans  le  temps.  Sa  délicatesse 
intellectuelle  répugne  à  ce  mélange  et  cà  cette  solidarité  du  tem- 
porel et  du  spirituel.  Les  maux  qu'entraînent  les  révolutions  peu- 
vent troubler  son  cœur,  mais  n'obscurcissent  point  le  regard  de  son 
esprit.  Il  sait  qu'elles  n'arrivent  point  sans  cause;  il  sait  qu'au  fond 
de  cette  mêlée  d'intérêts,  de  passions  et  de  mauvaises  pratiques 
qui  les  souillent,  il  y  a  toujours  un  fait  fondamental  à  dégager  pour 
s'y  soumettre.  Voilà  pourquoi  il  prêche  la  résignation  aux  faits  ac- 
complis, et  pourquoi  il  accepte  l'annexion  des  trois  légations  à  la 
cisalpine.  —  Mais,  dira-t-on,  fut-il  fidèle  à  ce  bel  idéal?  Lorsque, 
deux  ans  après,  il  fut  pape,  n'essaya-t-il  pas,  lui  aussi,  de  reven- 
diquer ces  mêmes  légations,  d'abord  de  l'Autriche,  puis  de  la  France, 
et  de  reconstruire  le  domaine  dans  son  intégrité?  Plus  tard  encore, 
quand  l'empereur  Napoléon  s'avisa  tout  d'un  coup  de  se  déclarer 
empereur  de  Rome  aussi  bien  que  de  la  France  et  supprima  de 
nouveau  la  souveraineté  temporelle,  Pie  VU  ne  la  défendit-il  pas 
jusqu'à  l'extrémité,  jusqu'à  l'excommunication?  A  ces  objections  la 
réponse  est  facile,  et,  en  distinguant  l'homme  du  pontife,  elle  achèr- 
vera  son  portrait. 

Chiaramonti,  cardinal  évoque  d'Imola,  n'avait  pas  à  répondre  du 
gouvernement  de  l'église  :  sa  pensée  était  à  lui,  et  n'engageait  rien 
ni  personne;  mais,  pape,  il  n'est  plus  lui-même,  il  est  finstitution 
qu'il  représente.  Il  subit  la  loi  du  dépôt  confié  à  sa  garde.  Organe 
principal  de  ce  grand  corps,  il  le  défend  comme  se  défend  toute  vie 
organisée,  comme  se  défend  toute  institution  humaine.  Il  ne  peut, 
par  sa  volonté  propre,  ni  le  dissoudre,  ni  le  diminuer;  mais  si,  par 
quelque  influence  extérieure  et  invincible,  cette  dissolution  s'opère 
et  qu'elle  paraisse  définitive,  alors  son  dogme  même  Foblige  à  y 
reconnaître  un  décret  divin  et  à  s'y  soumettre.  jNous  n'inventons 
point  cette  théorie;  on  verra  tout  à  l'heure  que  le  cardinal  Pacca, 
conseiller  et  ministre  de  la  fameuse  excommunication  de  1809,  s'en 
est  servi  pour  expliquer  et  justifier  sa  conduite.  Ce  serait  donc  mai 
comprendre  Pie  VU  que  de  ne  pas  distinguer  dans  ses  acLes  ce  qui 
est  imposé  au  souverain  de  ce  qui  est  le  penchant  de  l'homme,  ce 
qui  appartient  à  la  fonction  impersonnelle  de  la  pensée  person- 
nelle. Plus  d'un  indice,  plus  d'un  fait  dans  sa  vie  confirme  cette 
distinction.  Jamais  il  ne  souffrit  que  la  question  du  domaine  com- 
pliquât une  question  religieuse,  et  plus  d'une  fois,  dans  ses  mé- 
moires, Consalvi,  ce  grand  et  habile  défenseur  du  pouvoir  temporel, 
en  a  fait  lui-même  la  remarque.  Par  exemple,  lors  des  négociations 
relatives  au  couronnement  de  l'empereur,  on  pressait  vivement  le 


A52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pape  de  profiter,  pour  recouvrer  les  légations,  d'une  circonstance 
aussi  extraordinaire.  Quelle  merveilleuse  occasion,  lorsqu'il  allait 
consacrer  par  la  religion  un  pouvoir  politique,  d'exiger  en  échange 
qu'on  restituât  son  domaine  politique  à  la  religion!  a  Le  cardinal 
Fesch,  dit  Consalvi,  insista  souvent  et  avec  ténacité  pour  que  le 
pape  mît  à  sa  complaisance  la  condition  que  les  trois  légations  se- 
raient restituées  au  saint-siége  ;  mais  Pie  VII  ne  songeait  pas  à  faire 
entrer  pour  quelque  chose  le  temporel  dans  sa' détermination.  Il 
rejeta  cette  idée,  il  défendit  même  qu'on  lui  en  parlât  doréna- 
vant (1).  » 

Passons  maintenant  au  cardinal  Pacca,  dont  l'opinion,  plus  ex- 
plicite, plus  raisonnée,  rédigée  en  plein  calme,  sous  la  papauté  res- 
taurée, ne  peut  certes  pas  plus  que  la  précédente  être  attribuée  à 
aucune  crainte,  à  aucune  impression  passagère;  elle  achèvera  ce 
que  nous  voulons  dire  sur  la  liberté  d'esprit  qui  régnait  à  cette 
époque  dans  l'église,  alors  que  les  opinions  politiques  des  catholi- 
ques n'avaient  pas  encore  été  renfermées  dans  le  cercle  toujours 
croissant  de  la  croyance  passive. 

Pacca  avait  été  en  1808  nommé  par  Pie  Vil  prosecrétaire  d'état, 
avec  les  pouvoirs  de  premier  ministre.  Homme  de  bien,  d'une  piété 
austère,  d'un  dévouement  sans  réserve  et  sans  apparat,  bon  prêtre, 
politique  peu  délié  et  tout  d'une  pièce,  il  n'avait  ni  la  souplesse  ré- 
sistante de  Consalvi,  son  prédécesseur,  ni  la  sagesse  longanime  de 
Pie  VII,  sou  souverain.  A  vrai  dire,  il  prenait  ou  plutôt  il  subissait 
le  pouvoir  dans  un  moment  d'angoisses  sans  pareilles  et  d'inextri- 
cables difficultés  :  c'était  le  moment  fatal  où  Napoléon,  arrivé  à  ce 
point  de  l'ivresse  où  le  vertige  commence,  voulait  enrôler  le  pape 
comme  un  vassal  dans  sa  politique  sans  issue,  et  l'entr^ner,  satel- 
lite perdu  d'un  astre  échappé  de  son  orbite,  dans  l'espace  indéfini 
de  ses  projets.  Pour  soutenir  une  telle  lutte,  Pacca  ne  trouva  d'autre 
ressource  qu'une  fermeté  inflexible,  répondit  à  la  force  par  les  notes 
les  plus  énergiques,  conseilla  et  rédigea  la  bulle  d'excommunication 
qui  frappait  au  front  son  terrible  adversaire.  Qui  ne  croirait  qu'aux 
yeux  d'un  tel  homme  le  domaine  temporel  était  chose  sacrée,  vou- 
lue de  Dieu,  absolument  nécessaire  à  l'indépendance  de  l'église,  à 
la  prospérité  de  la  religion?  Eh  bien!  c'est  le  contraire  qu'il  pen- 
sait. En  réalité,  ce  qui  lui  inspira  cette  conduite,  ce  n'était  pas  la 
pensée  de  défendre  un  pouvoir  temporel  dont  il  ne  sentait  que 
trop  en  ce  moment  même  le  poids  inerte  et  inutile  :  c'était  l'hon- 
neur de  résister  à  la  force  nue,  c'était  la  nécessité  de  ne  pas  laisser 
voir  au  monde  une  religion  servante  d'un  empire.  Il  défendit  le 

(1)  Mémoires  de  Consalvi,  t.  Il,  p.  392. 


LA   PAPAUTE   MODERNE. 

domaine  comme  on  défend  une  position  même  intenable,  quand  ohi 
n'est  pas  autorisé  à  l'abandonner;  mais  il  le  croyait  perdu  à  jamais 
et  ne  le  regrettait  pas. 

C'est  le  sens  d'une  lettre  qu'il  adressait  à  son  frère  le  1"  no- 
vembre 1816,  et  qu'il  publia  comme  introduction  à  ses  mémoires, 
pour  donner  la  clé  des  faits  qu'ils  contiennent.  On  lui  avait  repro- 
ché, c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend,  d'avoir  par  son  impéritie^ 
sa  précipitation,  sa  témérité,  sa  faiblesse,  causé  le  désastre  de  la 
papauté  et  les  malheurs  du  pape.  —  Pourquoi,  disaient  les  uns, 
avait -il  irrité  par  ses  notes  acerbes  un  empereur  tout -puissant 
dans  l'ivresse  de  ses  triomphes?  Pourquoi,  au  lieu  de  plier  un  mo- 
ment pour  adoucir  le  choc,  avoir  lancé  une  excommunication  in- 
utile sur  des  incrédules  qui  s'en  moquaient?  Pourquoi  n'avoir  pa.s 
au  moins  mis  le  pape  en  sûreté  avant  de  provoquer  la  tempête?  — 
Pourquoi  même,  disaient  quelques  autres,  n'avoir  pas  essayé  de 
soulever  les  populations  et  de  renouveler  les  vêpres  sicihennes  ?  — 
Devant  ces  critiques,  les  unes  raisonnables  ou  spécieuses,  les  au- 
tres folles,  Pacca  descendait  dans  sa  conscience,  et  pendant  les  lon- 
gues nuits  de  sa  prison  de  Fénestrelles  il  parvint  à  se  rassurer  par 
les  considérations  consignées  dans  cette  lettre  à  son  frère.  Gomme 
apologie,  comme  politique,  on  y  trouverait  beaucoup  à  redire  :  ce 
qui  nous  intéresse,  c'est  son  jugement  sur  la  chute  du  domaine 
temporel  et  les  raisons  pour  lesquelles  il  en  prenait  son  parti. 

Il  observe  d'abord  qu'en  un  temps  si  fertile  en  catastrophes, 
quand  l'antique  Venise,  quand  la  libre  Hollande,  quand  les  trois 
royaumes  de  la  maison  de  Bourbon  sont  tombés  coup  sur  coup,  il  n'y 
a  guère  lieu  de  s'étonner  qu'un  petit  état  pacifique  et  sans  défense 
ait  succombé  comme  les  autres;  mais  celui-ci  du  moins  ne  périt  pas 
tout  entier  :  il  laisse  survivante  l'église  pour  laquelle  il  avait  été  fait, 
et,  en  tombant  dans  l'histoire,  il  y  trouvera  sa  réhabilitation.  Vu 
alors  de  loin  et  d'ensemble,  à  l'abri  désormais  des  méfiances,  des 
préjugés  et  des  haines  si  longtemps  déchaînés  contre  lui,  il  obtien- 
dra justice.  Jugé  dans  des  idées  plus  générales  et  comparé  d'époque 
en  époque  aux  autres  gouvernemens,  il  apparaîtra  avec  un  éclat 
inattendu,  entouré  de  ses  puissantes  œuvres,  qui  sont  la  civilisation 
des  races  barbares,  le  développement  de  la  bienfaisance  publique, 
la  renaissance  des  arts  et  des  lettres.  Cette  justice  pourra  se  faire 
attendre,  mais  elle  viendra;  «  on  appréciera  tout  le  mérite  des  pon- 
tifes, et  on  avouera,  dit-il,  ce  que  la  vérité  a  arraché  de  la  bouche 
de  Napoléon  lui-même,  que  le  gouvernement  pontifical  fut  le  chef- 
d'œuvre  du  génie  et  de  la  politique  humaine.  » 

Mais  autres  temps,  autres  conditions.  Sans  doute  Bossuet  n'a  pas 
tort,  lorsque,  cherchant  la  raison  historique  du  domaine  temporel, 


hbh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  la  trouve  dans  la  division  de  l'Europe,  partagée  en  un  grand 
nombre  d'états  ennemis,  et  il  se  peut  en  effet  que  les  papes,  sujets 
de  l'un  d'eux,  eussent  été  suspects  à  tous  les  autres,  et  n'eussent 
pas  exercé  leur  ministère  avec  la  liberté  et  l'impartialité  désirables; 
cependant  cette  explication  de  Bossuet  n'est  bonne  qu'à  partir  du 
démembrement  de  l'empire  romain.  Avant  ce  démembrement,  «  les 
papes  n'avaient-ils  pas  pendant  huit  siècles  gouverné  l'église,  et 
n'en  avaient-ils  pas  reculé  les  bornes  jusqu'aux  limites  du  monde 
connu?  »  C'est  qu'alors,  l'empire  romain  étant  un  et  presque  uni- 
versel, ces  jalousies,  ces  rivalités  entre  états  chrétiens  n'existaient 
pas.  Or  de  nos  jours,  sous  la  main  de  Napoléon,  la  même  situation 
semblait  se  reproduire.  La  France  agrandie  jusqu'au  Pdiin,  des  rois 
vassaux  et  grands  dignitaires  de  l'empire,  le  reste  subjugué  par 
crainte  ou  entraîné  par  influence,  tout  cela  semblait  reconstruire 
l'ancienne  unité  politique  de  l'Europe,  et  Pacca  croyait  entrevoir 
dans  ces  vastes  changemens,  dont  l'abolition  du  temporel  de  l'église 
n'était  qu'un  épisode,  un  secret  conseil  de  la  Providence,  qm  vou- 
lait que  u  les  papes  pussent  une  seconde  fois,  dit-il,  quoique  sujets, 
gouverner  sans  de  graves  inconvéniens  l'église  universelle.  »  Rêve 
sans  doute  que  cet  empire  européen  !  mais  transposez  la  pensée  de 
Pacca  dans  la  réalité  présente,  et  elle  devient  parfaitement  vraie.  Il 
existe  de  nos  jours,  mais  sous  une  autre  forme,  un  empire  plus 
universel  que  n'aurait  pu  jamais  être  celui  de  Napoléon,  et  sous 
lequel  les  papes  peuvent,  s'ils  le  veulent,  correspondre  avec  tout 
l'univers,  à  travers  toutes  les  frontières,  à  travers  tous  les  articles 
organiques  dressés  pour  arrêter  leurs  bulles  :  il  s'appelle  l'opinion. 
Son  concordat  est  tout  fait  :  il  oiTre  à  qui  le  reconnaît  la  liberté,  et 
à  qui  lui  apporte  la  raison  et  la  science  l'autorité. 

Ce  n'est  pas  tout.  Jusqu'ici,  on  l'a  pu  voir,  Pacca  se  résigne,  en 
vue  de  compensations,  à  la  ruine  de  son  gouvernement;  bientôt  il  va 
plus  loin  :  il  y  trouve,  non  plus  seulement  des  compensations,  mais 
des  mérites  positifs  et  intrinsèques.  Que  d'abus  supprimés!  que  de 
forces  perdues  dans  la  politique  qui  seront  rendues  à  la  religion! 
Là-dessus,  il  est  vrai,  il  glisse  rapidement,  comme  sur  des  matières 
bridantes;  mais  pressez  ses  paroles,  et  vous  en  verrez  sortir  un 
jugement  des  plus  sévères  sur  les  abus  inhérens  et  incorrigibles 
du  pouvoir  temporel.  «  Les  souverains  pontifes,  dit-il,  délivrés  de 
ce  lourd  fardeau,  consacreraient  désormais  tous  leurs  soins  au  bien 
spirituel  de  leurs  fidèles;  l'église,  privée  de  l'éclat  des  richesses  et 
des  honneurs,  ne  verrait  plus  entrer  dans  son  clergé  que  ceux  qui 
aspircFit  au  bien,  qui  bomim  opus  dcsidcraïUi  les  papes  ne  consul- 
teraient plus  la  naissance,  les  recommandations  dans  le  choix  de 
leurs  conseillers;  la  foule  peu  édifiante  des  prélats  fonctionnaires» 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  A 55 

qui  pullulent  autour  du  saint-siége,  disparaîtrait.  »  Et  à  ceux-ci  il 
applique  assez  plaisamment  ces  paroles  d'un  psaume  :  «  vous  avez, 
Seigneur,  multiplié  cette  race,  mais  vous  n'avez  pas  augmenté  notre 
joie;  muUiplicasti  gentcm,  sed  non  magnificasti  lœtitiaml))  Que  de 
choses  sous  ces  indications  discrètes  d'un  cardinal  ministre!  et,  si 
l'on  veut  approfondir,  que  de  choses  plus  graves  encore  sous  cette 
dernière  observation,  «  qu'on  n'aurait  plus  aucun  lieu  de  craindre 
(le  pouvoir  temporel  étant  supprimé)  que  les  décisions  ecclésias- 
tiques fussent  jamais  influencées  par  des  considérations  politiques 
et  matérielles,  dont  le  poids  jeté  dans  la  balance  aurait  pu  la  faire 
pencher  vers  une  condescendance  excessive  !  »  Ainsi  même  «  dans 
les  décisions  ecclésiastiques  »  la  politique  et  la  matière  auraient  été, 
selon  lui,  parfois  prépondérantes!  Peu  de  traits,  partis  des  mains 
les  plus  hostiles,  ont  pénétré  aussi  avant  que  celui-là. 

C'est  ainsi  que  ce  ministre,  avec  une  liberté  qui  d'ailleurs  a  tou- 
jours été  plus  commune  en  Italie,  où  l'on  voit  de  près  les  hommes 
et  les  choses,  que  dans  les  autres  pays  catholiques,  où  l'on  est  sous 
le  prestige  de  l'inconnu,  justifiait  devant  sa  conscience,  par  l'inuti- 
lité du  pouvoir  temporel,  les  mesures  extrêmes  qu'il  avait  prises 
dans  d'extrêmes  difficultés.  Si  donc  il  frappa  un  coup  trop  hardi  au 
risque  de  perdre  à  jamais  le  domaine  politique,  c'est  qu'il  le  croyait 
déjà  perdu  et  n'en  avait  nul  regret.  Il  avait  pensé  que  la  papauté 
politique  devait  mourir  grandement,  pour  rappeler  au  moins  dans 
sa  chute  la  gloire  de  ses  anciens  jours.  Il  avait  voulu  que  l'église,  en 
se  dépouillant  de  cette  enveloppe  temporaire,  déployât  toute  son 
âme,  afin  que  le  monde  comprît  qu'elle  n'en  dépendait  point.  Gela 
n'est  pas  sans  grandeur  d'avoir  pris  de  si  haut  même  ses  fautes. 

Maintenant  nous  pouvons  aborder  Consalvi,  esprit  tout  autre, 
avec  d'autres  tendances,  mais  qui  nous  fera  par  d'autres  chemins 
abouti    à  la  même  conclusion. 

IL 

Entre  les  deux  chutes  du  gouvernement  papal,  l'une  sous  le  direc- 
toire et  l'autre  sous  l'empire,  l'état  romain,  sans  recouvrer  les  trois 
légations,  jouissait  néanmoins  d'une  période  de  sécurité  relative, 
dont  les  six  meilleures  années,  de  1800  à  1806,  s'écoulèrent  sous 
le  premier  ministère  de  Consalvi.  Aucun  homme  n'eût  pu  se  ren- 
contrer plus  propre  que  lui  à  rétablir  le  courant  du  passé  en  le  re- 
dressant, à  renouer  les  traditions  sans  s'y  enchaîner,  et  à  remettre 
l'immobile  métropole  religieuse,  autant  que  la  nature  des  choses 
pouvait  le  permettre,  en  rapport  avec  une  société  profondément 
modifiée.  Son  éducation  et  ses  débuts  l'avaient  préparé  d'avance  à 


1^56  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tout  ce  que  pourraient  exiger  ce  temps,  ce  lieu,  ces  circonstances. 
Acheminé  de  bonne  heure,  par  ses  goûts,  ses  talens  naturels  et  ses 
premières  rencontres,  vers  les  fonctions  publiques  dont  la  carrière 
s'était  facilement  ouverte  devant  lui,  protégé  par  le  dernier  des 
Stuarts,  le  cardinal  d'York,  et  par  les  tantes  de  Louis  XVI  réfu- 
giées à  Rome,  aimé  de  Pie  VI,  que  l'orage  devait  emporter  aussi, 
ayant  de  la  sorte  frayé  sa  route  parmi  ces  nobles  débris  des  trônes, 
mais  trop  clairvoyant  pour  ne  pas  comprendre  que  les  ruines  ne  se 
relèvent  jamais  entières,  et  qu'il  faut  savoir  profiter  des  révolutions 
mêmes  qu'on  étouffe,  il  pensait  que  de  notables  réformes  étaient  la 
condition  essentielle  de  toute  restauration  efficace.  Intelligent  de  ce 
qui  convenait  à  l'antique  cité  sacerdotale,  d'où  la  secte  et  la  dispute 
sont  bannies,  où  il  faut  vivre  dans  la  doctrine  sans  en  remuer  le 
fond,  où  le  mystère  de  l'existence  s'accomplit  régulièrement  comme 
un  rite,  où  les  œuvres  de  l'art  et  les  souvenirs  de  l'antiquité  sont 
presque  les  seules  curiosités  permises  à  l'esprit,  parce  que  seules 
elles  le  rendent  impassible  aux  agitations  contemporaines,  il  réveil- 
lait la  tradition  des  belles  études,  ordonnait  des  fouilles,  réparait 
le  Colisée  et  le  Panthéon  d'Agrippa,  faisait  déblayer  les  arcs  de 
Septime  Sévère  et  de  Constantin,  protégeait  les  artistes  illustres. 
Il  avait  été,  dans  sa  jeunesse,  l'ami  de  Gimarosa;  il  le  fut  plus  tard 
de  Canova  et  de  Thorwaldsen  ;  il  séduisait'  par  sa  conversation. 
Enfin,  et  de  sa  personne  et  par  sa  politique,  il  s'efforçait  de  rame- 
ner Rome  à  ce  calme  d'autrefois  et  à  ce  demi-sommeil  où  la  pen- 
sée, à  l'abri  du  doute,  se  berce  plutôt  qu'elle  ne  s'exerce  :  existence 
pleine  de  plaisirs  délicats  qui  avait  fait  au  siècle  précédent  l'en- 
chantement de  beaucoup  d' excellons  esprits  attirés  de  tous  les 
points  de  l'Europe,  dangereuse  pourtant  par  sa  quiétude  même  en 
ce  qu'elle  s'isole  du  mouvement  général,  s'attarde  quand  tout 
marche,  et  se  dérobe  trop  aux  conditions  de  lutte  et  de  recherche 
qui  sont  le  tourment  et  la  force  de  l'esprit  humain.  Gomme  diplo- 
mate, il  excellait  par  un  esprit  vif  et  contenu,  flexible  et  persistant, 
par  une  ingénieuse  fertilité  en  raisons  solides  ou  spécieuses  et  en 
expédiens  conciliatoires.  Cardinal  et  non  prêtre,  il  avait  de  l'esprit 
laïque  ce  qu'il  en  faut  pour  les  facilités  du  monde,  avec  une  élé- 
gance de  mœurs  simples  qui  le  rendait  éminemment  propre  aux 
négociations  du  saint-siége,  alors  si  délicates  et  si  périlleuses.  Dans 
ses  mémoires,  écrits  rapidement  et  à  la  dérobée  en  1811,  pendant 
son  internement  à  Reims,  tout  cet  esprit  et  tout  ce  caractère  trans- 
pirent; la  sincérité,  la  simplicité  et  l'ordre  y  font  ensemble  une  lu- 
mière toujours  égale;  parfois  le  récit  s'anime  en  tableau,  et  alors 
les  personnages  y  prennent  une  vie,  une  attitude,  une  physionomie 
frappantes  de  vérité   liistoriqne.   Est-il   possible  par  exemple  de 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  557 

mieux  peindre  les  brusqueries  calculées,  les  éclats  de  passion  et 
l'éloquence  soudaine  du  premier  consul  et  de  l'empereur,  qu'il  ne 
l'a  fait  dans  ces  scènes  dont  il  fut  lui-même  par  deux  fois,  à  dix 
ans  de  distance,  le  témoin  et  l'objet  aux  Tuileries? 

Mais  ni  son  caractère,  ni  ses  talens,  ni  ses  négociations  ne  sont 
de  notre  sujet  :  nous  ne  voulons  ici  recueillir  que  son  témoignage 
sur  le  fait  capital  qui  nous  intéresse,  c'est-à-dire  sur  les  destinées 
de  ce  domaine  temporel  de  la  papauté  qu'il  gouverna,  qu'il  aima, 
et  dont  il  nous  révèle  mieux  que  personne,  et  sans  y  songer,  l'in- 
curable décadence.  Nous  verrons,  par  son  récit  du  conclave,  com- 
bien le  sacré-collége ,  préoccupé  d'intérêts  politiques,  peut,  dans 
sa  plus  haute  fonction  religieuse,  faire  abstraction  de  la  religion,  — 
par  l'exposé  de  ses  efforts  pour  la  réforme  administrative,  combien 
d'indignes  intérêts  la  traversèrent,  et,  par  un  fragment  de  sa  »cor- 
respondance  du  congrès  de  Vienne,  comment  il  pressentit  l'in- 
compatibilité qui  allait  s'établir,  à  partir  de  la  restauration,  entre 
l'esprit  du  gouvernement  ecclésiastique  et  celui  des  temps  mo- 
dernes. 

Toute  élection,  surtout  dans  les  temps  difficiles,  s'appuie  sur  une 
question  principale,  et  l'on  choisit  l'homme  pour  la  question.  Au 
1^''  décembre  1799,  jour  de  l'ouverture  du  conclave  à  Venise,  deui 
questions  étaient  clairement  posées  devant  les  cardinaux  :  l'une 
d'intérêt  temporel,  l'autre  d'intérêt  spirituel. 

Depuis  deux  ans,  la  situation  avait  bien  changé  en  Italie.  Nos 
armées  avaient  évacué  les  conquêtes  de  la  guerre  précédente;  la 
république  cisalpine  s'était  évanouie;  l'Autriche,  agrandie  de  l'état 
vénitien,  s'était  emparée  à  son  tour  des  trois  légations,  et  comme 
l'esprit  de  Kaunitz  et  de  Joseph  II  vivait  encore  à  Vienne,  elle 
comptait  bien  les  garder  et  s'en  faire  confirmer  la  possession  par  le 
nouveau  pape.  Celui-ci  serait-il  homme  à  résister,  à  revendiquer, 
à  reprendre  cette  portion  du  domaine?  Là  était  pour  le  conclave 
l'intérêt  temporel;  mais,  d'autre  part,  la  révolution  française  fati- 
guée semblait  vouloir  en  finir,  et  de  ce  côté  un  rayon  d'espérance 
s'élevait  pour  l'église  du  milieu  de  tant  de  ruines.  Cette  révolution, 
qui  n'avait  pas  été,  comme  tant  d'autres  dont  les  histoires  sont 
pleines,  un  simple  drame  politique,  mais  l'explosion  d'une  crise  de 
l'esprit  humain,  une  critique  armée  qui  avait  raisonné  à  coups  de 
sape  et  de  canon,  démoli  les  temples,  renversé  les  états,  rasé  la 
religion,  enlevé  un  pape  qu'il  s'agissait  alors  même  de  remplacer, 
applaudissait  maintenant  au  jeune  Bonaparte,  qui  l'avait  frappée  au 
18  brumaire,  qui  établissait  le  consulat,  qui  annonçait  la  fin  des 
discordes  civiles  et  le  rappel  de  l'ordre  moral,  salué  par  les  uns 


àbS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  un  nouveau  Monk,  par  les  autres  comme  le  fondateur  d'une 
république  régulière.  Irait-il  jusqu'à  relever  l'ancienne  religion  pro- 
scrite? Là  était  pour  le  conclave  l'intérêt  spirituel. 

Lequel  de  ces  deux  intérêts  pèsera  le  plus  dans  la  balance  du 
sacré-collége?  Habitués  que  nous  sommes,  par  nos  libres  études  et 
nos  discussions  publiques,  à  tenir  surtout  compte  de  la  conscience 
du  genre  humain  et  à  placer  les  choses  morales  au-dessus  de  toutes 
les  autres,  nous  croirions  volontiers  que  l'hésitation  n'était  pas  pos- 
sible. L'histoire  même,  jugeant  du  vrai  par  le  vraisemblable,  nous 
avait  jusqu'à  présent  raconté  que  cette  considération  de  l'état  re- 
ligieux de  la  France  s'était  du  moins  produite  vers  la  fin  du  con- 
clave. On  s'était  souvenu,  disait-elle,  de  certains  mots  par  lesquels 
le  général  Bonaparte  s'était  autrefois  discrètement  entr'ouvert,  lors- 
qu'il avait  dit  par  exemple,  après  l'armistice  de  Bologne,  au  car- 
dinal Mattei  :  «  Que  l'on  traite  avec  moi;  je  suis  le  meilleur  ami 
de  Rome,  »  et  lorsqu'il  avait  plus  tard,  avec  quelque  affectation,  loué 
l'évêque  d'Imola  de  n'avoir  pas  fui  devant  l'armée  française.  Ce 
même  homme,  qui  serrait  maintenant  dans  sa  main  nerveuse  les 
rênes  de  tous  les  pouvoirs,  se  révélait  tout  à  coup  aussi  grand  dans 
la  politique  que  sur  les  champs  de  bataille.  N'allait-il  pas  d'un  coup 
reconquérir  l'Italie  et  d'un  geste  redresser  le  siège  de  saint  Pierre? 
Consalvi,  secrétaire  du  conclave,  écouté  de  tous,  avait,  disait  tou- 
jours l'histoire,  déployé  cette  perspective  pour  déterminer  Chia- 
ramonti  à  accepter  la  candidature;  puis  il  lui  avait  amené  le  ren- 
fort du  cardinal  Maury  et  de  son  groupe.  C'eût  été  certes  un  grand 
relief  pour  le  conclave  qu'un  tel  dénouement.  Malheureusement 
cette  histoire  n'était  qu'une  légende,  et  c'est  Consalvi  lui-même 
qui  vient  de  l'effacer.  Il  ne  fut  dit  mot  de  la  question  française,  ni 
des  chances  de  rétablir  en  France  le  culte  catholique.  Cet  intérêt 
spirituel,  qui  touchait  le  monde  entier,  ne  brilla  au  conclave  que 
par  son  absence.  Recouvrer  les  trois  légations,  tel  fut  le  pivot  sur 
lequel  roulèrent  toutes  les  intrigues,  autour  duquel  manœuvrèrent 
tous  les  chefs  de  factions.  Mattei  ne  fut  repoussé  que  comme  can- 
didat autrichien  et  signataire  de  ïolentino.  Chiaramonti  ne  fut  élu 
que  de  guerre  lasse,  et  parce  qu'il  ne  donnait  aucune  prise  à  l'Au- 
triche et  ne  céderait  pas  les  légations.  Ce  ne  fut  pas  même,  comme 
on  l'a  cru  jusqu'ici,  Consalvi  qui  eut  l'idée  de  le  proposer;  ce  fut 
un  Français,  Maury.  Ce  fougueux  et  mobile  personnage,  certaine- 
ment attentif  à  ce  qui  se  passait  dans  son  pays,  pensa-t-il  au  nou- 
veau Monk  espéré  des  royalistes?  Eut-il  dès  lors  un  moment  la  ten- 
tation de  ce  qu'il  fit  plus  tard?  On  n'en  sait  rien;  mais  on  sait  par 
le  récit  du  secrétaire  d'état,  qui  savait  tout,  que  les  sollicitudes  des 
cardinaux  ne  se  tournèrent  pas  un  instant  de  ce  côté,  et  que  dans 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  A 59 

cette  grande  affaire  religieuse  ils  ne  firent  pas  de  la  religion,  mais 
de  la  politique. 

On  a  toujours  médit  des  conclaves;  on  les  a  souvent  calomniés. 
Cette  fois,  en  repoussant  l'exagération  et  l'injustice,  il  faut  poui- 
tant,  devant  un  témoignage  irrécusable,  juger  sans  crainte,  et,  si 
l'on  se  place  à  un  point  de  vue  religieux,  juger  sévèrement.  Ajou- 
tez donc  à  ces  calculs  politiques  les  calculs  personnels,  les  ambi- 
tions, les  jalousies  :  à  celui-ci  on  objecte  sa  famille,  nombreuse  et 
peu  riche,  qui  ne  manquerait  pas  d'accaparer  les  honneurs  et  les 
pouvoirs;  celui-là  est  trop  jeune,  on  aime  les  règnes  courts  pour  en 
hériter  plus  vite;  cet  autre  (Gerdil)  est  vieux,  il  est  vrai,  et  «  note 
point,  dit  Consalvi,  l'espérance  de  succéder  à  ceux  qui  éprouve- 
raient l'effet  de  cette  faiblesse  humaine;  »  d'ailleurs,  par  sa  renom- 
mée, ses  vertus,  ses  écrits  philosophiques,  il  semble  répondre  à  la 
circonstance;  mais  lors  même  que  l'Autriche  ne  l'exclurait  pas,  il 
ne  peut  réussir,  parce  que  «  sa  grande  régularité,  dit  encore  Con- 
salvi, pouvait  devenir  dans  l'exercice  du  gouvernement  sévérité  et 
rudesse  excessive,  »  ce  qui  veut  dire,  en  termes  plus  clairs,  qu'il  eût 
attaqué  les  abus  et  tenu  compte  du  mérite.  Il  signale  encore  l'ambi- 
tieux qui,  ne  pouvant  être  pape,  veut  au  moins  en  faire  un,  l'intrigant 
qui  entrave  tout  par  «  ses  artificieuses  machinations,  sa  mauvaise 
foi  et  ses  cabales.  »  Ferons-nous  peser  sur  la  majorité  d'une  assem- 
blée qui  comptait  des  hommes  tels  que  Chiaramonti,  Consalvi,  Bel- 
lisomi,  Gerdd  et  beaucoup  d'autres  non  moins  justement  estimés, 
la  responsabilité  d'un  tel  abaissement?  Non  certes.  Ici  les  hommes 
sont  maîtrisés  par  les  choses;  ils  portent  sous  la  pourpre  ces  plaies 
de  l'église  que  Pacca  nous  a  déjà  révélées.  Il  y  a  dans  cette  solida- 
rité d'élémens  contraires  qui  compose  le  gouvernement  romain, 
dans  les  mille  intérêts  attachés  à  une  institution  compliquée  et  dé- 
crépite, dans  le  train  des  habitudes,  dans  le  respect  des  vieillards 
pour  la  routine,  dans  les  influences  des  grandes  familles,  une  force 
acquise  qui  entraîne  tout,  et  que  l'idée  abstraite  du  mieux  ne  suffit 
plus  à  détourner  de  sa  funeste  direction.  C'est  en  s' aidant  de  cette 
force  que  l'ambition  et  l'intrigue  de  quelques  particuliers  s'impo- 
sent à  une  volonté  plus  générale  et  meilleure.  De  même  que  notre 
intelligence,  entravée  plutôt  que  servie  par  une  organisation  pe- 
sante et  malsaine,  se  sent  trop  souvent  défaillir  et  tomber  au-des- 
sous de  la  région  idéale  qu'elle  voudrait  habiter,  ainsi  la  pensée 
vraie  et  intime  de  ces  assemblées  vénérables  qui  représentent  l'é- 
glise, alourdie  par  la  masse  du  corps  politique  qu'elle  traîne  après 
elle,  perd  sa  force  naturelle  d'ascension,  et  semble  n'aspirer  plus 
qu'à  descendre. 

Cependant  le  choix  du  conclave  se  trouva  bon,  précisément  parce 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  répondit  à  ce  qu'on  n'avait  pas  prévu.  La  victoire  de  Marengo 
ayant  bientôt  après  chassé  l'Autriche  de  l'Italie,  la  question  secon- 
daire du  domaine  temporel  qui  avait  ébloui  les  cardinaux  s'éclipsa 
devant  la  question  capitale  de  la  restauration  religieuse  qui  se  levait 
du  côté  de  la  France.  Pie  VII  et  le  premier  consul  coïncidaient  mer- 
veilleusement en  leur  commun  dessein  :  le  premier  par  un  esprit 
conciliant,  qui,  soutenu  d'un  courage  passif ,  le  faisait  plier  jus- 
qu'à l'extrême  limite  des  concessions  permises  sans  la  dépasser,  le 
second  par  la  fougue  préméditée,  les  adroites  colères  et  l'impatience 
menaçante  qu'il  savait  montrer  à  propos  pour  couper  court  aux 
temporisations  ordinaires  de  la  cour  de  Rome.  De  là  cet  acte  si  dé- 
cisif pour  l'époque,  si  audacieux  devant  la  révolution,  si  extraordi- 
naire dans  l'église,  le  concordat.  Le  prélat  Consalvi  fut  fait  cardinal 
pour  aller  le  négocier  à  Paris  ;  ensuite ,  fortifié  par  un  si  grand 
succès,  il  revint  essayer  à  Rome  de  diriger  comme  premier  mi- 
nistre et  d'affermir  comme  réformateur  l'état  ressuscité.  C'est  dans 
sette  tentative  de  réforme  que  nous  allons  maintenant  le  suivre. 

III. 

Consalvi  avait  le  mérite,  assez  rare  parmi  les  adversaires  de  la 
révolution,  de  ne  pas  la  maudire' aveuglément,  et  de  savoir  discer- 
ner à  travers  la  violence  des  procédés  le  bien  qu'elle  apportait  ou 
qu'elle  rendait  possible.  «  La  révolution,  dit-il,  avait  tout  boule- 
versé; mais  il  était  facile  de  tirer  le  bien  de  ce  mal.  »  Parmi  les 
anciennes  institutions,  il  reconnaissait  que  quelques-unes  ne  répon- 
daient plus  à  leur  origine;  «  on  en  avait  altéré,  changé  ou  corrompu 
quelques  autres,  et  il  s'en  trouvait  qui  ne  convenaient  plus  aux 
temps,  aux  idées  nouvelles,  aux  nouveaux  usages.  »  Il  résolut  donc, 
avec  l'approbation  du  pape,  d'entrer  hardiment  dans  une  carrière 
dont  il  n'ignorait  ni  les  aspérités  ni  les  obstacles.  Pour  rattacher  à 
ses  projets  des  hommes  bien  intentionnés  dont  l'appui  pût  le  sou- 
tenir contre  une  opposition  déjà  toute  prête,  il  chargea  une  con- 
grégation de  cardinaux  d'élaborer  un  plan,  fort  limité  d'ailleurs,  et 
de  proposer  des  institutions  «  adaptées,  dit-il,  aux  conditions  mo- 
dernes, »  et  dégagées  des  vices  et  des  abus  qui  s'étaient  glissés 
dans  les  anciennes;  mais  cet  appui  même  devint  l'écueil.  Son  projet, 
amendé,  amoindri,  faussé,  fut  réduit  à  une  réforme  illusoire,  et  les 
intrigues  de  l'opposition  furent  telles  que  «  le  pape  même,  dit-il, 
n'eût  pu  lui  tenir  tête.  »  Si  peu  qu'on  eût  obtenu,  l'irritation  des 
intéressés  fut  inexorable,  et  quand  la  bulle  Post  diuturnas,  qui  res- 
treignait quelques  juridictions  et  diminuait  des  appointemens,  fut 
publiée,  les  prélats,  même  ceux  qui  étaient  nouvellement  promus, 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  461 

et  à  qui  par  conséquent  on  ne  retranchait  rien,  ne  se  continrent 
plus.  «  Cette  irritation,  dit  Consalvi,  devait  plus  tard  paralyser  le 
régime  qu'on  inaugurait.  Ils  en  devinrent  les  ennemis  les  plus 
acharnés  et  cherchaient  constamment  à  l'ébranler.  »  C'est  ainsi  que 
commençait  cette  série  d'efforts  toujours  contrariés,  toujours  inter- 
rompus par  des  clameurs  bruyantes  ou  par  des  manœuvres  occultes, 
qui  conduisirent  le  gouvernement  romain  jusqu'à  sa  nouvelle  chute 
de  ISliS. 

Ce  premier  et  infructueux  essai  de  réforme  administrative  fut  suivi 
d'une  autre  et  grande  tentative  de  l'ordre  économique,  non  moins 
laborieuse,  encore  plus  entravée,  mais  qui,  grâce  à  l'appui  du  pape, 
réussit  mieux. 

Depuis  les  derniers  temps  de  la  république  romaine,  l'Italie  cen- 
trale n'a  cessé  d'être  le  théâtre  d'une  sorte  de  guerre  permanente 
entre  l'administration  et  la  propriété  rurale.  Les  distributions  de  blé 
attiraient  et  aggloméraient  dans  la  ville  une  plèbe  nombreuse  enlevée 
aux  campagnes,  où  les  bras  manquèrent  au  travail,  et  déjà  du  temps 
de  Caton  l'ancien  la  mise  du  sol  en  pâturages,  même  mauvais,  malè 
pascere,  constituait  l'exploitation  la  plus  productive.  Ensuite  d'im- 
menses fortunes,  grossies  par  le  pillage  du  monde,  couvrirent  le 
pays  de  villas  et  de  latifundia  qui  le  dépeuplèrent  de  cultivateurs 
libres.  Enfin  la  navigation,  amenant  à  bon  marché  les  blés  de  Sicile, 
d'Afrique  et  de  Sardaigne,  fit  aux  derniers  propriétaires  cultivateurs 
une  concurrence  désastreuse.  Cette  guerre  économique  entre  l'ad- 
ministration, qui  nourrissait  une  populace  oisive,  et  la  propriété  ru- 
rale s'est  prolongée  à  travers  le  moyen  âge  jusqu'à  nos  jours.  Les 
papes,  revenus  d'Avignon,  essayèrent  bien  d'y  remédier;  mais  la 
science  de  ces  choses  n'existait  pas  encore  :  de  bonnes  mesures 
étaient  neutralisées  par  de  mauvais  expédiens,  chaque  changement 
de  règne  changeait  les  règles,  tantôt  des  encouragemens  artificiels, 
tantôt  des  restrictions  nuisibles  perpétuaient  la  ruine.  Pie  YI  eut  la 
pensée  de  rendre  le  commerce  libre,  mais  en  même  temps  il  régle- 
mentait le  travail,  et  l'idée  juste  se  gâtait  au  contact  de  l'idée 
fausse.  Ce  fut  Consalvi  qui  eut  l'honneur  de  porter  le  premier  coup 
décisif  et  de  trancher  le  principal  nœud  de  toutes  ces  erreurs;  il  fit 
cesser  la  lutte  séculaire  entre  l'administration  urbaine  et  la  pro- 
priété agricole,  en  abolissant  le  monopole  de  l'une  et  en  rendant  à 
l'autre  le  droit  de  travailler  et  de  vendre  à  sa  guise. 

Ce  monopole,  bien  décrit  par  le  comte  de  Tournon  dans  ses  Études 
statistiques  sur  Borne,  consistait  en  ceci  :  l'administration  de  Van- 
none,  dirigée  par  le  cardinal  camerlingue,  pouvait  seule  acheter 
certaines  denrées  de  première  nécessité,  les  grains,  l'huile,  le  bé- 
tail, au  prix  qu'elle  fixait  elle-même,  pour  les  revendre  au  peuple 


A62  REVUE    DES  DEUX  MONDES. 

à  un  prix  également  arbitraire  et  souvent  à  perte.  On  avait  con- 
struit d'immenses  greniers  où  s'entassaient  les  grains,  de  vastes 
caves  pour  les  huiles.  11  était  défendu  d'abattre  les  agneaux  blancs, 
les  noirs  seuls  étaient  livrés  à  la  consommation.  D'autres  produits 
étaient  taxés  selon  les  circonstances  et  le  bon  plaisir  des  magistrats 
de  Yaniionc.  Pour  couvrir  les  pertes  de  la  vente,  on  émettait  des 
billets  à  rembourser  plus  tard.  «  A  l'aide  de  quelques  lignes,  dit 
Consalvi,  les  papes  faisaient  en  un  jour  ou  deux  fabi'iquer  par  le 
mont-de-piété  ou  par  la  banque  du  Saint-Esprit  deux  ou  trois  cents 
mille  écus  en  papier,  ce  qui  devait  cà  la  longue  entraîner  et  en- 
traîna en  effet  la  ruine  de  l'état.  »  Ainsi  la  propriété  agricole,  pres- 
surée d'abord  par  le  monopole,  l'était  ensuite  par  l'impôt  pour 
combler  le  déficit  que  le  monopole  avait  causé,  et  ce  beau  sys- 
tème, inventé  pour  prévenir  les  disettes,  les  multipliait  en  décou- 
rageant la  culture.  Consalvi  donc  y  porta  la  hache  à  l'aide  d'une 
congrégation  qui  cette  fois,  mieux  choisie  et  bien  soutenue  par  le 
pape,  le  seconda  loyalement;  mais  il  lui  en  coûta  de  cruels  dé- 
boires, et  il  s'éleva  comme  la  première  fois  des  résistances  achar- 
nées et  redoublées,  auxquelles  tout  autre  aurait  succombé.  Le  ca- 
merlingue de  Yannone  était  le  cardinal  Braschi,  neveu  du  précédent 
pape.  Irrité  de  la  diminution  considérable  dont  cette  réforme  frap- 
pait ses  revenus,  il  remua  ciel  et  terre  contre  le  ministre,  souleva  les 
nombreux  agens  de  son  administration,  répandit  des  inquiétudes 
dans  le  peuple  sur  sa  subsistance.  «  Il  tourna  contre  moi  toute  sa 
fureur,  dit  Consalvi;  chef  des  créatures  de  son  oncle,  ii  entraîna  à 
sa  suite  une  multitude  de  partisans...  11  resta  mon  plus  redoutable 
ennemi,  et  ce  fut  seulement  après  mon  ministère  qu'il  se  montra 
juste.  Pendant  la  longue  et  terrible  guerre  qu'il  me  suscita,  je  n'op- 
posai à  ses  actes  que  les  marques  les  plus  positives  d'égards,  d'es- 
time et  d'intérêt  pour  sa  personne.  » 

De  tels  faits,  dénoncés  par  un  tel  homme,  sont  précieux  pour 
l'histoire.  Les  paroles  de  Consalvi  couvrent  de  leur  authenticité  et 
de  leur  impartialité  tout  ce  qu'ont  pu  postérieurement  écrire  de 
plus  agressif  les  Farini  et  les  d'Azeglio.  Et  ne  croyez  pas  qu'il 
donne  cela  pour  des  faits  accidentels  et  sans  conséquence,  il  a  boin 
au  contraire  de  les  montrer  comme  inhérens  au  gouvernement  ec- 
clésiastique à  cause  de  son  principe  d'immobilité  trop  bien  défendu 
par  l'âpre  égoïsme  des  privilèges.  S'il  est,  dit-il,  partout  diflicile  de 
réformer  et  d'innover,  cela  devient  surtout  malaisé  dans  le  régime 
pontifical.  Là  tout  ce  qui  est  vieux  est  comme  consacré  par  son 
antiquité  même,  personne  ne  remarque  que  tout  change  dans  ce 
monde;  mais  ce  qui,  à  Rome  plus  que  partout  ailleurs,  s'oppose 
aux  réformes,  «  c'est  la  qualité  de  ceux  qui  y  perdraient  quelques 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  463 

attributs  de  leur  juridiction  ou  de  leurs  privilèges.  »  Il  est  difficile 
de  vaincre  de  telles  résistances,  et  le  pape  même  est  forcé  d'y 
avoir  égard.  Ce  sont  des  difficultés  «  qui  fourmillent  à  Rome  plus 
que  partout  ailleurs.  »  Il  ne  pense  même  pas  que  jamais  ce  gou- 
vernement puisse  par  ses  propres  efforts  se  délivrer  de  cette  chaîne 
d'abus,  et  si  jamais  il  arrive  k  une  forme  régulière  et  à  une  admi- 
nistration juste  et  rationnelle,  ce  sera  grâce  à  quelque  révolution 
qui  aura  brisé  le  système  et  en  aura  balayé  les  débris.  Aussi  re- 
commande-t-il  à  ses  successeurs  d'en  profiter  à  la  première  occa- 
sion. «  Si  la  Providence,  dit-il,  nous  accordait  une  seconde  résur- 
rection, il  serait  à  désirer  que  le  nouveau  pouvoir,  trouvant  tout 
changé  et  détruit,  en  profitât  mieux  qu'à  la  première  restauration. 
En  maintenant  les  constitutions  et  les  bases  du  saint-siége,  il  fau- 
drait surmonter  de  force  les  obstacles  et  faire  tout  ce  qu'exige- 
raient l'altération  des  anciennes  institutions,  les  abus  introduits,  les 
expériences  faites,  la  différence  des  temps,  des  caractères,  des  idées 
et  des  habitudes.  »  Excellentes  paroles  que  lui-même,  de  nouveau 
ministre  après  181/i,  ne  pourra  réaliser,  parce  qu'alors  la  réaction 
intérieure  et  la  pression  de  l'Autriche  l'entraîneront  avec  son  gou- 
vernement du  côté  des  résistances  aveugles  et  absolues  ! 

IV. 

Après  1814  en  effet,  tout  changeait  de  face,  ou  plutôt  le  véritable 
aspect  du  monde  moderne  commençait  à  se  montrer.  Depuis  long- 
temps les  armées  avaient  presque  seules  rempli  la  scène  du  monde; 
dans  les  dernières  années  surtout,  des  événemens  énormes,  roulant 
comme  des  déluges  sur  la  face  de  l'Europe,  avaient  comme  submergé 
et  dérobé  à  la  vue  la  société  remaniée  en  1789.  Tout  à  coup,  au  pre- 
mier apaisement,  on  voyait  cette  société  reparaître,  telle  qu'une  main 
puissante  l'avait  organisée  dans  l'ordre  civil,  et  demandant  à  se  dé- 
velopper de  même  dans  l'ordre  politique;  elle  reparaissait  avec  des 
idées,  des  principes,  des  intérêts,  autrefois  inconnus  ou  méconnus, 
mais  qui  avaient  déjà  pris  corps  et  s'étaient  mis  en  possession  de  leur 
droit.  Elle  avait  choisi  pour  base,  elle  avait  mis  au  fond  de  toutes 
ses  pensées,  de  toutes  ses  volontés,  la  liberté  de  l'esprit,  le  droit  de 
libre  discussion  sur  toutes  choses,  religion,  philosophie,  législation, 
gouvernement.  C'était  encore  toute  la  révolution.  Les  souverains 
qui  l'avaient  vaincue,  et  qui  s'étaient  assemblés  à  Vienne  pour  l'en- 
chaîner, se  sentaient  eux-mêmes  pris  par  elle,  et  sous  Fétreinte  des 
faits  accomplis  ils  parlaient  de  transactions.  Consalvi,  envoyé  au 
congrès  comme  plénipotentiaire  du  saint-siége,  devait  voir  les 
choses  de  son  point  de  vue  romain  ;  aussi  s'arrêta-t-il  troublé  de- 


A6/i  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

vaut  ce  mélange  d'idées  qu'il  jugeait  contradictoires.  Son  esprit,  si 
clairvoyant  et  si  dégagé  dans  le  train  ordinaire  de  son  gouverne- 
ment, ne  comprendra  désormais  plus  rien  au  phénomène  plus  gé- 
néral qu'il  a  sous  les  yeux.  «  Je  suis  sorti,  écrivait-il  après  une  con- 
versation avec  Hardenberg,  Nesselrode  et  Castlereagh,  je  suis  sorti 
tout  attristé  de  ce  long  entretien,  où  furent  énumérées  et  discutées 
toutes  les  questions  à  l'ordre  du  jour...  On  espère  dominer  la  révo- 
lution en  la  comprimant  ou  en  la  forçant  au  silence,  et  la  révolu- 
tion déborde  même  au  milieu  du  congrès  par  toutes  les  fissures  que 
des  mains  trop  intéressées  ou  trop  complaisantes  lui  ouvrent  à  plai- 
sir... J'ai  développé  cette  pensée  à  mes  nobles  interlocuteurs;  mais 
les  difficultés  du  temps  et  ce  qu'on  appelle  si  ingénument  les  aspi- 
rations modernes  servent  de  contre-poids  fatal  à  tous  ces  retours 
vers  un  ordre  de  choses  plus  stable...  Nous  ressemblons  aux  archi- 
tectes de  la  tour  de  Babel,  nous  arrivons  à  la  confusion  des  lan- 
gues en  posant  les  premiers  fondemens  de  l'édifice.  » 

Comment  ne  voit-il  pas  qu'à  une  influence  si  générale,  qui  pé- 
nètre jusque  chez  les  rois  absolus  «  par  toutes  les  fissures  »  des  vieux 
pouvoirs  ébranlés,  il  doit  y  avoir  une  cause  générale  aussi,  qu'il  se- 
rait bon  d'étudier  et  de  comprendre  avant  de  la  combattre?  Mais,  on 
le  pressent,  ce  qui  préoccupe  Gonsalvi,  c'est  Rome.  Ce  qui  l'effraie 
et  le  scandalise,  c'est  cette  liberté  de  l'esprit,  cette  reconnaissance 
d'un  droit  à  l'universel  examen,  que  Rome,  dans  ses  conditions  ex- 
ceptionnelles, ne  peut  admettre,  mais  qui  s'installe  de  lui-même, 
comme  un  fait  souverain,  au  cœur  du  nouveau  système.  Dans  une 
Europe  ainsi  refaite,  il  ne  trouve  plus  de  place  pour  sa  Rome  d'au- 
trefois ;  il  la  voit  même,  dans  un  prochain  avenir,  envahie  par  ces 
forces  nouvelles  qu'il  se  représente  comme  les  organes  du  mal  et 
de  l'erreur  exclusivement.  L'ennemi  donc,  à  ses  yeux,  c'est  la 
presse.  Il  l'a  osé  déclarer  à  Louis  XVIII  aux  Tuileries,  au  prince- 
régent  à  Londres,  et  ce  dernier  «  partageait  ses  appréhensions  bien 
plus  promptement  que  le  Bourbon  aux  idées  libérales.  »  La  presse  est 
le  mal  permanent,  la  puissance  anonyme,  occulte,  qui  parle  à  toutes 
les  passions.  Jamais  l'Europe  «  n'a  été  menacée  d'une  plus  éton- 
nante perturbation,  »  et  cependant  tout  le  monde  veut  en  courir  la 
chance,  même  les  princes.  «  La  lutte  entre  le  bon  et  le  mauvais 
principe  ne  sera  jamais,  dit-il,  à  armes  égales...  Ce  sera  de  toute 
évidence  au  saint-siége,  comme  au  fondement  de  toute  vérité  et  de 
toute  stabilité,  que  les  journaux,  une  fois  maîtres  du  terrain,  adres- 
seront leurs  coups  les  plus  terribles.  Nous  désarmons  la  citadelle  et 
nous  livrons  la  place  à  l'ennemi.  Un  joui'  il  y  entrera  aiiec  armes 
et  bagages.  » 

Consalvi  ne  s'y  trompe  donc  pas  :  c'est  la  restauration  qui  corn- 


LA    PAPAUTÉ    MODERNE.  465 

mence,  pour  Rome,  la  grande  épreuve  et  ce  que  nous  avons  ap- 
pelé la  seconde  période.  Pendant  la  première,  disions-nous,  la  révo- 
lution avait  opéré  par  la  force,  qui  dans  l'ordre  moral  ne  prouve 
rien  et  n'achève  rien.  Pendant  la  seconde,  elle  va  opérer  par  l'idée, 
se  reconnaître,  se  définir,  et  montrer  qu'à  part  tout  son  limon  de 
passions  humaines,  elle  roule  pourtant  dans  le  vrai  courant  de  l'his- 
toire. Sa  maxime  est  que  l'étude  libre  est  le  droit  de  l'intelligence, 
que  l'examen  sérieux  est  le  chemin  de  la  vérité,  et  que  la  raison 
bien  conduite  finit  toujours  par  avoir  raison.  La  maxime  de  Rome 
au  contraire,  exprimée  ici  par  Gonsalvi,  est  que  le  «  bon  principe  » 
n'est  point  de  force  à  lutter  contre  le  mauvais,  que  la  seule  vérité 
ne  suffît  pas  à  dissiper  l'erreur,  et  qu'il  y  faut  le  bras  du  pouvoir 
exterminant  l'hérésie.  C'est  sur  ces  deux  maximes  opposées  que  le 
combat  va  s'engager  de  nouveau  pour  un  demi-siècle.  Rome  cherche 
donc  des  alliances;  sa  politique  se  noue  à  celle  des  monarchies  abso- 
lues, et  en  particulier  de  l'Autriche,  qui  ne  lui  épargne  pas  les  bons 
conseils.  «  Restez  fort  chez  vous,  monseigneur,  écrit  Metternich  à 
Consalvi  en  1819;  tombez  à  bras  raccourci  sur  les  fous  et  les  scélé- 
rats; écrasez  les  intrigans,  et  vous  diminuerez  les  intrigues.  Comptez 
en  toute  occasion  et  en  toute  sûreté  sur  l'appui  que  la  bonne  cause 
trouvera  chez  nous.  »  Ne  dirait-on  pas  que  cette  vive  et  alerte  épître 
soit  devenue,  sous  les  règnes  suivans,  la  charte  autrichienne  de  la 
restauration  pontificale?  Et  voilà  pourquoi  le  motu  jjvoprio  de  1816, 
annoncé  par  Consalvi  au  congrès  de  Vienne,  ne  tint  pas  les  pro- 
messes de  son  préambule;  voilà  pourquoi  sous  Léon  XII  on  vit, 
parmi  quelques  améliorations  de  police  et  de  finance,  les  formes 
judiciaires  ramenées  à  l'extrême  rigueur,  l'instruction  publique  re- 
tournée en  arrière,  les  progrès  matériels  abandonnés;  voilà  pour- 
quoi le  mc7norandum  des  cinq  puissances  de  1831  n'obtint  que  des 
résultats  insignifians.  A  vrai  dire,  pouvait-il  en  être  autrement  aussi 
longtemps  que  «  le  bon  principe,  »  jugé  incapable  de  se  soutenir 
lui-même,  aurait  besoin  du  bras  de  M.  de  Metternich?  Qui  donc 
pouvait  se  faire  illusion?  qui  donc  ne  comprenait  très  bien  que 
chacune  de  ces  modestes  réformes  si  humblement  demandées  en 
appellerait  une  autre,  et  puis  une  autre,  que  l'introduction  en 
plus  grand  nombre  des  laïques  dans  l'administration  en  change- 
rait l'esprit,  qu'enfin  au  bout  de  tout  cela  on  trouverait  toujours 
devant  soi  ce  monstre  anonyme,  la  presse,  avec  l'examen,  la  li- 
berté de  conscience,  et  autres  étrangetés  subversives,  inintelli- 
gibles, formidables?  11  n'y  avait  donc  rien  à  faire,  si  ce  n'est  ré- 
sister jusqu'à  rompre,  et  c'est  ce  qu'on  fit.  La  forteresse  tomba 
en  1848,  et  l'ennemi,  selon  la  prédiction  de  Consalvi,  «  y  entra 
avec  armes  et  bagages.  »  Depuis  lors,  le  pouvoir  temporel  dans 

TOME  LVI.   —  1805.  30 


!lQQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  conditions  vraies  n'existe  plus,  et  nul  ne  saurait  imaginer  com- 
ment ces  conditions  pourraient  se  rétablir. 

Mais  aucun  esprit  véritablement  critique,  quelle  que  soit  sa 
croyance  ou  son  incroyance,  pour  peu  qu'il  échappe  aux  préjugés 
d'école  et  aux  acrimonies  du  moment,  et  qu'il  ait  appris  de  l'his- 
toire à  suivre  dans  la  société  et  dans  l'homme  les  racines  et  les 
attaches  des  idées  religieuses,  ne  croira  que  cette  destruction  d'une 
forme  temporaire  devenue  plus  nuisible  qu'utile  puisse  atteindre 
la  vitalité  d'une  institution  aussi  vaste  et  aussi  profonde  que  le 
catholicisme.  Rien  d'essentiel  ne  meurt  ici,  qu'on  en  soit  bien  sûr  : 
c'est  seulement  la  vie  qui  veut  prendre  un  autre  cours.  Ce  qui 
meurt,  c'est  un  organisme  épuisé,  déjà  raidi  et  froid,  qui  ne  mar- 
che plus;  la  vie  cherche  à  quitter  cette  forme  éteinte  pour  entrer 
dans  une  autre  qui  la  remplace.  Voilà  le  vrai  sens  de  l'événement 
que  nous  avons  sous  les  yeux.  Le  règne  même  de  Pie  IX  en  est  la 
preuve,  et  il  suffira  de  jeter,  en  finissant,  un  rapide  regard  sur  les 
actes  de  ce  règne  pour  reconnaître  qu'il  porte  le  caractère  d'une 
transition,  pénible,  il  est  vrai,  involontaire  et  combattue,  mais  cer- 
taine et  forcée,  entre  l'ancien  régime  et  le  nouveau,  entre  la  tra- 
dition d'intolérance  et  l'avènement  de  la  liberté. 

Nous  pouvons  en  effet  ranger  ces  actes  en  deux  séries  parallèles. 
Les  uns,  opérés  à  la  laveur  de  la  réaction  qui  suivit,  dans  certains 
états  catholiques,  les  renversemens  de  18â8,  procèdent  du  prin- 
cipe d'intolérance  :  ce  sont  les  concordats  conclus  dans  les  quinze 
dernières  années.  Les  autres,  appliqués  à  des  pays  protestans, 
n'ont  pu  l'être  qu'à  la  faveur  du  principe  de  liberté  religieuse 
qu'on  y  professe  :  ce  sont  les  évêchés  fondés  et  les  institutions  in- 
troduites dans  ces  pays. 

Les  concordats  conclus  alors  avec  la  Toscane,  l'Espagne,  l'Au- 
triche, et  quelques  autres  états  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  ten- 
daient tous  à  supprimer  la  liberté  des  cultes  et  à  mettre  la  foi  sous 
la  protection  de  la  loi  civile.  Gomme  moyens  pratiques,  et  sauf  des 
réserves  variables  selon  les  lieux  et  nécessitées  par  les  circonstances, 
ralione  temporum,  ils  accordent  au  clergé  la  surveillance  de  la  li- 
brairie, la  censure  des  livres,  la  faculté  indéfinie  d'acquérir  en 
main-morte.  Le  concordat  espagnol  interdit  l'exercice  public  de 
tout  culte  dissident;  mais  celui  qui  surtout  émut  l'Europe,  ce  fut 
le  concordat  autrichien  de  1855.  C'est  là  qu'on  vit,  comme  un 
signe  de  redux  violent  vers  le  moyen  âge,  renaître  des  coutumes 
que  toutes  les  monarchies  catholiques  avaient  depuis  longtemps 
combattues  et  détruites,  telles  que  Içs  tribunaux  ecclésiastiques 
chargés  déjuger  en  matière  civile,  sauf  certains  cas,  les  causes  où 
des  clercs  étaient  impliqués,  une  pénalité  et  des  prisons  à  part  pour 


LA    PAPAUTÉ    MODERAE.  467 

les  prêtres  condamnés  pour  crimes  ou  délits,  etc.  Partout  la  maxime 
qui  veut  que  l'église  soit  un  corps  armé  de  privilèges  et  de -pou- 
voirs pour  défendre  le  «  bon  principe  »  par  la  force  séculière  est 
soigneusement  posée;  la  a  raison  des  temps  »  seule  en  limite  l'ap- 
plication. Que  sont  devenues  ces  créations  d'une  réaction  passa- 
gère? Partout  inexécutés,  ou  suspendus,  ou  menacés  d'une  pro- 
chaine révocation,  les  concordats  ne  sont  déjà  plus  qu'une  cause 
d'irritation  profonde  pour  les  uns,  d'inquiétude  et  d'embarras  pour 
les  autres;  la  même  «  raison  des  temps  »  qui  les  avait  mutilés  à 
leur  naissance  les  démolit  de  fait.  Comme  expression  d'un  sys- 
tème, ils  n'ont  servi,  avec  les  autres  manifestations  du  même  es- 
prit, qu'à  exaspérer  les  oppositions  et  à  donner  plus  d'élan  à  la 
sape  qui  bat  les  fondemens  de  l'église.  La  tendance  qu'ils  réalisent 
a  jeté  la  discorde  dans  les  rangs  mêmes  des  croyans  fidèles.  Les 
seuls  qui,  dans  les  pays  libres,  eussent  quelque  prise  sur  le  siècle 
en  lui  offrant  la  transaction  de  la  liberté  ne  sont  plus  qu'une 
troupe  enfoncée  et  battue  entre  deux  feux,  perdue  dans  la  contra- 
diction de  ses  principes,  et  forcée  de  se  réfugier  dans  l'ambiguïté 
des  interprétations  ou  dans  de  trop  adroites  réticences.  Voilà  le 
succès  des  actes  fondés  sur  les  principes  de  l'ancien  régime  ecclé- 
siastique. 

Parallèlement  à  cette  série  de  conventions  avec  les  états  catho- 
liques. Pie  IX  a  exercé  dans  les  états  protestans  d'autres  pouvoirs, 
ceux  de  la  liberté.  En  dépit  de  l'église  établie  d'Angleterre  et  de 
toutes  les  sectes  dissidentes,  malgré  les  clameurs  et  les  démonstra- 
tions populaires,  les  sermons  dans  les  temples  et  les  discours  au 
pai'lement,  malgré  la  loi  même,  impuissante  devant  la  liberté  reli- 
gieuse, il  a  tracé  sur  le  sol  anglais  des  circonscriptions  diocésaines 
en  y  affectant  des  titres.  On  a  vu,  après  trois  siècles,  et  pour  la 
première  fois  depuis  Wolsey,  un  cardinal  anglais  vainqueur,  de  par 
la  liberté  de  conscience,  de  son  gouvernement  et  de  son  pays  même 
s'y  montrer  partout  et  représenter  à  P»ome  le  royaume  d'Henri  YlII. 
Il  y  a  peu  de  jours,  sa  dépouille  mortelle,  que  la  populace,  au  siècle 
dernier,  eût  jetée  au  vent,  traversait  paisiblement  Londres,  au  mi- 
lieu d'une  foule  immense  et  respectueuse,  dans  l'appareil  funèbre 
qui  exprimait  sa  dignité.  Ainsi  l'Angleterre,  enchaînée  par  ses  pro- 
pres principes,  reconnaît  l'impossibilité  de  ressusciter  chez  elle, 
même  contre  un  adversaire  intolérant,  l'intolérance  d'un  autre  âge, 
et  si,  en  ce  moment  même,  le  vieux  protestantisme  exclusif  de- 
mande encore  au  parlement  la  répression  du  papisme,  il  ne  l'ob- 
tiendra pas.  La  Hollande  aussi,  forteresse  autrefois  de  l'âpre  et 
ombrageux  calvinisme,  concéda,  sous  un  ministère  libéral,  au  prin- 
cipe de  la  liberté,  la  création  de  cinq  sièges  épiscopaux  catholiques. 


A68  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ces  actes,  et  d'autres  semblables,  produits  au  nom  du  droit  mo- 
derne, ces  moyens  développés  par  l'église  en  sa  simple  qualité 
d'église  libre  dans  des  états  libres,  sans  autre  protection  séculière 
que  celle  du  droit  commun ,  sont-ils  frappés  de  stérilité  comme  les 
concordats  d'intolérance  dont  ils  sont  contemporains?  Non,  ils  se 
maintiennent  au  contraire  avec  une  solidité  et  une  sécurité  pro- 
portionnelles à  la  largeur  de  base  des  institutions  qui  les  ont  accep- 
tés. Ainsi  les  grandes  transactions  accomplies  sous  ce  règne  en 
vertu  de  l'ancien  régime  ecclésiastique,  loin  de  produire  le  bien  au 
point  de  vue  même  de  l'église,  n'ont  abouti  qu'au  néant  ou  au  mal; 
toutes  celles  qui  sont  faites  sous  la  protection  du  droit  fondamental 
de  la  société  moderne  subsistent,  et  permettent  à  l'église  de  déve- 
lopper, sans  autre  limite  que  la  liberté  des  autres,  toute  la  force  qui 
est  en  elle. 

Voilà  sans  doute  un  signe  du  temps,  s'il  en  fut.  C'est  un  de  ces 
exemples  où  l'on  voit  les  choses  encore  enveloppées  d'ombre  se  re- 
muer d'elles-mêmes,  et  indiquer  le  chemin  qu'elles  veulent  suivre. 
Lors  donc  que  la  nécessité  des  circonstances,  qui  est  la  parole  de 
Dieu,  a  dit  son  dernier  mot,  quand  toutes  les  résistances  sont  épui- 
sées et  toutes  les  responsabilités  couvertes,  n'est-il  pas  temps  de 
reconnaître,  avec  Chiaramonti,  avec  Pacca,  ce  qu'il  y  a,  pour  la 
papauté,  de  ressources  et  de  grandeurs  dans  le  nouvel  âge  qui  s'ou- 
vre devant  elle?  N'est-il  pas  temps  qu'elle  puise  désormais  son  in- 
dépendance, non  plus  dans  des  institutions  caduques,  mais  dans 
son  âme  délivrée  de  leur  poids  et  rajeunie,  sa  force,  non  plus  dans 
des  lois  de  police,  mais  dans  de  nouveaux  élans  de  la  pensée,  qu'elle 
laisse  tomber,  si  elle  a  foi  en  sa  propre  vitalité,  une  dépouille  usée 
qui  n'en  a  plus,  qu'elle  écoute  enfin  la  forte  voix  du  grand  Dante, 
qui  l'accusa  souvent  en  la  vénérant  toujours,  et  qui  lui  crie  en- 
core :  «  Sépare-toi,  âme  vivante,  de  ceux-là  qui  sont  morts  !  » 


Anima  viva, 
Partit!  da  cotesti  clie  son  morti! 


Louis   BiNAUT. 


LE 


SCEPTICISME  MODERNE 


PASCAL    ET    KANT. 


Le  Scepticisme.  —  Enésidème,  Pascal,  Kanl,  par  Emile  Saisset.  Paris  1865. 


Il  est  remarquable  que  les  deux  puissances  les  plus  affirmatives 
et  les  plus  dogmatiques  qu'il  y  ait  sur  la  terre,  je  veux  dire  la  théo- 
logie et  la  science,  aient  l'une  et  l'autre  un  secret  penchant  pour  le 
scepticisme  dans  les  matières  qui  sortent  de  leur  domaine.  L'une  et 
l'autre,  dont  l'accord  est  si  difficile  sur  tout  le  reste,  s'entendent  as- 
sez volontiers  dans  leur  défiance  commune  envers  la  philosophie. 
Fières  toutes  deux  du  critérium  d'absolue  vérité  qu'elles  croient  pos- 
séder, elles  regardent  avec  dédain  les  tentatives  incertaines  et  tou- 
jours renouvelées  des  métaphysiciens  et  des  philosophes,  et  sou- 
vent elles  se  sont  liguées  contre  la  prétention  de  la  raison  humaine 
à  pénétrer  par  ses  seules  forces  les  mystères  de  l'invisible. 

Le  théologien,  appuyé  sur  la  base  solide  d'une  autorité  exté- 
rieure, ou,  même  à  défaut  de  cette  autorité,  qui  assez  souvent  peut 
chanceler,  sur  un  critérium  tout  intime,  supérieur  à  tout  contrôle 
et  à  toute  discussion,  la  foi,  —  le  théologien,  dis- je,  si  éclairé 
qu'il  soit,  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  de  pitié  pour  ceux 
qui,  sans  autre  gouvernail  que  la  raison,  osent  braver  l'océan  des 
opinions  humaines,  et  croient  pouvoir  s'y  diriger  avec  assurance. 
Je  ne  dis  pas  sans  doute  que  la  théologie  enseigne  dogmatique- 
jnent  le  scepticisme  philosophique,  car  je  sais  au  contraire  qu'elle 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'a  souvent  condamné;  mais,  tout  en  le  condamnant,  il  est  bien 
rare  qu'elle  ne  manifeste  pas  quelque  sympathie  pour  lui  :  elle  y 
retombe  toujours  plus  ou  moins  à  son  insu.  Tout  en  reconnais- 
sant une  certaine  valeur  spéculative  à  la  raison,  elle  se  défie  d'elle 
dans  la  pratique;  elle  ne  lui  accorde  qu'une  très  faible  action  sur  la 
vie  humaine,  et  conteste  son  droit  à  gouverner  et  à  améliorer  les 
sociétés.  Si  telles  sont  les  dispositions  des  théologiens  en  général, 
il  n'est  pas  étonnant  que  de  temps  à  autre  on  voie  s'élever  quel- 
ques esprits  violens  et  passionnés,  qui,  déchirant  les  voiles,  mettant 
à  nu  les  racines  des  choses,  prenant  plaisir  à  voir  «  la  superbe  rai- 
son froissée  par  ses  propres  armes,  et  la  révolte  sanglante  de 
l'homme  contre  l'homme,  »  sacrifient  sans  mesure  la  raison  à  la  foi, 
et  prétendent  édifier  la  religion  sur  la  base  ruineuse  d'un  absolu 
pyrrhonisme.  Tel  a  été  Pascal  au  xvir  siècle,  tel  encore  de  nos  jours 
l'abbé  de  Lamennais. 

La  science,  de  son  côté,  a  également  un  critérium  qu'elle  consi- 
dère comme  infaillible  :  c'est  l'expérience,  aidée  du  calcul;  je  ne 
parle  pas  de  cette  expérience  interne  de  la  conscience,  dont  chacun 
peut  toujours,  s'il  le  veut,  récuser  l'autorité,  mais  de  l'expérience 
des  sens,  qui,  aidée  de  tous  les  moyens  les  plus  ingénieux  et  les  plus 
subtils  de  la  méthode  et  de  l'analyse,  confirmée  par  les  déductions 
du  calcul ,  met  sous  les  yeux  de  tous  avec  une  rigueur  irrécusable 
les  faits  de  l'univers  sensible,  ainsi  que  les  rapports  constans  et  uni- 
versels, c'est-à-dire  les  lois  de  ces  faits.  Une  fois  qu'une  question  a 
été  tranchée  par  l'expérience,  il  n'y  a  plus  de  débat  :  partout  la  même 
solution  est  acceptée  et  enseignée;  philosophes  ou  croyans,  catho- 
liques ou  protestans,  déistes  ou  athées,  tous  s'y  soumettent.  Il  n'y 
a  qu'une  physique  et  qu'une  géométrie,  et  c'est  là  qu'on  peut  dire 
en  toute  vérité  :  La  science  a  parlé,  la  cause  est  entendue.  Bien 
plus,  le  nombre  de  ces  vérités  universellement  admises  augmente 
sans  cesse;  aucune  ne  se  perd,  et  de  nouvelles  viennent  toujours 
s'ajouter  aux  précédentes.  Enfin  la  certitude  incomparable  de  ces 
sortes  de  vérités  se  démontre  encore  par  les  innombrables  appli- 
cations qui  en  sont  faites,  qui  vérifient  la  solidité  du  principe  en 
même  temps  qu'elles  améliorent  et  perfectionnent  la  condition  de 
la  société.  Telles  sont  les  raisons  pour  lesquelles  les  savans  comme 
les  théologiens  contemplent  avec  quelque  indifférence,  et  souvent 
même  avec  une  hostilité  prévenue,  les  systèmes  philosophiques, 
toujours  en  lutte  les  uns  contre  les  autres,  toujours  vaincus,  tou- 
jours renaissans,  et  dont  aucun  ne  paraît  avoir  jusqu'à  présent 
réussi  à  établir  définitivement  une  seule  vérité  à  l'abri  de  toute 
controverse  et  de  toute  interprétation  contradictoire.  Ce  genre  de 
scepticisme  est,  en  pratique,  l'état  d'esprit  de  la  plupart  des  sa- 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  471 

vans  :  il  est  philosophiquement  représenté  parmi  nous  par  l'école 
de  M.  Littré,  par  l'ingénieux  et  subtil  M.  Gournot;  parmi  les  let- 
trés, il  compte  un  adhérent  de  la  plus  rare  intelligence,  et  merveil- 
leusement apte  à  toutes  les  choses  de  la  pensée,  M.  Sainte-Beuve; 
il  a  été  exposé  par  M.  Renan  avec  toutes  les  grâces  et  toutes  les  fa- 
cettes de  son  talent.  On  peut  dire  néanmoins  que  c'est  parmi  les 
philosophes  eux-mêmes  que  le  scepticisme  scientifique  a  trouvé,  à 
la  fin  du  siècle  dernier,  son  plus  sérieux,  son  plus  profond  inter- 
prète, Emmanuel  Kant,  le  plus  grand  des  philosophes  allemands, 
l'un  des  plus  grands  philosophes  modernes. 

Pressé  entre  le  théologien  et  le  savant,  il  faut  avouer  que  le  phi- 
losophe est  dans  une  situation  assez  pénible.  A  l'égard  du  premier, 
il  est  lui-même  un  savant  :  il  est  exigeant,  interrogateur,  difficile 
à  contenter;  il  relève  les  contradictions  de  ses  adversaires,  et  se 
fait  gloire  de  ne  rien  accepter  qui  ne  lui  paraisse  évident;  mais  à 
l'égard  des  savans  le  rôle  du  philosophe  change,  et  il  n'est  pas 
loin  de  ressembler  à  un  théologien.  Il  est  alors  sur  la  défensive  :  il 
demande  à  ne  pas  être  serré  de  trop  près,  il  accorde  qu'il  y  a  des 
difficultés,  des  obscurités;  il  se  retranche  derrière  la  morale;  il 
s'indigne,  il  s'émeut,  il  en  appelle  à  la  foi  du  genre  humain.  Le  phi- 
losophe est  en  un  mot  déchiré  entre  deux  tendances  contraires  :  d'une 
part,  il  craint  d'être  entraîné  au  mysticisme  et  au  surnaturalisme, 
de  l'autre  au  matérialisme  et  à  l'athéisme.  La  philosophie  de  notre 
temps  avait  essayé  d'échapper  à  ce  double  péril  en  se  séparant  éner- 
giquement  et  de  la  théologie  et  des  sciences,  et  en  ne  leur  per- 
mettant pas  de  mettre  le  pied  chez  elle  ;  mais  une  telle  situation  n'a 
pu  durer.  La  théologie  d'une  part,  les  sciences  de  l'autre  ont  pro- 
testé contre  un  isolement  aussi  arbitraire.  Les  philosophes  eux- 
mêmes  semblent  avoir  éprouvé  le  besoin  d'en  sortir.  Ici  toutefois  se 
manifesteraient  volontiers  deux  tendances  différentes  qui,  à  un  mo- 
ment donné,  pourront  avoir  d'importans  résultats.  Les  uns,  en  effet, 
seraient  assez  tentés  de  s'allier  aux  théologiens,  au  moins  à  ceux 
d'entre  eux  qui  ne  sont  pas  aveuglément  et  systématiquement  en- 
nemis de  la  raison  et  de  la  liberté  ;  les  autres ,  au  contraire ,  au- 
raient plutôt  un  secret  penchant  qui  les  entraînerait  vers  les  savans, 
et  ils  donneraient  volontiers  la  main  à  ceux  d'entre  eux  qui  ne  se- 
raient pas  systématiquement  ennemis  de  toute  pensée  spiritualiste. 
D'une  part,  une  philosophie  un  peu  plus  théologique  que  par  le 
passé,  de  l'autre  une  philosophie  un  peu  plus  scientifique,  telles 
sont  les  nuances  qui  s'accusent  déjà  parmi  nous.  C'est  ainsi  qu'on 
essaierait  de  désarmer  (peut-être  au  risque  d'être  un  peu  désarmé 
soi-même)  les  deux  classes  d'adversaires  que  nous  avons  signalées, 
et  de  conjurer  ce  double  scepticisme  si  funeste  à  l'humanité  et  à  la 


572  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

philosophie,  le  scepticisme  scientifique  et  le  scepticisme  théolo- 
gique. 

Les  faces  nouvelles  que  tend  à  prendre  parmi  nous  l'éternel  pro- 
blème de  la  certitude  n'avaient  sans  doute  point  échappé  au  péné- 
trant et  généreux  esprit,  l'une  des  gloires  du  spiritualisme  français, 
qui  s'était  proposé  de  consacrer  toutes  les  forces  de  sa  maturité  à 
une  histoire  du  scepticisme,  et  qui  a  été  si  tristement  interrompu 
par  la  mort  dans  cette  œuvre  à  peine  commencée  :  je  veux  parler 
de  M.  Emile  Saisset.  De  cette  histoire,  qui  eût  été  sans  doute  l'un 
des  plus  curieux  livres  de  notre  temps,  grâce  à  la  beauté  du  sujet 
et  à  l'éminent  talent  de  l'auteur,  il  ne  reste  aujourd'hui  que  des 
fragmens  dont  les  uns  déjà  publiés,  les  autres  inédits,  viennent 
d'être  réunis  avec  un  soin  religieux  par  son  frère,  M.  Amédée  Sais- 
set,  lui-même  excellent  professeur  de  philosophie  de  l'Univer- 
sité (1).  Parmi  les  divers  morceaux  dont  se  compose  ce  volume, 
on  remarquera  l'étude  sur  Énésidème,  le  plus  grand  sceptique  de 
l'antiquité.  Ce  travail  très  étendu,  l'une  des  thèses  les  plus  remar- 
quables de  la  faculté  des  lettres  de  Paris,  l'un  des  meilleurs  mor- 
ceaux philosophiques  de  l'auteur,  était  depuis  longtemps  fort  es- 
timé par  les  bons  juges,  et  il  résume  à  lui  seul  en  quelque  sorte 
toute  l'histoire  du  scepticisme  ancien  ;  mais  il  était  devenu  fort  rare, 
comme  les  travaux  de  ce  genre  :  les  amis  les  plus  intimes  de  l'au- 
teur ne  l'avaient  même  pas.  C'est  donc  rendre  un  vrai  service  à  la 
science  que  de  le  publier  de  .nouveau.  On  remarquera  encore 
quelques  écrits  de  philosophie  théorique ,  tous  relatifs  à  la  question 
du  scepticisme,  et  où  se  rencontrent  beaucoup  de  vues  personnelles 
et  originales;  mais  ce  qui  donne  à  ce  nouveau  volume  son  plus 
grand  prix,  ce  qui  nous  a  paru  de  nature  à  provoquer  le  plus  de 
réflexions  intéressantes ,  c'est  un  travail  entièrement  inédit  sur  le 
scepticisme  de  Pascal,  où  l'auteur  a  touché,  avec  autant  de  fine 
réserve  que  de  hardiesse,  aux  points  les  plus  délicats  des  rapports 
de  la  religion  et  de  la  philosophie.  Une  étude  sur  Kant,  publiée 
autrefois  dans  la  Revue,  complète  ces  travaux  sur  le  scepticisme 
des  temps  modernes.  Par  ces  deux  morceaux,  M.  Saisset  atteignait 
dans  ses  racines  les  plus  profondes  le  scepticisme  contemporain. 

Lui-même  indiquait  ce  but  et  cette  occasion  à  ses  recherches  dans 
la  leçon  éloquente  et  spirituelle  par  laquelle  il  ouvrit,  au  mois  de 
décembre  1861,  son  cours  sur  l'histoire  du  scepticisme.  Voici  en 

(1)  Indépendamment  des  volumes  sur/e  Scepticisme  (chez  Didier),  M.  Amédée  Saisset 
a  encore  publié  deux  volumes  do  son  frère  dans,  la  Bibliothèque  de  Philosophie  con- 
temporaine, chez  Germer  Baillière,  le  premier  intitulé  l'Ame  et  la  Vie,  le  second  Frag- 
mens et  Discours.  Ces  deux  volumes  achèvent  et  complètent  de  la  manière  la  plus 
intéressante  l'œuvre  philosophique  de  M.  Emile  Saisset. 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  473 

quels  termes  il  décrivait ,  clans  ce  discours,  le  scepticisme  théolo- 
gique :  «  Les  théologiens ,  disait-il ,  quoique  adversaires  déclarés 
du  matérialisme,  s'accordent  avec  lui  pour  nier  ou  tenir  à  l'écart  la 
philosophie.  11  y  a  les  violons  qui  disent  :  La  philosophie  est  une  chi- 
mère, la  philosophie  est  un  bavardage.  11  y  a  les  doux,  les  miel- 
leux, les  moelleux  qui  disent  :  La  philosophie  n'est  pas  impuissante; 
mais  qu'elle  est  insuffisante!  qu'elle  est  stérile!  qu'elle  est  faible! 
Combien  sa  place  est  petite  !  11  appartient  à  la  théologie  d'habiter 
et  de  remplir  le  temple  de  la  vérité.  Quant  à  la  philosophie,  on  ne 
la  chasse  pas,  mais  on  la  conduit  tout  doucement  dans  le  vesti- 
bule; on  la  charge  d'ouvrir  la  porte  et  de  chasser  les  gens  sans 
aveu  qui  rôdent  autour.  »  Il  caractérisait  en  même  temps  le  scep- 
ticisme scientifique  en  termes  non  moins  vifs  et  non  moins  vrais. 
((  Je  sais  qu'il  y  a  des  faits  sensibles,  je  sais  que  ces  faits  ont  des 
rapports  de  concomitance  qu'on  appelle  des  lois;  je  ne  sais  rien  de 
plus.  Y  a-t-il  des  forces?  y  a-t-il  des  fins?  Je  l'ignore.  L'homme 
est-il  esprit  ou  matière?  Je  n'en  sais  rien.  Existe-t-il  un  principe 
vital,  une  âme?  Je  l'ignore.  Enfin  y  a-t-il  un  Dieu?  C'est  ce  que 
j'ignore  le  plus.  Je  ne  suis  pas  athée.  L'athéisme  s'oppose  au  théisme, 
et  je  ne  suis  ni  pour  ni  contre  Dieu.  Je  ne  m'en  occupe  pas.  » 

A  ces  deux  classes  d'adversaires,  M.  Emile  Saisset  répondait 
«  que  si  un  peu  de  philosophie  mène  au  scepticisme,  beaucoup  de 
philosophie  en  éloigne,  et  assoit  l'esprit  dans  un  dogmatisme 
limité,  mais  inébranlable.  »  Telle  est  pour  nous  aussi  la  vérité.  Un 
dogmatisme  absolu  tombe  dans  la  chimère;  un  scepticisme  absolu 
se  dévore  lui-même  et  se  condamne  au  silence.  Il  faut  un  dogma- 
tisme, mais  un  dogmatisme  limité.  L'exemple  des  excès  où  sont 
tombés  de  part  et  d'autre,  dans  un  sens  opposé,  Pascal  et  Kant 
a,ttestera  la  solidité  de  cette  conclusion. 


I. 

Un  fait  bien  remarquable,  c'est  la  prédilection  particulière  de 
notre  siècle  pour  Pascal,  et  surtout  pour  le  livre  des  Pensées.  Ce 
n'est  pas  sans  doute  que  les  Provinciales  nous  laissent  indifférens; 
c'est  un  beau,  un  charmant  livre,  mais  qui  ne  passionne  plus,  tant 
il  a  eu  raison;  tout  au  plus,  quand  recommencent  quelques-unes 
de  ces  émeutes  périodiques  de  l'opinion  dont  les  jésuites  sont  de 
temps  en  temps  l'objet  et  dont  ils  ont  aujourd'hui  l'habitude,  tout 
au  plus  alors  s' échauffe -t -on  encore  un  peu  pour  ou  contre  les 
Provinciales-,  mais  ce  n'est  que  la  surface  de  notre  esprit  qui  est 
agitée.  Les  Pensées  au  contraire  remuent  le  cœur,  et  le  plus  pro- 


A74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fond  de  notre  cœur.  C'est  là  pour  nous  qu'est  le  véritable  Pascal. 
C'était  le  contraire  aux  siècles  passés  :  au  xv!!*"  siècle,  on  disait  bien 
de  M.  Pascal  qu'il  était  un  beau  génie,  mais  on  entendait  surtout 
parler  de  l'auteur  des  petites  lettres.  Quant  aux  Pensées,  elles  ne 
semblent  pas  avoir  été  vivement  goûtées  par  les  contemporains  : 
quelques  paroles  de  Nicole,  citées  par  M.  Cousin,  nous  apprennent 
que  les  amis  mêmes  de  l'auteur  en  étaient  médiocrement  satisfaits. 
M'"''  de  Lafayette  avait  dit  :  «  C'est  méchant  signe  pour  ceux  qui 
ne  goûteront  pas  ce  livre.  »  Nicole  répondit  :  <(  Pour  vous  dire  la 
vérité,  j'ai  eu  jusqu'ici  quelque  chose  de  ce  méchant  signe.  J'y  ai 
bien  trouvé  un  grand  nombre  de  pierres  assez  bien  taillées  et 
capables  d'orner  un  grand  bâtiment,  mais  le  reste  ne  m'a  paru  que 
des  matériaux  confus,  sans  que  je  visse  assez  l'usage  qu'il  en  vou- 
lait faire.  »  M.  Cousin  a  fait  également  remarquer  le  silence  uni- 
versel des  contemporains;  pas  un  mot  dans  Fénelon,  dans  Male- 
branche,  dans  Bossuet.  On  croyait  trop  alors,  et  trop  paisiblement, 
pour  être  sensible  à  une  apologie  aussi  ardente  et  aussi  troublante 
que  celle  de  Pascal.  Je  me  représente  en  particulier  Bossuet  lisant 
les  Pensées  :  ou  je  me  trompe  fort,  ou  il  devait  en  être  singulière- 
ment scandalisé,  lui  qui  ne  supportait  même  pas  la  foi  si  pure  et  si 
entière  de  Fénelon,  parce  qu'elle  était  trop  subtile.  Cette  logique 
à  outrance,  ce  défi  perpétuel  jeté  à  la  raison,  ces  mots  terribles  sur 
l'ordre  factice  des  sociétés,  ce  mépris  de  la  raison  commune  et  des 
vérités  moyennes,  ce  besoin  de  démonstrations  rares,  ce  renverse- 
ment de  toutes  choses,  ce  style  heurté  et  violent ,  tout  ce  qui  con- 
fondait et  révoltait  le  solide  bon  sens  de  Nicole  devait  profondément 
déplaire  à  la  majestueuse  et  impassible  raison  du  grand  évêque  du 
grand  siècle.  Cet  étrange  personnage,  géomètre  et  théologien,  écri- 
vain sans  le  savoir,  plaisant  et  tragique,  jugeant  la  vie  comme 
Shakspeare  et  mourant  comme  un  moine  du  moyen  âge,  n'était 
certainement  pas  de  la  famille  de  Bossuet,  ce  grand  représentant 
de  la  discipline  théologique. 

Si  Pascal  a  été  peu  goûté  au  xvii^  siècle  parce  qu'il  ne  croyait  pas 
assez,  il  ne  l'a  pas  été  non  plus  au  xviii%  parce  qu'il  croyait  trop  : 
les  uns  le  trouvaient  téméraire,  les  autres  fanatique;  les  uns  étaient 
inquiets  de  son  scepticisme,  les  autres  peu  sympathiques  à  sa  foi. 
L'esprit  critique  du  xvii'^  siècle  n'aimait  pas  l'enthousiasme  reli- 
gieux. Voltaire  ne  pardonnait  à  Polyeucte  qu'à  cause  des  amours 
de  Sévère  et  de  Pauline,  il  pardonnait  de  même  à  Pascal  pour  quel- 
ques-unes de  ses  maximes  philosophiques;  mais  en  général  il  ne 
voyait  en  lui  qu'un  fanatique  éloquent.  Condorcet  en  jugeait  de 
même,  et,  dans  son  édition  de  Pascal,  il  répandait  un  froid  géomé- 
trique sur  les  pensées  les  plus  pathétiques  et  les  plus  touchantes. 


LE   SCEPTICISME   MODERNE.  475 

11  est  facile  de  comprendre  maintenant  pourquoi  notre  siècle  a  plus 
aimé  Pascal  qu'aucun  des  deux  autres  qui  nous  ont  précédés  :  son 
scepticisme ,  qui  scandalisait  le  xvii''  siècle,  est  précisément  ce  qui 
nous  plaît  en  lui.  Nous  l'aimons  pour  avoir  douté,  pour  avoir  souf- 
fert, pour  avoir  appelé  la  lumière  en  gémissant;  mais  en  même 
temps  que  nous  aimons  et  que  nous  comprenons  son  doute,  nous 
aimons  aussi  et  nous  comprenons  sa  foi.  Il  y  a  aujourd'hui  bien 
peu  de  croyans  qui  n'aient  quelque  sympathie  pour  le  doute,  bien 
peu  de  sceptiques  qui  n'aient  quelque  sympathie  pour  la  foi.  Dans 
la  poésie,  l'enthousiasme  religieux  nous  plaît  et  nous  émeut  autant 
qu'il  choquait  au  siècle  dernier,  et  nous  préférons  Polyeucte  à  Sé- 
vère; la  poésie  lyrique  de  notre  temps  a  dû  à  la  foi  religieuse  quel- 
ques-uns de  ses  plus  beaux  accens.  Autant  nous  sommes  émus  par 
les  invectives  hardies  de  Pascal  contre  la  raison  hum.aine,  contre 
les  lois  de  la  société,  je  dirais  presque  contre  les  preuves  tradi- 
tionnelles et  banales  de  la  religion,  autant  nous  le  sommes  de  sa 
pieuse  humilité  et  des  effusions  religieuses  qui  s'échappent  de  son 
cœur.  La  Prière  sur  les  rnaladies,  le  Mystère  de  Jésus,  r Amulette 
elle-même  nous  émeuvent  profondément,  et  nous  ne  sommes  pas 
persuadés  qu'un  enthousiaste  soit  nécessairement  un  fou.  Enfin 
Pascal  est  un  de  nous,  car  ce  qui  domine  en  lui  est  aussi  ce  qui 
domine  en  ce  siècle,  une  foi  qui  doute  et  un  doute  qui  veut  croire. 
Si  de  ces  deux  choses,  la  foi  ou  le  doute,  l'une  triomphait  défini- 
tivement, Pascal  perdrait  peut-être  une  partie  de  son  prix;  mais 
il  est  à  craindre  que  ce  partage  ne  dure  encore  longtemps,  et  que 
Pascal  ne  reste  par  là  le  plus  fidèle  et  le  plus  profond  interprète 
de  nos  déchiremens  et  de  nos  douleurs. 

Aussi  voyons-nous  que  la  plupart  des  grands  écrivains,  des  cri- 
tiques considérables  de  notre  temps  se  sont  exercés  au  portrait  de 
Pascal,  et  ce  qui  est  digne  de  remarque,  c'est  qu'ils  y  ont  presque 
tous  réussi.  Chateaubriand,  M.  Yillemain,  M.  Sainte-Beuve,  M.  Ni- 
sard  lui  ont  dû  tous  quelques-unes  de  leurs  plus  belles  pages; 
mais  parmi  tous  ces  écrivains,  tous  ces  critiques,  celui  qui  s'est 
emparé  de  Pascal  de  la  manière  la  plus  triomphante  a  été  M.  Cou- 
sin. Il  a  rendu  à  Pascal  son  texte  authentique  et  original;  il  en  a 
retrouvé  un  fragment  sans  prix,  et  par  le  sujet,  et  par  la  manière, 
le  Discours  sur  les  passions  de  V  amour-,  il  a  jugé  l'écrivain  en  quel- 
ques lignes  souveraines  où  le  souffle  du  grand  critique  a  passé. 
Enfin,  dans  un  morceau  des  plus  approfondis,  il  a  établi  avec  un 
surcroît  de  preuves  et  une  dialectique  irrésistible  ce  que  l'on  savait 
sans  doute,  mais  sans  le  bien  comprendre  et  sans  y  trop  penser,  le 
scepticisme  philosophique  de  Pascal  (1).  Après  que  tant  et  de  si 

(I)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  ISM  et  du  15  janvier  18i5, 


j476  revue  des  deux  mondes. 

grands  maîtres  avaient  touché  à  cet  inépuisable  sujet,  quel  hon- 
neur pour  M.  Havet  d'avoir  su  encore  trouver  de  quoi  nous  inté- 
resser et  nous  émouvoir!  Cette  plume  si  fine  et  si  rare,  qui  s'est 
trop  économisée,  nous  donnait  en  tête  d'une  édition  fidèle  des  Pen- 
sées de  Pascal  une  introduction  lumineuse  et  animée,  qui  mettait 
en  relief  quelques-uns  des  traits  éminens  du  grand  maître,  ou- 
bliés par  d'illustres  prédécesseurs. 

Parmi  les  écrivains  qui  auront  parlé  de  Pascal,  de  son  scepticisme 
et  de  sa  foi  avec  le  plus  de  force  et  d'émotion,  il  faudra  maintenant 
compter  M.  Emile  Saisset,  qui  a  laissé  sur  ce  sujet,  avons-nous  dit, 
un  certain  nombre  de  leçons  à  peine  rédigées,  mais  pleines  de 
souffle,  et  qui  seront  lues  encore  après  ce  que  M.  Cousin  a  écrit. 
Peut-être  est-ce  dans  ces  leçons  que  M.  Saisset  s'est  le  plus  livré 
lui-même.  Esprit  circonspect  et  réservé  la  plume  à  la  main,  il  s'a- 
bandonnait beaucoup  plus  devant  ses  auditeurs  :  sans  être  en- 
traîné par  sa  parole,  ou  plutôt  précisément  parce  qu'il  s'en  sentait 
maître,  il  ne  craignait  pas  certaines  expansions;  il  semblait  que  la 
présence  même  du  public  vivant  lui  inspirât  plus  de  confiance  que 
ce  public  abstrait  et  invisible  auquel  on  parle  en  écrivant.  De  là 
une  liberté  pleine  de  mouvement,  qui  compense  dans  ces  leçons  ce 
qui  peut  leur  manquer  pour  la  perfection  du  style  et  le  développe- 
ment de  la  pensée.  Du  reste,  les  Pensées  de  Pascal,  ces  débris  su- 
blimes d'un  monument  interrompu,  pourraient-elles  avoir  un  plus 
sincère,  un  plus  touchant  écho  que  ces  leçons  mutilées,  fragmens 
aussi  d'un  monument  philosophique  dont  une  même  jalousie  du 
destin  n'a  pas  permis  l'achèvement? 

M.  Emile  Saisset  distingue  au  xvii''  siècle  trois  sortes  de  scepti- 
cisme :  le  scepticisme  janséniste,  le  scepticisme  jésuitique,  le  scep- 
ticisme érudit;  le  premier  représenté  par  Pascal,  le  second  par 
Huet,  le  troisième  par  Bayle.  Celui-ci,  selon  les  mots  de  Voltaire, 
est  «  l'avocat-général  du  scepticisme;  mais  il  ne  donne  pas  ses 
conclusions.  »  Quant  à  Huet,  M.  Saisset  a  laissé  de  lui  un  portrait 
charmant.  «  Huet,  dit-il,  est  un  homme  du  monde;  ce  n'est  pas 
l'Alceste,  c'est  le  Philinte  du  scepticisme  théologique.  H  insinue  le 
scepticisme  plutôt  qu'il  ne  le  professe.  Il  le  verse  à  petites  doses, 
d'abord  dans  la  Démonslration  évangéliqiie,  puis  dans  les  Questions 
d'Aulnay  sur  raccord  de  la  foi  et  de  la  raison.  11  ne  se  montre  à 
visage  découvert  que  dans  son  Traité  de  la  faiblesse  de  l'esprit 
humain.  Je  dis  à  visage  découvert,  et  j'ai  tort  :  ce  genre  d'esprit  a 
toujours  un  masque.  Huet  admet  qu'il  y  a  des  vraisemblances  à 
défaut  de  vérités.  H  admet  même  des  clartés  et  des  certitudes,  mais 
des  clartés  qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  claires  et  des  certitudes  qui 
ne  sont  pas  tout  à  fait  certaines,  un  peu  à  la  manière  de  ces  grâces 
suffisantes  qui  ne  suffisent  pas.  A  cette  marche  oblique,  douce- 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  Zl77 

reuse,  gracieuse,  accommodante,  ne  reconnaît-on  pas  l'habile  et 
insinuante  compagnie  de  Jésus?  On  me  dira  :  Haet  n'était  pas 
jésuite;  c'est  vrai,  mais  il  logeait  chez  eux;  il  était  leur  ami,  leur 
hôte.  Il  passa  chez  les  jésuites  de  la  rue  Saint-Antoine  les  vingt 
dernières  années  de  sa  vie  et  leur  légua  sa  bibliothèque.  Il  avait 
pris  l'air  de  la  maison.  » 

Teln'étaitpas  l'ardent  et  mélancolique  auteur  des  Pensées,  de  cet 
adversaire  implacable  de  la  molle  casuistique  de  son  temps,  de 
celui  qui  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie,  bien  loin  de  se  repentir 
des  Provinciales,  disait  encore  :  «  Si  j'avais  à  les  refaire,  je  les  re- 
ferais plus  fortes.  »  Pascal  n'a  jamais  reculé  devant  aucune  conclu- 
sion. Il  est  même  plus  enclin  à  exagérer  sa  pensée  qu'à  la  voiler. 
Son  scepticisme  sera  donc  aussi  hardi  dans  la  forme  que  dans  le 
fond.  Cependant  ce  scepticisme  a  donné  lieu  à  des  infcerorétations 
différentes.  Lorsque  M.  Cousin,  en  IShli,  souleva  cette  question, 
deux  opinions  se  produisirent.  Selon  les  uns,  Pascal  avait  seulement 
voulu  montrer  l'insuffisance  de  la  philosophie  et  de  la  raison,  sans 
cependant  condamner  l'une  et  l'autre  en  termes  absolus.  Suivant 
les  autres,  ce  n'est  pas  seulement  l'insuffisance,  c'est  l'impuissance 
radicale  de  la  raison  et  de  la  philosophie,  c'est  le  scepticisme  sans 
mesure  et  sans  frein  que  nous  trouvons  dans  les  Pensées  de  Pascal. 
M.  Saisset  pense  que  les  deux  opinions  sont  également  vraies.  Tan- 
tôt Pascal  fait  la  part  à  la  raison,  tout  en  la  déclarant  insuffisante; 
tantôt  il  lui  refuse  tout,  et  se  range  parmi  les  pyrrhoniens  absolus. 

Lorsque  Pascal  nous  dit  en  eflet  :  «  Il  faut  savoir  douter  ou  il 
faut,  assurer  où  il  faut,  se  soumettre  où  il  faut,  »  lorsqu'il  dit  : 
((  Il  faut  commencer  par  montrer  que  la  religion  n'est  pohit  con- 
traire à  la  raison,  ensuite  qu'elle  est  vénérable,  en  donner  le  res- 
pect, la  rendre  ensuite  aimable,  faire  souhaiter  aux  bons  qu'elle  fût 
vraie,  enfin  montrer  qu'elle  est  vraie,  »  n'est-ce  pas  là  la  méthode 
d'un  sage  apologiste  qui  veut  fonder  la  religion  sur  une  solide 
philosophie,  et  non  l'établir  sur  les  ruines  de  la  philosophie  même? 
((  La  foi,  ajoute-t-il  encore,  dit  bien  ce  que  les  sens  ns  disent  pas, 
mais  non  pas  le  contraire  de  ce  qu'ils  voient.  —  Elle  est  au-dessus 
et  non  pas  contre.  »  Ainsi  il  ne  condamne  pas  absolument  la  nature 
et  la  raison.  Ce  qu'il  affirme,  c'est  que  la  philosophie  est  insuffisante 
à  satisfaire,  à  consoler,  à  fortifier  l'âme  de  l'homme.  La  science  ne 
suffit  pas;  il  faut  l'amour,  il  faut  la  grâce,  il  faut  la  foi.  «  Qu'il  y  a 
loin,  dit-il,  de  la  connaissance  de  Dieu  à  l'aimer!  »  Bossuet  avait 
exprimé  aussi  la  même  pensée  en  ces  termes  éloquens  :  «  Malheu- 
reuse la  connaissance  qui  ne  se  tourne  pas  à  aimer!  »  Pascal  dit 
encore  :  «  Le  cœur  a  ses  raisons,  que  la  raison  ne  connaît  point.  » 
Ce  n'est  donc  pas  précisément  la  raison  en  elle-même  que  Pascal 


/(78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conteste,  c'est  sa  valeur  pratique,  efficace  pour  la  vie  et  pour  le 
salut.  Là  au  contraire  est  le  triomphe  du  christianisme.  «  Nous  ne 
connaissons  Dieu,  dit-il,  que  par  Jésus-Christ;  sans  ce  médiateur 
est  ôtée  toute  communication  avec  Dieu.  »  C'est  de  la  même  ma- 
nière que  jadis  saint  Augustin  était  arrivé  au  christianisme.  Les 
platoniciens,  disait  celui-ci,  lui  avaient  révélé  Dieu,  mais  sans  lui 
donner  le  moyen  qui  y  conduit.  Ce  moyen,  ce  chemin,  c'est  Jésus- 
Christ,  selon  la  parole  :  «  Je  suis  la  voie,  je  suis  la  vie.  »  La  voie  et 
la  vie,  voilà,  selon  les  chrétiens,  ce  que  la  philosophie  ne  donne 
pas;  voilà  pourquoi  elle  est  non  impuissante,  mais  insuffisante.  Si 
Pascal  était  resté  dans  ces  termes,  il  serait  d'accord  avec  tous  les 
théologiens  et  avec  la  doctrine  universelle  de  l'église,  car  il  est  de 
toute  évidence  que,  si  la  philosophie  n'était  pas  insuffisante,  la  foi 
serait  inutile. 

Après  avoir  ainsi  posé  le  problème,  M.  Emile  Saisset  aurait  pu, 
dans  ses  leçons  de  la  Sorbonne,  en  éluder,  en  ajourner  la  solution. 
De  graves  et  délicates  convenances  semblaient  l'y  autoriser.  Il  ne  le 
fit  pas,  et  on  remarquera  avec  quelle  netteté  et  franchise  de  parole 
il  défendit  en  cette  circonstance  les  droits  et  le  rôle  de  la  philoso- 
phie. Jusqu'à  quel  point  la  philosophie  est-elle  insuffisante?  Voilà 
ce  qu'il  fallait  chercher.  M.  Saisset  n'hésite  pas  à  reconnaître  qu'elle 
l'est  pour  la  grande  masse  du  genre  humain,  pour  cette  multitude 
d'hommes  qui  n'ont  pas  de  loisirs,  qui  ont  à  peine  le  temps  d'étu- 
dier, de  lire,  de  penser.  Elle  ne  suffit  guère  davantage  aux  âmes 
poétiques,  qui  ont  besoin  de  symboles  non-seulement  pour  charmer 
leur  imagination,  mais  pour  captiver  leur  raison.  Elle  ne  suffit  pas 
aux  âmes  mystiques,  qui  veulent  avec  Dieu  un  commerce  afiectueux 
et  familier  :  témoin  cet  admirable  dialogue  de  Pascal  et  de  Jésus- 
Christ  dans  le  Myslùre  de  Jésus,  fragment  découvert  par  M.  Fau- 
gère.  A  toutes  ces  âmes  la  philosophie  ne  suffit  pas;  elle  ne  donne 
pas  un  commerce  direct,  immédiat  entre  l'homme  et  Dieu.  Elle 
donne  de  Dieu  une  connaissance  spéculative;  elle  n'en  donne  pas 
une  vue  précise,  un  goût  sensible  et  pratique.  De  là  vient  qu'elle 
n'a  jamais  pu  organiser  un  culte  ni  au  temps  de  l'école  d'Alexan- 
drie, qui  voulut  régénérer  le  paganisme,  ni  au  xviii*'  siècle,  où  l'on 
inventa  la  théophilanthropie,  la  déesse  Raison,  le  culte  de  l'Etre 
suprême,  ni  de  nos  jours,  où  les  saint-simoniens  ont  essayé  de  pa- 
rodier le  culte  catholique,  tout  en  organisant  la  dictature  de  l'in- 
dustrie et  en  donnant  le  bien-être  comme  fin  suprême  à  la  destinée 
humaine. 

Mais,  si  la  philosophie  est  insuffisante  pour  un  grand  nombre 
d'hommes,  elle  ne  l'est  pas  cependant  pour  tous.  La  philosophie 
convient  et  suffit,  selon  M.  Emile  Saisset,  à  trois  classes  d'hommes  : 


LE    SCEPTICISME   MODERNE.  479 

d'abord  à  ceux  qui  veulent  voir  clair  en  toutes  choses  et  qui  s'ar- 
rêtent dans  leurs  affirmations  là  où  commence  l'obscurité,  ce  sont 
les  esprits  cartésiens,  —  en  second  lieu  aux  esprits  défians  qui  ont 
un  vif  sentiment  du  réel ,  un  grand  mépris  des  choses  chimériques, 
et  qui  surtout  ne  veulent  pas  être  dupes  :  ce  sont  les  esprits  vol- 
tairiens.  Enfin  il  est  une  dernière  classe  d'esprits,  la  plus  rare  de 
toutes  :  ce  sont  ceux  chez  lesquels  une  volonté  fortement  trempée 
est  capable  de  se  déterminer  par  les  seuls  conseils  de  la  raison, 
ce  sont  les  esprits  socratiques  ou  stoïciens,  a  Pourquoi  la  philoso- 
phie, dit  M.  Saisset,  ne  suffirait-elle  pas  à  de  telles  âmes?  La  phi- 
losophie leur  donne  une  religion,  puisqu'elle  leur  donne  la  foi  en 
Dieu;  elle  leur  donne  une  morale,  puisqu'elle  leur  enseigne  le  de- 
voir. Elle  leur  donne  même  une  certaine  piété,  puisqu'elle  leur 
inspire  la  foi  en  la  Providence,  par  suite  la  résignation,  non  pas 
une  résignation  passive  et  forcée,  mais  une  résignation  volontaire 
et  douce,  celle  qui  dit  dans  la  douleur  même  :  Fiat  voluntas  tua. 
Enfin  elle  leur  donne  l'espérance.  Socrate  n'est  pas  sûr  de  l'autre 
vie;  mais  il  ne  regrette  pas  d'avoir  agi  comme  s'il  y  en  avait  une, 
et  il  l'espère  de  la  bonté  des  dieux.  Ainsi  le  philosophe  ne  manque 
ni  de  religion  ni  de  piété.  Il  croit  en  Dieu.  Il  l'adore  et  le  contemple 
avec  ravissement  dans  la  beauté  de  ses  œuvres.  Il  prie,  il  espère.  » 
Cette  leçon  hardie,  où  M.  Emile  Saisset  divisait  d'une  main  si 
ferme  l'humanité  en  deux  classes,  les  âmes  religieuses  et  les  âmes 
philosophiques,  dut  soulever  de  vives  objections,  non  malveil- 
lantes, mais  inquiètes,  mais  émues,  et  qui  amenèrent  notre  ami  à 
s'expliquer  encore  avec  plus  de  fermeté  et  de  précision.  On  lui  re- 
procha d'avoir  fait  de  la  philosophie  un  privilège  aristocratique, 
d'avoir  parlé  comme  ceux  qui  disent  qu'il  faut  une  religion  au 
peuple.  M.  Saisset  répondit  avec  énergie  à  ces  pressantes  instances. 
Il  blâmait  ceux  qui  disent  que  la  religion  n'est  nécessaire  qu'au 
peuple.  Il  y  a  des  âmes  très  éminentes,  très  cultivées,  qui  ont 
besoin  d'une  religion  positive.  «  J'ai  cité  Pascal  et  saint  Augustin, 
disait-il  :  est-ce  là  le  peuple?  La  religion  est  bonne  pour  ceux  qui 
ont  le  besoin  et  le  pouvoir  d'y  croire.  »  On  insiste  et  on  dit  :  «  Vous 
admettez  donc  que  certaines  âmes  n'ont  ni  le  besoin  ni  le  pouvoir 
de  croire  au  surnaturel  et  peuvent  s'en  passer?  —  Oui,  Socrate,  Pla- 
ton, Caton,  Marc-Aurèls,  Épictète,  ont  vécu  heureux  et  honnêtes 
sans  avoir  de  religion  positive.  Il  est  des  sages  modernes  qui,  sans 
avoir  le  prestige  qui  couronne  ces  grands  noms,  témoignent  que  la 
droiture,  la  vertu  et  même  la  piété  n'ont  pas  besoin  de  religion  po- 
sitive. »  Un  autre  adversaire,  serrant  la  question  de  plus  près,  vou- 
lut attirer  M.  Saisset  sur  le  terrain  brûlant  du  surnaturel  et  des 
miracles.  Celui-ci  ne  recula  pas  devant  cet  appel,  et  il  répondit  : 


^80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  En  fait  de  surnaturel,  j'admets  Dieu  et  la  Providence;  en  fait  de 
miracle,  le  miracle  éternel  et  perpétuel  de  la  création;  en  fait  de 
révélation,  j'admets  que  Dieu  se  révèle  par  les  lois  de  la  nature 
et  fait  éclater  sans  cesse  sa  puissance,  son  intelligence,  sa  sagesse, 
sa  justice,  sa  bonté.  J'admets  cela,  rien  de  moins,  rien  de  plus.  Je 
ne  sais  si  cette  déclaration  plaira  à  tous  mes  auditeurs;  mais  on 
m'accordera  que  j'ai  été  fidèle  à  ma  maxime  :  netteté  dans  les 
idées,  sincérité  dans  les  déclarations.  »  Cette  ferme  et  noble  décla- 
ration de  principes  fut  accueillie  par  tous  les  auditeurs  avec  une 
sympathie  respectueuse,  et  le  succès  croissant  de  ses  leçons  vint 
prouver  à  M.  Emile  Saisset  que  la  franchise  unie  à  la  modération 
désarme  et  subjugue  toutes  les  opinions. 

Ces  leçons,  d'un  caractère  si  accentué,  ont  été  presque  les  der- 
nières qu'ait  prononcées  à  la  Sorbonne  Emile  Saisset.  Elles  seront 
importantes  pour  l'histoire  du  spiritualisme  contemporain.  Jamais, 
depuis  Jouffroy,  l'école  spiritualiste  n'avait  accusé  ses  doctrines  ra- 
tionalistes avec  autant  de  fermeté  et  de  décision.  Ceux  qui  croi- 
raient qu'en  cette  circonstance  elle  a  manqué  à  la  sagesse  en  se 
découvrant  avec  trop  de  sincérité  ne  se  rendraient  pas  un  compte 
bien  exact  de  la  situation  actuelle  de  la  philosophie.  Les  questions 
sont  aujourd'hui  serrées  de  trop  près  pour  que  l'on  puisse  rester 
dans  le  vague  des  formules  indécises  et  d'un  incertain  christia- 
nisme qui  n'est  ni  orthodoxe,  ni  hétérodoxe.  Un  historien  illustre, 
qui  vient  de  toucher  à  toutes  ces  questions  avec  la  hauteur  qui  lui 
est  habituelle,  met  en  demeure  les  spiritualistes  de  s'expliquer  sur 
la  question  du  surnaturel.  Ce  grand  et  éloquent  défenseur  de  la  li- 
berté de  discussion  est  le  premier  à  désirer  que  les  causes  s'accu- 
sent et  se  découvrent  avec  franchise,  et  que  chacun  porte  son 
propre  nom,  son  propre  drapeau.  Ce  n'est  pas  lui  qui  reprocherait 
à  M.  Saisset  (s'il  vivait  encore)  d'avoir  répondu  d'avance  à  son  ap- 
pel et  d'avoir  dit  :  «  Voilà  ce  que  je  crois;  rien  de  moins,  rien  de 
plus.  » 

S'il  m'était  permis  d'ajouter  un  mot  à  la  discussion  si  vive  et  si 
franche  de  M.  Emile  Saisset,  je  dirais  volontiers  :  Lorsqu'on  accuse 
la  philosophie  d'insuffisance,  qu'entend-on  conclure  de  là?  J'avoue 
volontiers  que  la  philosophie  est  insuffisante,  qu'elle  ne  donne  ni 
toute  lumière,  ni  toute  consolation,  ni  tout  espoir;  mais  pourquoi  la 
philosophie  serait-elle  suffisante,  et  pourquoi  supposerait-on  que 
l'homme  doit  avoir  nécessairement  à  sa  disposition  quelque  chose 
qui  le  satisfasse  entièrement?  Tout  étant  incomplet  et  défectueux 
ici-bas,  pourquoi  s'étonner  que  nos  lumières  soient  incomplètes,  et 
que  les  secours  qui  nous  ont  été  accordés  soient  proportionnés  à 
la  faiblesse  et  à  la  médiocrité  de  notre  nature?  Si  l'on  dit  qu'un 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  hSl 

Dieu  bon  ne  peut  avoir  laissé  ses  enfans  sans  secours  suiïisans,  on 
oublie  que  c'est  pourtant  là  l'état  où  ont  été  pendant  des  siècles  les 
nations  les  plus  illustres  et  les  plus  éclairées  de  l'antiquité.  11  n'y  a 
donc  pas  de  contradiction  à  supposer  que  la  Providence  n'a  donné 
aux  hommes  que  des  moyens  très  faibles  pour  percer  les  mystères 
de  leur  destinée.  On  n'a  rien  dit  contre  la  philosophie  en  mon- 
trant qu'elle  ne  donne  ni  toute  la  force,  ni  toute  la  joie  désirable, 
car  il  est  possible  qu'il  soit  dans  la  destinée  humaine  de  se  con- 
tenter de  faibles  lumières  et  de  faibles  secours.  Si  l'on  réfléchit 
d'ailleurs  que  les  formes  les  plus  variées  des  croyances  humaines 
donnent  toutes  des  consolations  et  ont  inspiré  des  prodiges  de 
courage  et  de  sacrifice,  on  verra  que  le  fait  de  donner  des  con- 
solations et  des  forces  n'est  pas  une  garantie  suffisante  de  vérité. 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs,  si  Pascal  s'en  était  tenu  à  la  doc- 
trine que  nous  venons  d'exposer,  il  ne  se  distinguerait  de  la 
plupart  des  théologiens  que  par  l'énergie  de  sa  conviction  et  l'ar- 
deur entraînante  de  son  éloquence.  Ce  ne  serait  pas  là  le  scep- 
ticisme, car  le  scepticisme  ne  consiste  pas  à  limiter  la  raison, 
mais  à  la  nier.  Malheureusement  c'est  là  une  extrémité  devant 
laquelle  Pascal  n'a  pas  reculé.  De  l'insuffisance  de  la  philoso- 
phie et  de  la  raison,  il  est  passé,  par  un  entraînement  facile  à 
comprendre,  à  la  doctrine  d'une  impuissance  radicale,  absolue, 
irrémédiable,  au  moins  hors  de  la  révélation  et  de  la  grâce.  Il  parle 
de  la  philosophie  de  la  manière  la  plus  insultante  dans  ce  passage 
si  connu  :  «  Se  moquer  de  la  philosophie,  c'est  vraiment  philoso- 
pher. Nous  n'estimons  pas  que  la  philosophie  vaille  une  heure  de 
peine.  »  Il  prononce  cette  parole  hardie  et  décisive  :  «  Le  pyrrho- 
nisme  est  le  vrai.  »  Enfin  il  serait  difficile  aujourd'hui,  après  la 
démonstration  victorieuse  de  M.  Cousin,  de  nier  que  dans  Pascal 
se  rencontrent  à  chaque  page  des  traits  qui  trahissent  un  absolu 
scepticisme.  Il  attaque  la  philosophie  dans  ses  sources  psycholo- 
giques en  niant  la  légitimité  de  tous  nos  moyens  de  connaître,  il 
ébranle  la  morale  et  la  religion  naturelle  en  niant  la  justice  et  en 
n'admettant  que  la  force,  en  justifiant  l'athéisme  comme  une 
marque  de  force  d'esprit,  en  substituant  aux  démonstrations  philo- 
sophiques de  l'existence  de  Dieu  la  fameuse  preuve  tirée  du  calcul 
des  probabilités,  qu'il  venait  d'inventer,  jouant  Dieu  à  croix  ou  pile. 
Il  n'est  pas  moins  sceptique  sur  les  afl"ections  que  sur  les  idées,  et 
il  a  écrit  cette  phrase  odieuse,  que  Hobbes  ne  désavouerait  pas  : 
«  Les  hommes  se  haïssent  naturellement  les  uns  les  autres.  »  La 
force  et  le  hasard  lui  sont  les  maîtres  de  la  vie  humaine,  et  son 
imagination  épouvantée  ne  voit  sur  cette  terre  qu'un  cachot,  et  dans 
les  hommes  que  des  condamnés  à  mort  attendant  leur  exécution. 

TOME   LVI.    —   I8G0.  31 


Zj82  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

De  cette  philosophie  subversive  ne  pouvait  sortir  qu'une  religion 
servile  et  tyrannique,  que  M.  Cousin  définissait  éloquemment  en 
l'appelant  «  cette  dévotion  malheureuse  que  je  ne  souhaite  à  per- 
sonne; »  ce  qui  se  comprend  du  reste  aisément  par  l'alliance  na- 
turelle (aussi  naturelle  en  philosophie  qu'en  politique)  de  l'anar- 
chie et  du  despotisme.  Après  avoir  dit  qu'il  faut  présenter  la  religion 
comme  raisonnable  et  aimable,  il  la  présente  au  contraire  comme 
terrible  et  incompréhensible,  et  il  se  jette  dans  toutes  les  extré- 
mités du  credo  quia  absurdum.  Il  dit  que,  s'il  y  a  quelque  chose 
de  scandaleux  et  d^ énorme  (1),  ce  n'est  pas  «  la  justice  envers  les 
réprouvés,  c'est  la  miséricorde  envers  les  élus.  »  Aveuglé  par  un 
mysticisme  insensé,  il  dit  que  a  la  maladie  est  l'état  naturel  du 
chrétien,  et  qu'il  faut  vivre  dans  l'attente  continuelle  de  la  mort.  » 
Il  combat  toutes  les  affections  humaines,  il  ne  veut  pas  qu'on  s'at- 
tache à  lui  et  prétend  «  que  l'on  est  coupable  de  se  faire  aimer.  » 
Enfin  il  condamne  le  mariage  comme  un  homicide,  ou  plutôt  comme 
un  déicide.  Tel  a  été  le  christianisme  janséniste  de  Pascal,  exagé- 
ration repoussante  du  principe  de  la  foi,  et  qui  inspire  à  M.  Saisset 
ces  excellentes  paroles  :  «  Je  ne  reconnais  pas  à  ces  traits  la  mo- 
rale chrétienne,  la  charité  chrétienne,  l'esprit  chrétien.  Le  Christ 
mourant  au  Golgotha  n'est  pas  un  symbole  d'ascétisme,  mais  un 
symbole  de  bonté,  de  charité  et  d'amour.  » 

On  voit  par  l'exemple  de  Pascal  (je  prends  le  plus  grand)  ce  que 
devient  une  théologie  quand  elle  est  privée  du  soutien  d'une  saine 
et  forte  philosophie,  et  lorsqu'elle  s'allie  au  scepticisme  pour  obte- 
nir l'entier  abattement  de  la  raison.  On  ne  peut  sans  doute  de- 
mander aux  théologiens  de  consentir  à  l'indépendance  absolue  et 
souveraine  de  la  philosophie,  car  ce  serait  sacrifier  leurs  propres 
principes;  mais  ils  peuvent  voir  qu'une  trop  grande  défiance  à  l'é- 
gard de  la  raison  conduit  à  des  extrémités  aussi  périlleuses  pour 
l'orthodoxie  que  pour  le  bon  sens.  Que  cela  soit  un  avertissement 
pour  les  théologiens  excessifs  qui  ne  voient  que  des  ennemis  dans 
les  libres  penseurs.  Le  rationalisme  a  du  bon,  ne  fût-ce  que  comme 
correctif  aux  entraînemens  fanatiques  d'un  mysticisme  déréglé. 

Au  reste,  il  est  juste  de  le  reconnaître,  à  part  la  défiance  bien 
naturelle  qu'inspire  toute  philosophie  indépendante  à  la  théologie 
révélée,  il  est  certain  que  le  scepticisme  théologique  a  reculé  plu- 
tôt qu'il  n'a  fait  de  progrès  dans  ces  dernières  années.  Un  exemple 
solennel,  celui  de  l'abbé  de  Lamennais,  a  prouvé  qu'une  telle  tac- 
tique n'est  pas  une  garantie  bien  solide  pour  la  foi.  Nos  théologiens 
les  plus  éclairés,  le  père  Gratry,  l'abbé  Hugonin,  M^''  Maret,  sont 

(1)  Dans  le  sens  latin,  enormis,  hors  de  règle. 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  483 

tous  très  opposés  à  cette  fausse  doctrine.  Saint-Sulpice,  qui  est  le 
centre  des  bonnes  études  théologiques  en  France,  l'a  toujours  com- 
battue, et  récemment  encore  nous  entendions  à  Notre-Dame  un  pré- 
dicateur éclairé,  le  père  Hyacinthe,  défendre  fortement  et  noble- 
ment la  cause  de  la  raison  et  de  la  philosophie,  j'ajouterai  même 
de  la  société  moderne,  contre  l'école  traditionaliste.  Rome  elle- 
même,  dans  quatre  propositions  célèbres  promulguées  il  y  a  une 
dizaine  d'années,  a  expressément  condamné  l'opinion  qui  conteste 
à  la  raison  le  pouvoir  d'établir  l'existence  de  Dieu  et  de  l'âme,  les 
grandes  vérités  de  la  morale,  enfin  les  pi-incipaux  articles  de  la 
théologie  naturelle.  Comme  la  philosophie  n'a  pas  toujours  le  bon- 
heur d'être  d'accord  avec  Rome,  c'est  un  devoir  pour  elle  de  recon- 
naître qu'en  cette  circonstance  Rome  a  montré  autant  de  sagesse 
que  de  lumières,  et  il  serait  fort  à  désirer,  dans  l'intérêt  de  la  paix 
et  de  la  fraternité,  qu'il  en  fût  toujours  ainsi. 

Lorsque  la  théologie  combat  la  philosophie  et  veut  la  détruire 
parmi  les  hommes,  elle  entreprend  l'impossible,  car  il  faudrait  pour 
cela  qu'elle  supprimât  un  instinct  irrésistible  de  la  nature  humaine, 
le  besoin  d'examiner  et  de  comprendre.  Le  théologien  comprend 
médiocrement  la  force  d'un  tel  besoin,  parce  qu'en  général  il  ne 
l'éprouve  pas  (autrement  il  est  un  philosophe)  et  ne  cherche  guère  à 
le  satisfaire.  La  théologie  répond  pour  sa  part  à  un  tout  autre  besoin 
de  l'âme,  le  besoin  de  croire  et  de  systématiser  ses  croyances.  C'est 
par  l'ordre  et  l'enchaînement  des  doctrines  que  la  théologie,  j'en- 
tends la  théologie  catholique,  a  un  côté  scientifique;  mais  elle  ne 
fait  qu'ordonner  et  enchaîner,  elle  ne  cherche  pas,  si  ce  n'est  peut- 
être  dans  la  controverse,  où  le  besoin  de  se  défendre  la  force  à  dé- 
couvrir des  armes  nouvelles  :  par  là  elle  commence  à  ressembler  à 
la  philosophie,  sans  jamais  se  confondre  avec  elle  tant  qu'elle  per- 
siste à  s'appuyer  sur  une  doctrine  consacrée.  La  philosophie  au 
contraire  est  fille  de  l'examen,  elle  ne  veut  rien  affirmer  qu'elle  n'ait 
trouvé  par  l'analyse  et  la  réflexion.  Ses  dogmes  sont  ses  conquêtes 
et  non  pas  ses  chaînes.  Elle  va  donc  à  la  découverte,  et  c'est  pour- 
quoi elle  va  souvent  à  l'aventure,  c'est  pourquoi  aussi  chaque  philo- 
sophe va  de  son  côté,  persuadé  qu'il  a  trouvé  le  vrai  chemin  et  que 
tous  les  autres  se  trompent.  Cette  recherche  libre  et  personnelle 
est  et  sera  toujours  la  tentation  et  l'appât  du  philosophe.  Le  théo- 
logien, habitué  à  la  sécurité  que  donne  une  foi  bien  établie,  com- 
prend difficilement  qu'on  puisse  prendre  plaisir  à  vivre  au  sein  des 
mouvemens  et  des  oscillations  du  sol  philosophique.  Il  s'en  faut 
en  effet  que  ce  soit  là  un  plaisir  sans  mélange,  et  je  ne  le  conseille- 
rais pas  volontiers  à  ceux  qui  n'aiment  que  la  paix;  mais  penser 
par  soi-même  et  n'obéir  qu'à  la  lumière  de  sa  raison,  c'est  une  des 


hS!i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

i:)ius  fortes  et  des  plus  hautes  passions  de  l'homme.  Celui  qui  l'é- 
prouve assez  pour  lui  consacrer  sa  vie  est  un  philosophe,  celui  qui 
ne  l'éprouve  pas  peut  très  bien  se  dispenser  de  se  livrer  à  la  philo- 
sophie; mais  qu'il  ne  cherche  pas  à  en  détourner  les  autres. 

II. 

Comment  passer  de  Pascal  à  Kant?  Quelle  transition  liera  l'un  à 
l'autre  deux  personnages  si  dissemblables,  et  qui  paraissent  appar- 
tenir à  deux  mondes?  Chez  l'un,  toutes  les  pensées  ont  traversé 
le  cœur  et  se  sont  échauffées  de  toutes  les  ardeurs  de  la  passion. 
Troublé  par  le  problème  de  la  destinée  humaine  jusqu'au  point  d'en 
perdre  presque  la  raison,  sceptique  et  croyant  à  la  fois,  portant  une 
sorte  de  fanatisme  dans  le  doute  comme  dans  la  dévotion,  mau- 
dissant la  vie  avec  tant  d'exagération  qu'on  pourrait  croire  qu'il 
l'avait  trop  aimée  et  qu'il  lui  en  voulait  de  ne  pas  lui  avoir  donné 
ce  qu'il  en  espérait,  ayant  jeté  des  éclairs  dans  la  science  comme 
dans  la  philosophie,  mais  par- dessus  tout  grand  écrivain,  apolo- 
giste original  et  paradoxal  de  la  religion,  mais,  malgré  tous  ses  ef- 
forts, ayant  contribué  pour  sa  part  à  la  dissolution  des  antiques 
croyances,  tel  a  été  Pascal,  qu'on  peut  définir  d'un  mot:  un  homme, 
une  âme,  une  flamme. 

Transportons-nous  maintenant  sur  les  confins  du  nord,  à  l'extré- 
mité orientale  de  la  Prusse ,  dans  cette  ville  froide  et  lointaine  de 
Kœnigsberg  où  bien  peu  de  voyageurs  ont  la  curiosité  d'aller  cher- 
cher les  vestiges  et  les  souvenirs  de  la  Critique  de  la  raison  pure. 
C'est  là  qu'est  né,  c'est  là  qu'est  mort,  c'est  là  qu'a  enseigné  pen- 
dant trente  ans  l'immortel  Kant,  le  maître  et  le  roi  des  philosophes 
allemands.  Là  l'enseignement  de  la  philosophie  n'est  pas,  comme 
ailleurs,  plus  ou  moins  lié  par  la  tradition,  par  les  convenances, 
par  les  habitudes,  à  un  système  d'idées  consacré.  La  pensée  est 
souverainement  libre;  elle  n'a  jamais  connu  depuis  une  telle  li- 
berté. Comme  Pascal,  Kant  associe  à  un  scepticisme  illimité  une 
foi  austère,  et  il  rend  à  la  pratique  ce  qu'il  refuse  à  la  raison  spé- 
culative; mais  il  n'obéit  jamais  qu'à  la  science  pure,  et  la  passion 
n'a  aucune  part  à  ses  raisonnemens  :  ce  n'est  pas  une  personne, 
c'est  une  idée...  Quelquefois  du  sein  de  ces  froides  abstractions 
s'élève  tout  à  coup  un  cri  noble  et  fier  qui  part  de  l'âme  et  parle  à 
Pâme;  mais  rien  n'est  plus  rare,  et  d'ordinaire  c'est  à  peine  si  Pal- 
gèbre  est  plus  abstraite,  plus  impersonnelle,  que  cette  philosophie 
hérissée  et  enveloppée,  qui  recouvre  les  plus  rares  finesses  de  la 
pensée  des  formes  les  plus  repoussantes  du  pédantisme  scolastique. 
Néanmoins,  sous  cette  forme  surannée,  que  de  hardiesse,  que  de 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  A85 

liberté,  quelle  jeunesse  de  pensée,  quelle  absence  de  préjugés, 
quelle  profondeur!  Et  dans  la  morale  que  de  grandeur  et  de  séré- 
nité! Quant  à  l'homme  lui-même,  il  paraît  avoir  assez  peu  connu  les 
troubles  et  les  tumultes  de  la  vie.  Il  n'a  jamais  quitté  sa  ville  na- 
tale, tout  entier  à  sa  chaire  et  à  la  construction  de  sa  doctrine,  vi- 
vant seul  et  dans  la  retraite  avec  une  régularité  toute  monastique. 
IN'ayant  pas  eu  de  ménage  et,  selon  toute  apparence,  n'ayant  guère 
connu  la  passion,  il  n'a  aimé  que  la  science  et  la  vérité.  Sur  la  fin 
de  sa  vie  seulement,  un  éclair  d'enthousiasme  a  traversé  cette  âme 
austère  et  virile  :  ce  fut  la  révolution  française  qui  l'alluma.  Ce 
grand  espoir  d'une  émancipation  universelle  fit  sortir  de  sa  mesure 
habituelle  ce  penseur  abstrait  et  glacé,  et  l'on  vit  le  noble  vieillard 
courir  chaque  jour  sur  la  grande  route  pour  avoir  plus  tôt  les  nou- 
velles attendues  par  tous  avec  anxiété.  Il  meurt  après  quatre-vingts 
ans,  ayant  eu  le  temps  d'édifier  tout  son  système,  d'en  publier  lui- 
même  toutes  les  parties,  n'ayant  laissé  aucune  région  de  la  science 
étrangère  à  ses  études,  et  entouré  d'une  puissante  école  appelée  au 
plus  florissant  avenir.  Sereine  et  froide,  pleine  de  jours  et  d' œu- 
vres, telle  a  été  la  vie  de  Kant;  ardente,  désolée,  mutilée  prématu- 
rément, telle  a  été  la  vie  de  Pascal.  Leur  philosophie  reflète  leur 
existence.  L'un  et  l'autre  sont  sceptiques;  mais  l'un  avec  amertume 
et  insolence  semble  défier  la  raison  et  prendre  plaisir  à  l'insulter, 
l'autre  froidement  et  méthodiquement  analyse,  discute,  critique,  de- 
mande à  cette  même  raison  ses  titres  et  ses  comptes  avec  l'impi- 
toyable tranquillité  d'un  juge.  Tous  deux  unissent  à  un  scepticisme 
illimité  une  foi  profonde,  et  essaient  de  reconstruire  d'un  côté  ce 
qu'ils  détruisent  de  l'autre;  mais  la  foi  du  premier  est  une  foi  reli- 
gieuse et  mystique,  jaillissant  de  l'âme  comme  un  coup  de  grâce 
dans  une  extase  mystérieuse  ;  la  foi  du  second  est  une  foi  stoïque 
et  morale,  ayant  son  point  d'appui  dans  une  conscience  aussi  ferme 
que  pure.  Pour  l'un,  la  foi  a  pour  objet  la  croix  et  Jésus,  pour 
l'autre  le  devoir  et  la  vertu.  Tels  ont  été,  aux  points  les  plus  op- 
posés et  les  plus  extrêmes,  les  deux  grands  maîtres  du  scepticisme 
moderne. 

Un  système  aussi  compliqué  et  aussi  fortement  lié  que  celui  de 
Kant  est  bien  difficile  à  résumer.  M.  Emile  Saisset  a  rempli  cette 
tâche  autrefois  dans  la  Rci-ue  (1)  avec  un  rare  bonheur,  et  c'est 
cette  large  et  rapide  analyse  qui  est  devenue  le  chapitre  consacré 
à  ce  grand  nom  dans  le  livre  qui  vient  d'être  publié.  Nous  n'avons 
plus  aujourd'hui  qu'à  en  recueillir  les  principaux  traits  dans  ce  qui 
touche  à  notre  sujet,  c'est-à-dire  au  scepticisme  de  Kant. 

Pour  bien  comprendre  le  système  du  philosophe  de  Kœnigsberg 

(1;  Voyez  la  livraison  du  15  février  18iG. 


/i86  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  ses  principes  généraux  et  clans  ses  grandes  lignes,  il  faut  ob- 
server que,  dans  toutes  les  pensées  de  notre  esprit,  on  peut  distin- 
guer deux  choses  :  d'abord  ce  qui  nous  vient  du  dehors,  ce  qui  est 
l'objet  de  la  sensation,  et  ce  que  l'on  appelle  le  phénomène,  par 
exemple  la  chaleur,  la  couleur,  le  mouvement;  — en  second  lieu, 
ce  qui  vient  de  l'esprit,  c'est-à-dire  un  certain  nombre  d'idées  qui, 
s'appliquant  à  ces  phénomènes,  nous  permettent  de  les  coordonner, 
de  les  enchaîner,  de  les  généraliser.  Ces  idées  sont  les  vrais  prin- 
cipes de  la  pensée.  On  se  représente  assez  bien  la  séparation  de  ces 
deux  choses,  si  l'on  réfléchit  à  l'état  de  ces  pauvres  d'esprit  qui  sont 
privés  de  toute  réflexion  et  de  toute  intelligence  et  ne  sont  doués 
que  de  la  faculté  de  sentir.  Les  phénomènes  les  affectent  tout 
comme  nous,  mais  ils  ne  les  redoublent  pas  dans  leur  conscience 
par  la  puissance  de  la  réflexion;  ils  ne  savent  pas  les  convertir  en 
pensées,  ce  qui  est,  à  proprement  parler,  ce  que  l'on  appelle  com- 
prendre. Sans  doute,  même  chez  les  idiots,  Kant  trouverait  en- 
core quelques  principes  purement  intérieurs,  qui  viennent  s'ap- 
pliquer aux  phénomènes  pour  rendre  possible  la  perception  des 
choses  extérieures;  mais,  les  idiots  étant  privés  des  idées  supé- 
rieures de  l'entendement  et  de  la  raison,  cet  exemple  rend  assez 
bien  compte  de  la  distinction  établie  par  Kant  entre  la  matière  et  la 
forme  de  la  connaissance,  —  la  matière,  qui  est  fournie  par  le  de- 
hors, et  la  forme  par  le  dedans. 

Maintenant  la  connaissance  des  choses,  suivant  Kant,  se  compose 
de  trois  degrés.  A  un  premier  degré,  le  plus  simple  de  tous,  qui 
est  commun  à  l'animal  et  à  l'homme,  à  l'idiot  comme  à  l'homme 
raisonnable,  nous  percevons  les  choses  extérieures.  Cette  percep- 
tion suppose,  comme  on  vient  de  le  voir,  une  matière  extérieure,  à 
savoir  les  phénomènes.  Or  ces  phénomènes,  pour  être  perçus,  sont 
soumis  à  une  condition  :  il  faut  qu'ils  soient  placés  dans  l'espace. 
L'espace  n'est  pas  l'objet  direct  d'une  perception  ni  d'une  sensa- 
tion ;  mais  il  est  la  condition  qui  rend  possibles  l'une  et  l'autre  : 
c'est  un  cadre,  un  moule  en  quelque  sorte,  où  viennent  se  placer 
les  phénomènes  à  mesure  qu'ils  sont  sentis;  c'est,  pour  employer 
le  langage  de  Kant,  une  forme  de  la  sensibilité.  On  peut  dire  la 
même  chose  du  temps  à  l'égard  des  phénomènes  internes,  des  phé- 
nomènes de  conscience. 

Les  phénomènes  placés  et  coordonnés  dans  le  temps  et  dans  l'es- 
pace deviennent  des  objets  d'intuition  et  de  perception,  mais  ils 
ne  sont  pas  encore  des  objets  de  pensée.  Se  représenter  un  arbre 
placé  en  un  certain  point  de  l'espace,  à  une  certaine  distance  d'un 
autre,  ce  n'est  pas  penser  un  arbre.  Le  penser  au  contraire,  c'est 
réfléchir  à  l'unité  et  à  l'individualité  qui  le  constituent,  à  l'ensem- 
ble des  effets  et  des  causes  dont  il  est  la  résultante  ;  c'est  en  affir- 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  Z|87 

mer  l'existence  actuelle,  remarquer  que  cette  existence  est  con- 
tingente et  non  nécessaire;  c'est  enfin  grouper  et  enchaîner  les 
différens  phénomènes  que  cet  arbre  peut  présenter  sous  un  certain 
nombre  d'idées  générales,  et,  comme  dit  Kant  après  Platon,  ra- 
mener la  multitude  à  l'unité.  Les  idées  de  cette  seconde  classe  sont 
donc  les  conditions  de  la  pensée,  comme  les  premières  étaient  les 
conditions  de  la  sensibilité  :  ce  sont  les  catégories,  expression  em- 
pruntée par  Kant  à  Aristote,  et  qui  signifie  les  attributs  généraux 
des  choses. 

La  pensée,  une  fois  qu'elle  a  pris  possession  des  objets  de  la  na- 
ture, les  lie,  les  généralise,  les  subordonne,  en  forme  une  chaîne 
dont  tous  les  anneaux  se  rattachent  les  uns  aux  autres.  Cette  chaîne 
est  ce  qu'on  appelle  la  nature,  et  l'opération  de  l'esprit  qui  la  forme 
est  la  science;  mais  si  l'esprit  était  obligé  de  poursuivre  à  l'infini 
cet  enchaînement  de  phénomènes,  cette  course  éternelle  sans  com- 
mencement ni  fin  accablerait  la  raison  d'une  lassitude  infinie,  et 
elle  se  perdrait  dans  cet  abîme  sans  fond.  Il  lui  faut  s'arrêter.  Ce 
point  d'arrêt,  dans  quelque  ordre  et  dans  quelque  série  que  ce  soit, 
est  ce  que  Kant  appelle  l'inconditionnel  ou  l'absolu.  Il  y  en  a  de 
trois  sortes  :  pour  les  phénomènes  de  conscience,  nous  concevons 
nécessairement  un  sujet  qui  ne  soit  plus  phénomène,  et  que  nous 
appelons  âme-,  pour  les  phénomènes  extérieurs,  nous  concevons 
également  un  sujet  en  soi,  un  suhstratwn  qui  n'est  pas  phénomène, 
et  c'est  ce  qu'on  appelle  le  monde.  Enfin,  au-dessus  et  au-delà,  de 
ces  deux  substances,  qui  ne  sont,  si  j'ose  dire,  que  relativement 
absolues,  nous  concevons  un  dernier  absolu,  l'Être  infini  ou  par- 
fait. Dieu.  Ces  trois  notions,  l'âme,  le  monde  et  Dieu,  sont  les 
idées  de  la  raison  pure,  qui,  de  même  que  les  catégories  de  l'en- 
tendement et  les  formes  de  la  sensibilité,  sont  les  lois  nécessaires 
suivant  lesquelles  l'esprit  conçoit  les  choses,d'où  il  ne  f;iut  pas  con- 
clure cependant  qu'elles  sont  les  lois  des  choses  en  elles-mêmes. 

Ainsi,  il  y  a  dans  l'esprit  trois  étages  de  notions  subordonnées 
les  unes  aux  autres  :  au  premier  degré,  l'espace  et  le  temps,  formes 
de  l'intuition  sensible  ;  au  second  degré,  les  catégories  (substance, 
cause,  unité,  existence,  relation,  etc.),  conditions  de  la  pensée;  au 
troisième,  les  idées  absolues,  l'âme,  le  monde  et  Dieu.  Ces  der- 
nières idées  ne  sont  que  des  limites,  des  points  d'arrêt  ;  les  formes 
de  la  sensibilité  (espace  et  temps)  ne  sont  que  des  réceptacles,  des 
moules  vides,  de  simples  contenans.  Le  vrai  nœud,  le  cœur  de 
l'action  intellectuelle  est  dans  les  catégories.  C'est  Là ,  c'est  dans 
cette  fusion  intime  des  idées  et  des  phénomènes,  du  général  et  du 
particulier,  c'est  dans  cette  opération  essentielle  que  consiste  la 
pensée.  L'erreur  des  sensualistes,  des  empiristes  de  tous  les  temps 
est  de  croire  que  la  pensée  naît  de  la  sensation,  et  n'est  qu'une  sen- 


A88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sation  transformée,  comme  si  l'idiot  n'avait  pas  des  sens  aussi  bien 
que  les  autres  hommes.  Ce  qui  manque  précisément  à  l'idiot,  c'est 
la  faculté  de  convertir  les  sensations  en  idées,  ce  qui  ne  se  peut  que 
par  le  moyen  de  ces  idées  élémentaires  et  constitutives  que  l'en- 
tendement porte  en  lui-même  et  qu'il  applique  aux  choses  du  de- 
hors. 

Mais,  de  quelque  notion  qu'il  s'agisse,  formes,  catégories  ou  idées, 
à  quelque  étage  de  l'esprit  humain  que  nous  nous  placions,  sensibi- 
lité, entendement  ou  raison^  tout  ce  que  l'esprit  porte  en  lui-même 
n'a  de  valeur  que  par  rapport  à  lui.  Toutes  ses  idées  sont  subjec- 
tives-, elles  ne  représentent  pas  les  choses  telles  qu'elles  sont  en  soi, 
mais  telles  qu'elles  nous  apparaissent,  non  comme  des  noumènes, 
mais  comme  dea  phénomènes.  Si  l'on  demandait  à  Kant  sur  quoi  il 
fonde  une  hypothèse  en  apparence  aussi  arbitraire,  il  répondrait 
sans  doute  que,  ces  idées  naissant  avec  l'entendement  humain  et 
étant  précisément  la  part  qu'il  apporte  dans  la  connaissance,  il  ne 
peut  en  rien  s'assurer  que  cette  part  corresponde  à  quelque  chose 
de  réel  en  dehors  de  nous.  L'entendement  ne  connaît  que  lui-même, 
et  il  ne  connaît  rien  autre  chose  que  par  lui.  Pourvu  de  notions  à 
priori,  qui  sont  en  lui  avant  tout  commerce  avec  l'expérience, 
comment  pourrait-il  savoir  que  le  dehors  est  conforme  aux  repré- 
sentations anticipées  du  dedans? 

Outre  cette  suspicion  générale,  qui  porte  sur  l'esprit  humain  tout 
entier,  Kant  trouve  des  sujets  de  doute  tout  particuliers  dans  les 
idées  de  la  raison  pure,  dans  ces  trois  idées  absolues,  qui  sont  pré- 
cisément l'objet  de  la  métaphysique,  et  il  institue  contre  la  valeur 
objective  de  ces  idées  une  polémique  dont  la  philosophie  ressent 
encore  les  blessures.  C'est  à  l'occasion  de  cette  polémique,  et  sur- 
tout de  la  célèbre  controverse  où  Kant  soumet  à  une  critique  impi- 
toyable tous  les  argumens  les  plus  respectés  de  la  théodicée,  que 
le  sceptique  Henri  Heine  disait  avec  sa  diabolique  ironie  :  «  L'on 
A  it  alors,  après  cette  grande  bataille,  les  argumens  de  l'école  mis  en 
déroute,  les  gardes-du-corps  ontologiques  jonchant  la  terre,  et  Dieu 
privé  de  démonstration!  »  Hâtons-nous  d'ajouter  que  Kant  a  fait 
tous  ses  efforts  pour  rétablir  dans  sa  morale  tous  les  grands  prin- 
cipes qu'il  avait  si  gravement  ébranlés  dans  sa  métaphysique.  Si 
Dieu,  l'âme,  la  liberté,  ne  lui  paraissent  pas  susceptibles  d'être  dé- 
montrés par  la  raison  spéculative,  il  les  considère  comme  les  pos- 
tulats nécessaires  de  la  raison  pratique,  comme  les  conditions  et  les 
garanties  de  la  loi  morale. 

Sans  vouloir  suivre  le  système  de  Kant  dans  toutes  ses  parties 
(ce  qui  nous  éloignerait  du  plan  de  cette  étude),  nous  nous  conten- 
terons de  quelques  observations  sur  son  idée  fondamentale.  On  re- 
connaîtra ainsi  que  ceux  qui  disent  que  Kant  en  a  pour  jamais  fmi 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  489 

avec  la  métaphysique  se  font  une  entière  illusion.  La  Critique  de  la 
raison  pure  a  été  au  contraire  le  point  de  départ  d'une  nouvelle 
métaphysique,  et  cela  par  une  logique  nécessaire  et  inévitable. 
Que  l'on  réfléchisse  un  instant  sur  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  l'hy- 
pothèse de  Kant.  Selon  cette  hypothèse,  c'est  l'esprit  humain  qui 
prête  cà  la  nature  par  son  concours  avec  elle  tout  ce  qu'elle  nous 
offre  de  rationnel,  d'intelligible,  d'harmonieux  et  de  régulier.  La 
nature,  dépouillée  de  ce  que  l'esprit  humain  lui  attribue,  n'est 
qu'une  multitude  de  phénomènes  indéterminés  et  désordonnés,  une 
matière  sans  forme,  quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  les  anciens 
poètes  appellent  le  chaos.  La  raison,  d'après  Kant,  joue  à  l'égard 
de  la  nature  cà  peu  près  le  même  rôle  que  l'artiste  divin  remplit  à 
l'égard  du  monde  dans  le  système  de  Platon.  La  raison  est  le  véri- 
table démiurge,  la  suprême  organisatrice  de  l'univers.  Il  faut  bien 
se  garder  de  confondre  le  scepticisme  de  Rant  avec  l'ancien  pyr- 
rhonisme,  qui  ne  laissait  rien  debout,  ni  au  dedans,  ni  au  dehors 
de  nous-mêmes,  que  la  conscience  de  nos  sensations.  Kant,  instruit 
par  le  grand  exemple  des  sciences,  reconnaît  que  la  pensée,  soit 
sous  une  forme  purement  subjective  (comme  dans  la  logique  et  les 
mathématiques),  soit  appliquée  à  la  nature  (dans  les  sciences  phy- 
siques et  naturelles),  forme  un  tout  systématique  et  lié.  C'est  de  la 
réunion  de  la  pensée  avec  les  phénomènes  que  résulte  le  cosmos 
avec  ses  merveilleuses  harmonies.  Si  l'on  songe  en  effet  que  l'es- 
pace, dans  lequel  les  phénomènes  sont  contenus,  le  temps,  dans  le- 
quel ils  se  succèdent,  les  rapports  de  cause  et  d'effet,  d'action  et 
de  réaction,  par  lesquels  nous  les  enchaînons,  les  idées  d'unité  et 
de  pluralité,  qui  nous  servent  h,  les  classer  et  à  les  distribuer,  enfin 
que  tout  ce  qui  sert  à  lier  les  phénomènes  vient  de  notre  esprit ,  et 
non  des  choses  elles-mêmes,  on  conviendra  que,  selon  Kant,  c'est 
l'esprit  qui  est  le  vrai  créateur  de  la  nature.  Je  demande  alors  quel 
est  l'avantage  d'une  telle  hypothèse.  Pourquoi  supposerais-je  que 
c'est  l'entendement  qui  apporte  à  la  nature  ce  qui  la  rend  intelli- 
gible et  capable  d'être  connue  scientifiquement,  au  lieu  de  dire  tout 
simplement  que  la  nature  est  intelligible  en  elle-même,  qu'en  elle- 
même  elle  forme  un  tout  rationnel  et  intelligible?  La  constance,  le 
développement  gradué  des  phénomènes  suivant  des  lois,  l'enchaî- 
nement, la  liaison,  la  hiérarchie  de  ces  lois,  la  combinaison  des 
causes  et  des  effets  (je  ne  parle  même  pas  des  rapports  de  finalité, 
de  convenance  et  d'harmonie),  toutes  ces  conditions,  qui  seules 
rendent  possible  une  science  de  la  nature,  nous  apparaissent  en 
même  temps  comme  les  conditions  de  l'ordre  des  choses.  Quelle 
facilité  et  quel  avantage  trouve -t-on  à  concevoir  que  l'entende- 
ment porte  en  soi  et  produit  spontanément  le  système  entier  de  la 
nature,  ce  système  qui  se  déroule  avec  une  si  merveilleuse  ma- 


iOO  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jesté  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  et  qui  embrasse  l'homme  lui- 
même?  Plus  j'étudie  la  nature,  plus  se  confirme  en  moi  la  pensée 
qu'elle  forme  un  tout  raisonnable.  Jamais  les  idées  qui  me  servent 
à  la  comprendre  ne  se  sont  trouvées  démenties  :  autrement  il  n'y 
aurait  point  de  science.  Le  champ  des  découvertes  a  beau  s'étendre: 
tous  les  phénomènes  viennent  les  uns  après  les  autres  se  coordon- 
ner dans  le  système  général,  et  l'avenir  même  se  plie  à  nos  prévi- 
sions. Pourquoi  donc  supposerions -nous  que  tout  cela  est  notre 
œuvre,  et  que  nous  sert-il,  suivant  la  comparaison  de  Kant,  de  faire 
tourner  la  terre  autour  du  soleil,  au  lieu  de  faire  tourner,  comme 
Ptoiémée,  le  soleil  autour  de  la  terre?  On  remarquera  d'ailleurs 
que  cette  hypothèse,  qui  se  présente  en  apparence  comme  modeste, 
puisqu'elle  prétend  ne  pas  vouloir  se  prononcer  sur  les  choses 
telles  qu'elles  sont  en  soi,  est  au  contraire  passablement  orgueil- 
leuse, puisqu'elle  consiste  précisément  à  attribuer  à  l'esprit  humain 
tout  ce  qu'il  y  a  pour  nous  de  plus  grand  et  de  plus  merveilleux 
dans  la  nature  elle-même. 

Supposons  cependant  qu'on  admette  cette  hypothèse,  afin  d'é- 
viter les  embarras  qui  pourraient  naître  de  l'hypothèse  opposée  ; 
croit-on  avoir  par  là  coupé  court  à  toute  difficulté ,  réfréné  à  tout 
jamais  la  curiosité  humaine,  assuré  à  l'esprit  humain  cette  tran- 
quillité, cette  ataraxie ,  suivant  l'expression  des  pyrrhoniens,  à 
laquelle  ont  toujours  prétendu  les  sceptiques  de  tous  les  temps? 
C'est  ici  que  Kant  me  paraît  avoir  été  sous  le  prestige  de  cette 
illusion,  commune  à  tous  les  inventeurs  de  systèmes,  qui  consiste 
à  croire  que  tous  les  esprits  pourront  s'arrêter  là  où  l'on  s'est  ar- 
rêté soi-même,  et  se  satisfaire  de  ce  qui  nous  a  satisfaits.  Embar- 
rassé du  monde  objectif,  Kant  a  pensé  que  la  solution  détentes 
les  difficultés  était  de  suhjectiver  toutes  choses.  Quand  il  avait  fait 
passer  un  problème  de  l'objectif  au  subjectif,  il  croyait  avoir  tout 
fait,  et  il  ne  paraissait  pas  soupçonner  que  le  subjectif  à  son  tour 
ne  pouvait  se  suffire  à  lui-même,  qu'il  y  avait  là  un  monde  nouveau 
d'obscurités  et  de  difficultés.  On  explique  le  dehors  par  le  dedans, 
la  nature  par  l'esprit,  l'objet  par  le  sujet...  Fort  bien  ;  mais  le  su- 
jet lui-inême,  comment  l'explique-t-on?  Dans  ce  sujet,  il  y  a  des 
formes  à  priori  de  la  sensibilité,  des  catégories  de  l'entendement, 
des  idées  pures  de  la  raison,  et  tout  cela  forme  un  système  si  bien 
lié  que  c'est  grâce  à  lui  que  l'esprit  pense  la  nature,  et  au-delà  de  la 
nature  un  monde  intelligible,  dont  on  ne  peut  pas  nier  au  moins  la 
possibilité.  Je  le  demande,  d'où  viennent  ces  formes  à  priori^  ces 
catégories,  ces  idées?  D'où  vient  cet  entendement  qui  juge  tout 
et  qui  crée  tout?  N'est-il  pas  lui-même  le  plus  étonnant  des  mi- 
racles? Cette  conception  d'un  monde  supra-sensible,  d'une  nature 
soumise  à  un  ordre  rationnel,  a  beau  être  subjective  :  encore  faut- 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  /|91 

i!  nous  l'expliquer.  A  propos  de  quoi ,  en  vertu  de  quoi ,  par  quel 
pouvoir,  par  quel  privilège  l'esprit  pense-t-il,  et  qu'est-ce  que  la 
pensée?  On  dira  que  cette  question  implique  un  cercle  vicieux,  que 
c'est  en  vertu  des  lois  de  la  pensée  que  nous  demandons  la  cause 
et  le  pourquoi  de  quelque  chose,  que,  recueillis  une  fois  dans  l'en- 
ceinte de  la  pensée,  il  n'y  a  plus  à  demander  de  pourquoi,  et  par 
conséquent  qu'il  n'y  a  pas  à  se  demander  pourquoi  l'homme  pense, 
car  ce  serait  supposer  quelque  chose  d'antérieur  à  la  pensée,  quel- 
que chose  qui  expliquerait  la  pensée,  tandis  que  la  pensée  explique 
tout.  Cependant  qui  ne  voit  que  répondre  ainsi,  c'est  précisément 
poser  la  pensée  comme  quelque  chose  d'absolu,  comme  quelque 
chose  en  soi?  C'est  en  faire  le  principe  des  choses;  c'est,  en  un 
mot,  passer,  comme  l'ont  fait  Fichte  et  Schelling,  de  l'idéalisme 
subjectif  à  l'idéalisme  absolu. 

Veut-on  au  contraire  rester  dans  les  limites  mêmes  de  l'idéalisme 
de  Kant,  voici  encore  des  abîmes  de  difficultés.  Pour  concevoir 
quelque  chose  de  subjectif,  ne  faut-il  pas  qu'il  y  ait  un  sujet?  Or, 
dans  la  doctrine  de  Kant,  il  n'y  a  pas  plus  de  sujet  que  d'objet.  Ces 
formes  pures  et  ces  idées  à  priori  planent  dans  le  vide,  sans  savoir 
à  qui  s'attacher.  Je  comprends  très  bien,  dans  une  doctrine  où  l'on 
admettrait,  comme  Descartes,  une  substance  pensante,  que  cette 
substance  se  construise  à  elle-même  l'univers  d'après  certains  con- 
cepts innés;  mais,  dans  le  système  de  Kant,  à  qui  appartiennent  ces 
concepts?  en  qui  résident-ils?  Ils  sont  à  priori;  mais  qui  donc  les 
possède  à  priori?  qui  en  fait  l'application  à  la  nature?  Ne  dites  pas 
que  c'est  l'esprit  humain,  car  c'est  là  un  mot  vague  et  peu  philo- 
sophique. Qu'est-ce  que  l'esprit  humain?  Ce  n'est  pas  une  sub- 
stance, car  la  notion  de  substance  est  elle-même  une  notion  for- 
melle et  subjective  dont  nous  nous  servons  pour  constituer  l'unité 
apparente  des  choses,  sans  que  rien  lui  réponde  dans  la  réalité. 
Est-ce  le  moi?  Non,  car  l'idée  du  moi,  comme  celle  de  substance, 
n'est  encore,  selon  Kant,  qu'une  forme  subjective.  Enfin  l'esprit 
humain  n'est  pas  même,  comme  le  définissait  Condillac,  une  suc- 
cession de  phénomènes,  puisque  l'idée  de  succession  est  l'applica- 
tion de  l'idée  de  temps  aux  phénomènes  intérieurs,  et  l'idée  de 
temps,  comme  toutes  les  autres,  n'est  qu'une  forme  qui  ne  repré- 
sente aucune  chose  en  soi.  Il  est  donc  impossible  de  se  faii-e  au- 
cune idée  claire  de  ce  que  c'est  que  le  sujet  pensant  dans  la  doc- 
trine de  Kant,  et  lorsque  nous  disons  que  c'est  le  sujet  qui  produit 
des  concepts  à  priori,  nous  ne  savons  en  réalité  ce  que  nous  di- 
sons. Si  l'on  réfléchit  ensuite  à  la  ténuité  de  ce  sujet  phénoménal, 
qui  n'est  qu'une  ombre,  ne  trouve-t-on  pas  aisément  que  ce  vaste 
système  de  concepts  et  d'idées  qui  s'appelle  la  raison  pure,  qui 
contient  en  soi  en  puissance  la  nature  tout  entière,  est  d'un  ordre 


^92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

])ien  plus  élevé  et  d'une  bien  autre  importance  que  le  sujet  lui- 
même?  Cette  raison  pure,  qui  donne  au  sujet  l'unité,  la  liaison 
dans  le  temps,  la  conscience  même,  est  vraiment  la  cause  et  le 
principe  du  sujet,  au  lieu  d'en  être  l'effet  et  l'attribut.  Possédant 
comme  caractère  essentiel  la  nécessité  et  l'universalité,  portant 
partout  avec  elle  dans  la  nature  et  dans  le  moi  l'ordre,  la  liaison 
systématique,  la  vérité,  que  lui  manque-t-il  pour  être  la  raison 
absolue,  principe  commun  de  l'objectif  et  du  subjectif,  de  la  nature 
et  de  l'esprit? 

D'ailleurs,  lorsque  l'on  parle  de  la  subjectivité  de  la  raison,  de 
quelle  raison  s'agit-il  ?  Est-ce  d'une  raison  individuelle,  celle  de 
Pierre  ou  de  Paul?  Est-ce  au  contraire  de  la  raison  humaine  en 
général?  Kant  ne  paraît  pas  s'être  jamais  expliqué  sur  ce  point. 
S'il  s'agit  de  la  raison  individuelle,  comment  expliquera-t-on  les 
autres  raisons  individuelles  qui  me  sont  données  dans  l'expérience, 
car  l'expérience  m'apprend  qu'il  y  a  d'autres  hommes  que  moi? 
Est-ce  donc  moi  qui  pense  leurs  pensées,  qui  éprouve  leurs  affec- 
tions ,  qui  me  redouble  ainsi  moi-même  en  dehors  de  moi  dans  ces 
milliers  d'individus  dont  les  passions  me  sont  antipathiques,  dont 
les  idées  me  sont  nouvelles,  ou  hostiles,  ou  même  entièrement  in- 
connues? Qui  supportera  de  pareils  rêves?  La  philosophie  de  Kant 
est  une  philosophie  trop  sérieuse  pour  qu'on  puisse  lui  imputer  ces 
amusemens  du  pyrrhonisme  antique,  qui  du  reste  lui-même  n'a  ja- 
mais examiné  cette  difficulté.  Lorsque  Kant  parle  de  la  raison,  il  est 
manifeste  qu'il  entend  parler  de  la  raison  humaine  en  général,  de 
celle  des  autres  hommes  aussi  bien  que  de  la  mienne  ;  mais  alors  il 
y  a  donc  quelque  chose  en  dehors  de  moi,  il  y  a  des  pensées,  des 
êtres  pensans.  Ces  êtres  pensans  ont  un  entendement  constitué 
comme  le  mien,  des  lois  intellectuelles  semblables  aux  miennes. 
Dans  tous  les  hommes,  il  y  des  formes  àjjriori,  des  catégories,  des 
idées  pures,  et  ce  sont  les  mêmes.  De  là  on  peut  conclure  que  tout 
n'est  pas  subjectif  :  il  y  a ,  outre  ma  raison  individuelle,  une  raison 
humaine  en  général,  raison  qui  m'a  précédé,  qui  me  survivra,  et 
qui  s'étend  bien  au-delà  de  ma  propre  personne.  Ainsi  le  domaine 
du  subjectif  s'étend  considérablement,  et  dépasse  de  beaucoup  les 
limites  de  la  conscience  individuelle.  Bien  plus,  la  raison  une  fois 
sortie  de  ces  limites  et  devenant  la  raison  humaine  en  général,  qui 
m'empêche  de  concevoir  cette  raison  comme  plus  générale  encore, 
et  embrassant  non-seulement  tous  les  hommes,  mais  encore  tous 
les  êtres  pensans?  Sans  doute  cette  raison  serait  toujours  subjec- 
tive, ce  serait  toujours  à  son  propre  point  de  vue  qu'elle  considére- 
rait l'univers;  mais  qui  ne  voit  qu'à  mesure  que  cette  raison  gran- 
dit, s'étend,  se  généralise,  il  devient  de  moins  en  moins  nécessaii'e 
de  supposer  un  monde  en  soi  par  derrière  les  phénomènes,  car 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  ZiOS 

alors  la  raison  absolue  est  le  monde  en  soi  lui-même  ?  Elle  est  l'ar- 
chétype du  monde,  elle  le  crée  en  le  pensant,  et  voilà  encore  une 
fois  l'idéalisme  absolu  qui  sort  de  l'idéalisme  subjectif! 

On  voit  par  là  que  ceux  qui  croiraient  pouvoir  se  maintenir  au 
point  de  vue  de  Kant  n'ont  pas  suffisamment  creusé  ce  point  de  vue. 
On  voit  que  cette  grande  critique  de  la  métaphysique  contient  en 
soi  une  métaphysique,  que  l'apparent  scepticisme  de  Kant  est  au 
fond  très  dogmatique,  car  il  érige  la  raison  humaine  en  arbitre  ab- 
solu. Le  vrai  sceptique  nierait  tout,  même  la  raison,  même  la  pen- 
sée; mais  ramener  tout  à  la  pensée,  c'est  retourner  le  problème  :  ce 
n'est  pas  le  résoudre,  ce  n'est  pas  le  supprimer. 

III. 

Le  scepticisme  de  Kant  est  caché  au  fond  de  toutes  les  doctrines 
sceptiques  de  notre  temps;  mais  celles-ci  n'en  ont  pas  toujours 
conscience.  L'analyse  critique  de  tous  les  concepts  de  l'entende- 
ment humain  est  une  œuvre  trop  compliquée,  trop  difficile,  et  la 
plupart  des  adversaires  de  la  métaphysique  aiment  mieux  em- 
ployer une  méthode  plus  simple,  plus  commode.  Ils  observent 
qu'en  fait  il  y  a  des  sciences,  à  savoir  les  sciences  positives,  qui, 
se  bornant  à  constater  et  à  relier  les  phénomènes  de  la  nature, 
arrivent  dans  ces  limites  à  une  parfaite  exactitude  et  à  une  cer- 
titude absolue.  Sans  examiner  à  quelles  conditions  se  forment  de 
telles  sciences,  quelles  sont  les  idées  de  l'esprit  humain  qui  s'y 
appliquent,  et  s'il  n'y  a  pas  déjà  là  une  sorte  de  réfutation  du  scep- 
ticisme, ils  se  contentent  de  jouir  de  la  sécurité  pratique  que  leur 
assurent  des  méthodes  cent  fois  éprouvées,  et,  enfermés  dans  le 
cercle  où  ils  ont  l'habitude  de  se  mouvoir,  ils  traitent  de  rêve,  de 
chimère,  de  poésie  tout  ce  qui  dépasse  ce  cercle  étroit  et  familier. 
Dogmatiques  sur  le  terrain  de  la  science  positive  et  de  la  vie  pra- 
tique, ils  sont  sceptiques  en  métaphysique,  sans  se  demander  si 
peut-être  ce  ne  sont  pas  là  deux  états  d'esprit  contradictoires. 

Pour  nous,  nous  sommes  étonné  de  voir  les  sciences  dites  posi- 
tives montrer  tant  de  préventions  contre  la  philosophie,  car  il  nous 
semble  que  ces  sciences,  profondément  méditées  et  considérées 
dans  leurs  parties  les  plus  hautes,  touchent  aux  confins  de  la  mé- 
taphysique, et  n'en  sont  même  pour  ainsi  dire  que  le  premier  de- 
gré. Quelle  est  en  effet  la  prétention  de  la  métaphysique?  C'est  de 
nous  conduire  des  choses  sensibles  aux  choses  intelligibles,  du  sub- 
jectif à  l'objectif,  c'est-à-dire  de  ce  qui  nous  paraît  à  ce  qui  est,  des 
phénomènes  aux  substances  et  aux  causes,  et  enfin  du  relatif  à  l'ab- 
solu. Or  nous  allons  voir  que  ce  passage  a  lieu  dans  les  sciences,  et 
qu'il  est  même  précisément  ce  qu'on  appelle  la  science. 


594  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  pourrait  croire  en  effet  à  première  vue  que,  dans  les  sciences 
de  la  nature,  ce  sont  les  choses  sensibles  qui  sont  l'objet  de  la 
science,  et  que  les  sens  en  sont  l'instrument;  mais  un  peu  de  ré- 
flexion nous  fait  voir  qu'il  n'en  est  rien.  Les  sens  ne  sont  que  des 
agens  secondaires  obéissant  à  un  maître  supérieur  qui  est  l'enten- 
dement. Le  sensible  n'est  que  l'occasion  de  la  pensée  et  le  signe 
de  l'intelligible.  Par  exemple,  lorsque  le  physicien  traite  de  la  cha- 
leur, croit-on  qu'il  entende  parler  de  la  sensation  de  chaud  ou  de 
froid  qu'il  peut  personnellement  éprouver?  Cette  sensation  est-elle 
autre  chose  pour  lui  qu'un  avertissement  de  la  présence  d'un  cer- 
tain agent,  dont  il  étudie  les  lois  sans  se  préoccuper  de  ses  pro- 
pres impressions?  De  même  l'électricité  se  confond-elle  avec  la 
sensation  de  commotion  douloureuse  qu'elle  provoque,  les  proprié- 
tés chimiques  des  corps  avec  les  sensations  de  salé,  d'acide  ou 
d'amer  qui  les  accompagnent  ?  Ces  sensations  sont  des  signes  que 
le  savant  ne  fait  que  traverser  pour  atteindre  ce  que  les  sens  ne 
peuvent  connaître,  ce  qui  ne  se  découvre  qu'à  l'esprit,  à  savoir  les 
rapports  généraux  des  phénomènes,  les  lois,  les  genres,  les  types, 
en  un  mot  le  pur  intelligible.  Plus  la  science  s'élève  dans  ses  gé- 
néralisations, plus  elle  élimine  le  sensible  et  s'en  dégage.  Ainsi 
dire  avec  les  physiciens  d'aujourd'hui  que  la  chaleur  est,  selon 
toute  apparence,  identique  à  la  lumière,  et  que  l'une  et  l'autre  ne 
sont  que  des  mouvemens,  n'est-ce  pas  écarter,  je  dirai  même  fouler 
aux  pieds  toute  représentation  sensible?  Car,  pour  les  sens,  quoi 
de  moins  semblable  que  la  chaleur  et  la  lumière,  la  lumière  et  le 
mouvement?  On  peut  conclure  de  ces  faits  que,  si  la  métaphysique 
prétend  s'élever  au-dessus  des  choses  sensibles  pour  atteindre 
jusqu'aux  derniers  intelligibles,  elle  ne  fait  en  cela  que  continuer, 
en  traversant  peut-être  un  peu  trop  vite  beaucoup  d'intermédiaires, 
elle  ne  fait,  dis-je,  que  continuer  et  imiter  la  méthode  des  savans. 

De  ce  qui  vient  d'être  exposé,  on  peut  conclure  aisément  que  les 
sciences  passent  sans  cesse  du  subjectif  à  l'objectif,  de  ce  qui  pa- 
raît aux  sens  à  ce  qui  est  en  réalité,  car  elles  passent  de  ce  qui 
n'est  vrai  que  pour  celui  qui  l'éprouve  à  ce  qui  est  vrai  pour  tous 
les  observateurs  en  général,  et  par  conséquent  indépendamment  de 
chacun  d'eux  en  particulier.  On  connaît  cette  pensée  de  Pascal  : 
«  L'un  dit  :  Il  y  a  deux  heures;  l'autre  dit  :  11  n'y  a  que  trois  quarts 
d'heure.  Je  regarde  à  ma  montre,  et  je  dis  à  l'un  :  Vous  vous  en- 
nuyez, et  k  l'autre  :  Le  temps  ne  vous  dure  guère,  car  il  y  a  une 
heure  et  demie.  »  C'est  l'image  du  vulgaire  et  de  la  science.  Trois 
personnes  sont  réunies  dans  une  chambre.  L'une  dit  :  Il  fait  chaud 
ici;  la  seconde  :  Il  fait  froid.  Le  savant  consulte  le  thermomètre,  et 
fixe  le  degré  de  température  indépendamment  des  impressions  de 
chacun.  Voilà  la  température  objective  de  la  chambre.  En  générali- 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  A95 

sant  cette  observation,  on  peut  dire  que  les  sciences  nous  donnent 
une  véritable  démonstration  du  monde  extérieur,  si  souvent  mis  en 
doute  par  les  sceptiques.  Tant  qu'on  n'a  vu  dans  le  monde  exté- 
rieur, comme  le  pyrrhonisme  de  l'antiquité,  que  des  phénomènes 
variables  et  changeans,  sans  autre  lien  que  celai  qu'établissent 
l'imagination  et  l'habitude,  on  comprend  jusqu'à  un  certain  point 
le  scepticisme  à  l'égard  du  inonde  extérieur;  mais  lorsque,  par  l'ana- 
lyse, l'expérimentation  et  le  calcul,  on  vient  à  déterminer  à  priori 
l'ordre  dans  lequel  les  phénomènes  devront  se  produire,  lorsque 
l'induction,  dépassant  les  limites  de  toute  expérience,  pénétrant 
dans  le  passé,  reconstruit  l'histoire  du  inonde  avec  une  admirable 
précision,  qui  pourrait  ne  voir  là  que  le  rêve  de  l'imagination,  le 
fantôme  d'une  raison  subjective?  A  propos  de  quoi  irais-je  supposer 
que  ces  phénomènes  si  complexes,  soumis  à  tant  d'influences  entre- 
croisées, et  cependant  dérivant  tous  de  quelques  lois  très  simples,  à 
quel  propos  irais-je  supposer  que  ces  phénomènes  viennent  de  moi 
et  ne  résident  qu'en  moi?  Passe  encore  pour  Kepler  et  pour  Newton, 
qui  ont  découvert  les  lois  du  système  du  monde.  On  peut  dire  que 
c'est  leur  propre  raison  qu'ils  ont  objectivée;  mais,  pour  moi,  ou 
pour  tout  autre,  qui  ne  savons  pas  même  formuler  ces  lois,  qui  les 
comprenons  à  peine,  qui  n'en  connaissons  ni  la  démonstration  ni 
les  conséquences,  de  quel  droit  pourrions-nous  supposer  qu'elles 
sont  l'œuvre  de  notre  esprit?  Voici  la  Mécanique  céleste  de  Laplace, 
à  laquelle  il  est  impossible  de  rien  comprendre  sans  être  versé  dans 
les  plus  hautes  et  les  plus  profondes  mathématiques.  Ce  livre  ex- 
plique avec  la  plus  merveilleuse  précision  des  mouvemens  que  je 
n'ai  jamais  observés,  des  phénomènes  dont  je  ne  sais  pas  même  le 
nom.  Et  tout  cela,  ces  phénomènes,  ces  mouvemens,  ces  lois,  ces 
nombres,  ces  calculs,  ce  grand  système  de  mécanique,  serait  l'œu- 
vre de  mon  esprit!  On  voit  que  d'absurdités  pour  l'idéaliste  qui 
voudrait  aller  jusque-là.  Quant  à  celui  qui,  moins  excessif,  se  con-. 
tenterait  de  soutenir  la  subjectivité  de  la  raison  humaine  en  géné- 
ral, la  science  lui  donne  encore  une  sorte  de  démenti,  car  il  n'y 
a  pas  toujours  eu  de  raison  humaine,  il  n'y  a  pas  toujours  eu 
d'hommes  sur  la  terre.  Si  haut  que  la  géologie  fasse  remonter  l'ori- 
gine de  l'homme,  on  n'ira  pas  jusqu'à  dire  que  l'homme  est  éter- 
nel, car  la  vie  même  n'est  pas  éternelle.  Cependant,  avant  l'homme, 
le  monde  existait.  Supposez  donc,  comme  le  disait  autrefois  Prota- 
goras,  que  l'homme  soit  la  mesure  de  toutes  choses  :  que  signifie 
cette  histoire  du  monde  antérieur  à  l'homme?  A  quel  propos  et  com- 
ment l'homme  aurait-il  pu  tirer  de  la  série  de  ses  phénomènes  sub- 
jectifs une  induction  qui  lui  représenterait  un  monde  antérieur  à 
lui,  et  dans  lequel  il  serait  apparu  un  jour?  Si  tout  est  subjectif, 
comment  l'homme  peut-il  concevoir  quelque  temps  où  il  n'aurait 


li9G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  été  ?  Supposer  avec  Fichte  que  c'est  l'esprit  qui  crée  le  monde 
actuel  est  déjà  une  singulière  fiction;  mais  imaginer  que  l'esprit 
trouve  dans  ce  monde  actuel,  déjà  fictif,  les  traces  d'un  monde  an- 
térieur qui  n'a  pas  existé,  c'est  le  comble  de  la  fantaisie  et  du  pa- 
radoxe. 

Il  n'est  pas  aussi  facile  d'établir,  je  le  reconnais,  que  les  sciences 
nous  font  passer  des  phénomènes  aux  substances  et  aux  causes, 
et  pour  le  démontrer  il  faudrait  des  analyses  trop  délicates  et  trop 
difficiles  pour  être  utilement  abordées  ici.  Contentons-nous  de  dire 
que  les  sciences  nous  font  passer  du  relatif  à  l'absolu;  elles  le  font 
par  exemple  lorsqu'elles  établissent  entre  les  phénomènes  des  rap- 
ports fixes,  mesurés,  indépendans  de  mon  propre  point  de  vue,  de 
mes  affections  et  même  de  mon  existence.  Ces  rapports  sont  en  soi 
toujours  les  mêmes,  et  on  peut  toujours  les  retrouver  dans  quelque 
circonstance  que  ce  soit.  Sans  doute  ces  rapports  paraissent  chan- 
ger avec  les  circonstances  elles-mêmes;  mais  si  l'on  décompose  les 
phénomènes  complexes  qui  résultent  de  la  rencontre  des  circon- 
stances, on  voit  que  la  loi  qui  les  régit  n'est  que  la  résultante  de 
toutes  les  lois  élémentaires  qui  régissent  chaque  classe  de  phéno- 
mènes en  particulier,  de  telle  sorte  que  la  complexité  même  de  ces 
rapports  est  une  vérification  merveilleuse  de  la  parfaite  exactitude 
des  lois  simples  qui  se  sont  combinées  pour  les  produire.  Ces  lois 
sont  donc  quelque  chose  d'absolu  :  sans  doute  elles  sont  loin  d'être 
le  dernier  absolu;  mais  elles  le  supposent,  elles  y  conduisent,  soit 
qu'on  les  considère  comme  la  manifestation  d'un  être  infini,  dont 
elles  seraient  l'essence  même,  ce  qui  est  l'hypothèse  du  panthéisme, 
soit  qu'on  les  suppose  décrétées  et  portées  par  une  intelligence  et 
une  volonté  absolues,  ce  qui  est  la  doctrine  théiste.  Vous  dites  qu'il 
suffit  de  constater  que  de  telles  lois  existent,  sans  qu'il  soit  né- 
cessaire de  rechercher  si  elles  sont  absolues  ou  relatives;  mais 
n'est-ce  pas  là  trop  présumer  de  l'incuriosité  humaine,  et  comment 
voulez-vous  nous  apprendre  qu'il  existe  dans  la  nature  des  rap- 
ports permanens,  généraux,  absolus  au  moins  en  apparence,  sans 
que  nous  soyons  tentés  de  demander  s'ils  ne  seraient  pas  l'ex- 
pression ou  l'œuvre  de  quelque  être  absolu? 

En  un  mot,  bien  loin  de  voir  entre  les  sciences  et  la  métaphy- 
sique, comme  on  est  tenté  de  le  croire,  une  opposition  et  une  riva- 
lité naturelles,  il  nous  semble  au  contraire  qu'elles  sont  intimement 
liées,  que  les  sciences  doivent  nécessairement  éveiller  la  curiosité 
métaphysique,  non  pas  peut-être  chez  les  savans,  qui  ont  autre 
chose  à  faire,  mais  chez  les  hommes  que  leur  esprit  prédispose  à 
ces  sortes  de  recherches.  Les  sciences,  quoi  qu'elles  en  aient,  plon- 
gent de  toutes  parts  dans  l'intelligible  et  dans  l'absolu.  A  la  vérité, 
elles  peuvent  toujours  en  revenir  quand  elles  le  veulent,  reprendre 


LE    SCEPTICISME    MODERNE.  /l97 

pied  dans  le  monde  phénoménal  et  vérifier  leurs  conjectures  par 
l'expérience.  De  telles  vérifications  échappent  à  la  métaphysique; 
mais,  si  elle  n'a  pas  l'expérimentation  et  le  calcul,  elle  a  l'induc- 
tion, l'analyse  et  le  raisonnement,  et  ce  ne  sont  pas  là  des  moyens 
absolument  impuissans.  Sans  doute  il  faut  toujours  un  point  d'ap- 
pui :  si  haut  que  l'on  s'élève  dans  l'atmosphère,  c'est  encore  l'air 
qui  nous  pousse,  et  il  ne  faut  pas,  suivant  la  charmante  image  de 
Kant,  imiter  la  colombe  qui,  fière  de  la  facilité  de  son  vol,  s'imagine 
qu'elle  volerait  plus  rapidement  encore,  si  elle  planait  dans  le  vide. 
La  métaphysique  ne  peut  donc  se  passer  d'  un  point  d'appui  :  ce 
point  d'appui,  on  l'a  vu,  elle  peut  le  trouver  dans  les  sciences  elles- 
mêmes  et  dans  les  hautes  généralités  scientifiques,  qui  ne  sont 
d'ailleurs  que  les  applications  des  idées  fondamentales  de  l'esprit 
humain,  telles  que  la  psychologie  les  découvre  dans  la  conscience. 
Pour  finir  par  où  nous  avons  commencé,  nous  voudrions  que  tous 
les  savans  et  tous  les  théologiens,  bien  loin  de  chercher  toujours  à 
décourager  la  philosophie  par  leurs  envieuses  critiques,  lui  applau- 
dissent au  contraire  et  la  suivissent  de  leurs  vœux.  La  métaphy- 
sique n'ofi"rira  jamais  sans  doute  cette  absolue  certitude  que  l'on 
trouve  soit  dans  un  dogme  religieux ,  soit  dans  une  science  rigou- 
reusement démonstrative,  et,  si  elle  est  sage,  elle  se  contentera 
de  ce  que  M.  Emile  Saisset  appelait  si  justement  «  un  dogmatisme 
limité.  »  La  métaphysique  a  néanmoins  deux  grandeurs  par  où  elle 
est  immortelle  :  d'un  côté,  elle  est  le  plus  haut  effort  de  la  liberté 
de  la  pensée;  de  l'autre,  elle  nous  ouvre  des  perspectives  profondes 
sur  les  régions  de  l'éternel  et  de  l'invisible.  Par  la  liberté,  elle  est 
la  sœur  de  toutes  les  sciences;  par  l'infini,  elle  est  la  sœur  de  la 
religion.  L'esprit  humain  n'a  nul  intérêt  à  se  mutiler  lui-même, 
et  il  est  impossible  de  fixer  des  limites  infranchissables  au  cercle 
de  la  vérité.  Si  l'on  voulait  limiter  l'espace,  on  verrait  qu'au-delà 
de  ces  dernières  limites  il  y  a  encore  de  l'espace;  ainsi  en  est-il  du 
champ  de  la  vérité.  L'esprit  humain  franchira  toujours  ces  limites 
arbitraires,  et  ne  s'arrêtera  qu'à  la  conception  du  dernier  intelli- 
gible, de  la  dernière  substance  et  de  la  dernière  cause.  Ainsi  monte 
de  degrés  en  degrés  la  métaphysique  dans  la  région  des  idées 
pures  :  c'est  de  là  qu'elle  a  jusqu'ici  défié  les  attaques  du  scepti- 
cisme, qui,  bien  loin  de  la  couper  par  la  racine,  n'a  jamais  réussi 
au  contraire  qu'à  lui  imprimer  un  élan  nouveau.  Du  haut  de  ce 
monde  intelligible,  elle  défiera  encore  le  scepticisme  dans  l'avenir 
comme  par  le  passé,  à  la  condition  toutefois,  je  l'avoue,  de  re- 
descendre de  temps  en  temps  prendre  pied  parmi  les  hommes,  et 
de  ne  point  trop  dédaigner  la  caverne  de  Platon. 

Paul  Janet,  de  l'instuut. 

TOME  LVI.  —  1865.  32 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars  18G5. 

Quelles  que  soient  les  impressions  que  les  événemens  des  vingt  dernières 
années  ont  laissées  sur  les  opinions  politiques  divergentes,  il  est  impos- 
sible que  la  mort  prématurée  de  M.  de  Morny  n'excite  point  en  nous  un 
sentiment  de  tristesse  mêlé  à  des  réflexions  sérieuses.  On  ne  peut  pas  en  ce 
moment  juger  la  carrière  de  M.  de  Morny;  on  ne  saura  peut-être  point 
non  plus  la  mesurer  avec  justesse  dans  l'avenir,  quand  on  aura  perdu  le 
sentiment  du  milieu  et  de  l'époque  que  cette  existence  active  et  brillante 
a  traversés.  On  pourra  dire  dans  l'avenir  des  choses  auxquelles  il  serait 
indiscret  et  de  mauvais  goût  de  faire  allusion  aujourd'hui;  mais  il  y  aura 
beaucoup  de  choses  aussi  dont  on  aura  perdu,  quand  on  aura  la  faculté  de 
tout  dire,  l'exacte  perspective  et  la  véritable  couleur.  Entre  les  froides 
adulations  officielles  du  présent  et  les  secs  arrêts  de  l'avenir,  il  devrait  y 
avoir  place  un  instant  pour  quelques  appréciations  où  palpiterait  du  moins 
encore  le  souffle  des  sympathies  vivantes. 

On  aime  toujours  son  temps,  même  lorsqu'on  croit  avoir  le  droit  de  s'en 
plaindre.  Il  n'est  guère  possible  d'avoir  aimé  notre  temps  et  de  s'arrêter 
avec  plaisir  aux  reflets  que  les  vingt  dernières  années  ont  pu  laisser  sur 
nos  imaginations,  sans  que  chacun  retrouve  à  tel  jour  plus  ou  moins  proche 
ou  lointain,  sur  le  fond  vaporeux  de  ces  fuyans  tableaux,  un  souvenir  ai- 
mable de  M.  de  Morny.  L'homme  politique  qui  vient  de  mourir  a  été  sur- 
tout, et  dans  toute  l'acception  que  ce  mot  peut  avoir  encore  à  notre  épo- 
que, un  homme  du  monde.  Peut-être,  si  l'on  voulait  détailler  ses  facultés, 
n'en  trouverait-on  aucune  qui  fût  précisément  supérieure,  si  ce  n'est  cette 
ouverture  d'esprit,  cette  expansion  vive  et  facile,  cette  souriante  bonne 
fortune  de  l'homme  du  monde.  La  vie  de  société  et  les  qualités  de  cette 
vie  firent  les  premiers  succès  et  la  première  réputation  de  M.  de  Morny. 
L'homme  qui  excite  aujourd'hui  de  si  nombreux  regrets  ne  datait  point 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  A99 

d'un  événement  politique,  de  I8Z18  ou  de  1851;  il  n'était  point  parmi  nous 
un  intrus  soudainement  imposé  à  la  renommée  par  une  révolution,  il  datait 
de  sa  propre  jeunesse,  accueillie  avec  une  bienveillance  générale,  épanouie 
en  pleine  société  parisienne.  M.  de  Morny  entra  jeune  dans  le  monde;  i[ 
eut  de  bonne  heure  la  réputation  d'être  heureux  et  fut  tout  de  suite  favori. 
Il  avait  été  élevé,  on  le  sait,  par  cette  femme  distinguée.  M""'  de  Souza,  qui 
nous  a  laissé  dans  ses  romans  de  si  charmantes  marques  de  son  esprit. 
Nous  avions  naguère  ici  réveillé  en  lui  ces  souvenirs  de  sa  première  édu- 
cation par  une  allusion  rapide  qu'il  releva  avec  une  bonne  grâce  empres- 
sée, en  nous  reprochant  un  long  éloignement,  que  sa  mort  imprévue  nous 
laisse  le  regret  de  n'avoir  pu  faire  cesser.  Il  eut  pour  tuteur  un  homme 
d'une  aménité  de  caractère  bien  attachante  aussi,  ce  parfait  galant  homme, 
M.  Gabriel  Delessert.  Dans  la  société  où  il  fut  élevé,  il  fut  rencontré  par 
M.  le  duc  d'Orléans,  le  prince  de  la  jeunesse  de  ce  temps,  qui  l'entraîna 
généreusejnent  dans  cet  aimable  tourbillon  qu'on  croyait  alors  conduit  par 
la  fortune.  La  commission  des  récompenses  nationales  nommée  après  la 
révolution  de  juillet  le  désigna  pour  un  brevet  d'officier.  Après  avoir  pris 
part  à  quelques-unes  de  ces  premières  campagnes  d'Afrique  qui  étaient 
comme  une  virile  école  d'élégance,  M.  de  Morny  quitta  l'armée.  A  partir  de 
ce  moment,  M.  de  Morny  mêla  la  vie  de  l'industrie  et  la  vie  politique  à  la 
vie  du  monde.  Ici  encore  le  succès  lui  sourit  vite.  Il  y  eut  bientôt  montré 
la  facilité  d'adapter  son  esprit  aux  choses  les  plus  diverses.  La  versatilité, 
si  l'on  prend  le  mot  au  sens  latin  et  dans  son  acception  d'origine,  était  en 
eifetle  caractère  de  l'intelligence  de  M.  de  Morny.  Cette  intelligence  n'était 
ni  vaste  ni  profonde,  mais  elle  était  équipée  de  façon  à  se  porter  lestement 
vers  des  objets  différens  et  à  s'y  ouvrir  accès.  Elle  unissait  ainsi  le  jeu  des 
frivolités  élégantes  au  goût  des  arts  et  aux  préoccupations  sérieuses.  Elle 
ne  se  concentrait  pas,  elle  rayonnait.  Voué  à  la  politique,  M.  de  Morny  fit 
voir  bientôt  qu'il  y  chercherait  la  base  sérieuse  de  sa  fortune.  C'est  un  des 
côtés  curieux  de  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe  que  le  goût  que  témoi- 
gna tout  à  coup  pour  la  politique  une  phalange  d'hommes  jeunes  qui  ne 
s'étaient  fait  connaître  jusque-là  que  comme  des  hommes  de  société  et 
de  plaisir.  L'élite  des  fondateurs  du  Jockey-Club  fit  irruption  dans  la 
chambre  des  députés.  Les  héros  des  romans  de  Balzac  donnèrent  une  es- 
couade inattendue  de  partisans  à  la  politique  de  M.  Guizot.  Nous  nous  sou- 
venons de  ce  singulier  mouvement  qui  se  passait  dans  une  région  trop 
exclusive  pour  être  aperçu  de  la  foule,  mais  qui  trahissait  des  symptômes 
auxquels  les  hommes  d'état  de  profession  eussent  bien  fait  de  prendre 
garde.  La  prétention  de  ces  survenans  était  d'apporter  dans  la  politique 
—  de  la  jeunesse.  Ils  professaient  une  déférence  sincère  pour  le  talent  et 
la  gravité  de  M.  Guizot;  mais  cela  ne  les  empêchait  point  de  souhaiter  à 
la  politique  gouvernementale  une  autre  allure  et  plus  d'entrain  vers  le 
progrès.  Ils  n'aimaient  pas  à  voir  le  gouvernement  se  paralyser  dans  la 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

routine  des  spécialités  fonctionnaires;  ils  se  flattaient,  si  l'on  se  fiait  à 
eux,  de  prouver  que  les  hommes  du  monde  ont  plus  d'adresse  que  les  spé- 
cialistes politiques  à  manier  les  hommes,  plus  de  flair  pour  pressentir 
l'opinion  et  plus  de  décision  dans  la  conduite  des  affaires.  Au  fond,  ils  ac- 
cusaient à  la  fois  et  le  ministère  et  l'opposition  de  sénilité.  Quant  à  eux, 
ils  étaient  conservateurs  assurément,  mais  jeunes  conservateurs,  ou  con- 
servateurs progressistes.  Cette  école  mondaine  a  fourni  depuis  à  la  politi- 
que des  ministres  et  des  diplomates  qui  ne  se  sont  pas  tirés  d'affaire  plus 
mal  que  d'autres.  M.  de  Morny  n'était  pas  le  chef  du  groupe  :  il  avait  trop 
de  réserve,  de  sang-froid,  de  prudence,  il  s'inclinait  avec  une  admiration 
trop  convaincue  devant  l'ascendant  de  M.  Guizot,  pour  se  livrer  à  des  ca- 
prices d'indiscipline;  mais  il  en  était  le  membre  le  plus  important  et  le 
plus  en  veine.  Il  publia  dans  la  Revue  du  1"  janvier  1868  un  article  sur 
les  conservateurs  progressistes  ;  il  avait  à  cœur  évidemment  les  opinions 
qu'il  exprimait  dans  cet  article,  l'unique  écrit  politique  de  lui  qui  nous 
soit  connu,  car  après  le  coup  d'état  il  en  fit  publier  de  nombreux  fragmens 
par  la  presse  officieuse.  Dans  les  trois  mois  qui  précédèrent  la  révolution  de 
18Zi8,  on  parlait  de  l'entrée  probable  de  M.  de  Morny  au  ministère  du 
commerce. 

Cette  révolution  sembla,  au  premier  moment,  renverser  toutes  les  espé- 
rances de  M.  de  Morny;  l'élection  du  10  décembre  le  remit  en  selle  et  lui 
ouvrit  une  carrière  plus  directe  et  plus  sûre  que  celle  qu'il  avait  pu  entre- 
voir jusqu'à  ce  jour.  M.  de  Morny,  grâce  à  ses  relations  sociales  et  poli- 
tiques, devint  l'intermédiaire  le  plus  naturel  entre  les  chefs  de  la  majorité 
de  l'assemblée  et  le  président.  Il  fit  preuve,  durant  toute  la  période  répu- 
blicaine, d'une  extrême  discrétion;  il  évita  de  se  mettre  en  avant,  il  ne  se 
compromit  par  aucun  acte  apparent,  il  resta  dans  la  coulisse.  Pourtant  il 
avait  dès  le  premier  moment  pris  son  parti,  savait  nettement  où  il  allait, 
et  s'apprêtait  avec  une  résolution  tranquille  et  souriante  au  rôle  qu'il  joua 
à  la  fin  de  1851.  Il  n'y  a  pas  d'indiscrétion  aujourd'hui  à  répéter  de  vieilles 
confidences  qui  n'apprendront  plus  rien  à  ses  amis  ni  à  ses  ennemis.  Il 
nous  disait  un  matin,  en  18/j9,  avec  une  insouciante  franchise  :  «  Quand 
le  coup  d'état  se  fera,  je  vous  en  préviens,  c'est  moi  qui  le  ferai.  «  Il  n'a- 
vait aucun  doute  sur  le  coup  d'état,  il  lui  était  seulement  impossible  de 
prévoir  au  milieu  de  quelles  circonstances  se  produirait  le  dénouement 
attendu  :  il  ne  savait  sous  quelle  forme  se  présenterait  l'occasion;  peut-être, 
comme  au  18  brumaire,  faudrait-il  affronter  l'assemblée  même  pour  la  dis- 
soudre, et  il  songeait  au  discours  qu'il  y  aurait  à  tenir  à  cette  assemblée 
condamnée.  Nous  nous  le  tînmes  pour  dit;  nous  fûmes  dès  lors  convaincus 
qu'il  y  aurait  un  coup  d'état,  et  que  M.  de  Morny  y  jouerait  dans  l'action 
le  premier  rôle. 

On  connaît  l'embarras  qu'éprouvait  Bossuet  lorsqu'il  rencontrait  les  hé- 
ros de  ses  oraisons  funèbres  dans  les  troubles  de  la  fronde  :  il  se  tii'ait  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  501 

ces  pas  difficiles  par  des  mots  de  génie.  Le  coup  d'état  de  décembre  n'est 
pas  un  écueil  moins  embarrassant  pour  les  hommes  de  notre  opinion  qui 
s'y  trouvent  conduits  par  le  courant  d'une  biographie.  Nous  ne  pouvons, 
pour  notre  compte,  échapper  au  péril  que  par  le  silence.  Ce  n'est  donc  pas 
à  nous  de  parler  de  la  conduite  de  M.  de  Morny  dans  cette  conjoncture 
critique.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  M.  de  Morny  put  faire  connaître  alors 
au  public  les  qualités  fortes  de  son  caractère.  Il  montra  ce  que  peuvent  la 
décision  et  le  sang-froid  dans  les  troubles  publics.  Il  atténua  le  côté  sombre 
du  coup  de  force  auquel  il  donna  son  concours  par  cette  aisance  de  ma- 
nières qui  lui  était  propre,  et  qui  semble  la  forme  naturelle  d'un  esprit  libé- 
ral. Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  la  confiscation  des  biens  de  la  maison  d'Orléans 
qui,  en  lui  apportant  l'occasion  d'une  prompte  retraite,  ne  lui  permît  de 
prendre  vis-à-vis  du  public  l'attitude  d'un  homme  dégagé  d'ambition ,  qui 
n'avait  saisi  le  pouvoir  que  pour  accomplir  une  œuvre  commandée  à  ses 
yeux  par  un  intérêt  social,  qui,  une  fois  la  tâche  faite,  reculait  devant 
l'usage  réactionnaire  de  la  puissance,  et  se  hâtait  galamment  de  rentrer 
dans  la  vie  ordinaire.  Témoins  à  coup  sûr  désintéressés  de  la  vie  publique 
de  M,  de  Morny  depuis  cette  époque,  nous  devons  convenir  qu'il  tint  dès 
lors  une  grande  place  en  France  devant  l'opinion.  Ceux  qui  adorent  chez 
nous  le  principe  d'autorité,  ceux  qui  ressentent  pour  le  maintien  de  l'ordre 
une  passion  farouche  et  craintive,  ceux  que  hante  dans  leur  sommeil  le  cau- 
chemar du  gâchis  dont  M.  de  Boissy  parlait  l'autre  jour  au  sénat,  voyaient 
pour  eux  une  grande  sécurité  dans  le  rôle  que  M.  de  Morny  aurait  pu  jouer 
de  nouveau  au  milieu  de  circonstances  critiques.  Par  un  contraste  qui 
révèle  aussi  la  valeur  de  l'homme  qu'aujourd'hui  l'on  regrette,  des  es- 
prits libéraux  ne  plaçaient  point  une  moindre  confiance  dans  le  concours 
que  M.  de  Morny  pourrait  prêter  au  progrès  des  institutions  libérales. 
D'autres  enfin  ajoutaient,  non  sans  raison,  aux  moyens  d'influence  du  pré- 
sident du  corps  législatif  ses  relations  avec  le  monde  politique  européen, 
qui  eussent  pu  aussi  devenir,  à  un  moment  donné,  une  utile  ressource. 
Ainsi  s'était  faite  peu  à  peu,  grâce  à  son  origine,  à  ses  débuts,  à  la  facilité 
d'un  esprit  applicable  aux  occupations  les  plus  variées,  à  la  fermeté  et  à 
l'aménité  d'un  caractère  qui  savait  tour  à  tour  commander  aux  circon- 
stances ou  s'y  assouplir,  grâce  aussi  à  ce  don  de  la  bonne  chance  tant  prisé 
par  les  anciens  politiques,  —  ainsi  s'était  faite  chez  nous  ce  qu'il  faut  ap- 
peler la  situation  unique  de  M.  de  Morny.  Ce  qui  distinguait  surtout 
cette  situation,  c'est  qu'elle  n'avait  rien  d'exclusif  et  d'inabordable,  c'est 
qu'elle  touchait  à  tout  et  à  tous,  c'est  que  celui  qui  l'occupait  était  véri- 
tablement le  contemporain  des  hommes  et  des  choses  de  notre  époque. 
M.  de  Morny,  dont  la  vie  a  été  une  longue  habitude  de  réussir,  a-t-il  été 
heureux  jusqu'à  la  fin?  Sa  mort,  envisagée  comme  l'achèvement  d'une 
carrière  politique,  a-t-elle  été  opportune?  L'avenir  le  dira;  mais  le  pré- 
sent ne  peut  s'empêcher  de  s'apercevoir  et  de  la  grande  place  que  rem- 


502  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

})lissalt  M.  de  Moniy  et  du  grand  vide  que  laisse  révanouissement  subit 
d'une  situation  semblable.  11  est  aisé  de  remplacer  le  président  d'une 
chambre;  mais  on  n'improvise  point  l'équivalent  d'une  situation  telle  que 
celle  de  M.  de  Morny.  Voilà  ce  qui  devrait  être  l'objet  de  pensées  graves. 
Il  est  des  régimes  politiques  où  l'on  s'inquiète  peu  de  la  valeur  propre  des 
hommes  sous  le  prétexte  que  les  institutions  y  suppléent  à  l'insulRsance 
des  personnes.  Le  régime  actuel  de  la  France  n'est  point  de  ceux-là;  il  est 
de  ceux  au  contraire  qui  empruntent  au  mérite  des  hommes  leur  éclat  et 
leur  solidité.  La  perte  d'un  homme  qui  ne  se  peut  remplacer  est  i)lus  sen- 
sible à  ces  régimes  qu'à  d'autres.  La  France  a  besoin  que  l'éducation  poli- 
tique se  régénère  dans  son  sein,  sous  l'influence  fécondante  d'institutions 
plus  libérales;  c'est  le  conseil  que  la  mort  semble  venir  nous  rappeler  cha- 
que fois  qu'elle  éteint  au  milieu  de  nous  une  existence  importante  :  elle  n'a 
jamais  donné  cet  avertissement  avec  une  autorité  plus  pressante  et  plus 
sévère  que  le  jour  où  elle  a  enlevé  M.  de  Morny. 

Les  deuils  les  plus  douloureux  n'interrompent  point  le  cours  des  af- 
faires publiques;  tandis  que  commençait  l'agonie  du  président  du  corps 
législatif,  le  débat  de  l'adresse  s'ouvrait  au  sénat.  La  première  séance  de 
cette  discussion  n'a  point  été  heureuse.  Il  est  bizarre  que  l'ouverture  de 
ce  grand  opéra  politique  soit  habituellement  composée  et  exécutée  par 
M.  de  Boissy.  Si  la  délibération  des  grandes  affaires  du  pays  ne  devait 
être  qu'un  amusement,  on  pourrait  souhaiter  un  amusement  plus  délicat;, 
mais  on  prendrait  son  parti  de  rire  des  propos  comiques  de  M.  de  Boissy. 
Les  discours  de  ce  représentant  singulier  des  illustrations  de  la  France 
sont  de  véritables  macaronées  politiques.  La  première  question  que  l'on 
s'adresse  en  lisant  ces  discours  est  celle-ci  :  M.  de  Boissy  obtient-il  ses 
effets  oratoires  par  une  originalité  naïve  ou  par  une  excentricité  calcu- 
lée ?  Le  sénat,  à  notre  avis,  a  tort  de  prendre  au  sérieux  les  chevauchées 
à  travers  champs  de  cet  enfant  terrible.  11  procure  ainsi  à  M.  de  Boissy  de- 
succès  inaccoutumés.  Les  lois  et  réglemens  actuels  ne  nous  permettent 
point  d'entendre  M.  de  Boissy  au  sénat,  mais  nous  nous  souvenons  de  l'a- 
voir entendu  à  l'ancienne  chambre  des  pairs.  M.  de  Boissy  n'était  point 
alors  un  orateur  amusant.  Il  débitait  lourdement,  du  ton  monotone  d'un 
écolier  qui  récite  une  leçon,  les  énormités  que  le  chancelier  se  donnait  de 
temps  en  temps  le  plaisir  d'interrompre.  La  chambre,  au  surplus,  n'écou- 
tait guère,  et  le  bruit  des  conversations  particulières  couvrait  ordinaire- 
ment la  voix  de  l'orateur.  M.  de  Boissy,  paraît-il,  a  plus  de  succès  au  sénat. 
A  notre  avis,  son  succès  consiste  en  ceci  :  il  échauffe  son  auditoire,  pro- 
voque les  interruptions,  et  parvient  à  se  faire  donner  naïvement  par  ses  col- 
lègues des  répliques  incroyables.  Si  M.  de  Boissy  a  le  naturel  malin  et  plai- 
.'îant,  ces  répliques  doivent  le  combler  de  joie  et  le  pousser  au  paroxysme 
de  la  bonne  humeur.  La  France  dans  ses  unions  avec  ses  gouvernemens 
peut  être  comparée  à  une  veuve  qui  se  serait  plusieurs  fois  remariée  :  par 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  503 

l'organe  de  M.  de  Boissy,  elle  a  le  mauvais  goût  de  trop  souvent  rappeler 
à  son  présent  mari  les  qualités  de  ses  défunts  époux;  qu'y  a-t-il  de  plus 
comique  que  M.  de  Boissy  parlant  de  sa  fidélité  aux  régimes  anciens  et 
provoquant  chez  les  sénateurs,  qui  ne  veulent  pas  lui  laisser  le  privilège 
de  ce  mérite,  des  explosions  de  fidélité  rétrospective  envers  les  gouverne- 
mens  passés  en  face  du  mari  vivant?  Qu'y  a-t-il  de  plus  inattendu  que  cet 
impassible  orateur  faisant  jaillir  cette  apostrophe  de  la  bouche  d'un  de  ses 
vieux  collègues  :  «  Nous  ne  nous  conduirons  pas  comme  le  sénat  de  I8IZ1?» 
Enfin  il  est  pour  nous  inexplicable  que  M.  de  Boissy  ait  réussi  à  passionner 
le  sénat  au  point  de  lui  faire  répéter  d'avance  en  quelque  sorte,  avec  une 
émotion  louable  sans  doute,  mais  de  la  façon  la  plus  intempestive  et  la 
plus  déplacée  la  scène  de  la  transmission  de  la  couronne.  On  compren- 
drait le  soulèvement  enthousiaste  d'une  assemblée  en  face  d'un  grand  et 
éloquent  factieux  qui  viendrait  braver  fièrement  devant  elle  la  loi  du  pays 
et  le  sentiment  dynastique;  mais  nous  n'aurions  jamais  imaginé  que  M.  de 
Boissy  pût  mériter  une  si  tempétueuse  réponse.  Le  turbulent  orateur  a 
prodigué  en  même  temps  à  l'empereur  et  au  gouvernement  parlementaire 
les  témoignages  de  son  admiration  et  de  son  dévouement.  Ses  protestations 
parlementaires  ne  sont  pas  plus  de  notre  goût  que  ses  protestations  im- 
périalistes n'ont  été  du  goût  du  sénat  :  les  parlementaires  repoussent  les 
unes  comme  le  sénat  a  repoussé  les  autres.  Cependant,  si  nous  faisions 
partie  du  l'auditoire  de  M.  de  Boissy,  nous  lui  refuserions  la  satisfaction 
de  nous  avoir  pour  interrupteurs.  Nous  l'écouterions  peut-être  quand  ses 
éloges  s'adresseraient  aux  idées  de  nos  adversaires;  nous  nous  boucherions 
les  oreilles  quand  il  dirait  des  douceurs  aux  nôtres.  Nous  serions  vraiment 
trop  confus,  si  nous  lui  accordions  le  pouvoir  de  nous  impatienter  et  de 
faire  sortir  de  son  tempérament  une  assemblée  sérieuse. 

Les  débats  graves  n'ont  commencé  au  sénat  que  dans  la  dernière  séance 
<|ui  nous  soit  connue.  Cette  séance  a  été  remplie  par  un  important  dis- 
cours de  l'honorable  M.  Rouland.  L'ancien  ministre  de  l'instruction  publi- 
que et  des  cultes  a  vigoureusement  attaqué  les  questions  soulevées  par 
l'encyclique  et  la  publication  du  Syliobus.  M.  Rouland,  au  point  de  vue  de 
la  doctrine  sur  les  rapports  de  l'église  et  de  l'état,  s'en  tient  à  la  vieille 
tradition  du  gallicanisme  parlementaire  :  au  point  de  vue  des  faits,  sa 
discussion  a  été  nourrie  d'informations  intéressantes  et  curieuses,  qu'il  a 
présentées  avec  une  rare  netteté  et  sans  tenir  compte  des  réserves  di- 
plomatiques. Nous  n'avons  jamais  dissimulé  les  raisons  historiques  et  po- 
litiques qui  nous  empêchent  d'embrasser  les  doctrines  gallicanes  professées 
aujourd'hui  par  les  orateurs  officiels.  Il  ne  nous  paraît  ni  équitable  ni  pra- 
tique de  vouloir  appliquer  à  la  situation  présente  de  l'église  la  vieille  tra- 
dition du  gallicanisme.  Le  concordat  de  Napoléon,  qui  n'a  été  qu'un  expé- 
dient temporaire,  n'a  pas  pu  faire  rétrograder  la  France  jusqu'au  véritable 
régime  ecclésiastique,  antérieur  à  1789,  sur  lequel  les  idées  gallicanes 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étaient  fondées.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  l'importance  qu'avait  l'église 
en  France  sous  l'ancien  régime.  Le  catholicisme  était  alors  la  religion  de 
l'état  :  cette  union  du  spirituel  et  du  temporel  que  le  Syllabus  invoque  à 
sa  guise  existait  alors  en  France  d'une  certaine  façon.  Le  pouvoir  séculier 
prêtait  alors  son  concours  au  dogme  avec  une  rigueur  qui  a  été  parfois 
bien  cruelle.  Les  parlemens  eux-mêmes  appliquaient  des  pénalités  sévères 
aux  transgressions  de  la  loi  religieuse  et  ecclésiastique.  Le  clergé,  à  cette 
époque,  avait  dans  une  grande  mesure  l'indépendance  matérielle;  il  était 
propriétaire  et  ne  concourait  aux  charges  de  l'état  qu'en  se  taxant  lui- 
même  et  en  conservant  fièrement  à  ses  contributions  le  titre  de  don  gra- 
tuit. En  vérité,  il  n'est  pas  tout  à  fait  juste  de  présenter  au  clergé  le  régime 
du  concordat  et  des  articles  organiques  comme  la  continuation  pure  et 
simple  de  la  constitution  gallicane.  Napoléon,  en  dép^,  de  ses  efforts  ré- 
trospectifs, n'a  point  pu  réparer  la  grande  et  irrévocable  tupture  accomplie 
par  la  révolution  entre  l'église  et  l'état.  Il  n'a  pas  pu  rendre  à  l'église  le 
monopole  d'une  religion  d'état  que  possédaient  nos  anciens  gallicans  ;  il 
n'a  pu  rendre  à  l'église  ses  biens,  il  a  remplacé  un  clergé  propriétaire  par 
un  clergé  salarié.  Qu'on  ne  le  méconnaisse  donc  point,  si  l'on  veut  être 
exact,  juste,  et  faire  avancer  vers  une  conclusion  logique  les  discussions 
actuelles  :  le  gallicanisme  n'est  plus  un  terrain  suffisant  pour  établir  les 
rapports  de  l'église  et  de  l'état,  car  c'est  un  terrain  que  personne,  pas 
plus  l'état  que  l'église,  n'a  sous  les  pieds. 

M.  Rouland  a  tracé  un  tableau  très  vrai  et  très  saisissant  des  progrès 
rapides  que  l'ultramontanisme  a  depuis  quelques  années  accomplis  chez 
nous.  Ces  progrès  sont  un  fait  remarquable  ;  mais,  au  lieu  de  s'indigner 
contre  ce  fait,  ne  serait-il  pas  plus  sage  d'en  étudier  les  causes  profondes  ? 
Un  légiste  français  qui  s'étonne  qu'il  n'y  ait  plus  de  gallicans  dans  le 
clergé  français  ne  devrait-il  pas  réfléchir  que,  pour  être  une  chose  sé- 
rieuse et  forte,  il  ne  suffit  pas  que  le  gallicanisme  soit  recommandé  par 
l'autorité  administrative,  qu'il  faudrait  au  contraire  que,  comme  autrefois, 
il  sortît  spontanément  et  naturellement  des  entrailles  du  clergé  français? 
S'il  peut  y  avoir  chez  nous  un  gallicanisme,  c'est  évidemment  au  clergé  de 
France  de  le  créer,  de  le  constituer,  de  le  maintenir.  Chercher  à  constituer 
le  gallicanisme  lorsque  l'église  vous  échappe,  lorsqu'elle  va  d'un  élan  irré- 
sistible à  l'ultramontanisme,  comme  vous  le  reconnaissez  et  le  déplorez 
vous-mêma,  est  la  plus  chimérique  des  entreprises.  Essayons  donc  de  com- 
prendre de  bonne  foi  les  causes  du  mouvement  ultramontain.  La  cause  es- 
sentielle est  dans  l'état  incomplet  et  discordant  de  nos  propres  institutions 
politiques.  Ce  que  le  clergé  de  France  cherche  aujourd'hui  dans  l'ultra- 
montanisme, c'est  au  fond  une  issue  vers  l'indépendance  de  doctrine  et  de 
discipline  dans  ses  rapports  avec  l'état.  Un  culte  religieux  lié  par  des  dis- 
positions concordataires  et  législatives  spéciales  est  gêné,  se  sent  toujours 
à  l'étroit  et  tend  vers  ce  qui  le  dégage.  Or  vous,  l'état,  vous  êtes  pour  l'é- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  505 

glise  de  France  le  maître  prochain;  la  cour  de  Rome  est  le  maître  éloigné. 
On  se  sent  plus  libre  vis-à-vis  du  maître  éloigné  que  vis-à-vis  du  maître 
prochain,  et  c'est  vers  celui-là  que  l'on  va  pour  appuyer  son  indépendance. 
Ah!  si  l'église  en  France  était  placée  dans  les  conditions  du  droit  com- 
mun, et  si  les  conditions  du  droit  commun  politique  étaient  assez  larges 
chez  nous  pour  donner  satisfaction  entière  aux  justes  droits  ou  aux  justes 
libertés  de  la  conscience  religieuse,  soyez  sûrs  que  l'église  de  France  n'irait 
pas  planter  hors  du  sol  national  les  racines  de  son  indépendance.  Si  une 
France  vraiment  libre  se  constitue  jamais,  si  la  liberté  d'association,  la 
liberté  de  réunion,  la  liberté  de  parler  et  d'écrire  viennent  un  jour  à  pros- 
pérer et  à  fleurir  parmi  nous,  nous  en  aurons  bientôt  fini  avec  ces  chi- 
canes de  politique  religieuse  qui  effarouchent  et  blessent  les  consciences, 
troublent  les  esprits  et  suscitent  aux  gouvernemens  d'ingrats  soucis.  La 
société  civile  et  les  sociétés  religieuses  reprendront  leur  équilibre  naturel 
dans  la  commune  atmosphère  de  la  liberté;  mais  quand  on  cherche  de 
bonne  foi  la  solution  des  difficultés  de  notre  temps,  c'est  toujours  à  la 
borne  des  institutions  limitatives  de  la  liberté  politique  qu'on  vient  se 
heurter  et  que  vient  s'épuiser  notre  irritante  impuissance. 

C'est  encore  dans  l'imperfection  des  institutions  politiques  générales  que 
la  grande  et  humaine  question  de  l'instruction  primaire  rencontre  chez 
nous  le  plus  sérieux  obstacle.  Quelque  opinion  que  l'on  ait  touchant  les 
conclusions  du  rapport  de  M.  Duruy,  personne  ne  refusera  de  reconnaître 
le  soin  avec  lequel  ce  ministre  a  étudié  la  question  de  l'instruction  pri- 
maire. Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  l'inconséquence  apparente  de  la 
publication  de  ce  rapport  dans  le  journal  officiel  et  de  la  note  qui  a  pré- 
senté ce  document  comme  l'expression  de  l'opinion  personnelle  de  M.  Du- 
ruy en  réservant  la  pensée  et  la  résolution  du  gouvernement  lui-même.  Cet 
incident  nous  montre  que  sous  tous  les  régimes  il  y  a  au  sein  d'un  mi- 
nistère des  questions  ouvertes,  et  qu'aucun  pouvoir  n'est  à  l'abri  de  cette 
loi  supérieure  qui  soumet  l'intelligence  et  la  volonté  humaine  aux  tâtonne- 
mens  et  aux  hésitations.  Les  idées  et  les  mots  qui  ont  été  mis  en  avant  à 
ce  propos,  l'instruction  obligatoire,  l'instruction  gratuite,  ne  nous  font 
point  peur.  Nous  n'admettons  pas  plus  en  pareille  matière  les  négations  ab- 
solues que  les  affirmations  absolues.  Les  conclusions  de  M.  Duruy,  si  har- 
dies qu'elles  aient  pu  paraître,  ne  dépassent  point  le  champ  de  la  pra- 
tique et  sont  confirmées  par  de  notables  expériences.  La  France  est  régie 
par  le  suffrage  universel,  et  la  conscription  fait  planer  sur  tous,  au  caprice 
du  sort,  l'obligation  du  service  militaire.  Il  ne  serait  donc  point  illogique 
que  l'état  en  vînt,  en  France,  à  rendre  l'instruction  primaire  obligatoire, 
et  pour  cela  l'offrît  gratuite.  L'objection  financière,  le  surcroît  de  dépenses 
qu'un  tel  système  imposerait  au  trésor,  est  grave  sans  doute,  mais  elle  ne 
pourrait  être  qu'un  obstacle  accidentel,  et  s'il  n'y  avait  là  qu'une  question 
d'argent,  il  serait  honteux  d'y  voir  une  fin  de  non-recevoir  absolue.  La  ques- 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  la  plus  délicate  à  nos  yeux,  celle  qui  peut  exciter  de  respectables 
scrupules,  provient  de  notre  état  politique.  En  matière  d'instruction  pri- 
maire, il  semble  que  l'intervention  de  l'état  n'est  justifiée  et  ne  devient 
nécessaire  que  lorsque  l'esprit  d'association  a  épuisé  toute  sa  force.  Il  est 
évident  que  nous  n'en  sommes  point  là,  nous  chez  qui  la  liberté  d'ensei- 
gnement est  si  récente  et  l'esprit  d'association  si  imparfaitement  développé 
et  si  étroitement  contenu.  Faut-il  désespérer  de  l'avenir  de  l'association 
parmi  nous?  Faut-il  se  hâter  d'investir  l'état  d'une  nouvelle  et  immense 
prérogative  en  le  grevant  d'une  lourde  charge?  C'est  un  doute  devant  le- 
quel nous  ne  sommes  point  étonnés  que  l'on  s'arrête  quelque  temps. 

Nous  ne  sommes  point  disposés  à  devancer,  à  propos  des  affaires  d'Italie, 
les  discussions  auxquelles  la  convention  du  15  septembre  donnera  lieu  dans 
le  sénat  et  au  corps  législatif.  Des  opinions  contraires  aux  nôtres  seront 
sans  doute  exposées  avec  éclat  dans  ces  discussions,  mais  nous  ne  redou- 
tons point  ce  choc  d'idées.  On  dirait  que  les  controverses  usent  à  la  lon- 
gue les  aspérités  des  difficultés  politiques.  On  fait  du  chemin  à  travers  ces 
luttes.  Les  résultats  acquis  se  consolident;  on  est  bien  obligé,  en  critiquant 
les  actes  passés,  de  faire  la  part  du  feu  et  de  se  familiariser  avec  ce  qui  est 
possible.  En  attendant,  les  choses  se  sont  bien  calmées  en  Italie.  Par  son 
habile  départ  de  Turin  et  par  son  retour  non  moins  habile  dans  sa  vieille 
capitale,  le  roi  Victor-Emmanuel  a  cicatrisé  la  blessure  piémontaise.  Les 
amusemens  du  carnaval,  arrivant  sur  tout  cela,  ont  rendu  la  bonne  humeur 
à  tout  le  monde,  et  le  parlement  a  repris  ses  séances.  On  vote  les  lois  ren- 
dues nécessaires  par  la  translation  de  la  capitale.  La  question  financière 
est  la  plus  importante  parmi  celles  que  devra  régler  la  chambre  italienne. 
M.  Sella,  le  ministre  des  finances,  qui  a  supporté  le  poids  du  jour  depuis 
plusieurs  mois  et  qui  a  fait  réussir  avec  fermeté  de  hardis  expédiens,  nous 
semble  commencer  à  respirer.  Son  exposé  nous  montre  que  l'Italie  n'est 
plus  bien  éloignée  de  l'équilibre  financier.  D'importantes  réductions  ont  été 
réalisées  sur  les  dépenses.  Le  revenu  ordinaire  a  reçu  de  notables  accrois- 
semens.  Si  l'Italie  a  le  courage  de  recourir  à  un  income-tax,  elle  aura  avant 
peu  des  finances  dégagées.  Pour  faire  face  aux  découverts,  le  gouverne- 
ment italien  a  des  ressources  considérables  dans  les  versemens  de  l'emprunt 
domanial  et  dans  l'aliénation  des  chemins  de  l'état.  On  a  parlé  d'un  nouvel 
emprunt  dans  ces  derniers  temps.  L'emploi  d'une  telle  ressource  n'est  com- 
mandé par  aucune  nécessité  pressante,  et  peut-être  la  baisse  générale  du 
taux  de  l'intérêt  en  Europe  conseillerait-elle  plutôt  au  trésor  italien  de  pa- 
rer à  ses  besoins  extraordinaires  avec  les  ressources  de  la  dette  flottante. 
Dans  tous  les  cas,  si,  pour  mieux  assurer  l'avenir,  on  songeait  par  prudence 
à  recourir  au  crédit  avant  la  fin  de  cette  année,  il  est  évident  que  le  chiffre 
de  la  nouvelle  émission  de  rentes  devrait  être  bien  inférieur  à  la  somme 
des  derniers  emprunts. 

Constatons  une  fois  de  plus  que  l'affaire  des  duchés  demeure  station- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  507 

rflaire.  M.  de  Monsdorf  a  répondu  à  M.  de  Bismark  que  les  propositions 
prussiennes  ne  sont  point  regardées  par  l'Autriche  comme  satisfaisantes. 
Cette  réponse  fournira  Toccasion  à  M.  de  Bismark  de  prendre  son  temps 
>'.t  de  répliquer  à  l'Autriche  en  exécutant  une  variation  nouvelle  sur  son 
ihènie  favori.  Cette  diplomatie  alternée  ne  trouble  point  d'ailleurs  le  repos 
de  la  bonne  Allemagne.  La  chambre  prussienne  ne  se  réconcilie  point  avec 
la  politique  militaire  du  roi.  Le  ministère  autrichien  se  querelle  avec  la 
commission  du  budget  du  Reichsrath,  et  ne  peut  se  mettre  d'accord  avec 
tdle  sur  le  chiffre  des  réductions  des  dépenses  militaires.  11  est  édifiant  de 
voir  que,  dans  tous  les  pays  monarchiques  où  l'on  s'essaie  à  la  liberté,  les 
chambres  représentatives  se  montrent  fidèles  h  leur  vocation  naturelle,  et 
luttent  contre  le  pouvoir  pour  obtenir  la  réduction  des  dépenses  de  l'ar- 
mée. En  Angleterre  même,  le  ménage  parlementaire  est  conduit  cette  an- 
née aussi  pacifiquement  et  non  moins  silencieusement  que  dans  un  état 
germanique.  Aucune  question  politique  n'agite  la  chambre  des  communes, 
aucune  passe  d'armes  ne  s'engage  entre  les  chefs  des  partis.  M.  Disraeli  et 
M.  Gladstone  ont  laissé  tomber  sans  prendre  la  parole  le  débat  sur  la 
taxe  de  la  drèche,  soulevé  dans  l'intérêt  des  classes  agricoles  par  des  mem- 
bres du  parti  conservateur.  Les  tories  se  sont  mis  ainsi  en  règle  vis-à-vis 
de  leur  clientèle  électorale,  mais  leurs  chefs  se  sont  bien  gardés  de  pren- 
dre aucun  engagement  compromettant  à  propos  d'un  impôt  qu'on  ne  pour- 
rait atténuer  sérieusement  sans  porter  dans  le  budget  une  désorganisa- 
tion intempestive.  On  n'apporte  pas  plus  d'ardeur  au  débat  des  questions 
religieuses  qu'à  la  discussion  des  questions  politiques.  Un  représentant 
opiniâtre  des  intérêts  protestans,  M.  Newdegate,  a  essayé  d'échauffer  les 
vieux  sentimens  anti-catholiques  en  dénonçant  des  pratiques  fâcheuses 
commises,  suivant  lui,  dans  les  communautés  religieuses.  Il  voulait  que 
l'état  soumît  les  couvons  à  une  inspection  spéciale.  Il  en  a  été  pour  sa 
peine.  La  chambre  des  communes  ne  s'est  pas  laissé  troubler  par  des  fan- 
tômes de  capucins,  d'oratoriens  ou  de  bénédictines.  Nous  avons  été  plus 
émus  en  France  en  apprenant  de  la  bouche  de  M.  Rouland  que  les  jésuites 
ont  fermé  la  porte  de  leur  maison  au  nez  du  vicaire-général  de  l'archevê- 
que de  Paris.  La  motion  de  M.  Newdegate  a  été  repoussée  à  une  grande 
majorité. 

On  dirait  que  les  Anglais  cessent  en  ce  moment  d'être  acteurs  dans  la 
politique  du  monde,  et  qu'ils  se  concentrent  et  se  recueillent  dans  le  rôle 
de  spectateurs.  Ils  n'ont  d'yeux  que  pour  ce  qui  se  passe  aux  États-Unis. 
Ils  attendent  avec  une  anxiété  visible  la  fin  de  cette  grande  lutte  civile 
dont  en  général  ils  ont  si  mal  jugé  la  nature  et  les  tendances.  L'opinion 
anglaise  a  commis  depuis  quatre  ans  de  grandes  erreurs  et  de  grandes  in- 
justices dans  les  jugemens  qu'elle  a  portés  sur  l'Union  américaine  refusant 
de  reconnaître  à  des  états  mécontens  le  droit  de  dissoudre,  en  s'e»  retirant 
capricieusement,  la  grande  république,  ou  plutôt,  car  les  idées  de  sépara- 


508  KEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  n'étaient  point  sincères  à  Torigine  et  n'étaient  qu'une  manœuvre,  re- 
fusant de  laisser  renverser  par  une  minorité  factieuse  la  décision  légale  de 
la  majorité  du  peuple.  Les  appréhensions  que  trahit  la  presse  anglaise, 
maintenant  que  le  triomphe  du  nord  paraît  assuré,  sont  comme  une  expia- 
tion de  la  faute  commise  par  l'opinion  de  l'Angleterre.  Nous  espérons  que  les 
Anglais  en  seront  quittes  pour  leur  anxiété  actuelle,  et  que  le  peuple  amé- 
ricain, s'il  rétablit  chez  lui  la  paix  intérieure,  n'ira  point  chercher  à  vexer 
par  de  folles  guerres  les  gouvernemens  étrangers  que  son  succès  aura  suf- 
fisamment contrariés.  Nous  avons  eu,  nous  aussi,  notre  alerte  à  propos  de 
la  perspective  du  rétablissement  prochain  de  l'Union.  On  semble  avoir 
compris  dans  les  régions  du  pouvoir  la  faute  que  l'on  avait  commise  en 
montrant  contre  la  cause  du  nord  une  partialité  frivole  et  dangereuse;  on 
a  craint  pour  le  succès  de  l'expérience  que  nous  poursuivons  au  Mexique 
quand  on  a  vu  les  émissaires  du  sud  proposer  au  gouvernement  du  nord 
de  faire  à  nos  dépens  une  paix  d'aventure.  Cette  crainte,  grâce  à  Dieu, 
n'est  point  fondée  ;  le  peuple  américain  sait  bien  que  la  nation  en  France 
n'a  jamais  été  malveillante  envers  lui  :  aussi  les  plus  récentes  nouvelles 
des  États-Unis  nous  apprennent-elles  que  le  nord  n'éprouve  aucun  res- 
sentiment contre  nous,  et  ne  songe  nullement  à  une  expédition  contre  le 
Mexique.  La  presse  américaine  se  montre  sensible  aux  marques  persévé- 
rantes de  sympathie  que  la  presse  libérale  de  France  a  données  à  la  cause 
fédérale.  Nous  croyons  que  notre  gouvernement  a  répondu  habilement  à 
ces  bonnes  dispositions  en  nommant  M.  de  Montholon  son  représentant  à 
"Washington.  C'a  été  jusqu'à  ce  jour  un  préjugé  ridicule  de  notre  diplo- 
matie de  ne  compter  Washington  que  comme  un  poste  secondaire.  Dans 
l'échelle  de  l'avancement,  on  croyait  monter  en  quittant  les  États-Unis  pour 
aller  représenter  la  France  dans  la  capitale  morte  de  quelque  petit  état 
d'Europe.  On  préférait  la  société  des  chambellans  d'une  petite  cour  germa- 
nique au  spectacle  grandiose  de  cette  démocratie  laborieuse,  audacieuse, 
bruyante,  riche,  si  débordante  des  sèves  de  la  vie  moderne,  à  laquelle 
une  noble  intelligence  comme  Tocqueville  n'avait  pas  dédaigné  d'aller  pa- 
tiemment demander  des  enseignemens  à  notre  usage.  En  donnant  à  M.  de 
Montholon  le  poste  des  États-Unis,  on  entre  dans  la  vérité;  on  place  dans 
une  situation  qui  en  a  peu  d'égales  en  importance  un  homme  digne  de  la 
remplir.  On  envoie  aux  Américains  un  ministre  français  qui  les  connaît, 
qui  est  connu  d'eux,  un  homme  qui  sait  le  Nouveau-Monde  et  peut  s'élever 
au-dessus  des  séniles  préjugés  de  l'ancien,  un  véritable  représentant  en 
un  mot  de  la  mutuelle  sympathie  qui  doit  unir  nos  deux  nations. 

Au  surplus,  chaque  courrier  des  États-Unis  nous  rapproche  de  la  crise 
finale.  Les  états  confédérés  sont  coupés  de  toutes  leurs  communications 
avec  la  mer.  Charleston  est  tombé  après  Savannah,  Wilmington  après 
Charleston.  Sherman  s'avance  sans  obstacle  dans  les  Carolines,  trouvant 
désormais  des  bases  d'opération  dans  les  places  du  littoral  abandonnées 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  509 

par  les  confédérés.  Les  débris  des  armées  confédérées  se  replient,  se  re- 
joignent à  marches  forcées  comme  pour  aller  .se  concentrer  sous  la  main 
de  Lee.  Peut-être  Lee  pourra-t-il  vendre  chèrement  encore  la  dernière  vic- 
toire, peut-être  pourra-t-il  couronner  par  le  succès  d'une  journée  la  fin 
de  la  lutte;  mais,  quoi  qu'il  arrive,  il  est  évident  qu'il  ne  peut  plus  prolon- 
ger la  guerre.  On  prétend  que  les  confédérés,  en  se  retirant  dans  l'inté- 
rieur, y  seront  formidables,  et  que  la  perte  de  la  mer  est  pour  eux  un  bé- 
néfice. Ce  paradoxe  ne  saurait  être  pris  au  sérieux.  C'est  par  la  mer  que 
les  confédérés  recevaient  leur  plus  utile  et  plus  efficace  matériel  de  guerre, 
et  l'on  ne  comprend  pas  ce  qu'ils  peuvent  gagner  à  perdre  l'issue  par  la- 
quelle ils  s'approvisionnaient.  Il  est  manifeste  aussi  que  les  fédéraux,  en 
traversant  leurs  territoires  intérieurs  et  en  occupant  leurs  citadelles  ma- 
ritimes, ont  considérablement  diminué  la  puissance  de  recrutement  des 
armées  du  sud.  Les  discours  du  président  Davis,  les  proclamations  des 
gouverneurs  des  états  du  sud,  sont  remplis  d'appels  inutiles  adressés  aux 
soldats  absens  sans  congé.  Un  de  ces  gouverneurs,  celui  de  la  Caroline  du 
nord,  prétend  que  l'armée  serait  doublée,  si  les  absens  rentraient  dans  leurs 
corps.  Les  divisions  d'opinion,  la  désaffection  pour  le  gouvernement,  ré- 
gnent dans  le  sud;  les  proclamations  officielles  s'en  plaignent  aussi.  Or  l'on 
n'a  jamais  vu,  que  nous  sachions,  la  concorde  se  resserrer  et  l'élan  croître 
au  sein  d'une  faction  dans  les  guerres  civiles,  à  mesure  que  les  chances  de 
succès  diminuaient  chaque  jour.  Quels  que  soient  les  incidens  qui  puissent 
l'accélérer  ou  le  retarder,  le  résultat  final  est  désormais  certain.  L'Union 
américaine  sera  bientôt  rétablie  par  l'ascendant  du  nord. 

L'évacuation  et  la  chute  de  Charleston  auront  été  l'un  des  derniers  évé- 
nemens  de  la  lutte,  et  au  point  de  vue  moral  en  sont  presque  le  dénoûment 
dramatique.  C'est  de  Charleston  qu'était  parti  le  signal  de  la  guerre  civile  ; 
c'est  Charleston  qui  a  voulu  la  séparation,  et  qui ,  lorsque  l'intéressante 
et  riche  Virginie  hésitait  encore,  attaqua  sans  provocation  la  citadelle 
fédérale,  le  fort  Sumler.  En  ce  moment-là,  Charleston  n'avait  aucun  grief 
légitime,  aucun  prétexte  légal  pour  commencer  les  hostilités.  M.  Lincoln' 
avait  été  simplement  élu  président  ;  il  n'avait  prononcé  aucune  parole,  ac- 
compli aucun  acte  qui  fussent  de  nature  à  porter  atteinte  aux  droits  des 
états.  Avec  la  patience  conseillée  par  la  simple  prudence,  par  le  patrio- 
tisme le  plus  loyal,  on  pouvait  attendre  et  rechercher  encore  dans  une  né- 
gociation la  solution  des  difficultés  pendantes.  La  vanité,  la  violence,  l'im- 
pétuosité des  Charlestoniens  ne  voulurent  point  laisser  à  la  paix  et  à  l'Union 
cette  dernière  chance.  Les  exagérés  voulurent  tout  compromettre  et  tout 
engager^en  fermant  la  voie  aux  tentatives  de  réconciliation  que  les  sages 
eussent  encore  voulu  essayer;  ils  attaquèrent  le  fort  Sumter  et  contraigni- 
rent la  petite  garnison  à  amener  le  drapeau  fédéral.  Qu'est  devenu,  quatre 
années  après,  Charleston?  Une  ville  en  ruines,  que  ses  habitans  n'ont  plus 
voulu  défendre,  où  la  population  laissait  éclater  au  dernier  moment  des 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

divisions  fatales,  où  Ton  dénonçait  avec  colère  le  gouvernement  de  M.  Da- 
vis, où  l'on  désespérait  hautement  du  salut  de  la  confédération,  où  Ton 
était  prêt  à  devenir  factieux,  tandis  que  les  généreux  Virginiens  de  Rich- 
mond,  qui  avaient  été  les  derniers  à  rompre  l'union,  demeuraient  prêts, 
avec  une  persévérance  intrépide  et  une  noble  abnégation,  à  suivre  jus- 
qu'au bout  la  malheureuse  fortune  de  leurs  chefs  imprudens. 

Quelque  funeste  qu'ait  été  l'erreur  des  états  du  sud,  nous  avons  le  ferme 
espoir  que  l'Union  ouvrira  ses  bras  aux  populations  du  sud  avec  un  magni- 
fique esprit  de  conciliation.  Nous  avons  foi  dans  les  généreuses  impulsions 
des  peuples  inspirés  par  une  bonne  cause  triomphante.  D'ailleurs  le  nord 
a  le  bonheur  d'avoir  à  sa  tète  de  nobles  âmes.  Il  est  devenu  intéressant  de 
savoir  aujourd'hui  par  exemple  quelque  chose  de  l'esprit  et  du  caractère 
d'un  homme  tel  que  ce  général  Sherman,  dont  le  talent  et  l'active  énergie 
auront  tant  contribué  à  la  pacification  des  États-Unis.  On  est  heureux  d'a- 
voir jour  sur  une  telle  nature.  Sherman  parle  peu,  et  ses  écrits  portent 
l'empreinte  d'un  esprit  exact  et  précis,  qui  ne  donne  rien  à  la  faconde.  On 
vient  de  publier  de  lui  un  curieux  fragment.  C'est  une  lettre  adressée  à 
une  dame  duMarj'land;  Sherman  l'écrivait  au  mois  de  juin  de  l'année  der- 
nière, avant  d'avoir  commencé  ses  grandes  opérations  de  Géorgie.  «  Comme 
nation,  y  disait-il,  nous  avons  été,  nous,  gens  du  nord,  obligés  d'accep- 
ter la  bataille.  Une  fois  la  lutte  commencée,  la  guerre  a  pris  de  telles 
proportions  que  nous-mêmes,  quoique  emportés  par  le  tourbillon,  nous 
reculons  parfois  épouvantés.  Je  ne  voudrais  pas  subjuguer  le  sud  dans  le 
sens  offensant  que  l'on  donne  à  ce  mot,  mais  je  veux  faire  ol)éir  chaque 
citoyen  du  pays  à  la  loi  commune,  à  la  loi  à  laquelle  nous  sommes  soumis; 
je  ne  veux  pas  que  personne  soit  au-dessous  ou  au-dessus  de  nous  ;  je  veux 
des  égaux,  pas  de  supérieurs...  Mon  cœur  saigne  quand  je  vois  le  carnage 
du  champ  de  bataille,  la  désolation  des  foyers,  l'angoisse  amère  des  fa- 
milles; mais  dès  l'instant  où  les  hommes  du  sud  nous  diront  qu'au  lieu  de 
faire  appel  à  la  guerre,  ils  s'adresseront  à  la  raison,  au  congrès,  aux  cours 
de  justice,  à  la  religion,  à  l'expérience  de  l'histoire,  mon  mot  sera  :  Paix! 
Revenez,  et  reprenez,  avec  tous  vos  droits  et  vos  privilèges,  votre  fière 
place  parmi  les  citoyens  américains.  »  De  tels  sentimens,  qui  ont  conduit 
Sherman  à  la  victoire,  ne  seront  point  démentis  dans  la  paix.  Nous  ne  sa- 
vons si  jamais  grand  homme  a  jamais  tenu  un  si  beau  langage:  mais  nous 
savons  que  c'est  une  grande  joie  sur  la  terre  quand  il  arrive  que  l'homme 
qui  par  son  talent  et  son  dévouement  relève  la  destinée  de  sa  patrie  est 
en  même  temps  un  brave  homme.  e.  loncADF. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  511 


REVUE  LITTÉRAIRE. 


LES    ROMANS    NOUVEAUX. 


Ce  n'est  ni  l'étendue  du  récit,  ni  l'ampleur  démesurée  et  trompeuse 
des  combinaisons,  ni  l'artifice  laborieux  des  procédés,  qui  importent  en 
tout  ce  qui  relève  de  l'imagination ,  dans  ce  qu'on  appelait  autrefois  de 
ce  nom  aimable  et  fin  de  belles-lettres.  Rien  de  tout  cela  ne  compte, 
pas  plus  que  le  temps  qu'on  a  mis  à  faire  un  sonnet,  comme  disait  Mo- 
lière. Une  œuvre  de  l'esprit  peut  fort  bien  être  étendue,  fortement  nouée, 
savamment  compliquée,  puissante  en  apparence,  sans  cesser  d'être  une 
création  vulgaire,  équivoque,  prétentieusement  vaine,  et,  pour  tout  dire, 
d'un  ordre  subalterne.  L'œuvre  la  plus  courte-  au  contraire,  la  plus  simple 
ou  la  moins  recherchée  de  pensée  et  de  forme,  peut  être  sans  nul  doute 
le  fruit  exquis  de  l'art  le  plus  rare  et  le  plus  élevé.  L'essentiel  est  d'ex- 
primer en  toute  sincérité  des  sentimens  vrais,  de  manier  d'une  main  dé- 
licate et  ferme  les  mystères  du  cœur,  de  saisir  une  situation  dramatique, 
de  reproduire  avec  fidélité,  avec  une  inspiration  juste,  une  des  mille 
nuances  de  la  vie  humaine.  A  ce  prix,  une  invention  littéraire,  quelle  que 
soit  sa  forme,  quelle  que  soit  son  étendue,  devient  sans  effort  une  œuvre 
selon  l'esprit  et  selon  le  cœur,  c'est-à-dire  vraiment  une  œuvre  d'art:  une 
histoire  de  quelques  pages,  conçue  avec  feu  et  vivement  conduite,  s'élève 
d'un  seul  coup  au  niveau  des  créations  supérieures,  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  le  grand  roman,  tandis  que  d'autres  se  traînent  confusément  à  tra- 
vers toute  sorte  de  cahots,  n'excitant  le  plus  souvent  qu'un  intérêt  vul- 
gaire, sans  s'élever  jamais  au-dessus  de  ce  que  nous  nous  permettions, 
l'autre  jour  encore,  d'appeler  le  petit  roman.  Non,  décidément,  l'art  n'est 
pas  ce  que  croient  ceux  qui  se  servent  de  son  nom  avec  une  si  vaniteuse 
complaisance,  et  il  peut  se  rencontrer  quelquefois,  il  peut  briller  de  son 
plus  doux  éclat,  dans  des  œuvres  furtives  qui  ne  font  rien  pour  attirer  le 
bruit,  qui  sont  une  révélation  ingénue  et  soudaine.  C'est  là  justement  ce 
que  je  me  disais  en  mettant  à  côté  de  tant  de  romans  ambitieux  et  puérils 
cette  simple  et  modeste  histoire  du  Péché  de  Madeleine,  qu'on  n'a  pu  lire 
Fan  passé  sans  une  sérieuse  émotion,  et  qu'on  va  relire  sous  sa  forme  nou- 
velle dans  ce  petit  volume  où  elle  reparaît  aujourd'hui.  On  le  relira,  ce 
petit  roman,  comme  on  relit  ces  livres  intimes  et  familiers  qui  ont  le 
charme  douloureux  de  la  vie,  où  on  croit  sentir  sous  la  fiction  palpiter  un 
cœur  brisé,  et  si  ce  n'est  pas  l'épanchement  d'un  cœur  parlant  par  sa 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blessure  selon  le  mot  espagnol,  c'est  bien  alors  que  ce  petit  récit  serait 
vraiment  le  fruit  d'un  art  supérieur. 

Ce  n'est  pas  le  nom  de  l'auteur  qui  a  fait  le  succès  du  Péché  de  Made- 
leine. Ce  nom  est  inconnu  ;  il  a  pris  tous  les  détours  et  toutes  les  précau- 
tions pour  venir  au  monde  discrètement,  sans  fanfares,  et,  en  honnête 
écrivain  anonyme  encore  peu  au  courant  des  usages,  l'auteur  n'a  même 
pas  pris  les  moyens  voulus  pour  se  laisser  deviner  en  se  cachant.  La  cu- 
riosité mondaine  a  pu  chercher,  elle  s'est  égarée  ici  et  là,  partout  où  elle 
savait  trouver  de  l'esprit  et  de  la  grâce;  elle  n'a  rien  découvert  jusqu'ici, 
elle  en  a  été  pour  ses  mille  conjectures  flatteuses  et  peut-être  un  peu 
embarrassantes  pour  les  personnes  distinguées  qui  en  étaient  l'objet.  Tout 
ce  qu'on  peut  dire,  ce  qui  ne  semble  nullement  douteux,  c'est  que  l'auteur 
est  une  femme;  on  n'a  même  pas  besoin  de  son  aveu  pour  le  savoir.  Il  y 
a  des  finesses  de  perception  dont  un  homme  n'a  pas  le  secret;  il  n'a  point 
à  ce  degré  le  sens  de  certaines  choses,  l'instinct  de  certaines  situations 
poignantes.  Il  passe  à  côté  de  ces  subtils  mouvemens  du  cœur  qui  sont  à 
eux  seuls  tout  un  drame.  Pour  bien  d'autres  raisons  encore,  on  n'a  jamais 
pu  douter  que  ce  ne  fût  une  femme  qui  eût  écrit  ces  pages.  D'abord,  dans 
cette  simple  et  émouvante  histoire,  sans  qu'il  y  ait  ni  affectation  ni  sys- 
tème, d'une  façon  toute  naturelle  au  contraire,  les  hommes  n'ont  point 
décidément  le  beau  rôle;  ils  sont  quelque  peu  sacrifiés  et  font  un  person- 
nage assez  médiocre;  on  pourrait  dire  qu'ils  sont  jusqu'à  un  certain  point 
des  utilités.  Ce  sont  les  femmes  qui  sont  les  héroïnes,  les  vraies  héroïnes 
par  la  passion  ou  par  la  résignation,  par  la  bonne  grâce  ou  par  le  courage. 
Et  puis  n'avez -vous  point  remarqué  que  ce  drame  du  cœur  féminin  se 
noue  entre  deux  coups  d'œil  jetés  sur  un  miroir?  C'est  en  laissant  tomber 
à  la  dérobée  ses  yeux  sur  une  glace  que  Madeleine  voit  pour  la  première 
fois  la  flamme  s'allumer  dans  le  regard  de  ce  jeune  homme  venu  pour  être 
le  mari  de  sa  cousine,  et  qu'elle  aime  déjà  sans  se  l'avouer  jusqu'à  pécher 
et  mourir  pour  lui.  C'est  aussi  en  regardant  dans  un  miroir  que  la  pauvre 
repentante  après  le  péché  est  saisie  de  ce  mouvement  tragique  et  résigné 
quand  elle  voit,  sans  se  reconnaître,  son  visage  aminci,  ses  yeux  agrandis 
outre  mesure  :  «  Où  donc  avais-je  autrefois  rencontré  cette  femme?  »  Et 
en  se  retournant  elle  voit  le  fantôme  se  retourner  comme  elle  :  «  Quoi! 
c'est  vous,  Madeleine?  qu'avez-vous  fait  de  votre  jeunesse?  » 

C'est  donc  bien  une  femme  qui  a  écrit  ces  pages  d'une  émotion  doulou- 
reuse, et  on  peut  même  ajouter  que  c'est  une  femme  bien  née,  d'une  édu- 
cation morale  supérieure,  qui  goûte  les  beautés  de  VAlceste  de  Gluck  et 
n'ignore  pas  les  raffinemens  de  la  vie  sociale.  Au-dekà,  on  ne  sait  plus  rien, 
et  encore  une  fois  ce  n'est  pas  le  nom  retentissant  de  l'auteur  qui  a  pu 
provoquer  l'attention  et  la  curiosité.  Ce  n'est  pas  non  plus  précisément  la 
nouveauté  de  la  conception  qui  a  fait  le  succès  du  Péché  de  Madeleine. 
Quoi!  un  cœur  condamné  à  l'isolement  et  qui  ne  peut  être  heureux  qu'en 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  513 

détruisant  le  bonheur  des  autres,  une  jeune  fille  placée  dans  une  de  ces 
situations  de  pauvreté  précaire  et  froissée  d'où  elle  ne  peut  sortir  qu'en  se 
blessant  elle-même  et  en  blessant  ceux  qu'elle  aime  le  plus,  voilà  tout! 
Mais  c'est  par  les  détails,  par  la  vérité,  par  la  simplicité  éloquente  que 
cette  petite  histoire  devient  une  œuvre  rare  :  mélange  singulier  d'expé- 
rience et  de  chasteté,  de  candeur  honnête  et  de  hardiesse,  de  passion  et 
de  fine  analyse.  Il  a  surtout  le  don  de  la  vie  et  de  l'émotion,  ce  petit  récit. 
Il  remue,  il  entraîne,  il  va  droit  au  but,  rapide  et  fixe  comme  la  passion 
qui  remplit  l'âme  de  cette  jeune  fille  et  l'emporte  jusqu'au  bout  sans  lui 
laisser  un  moment  de  trêve.  Certaines  parties  peuvent  dénoter  de  l'inex- 
périence littéraire;  le  feu  intense  de  l'action  intérieure  est  partout.  C'est 
la  mise  à  nu  d'une  situation  poignante,  d'un  cœur  de  femme  fasciné  d'a- 
mour, torturé  par  sa  propre  fierté.  Une  seule  question  était  restée  dou- 
teuse après  le  Péché  de  Madeleine  :  était-ce  là  une  de  ces  œuvres  uniques 
qui  ressemblent  à  un  souvenir  ou  à  une  confession,  et  qui  sont  écrites  avec 
le  sang  jaillissant  d'une  blessure  plutôt  qu'avec  l'imagination,  ou  bien 
n'était-ce  que  le  premier  fruit  d'un  esprit  bien  doué ,  fait  pour  se  répan- 
dre en  inventions  heureuses?  En  d'autres  termes,  était-ce  l'histoire  vraie 
d'une  âme  solitaire  et  éprouvée,  ou  bien  l'acte  d'un  romancier  entrant 
dans  la  carrière  par  un  coup  de  maître  de  délicatesse  et  d'émotion?  C'est 
une  question  que  l'écrivain  peut  seul  résoudre.  Dans  tous  les  cas,  le  Péché 
de  Madeleine  est  une  de  ces  œuvres  choisies  venues  à  propos  pour  réveil- 
ler le  sens  des  choses  fines  de  l'art. 

C'est  donc  un  vrai  et  sérieux  roman  que  ce  Péché  de  Madeleine  dont 
l'auteur  se  dérobe,  même  devant  le  succès,  et  ce  qu'on  peut  bien  au  con- 
traire appeler  toujours  le  petit  roman,  malgré  l'étendue  et  les  préten- 
tions, c'est  le  Jésuite  de  cet  écrivain  de  l'église  qui  veut,  lui  aussi,  rester 
inconnu,  c'est  le  Prêtre  marié  de  M.  Barbey  d'Aurevilly.  Il  est  certain 
qu'on  tombe  ici  dans  un  tout  autre  monde,  dans  une  atmosphère  fort  diffé- 
rente. Un  des  caractères  du  petit  roman,  considérez-le  bien,  c'est  de  s'in- 
spirer de  toutes  les  choses  de  circonstance,  de  suivre  le  souffle  du  temps. 
Tout  ce  qui  agite  le  monde  déteint  sur  lui,  et  partout  il  vient  élever  sa 
médiocre  voix.  Depuis  quelques  années,  les  questions  de  religion  sont  re- 
devenues une  obsession  dominante,  un  aliment  incessant  de  polémiques.  Les 
controverses  refleurissent  plus  que  jamais.  On  ne  parle  plus  que  d'encycli- 
ques, de  droits  de  l'église  et  de  droits  de  l'état ,  de  théocratie  et  de  civili- 
sation moderne.  Il  n'y  a  là  rien  que  de  naturel  dans  l'état  moral  du  monde  ; 
mais  voici  tout  aussitôt  le  petit  roman  qui  accourt,  et  nous  nous  trouvons 
submergés  sous  toute  sorte  d'histoires  de  couvens,  de  jésuites,  de  prêtres 
mariés  ou  non  mariés,  qui  ne  font  pas  toujours  contraste  avec  cette  litté- 
rature de  mémoires  et  de  révélations  où  apparaissent  des  personnages 
dont  le  défaut  n'est  point  précisément  d'abuser  du  mysticisme  religieux  ni 
même  de  la  plus  simple  orthodoxie  à  aucun  point  de  vue.  Les  jésuites  I  Je 

TOME  LVI.   —  1865.  3j 


blà  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  veux  bien,  diminuez  leur  crédit  et  leur  puissance,  combattez  leur  esprit 
de  domination,  défendez  contre  eux  l'indépendance  de  la  société  civile  et 
de  la  conscience  humaine;  ce  n'est  pas  cependant  une  raison  absolument 
suffisante,  littérairement  parlant,  pour  saisir  l'occasion  de  faire  un  roman 
prolixe  et  ennujfeux,  un  plaidoyer  doucereusement  violent  mêlé  d'aven- 
tures équivoques.  C'est  là,  il  faut  bien  l'avouer,  ce  qui  distingue  le  plus 
manifestement  le  Jésuite.  L'auteur,  on  s'en  souvient  peut-être,  n'en  est  pas 
à  son  coup  d'essai;  il  a  déjà  fait  preuve  d'une  inquiétante  fécondité  et 
menace  de  créer  toute  une  littérature.  Il  a  commencé  par  le  Maudil,  puis 
il  a  écrit  la  Religieuse;  il  fait  aujourd'hui  le  Jésuite,  et  il  est  de  nouveau 
à  l'œuvre,  promettant  encore  le  Moine.  Pourvu  que  son  imagination  en  tra- 
vail ne  fouille  pas  le  monde  religieux  tout  entier  et  qu'il  n'aille  pas  i-acon- 
ter  l'histoire  de  chaque  ordre  monastique  en  particulier,  des  dominicains 
après  les  jésuites,  des  servîtes  et  des  capucins  I  Qui  donc  a  pu  contester  à 
l'auteur  le  droit  de  prendre  ce  titre  d'abbé  qu'il  revendique  si  vivement 
dans  sa  préface  et  qu'il  se  donne  à  la  première  page  de  ses  livres?  La  mé- 
prise était  sans  doute  volontaire  ou  elle  serait  bien  étrange,  par  cette  rai- 
son décisive  qu'un  simple  laïque,  outre  son  ignorance  de  certains  détails, 
ne  tiendrait  pas  évidemment  à  ce  régime.  Il  n'y  a  qu'un  prêtre  quelque 
peu  libre  qui  puisse  se  complaire  obstinément  et  indéfiniment,  durant  dix 
volumes,  dans  cette  atmosphère'  de  divulgations,  de  confessions,  de  ma- 
nèges clandestins,  de  luttes  de  castes,  et  qui  puisse  concevoir  la  bizarre 
pensée  de  mettre  en  roman  toute  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Il  faut  vrai- 
ment ne  douter  de  rien  et  avoir  cette  fixité  de  préoccupation  d'un  homme 
qui  a  vécu  d'une  certaine  vie,  qui  s'est  accoutumé  à  tout  concentrer  dans 
un  certain  monde  de  lois  et  de  mœurs  spéciales. 

L'auteur  du  Jésuite,  je  le  sais  bien,  a  de  plus  hautes  prétentions.  Le  ro- 
man n'est  pour  lui  qu'une  forme  plus  accessible  et  plus  populaire.  Au 
fond,  il  reste  convaincu  qu'il  est  prédestiné  à  sauver  l'humanité  moderne 
en  travail,  que  ses  œuvres  sont  «  comme  le  levain  qui  gonlle  la  pâte  desti- 
née à  devenir  le  pain  substantiel,  »  qu'elles  sont  «  l'expression  vivante  de 
ce  que  pensent  les  masses,  de  ce  qu'elles  espèrent.»  Il  est  venu,  et  les 
masses  ont  compris!  Volontiers  il  parle  de  son  «  apostolat  pacifique,  »  de 
sa  «  grande  mission ,  «  qui  est  d'expliquer  l'énigme  religieuse  en  face  de 
l'église  officielle.  «Telle  est  ma  tâche  au  sein  du  xix''  siècle,  »  dit-il  avec 
une  candeur  effrayante.  L'ambition  n'est  point  assurément  médiocre,  et 
s'il  ne  fallait  que  des  livres  comme  le  Jésuite  ou  comme  le  Maudit  pour 
débrouiller  l'énigme  religieuse  de  notre  temps,  nous  pourrions  secouer 
nos  anxiétés  et  ouvrir  nos  esprits  à  une  confiance  sereine.  En  réalité, 
quelque  bien  intentionné  que  soit  l'auteur,  et  quelque  désir  qu'il  ait  d'al- 
lier tous  les  tons,  ses  livres  ne  sont  ni  des  actes  des  apôtres  ni  des  his- 
toires, ni  des  pamphlets,  ni  des  romans,  mais  ils  touchent  à  tous  ces  genres 
par  certains  côtés,  et  de  la  combinaison  de  tous   ces  élémens  il  résulte 


REVUE.    —    CIIROMQUE.  515 

quelque  chose  qui  pourrait  bien  à  la  fin  n'avoir  plus  qu'un  intérêt  problé- 
tnatique,  qui  est  dans  tous  les  cas  d'une  littérature  fort  mêlée.  Le  malheur 
de  cet  écrivain  inconnu,  c'est  qu'il  a  tout  dit,  tout  ce  qu'il  savait  de  pins 
curieux,  dans  son  premier  livre,  dans  ce  Maudit  qui  avait  du  moins  une 
certaine  saveur  ûpre,  qui  accusait  une  connaissance  familière  des  mœurs, 
des  antagonismes  du  clergé.  Aujourd'hui  il  se  répète;  il  était  déjà  difTus,  il 
devient  complètement  prolixe.  C'est  bien  la  peine  de  saisir  ce  tout-puissant 
sujet  de  l'existence  des  jésuites  pour  rassembler  d'une  main  inhabile,  dans 
une  composition  mal  liée,  un  peu  de  réalité  et  un  peu  de  fiction,  des  noms 
portés  par  des  hommes  qui  existent  et  des  noms  imaginaires,  des  faits  qui 
sont  de  l'histoire  et  des  aventures  qui  ne  trouveraient  point  de  place  dans 
le  roman  le  plus  banal.  C'est  une  invention  un  peu  surannée,  vous  en  con- 
viendrez, d'aller  raconter  encore  la  visite  de  M.  Dupin  à  Saint-Acheul  sous 
la  restauration  et  les  politesses  échangées  par  lui  avec  le  père  Loriquet. 
Les  entrevues  de  M.  Dupin  avec  le  père  Loriquet  ne  sont  pas  probablement 
les  plus  curieuses  et  les  plus  étonnantes  de  sa  vie.  Quant  aux  prétendues 
révélations  de  l'auteur  sur  l'organisation  des  jésuites,  sur  leur  action,  leur 
esprit,  leurs  statuts,  leurs  règlemens,  leur  discipline,  il  y  a  longtemps 
vraiment  qu'elles  n'ont  plus  rien  de  nouveau;  elles  sont  connues,  usées, 
épuisées,  elles  ont  couru  partout,  et  les  jésuites  pourraient  répondre: Quoi 
donc!  n'est-ce  que  cela,  et  n'avez-vous  rien  de  plus  à  dire?  D'autres  avant 
vous  en  ont  dit  bien  plus  que  vous.  Eugène  Sue  était  votre  maître,  il  vous 
dépassait,  et  votre  père  Ruffin  n'égalera  jamais  son  ancêtre  Rodin. 

Après  cela,  je  ne  l'ignore  pas,  dans  l'esprit  de  l'auteur  et  aussi  dans  son 
roman,  il  y  a  jésuites  et  jésuites.  Il  y  a  ceux  qui,  comme  le  père  Ruffin, 
sont  les  serviteurs  résolus  et  inflexibles  de  l'idée,  de  l'ordre,  les  agens  as- 
souplis à  tout,  même  à  la  délation,  et  il  y  a  ceux  qui  sont  agités  de  ré- 
voltes secrètes,  qui  ont  senti  le  souille  du  temps,  qui  en  viennent  par  de- 
grés à  se  lasser  du  joug,  à  invoquer  la  régénération.  Seulement  l'écrivain 
n'est  point  heureux  en  vérité  dans  le  choix  des  apôtres  de  l'idée  nouvelle 
au  sein  de  la  compagnie  de  Jésus,  et  cette  partie  du  roman  ne  laisse  pas 
d'être  scabreuse.  Savez-vous  en  effet  quels  sont  ces  hommes  d'élection,  ces 
jésuites  atteints  de  libéralisme?  L'un  d'eux,  le  père  Montgazin,  je  n'en 
doute  pas,  est  une  nature  supérieure  :  il  est  éloquent,  il  a  prêché  avec  suc- 
cès à  Paris,  dans  bien  d'autres  villes,  et  partout  il  a  soutenu  avec  éclat 
l'honneur  de  l'ordre;  mais  le  père  Montgazin  est  homme,  et  rien  de  ce  qui 
est  humain  ne  lui  est  étranger.  Voilà  le  péril!  Tant  il  y  a  qu'un  jour  dans 
sa  cellule  il  voit  entrer  sous  le  déguisement  d'un  petit  jeune  homme  une 
grande  dame,  une  certaine  comtesse  de  Flaviac,  qui  dans  son  accommo- 
dante dévotion  nourrit  des  goûts  fort  bizarres.  Que  se  passe -t- il  alors 
dans  la  cellule?  On  ne  l'aurait  jamais  su,  si  un  bon  père  n'eût  regardé  par 
un  trou  habilement  ménagé  dans  le  mur,  et  par  le  fait,  au  temps  voulu, 
une  jeune  fille  naît  à  cette  comtesse  de  Flaviac!  Laissez  passer  les  années, 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  autre  jésuite,  enfant  de  grande  maison  qui  est  entré  dans  la  compagnie 
le  père  de  Sainte-Maure,  sera  à  son  tour  amoureux  de  cette  jeune  fille  née 
du  père  Montgazin.  Non,  décidément,  l'auteur  n'est  point  heureux  dans  ses 
inventions,  et,  tout  bien  pesé,  la  fable  romanesque  n'aide  pas  à  la  prédica- 
tion, à  «  l'apostolat  pacifique.  »  Si  c'est  de  cette  trempe  que  sont  les  jé- 
suites qui  se  font  libéraux,  il  vaut  autant  qu'ils  restent  ce  qu'ils  sont  et 
qu'on  les  combatte  par  d'autres  armes  que  des  romans.  Ni  Vénigme  reli- 
gieuse,, ni  la  littérature,  je  suppose,  ne  perdraient  rien  quand  l'auteur  du 
Maudit  en  resterait  là  de  son  épopée  des  mœurs  cléricales.  Il  y  a  déjà  sept 
volumes.  Nous  avons  le  Jésuite,  nous  nous  passerions  bien  du  Moine,  car 
enfin  que  peut-il  bien  arriver  à  ce  moine  après  ce  qui  est  arrivé  au  père 
Montgazin?  Cela  peut  conduire  loin,  et  en  dernière  analyse  ces  amours  de 
robe  noire,  ces  scènes  lubriques  racontées  dans  un  style  onctueux,  ne 
sont  pas  d'un  souverain  intérêt,  sans  compter  que  ce  n'est  pas  un  ache- 
minement des  plus  sûrs  vers  la  régénération  du  siècle. 

L'auteur  du  Prêtre  marié,  quant  à  lui,  est  d'une  tout  autre  école  que 
l'auteur  du  Jésuite.  Il  n'est  pas  pour  les  molles  complaisances,  pour  l'apo- 
stolat pacifique.  C'est  un  catholique  déterminé,  peu  accommodant  et  très 
fort  en  couleurs,  c'est-à-dire  qu'il  se  fait  un  catholicisme  de  sa  façon, 
qu'il  interprète  comme  il  l'entend,  qu'il  croit  sans  doute  très  orthodoxe, 
et  qui  ne  laisse  pas  d'ailleurs  de  lui  permettre  beaucoup  de  choses  dans  le 
détail  de  ses  inventions.  Il  marie  son  prêtre,  il  est  vrai,  et  même  il  le 
plonge  dans  l'athéisme  le  plus  cru;  il  le  traîne  de  chute  en  chute,  mais 
c'est  pour  faire  plus  d'honneur  à  la  théorie  et  pour  mieux  mettre  en  relief 
la  grandeur  de  l'idée  religieuse  par  les  rigueurs  et  les  fatalités  de  l'expia- 
tion. Seulement  il  arrive  ceci,  qu'on  oublie  le  catholicisme  en  chemin,  et 
qu'on  reste  dans  une  atmosphère  de  fatigantes  excentricités  et  de  petites 
horreurs.  M.  Barbey  d'Aurevilly  avait  déjà  donné  un  édifiant  spécimen  de 
son  catholicisme  dans  un  certain  personnage  de  son  roman  de  l'Ensorcelée, 
un  abbé  de  la  Croix-Jugan  dont  s'éprend  follement  une  jeune  fille  de  grande 
noblesse  mariée  à  un  plébéien.  C'est  vraiment  le  triomphe  de  la  chevalerie 
et  du  catholicisme.  L'abbé  Sombreval,  le  héros  du  Prêtre  marié,  n'est  pas 
un  type  moins  curieux  et  moins  étourdissant.  Il  remplit  deux  volumes  de 
ses  aventures,  de  ses  prouesses  de  savant  athée,  et  Dieu  sait  quelles  proues- 
ses, quelles  aventures! 

Ce  n'est  pas  qu'au  fond,  tout  au  fond,  dans  ce  roman  il  n'y  ait  une  idée 
susceptible  de  dramatiques  développemens.  Un  prêtre  a-t-il  le  droit  de  se 
marier  selon  la  loi  civile?  La  loi  est  muette,  la  jurisprudence  est  douteuse  et 
a  de  la  peine  à  se  fixer;  mais  si  la  question  est  incertaine  dans  la  loi,  dans 
la  conscience  du  juge,  elle  est  tranchée  dans  les  mœurs,  dans  l'esprit  gé- 
néral de  la  société,  dans  l'instinct  des  masses.  Supposez  donc  un  prêtre  à 
qui  la  loi,  interprétée  dans  le  sens  le  plus  large,  accorde  ce  droit  de  se- 
couer sa  robe  et  de  se  marier  :  tout  n'est  pas  fini  par  cela  même;  le  len- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  517 

demain,  la  lutte  commence.  Si  le  prêtre  marié  vit  ou  se  retrouve  au  milieu 
de  populations  qui  Font  connu,  dont  il  a  été  le  pasteur,  il  voit  s'amasser 
contre  lui  toutes  les  défiances,  les  moqueries,  les  diffamations,  les  mépris; 
pour  tous,  il  est  un  abbé  défroqué,  un  homme  qui  a  renié  Dieu.  Si  la  femme 
qu'il  a  épousée,  si  l'enfant  qui  lui  naît,  comme  la  fille  et  la  femme  de  l'abbé 
Sombreval,  ont  quelque  teinte  religieuse,  l'ennemi  est  dans  le  foyer,  ou,  si 
ce  n'est  l'ennemi,  la  souffrance,  la  plainte  muette  et  douloureuse,  le  re- 
proche vivant  et  permanent.  C'est  une  lutte  obscure,  poignante,  pleine  de 
fatalités  insaisissables  sous  lesquelles  une  destinée  succombe. 

Je  m'arrête.  L'idée  existe  sans  nul  doute;  elle  peut,  si  elle  se  trouve  fé- 
condée par  une  inspiration  juste,  prendre  la  forme  d'un  drame  sombre, 
aigu  et  saisissant.  Est-ce  là  l'idée  du  roman  de  M.  Barbey  d'Aurevilly?  Il 
se  pourrait  qu'elle  se  fût  présentée  vaguement,  confusément,  à  l'esprit  de 
l'auteur.  Malheureusement  il  passe  à  côté.  Comme  il  arrive  à  tous  les  es- 
prits dont  la  force  et  la  netteté  de  conception  n'égalent  pas  l'ambition, 
les  personnages  de  M.  Barbey  d'Aurevilly  ne  vivent  pas,  quoiqu'ils  se 
démènent  très  fort.  Ce  sont  des  personnages  de  carton  qu'un  fil  fait  mou- 
voir, et  qui  donnent  la  représentation  dans  un  paysage  normand  où  la 
scène  se  déroule.  Je  soupçonne  cet  abbé  Sombreval  de  n'être  nullement 
ce  bloc  de  granit  et  ce  savant  de  premier  ordre  que  nous  dépeint  l'au- 
teur, d'être  tout  simplement  un  gros  bonhomme  normand,  ayant  plus  de 
jactance  que  de  génie,  plus  de  grossièreté  opaque  que  de  supériorité.  La 
fille  de  Sombreval,  cette  jeune  fille  qui  est  l'expiation  pour  son  père,  me 
fait  l'effet,  avec  ses  névroses  et  ses  maladies  innomées,  d'être  tout  bon- 
nement scrofuleuse.  Quant  au  jeune  homme  qui  se  fait  le  chevalier  et  le 
platonique  amant  de  la  fille  du  prêtre,  quant  à  ce  Néel  de  Nehou,  c'est  un 
jeune  niais  qui  ne  trouve  rien  de  mieux  à  faire  que  de  chercher  à  se  cas- 
ser le  cou  pour  toucher  le  cœur  de  sa  maîtresse.  Il  y  a  là  une  certaine 
course  effrénée  en  voiture  à  travers  champs  qui  peut  servir  de  modèle.  H 
reste  à  se  demander  comment  le  jeune  Néel  de  Nehou  a  pu  aller  si  loin  en 
partant  d'une  si  belle  allure,  après  avoir  grisé  ses  chevaux  avec  du  vin  du 
Rhône,  il  en  est  quitte  pour  quelques  contusions  et  quelques  membres 
désarticulés,  et  il  n'a  pas,  à  coup  sûr,  tout  ce  qu'il  mérite. 

Je  ne  parle  pas  de  la  magicienne  normande,  la  Malgaigne,  qui  sait  tout, 
voit  tout,  qui  est  le  fantôme  acharné  sur  Sombreval  pour  lui  reprocher  le 
crime  de  son  apostasie,  pour  lui  annoncer  sa  mort  et  la  mort  de  sa  fille. 
Tout  cela  est  vraiment  étonnant  de  décousu  et  de  fantasmagorie,  et,  si 
vous  voulez  avoir  le  dernier  mot,  allez  tout  de  suite  à  cette  scène  suprême 
où  Sombreval,  qui  s'est  réfugié  au  séminaire  de  Coutances,  arrive  tout 
juste  pour  déterrer  sa  fille  qu'on  vient  d'ensevelir;  il  l'emporte  dans  ses 
bras  comme  un  furieux,  et  va  disparaître  dans  un  étang.  Ah!  le  terrible 
prêtre  et  le  terrible  père  que  nous  a  donné  là  M.  Barbey  d'Aurevilly  !  Et 
aussi  le  terrible  roman  qu'il  nous  fait  lire!  Il  y  a  pourtant  quelque  chose 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  plus  curieux  encore  que  rinvention  dans  le  Prêtre  marié,  c'est  le  style. 
M.  Barbey  d'Aurevilly,  qui  est  un  critique  tout  aussi  bien  qu'un  roman- 
cier, et  qui  fait  la  leçon  aux  autres,  pourrait  à  la  rigueur  commencer 
par  se  faire  la  leçon  à  lui-même.  Quand  il  émaille  ses  pages  de  patois 
normand,  bien  encore  :  on  se  dit  que  c'est  du  normand,  et  avec  un  petit 
etlbrt  on  comprend  à  demi-mot;  mais  le  difficile  est  justement  de  comprendre 
quand  l'auteur  parle  la  langue  française.  M.  Barbey  d'Aurevilly  a  une  va- 
riété de  mots  nouveaux  et  d'images  étourdissantes  qui  produisent  le  plus 
singulier  effet  :  il  vous  dira  par  exemple  que  Sombreval  pressait  sa  fille  sur 
sou  cœur  «  avec  une  irrévélable  angoisse,  comme  un  homme  blessé  qui 
perdrait  ses  entrailles  et  les  retiendrait  avec  sa  main.  »  Il  vous  assurera 
que  le  nom  de  Calixte,  —  la  fîlle  du  prêtre,  —  «  faisait  le  silence  d'une 
église  devant  le  saint-sacrement,  dans  son  cœur.  »  Il  prodiguera  des  phrases 
comme  celle-ci,  en  parlant  toujours  de  cette  merveilleuse  jeune  fille  : 
«  Frappée  aux  racines  de  son  être  par  la  pile  de  Volta  du  front  de  son 
père,  son  visage,  surhumainement  pâle,  ne  pouvant  plus  pâlir,  se  rosa...  » 
Vl  ainsi  de  suite.  Le  Préire  marié  est  écrit  de  ce  style  qui ,  je  l'avoue, 
pourrait  bien  n'être  pas  plus  catholique  que  littéraire  malgré  la  prétention 
qu'a  l'auteur  d'être  le  chevalier  du  catholicisme  et  de  l'art.  Kst-ce  bien 
là  vraiment  de  la  littérature?  M.  Barbey  d'Aurevilly  le  croit  sans  doute. 
(">eux  qui  auront  lu  son  dernier  roman  s'en  souviendront  longtemps  et  ne 
seront  pas  tentés  de  le  relire.  f.  bk  i.v  gknf.vais. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


MARIE  LECZINSKA  d'après  de  récentes  publications  (!)• 

Qui  de  nous,  en  visitant  Versailles,  n'essaie  de  rendre  par  l'imagination 
le  mouvement  et  la  vie  à  ces  brillantes  solitudes?  Lorsqu'on  parcourt  la 
galerie  des  portraits,  on  regrette  qu'elle  ne  soit  pas  plus  riche  et  plus  com- 
plète encore.  Les  souvenirs  se  pressent  en  foule,  et  la  curiosité  surexcitée 
devient  plus  active.  Un  pareil  sentiment  est  aujourd'hui  comme  l'aiguillon 
des  études  historiques  sur  le  xviii*  siècle,  et  cette  époque  intéressante, 
que  l'on  croyait  si  bien  connaître,  s'éclaire  chaque  jour  de  nouvelles  lu- 
mières. On  entre  dans  les  moindres  détails,  on  pénètre  les  plus  intimes 

fl)  La  Reine  Marie  Leczinsha,  étude  historique,  pair  M'"*"  la  comtesse  d'Armaillé,  née 
de  Ségur.  —  Mémoires  du  duc  de  Luynes,  publiés  par  MM.  Dussieux  et  Soulié. 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  519 

mystères.  On  recherche  les  autographes,  on  poursuit  avec  avidité  les  do- 
cumens.  L'histoire  n'est  plus  cette  forme  académique,  souvent  déclama- 
toire, dont  la  beauté  de  convention  conservait  une  certaine  raideur:  c'est 
comme  un  vaste  miroir  où  se  reflète  tout  le  passé.  Sans  doute,  dans  cette 
foule  innombrable  de  pièces  justificatives,  dans  ces  éditions  de  livres  an- 
ciens rajeunis  par  des  notes  substantielles,  dans  ces  mémoires  qui  remon- 
tent à  plus  d'un  siècle,  et  qui  cependant  n'avaient  pas  vu  le  jour,  il  y  a  des 
choses  d'un  intérêt  secondaire,  et  la  vie  humaine  n'est  pas  assez  longue 
pour  qu'on  puisse  étudier  fructueusement  des  détails  aussi  minutieux.  Ce 
sera  la  tâche  des  historiens  futurs  de  coordonner  l'ensemble  de  ces  docu- 
mens,  d'y  puiser  comme  à  une  source  féconde,  de  rejeter  dans  l'ombre  ce 
qui  n'est  pas  digne  de  la  lumière,  et  de  rendre  sur  le  siècle  dernier  un  ju- 
gement sans  appel. 

Le  règne  de  Louis  XV  n'est  pas  encore  envisagé  avec  le  calme  et  l'impar- 
tialité nécessaires.  Les  uns  le  flétrissent  en  toute  chose  avec  une  verve  de 
colère  souvent  exagérée;  d'autres,  entraînés  par  l'excès  contraire,  essaient 
des  réhabilitations  malencontreuses,  et  cherchent  à  déguiser,  à  parer  de 
leur  mieux  des  scandales  pour  lesquels  l'histoire  doit  être  impitoyable. 
Avec  un  peu  de  justice  et  de  sang -froid,  on  arriverait  à  des  conclusions 
plus  équitables  :  on  trouverait  dans  cette  époque ,  comme  dans  toutes  les 
autres,  beaucoup  de  vices,  mais  quelques  vertus.  Malheureusement  ce 
qu'on  a  le  plus  étudié  dans  ces  dernières  années,  c'est  le  côté  scanda- 
leux. On  s'est  minutieusement  occupé  des  maîtresses  du  roi,  on  a  décrit 
leurs  toilettes,  on  a  dressé  l'inventaire  de  leurs  objets  d'art,  de  leur  mo- 
bilier, on  est  revenu  sans  cesse  à  la  duchesse  de  Chàteauroux,  à  la  mar- 
quise de  Pompadour,  à  la  comtesse  Du  Barry;  mais  on  oubliait  une  femme 
que  les  péripéties  de  son  sort,  la  dignité  de  sa  résignation  dans  les  mal- 
heurs domestiques,  le  charme  de  son  esprit  et  la  beauté  do  son  âme  recom- 
mandaient cependant  à  l'intérêt  et  à  la  sympathie  de  la  postérité.  De  ré- 
centes publications  ont  comblé  cette  lacune.  On  n'avait  que  trop  parlé  des 
maîtresses,  il  était  temps  qu'on  se  souvînt  de  la  femme  légitime,  de  la  reine. 
Un  ouvrage  à  la  fois  gracieux  et  substantiel  de  M'""  la  comtesse  d'Armaillé 
vient  de  rappeler  l'attention  sur  Marie  Leczinska;  sous  une  forme  rapide, 
M'"*' d'Armaillé  a  tracé,  avec  l'exactitude  d'un  historien  et  la  délicatesse 
d'une  femme,  le  portrait  de  sa  vertueuse  héroïne;  elle  a  trouvé  une  source 
abondante  d'informations  dans  les  mémoires  du  duc  de  Luynes,  dont  la  pu- 
blication ne  fait  que  de  s'achever.  Ces  mémoires  si  importans  et  si  curieux, 
qui  commencent  le  27  décembre  1735,  peu  de  temps  après  la  nomination 
de  la  duchesse  de  Luynes  à  la  charge  de  dame  d'honneur  de  la  reine,  et 
finissent  le  20  octobre  1758,  quelques  jours  avant  la  mort  de  l'auteur,  res- 
tèrent pendant  un  siècle  tout  à  fait  inconnus.  L'existence  en  fut  signalée 
pour  la  première  fois  en  1855  par  la  publication  de  ceux  du  président  Re- 
nault, et  les  premiers  volumes  ne  virent  le  jour  qu'en  1860. 


520  REVUE    DES    DEUX    MOXDES. 

Petit-fils  par  sa  mère  du  fameux  marquis  de  Dangeau ,  le  duc  de  Luynes 
eut  comme  la  survivance  de  son  aïeul.  C'est  le  Dangeau  du  règne  de 
Louis  XV,  mais  avec  plus  de  dignité  dans  le  caractère,  avec  moins  de  pen- 
chant pour  l'adulation.  Sans  avoir  de  charge  à  la  cour,  le  duc  jouissait 
d'une  estime  toute  particulière  auprès  du  roi  et  de  la  famille  royale,  et  il 
était  eu  position  de  tout  observer.  Les  détails  dans  lesquels  son  zèle  de 
courtisan  et  sa  conscience  de  narrateur  se  complaisent  avec  un  soin  qui  va 
jusqu'au  scrupule  semblent  au  premier  abord  puérils  et  fastidieux;  mais 
aussi,  au  bout  de  quelques  pages,  on  croit  connaître  soi-même  les  nom- 
breux personnages  qui  reviennent  sans  cesse  sur  la  scène,  on  se  familiarise 
avec  tout  ce  monde  qui  ressuscite,  on  finit  par  prendre  intérêt  aux  moin- 
dres questions  d'étiquette,  à  ce  tourbillon  éphémère  de  joies  et  de  tris- 
tesses, à  ce  pêle-mêle  de  vanités  qui  se  croisent  et  s'entre-choquent.  Rien 
d'ailleurs  ne  nous  instruit  mieux  de  toutes  les  particularités  du  caractère 
et  de  l'existence  de  la  femme  de  Louis  XV;  on  est  auprès  de  la  reine,  on 
î'entend,  on  la  voit. 

Il  fallut  à  Marie  Leczinska  beaucoup  de  droiture  et  de  bon  sens  pour  se 
prémunir,  dès  le  début  de  son  mariage,  contre  les  imprudences  qu'une 
femme  jeune,  étrangère,  inexpérimentée,  aurait  pu  si  facilement  com- 
mettre. Au  milieu  de  cette  société  dissolue,  où  tout  était  dérangé  dans  les 
esprits  et  dans  les  mœurs,  elle  sut  maintenir  son  rang  et  empêcher  la  ca- 
lomnie d'arriver  jusqu'à  elle.  L'élévation  imprévue  de  sa  fortune  aurait  pu 
cependant  lui  susciter  de  bien  grandes  jalousies. 

Louis  XV,  âgé  de  moins  de  seize  ans  (Marie  Leczinska,  née  en  1703, 
avait  près  de  sept  ans  de  plus  que  lui),  était  alors  le  plus  bel  adolescent  du 
royaume.  Sa  figure  douce  et  imposante  malgré  son  extrême  jeunesse,  sa 
distinction  suprême,  sa  taille  élégante,  son  teint  comme  éclairé  par  le  re- 
flet d'une  lumière  intérieure,  lui  donnaient  un  charme  presque  idéal.  «  11 
n'était  pas  en  France,  dit  M"'"  d'Armaillé,  un  vieillard  qui  ne  le  chérît  pa- 
ternellement, pas  une  femme  qui  ne  priât  pour  sa  conservation  avec  un 
religieux  et  sincère  enthousiasme.  »  Qui  obtenait  la  gloire  d'épouser  cet 
enfant  privilégié  du  ciel?  Une  pauvre  princesse  inconnue,  fille  d'un  gentil- 
homme polonais  créé  roi  par  un  caprice  de  Charles  XII,  puis  jeté  dans 
l'exil,  et,  après  mille  péripéties,  vivant,  pour  ainsi  dire,  de  l'aumône  du 
roi  de  France,  dans  les  murs  délabrés  de  la  vieille  commanderie  de  Weis- 
sembourg.  Lorsque  le  sieur  Lozillières,  ancien  secrétaire  de  l'ambassade 
de  France  à  Turin,  avait  été  envoyé  en  Allemagne,  avec  le  titre  de  cheva- 
lier de  Méré,  pour  y  passer  en  revue  les  princesses  à  marier,  il  avait  trans- 
mis au  duc  de  Bourbon  une  liste  que  l'on  trouve  dans  les  pièces  justifica- 
tives de  l'ouvrage  de  M""  d'Armaillé.  Cette  liste  contenait  l'énumération  de 
vingt-sept  princesses  avec  des  notes  sur  chacune  d'elles.  Sous  le  numéro 
18,  on  lisait  la  mention  suivante  :  «  Marie  Leczinska,  fille  de  Stanislas  Lec- 
zinski.  Il  a  plusieurs  parens  peu  riches,  mais  on  ne  sait  rien  de  person- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  521 

nel  qui  soit  désavantageux  à  cette  famille.  »  A  l'étonnement  universel,  ce 
fut  cette  Polonaise,  qui  six  mois  auparavant  aurait  accepté  en  mariage  un 
simple  gentilhomme  français,  que  la  volonté  de  la  marquise  de  Prie  fit 
monter  tout  à  coup  sur  le  plus  beau  des  trônes  du  monde. 

La  nouvelle  reine  n'était  pas  précisément  jolie,  mais  elle  avait  une  grâce, 
une  douceur,  une  aménité  qui  séduisaient  tous  les  cœurs  sur  son  passage. 
«  Il  n'est  rien  que  ne  fassent  les  bons  Français  pour  me  distraire,  écrivait- 
elle  à  son  père  Stanislas  en  signant  de  son  petit  nom  polonais,  Maruchna, 
On  me  dit  les  plus  belles  choses  du  monde,  mais  personne  ne  me  dit  que 
vous  soyez  près  de  moi.  Peut-être  me  le  dira-t-on  bientôt,  car  je  voyage 
dans  le  royaume  des  fées,  et  je  suis  véritablement  sous  leur  empire  ma- 
gique. Je  subis  à  chaque  instant  des  métamorphoses  plus  brillantes  les 
unes  que  les  autres  :  tantôt  je  suis  plus  belle  que  les  Grâces,  tantôt  je  suis 
de  la  famille  des  neuf  sœurs;  ici  j'ai  les  vertus  d'un  ange,  là  ma  vie  fait 
les  bienheureux;  hier  j'étais  la  merveille  du  monde,  aujourd'hui  je  suis 
l'astre  aux  bénignes  influences.  Chacun  fait  de  son  mieux  pour  me  divini- 
ser, et  sans  doute  que  demain  je  serai  placée  au-dessus  des  immortels. 
Pour  faire  cesser  le  prestige,  je  mets  la  main  sur  la  tête,  et  aussitôt  je  re- 
trouve celle  que  vous  aimez  et  qui  vous  aime  bien  tendrement.  » 

Marie  Leczinska  ne  se  laissait  pas  étourdir  par  ce  tumulte  d'hommages 
et  d'adulations.  Elle  n'oubliait  ni  sa  famille  ni  sa  patrie.  En  1733,  lorsque 
le  roi  de  Pologne  Auguste  II  vint  à  mourir,  elle  sentit  battre  son  cœur  de 
Polonaise.  Elle  fit  des  vœux  ardens  pour  que  son  père,  qui  représentait 
l'élément  national  contre  les  envahissemens  saxons,  pût  revendiquer  utile- 
ment la  couronne.  En  France,  le  mouvement  de  l'opinion,  si  sympathique 
à  Marie  Leczinska,  fut  irrésistible.  La  reine  défendit  avec  une  vivacité  qui 
ne  lui  était  pas  habituelle  une  cause  qu'elle  considérait  comme  sacrée. 
Stanislas  partit  pour  la  Pologne.  Sa  fille  lut  à  haute  voix  dans  le  salon  de 
Fontainebleau  la  proclamation  par  laquelle  le  primat  annonçait  le  nouvel 
avènement  de  ce  prince  au  trône  des  Jagellons.  Peu  de  jours  après,  elle 
attachait  de  sa  propre  main  la  cocarde  blanche  au  chapeau  du  maréchal 
de  Villars,  et  le  vieux  guerrier,  qui  allait  prendre  le  commandement  de 
l'armée  des  Alpes,  s'écriait  avec  enthousiasme  :  «  Dites  au  roi  qu'il  n'a  plus 
qu'à  disposer  de  l'Italie ,  je  m'en  vais  la  lui  conquérir.  »  On  sait  qu'à  la 
conclusion  de  la  paix  Stanislas  obtint  comme  dédommagement  le  duché 
de  Lorraine  et  de  Bar.  «Croyez,  madame,  dit  alors  le  cardinal  Fleury  à 
Marie  Leczinska,  que  la  jouissance  du  duché  sera  bien  préférable  au  trône 
de  Pologne.  »  La  reine,  qui  trouvait  que  la  guerre  n'avait  pas  été  conduite 
avec  assez  de  vigueur  à  cause  des  économies  exagérées  du  vieux  ministre, 
lui  répondit,  non  sans  une  tristesse  malicieuse  :  «  Oui,  cardinal,  à  peu  près 
comme  un  tapis  de  gazon  remplace  une  cascade  de  marbre.  «  —  «  Le  vieil- 
lard, ajoute  M"""  d'Armaillé  en  racontant  cette  anecdote,  comprit  avec 
amertume  l'allusion  que  faisait  la  reine  à  un  dernier  acte  de  parcimonie 


o22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

<iui  avait  fait  détruire  la  magnifique  cascade  de  Marly  pour  la  remplacer 
par  une  pelouse  de  verdure.  » 

Les  malheurs  de  la  Pologne  n'étaient  pas  les  seuls  sujets  d'affliction  de  la 
reine.  Le  cœur  de  son  époux  lui  échappait,  et  Louis  XV  était  déjà  sur  la 
pente  de  scandale  qu'il  devait  descendre  à  pas  précipités.  Bien  que  la  reine 
lui  eût  donné  dix  enfans,  il  n'avait  pour  elle  que  de  l'estime  et  ne  lui  té- 
moignait pas  d'aflection.  Les  mémoires  du  duc  de  Luynes  sont  le  tableau  le 
plus  complet  de  l'intérieur  royal.  Les  amours  de  Louis  XV  pour  les  quatre 
sœurs  de  Nesle,  toutes  quatre  dames  du  palais,  et  les  rapports  journaliers 
de  la  reine  avec  les  favorites,  le  départ  du  roi  pour  la  campagne  de  Flan- 
dre, les  vaines  sollicitations  de  Marie  Leczinska  pour  l'accompagner  à  la 
frontière,  le  triomphe  de  la  duchesse  de  Chàteauroux,  qui  obtint  cette  fa- 
veur, la  maladie  du  roi  à  Metz,  son  repentir,  quand  il  appelle  à  lui  la  reine, 
ses  remords  qui  disparaissent  en  même  temps  que  ses  souffrances,  les 
courtisans  intimes  qui  s'aperçoivent  qu'il  va  bientôt  rougir  de  sa  vertu 
comme  d'une  faiblesse,  sa  lettre  humble  et  passionnée  à  la  duchesse  de 
<]hâteauroux  pour  la  supplier  de  revenir  à  la  cour,  enfin  la  mort  soudaine 
de  la  jeune  favorite,  qui  ne  survit  que  quelques  jours  à  sa  honteuse  vic- 
toire, ce  sont  là  des  récits  pleins  de  mouvement  et  d'intérêt.  Ils  donnent 
l'idée  la  plus  exacte  des  mœurs  de  cette  époque,  où  l'avocat  Barbier  disait 
avec  un  mélange  de  cynisme  et  de  naïveté  :  «  Sur  vingt  seigneurs  de  la 
cour,  il  y  en  a  quinze  qui  ne  vivent  pas  avec  leurs  femmes  et  qui  ont  des 
maîtresses.  Rien  n'est  même  si  commun  à  Paris  et  entre  particuliers.  Il  est 
donc  ridicule  que  le  roi,  qui  est  bien  le  maître,  soit  de  pire  condition  que 
ses  sujets  et  que  tous  les  rois  ses  prédécesseurs.  » 

Le  duc  de  Luynes,  qui  voyait  à  toute  heure  le  roi,  la  reine  et  la  mar- 
quise de  Pompadour,  en  a  tracé  les  plus  fidèles  portraits.  Une  réflexion 
morale  ressort  de  cette  lecture,  c'est  que  de  ces  trois  personnages  ce  fut 
encore  la  reine  qui  eut  la  plus  grande  somme  de  bonheur. 

N'estimant  ni  les  autres  ni  lui-même,  mécontent  de  tout,  comme  les 
hommes  qui  font  le  mal  en  ayant  la  conscience  du  bien,  saturé  de  viles 
adulations,  et  pour  ainsi  dire  suffoqué  par  une  atmosphère  trop  chargée 
d'encens,  Louis  XV  vivait  sans  confiance  dans  son  règne,  sans  espoir  dans 
l'avenir.  Devenu,  par  suite  d'une  mauvaise  éducation,  de  sensible  et  doux, 
égoïste  et  vicieux,  il  s'enfermait  dans  une  taciturnité  dédaigneuse  et  re- 
gardait les  hommes  et  les  choses  d'un  œil  indifférent  et  impassible.  Un  jour 
que  la  reine  se  plaignait  auprès  de  lui  du  refus  opposé  par  un  ministre  à 
une  de  ses  recommandations  :  «  Que  ne  faites-vous  comme  moi?  répondit- 
il.  Je  ne  demande  jamais  rien  à  ces  gens-là.  »  Il  se  regardait  lui-même,  au 
dire  de  Duclos,  comme  un  prince  du  sang  disgracié,  n'ayant  aucun  crédit 
à  la  cour.  Cependant,  suivant  une  remarque  d'un  homme  qui  le  voyait 
sans  cesse,  —  Le  Roy,  le  lieutenant  des  chasses  de  Versailles,  —  il  prenait 
quelquefois,  par  crainte  de  paraître  dominé,  des  airs  glacés  et  des  regards 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  523 

de  maître  qui  imprimaient  la  terreur  au)4  plus  audacieux  et  déconcer- 
taient ceux  qui  se  croyaient  le  plus  avant  dans  sa  confiance.  C'est  que  ce 
monarque,  si  engourdi  par  les  plaisirs,  si  éloigné  de  tout  noble  et  géné- 
reux effort,  avait  par  intervalles  des  velléités  de  gloire  et  de  grandeur.  Il 
s'était  réservé,  malgré  son  indolence,  un  minutieux  contrôle  de  toutes  les 
affaires  diplomatiques,  au  moyen  d'une  correspondance  secrète  avec  les 
ambassadeurs,  et,  chose  extraordinaire,  les  ministres  l'ignorèrent  complè- 
tement pendant  plus  de  vingt  années.  Son  règne  eut  des  jours  de  splen- 
deur, et  au  lendemain  de  Fontenoy  le  prestige  du  trône  rappelait  l'éclat  des 
beaux  jours  de  Louis  XIV.  Quand  il  retombait  de  ces  sommets  dans  les  dé- 
faillances de  son  âme,  Louis  XV  était  saisi  d'une  vague  inquiétude,  d'une 
tristesse  indicible.  Les  remords,  qui  existaient  à  l'état  latent  au  fond  de  son 
cœur,  les  scrupules  religieux  qui  lui  restaient  encore  malgré  tous  ses  dés- 
ordres, le  portaient  à  se  fuir  lui-même,  à  craindre  ses  propres  pensées,  à 
chercher  dans  un  exercice  violent  la  distraction,  l'oubli  de  lui-même.  Au 
milieu  de  fêtes  continuelles,  il  était  occupé  d'idées  sombres.  «  Le  tempé- 
rament du  roi,  dit  le  duc  de  Luynes,  n'est  ni  vif,  ni  gai;  il  y  aurait  même 
plutôt  de  l'atrabilaire...  Le  détail  des  maladies,  des  opérations,  assez  sou- 
vent de  ce  qui  regarde  l'anatomie,  les  questions  sur  les  lieux  où  l'on  compte 
se  faire  enterrer,  sont  malheureusement  ses  conversations  ordinaires.  » 

M"""  de  Pompadour,  malgré  sa  toute-puissance,  n'était  guère  plus  heu- 
reuse que  son  royal  amant.  Elle  voyait  à  ses  pieds  ministres,  maréchaux, 
cardinaux  et  grandes  dames.  Son  frère,  Charles  Poisson,  avait  été  fait, 
comme  par  enchantement,  marquis  de  Marigny,  et  pourvu  d'une  place  au- 
trefois créée  pour  Colbert.  Elle  avait  pour  femme  de  chambre  une  femme 
de  qualité.  M'""  du  Hausset,  pour  écuyer  un  chevalier  d'Hénin,  de  la  famille 
des  princes  de  Chimay,  qui  attendait  sa  sortie  dans  les  antichambres,  por- 
tait son  mantelet,  suivait  à  pied  sa  chaise  auprès  de  la  portière.  Son  luxe 
était  plus  que  royal.  Elle  dépensait  500,000  livres  pour  sa  table.  Son  crédit 
surpassait  encore  son  éclat.  Elle  gouvernait  la  France  du  fond  de  son  bou- 
doir, et  cependant  elle  était  inquiète  et  malheureuse.  «Je  vous  plains  bien, 
lui  disait  M""-  du  Hausset,  je  vous  plains,  tandis  que  tout  le  monde  vous 
envie.  »  C'est  qu'il  manquait  à  la  favorite  le  premier  des  biens,  la  paix  du 
cœur.  Elle  était  comme  gênée  par  sa  grandeur  factice,  et  savait  distinguer 
au  fond  des  hommages  apparens  souvent  la  haine,  toujours  le  mépris.  Au 
dire  de  Duclos,  le  duc  de  Richelieu,  qui  avait  été  le  premier  à  pressentir  et 
à  saluer  sa  fortune,  cherchait,  par  des  propos  secrets,  «  à  la  faire  regarder 
du  roi  sur  le  pied  d'une  bourgeoise  déplacée,  d'une  galanterie  de  passage, 
d'un  simple  amusement  qui  n'était  pas  fait  pour  subsister  dignement  à  la 
cour.  »  Chargée  de  distraire  le  monarque  le  plus  ennuyé,  le  plus  blasé  de 
la  terre,  obligée,  pour  rester  en  faveur,  de  s'abaisser  au  rôle  de  surinten- 
dante des  plaisirs  du  maître,  de  confidente  intime  des  honteux  mystères 
du  Parc-aux-Cerfs,  elle  savait  que  le  cri  public  l'accusait  de  la  mauvaise 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

administration  des  finances,  des  revers  de  l'armée,  de  tous  les  désastres. 
On  lui  écrivait  souvent  des  lettres  anonymes  où  on  la  menaçait  de  l'assas- 
siner, et  ce  qui  l'affectait  plus  encore,  c'était  la  crainte  d'être  supplantée 
par  une  rivale.  Elle  voyait  avec  terreur  les  premiers  ravages  du  temps  sur 
sa  beauté.  Elle  sentait  toute  la  vérité  de  cette  parole  de  la  maréchale  de 
Mi  repoix,  son  amie  :  «  C'est  votre  escalier  que  le  roi  aime,  il  est  habitué  à 
le  monter  et  à  le  descendre;  mais  s'il  trouvait  une  autre  femme  à  qui  il 
parlerait  de  sa  chasse  et  de  ses  affaires,  cela  lui  serait  égal  au  bout  de  trois 
jours.  )) 

La  reine,  tout  abandonnée  qu'elle  fût  par  le  roi,  souffrait  moins  que  la 
marquise.  Entourée  de  l'estime  et  de  la  sympathie  respectueuse  de  tous 
ceux  qui  avaient  l'honneur  de  l'approcher,  elle  trouvait  dans  le  fond  de  sa 
conscience  un  refuge  contre  les  humiliations  extérieures,  et  son  calme 
contrastait  avec  les  perpétuelles  alarmes  et  les  agitations  de  la  favorite. 
Vertueuse  sans  affectation  et  digne  sans  excès  de  gravité,  la  cour  de  Ma- 
rie Leczinska  consolait  les  regards  et  le  cœur  des  gens  de  bien.  Là  subsis- 
tait encore  le  respect  des  convenances  et  de  l'ancienne  étiquette;  là  on  sa- 
vait goûter  d'honnêtes  délassemens  et  des  amitiés  pures  d'intrigue.  C'était 
comme  un  sanctuaire  de  piété  au  milieu  des  corruptions  de  Versailles.  Le 
président  Hénault  et  le  duc  de  Luynes,  admis  dans  l'intimité  quotidienne 
de  la  reine,  nous  font  connaître  parfaitement  tous  les  traits  de  son  carac- 
tère et  les  moindres  détails  de  sa  vie.  Elle  avait  le  rare  talent  de  bien  choi- 
sir ses  amitiés.  Elle  s'était  toujours  souvenue  des  conseils  de  son  père,  qui 
lui  avait  recommandé,  dans  un  mémoire  composé  pour  son  éducation,  la 
société  de  «  ces  personnes  vertueuses  dont  l'humeur  est  douce  et  le  cœur 
bienfaisant,  dont  la  bouche  exprime  la  franchise,  et  une  physionomie  sans 
art  la  candeur,  qui,  sévères  sans  misanthropie,  complaisantes  sans  bassesse, 
vives  sans  emportement,  ne  louent  ni  ne  blâment  jamais  par  prévention  et 
par  caprice.  »  Marie  Leczinska  était  digne  d'inspirer  des  amitiés  sincères, 
car  elle  en  ressentait  elle-même.  Élevée,  dans  sa  jeunesse,  à  l'école  du 
malheur,  elle  comprenait  mieux  que  personne  le  prix  du  dévouement.  Le 
duc  et  la  duchesse  de  Luynes  vivaient  dans  son  intimité,  et  sa  sympathie, 
sa  tendresse  pour  ces  deux  fidèles  serviteurs  ne  se  démentirent  pas  un  in- 
stant. Les  plus  courtes  absences  de  la  duchesse  paraissaient  à  la  reine  d'une 
éternelle  durée.  Elle  lui  écrivait  alors  lettres  sur  lettres,  et  toute  son  âme  se 
peint  dans  cette  correspondance  enjouée,  amicale,  pleine  de  cœur.  «  Savez- 
vous  le  plaisir  que  je  me  suis  donné  hier  soir?  écrivait-elle  à  la  duchesse 
le  2  janvier  1751.  J'ai  été  surprendre  M.  de  Luynes  chez  lui.  Je  ne  puis  dire 
la  joie  que  j'ai  eue  de  revoir  votre  appartement;  j'y  suis  restée  un  moment 
pour  la  ménager,  car  à  la  longue,  ne  vous  y  trouvant  point  encore,  j'ai  eu 
peur  de  ce  qui  aurait  pu  lui  succéder.  Les  plaisirs  qui  ne  sont  que  dans 
l'imagination  ont  besoin  d'être  ménagés.  J'attends  avec  impatience  le  réel.  » 
M*"*  Du  Deffand  disait  de  la  reine  :  «  Ses  vertus  ont  pour  ainsi  dire  le  germe 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  525 

et  la  pointe  des  passions.  Elle  joint  à  une  pureté  de  mœurs  admirable  une 
sensibilité  extrême,  à  la  plus  grande  modestie  un  désir  de  plaire  qui  suffi- 
rait seul  pour  y  réussir...  On  a  toute  la  liberté  de  son  esprit  avec  elle;  on 
le  doit  à  la  pénétration  et  à  la  délicatesse  du  sien.  Elle  entend  si  prompte- 
ment  et  si  finement  qu'il  est  facile  de  lui  communiquer  toutes  les  idées 
qu'on  veut  sans  s'écarter  de  la  circonspection  que  son  rang  exige.  »  Une 
gaîté  bienveillante  ajoutait  au  charme  de  son  caractère.  «  Nulle  personne 
n'entend  si  bien  la  plaisanterie,  écrivait  le  président  Hénault;  elle  rit  vo- 
lontiers, son  amitié  est  douce,  car  personne  au  monde  ne  sent  si  bien  les 
ridicules,  et  bien  en  prend  à  ceux  qui  les  ont  que  la  charité  la  retienne  : 
ils  ne  s'en  relèveraient  pas.  »  Rarement  souveraine  fut  l'objet  d'une  aussi 
grande  vénération;  son  arrivée  était  un  jour  de  fête,  son  départ  faisait 
couler  des  larmes.  «  N'est-il  pas  bien  admirable,  disait-elle,  que  je  ne  puisse 
quitter  Compiègne  sans  voir  tout  le  monde  pleurer?  Je  me  demande  parfois 
ce  que  j'ai  fait  à  tous  ces  gens  que  je  ne  connais  pas,  pour  en  être  tant  ai- 
mée. Ils  me  tiennent  compte  de  mes  désirs.  » 

jyjme  (jg  Pompadour  avait  beau  recevoir,  étendue  sur  sa  chaise  longue,  ne 
se  lever  pour  personne,  pas  même  pour  les  princes  du  sang,  et  ne  rendre 
aucune  visite,  même  aux  duchesses  :  ce  qu'elle  ambitionnait  le  plus  au  mi- 
lieu de  ses  splendeurs,  c'était  un  sourire,  une  parole  bienveillante  de  la 
reine,  et  le  jour  le  plus  brillant  de  sa  carrière  fut  à  ses  yeux  celui  où, 
après  avoir  fait  solennellement  ses  pâques  à  l'église  Saint-Louis  de  Ver- 
sailles, en  1756,  elle  fut  nommée  dame  d'honneur  de  Marie  Leczinska.  La 
reine,  moins  choquée  peut-être  d'avoir  pour  rivale  une  bourgeoise  que  des 
femmes  d'un  haut  rang,  ne  faisait  entendre  aucune  plainte,  et  M""'  de  Pom- 
padour, qui  avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  comprendre  l'ignominie  de  sa 
position,  essayait  de  se  la  faire  pardonner  à  force  de  témoignages  de  sou- 
mission et  de  respect.  Le  duc  et  la  duchesse  de  Luynes  étaient  même  quel- 
quefois les  intermédiaires  de  ces  relations  d'un  ordre  étrange  entre  la  maî- 
tresse et  la  femme  légitime,  et  rien  ne  peint  mieux  les  mœurs  du  temps 
que  les  détails  qu'on  trouve  à  ce  sujet  dans  les  mémoires  du  duc. 

Marie  Leczinska  est  la  dernière  des  souveraines  qui  soit  morte  sur  le 
trône  de  France.  Son  règne  dura  quarante-trois  ans,  et  pendant  cette  lon- 
gue période  elle  sut  toujours  se  faire  respecter.  Si  on  lui  pardonna  son 
élévation ,  c'est  qu'elle  avait  ces  qualités  modestes  qui  sont  l'ornement  le 
plus  solide  et  le  charme  le  plus  durable  de  la  femme.  Elle  ne  faisait  om- 
brage à  personne;  tout  le  monde  se  plaisait  à  reconnaître  en  elle  les  vertus 
d'une  bourgeoise,  les  manières  d'une  grande  dame,  la  dignité  d'une  reine. 
Dans  cette  vie  d'étiquette  et  de  continuel  apparat  où,  suivant  une  belle 
expression  de  l'infortunée  Marie-Antoinette,  on  ne  peut  s'écouter  vivre, 
elle  parvenait  à  se  créer  au  milieu  du  bruit  une  solitude,  et,  comme  elle 
le  disait,  à  mourir  au  monde  et  à  elle-même.  Son  influence  morale  sur  la 
cour  et  sur  l'esprit  de  Louis  XV  fut  plus  considérable  qu'on  ne  serait  tenté 


526  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

de  le  croire.  Elle  sut  maintenir  encore  un  reste  de  décence  dans  cette  so- 
ciété corrompue.  A  côté  du  boudoir  de  la  favorite  subsistait  le  foyer  de  la 
reine.  Il  y  avait  à  cette  époque,  comme  à  toutes  les  autres,  des  types 
d'honneur,  des  existences  patriarcales  et  véritablement  chrétiennes,  des 
intérieurs  qui  étaient  des  sanctuaires.  Les  honnêtes  gens,  et  ils  étaient  en- 
core nombreux,  avaient  tous  pour  Marie  Leczinska  une  vénération  pro- 
fonde, et  la  vertueuse  princesse  sauvegardait  le  prestige  de  la  royauté. 
Lors  de  sa  dernière  maladie ,  le  peuple  assiégeait  les  portes  du  palais  pour 
avoir  des  nouvelles.  Les  églises  étaient  pleines  d'une  foule  en  prière. 
«  Voyez  combien  elle  est  aimée!  »  s'écriait  Louis  XV  attendri.  Cette  mort 
fut  un  malheur  public  :  elle  détruisit  ce  qui  restait  d'honorable  à  la  cour. 
Le  vieux  roi,  désormais  libre  de  tout  remords,  allait  chercher  pour  ré- 
veiller ses  sens  blasés  une  courtisane  de  bas  étage,  et  le  règne  insolent  de 
cette  femme,  sortie  d'un  tripot,  devait  ébranler  dans  sa  base  le  trône  de 
Henri  IV  et  de  Louis  XIV.  i.  de  saint-amand. 


I.'liNDUSTIUi:     FRANÇAISE     ET     LES     GRANDES     USINES. 

Qui  de  nous  ne  connaît  ces  vastes  bàtimens  qui  s'élèvent  aujourd'hui 
darns  nos  campagnes,  souvent  à  la  place  même  des  anciens  châteaux,  et 
qu'on  pourrait  appeler  à  bon  droit  les  forteresses  de  la  paix?  11  s'en  échappe 
un  bruit  incessant  de  marteaux  retombant  lourdement,  d'engrenages  mor- 
dant l'un  sur  l'autre,  de  laminoirs  aux  vibrations  métalliques,  de  métiers 
aux  sons  cadencés  et  plus  doux.  Au  dedans  et  autour  de  l'édifice  s'agite 
une  population  d'ouvriers  à  la  face  noircie,  aux  bras  musculeux.  Au  centre 
ou  sur  l'un  des  côtés  se  dégage  la  cheminée  principale,  immense  colonne 
de  briques,  droite,  verticale,  qui  domine  parfois  une  multitude  de  colonnes 
plus  modestes,  et  d'où  jaillit  un  panache  de  fumée  et  de  vapeur  dont  les 
ondulations  se  perdent  dans  l'air.  Si  la  vue  de  cet  édifice,  où  travaillent 
tant  d'appareils,  de  fours  et  de  métiers  bruyans,  vous  inspire  quelque 
curiosité,  pénétrez  hardiment  dans  l'intérieur,  car  l'accès  n'en  est  (lue 
rarement  interdit  aux  profanes.  Jadis  le  manufacturier,  l'industriel  sem- 
blaient cacher  avec  un  soin  jaloux  le  secret  de  leurs  opérations;  aujour- 
d'hui la  plupart  d'entre  eux  mettent  plutôt  une  sorte  de  gloire  à  faire  con- 
naître au  public  les  procédés  qu'ils  emploient  et  même  jusqu'à  leurs  tours 
(le  ?)iain.  L'industrie  poursuit  désormais  son  œuvre  à  découvert,  et  n'a 
plus  lieu  de  s'entourer  de  mystère  comme  dans  les  siècles  passés.  Les  études 
scientifiques  se  répandent  chaque  jour  davantage;  de  nombreux  initiateurs 
nous  décrivent  le  travail  industriel,  et  nous  pouvons  franchir  sans  crainte 
les  portes  de  cette  usine,  au  seuil  de  laquelle  nous  nous  arrêtions  autre- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  527 

fois  hésitans,  inquiets  sur  le  sens  du  spectacle  qui  nous  attendait  à  l'inté- 
rieur. 

Parmi  les  ouvrages  destinés  à  propager  ces  utiles  connaissances,  il  faut 
nommer  la  publication  des  Grandes  Usines  (1).  Décrire  les  opérations  des 
plus  vastes  fabriques,  faire  comprendre  la  diversité  et  l'importance  des 
manipulations  qui  s'y  exécutent,  des  perfectionneraens  successifs  apportés 
dans  chaque  branche  industrielle,  tel  est  le  programme  que  s'est  tracé 
l'auteur  de  ce  livre;  mais  dans  quelle  mesure  et  de  quelle  manière  l'a-t-il 
rempli? 

Le  premier  titre  de  l'ouvrage  faisait  attendre  une  sorte  de  monument  élevé 
à  notre  industrie  nationale.  Pourquoi  l'auteur  a-t-il  ajouté  plus  tard  aux 
Grandes  Usines  de  France  les  grandes  usines  de  l'étranger?  Jusqu'ici  son 
livre  ne  traite,  en  fait  d'usines  étrangères,  que  des  mines  et  fonderies  de 
zinc  de  la  Vieille-Montagne.  Était-ce  la  peine  pour  si  peu  de  dénaturer,  par 
un  énoncé  qui  n'a  plus  rien  de  précis,  la  portée  d'un  ouvrage  scientifique? 
Un  reproche  plus  grave  qu'on  peut  adresser  à  l'auteur,  c'est  que  le  livre 
sur  les  Grandes  Usines  ne  répond  même  pas  à  son  titre.  Les  Gobelins,  Sè- 
vres, Saint- Gobain,  Baccarat,  ou  les  établissemens  de  RIM.  Derosne  et 
Oail,  Petin  et  Gaudet,  Pleyel  et  Wolf,  représentent  à  coup  sûr  la  grande 
industrie  et  des  entreprises  connues  dans  le  monde  entier;  mais  que  vien- 
nent faire  sur  la  même  liste  la  literie  Tucker  par  exemple,  la  parfumerie 
Piver,  l'imprimerie  Paul  Dupont?  Nous  sortons  là,  l'écrivain  lui-même  le 
reconnaît,  du  cercle  des  grandes  usines  :  alors  pourquoi  inscrit-il  ces  noms 
dans  son  panthéon  industriel?  Pourquoi  à  cette  infraction  flagrante  au 
programme  qu'il  s'est  lui-même  tracé  ajoute-t-il  un  nouvel  écart  et  nous 
parle-t-il,  à  propos  des  grandes  usines,  des  charbonnages  des  Bouches-du- 
Rhône,  des  pépinières  d'A.  Le  Uoy,  et  même  de  l'établissement  thermal  de 
Vichy?  Ce  ne  sont  pas  là  des  usines  dans  le  sens  rigoureux  du  mot.  Et  d'ail- 
leurs, puisque  le  cadre  du  livre  s'élargissait  à  ce  point,  ne  fallait-il  pas  faire 
connaître  avant  tout  ces  magnifiques  houillères  du  bassin  de  Saint- Etienne 
ou  de  celui  de  Saône-et-Loire,  bien  autrement  intéressantes  que  celles  où 
s'arrête  M.  Turgan?  Et,  parmi  les  grandes  usines  nationales,  où  senties 
salines  et  les  fabriques  de  produits  chimiques  du  midi  qui  alimentent  le 
commerce  de  Marseille?  Où  sont  les  vastes  chais  de  Cette  et  de  Bordeaux, 
qui  élaborent  ces  vins  et  ces  eaux-de-vie  dont  le  monde  entier  est  tribu- 
taire, et  les  caves  de  la  Champagne  et  de  la  Bourgogne,  qui  ne  leur  cèdent 
en  rien  pour  l'importance  de  la  production?  Les  grands  ateliers  du  Creusot, 
dignes  rivaux  de  ceux  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis,  les  chantiers  de 
construction  des  Messageries  impériales  à  Marseille,  à  La  Ciotat,  à  La 
Seyue,  près  de  Toulon,  la  manufacture  d'armes  de  Saint-Étienne,  les  fabri- 


(1)  Les  Grandes  Usines,  études  industrielles  en  France  et  à  l'étranger,  par  M.  Turgan, 
4  vol.  in-4";  Michel  Lévy,  18G1-1805. 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ques  de  porcelaine  de  Limoges,  etc.,  n'étaient-ce  pas  là  aussi  des  usines 
dignes  d'être  mentionnées,  et  dont  la  description  aurait  dû  passer  avant 
telle  fabrique  de  coutellerie  ou  de  bouchons  sur  laquelle  le  vulgarisateur 
s'est  étendu? 

Ces  réserves  faites,  il  est  juste  de  reconnaître  que  le  livre  de  M.  Turgan 
satisfait  à  l'un  des  desiderata  de  notre  époque ,  et  peut  rendre  à  ce  titre 
de  vrais  services.  La  manière  dont  l'auteur  vulgarise  la  science  et  nous 
initie  à  la  connaissance  de  ses  plus  utiles  applications  nous  semble  très 
heureuse.  Les  développemens  historiques  par  lesquels  il  prélude  volontiers 
à  la  description  de  chaque  industrie  sont  présentés  avec  art;  le  tableau 
même  des  usines  se  déroule  le  plus  souvent  au  milieu  de  détails  attachans. 
Le  côté  moral  et  économique  des  questions  industrielles  est  aussi  parfois 
abordé.  Enfin  des  dessins  faits  d'après  nature  représentent  les  principales 
opérations  décrites  dans  le  texte,  et  ces  vues  ont  le  mérite  de  n'être  pas 
imaginaires  comme  la  plupart  des  illuslralions  qui  ornent  tant  d'autres 
ouvrages  de  science  appliquée.  11  nous  reste  cependant  une  observation 
à  faire  à  l'auteur.  Dans  les  publications  populaires,  la  forme  littéraire  doit 
aller  de  pair  avec  l'exactitude  scientifique  ou  industrielle,  car  l'on  ne  vul  • 
garise  véritablement  que  par  une  façon  d'écrire  à  la  fois  limpide,  claire  et 
concise.  Ici  toutes  ces  conditions  ne  sont  malheureusement  pas  remplies. 
Si  une  échappée  philosophique  se  présente  parfois  à  l'esprit,  il  faut  aussi 
savoir  la  saisir,  et  ne  pas  craindre,  à  propos  d'industrie  et  d'usines,  de 
faire  au  besoin  une  excursion  dans  le  domaine  des  questions  sociales.  Notre 
siècle  en  effet  n'a  pas  seulement  réhabilité  le  travail,  il  a  relevé  aussi  le 
travailleur  par  l'invention  des  nouvelles  machines,  et  l'un  des  esprits  les 
plus  profonds  de  l'antiquité,  Aristote,  semble  avoir  prévu  cette  grande  ré- 
volution lorsqu'il  écrit  que  «  l'esclavage  serait  détruit  le  jour  où  le  fu- 
seau et  la  navette  marcheraient  seuls.  »  Quant  au  parallèle  entre  les  indus- 
tries françaises  et  celles  de  l'étranger,  si  M.  Turgan  tient  à  l'établir,  qu'il 
mesure  alors  sérieusement  toute  l'étendue  de  cette  tâche,  et  se  mette  à 
l'œuvre  avec  résolution.  La  France  peut  sur  quelques  points  donner  des 
leçons  utiles  aux  autres  nations;  mais  l'Allemagne,  l'Angleterre,  l'Italie, 
sont  en  mesure  de  lui  rendre  à  bien  des  égards  ses  enseignemens.  C'est 
une  sorte  de  concours  à  ouvrir  entre  tous  les  peuples,  une  joute  du  travail 
industriel  à  engager.  l.  simonin. 


V.  DE  Mars. 


FLAMEN 


SECONDE     PARTIE     (1). 


FLAMEN     A     WALTER. 


La  Haie-au-Loup,  juin. 

J'ai  VU  enfin  M""'  de  Kérangoat,  que  j'avais  une  grande  curiosité 
de  connaître.  Nous  avions  plusieurs  personnes  à  dîner,  et  elle  était 
à  coup  sûr  le  plus  intéressant  de  tous  les  invités.  Elle  est  jolie, 
mais  plus  séduisante  encore  que  jolie;  aussitôt  qu'elle  paraît,  il  de- 
vient impossible  de  ne  pas  s'occuper  d'elle;  elle  est  du  premier 
coup  d'œil,  et  par  je  ne  sais  quel  charme  souverain,  le  centre  des 
regards  et  de  la  conversation,  l'unique  intérêt  du  salon.  On  voit 
d'ailleurs  qu'elle  a  conscience  de  son  empire  :  son  sourire,  chacun 
de  ses  mouvemens,  chaque  parole,  ont  une  intention,  une  visée  qui 
leur  donnent  du  prix,  même  quand  on  ne  les  saisit  pas.  Tout  en  elle 
est  aisé,  naturel,  et  rien  pourtant  ne  semble  livré  au  hasard. 

Je  me  serais  beaucoup  amusée  à  l'étudier,  si  les  empressemens 
de  M.  de  Lorgis,  qui  était  mon  voisin  de  table,  n'avaient  pas  un  peu 
distrait  mon  attention  :  je  lui  savais  presque  mauvais  gré  d'être 
aimable.  Observer,  écouter  et  me  taire,  voilà  quelle  eût  été  mon 
ambition.  Ah!  mon  pauvre  Walter,  je  me  suis  vite  aperçue  ce  soir 
que  ton  élève  n'est  qu'une  vraie  sauvage,  qui  n'entend  rien  au  bel 
esprit  et  aux  grâces  du  monde;  j'étais  étourdie  du  fracas  joyeux  de 
la  conversation,  je  me  sentais  aussi  dépaysée  dans  ce  cliquetis  so- 
nore de  rires,  de  plaisanteries,  de  piquantes  répliques,  que  si  l'on 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  \b  mars  dernier. 

TOME  LVI.   —  1"   AVRIL  1865.  34 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eût  parié  une  langue  étrangère  :  il  me  fallait  un  eftbrt  d'attention 
pour  suivre  sans  perdre  pied  cette  vive  allure. 

Ce  que  je  n'ai  pas  tardé  à  remarquer  aussi,  c'est  que  je  déplai- 
sais fort  à  M'"''  de  Kérangoat.  Après  m'avoir  tout  d'abord  longtemps 
et  à  plusieurs  reprises  examinée,  derrière  son  lorgnon,  comme  un 
objet  dont  un  juge  difficile  veut  apprécier  la  valeur,  elle  a  fait  une 
petite  moue  inimitable  qui  voulait  dire  clairement  :  —  Cela  ne  me 
plaît  guère  et  ne  mérite  pas  qu'on  s'en  occupe...  Et  à  partir  de  ce 
moment  il  n'a  pas  dépendu  d'elle  que  je  ne  cessasse  d'exister.  Elle 
a  fait  avec  une  aisance  parfaite  passer  et  repasser  au-dessus  de  ma 
tête  le  flot  joyeux  de  ses  vives  saillies,  et  quand  une  circonstance 
fortuite  m'obligeait  à  prendre  la  parole,  elle  semblait  écouter  ce 
bruit  importun  et  insignifiant  avec  la  même  indifférence  que  le  tin- 
tement de  la  pendule. 

Cependant  elle  avait  plus  d'une  fois  attaqué  assez  vivement  M.  de 
Lorgis  à  mots  couverts  dont  je  ne  saisissais  pas  d'abord  le  sens;  je 
finis  par  comprendre  pourtant  qu'elle  se  moquait  de  ses  attentions 
pour  moi.  —  Un  homme  d'esprit,  monsieur,  disait-elle,  propor- 
tionne toujours  l'effort  au  but  qu'il  se  propose...  Je  ne  vous  croyais 
pas  si  naïf... 

Elle  est  de  ces  femmes  qui  ne  souffrent  ni  partage  ni  mesure 
dans  l'admiration  qu'elles  inspirent;  l'ombre  seule  d'une  rivalité  les 
irrite.  Après  le  dîner,  elle  s'est  retirée  dans  l'embrasure  d'une  fe- 
nêtre comme  dans  une  forteresse,  appelant  près  d'elle  M.  de  Lan- 
disac  et  M.  de  Lorgis.  Dans  un  instant  où  je  me  trouvais  assez 
rapprochée  de  ce  petit  groupe,  j'entendis  M'"®  de  Kérangoat  qui 
prononçait  mon  nom.  —  Vous  ne  m'aviez  pas  dit  qu'elle  fût  si  jolie! 
disait-elle. 

—  Faites-lui-en  le  reproche  à  elle-même,  a  répondu  M.  de  Lan- 
disac  en  m'appelant. 

Elle  a  rougi,  et,  forcée  pour  la  première  fois  de  m'adresser  direc- 
tement la  parole,  elle  m'a  demandé  froidement  si  je  me  plaisais  ici. 

—  Oui,  certes,  ai-je  répondu  gaîment,  il  n'est  pas  difficile  de  s'y 
plaire. 

—  Saluez,  cher  comte,  a-t-elle  repris  avec  un  peu  de  raillerie  : 
voilà  un  compliment  à  votre  adresse. 

—  Je  ne  suis  pas  si  fat;  le  compliment  est  pour  M""  d'Elleven, 
qui  le  mérite  assurément. 

—  Oh!  prenez-en  votre  part  sans  scrupule,  monsieur,  ai-je  dit. 
Pourquoi  voulez- vous  laisser  croire  que  vous  n'êtes  pas  bon,  ou  que 
je  suis  ingrate? 

M""  de  Kérangoat  m'a  demandé  si  ma  famille  était  de  ce  pays,  si 
j'avais  été  élevée  en  France,  et  comme,  avertie  par  un  regard  in- 


FLAMEN.  531 

quiet  de  M.  de  Landisac,  je  répondais  d'une  façon  brève  et  un  peu 
énigmatique  : 

—  Eh!  mais,  mademoiselle,  seriez-vous  donc  un  beau  soir  tom- 
bée du  ciel,  par  grâce  spéciale,  sur  la  Haie-au-Loup? 

—  Si  ce  n'était  pas  un  peu  ambitieux,  cette  origine  ne  me  dé- 
plairait pas. 

—  Prenez  garde,  messieurs,  je  vous  avertis  que  les  étoiles  sont 
sujettes  à  filer. 

—  Bah  !  il  y  a  des  étoiles  fixes,  a  dit  M.  de  Lorgis  :  pour  une  qui 
file,  on  en  trouve  mille  qui  demeurent. 

—  Oui,  mais  ce  sont  toujours  les  autres  qu'on  aime. 

—  Alors,  a  dit  à  son  tour  Guillaume,  à  quoi  bon  lutter  contre  sa 
destinée  ? 

—  Vraiment  je  ne  vous  le  conseille  pas,  a-t-elle  repris  en  riant; 
pour  vous  tout  particulièrement,  ce  serait  peine  inutile.  Vous  êtes, 
j'en  suis  sûre,  de  ceux  qu'on  mène  oii  l'on  veut,  sans  qu'ils  s'en 
doutent,  et  de  préférence  là  précisément  où  ils  ne  voudraient  pas 
aller. 

—  Est-ce  une  menace,  madame? 

—  Moi?...  je  vous  trouve  fort  bien  où  vous  êtes,  et  je  ne  vois 
pas  ce  que  je  pourrais  gagner  à  vous  mener  ailleurs!...  Je  n'ai  rien 
d'un  astre  au  surplus,  je  vous  en  avertis;  pas  le  moindre  rayon. 

—  N'en  a  pas  qui  veut,  ai-je  dit  impatientée  de  ses  coups  d'épingle. 
Elle  m'a  regardée  avec  un  peu  de  dédain  sans  répondre,  et,  s'a- 

dressant  à  M.  de  Lorgis  :  —  Faisons  quelques  pas  dehors,  voulez- 
vous?  —  Elle  l'a  entraîné  aussitôt  comme  pour  couper  court  à  une 
conversation  importune. 

—  Vous  l'avez  piquée,  a  dit  M.  de  Landisac. 

—  Me  blâmez-vous  ? 

—  Non  assurément. 

11  m'a  offert  le  bras,  et  nous  sommes  sortis  à  notre  tour.  J'ai  re- 
marqué qu'il  prenait,  sans  y  songer  peut-être,  le  même  chemin 
que  M"^  de  Kérangoat,  dont  la  voix  rieuse  éclatait  de  temps  en 
temps  au  milieu  des  bosquets  et  semblait  nous  guider  dans  les  dé- 
tours des  allées.  Je  me  suis  imaginé  qu'il  désirait  la  rejoindre,  que 
ma  présence  le  gênait  sans  doute,  et,  saisissant  un  prétexte,  je  l'ai 
quitté  sans  qu'il  ait  cherché  à  me  retenir. 

Ce  soir,  au  moment  du  départ,  il  s'est  trouvé  que  la  voiture  de 
M"""  de  Kérangoat  avait  subi  quelque  légère  avarie,  et  elle  a  consenti 
à  recevoir  pour  la  nuit  l'hospitalité  à  la  Haie-au-Loup.  M"^  d'Elleven 
s'est  retirée  de  bonne  heure,  et  comme  après  son  départ  M'"*  de 
Kérangoat  causait  sotto  voce  avec  M.  de  Landisac,  j'ai  pris  le  parti 
de  m'éclipser  sans  bruit. 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  nuit  était  très  noire,  mais  chaude;  je  me  suis  accoudée  sur  le 
balcon  qui  surmonte  la  verandah.  Au-dessous  de  moi,  les  fenêtres 
éclairées  du  salon,  toutes  grandes  ouvertes,  projetaient  de  longs 
sillons  lumineux  jusqu'aux  massifs  les  moins  éloignés  et  dessinaient 
sur  le  sol  de  grands  carrés  de  lumière  qui  tranchaient  avec  l'obs- 
curité profonde.  Le  parfum  capiteux  des  lilas  en  fleur,  la  molle 
tiédeur  de  la  nuit  me  jetaient  au  cœur  je  ne  sais  quelle  sourde  ex- 
citation, des  désirs,  des  effrois  singuliers,  inexplicables.  J'étais 
inquiète,  presque  triste;  je  frémissais  d'attente,  comme  si  quel- 
que chose  d'inconnu,  d'effrayant  et  de  doux  à  la  fois  allait  sortir 
de  ces  ténèbres  où  je  plongeais  des  regards  anxieux.  De  temps  en 
temps ,  un  brusque  éclat  de  rire  me  faisait  prêter  involontairement 
l'oreille,  et  j'entendais  alors  le  murmure  de  deux  voix  qui  sem- 
blaient causer  avec  vivacité;  mais  aucune  parole  distincte  n'arri- 
vait jusqu'à  moi  :  deux  fois  cependant  il  m'a  semblé  entendre  mon 
nom.  Tout  à  coup,  dans  un  des  grands  carrés  lumineux,  je  vis  ap- 
paraître deux  ombres  nettement  dessinées  sur  le  sable  ;  elles  dis- 
parurent bientôt,  reparurent  dans  le  second  carré  de  lumière,  puis 
disparurent  de  nouveau.  M""  de  Kérangoat  et  M.  de  Landisac  se 
promenaient  le  long  de  l'étroite  verandah,  qui  protège  comme  une 
allée  couverte  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée.  Au  bout  de  quel- 
ques instans,  ils  revinrent  sur  leurs  pas,  et  je  pris  plaisir  à  les  voir 
passer  et  repasser  régulièrement  dans  les  intervalles  éclairés,  à 
calculer  le  temps  qu'ils  mettraient  à  franchir  l'espace  obscur  pour 
reparaître  ensuite  dans  la  lumière.  Ces  deux  longues  silhouettes  aux 
ondulations  tour  à  tour  vives  et  lentes,  qui  marquaient  le  rhythme 
de  leurs  pensées,  retenaient  machinalement  mon  attention.  A  la  fin 
pourtant,  lassées  sans  doute,  les  deux  ombres  se  sont  arrêtées  sur 
le  seuil  d'une  des  fenêtres,  en  sorte  qu'elles  se  dessinaient  nette- 
ment sur  le  sol  éclairé.  La  moins  grande  des  deux  s'appuyait  avec 
une  grâce  nonchalante  sur  le  bras  de  l'autre,  qui  se  penchait  vers 
elle  et  lui  parlait  tout  bas.  Le  murmure  de  leurs  voix  se  mêlait  au 
souille  léger  de  la  nuit  sans  en  troubler  le  silence;  leurs  têtes,  incli- 
nées l'une  vers  l'autre,  se  touchaient  presque,  et  leurs  âmes  sem- 
blaient se  confondre.  Cet  abandon  plein  de  mollesse,  cet  intime 
recueillement,  ces  paroles  qu'on  échange  et  qu'on  n'a  pas  besoin 
d'entendre,  c'est  l'amour,  n'est-ce  pas,  Walter?  J'ai  compris  cela 
en  un  instant.  Oui,  c'est  ainsi  qu'on  s'aime  quand  l'étincelle  divine 
a  touché  deux  cœurs  ! . . . 

Ils  viennent  de  rentrer.  M'"''  de  Kérangoat  lui  a  dit  :  —  A  de- 
main! —  Demain,  c'est  un  beau  jour,  c'est  toujours  fête  pour  ceux 
qui  s'aiment. 


FLAMEN.  533 


FLAMEN     A    WALTER. 


La  Haie-au-Loup,  juillet. 

J'ai  passé  toute  la  matinée  seule  avec  M"*'  d'Elleven.  M""^  de  Ké- 
rangoat  est  partie  de  bonne  heure  sans  que  je  l'aie  revue,  et  M.  de 
Landisac  l'a  accompagnée  achevai.  J'ai  béni  cette  solitude;  je  ne 
sais  pourquoi  il  m'eût  semblé  pénible  de  revoir  cette  heureuse 
femme.  Nous  avons  fait  une  longue  promenade,  M"^  d'Elleven  et 
moi,  et  nous  sommes  revenues  lentement  par  une  allée  bordée  d'iris 
bleus,  —  mes  fleurs  favorites,  —  qui  gravit  avec  de  longs  détours 
la  pente  du  coteau.  M"**  d'Elleven  s'est  assise  sous  la  verandah,  et 
je  lui  ai  proposé  une  lecture.  Tu  sais  les  livres  qu'elle  aime  :  ce 
sont  des  ouvrages  de  piété  mystique  auxquels  je  trouve  moi-même 
un  charme  très  doux.  Aujourd'hui  pourtant  d'autres  pensées  m'oc- 
cupaient; entre  les  minces  colonnettes,  il  me  semblait  revoir  les 
deux  ombres  de  la  nuit  dans  cette  attitude  recueillie  où  elles  s'é- 
taient arrêtées. 

Je  ne  sais  pourquoi  il  m' arrivait  de  rougir  tout  à  coup,  et  mal- 
gré la  chaleur  il  y  avait  des  instans  où  un  frisson  passait  dans  mes 
veines.  M"''  d'Elleven  s'est  bientôt  endormie;  c'était  l'heure  de  sa 
sieste,  et  j'allais  fermer  le  livre  quand  un  mot  m'a  frappée  :  «  l'a- 
mour est  né  de  Dieu  et  ne  peut  trouver  de  repos  qu'en  Dieu.  » 
Est-il  donc  vrai  qu'il  soit  le  principe  et  le  dernier  terme  de  l'amour, 
ce  Dieu  caché?  Père  commun  des  êtres,  est-il  vrai  qu'il  veuille 
être  aimé?  Connaît-il  ses  enfans?  Toute  créature  peut-elle  puiser 
dans  son  sein  la  divine  passion  que  la  terre  lui  refuse?  En  pensant 
à  cela,  je  ne  sais  pourquoi  je  pleurais  doucement,  sans  peine  ni  re- 
gret, trouvant  un  apaisement  et  presque  du  plaisir  à  mes  larmes. 

—  Pourquoi  pleurez-vous? 

C'est  M.  de  Landisac  qui  m'adressait  cette  question.  Il  se  tenait 
debout  devant  moi. 

—  C'est  de  joie  peut-être.  Qui  sait? 

—  Je  ne  croyais  pas  que  le  bonheur  eût  de  si  grosses  larmes... 
Vous  est-il  arrivé  quelque  chagrin? 

—  Piien  absolument;  mais  ne  parlons  pas  de  moi,  je  vous  prie. 

—  Vous  craignez  donc  bien  de  trahir  vos  secrets? 

—  Mes  secrets!  Je  vous  assure  que  je  n'en  suis  guère  embarras- 
sée, ai-je  répondu  en  souriant. 

Il  a  caressé  machinalement  les  longs  poils  de  Rack,  qui  s'était 
couché  à  nos  pieds. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  parlé  de  M'"*'  de  Kérangoat...  Comment  la 
trouvez-vous? 


53/i  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Très  jolie  assurément. 

—  Est-ce  tout? 

—  Je  l'ai  vue  si  peu  de  temps...  Que  vous  importe  mon  opinion 
d'ailleurs?  Elle  ne  changerait  rien  à  ce  qui  est. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Que  mon  sentiment,  quel  qu'il  soit,  ne  saurait  modifier  le 
vôtre. 

—  Vous  êtes  donc  bien  sûre  que  nous  ne  la  jugeons  pas  de  même? 

—  J'en  suis  très  sûre. 

—  C'est  qu'alors  vous  ne  l'aimez  pas. 

—  Et  vous,  au  contraire,  vous  l'aimez  beaucoup? 

—  Aimer  beaucoup  !  a-t-il  dit  en  riant;  savez- vous  seulement  ce 
que  cela  veut  dire?  Tenez,  par  exemple,  voici  ma  chère  tante, 
M"^  d'Elleven,  que  j'aime  de  tout  mon  cœur,  et  voici,  —  là,  —  dans 
vos  cheveux,  une  fleur  d'un  bleu  sombre  que  j'aime  aussi  beau- 
coup... Lequel  de  ces  deux  sentimens  pensez-vous  que  je  ressente 
pour  M""*  de  Kérangoat?  Est-ce  un  tendre  respect,  ou  de  l'admira- 
tion pour  sa  grâce  et  sa  beauté?  L'amour  survit-il  à  la  sensation  qui 
l'a  fait  naître?  Y  a-t-il  dans  cette  fleur  quelque  chose  qui  me  touche, 
sauf  sa  beauté,  et  dont  le  souvenir  demeure  après  que  je  ne  la  ver- 
rai plus? 

—  Voilà  des  subtilités  un  peu  puériles,  il  me  semble,  pour  élu- 
der une  réponse  que  vous  êtes  bien  libre  de  ne  pas  faire...  Je  ne 
puis  croire  qu'il  n'y  ait  pour  M"°*  de  Kérangoat  que  ces  deux  alter- 
natives :  ou  une  déférence  à  laquelle  elle  ne  prétend  pas,  ou  une 
admiration  aussi  périssable  que  sa  beauté. 

—  Vous  méprisez  beaucoup  la  beauté!...  Quelles  sont  donc,  se- 
lon vous,  les  grandes  qualités  qui  justifient  l'amour? 

—  Je  n'en  sais  rien,  et,  à  vrai  dire,  je  me  soucie  peu  de  le  sa- 
voir. Le  cœur  n'a  pas  besoin  de  raisons;  il  aime  parce  qu'il  aime, 
voilà  tout,  et  c'est  assez.  Je  me  défie  de  la  logique  en  matière  de 
sentiment  et  de  ceux  qui  analysent  à  loisir  les  battemens  de  leur 
cœur.  Quand  on  aime,  on  oublie  tout,  jusqu'à  soi-même  :  c'est  le 
ciel  qui  s'ouvre.  La  terre,  le  monde  entier,  disparaissent,  ou  plutôt 
tout  resplendit  dans  un  rayonnement  confus,  comme  une  auréole, 
autour  de  l'être  qu'on  aime. 

Je  parlais  avec  conviction,  avec  certitude.  Je  sentais  par  une  sorte 
d'intuition  que  ce  que  je  disais  était  la  vérité  même.  Il  me  semblait 
que  quelqu'un  dictait  mes  paroles,  ou  que  j'avais  éprouvé  dans  un 
autre  ce  que  je  décrivais.  A  mesure  que  je  parlais,  M.  de  Landisac 
me  regardait  plus  tristement.  —  Vous  avez  raison,  m'a-t-il  dit. 
C'est  ainsi  qu'on  doit  aimer... 

M'"  d'Elleven  s'est  éveillée 


FLAMEN.  535 

ALBERT     d'eSTRIES     A     GUILLAUME    DE    LANDISAC. 

Paris,  juin. 

Le  bonheur,  l'amour  de  ma  femme,  les  premiers  encbantemens 
d'une  vie  à  deux,  les  débuts  parfois  plaisans  d'un  jeune  ménage  in- 
expérimenté, ne  réussissent  pas  à  te  faire  oublier,  mon  vieux  Guil- 
laume. Il  me  manque  quelque  cbose  d'essenti-el  quand  tu  ne  m'écris 
pas;  je  suis  inquiet,  et  mon  inquiétude  a  ses  raisons.  Je  te  vois  em- 
barqué dans  une  double  intrigue  qui  ne  peut  avoir  aucun  dénoû- 
ment  satisfaisant  :  deux  femmes  séduisantes,  jeunes,  libres,  —  trop 
libres  même,  —  et  dont  aucune  ne  peut  te  convenir;  d'autre  part, 
l'ennui,  la  solitude,  le  vide  d'un  cœur  livré  trop  tôt  au  plaisir,  et 
qui  méritait  mieux.  Je  comprends  que  tu  sois  tenté  de  fixer  enfin  ta 
vie  par  une  affection  sérieuse,  par  des  devoirs,  des  obligations  ré- 
ciproques, qui  sont  la  dignité  de  l'amour.  Je  t'approuve  :  hors  du 
mariage,  —  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  —  il  n'y  a,  vois-tu, 
que  débauche  pure ,  portant  avec  soi  son  châtiment,  ou  bien  quel- 
que grotesque  et  ennuyeuse  liaison  qui  n'échappe  à  aucun  des  in- 
convéniens  du  mariage.  Ne  me  parle  pas  àhinionjmre  des  âmes,  de 
libre  sentiment',  je  n'entends  rien  à  ces  quintessences  romantiques  : 
je  suis  un  homme  réel,  vivant  de  réalités,  moi!  Je  trouve  donc  qu'il 
est  temps  d'établir  ta  vie  sur  des  bases  moins  mobiles;  mais,  pour 
Dieu!  sors  de  ce  dilemme  où  tu  t'obstines,  et  dont  je  connais  mieux 
que  toi  les  termes  :  ou  bien  épouser  M'"^  Lucie  Lemouton  de  Kéran- 
goat  et  passer  ta  vie  à  t'en  repentir,  ou  bien  essayer  contre  M"^  Fla- 
men  l'art  fatal  que  tu  possèdes  de  corrompre  les  cœurs;  mais  où 
cela  te  mènera-t-il?...  Tu  ne  peux  songer  à  l'épouser.  Il  n'y  a  pas 
dans  cette  belle  personne,  si  charmante  qu'elle  soit,  si  pure  qu'elle 
paraisse,  l'étoffe  d'une  comtesse  de  Landisac.  Que  diable!  il  faut 
voir  clair  dans  le  passé  de  sa  femme,  et  cette  destinée  singulière, 
errante,  cet  ami  que  l'on  ne  voit  jamais,  cette  indépendance  sans 
exemple  et  sans  mesure,  tout  ce  mystère  ne  me  dit  rien  qui  vaille. 
Ce  serait  bon  tout  au  plus  dans  un  roman;  mais  je  n'insiste  pas  : 
l'objection  t'a  frappé  déjà. 

Aie  le  courage  de  rompre  une  bonne  fois  avec  ces  deux  enchante- 
resses, presque  aussi  redoutables  l'une  que  l'autre,  et  choisis  bra- 
vement une  forte  et  honnête  fille  qui  te  donnera,  sans  se  faire 
prier,  une  demi-douzaine  de  beaux  enfans.  C'est  là  le  vrai  point 
de  vue,  mon  très  cher.  A  quoi  servent  en  ménage  les  caprices,  les 
œillades,  les  vapeurs  d'une  femme  coquette  et  jolie,  sinon  à  faire 
enrager  un  honnête  homme  de  mari?  Encore  n'aurais-tu  pas  la  con- 
solation de  faire  le  paon  devant  les  badauds,  puisque  tu  habites, 
comme  saint  Antoine,  dans  un  désert.  Imite  au  moins  la  vaillance 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  grand  saint  contre  les  assauts  de  la  tentation.  Un  bon  mou- 
vement, un  peu  de  courage,  et  tout  est  sauvé. 

GUILLAUME     A    ALCEnx. 

La  Haie-au-Loup,  juillet. 

Tes  conseils  arrivent  trop  tard,  mon  ami,  voilà  trois  semaines 
que  mon  mariage  avec  Lucie  est  définitivement  arrêté.  Je  ne  m'a- 
buse certes  pas  sur  ses  défauts,  je  te  les  ai  plus  d'une  fois  signalés; 
mais  je  crains  que  l'austérité  un  peu  tranchante  de  ton  esprit  ne  te 
rende  trop  sévère  pour  elle  :  au  fond,  elle  est  bonne,  et  elle  m'aime 
véritablement.  Que  cette  résolution  ne  m'ait  causé  ni  regrets  de  ma 
liberté  perdue,  ni  appréhension  pour  l'avenir,  je  ne  puis  le  dire.  Ma 
vocation  pour  le  mariage  a  toujours  été  douteuse,  et  l'on  ne  fait  pas 
si  brusquement  violence  à  ses  instincts  sans  qu'il  en  coûte  un  peu; 
mais  j'ai  obéi  à  la  voix  de  la  raison,  car,  mon  ami,  quoi  que  tu  puisses 
penser,  c'est  surtout  un  mariage  de  raison  que  je  vais  faire.  Quand 
Lucie,  dans  une  heure  d'abandon,  a  laissé  tomber  de  ses  lèvres 
l'aveu  vainqueur  qui  m'a  livré  à  elle,  j'ai  cédé,  je  l'avoue,  à  l'un 
de  ces  entraînemens  auxquels  je  ne  résiste  guère;  mais  ma  défaite, 
crois-le  bien,  était  méditée,  résolue  d'avance.  Ce  que  je  voulais  à 
tout  prix,  c'était  fuir  un  péril,  —  le  plus  grand  de  tous  et  le  plus 
inconnu,  —  une  passion!  Ce  n'est  pas  un  amour  ordinaire,  —  en- 
core moins  un  caprice,  que  peut  inspirer  une  créature  comme  Fla- 
raen,  qui  ne  ressemble  à  rien  ni  à  personne;  c'est  un  sentiment  ex- 
ceptionnel comme  cette  étrange  jeune  fille,  tout-puissant,  infini! 
—  Libre  encore,  je  pressens  son  empire  et  ma  faiblesse  ;  si  elle  m'ai- 
mait, vois-tu!...  Mais  grâce  au  ciel  elle  n'y  songe  guère,  et  la  folle 
et  ridicule  jalousie  que  j'ai  déjà  sentie  s'éveiller  en  moi  m'a  plus 
d'une  fois  averti  qu'il  était  temps  d'en  finir.  Je  ne  pouvais,  comme 
tu  le  dis  avec  ton  impitoyable  bon  sens,  songer  à  couvrir  de  mon 
nom  ce  passé  mystérieux,  que  tu  calomnies,  j'en  suis  sûr,  mais  dont 
la  seule  pensée  m'eût  rongé  le  cœur.  J'ai  donc  pris  mon  parti.  Lucie 
me  rendra  heureux,  je  l'espère...  Et  puis  la  vie  est  si  courte;  vaut- 
elle  qu'on  s'inquiète  et  qu'on  prenne  tant  de  soins! 

Allons!  félicite-moi,  Albert,  ma  femme  est  jolie  :  elle  me  ferait 
honneur  à  Pari^,  si  j'étais  riche  encore.  Que  puis-je  demander  de 
plus?  J'ai  tout  ce  que  je  mérite,  et  au-delà! 

GUILLAUME     A     ALBERT. 

Août. 

Je  ne  puis  rien  te  répondre  encore  sur  la  date  de  notre  mariage, 
mon  ami  :  les  deux  années  du  deuil  de  Lucie  ne  finissent  que  dans 


FLAMEN.  537 

trois  mois,  et  elle  ne  veut  rien  fixer  avant  cette  époque.  Elle  m'a 
prié  môme  de  tenir  notre  résolution  secrète  et  de  n'en  instruire  per- 
sonne, pas  même  ma  chère  tante,  dont  la  joie  pourrait  être  indis- 
crète. Je  respecte  ce  désir  de  Lucie,  tout  en  trouvant  qu'elle  exa- 
gère un  peu  la  réserve  imposée  par  les  circonstances.  Tout  le  monde 
ignore  donc  notre  projet,  ma  tante  et  Flamen  comme  les  autres. 

Il  m'est  arrivé,  il  y  a  quelques  jours,  avec  celle-ci,  une  aven- 
ture dont  je  veux  te  parler,  car  elle  tient  une  grande  place  dans 
ma  pensée. 

Nous  allions,  ma  tante  et  moi,  dîner  à  la  Prée;  mais  Flamen  n'é- 
tait pas  invitée.  Lucie  ne  l'aime  pas;  sans  se  l'avouer,  elle  est  un 
peu  jalouse.  Ma  tante  était  toute  triste  de  l'oubli  prémédité  dont  sa 
chère  Flamen  était  l'objet;  celle-ci  au  contraire  semblait  enchan- 
tée de  ne  pas  nous  accompagner. 

—  Qu'allez-vous  faire  pendant  notre  absence?  lui  demandai-je. 
• —  Oh  !  je  ne  suis  pas  embarrassée  de  mon  temps  :  j'ai  des  visites 

en  retard  que  je  vais  mettre  en  règle.  —  Elle  voulait  parler  des 
visites  de  charité  qu'elle  fait  aux  plus  pauvres  des  environs,  avec 
ma  tante  quelquefois,  le  plus  souvent  seule  ou  avec  un  domestique. 
—  J'irai  chez  Jacqueline  Dréo,  qui  est  retombée  avec  la  fièvre,  chez 
les  Allan,  et  ensuite  chez  Jean  Lefoulon,  à  la  Butte-aux-Oies,  qui 
m'a  fait  écrire  d'aller  le  voir  pour  sa  jambe  malade. 

—  Vous  n'irez  pas  seule  jusque-là,  j'espère?  —  Je  ne  sais  si  j'ai 
mis  dans  cette  phrase  un  accent  qui  l'a  blessée;  mais  elle  m'a  re- 
gardé avec  un  éclair  dans  les  yeux. 

La  Butte-aux-Oies  est  une  petite  métairie  assez  misérable,  sur  la 
lisière  de  la  forêt,  à  mi-chemin  à  peu  près  des  Forges.  Or  je  venais 
de  me  rappeler  tout  à  coup  que  M.  de  Lorgis,  invité  comme  nous  à 
la  Prée,  s'était  excusé  de  ne  pouvoir  s'y  rendre  sur  je  ne  sais  quel 
prétexte.  La  gaîté  de  Flamen,  le  refus  de  M.  de  Lorgis,  cette  visite 
à  la  Butte-aux-Oies,  m'ont  causé  une  soudaine  jalousie,  —  je  ne 
puis  donner  un  autre  nom  à  l'espèce  d'irritation  qui  s'est  emparée 
de  moi,  à  la  lucidité  soupçonneuse  avec  laquelle  j'ai  groupé  aussitôt 
une  foule  de  petites  circonstances  jusqu'alors  inaperçues.  Il  est  trop 
certain  que  M.  de  Lorgis  aime  éperdument  Flamen  :  elle  seule  feint 
de  l'ignorer;  mais  je  ne  suis  pas  dupe  de  sa  naïveté. 

—  Pourquoi  donc  n'irais -je  point  seule  à  la  Butte-aux-Oies? 
a-t-elle  repris. 

—  Parce  qu'il  me  semble  peu  convenable  de  courir  ainsi  la  cam- 
pagne sans  protection. 

—  C'est  la  première  fois,  monsieur,  que  vous  m'exprimez  ce  scru- 
pule. Je  suis  allée  seule  déjà  cependant  chez  Jean  Lefoulon  sans  que 
cela  ait  semblé  vous  déplaire. 

—  Le  garde-chasse,  repris-je  avec  un  peu  d'hésitation,  vient  de 


538  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

m' avertir  qu'il  y  atout  près  de  là,  installée  sur  la  lande,  une  famille 
de  bohémiens  dont  la  rencontre  pourrait  être  dangereuse. 

—  Oh!  moi,  je  ne  crains  pas  les  ])ohémiens!  s'est-elle  écriée 
avec  un  sourire  un  peu  amer,  par  un  retour  secret  peut-être  sur  son 
origine  inconnue. 

—  Mademoiselle  Flamen,  je  vous  prie  instamment  de  ne  point 
aller  là  ce  soir. 

—  Est-ce  un  ordre,  monsieur? 

—  C'est  une  prière,  mademoiselle,  et  cela  doit  suffire,  je  pense. 

Elle  a  eu  un  indéfinissable  sourire,  et  a  relevé  par  un  geste  hau- 
tain son  front  intelligent  et  pur.  Elle  est  restée  dans  cette  attitude, 
sans  répondre,  jusqu'à  notre  départ.  J'ai  eu  un  instant  la  pensée  de 
faire  intervenir  ma  tante;  mais  j'ai  craint  de  l'irriter  en  l'humiliant. 

Je  suis  arrivé  à  la  Prée  triste  et  mécontent,  et  la  présence  de 
M.  Renaud  d'Alons,  dont  j'ignorais  le  retour,  ne  m'a  pas  rendu  plus 
gai.  Je  t'ai  déjà  parlé  de  ce  personnage,  ancien  ami  de  M.  de  Kéran- 
goat  et  parrain  du  petit  Reynold,  qui  porte  son  nom  un  peu  défi- 
guré. C'est  un  homme  de  quarante-huit  ans,  grand,  fort,  le  teint 
coloré,  avec  des  cheveux  grisonnans  et  de  belles  dents  blanches, 
qu'il  étale  avec  ostentation.  Il  a  été  préfet  et  a  donné  sa  démission 
par  suite  de  démêlés  avec  le  ministère.  Il  affecte  dans  ses  manières 
la  plus  parfaite  politesse,  mais  on  sent  que  cette  courtoisie  est  une 
conquête  de  sa  volonté  sur  une  nature  emportée,  capable,  s'il  était 
excité,  d'une  véritable  brutalité.  Lucie  le  redoute  beaucoup  et  le 
ménage;  aussi  a-t-il  pris  dans  la  maison  une  influence  que  je  compte 
écarter  promptement  quand  je  serai  le  maître.  Il  y  a  entre  M.  Re- 
naud d'Alons  et  moi  une  antipathie  préventive. 

Le  dîner  a  été  triste  et  froid;  j'ai  proposé  de  bonne  heure  à 
M"^  d'Elleven  de  regagner  la  Haie -au -Loup.  La  teinte  plombée 
du  ciel,  les  nuages  qui  s'entassaient  à  l'horizon,  tout  présageait  un 
orage;  il  me  semblait  prudent  pour  M"''  d'Elleven  de  rentrer  au 
plus  tôt.  Sur  mon  ordre,  le  cocher  a  pressé  les  chevaux,  et  en  peu 
de  temps  nous  arrivions  au  logis.  Comme  je  le  pressentais,  Flamen 
n'était  pas  de  retour.  — Où  donc  peut-elle  être?  a  demandé  ma 
tante. 

—  A  la  Butte-aux-Oies,  répondis-je  d'une  voix  si  altérée  qu'elle 
le  remarqua. 

—  Vous  êtes  inquiet?...  Il  faut  envoyer  au-devant  d'elle. 

—  J'y  vais  moi-même,  dis-je  en  prenant  un  fusil. 

Je  partis  d'un  pas  rapide,  cherchant  à  calmer  par  de  sages  rai- 
sons la  colère  qui  grondait  en  moi.  — Elle  a  voulu  me  braver;  mais, 
pour  l'avoir  osé  si  imprudemment,  il  faut  qu'elle  ait  eu  de  bien 
graves  motifs.  —  La  pensée  de  M.  de  Lorgis  ne  me  quittait  pas.  — 
S'ils  s'aiment,  pourquoi  ne  pas  l'avouer?  Quelle  nécessité  de  ca- 


FLAMEN.  539 

cher  leurs  rendez-vous? —  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  singulier  dans 
l'existence  de  Flamèn  se  présentait  à  mon  esprit  avec  une  vivacité 
poignante  et  ajoutait  à  ma  défiance.  Il  y  avait  longtemps  que  je 
marchais,  et  la  nuit  était  proche.  Je  profitais  des  dernières  lueurs 
du  crépuscule  pour  jeter  de  longs  regards  inquiets  dans  toutes  les 
directions;  mais  je  ne  voyais  que  des  arbres  immobiles,  qui  par 
instans  frissonnaient  sous  un  souffle  brûlant,  et  les  pointes  grises 
du  roc  perçant  le  sol  de  la  lande.  J'avais  dépassé  déjà  le  Jardin- 
au-Moine,  ce  lieu  de  sinistre  renom  où  je  l'avais  pour  la  première 
fois  rencontrée,  et  je  longeais  d'un  pas  de  plus  en  plus  rapide  le 
ravin  sinueux,  quand  un  aboiement  et  l'apparition  subite  de  Rack 
me  firent  involontairement  tressaillir.  Une  bourrasque  s'élevait  en 
ce  moment;  des  craquemens  sortaient  de  la  forêt,  brusquement 
prosternée  dans  un  même  gémissement.  Un  nuage  de  poussière  et 
de  feuilles  dispersées  s'élevait  autour  de  moi  ;  c'est  au  milieu  de  ce 
nuage  que  j'aperçus  Flamen  marchant  à  ma  rencontre.  Elle  s'avan- 
çait d'un  pas  si  léger  qu'elle  semblait,  comme  les  feuilles,  soulevée 
par  le  vent.  —  Eh  bien!  on  n'en  meurt  pas,  vous  voyez!  dit-elle 
avec  un  sourire  de  défi  triomphant. 

Je  lui  offris  le  bras  sans  répondre;  elle  l'accepta,  étonnée  de  mon 
silence.  Nous  marchâmes  quelque  temps  ainsi,  muets  tous  les  deux. 
Cependant  je  cherchais  des  yeux  un  abri,  car  déjà  la  pluie  tom- 
bait à  gouttes  larges  et  pesantes,  et  les  nuages  s'épaississaient  de 
plus  en  plus.  —  Vous  plaît-il  de  vous  réfugier  un  instant  dans  cette 
masure?  demandai-je  en  lui  montrant  dans  une  clairière  voisine  une 
hutte  de  sabotier  à  moitié  effondrée.  Nous  nous  dirigeâmes  aussitôt 
de  ce  côté.  Une  partie  des  murs  de  terre  glaise  était  écroulée;  mais 
il  restait  sur  deux  pans  démantelés  un  débris  de  toiture  sous  lequel 
elle  put  se  mettre  à  l'abri.  Avec  quelques  pierres  et  une  planche, 
je  lui  façonnai  un  siège;  mais  je  restai  au  dehors,  m'obstinant  dans 
mon  silence.  Cependant  l'orage  déployait  sa  fureur;  j'apercevais  à 
chaque  éclair  le  pâle  visage  de  Flamen  rayonnant  tout  à  coup  dans 
l'obscurité  de  la  cabane.  —  Pourquoi  restez-vous  ainsi,  dit-elle, 
volontairement  exposé  au  vent  et  à  la  pluie?  —  Et  comme  je  fei- 
gnais de  ne  pas  l'entendre  :  —  Venez  près  de  moi,  ou  bien,  je  vous 
le  jure,  j'irai,  moi,  me  placer  auprès  de  vous.  — Elle  se  levait  déjà  : 
je  lui  obéis  sans  répondre,  et  m'adossai  au  fond  de  la  hutte.  — 
Vous  êtes  irrité,  je  le  vois,  reprit-elle  doucement;  je  sens  que  vous 
avez  sujet  de  l'être  ;  mais  si  je  reconnais  mes  torts,  si  je  les  avoue, 
ne  voudrez-vous  pas  me  pardonner? 

Sa  voix  tremblait.  —  Vous  pardonner!  dis-je  en  m'asseyant  près 
d'elle;  mais  à  quel  titre?  Ne  m'avez-vous  pas  prouvé  aujourd'hui 
même  combien  vous  méprisez  mes  avis?  Ne  m'avez-vous  pas  fait 
sentir  que  je  n'ai  aucun  droit  de  vous  blâmer  et  de  vous  reprendre? 


5ZiO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Elle  baissa  la  tête.  —  Cette  autorité,  que  je  ne  puis  souffrir 
lorsqu'elle  s'impose,  croyez  que  je  la  subirais  avec  joie,  si  c'était 
celle  d'un  ami. 

—  Pourquoi  donc  ne  croyez-vous  pas  que  je  sois  un  ami? 

—  Oh  !  a-t-elle  repris  avec  animation,  un  ami  craindrait  de  m'of- 
fenser  par  un  soupçon.  Si  par  malheur  il  lui  venait  quelque  mau- 
vaise pensée,  quelque  doute  contre  moi,  il  me  le  dirait  en  face,  sans 
détour  ;  il  me  prouverait  son  estime  par  sa  sincérité  au  lieu  de  me 
blesser  dans  la  juste  dignité  de  ma  conscience  par  je  ne  sais  quelle 
défiance  qui  ne  s'explique  pas  et  qui  me  brise  le  cœur.  Vous  vous 
défiez  de  moi,  monsieur;  je  sens  des  réserves  dans  votre  pensée. 
Voilà  pourquoi  je  ne  puis  voir  en  vous  un  ami;  voilà  pourquoi  vos 
conseils  m'oflensent,  votre  autorité  me  pèse;  voilà  pourquoi  au- 
jourd'hui j'ai  bravé  votre  défense,  quand  mon  devoir,  je  le  sais,  eût 
été  d'obéir. 

—  Et  si  l'involontaire  méfiance  qu'enseigne  la  vie  lutte  parfois, 
malgré  moi-même,  contre  le  respect  que  vous  m'inspirez,  est-ce 
ma  faute?  Suis-je  coupable  du  mystère  dont  vous  vous  entourez?  Je 
ne  sais  rien  de  vous. 

—  Je  ne  me  trompais  donc  pas!  Vous  me  rendez  responsable  des 
singularités  d'une  destinée  que  je  n'ai  pas  choisie!  Gela  est-il  juste, 
je  vous  le  demande? 

—  Il  vous  serait  si  facile  d'atténuer  ce  que  cette  destinée  a  d'ex- 
ceptionnel en  témoignant  un  peu  plus  de  confiance  à  ceux  qui  vous 
aiment... 

—  De  la  confiance?  a-t-elle  dit  amèrement.  Que  me  reste-t-il 
donc  à  leur  apprendre?...  Voulez-vous  dire  que  j'aurais  dû  tout 
d'abord  vous  livrer  le  dernier  fond  de  ma  conscience,  sans  savoir  si, 
même  à  ce  prix,  j'obtiendrais  ce  respect  que  vous  placez  si  haut?... 
Aurais-je  dû  vous  raconter  humblement  l'histoire  de  mon  propre 
cœur,  sans  savoir  si  vous  n'y  trouveriez  pas  matière  à  rire,...  si  seu- 
lement vous  daigneriez  me  croire?...  Ce  n'est  pas  ainsi  que  j'en  ai 
jugé...  Après  tout,  il  me  convient  mieux  de  mépriser  vos  soupçons 
que  de  me  justifier  devant  vous. 

—  Qui  parle  de  vous  justifier?...  Personne  ne  vous  accuse,  et 
moi  moins  que  tout  autre...  Ce  que  je  regrette,  ce  qui  m'attriste, 
c'est  la  froide  réserve  où  vous  vous  renfermez  vis-à-vis  de  ceux  qui 
vous  sont  le  plus  dévoués...  Un  mot  de  vous... 

—  Eh  !  croyez-moi  donc  quand  je  vous  jure  qu'il  n'y  a  pas  une 
pensée  de  mon  âme  que  je  ne  puisse  dévoiler  à  la  face  du  soleil,  ni 
un  sentiment  dont  j'aie  à  rougir,  ni  une  heure  de  ma  vie  que  je 
voulusse  effacer,  excepté  peut-être  celle  où... 

—  Celle  où  vous  m'avez  rencontré!...  N'est-ce  pas  là  votre  pen- 
sée?... 


FLAMEN.  541 

Elle  a  un  moment  appuyé  son  front  sur  ses  mains.  —  Au  moins 
me  croyez-vous?  a-t-elle  repris  avec  douceur...  Qu'est-ce  qu'un 
récit,  des  détails  ajouteraient  de  plus  à  ma  parole?  Que  faut-il  vous 
dire? 

—  Rien...  Je  vous  crois. 

Le  tonnerre  grondait  toujours,  et  les  éclairs,  glissant  d'un  nuage 
à  l'autre,  jetaient  de  vives  lueurs  sur  le  ciel  uniformément  noir;  le 
vent  avait  d'étranges  soupirs  en  passant  à  travers  les  bouleaux  et 
les  buissons,  et  le  clapotis  de  l'eau  autour  de  la  cabane  ressemblait 
parfois  à  des  pas  furtifs.  Il  me  parut  que  Flamen  écoutait  ces  bruits, 
et  je  crus  qu'elle  en  était  effrayée. 

—  Vous  avez  peur?  dis-je. 

—  Non  certes. 

—  Vous  êtes  brave? 

—  Oh  !  ne  faire  aucun  mal  et  ne  rien  craindre,  c'est  un  précepte 
de  la  sagesse. 

—  Et  s'il  vous  fallait  passer  ici  la  nuit  entière? 

—  J'aurais  bien  froid,  dit-elle  en  souriant. 

—  Quoi!  c'est  là  tout  ce  que  vous  craindriez?  Le  froid?  dans  ce 
lieu  désert...  seule  avec  moi? 

—  Vous  êtes  armé.  De  quoi  donc  aurais-je  peur? 

—  Et  m.oi!  moi,  Flamen,  ne  me  craignez-vous  pas?  N'àvez-vous 
pas  peur  de  la  solitude  et  de  la  nuit?  Étes-vous  de  granit  comme  ce 
sol  inflexible  que  nous  foulons  aux  pieds?  Ne  savez-vous  pas  que 
vous  êtes  belle?... 

Je  me  suis  arrêté,  effrayé  de  moi-même.  Elle  s'était  levée  et  se 
tenait  toute  droite,  immobile  contre  la  muraille.  La  lueur  des 
éclairs  me  la  montrait  si  touchante  dans  sa  grâce  farouche  que  ma 
tête  se  perdait. 

—  A  quoi  pensez-vous,  Flamen?  dis-je  tout  bas. 

—  Partons,  répondit-elle  d'une  voix  un  peu  altérée,  mais  ferme 
pourtant. 

—  Pas  encore,  restez  un  peu.  Attendez  que  l'orage  s'apaise.  Fla- 
men, venez  là...  près  de  moi... 

J'essayai  de  prendre  sa  main  et  de  l'attirer  doucement.  Elle  re- 
cula d'un  pas.  —  Pourquoi  me  fuyez-vous?  repris-je  d'une  voix 
suppliante.  C'est  la  seule  fois  peut-être  qu'il  me  sera  donné  de  vous 
parler  sans  témoin,  cœur  à  cœur...  Ecoutez-moi... 

Je  voulus  la  retenir,  mais  elle  se  dégagea,  et  comme  je  m'avan- 
çais vers  elle,  elle  me  repoussa  avec  un  geste  d'effroi. 

—  Ah!  vous  tremblez  enfin!  m'écriai-je,  humilié  de  la  crainte 
que  j'avais  réussi  à  lui  inspirer. 

—  Eh  bien!  oui,  j'ai  peur,  dit-elle;  vous  m'avez  effrayée,  mon- 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sieur,  et  peut-être  ai-je  mérité  cette  leçon;  mais,  je  vous  le  jure, 
je  ne  resterai  pas  ici  une  minute  de  plus.  Libre  à  vous  de  ne  pas 
me  suivre. 

Elle  sortit,  et  nous  regagnâmes  péniblement  la  Haie-au-Loup 
sans  échanger  une  parole.  Flamen  était  accablée  de  fatigue  et  de 
froid  sous  ses  vêtemens  mouillés;  elle  s'est  mise  au  lit  avec  la  liè- 
vre, elle  est  restée  deux  jours  malade.  Je  viens  de  la  revoir  tout 
à  l'heure,  bien  pâle  encore,  mais  avec  un  regard  si  paisible,  une 
simplicité  si  souriante  que  j'en  ai  été  confondu.  Il  me  semblait 
que  la  scène  de  la  cabane  aurait  dû  la  laisser  troublée,  irritée 
peut-être;  si  candide  qu'elle  soit,  une  femme  ne  se  trompe  pas  à 
l'accent  de  certaines  passions.  J'espérais  saisir  sur  son  front  la  trace 
d'une  émotion  dont  je  serais  l'objet.  Que  ce  fût  de  colère  ou  d'a- 
mour, je  me  flattais  d'avoir  agité  son  cœiir;  mais  elle  a  souri,  plai- 
santé. On  dirait  qu'il  ne  s'est  rien  passé  entre  nous.  Tantôt  cepen- 
dant, ma  tante  l'ayant  interrogée  gaîment  sur  ce  qu'elle  appelait  sa 
triste  équipée  :  —  N'en  parlons  plus,  a  dit  Flamen;  il  faut  oublier 
tout  cela,...  n'est-ce  pas,  monsieur  de  Landisac? 

Je  n'ai  su  que  répondre.  En  vérité  je  crois  que  je  la  hais. 


WALTER     A     FLAMEN. 


Heidelberg,  août. 

Pourquoi  ne  m'écris-tu  pas?  M'as-tu  donc  oublié?  Es-tu  devenue 
indifférente  à  ce  qui  me  touche?  Ou  plutôt,  crains-tu  de  me  parler 
de  toi,  des  agitations  renaissantes  de  ton  âme?  Ah!  mon  enfant,  la 
crise  que  tu  traverses  sera  longue,  vois-tu,  car  c'est  la  fièvre  de 
la  jeunesse,  le  besoin  d'aimer,  l'instinct  tout-puissant  et  vraiment 
créateur  de  la  nature  qui  parle  en  toi.  Ton  cœur  cherche  où  se 
prendre,  et,  ne  trouvant  rien  à  sa  mesure  comme  tu  le  dis  toi- 
même,  il  s'égare  au-delà  des  choses  créées  à  la  poursuite  d'un  idéal 
qui  le  dédommage  des  vulgarités  de  la  terre.  De  là  ce  désir  de  l'in- 
fmi,  ce  goût  du  surnaturel  et  de  la  superstition  :  c'est  là  ton  mal, 
c'est  celui  des  belles  âmes;  les  autres  ne  cherchent  pas  si  haut  et 
se  contentent  à  meilleur  compte... 

Parle-moi  sans  crainte.  J'aime  à  sentir  la  vie  frémir  en  toi  et 
faire  vibrer  toutes  les  cordes  de  ton  âme;  j'aime  à  sentir  palpiter 
ta  jeunesse  avec  ses  ardeurs  naïves  qui  s'ignorent  et  dépassent  le 
but  sans  le  connaître.  Tout  s'éveille  à  la  fois,  —  l'âme,  le  cœur, 
la  raison,  —  et  de  ce  concert  tumultueux  va  sortir,  j'espère,  une 
femme  exquise  et  forte  qui  sera  ma  Flamen. 


FLAMEN.  5/i3 


GUILLAUME    A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup,  août. 

Mon  récit  de  la  soirée  de  l'orage  t'a  effrayé  pour  Lucie,  dis-tu! 
Tu  as  raison  de  trembler  pour  elle  et  pour  moi  :  j'ai  perdu  tout 
empire  sur  mon  cœur.  Je  ne  m'appartiens  plus,  j'appartiens  à  celle 
que  je  n'ose  nommer;  mon  âme  incertaine,  ravie,  effrayée,  flotte 
docile  au  souflle  de  ses  lèvres  d'enfant.  J'aime  d'un  amour  que  je 
croyais  impossible;  ce  n'est  plus  la  vanité  implacable,  ce  n'est  plus 
la  fougue  des  sens  qui  me  gouvernent,  ce  n'est  plus  une  coupable 
oisiveté  qui  cherche  à  se  distraire  :  c'est  un  amour  qu'on  ne  peut 
décrire,  qui  fait  que  l'on  adore,  que  l'on  respecte,  que  l'on  maudit, 
qu'on  se  prosterne  à  ses  pieds,  anéanti  dans  la  poussière. 

Hier  je  me  promenais  près  d'elle.  M""^  d'Elleven  marchait  à  nos 
côtés.  Nous  longions  une  haie  de  chênes  qui  nous  abritait  contre 
l'ardeur  du  soleil  de  midi.  Nous  nous  sommes  assis,  accablés,  au 
pied  d'une  meule  de  foin  fraîchement  coupé.  Nous  avons  pris  des 
livres;  Flamen  a  déplié  son  ouvrage,  mais  elle  était  rêveuse,  et  sa 
petite  main  nonchalante  restait  oisive  sur  ses  genoux.  Moi,  je  la 
regardais;  un  de  mes  bras  était  étendu  derrière  elle  :  je  ne  la  tou- 
chais pas,  mais  chacun  de  ses  mouvemens  imprimait  une  faible 
secousse  à  la  gerbe  parfumée  où  reposait  mon  bras  ;  il  me  semblait 
ainsi  que  je  participais  en  quelque  sorte  à  sa  vie,  aux  légères  sen- 
sations qui  l'agitaient.  Je  contemplais  avec  enivrement  son  beau 
profd  se  détachant  sur  le  fond  lumineux  de  l'air,  les  lignes  pures 
des  épaules  et  du  cou  un  peu  affaissées  dans  un  mol  abandon.  Je 
l'enveloppais  d'amour,  et  je  pensais  qu'elle  entendrait  enfin  cette 
muette  adoration:  il  me  semblait  impossible  qu'elle  ne  ressentît  pas 
l'atteinte  de  cette  atmosphère  embrasée  où  je  me  sentais  défaillir; 
mais  elle  demeurait  paisible ,  pure  dans  sa  divine  beauté ,  comme 
les  saintes  que  le  moyen  âge  nous  dépeint  radieuses  au  milieu  de 
la  fournaise  ardente... 

Mon  ami,  je  vais  partir;  dans  deux  jours,  je  serai  près  de  toi. 
Qui  peut  répondre  de  son  délire?  Il  m'est  arrivé  d'errer  seul  la  nuit 
dans  les  longs  corridors,  de  m'arrêter  à  sa  porte,  d'écouter  le  bruit 
insensible  de  sa  respiration,  et  alors  je  songeais...  Mais  à  quoi  bon 
raconter  des  songes? 

Mon  départ  n'étonnera  personne;  j'ai  confié  à  ma  tante  et  à  Fla- 
men elle-même  mon  prochain  mariage...  Flamen  a  souri;  il  m'a 
semblé  que  la  terre  s'entr'ouvrait  sous  mes  pieds.  —  Elle  le  savait, 
a-t-elle  dit.  J'ai  fait  mes  adieux  à  Lucie  en  prétextant  les  nécessités 
de  la  corbeille;  elle  n'a  pas  cherché  à  me  retenir,  elle  aime  la  pa- 


bhh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rare,  et  vraiment  je  lui  dois  bien  quelques  chiffons  en  échange  de 
ce  que  je  ne  pourrai  lui  donner. 

Quand  je  serai  à  Paris,  près  de  toi,  cher  Albert,  j'écrirai  à  ma 
tante  d'éloigner  à  tout  prix  Flamen.  Ce  sera  un  sacrifice,  mais  elle 
s'y  résignera  quand  elle  saura  que  mon  repos  en  dépend. 

FLAMEN     A     WALTEU. 

La  Haie-au-Loup,  septembre. 

Tu  m'aimes,  n'est-ce  pas,  Walter?  Si  je  t'appelais,  tu  vien- 
drais; si  j'avais  besoin  de  toi,  tu  ne  me  refuserais  pas  ton  secours. 
Tu  me  rendrais  près  de  toi  la  place  que  j'ai  si  follement  quittée.  Il 
se  peut,  mon  ami,  que  le  retour  de  ton  enfant  prodigue  ne  tarde 
guère.  M.  de  Landisac  a  enfin  annoncé  son  mariage  à  M""  d'Elleven 
et  à  moi,  et  dès  le  lendemain  il  est  parti  pour  Paris.  Il  s'agit  de 
bijoux  et  de  dentelles  :  grave  affaire! 

Tu  devines  que  je  n'ai  nul  désir  de  vivre  sous  la  dépendance 
de  M*"^  de  Kérangoat.  M"^  d'Elleven  d'ailleurs  n'aura  plus  besoin 
de  moi,  et  je  n'attendrai  pas  qu'on  m'avertisse. 

Je  vais  donc  quitter  la  Haie-au-Loup,  et  je  dis  adieu  déjà  dans 
ma  pensée  à  l'aimable  femme  chez  laquelle  j'ai  trouvé  une  si  grande 
délicatesse  d'âme  et  une  affection  si  prompte.  Je  dis  adieu  à  ce  pays 
sauvage,  à  cette  forêt,  au  sombre  vallon  qui  s'étend  là-bas,  le  Val- 
sans-Rctour.  a  Sans  retour  »  en  effet  :  pourquoi  reviendrais-je?  Qui 
me  rappellera?  qui  pourra  songer  à  moi  quand  je  ne  serai  plus  là? 
Je  ne  croyais  pas  être  déjà  si  fortement  attachée  à  tout  ce  qui  m'en- 
toure, et  je  m'étonne  de  me  sentir  navrée  à  la  pensée  du  départ. 

Pourtant  je  vais  te  revoir;  nous  allons  reprendre  notre  vie  d'au- 
trefois, interrompue  par  ce  long  rêve  d'où  je  sors;  près  de  toi,  je 
ne  regretterai  rien,  j'en  suis  sûre.  Nous  parlerons  à  loisir  de  cette 
pauvre  âme,  qui  t'intéresse  si  fort,  bien  que  pourtant  tu  la  nies. 
Gomment  fais-tu,  docteur,  pour  exiler  le  surnaturel  de  ta  métaphy- 
sique? Est-ce  que  l'âme,  l'intelligence  ne  sont  pas  en  quelque  sorte 
du  surnaturel?  S'il  est  vrai  que  je  sois  esclave  de  lois  que  j'ignore, 
si  je  ne  puis  penser,  agir,  choisir  librement,  quel  intérêt  peut 
t' inspirer  cette  triste  condition  d'un  être  révolté  contre  la  loi  et  fol- 
lement convaincu  qu'il  peut  fléchir  ce  qui  est  immuable?  Cette  in- 
sensée mérite-t-elle  que  tu  t'arrêtes  pour  la  voir  se  débattre  sous 
la  fatalité?  Et  Dieu,  n'est-ce  pas  le  surnaturel  même?  Et  si  le  sur- 
naturel existe,  pourquoi  prétends-tu  lui  assigner  des  limites?  Ah! 
Walter,  Dieu,  l'âme  immortelle,  la  vie  au-delà  de  ce  monde,  voilà 
ce  que  je  veux  croire.  J'irai  jusque-là.  S'il  y  a  des  abîmes,  tant 
mieux!  je  les  franchirai  d'un  coup  d'aile... 


FLAMEN.  545 

Mon  ami,  reviens  en  France;  va  m'attendre  à  la  Saudraie,  où 
bientôt  j'irai  te  rejoindre.  Je  te  reviendrai  forte  et  guérie.  Encore 
quelques  jours,  et  au  revoir! 


FLAMEN     A     WALTER. 


La  Haie-au-Loup,  septembre. 

Ne  quitte  pas  l'Allemagne,  ne  reviens  pas,  ou  du  moins  ne  m'at- 
tends plus.  Je  ne  sais  quand  je  reverrai  la  Saudraie.  Le  malheur  a 
frappé  ceux  qui  m'entourent,  ce  n'est  pas  l'heure  de  les  quitter. 

Je  venais  de  me  mettre  au  lit  hier  soir,  quand  je  fus  tirée  de  mon 
premier  assoupissement  par  un  bruit  sourd  dans  la  pièce  voisine 
où  couche  M"''  d'Elleven.  Je  me  levai  en  toute  hâte  et  j'entrai  chez 
elle.  A  la  lueur  de  la  veilleuse,  je  l'aperçus,  étendue  sur  le  tapis,  au 
pied  de  son  lit.  Elle  était  inanimée,  le  visage  contracté,  les  mem- 
bres raides.  Je  sonnai  les  domestiques  :  on  m'aida  à  la  relever,  à 
lui  donner  quelques  soins.  Pierre  partit  en  toute  hâte  pour  Ploër- 
mel,  afin  de  ramener  le  médecin;  mais  il  y  a  trois  lieues,  et  je  pas- 
sai, en  attendant  son  retour,  une  nuit  dont  je  me  souviendrai  tou- 
jours, près  de  cette  mourante,  ne  sachant  que  faire  pour  retenir  la 
vie  près  de  s'enfuir,  épouvantée  de  la  responsabilité  que  laissait 
peser  sur  moi  l'absence  de  M.  de  Landisac. 

Vers  le  matin ,  le  médecin  arriva  et  parvint  à  ramener  un  peu  de 
connaissance;  mais  le  côté  gauche  reste  entièrement  paralysé,  et  le 
danger  est  grand. 

Le  médecin  s'est  chargé  d'envoyer  une  dépêche  à  M.  de  Landi- 
sac, et  je  l'attends  ce  soir.  Je  ne  vais  pas  vivre  jusque-là.  Si  quel- 
que malheur  allait  arriver  avant  son  retour!...  Walter,  c'est  hor- 
rible, ce  départ,  qui  ne  laisse  pas  même  le  temps  des  adieux,  ni  la 
liberté  d'esprit  nécessaire  pour  abdiquer  dignement  la  vie  !  Et  cette 
voie  obscure  qui  s'ouvre  tout  à  coup,  où  vous  pousse  une  main  im- 
pitoyable !  Ah  !  comme  on  a  besoin  d'une  lumière  divine  pour  éclai- 
rer ces  ténèbres! 


GUILLAUME    A    ALBERT. 


La  Haie-au-Loup,  septembre. 

J'ai  trouvé  ma  pauvre  chère  tante  encore  vivante,  mais  dans  quel 
état!  Elle  m'a  reconnu  pourtant  et  a  essayé  de  sourire;  ce  sourire 
contracté,  cette  face  en  partie  immobile,  et  sur  laquelle  le  souvenir 
cherche  en  vain  la  physionomie  disparue,  l'expression  vénérée  qu'on 
ne  retrouve  pas,  ce  demi-cadavre  qui  voit,  qui  pense,  qui  se  juge, 

TOJ'E  Lvi.  —  1865.  3j 


5Z|6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

c'est  un  spectacle  poignant.  La  pauvre  femme  se  prépare  résolu- 
ment à  mourir,  et  s'entoure  de  tous  les  secours  que  son  âme  piease 
peut  trouver  dans  la  religion. 

Voilà  donc  ce  qui  m'attendait  dans  ce  petit  logis  que  j'avais  laissé 
riant,  paisible,  orné  de  fleurs  dans  tous  les  coins!  Il  semble  main- 
tenant abandonné.  Nous  ne  quittons  pas  la  chambre  de  la  malade, 
et  le  reste  devient  ce  qu'il  peut.  Tu  devines  les  sentimens  qui  m'a- 
gitent près  de  ce  lit  silencieux  où  s'éteint  ma  dernière  parente,  et 
autour  duquel  se  dressent  les  ombres  de  ceux  que  j'ai  déjà  perdus. 
Plains-moi,  cher  Albert. 

Mais  non,  loin  de  moi  cette  douleur  hypocrite!  Ne  me  plains  pas, 
je  suis  heureux,.,  oui,  heureux,  et  j'en  rougis.  Tu  sais,  n'est-ce 
pas,  d'où  me  vient  ce  bonheur  égoïste,  cruel,  agité  de  remords... 
Je  m'enivre  de  la  douceur  d'aimer,  de  voir  celle  que  j'aime,  d'en- 
tendre sa  voix,  de  vivre  près  d'elle  dans  cette  intimité  que  les  cir- 
constances rendent  plus  étroite,  inévitable.  Elle  est  là,  tout  le  jour, 
près  de  moi;  nous  nous  comprenons  par  un  signe,  nous  réunissons 
nos  efforts,  nous  avons  des  sentimens  en  commun;  je  devine  sa 
pensée  avant  qu'elle  l'ait  traduite.  Dis-moi,  n'est-ce  pas  là  le  bon- 
heur? C'est  elle  maintenant  qui  dirige  tout  à  la  Haie-au-Loup  ;  ma 
joie  est  de  lui  obéir,  de  la  consulter,  de  trouver  bon  ce  qu'elle  a 
décidé...  Je  ne  pense  pas  à  l'avenir:  tout  est  pour  moi  dans  l'heure 
présente;  hors  de  là,  je  ne  songe  à  rien,  je  n'aime  rien,  je  ne  désire 
rien.  Je  la  vois,  cela  seul  me  suffit. 

FLAMEN     A     AVALTER. 

Ce  n'est  pas  une  guérison,  mais  c'est  une  trêve  dans  le  mal  :  la 
tête  de  la  malade  se  dégage,  la  connaissance  est  revenue,  et  son 
affectueux  visage  a  repris  sa  sérénité.  La  paralysie  s'est  un  peu 
retirée  ;  mais  en  reculant  elle  semble  s'alourdir  davantage  sur  les 
membres  inférieurs.  Peut-être  la  conserverons-nous  ainsi,  infirme. 
Si  triste  qu'il  soit,  je  m'attache  à  cet  espoir;  il  me  rend  une  liberté 
d'esprit  que  je  n'avais  plus  depuis  longtemps. 

Je  t'ai  dit,  je  crois,  que  M'"*'  de  Kérangoat  vient  chaque  jour, 
vers  deux  heures,  à  la  Haie-au-Loup,  pour  prendre  des  nouvelles 
de  M"^  d'Elleven;  c'est  presque  le  seul  moment  de  la  journée  où 
M.  de  Landisac  quitte  sa  tante  :  encore  semble-t-il  s'éloigner  à  re- 
gret. Ordinairement  je  fais  une  courte  promenade  dans  la  matinée, 
afin  de  reprendre  ma  place  près  de  M"'  d'Elleven  au  moment  où 
M.  de  Landisac  la  quitte.  Il  y  a  quelques  jours,  je  m'étais  écartée 
un  peu  plus  que  d'habitude,  et  je  rentrais  d'un  bon  pas,  craignant 
d'être  en  retard.  En  passant  près  du  salon,  j'entendis  qu'on  parlait  ; 


FLAMEN.  5Zi7 

—  Qui  donc  est  là!  demandai-je  à  Pierre,  que  je  rencontrai  dans 
l'antichambre. 

—  M'""  de  Kérangoat,  mademoiselle. 

—  Gomment  cela  se  fait-il?  Je  suis  rentrée  par  l'avenue,  et  je 
n'ai  pas  vu  sa  voiture. 

—  C'est  qu'elle  est  venue  à  pied  par  le  petit  bois;  la  voiture  est 
restée  au  carrefour,  en  bas,  près  du  ruisseau. 

Je  ne  sais  ce  que  cette  réponse  avait  de  difficile  pour  Pierre, 
mais  les  mots  semblaient  littéralement  l'étrangler,  et  sa  figure 
exprimait  des  sensations  si  compliquées,  si  inexplicables,  que  je  le 
regardai  quelques  instans  avec  stupeur.  Il  clignait  les  yeux,  re- 
muait la  bouche,  hochait  la  tête,  jetait  des  regards  malicieux  du 
côté  du  petit  bois,  puis  les  ramenait  vers  le  salon,  où  se  trouvaient 
^I""'  de  Kérangoat  et  M.  de  Landisac;  mais,  comme  Pierre  ne  parle 
guère  qu'à  la  facondes  oracles,  je  n'attachai  à  toute  cette  pantomime 
qu'une  importance  médiocre,  et  je  montai  près  de  M""  d'Elleven. 
Peu  d'instans  après,  j'entendis  parth*  M""'  de  Kérangoat.  M.  de 
Landisac  lui  proposa  de  l'accompagner  jusqu'à  sa  voiture,  mais  elle 
refusa,  et,  comme  il  insistait,  elle  mit  dans  son  refus  une  vivacité 
qui  me  frappa. 

Le  lendemain,  M'"''  de  Kérangoat  arriva  par  l'avenue.  Pendant 
qu'elle  était  là,  M"''  d'Elleven  m'ayant  demandé  de  lui  faire  une 
lecture,  je  descendis  pour  chercher  un  livre  qui  se  trouvait  dans 
la  bibliothèque  du  salon;  mais,  après  réflexion,  je  préférai  le 
faire  prendre  par  l'un  des  domestiques,  de  peur  de  troubler  par 
ma  présence  l'entrevue  des  deux  fiancés.  J'ouvris  donc  la  porte  de 
l'antichambre  qui  mène  aux  cuisines,  et  je  me  trouvai  justement  en 
face  de  Pierre,  qui  rentrait  en  courant,  rouge,  et  la  bouche  ouverte 
jusqu'aux  oreilles.  —  Il  y  est!...  Il  monte  la  garde  là-bas...  pen- 
dant que...  —  Il  s'arrêta  en  me  voyant,  et  sa  figure  recommença 
l'étrange  pantomime  de  la  veille. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  dis-je  impatientée  en  me  tournant  vers 
Marie-Josèphe. 

—  Oh  !  mademoiselle  ,  répondit-elle  avec  l'inimitable  accent  du 
pays,  il  y  a  qu'elle  n'aime  pas  à  se  promener  seule,  cette  dame!... 
Elle  va  avec  ses  connaissances;...  ça  vaut  mieux. 

Je  donnai  mes  ordres  à  Pierre  sans  répondre,  car,  malgré  l'ap- 
parente bonhomie  des  paroles,  je  ne  pouvais  me  méprendre  à  la 
malignité  de  l'intention. 

Maintenant  écoute  ceci,  Walter,  et  conseille-moi. 

J'étais  sortie  ce  matin  pour  ma  promenade  accoutumée,  et  j'avais 
pris  le  sentier  qui  descend  à  gauche  vers  le  ruisseau  ;  le  soleil  était 
si  ardent  sur  cette  roche  exposée  au  midi,  que  le  granit  brûlait 
mes  pieds:  aussi  je  me  suis  vite  enfoncée  dans  le  bois  qui  termine 


5/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ce  côté  la  propriété  de  M.  de  Landisac.  Le  silence  était  profond, 
l'ombre  épaisse,  et  je  me  suis  assise  sur  un  rocher  couvert  de 
mousse,  au  bord  du  ruisseau.  Tout  autour,  les  herbes  froissées,  les 
menues  branches  écartées,  prouvaient  qu'il  était  venu  là  récemment 
quelqu'un.  Gela  n'avait  rien  qui  put  m'inquiéter  ou  me  surprendre, 
et  je  jouissais  sans  arrière -pensée  de  la  fraîcheur  délicieuse  qui 
s'exhalait  du  ruisseau,  quand  mes  regards  sont  tombés  par  hasard 
sur  un  petit  objet  mince  et  blanc,  à  demi  caché  sous  la  gerbe  d'un 
genêt;  c'était  un  papier  plié  en  quatre,  froissé,  défraîchi,  un  peu 
humide  à  l'intérieur,  comme  si  la  rosée  l'avait  pénétré  et  eût  fait 
adhérer  les  feuillets.  Je  l'ai  ouvert  et  retourné  en  tous  sens  :  il  n'y 
avaitni  adresse  ni  signature,  mais  quelques  lignes  seulement  d"une 
écriture  que  je  n'ai  pas  reconnue  tout  d'abord.  Voici  ce  que  conte- 
nait ce  billet  : 

«  Vos  jalousies  me  rendront  folle;  si  vous  doutez  de  moi,  c'est 
que  vous  ne  m'aimez  plus.  Ayez  donc  la  franchise  d'en  convenir.  Je 
préfère  tout  à  cette  humiliante  surveillance  que  vous  faites  peser 
sur  moi.  Je  suis  lasse  de  vos  menaces.  » 

Ceci  était  écrit  d'une  main  fiévreuse,  irrégulière,  comme  empor- 
tée par  un  premier  mouvement  d'indignation.  Un  peu  plus  bas,  la 
même  main,  plus  calme,  peut-être  repentante,  avait  ajouté  quel- 
ques mots  : 

«  Pourquoi  nous  rendre  malheureux?  Je  vous  aime  comme  par  le 
passé,  et  mes  visites  là-bas,  dont  vous  vous  inquiétez  si  fort,  sont 
toutes  de  convenance  et  de  bon  voisinage.  » 

De  qui  était  cette  lettre?  Je  l'ai  vite  deviné.  Je  reconnaissais  d'ail- 
leurs, malgré  l'émotion  qui  la  défigurait,  l'écriture  un  peu  grosse 
et  maladroite  qu'on  est  si  surpris  de  rencontrer  chez  une  femme 
élégante;  mais  à  qui  la  lettre  était-elle  adressée?  Voilà  ce  que  j'igno- 
rais. Quel  était  ce  mystérieux  interlocuteur  dont  la  jalousie  est  si 
tyrannique,  qu'on  aime  comme  par  le  passé  et  que  les  visites  de 
chaque  jour  à  la  Haie-au-Loup  rendent  si  malheureux? 

Ah!  si  je  voulais  la  perdre,  comme  il  me  serait  aisé  de  mettre 
ce  billet  accusateur  sous  les  yeux  de  M.  de  Landisac  !  Je  me  de- 
mande quelquefois  si,  par  égard  pour  lui,  je  ne  devrais  pas  l'aver- 
tir?... Mais  je  serais  trop  heureuse,  et  je  me  défie  d'un  devoir  si 
bien  d'accord  avec  mes  secrets  désirs. 

GUILLAUME   A   ALBERT. 

La  Haie-au-Loup,  septembre. 

Il  y  a  quelques  jours,  je  vis  Flamen  qui  froissait  vivement  à  mon 
approche  une  lettre  dans  sa  main.  Elle  était  assise  près  de  la  fenê- 
tre, appuyée  sur  une  petite  table,  et  à  travers  les  stores  baissés  le 


FLAMEN.  hà9 

soleil  jetait  une  poussière  d'or  sur  ses  cheveux.  —  Encore  un  mys- 
tère! dis-je  en  souriant;  puis,  la  voyant  rougir  :  —  Rassurez-'^^aa 
je  ne  suis  plus  curieux,  vous  m'avez  corrigé. 

Cependant  je  ne  pouvais  détacher  les  yeux  de  ses  doigts,  qui  îo-a- 
laient  machinalement  la  lettre. 

—  11  y  a  longtemps  que  vous  connaissez  M'"*  de  Kérangoat,  n'est- 
ce  pas?  demanda-t-elle  pour  distraire  mon  attention  sans  doute. 

—  Un  peu  moins  d'un  an;  je  connaissais  son  mari,  mais  des  cL'> 
constances  insignifiantes  en  elles-mêmes  m'avaient  empêché  de  ta 
rencontrer  avant  l'automne  dernier.  Pourquoi  cette  question? 

—  C'est  que,  pour  se  marier,  il  me  semble  qu'il  faut  être  bioB 
sûr  de  se  connaître.  La  vie  est  si  longue  ! 

Je  la  regardai  avec  étonnement,  car  c'était  la  première  fois  qu'elle 
faisait  allusion  à  mon  mariage,  et  qu'elle  prononçait  sans  y  être  for- 
cée le  nom  de  Lucie. 

—  Vous  avez  raison  de  penser  ainsi,  vous  qui  êtes  jeune,  qui 
commencez  à  vivre,  qui  pouvez  exiger  beaucoup  de  l'avenir;  mais 
moi,  je  suis  vieux,  mademoiselle:  j'ai  des  cheveux  blancs,  bien  que 
vous  en  puissiez  douter.  J'ai  passé  ma  jeunesse  à  courir  après  Je 
bonheur...  sans  beaucoup  de  scrupule...  J'ai  perdu  à  cette  vaine 
poursuite  mes  belles  années,  ces  années  dont  la  beauté  ne  nous 
frappe  qu'au  déclin,  et  dont  l'inutilité  est  le  remords  de  nos  der- 
niers jours.  Me  voilcà  rentré  au  logis  seul,  triste,  sans  beaucoup  d'es- 
time pour  mes  semblables,  mécontent  de  moi,  n'espérant  pas  grande 
joie  en  ce  monde,  bien  convaincu  au  contraire  que  je  ne  serai  pas 
heureux  et  qu'après  tout  je  n'ai  pas  mérité  de  l'être. 

—  Et  dans  ce  désenchantement  de  toutes  choses  qu'attendez-vou:? 
donc  de  la  femme  que  vous  avez  choisie? 

—  Un  peu  d'amitié  et  beaucoup  d'indulgence. 

—  Voilà  toutf  Vous  êtes  un  sage,  monsieur. 

— Dites  un  malheureux,  Flamen...  Ah!  si  j'avais  rencontré,  quaiiâ 
il  en  était  temps  encore,  la  femme  que  j'avais  rêvée!...  mais  se 
fait-on  aimer  des  anges?  Si  parfois  il  s'en  trouve  un  égaré  près  de 
nous,  il  détourne  la  tête  et  ne  veut  pas  nous  comprendre...  Q^ie 
regardez-vous  là-bas,  Flamen?  Vous  ne  m'écoutez  plus. 

—  Je  pense  à  votre  prochain  mariage...  Vous  demandez  si  pe^ 
qu'en  vérité  on  ne  pourra  vous  donner  moins...  Me  voici  rassurée. 

—  Étiez-vous  donc  inquiète  pour  moi? 

—  Oh  !  curieuse,  voilà  tout. 

Si  elle  m'aimait,  Albert,  aucun  obstacle  ne  m'arrêterait,  ni  le 
passé,  ni  l'avenir,  ni  ma  parole  donnée,  ni  la  colère  ou  les  pleurs  de 
Lucie...  Quand  je  pense  qu'elle  aimera  un  jour,  que  ses  yeux  se 
baisseront  sous  un  regard  moins  épris  que  le  mien,  je  souhaite  d'être 
mort;  mais  la  mort  même  ne  m'apaiserait  pas. 


550  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Je  me  suis  avancé  ce  soir  jusqu'au  seuil  de  sa  chambre,  qui 
communique,  je  te  l'ai  dit,  avec  celle  de  ma  tante.  La  porte  était 
ouverte,  et  comme  je  tenais  à  la  main  un  livre  qu'elle  m'avait  de- 
mandé, elle  m'a  fait  signe  d'entrer  en  me  recommandant  du  geste 
le  silence,  de  peur  de  troubler  l'assoupissement  de  la  malade.  Elle 
était  à  son  bureau  et  terminait  une  lettre;  je  me  suis  assis  près 
d'elle,  tout  près  aussi  de  son  petit  lit  d'enfant;  en  me  penchant 
un  peu,  mes  cheveux  effleuraient  la  mousseline  des  rideaux.  Sauf 
Flamen,  que  la  lumière  de  la  lampe  éclairait  en  plein,  toute  la 
chambre  était  enveloppée  d'un  demi-jour  pâle  et  recueilli.  Elle 
donne  aux  lieux  qu'elle  habite  une  élégance,  un  charme  qui  ne  tien- 
nent pas  à  la  beauté  des  objets,  mais  à  l'harmonie  générale  qu'elle 
crée  autour  d'elle.  Je  la  regardais,  et  j'étais  heureux.  Aucun  bruit 
dans  la  chambre  voisine,  sauf  le  froissement  des  grains  du  chapelet 
que  la  garde -malade  roulait  entre  ses  doigts.  Mes  pensées  peu 
à  peu  ont  glissé  de  pente  en  pente  jusqu'aux  rêves  les  plus  auda- 
cieux. Elle  ne  se  doutait  pas  de  l'espèce  d'ivresse  où  me  plon- 
geaient sa  présence  et  l'atmosphère  troublante  de  cette  chambre 
virginale.  Quand  sa  lettre  a  été  achevée,  elle  s'est  levée,  et  j'ai 
saisi  sa  main;  je  l'ai  attirée  vers  moi,  en  sorte  qu'elle  s'est  involon- 
tairement penchée.  —  Que  voulez-vous?  a-t-elle  dit  avec  un  peu 
d'émotion.  Ma  voix  tremblait  en  répondant  tout  bas  :  —  Flamen, 
vous  n'auriez  pas  dû  me  laisser  entrer  ici.  —  Elle  s'est  redressée, 
et  ses  yeux  semblaient  dire  :  Quel  mal  faisons-nous?  —  Vous  avez 
eu  tort,  ai-je  repris  toujours  à  voix  basse...  Vous  êtes  si  jeune,  si 
belle!...  Moi,  je  ne  suis  pas  encore  un  vieillard,  songez-y.  Vous  ne 
pensez  donc  à  rien,  cruelle  et  froide  enfant!  Le  cœur  d'un  homme 
n'est  pas  de  marbre  pourtant  comme  le  vôtre.  Il  se  trouble,  il  s'é- 
gare... 

—  Si  vous  savez  cela,  pourquoi  donc  êtes-vous  entré?  Pourquoi 
me  tendre  des  pièges?  Je  vis  sans  arrière-pensée,  sans  défiance.  Je 
n'ai  d'autre  souci  que  d'aimer  et  de  soigner  jusqu'à  la  fm  cette 
pauvre  femme  qui  nous  est  chère  à  tous  deux  :  notre  commun  dé- 
vouement devrait,  il  me  semble,  créer  entre  nous  une  estime  trop 
haute  pour  s'abaisser  à  des  précautions  ou  à  des  embûches.  Et  ce- 
pendant vous  cherchez  à  me  surprendre,  vous  me  reprochez  jusqu'à 
ma  sécurité  sous  votre  toit,  jusqu'à  la  confiance  que  je  vous  té- 
moigne. Pourquoi?  que  vous  ai-je  fait? 

—  Ne  me  le  demandez  pas,...  ai-je  dit  en  approchant  sa  main 
de  mes  lèvres.  J'étais  presque  à  ses  genoux. 

Elle  a  retiré  sa  main  et  s'est  enfuie. 


FLAMEN.  551 


WALTER     A     FLAMEN. 


Paris,  octobre. 

On  a  beau  être  savant,  distrait,  inhabile  à  vivre,  on  a  un  cœur 
pourtant,  et  ce  cœur  aide  à  comprendre  celui  des  autres.  J'ai  fait, 
ma  chère  enfant,  une  belle  découverte,  sans  le  secours  d'aucun 
dictionnaire  ou  manuel.  Cette  découverte  triomphante,  devant  la- 
quelle je  m'incline  et  où  m'a  conduit  le  simple  raisonnement,  c'est 
que  le  comte  Guillaume  de  Landisac  est  éperdument  amoureux  de 
ma  chère  Flamen,  que  celle-ci  n'en  est  pas  fâchée,  —  tout  au 
contraire,  —  et  que,  l'unique  obstacle  au  bonheur  de  ces  deux  in- 
téressantes personnes  étant  M'"^  X...,  dont  l'indignité  me  semble 
évidente,  il  arrivera  fatalement,  nécessairement,  selon  la  loi  des  pro- 
babilités et  de  la  logique,  que  la  dame  en  question  se  trahira  elle- 
même  et  que  ma  petite  amie  épousera  l'homme  de  son  choix.  Oh! 
je  ne  te  dirai  pas  que  c'est  celui-là  même  que  j'avais  rêvé;  mais  on 
ne  choisit  pas  son  voleur,  on  le  subit,  et  après  tout,  si  le  trésor  se 
trouve  en  bonnes  mains,  de  quoi  pourrait  se  plaindre  le  vieil 
avare?... 

Allons,  mademoiselle,  si  vous  aimez  Guillaume,  dites-le,  et,  ma 
foi,  mariez-vous...  Ne  crains  pas  de  m'alTIiger,  va,  mon  enfant.  Je 
me  suis  imposé,  comme  pénitence  de  mes  folies  in  extremis,  d'a- 
voir toujours  devant  moi  un  miroir  où  je  contemple  à  loisir  le  beau 
Cupidon  que  je  fais;  c'est  un  vœu  dont  je  ne  me  relèverai  que  le 
jour  de  ton  mariage.  Rends-moi  donc  le  service  de  te  hâter,  car  ce 
miroir  m'inspire  des  réflexions  bien  désobligeantes... 

Aussitôt  que  vous  serez  heureux,  je  partirai  pour  l'Asie-Mineure, 
où  plusieurs  de  mes  confrères  et  amis  m'attendent  déjà  :  ce  sera 
une  sorte  de  conclave  laïque  d'une  importance  prodigieuse;  je  n'y 
puis  manquer.  A  mon  retour,  je  me  fixerai  près  de  vous,  et  j'élè- 
verai paisiblement  vos  enfans,  —  pourvu  toutefois  que  ce  ne  soient 
pas  des  fdles,  —  car  décidément  je  ne  veux  plus  élever  que  des 
garçons. 


FLAMEN     A     WALTER. 


La  Haie-au-Loup,  octobre. 

Je  reçois  à  l'instant  ta  lettre,  Walter;  elle  est  sur  les  blessures 
de  mon  âme  comme  un  fer  rouge  sur  une  plaie;  ta  joie,  ta  con- 
fiance, chaque  mot  de  cette  lettre  m'arrachent  un  cri  de  douleur!... 
Hélas!  oui,  j'aime  Guillaume,  et  je  ne  voulais  pas  le  croire.  Il  a 
fallu  la  main  d'une  ennemie  pour  déchirer  le  voile  que  j'épaissis- 
sais sur  mes  yeux.  Maintenant  je  sais,...  et  je  pleure!  Mon  malheur 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  sans  remède,  va,  je  ne  m'exagère  rien.  C'est  M'"''  de  Kérangoat 
qui  m'a  frappée,  et  elle  a  la  main  sûre. 

Quand  elle  est  arrivée  tantôt,  notre  chère  malade  reposait  dans 
une  de  ces  longues  somnolences  qui  seules  font  trêve  à  ses  souf- 
frances; elle  s'était  assoupie  en  serrant  dans  sa  main  celle  de  son 
neveu,  et  celui-ci,  n'osant  remuer,  m'a  priée  de  descendre  près  de 
M""'  de  Kérangoat  afin  de  lui  faire  prendre  patience.  Quoique  je 
mette  depuis  longtemps  tous  mes  soins  à  éviter  cette  jeune  femme 
hautaine,  je  n'ai  pu  cependant  refuser  le  service  qui  m'était  de- 
mandé. 

Au  moment  où  j'ouvrais  la  porte  du  salon.  M"""  de  Kérangoat  s'est 
avancée  vers  moi  avec  une  précipitation  si  tendre  que  je  me  suis 
sentie  rougir.  A  ma  vue  du  reste,  elle  s'est  arrêtée  avec  un  embar- 
ras égal  au  mien.  Cette  méprise,  cet  élan  vif,  qui  ne  m'était  pas 
destiné  et  dont  j'avais  été  témoin,  lui  ont  causé  un  violent  dépit,  et 
sa  physionomie  mobile  l'a  exprimé  avec  tant  de  vivacité,  que  je  n'ai 
pu  m'empêcher  de  sourire. 

—  Ce  n'est  pas  moi  que  vous  attendiez,  je  le  vois,  ai-je  dit. 

—  Non,  en  vérité,  m'a-t-elle  répondu  sèchement,  et,  pour  dire 
toute  ma  pensée,  je  préférerais  pour  vous  que  vous  ne  fassiez  plus 
iï;i,  mademoiselle. 

—  Puis-je  savoir  ce  qui  vous  inspire  ce  regret?... 

—  Oh  !  mon  Dieu,  mademoiselle,  vous  êtes  d'âge  encore  à  rece- 
voir des  avis,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  je  vous  cacherais  ce  que 
tout  le  monde  dit  et  pense  :  c'est  qu'il  y  a  pour  une  jeune  fille  des 
incoiî venions  graves  à  demeurer  si  longtemps  seule  avec  un  homme 
de  la  tournure  de  M.  de  Landisac,  car  vous  n'imaginez  pas,  je  sup- 
pose, que  M"'  d'Elleven,  dans  l'état  où  elle  se  trouve,  puisse  faire 
illusion  à  personne.  Il  est  trop  clair  qu'elle  ne  peut  exercer  ici  au- 
cune espèce  de  surveillance. 

—  Voilà  des  choses  auxquelles  je  n'ai  pas  pensé,  je  l'avoue;... 
mais  je  suis  utile  ici,  je  le  sais,  et  je  m'inquiète  peu  des  inconvé- 
îiîens  qui  peuvent  en  résulter  pour  moi...  Prouver  à  ceux  qui  m'en- 
tourent ma  reconnaissance,  mon  affection,  voilà  tout  ce  que  je  dé- 
sire, et  j'y  consacre  mes  forces,  ma  volonté,  tout  mon  cœur. 

Elle  a  beaucoup  rougi.  —  Ce  n'est  pas  trop  maladroit  vraiment 
pour  une  iugénue. 

—  Vous  cherchez  à  m'offenser,  madame,  ai-je  dit  avec  un  peu 
d'émotion;  mais  voyez  ma  maladresse  :  je  ne  puis  préciser  ni  ce 
qui  vous  irrite  ni  ce  qui  me  blesse...  Ayez  donc  l'obligeance  de 
m'éclairer  de  votre  expérience,  qui  me  semble  fort  exercée  sur  toute 
sorte  de  sujets. 

—  Mon  expérience  m'a  appris  ce  que  n'ignore  pas  votre  naïveté, 


FLAMEX.  55S 

mademoiselle  :  c'est  qu'après  tout,  et  pour  dire  clairement  les 
choses,  M.  de  Landisac  ne  serait  pas  pour  vous  un  trop  mauvais 
parti... 

—  C'est-à-dire  que,  selon  vous,  je  manœuvre  en  vue  de  me  faire 
épouser?... 

—  Avouez  que  ce  ne  serait  pas  trop  mal  manœuvrer,  a-t-elle  dit 
en  riant  amèrement.  —  Prenez  garde  cependant,  M.  de  Landisac 
est  homme  après  tout,  il  pourrait  bien  finir  par  être  sensible  à  vos 
avances,...  mais  pas  assez  pour  vous  donner  son  nom,  songez-y... 
Les  hommes  de  notre  temps  et  de  notre  pays  n'épousent  pas  les  hé- 
roïnes de  roman. 

La  colère  bouillonnait  en  moi,  une  colère  telle  que  je  n'en  avais 
jamais  éprouvé  de  pareille  ;  mon  sang  refluait  au  cœur,  et  mes  lèvres 
tremblaient.  —  Madame,  dis-je  d'une  voix  sourde,  vous  vous  ou- 
bliez!... M'outrager  est  indigne  de  vous!... 

—  Eh  !  mais,  vous  le  prenez  sur  un  ton  bien  haut;  aurais-je  touché 
le  point  sensible? 

—  Vous  avez  touché  à  mon  honneur,  madame,  c'est  ce  que  je  ne 
permets  pas... 

Elle  éclata  de  rire.  —  Voilà  un  bien  grand  mot  et  bien  vide  de 
sens,...  l'honneur  de  M"''  Flamen  !...  On  n'a  pas  à  le  défendre,  ma- 
demoiselle, quand  on  ne  l'expose  pas...  Mais  assez  de  phrases  et  de 
drame!  J'y  suis  d'ailleurs  fort  indifférente,  je  vous  en  préviens... 
Ce  qui  me  touche  davantage,  ce  qu'à  mon  tour  je  ne  permets  pas, 
c'est  que  vous  menaciez  mon  bonheur!...  Je  saurai  le  défendre  et 
vous  démasquer.  Oui,  vous  aimez  Guillaume,  je  le  sais,  s'écria-t-elk 
avec  emportement;  vous  avez  beau  affecter  de  grands  sentimens 
niais  pour  couvrir  votre  faiblesse,  je  ne  suis  pas  dupe,  moi,  et  je 
devine  vos  secrètes  espérances...  Tout  vous  trahit,  vos  regards, 
votre  voix,  la  manière  dont  vous  prononcez  son  nom,  votre  émotion^ 
votre  séjour  ici ,  quand  la  plus  simple  prudence  aurait  dû  vous  en 
éloigner...  Me  prenez -vous  pour  une  enfant?...  Mais  votre  pâleur 
même  vous  trahit...  Regardez -vous  donc!  vous  êtes  plus  blanche 
que  votre  robe...  Qu'est-ce  que  cela,  si  ce  n'est  pas  de  l'amour!... 

—  Et  pourquoi  me  l' apprenez-vous?  m'écriai-je.  Yous  êtes  biefi 
imprudente,  madame...  Quoi!  j'aime,  dites-vous?...  et  vous  espérez 
que  je  vais  me  sacrifier  pour  vous,...  pour  vous,  qui  n'avez  été  en- 
vers moi  ni  bonne  ni  juste,  et  qui,  à  cette  heure  même,  m'offensez 
cruellement...  Je  ne  vous  dois  rien,  moi,  et  je  ne  sais  en  vérité 
pourquoi  j'immolerais  ma  vie  pour  embellir  la  vôtre...  Eh  bien! 
soit,  j'aime!...  je  l'ignorais,  et  vous  me  l'avez  appris...  Maintenant, 
madame,  je  vais  vous  perdre... 

Je  tirai  en  frémissant  la  lettre,  dont  le  souvenir  m'était  reveDc 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tout  à  coup,  et  qui  me  semblait  une  arme  légitime  et  vengeresse... 
Éclairée  violemment  sur  des  sentimens  que  je  voulais  me  cacher  à 
moi-même,  je  n'éprouvais  ni  hésitation  ni  remords  à  l'idée  de  dé- 
voiler cette  femme,  d'écarter  cet  insolent  obstacle:  toutes  les  pu- 
deurs de  mon  âme  offensée  me  poussaient  à  assurer  du  même  coup 
son  châtiment  et  mon  bonheur. 

—  Que  vous  désiriez  me  perdre,  mademoiselle,  dit-elle,  saisie 
d'une  vague  inquiétude,  cela  ne  peut  m'étonner;...  mais  il  m'est 
permis  de  croire  que  vous  vous  exagérez  un  peu  votre  influence  ici... 

Je  haussai  les  épaules,  et,  dépliant  la  lettre,  je  commençai  à  lire 
tout  haut  les  premières  phrases.  Je  ne  sais  quoi  d'effaré  et  de 
navrant  passa  dans  son  regard;  elle  étendit  une  main  brusque  pour 
saisir  le  papier,  mais  je  le  retins. 

—  Qu'est-ce  que  cette  lettre?  dit-elle  d'une  voix  altérée  malgré 
ses  efforts  pour  paraître  calme. 

—  Une  lettre  de  dépit  amoureux,  il  me  semble... 

—  Et  que  prétendez-vous  faire  ?...  Cette  lettre  n'est  point  à  moi. 

—  Oh  !  non;...  mais  elle  est  de  vous. 

—  Vous  vous  trompez  ;...  en  vérité... 

—  Nous  verrons,  madame,  tout  à  l'heure  ce  qu'en  pensera  M.  de 
Landisac;  je  l'entends  qui  descend... 

Une  contraction  nerveuse  agita  tous  ses  traits,  et  son  visage  se 
décomposa.  —  Cette  écriture  vraiment,  reprit-elle  avec  un  sourire 
pénible,  ressemble  un  peu  à  la  mienne;  ce  serait  à  s'y  mépren- 
dre... Guillaume  lui-même... 

Elle  essaya  de  nouveau  de  saisir  la  lettre,  mais  je  la  retirai  avec 
un  froid  sourire.  Le  pas  de  Guillaume  retentissait  dans  l'anticham- 
bre; il  s'arrêta  à  la  porte. 

—  N'avez-vous  pas  de  pitié?  murmura-t-elle  enfin  vaincue,  en 
joignant  les  mains  par  un  geste  désespéré. 

—  JNon,  répondis-je.  Elle  s'affaissa  toute  défaillante;  mais,  comme 
M.  de  Landisac  entrait,  elle  se  redressa  tout  à  coup,  et  me  jetant 
un  regard  d'inexprimable  défi  : 

—  Guillaume ,  dit-elle  en  s'avançant  vers  lui  avec  une  aisance 
dont  je  restai  confondue ,  je  témoignais  tout  à  l'heure  à  M""  Fla- 
men  mon  étonnement  de  la  trouver  encore  ici  ;  vraiment ,  mon 
ami,  nous  abusons  de  son  dévouement.  Cette  maison  si  triste  en  ce 
moment,  le  spectacle  affligeant  d'une  maladie  incurable,...  c'est 
une  existence  bien  austère  pour  une  personne  si  jeune... 

M.  de  Landisac  la  regardait  tout  surpris  de  cet  hommage  inat- 
tendu. 

—  Madame,  dis-je,  ne  prenez  pas  tant  de  peine  pour  me  louer, 
c'est  inutile,  et  ma  résolution... 


FLAMEN.  555 

—  Ah!  reprit-elle  avec  une  sorte  d'enjouement  fébrile,  vous  ne 
m'empêcherez  pas  de  dire  ce  que  je  pense.  Il  y  a  assez  longtemps 
que  je  me  contiens...  Croyez-vous,  Guillaume,  quand  M"*"  Flamen 
laisse  seul  son  vieil  ami,  le  docteur  Marsham,  qui  l'a  si  passionné- 
ment aimée,  quand  elle  le  sait  errant  de  ville  en  ville,  d'exil  en 
exil,  courbé  sous  le  poids  d'une  vieillesse  prématurée  et  de  regrets 
inconsolables,  quand,  au  lieu  de  courir  vers  lui,  comme  son  cœur  le 
lui  conseille  sans  doute,  elle  reste  ici...  pour  vous,...  pour  nous, 
veux-je  dire,  croyez-vous  qu'elle  ne  nous  fasse  pas  là  un  sacrifice... 
que  nous  n'estimons  pas  à  tout  son  prix? 

—  Madame!... 

—  Laissez-moi  donc  vous  rendre  justice  entièrement,  mademoi- 
selle. Je  suis  sûre  que  la  pensée  du  vieux  docteur  a  plus  d'une  fois 
troublé  votre  tranquillité  ici...  Yous  savez  si  bien  ce  que  7'oiis  êtes 
pour  lui!...  Il  vous  a  surabondamment  prouvé  sa  tendresse,  et 
bien  qu'à  vrai  dire  une  si  charmante  personne  ne  puisse  en  con- 
science être  tenue  de  rester  toujours  fidèle  à  un  amant  de  cet  âge... 

—  Vous  calomniez  Walter  et  moi-même,  madame,  m'écriai-je 
avec  force.  Il  a  été  mon  ami,  mon  père! 

—  Lucie,  songez-vous  à  ce  que  vous  dites?... 

—  Mon  Dieu!  Guy,  je  n'avais  aucune  mauvaise  intention.  Le  doc- 
teur Walter  a  été  le  père  de  M"*"  Flamen,  je  le  veux  bien,  mais  un 
père  qui  voulait  l'épouser  pourtant,  et  qui  peut-être  en  avait  le 
droit...  N'est-ce  pas  là,  mademoiselle,  ce  qui  vous  a  décidée  aie 
quitter,  à  vous  enfuir? 

Il  y  avait  dans  ses  paroles  un  si  habile  mélange  de  vérité  et  de 
mensonge  que  je  n'ai  su  que  répondre. 

—  Vous  vous  étonnez  de  me  trouver  si  bien  instruite;  mais  je 
m'intéresse  à  vous  depuis  longtemps  déjà,  mademoiselle,  et  je  vous 
connais  assez  pour  affirmer  que  votre  vieille  afl'ection  pour  Walter 
Marsham  lui  aurait  obtenu  plus  tôt  le  pardon  de  ses  torts,  —  et 
quels  torts  après  tout?  aimer  plus  qu'on  ne  l'aime,  —  si  un  senti- 
ment nouveau... 

Guillaume,  qui  s'appuyait  tout  pâle  contre  un  meuble,  a  relevé 
brusquement  la  tête. 

—  N'ajoutez  pas  un  mot!  m'écriai-je,  oubliant  tout  pour  proté- 
ger mon  amour,  car  je  sentais  qu'elle  allait  lui  porter  malheur. 

—  Au  fait,  ma  chère  belle,  reprit-elle,  il  vaut  mieux  que  vous  fas- 
siez vous-même  votre  déclaration.  Guillaume,  demandez  à  M"*"  Fla- 
men le  nom  de  l'heureux  rival  du  docteur. 

—  Qui  donc  serait  assez  hardi  pour  disputer  à  Walter  Marsham 
un  cœur  qui  lui  appartient?  a-t-il  dit  amèrement. 

—  Vous  avez  raison,  m'écriai-je,  puisant  du  courage  dans  l'excès 


â56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

àe  ma  souffrance.  Comparés  à  lui,  tous  les  autres  sont  ingrats  et 
lâches...  Si  Walter  voyait  celle  qu'il  aime  accusée,  raillée,  outragée 
devant  lui,  il  donnerait  pour  la  défendre,  pour  attester  son  inno- 
cence, jusqu'à  la  dernière  goutte  du  sang  de  ses  veines  et  jusqu'au 
slernier  souffle  de  sa  vie  ! 

—  C'est  un  bon  procédé  que  tout  homme  d'honneur  doit  à  la 
femme  qu'il  a  compromise. 

—  Lucie,  s'est  écrié  Guillaume  avec  le  frémissement  d'une  colère 
qui  se  contenait  à  peine,  Flamen  est  ici  chez  moi,  et  je  ne  souffrirai 
pas  qu'on  l'en  fasse  repentir. 

—  Oh!  oh!...  Vous  vous  animez...  Êtes-vous  donc  si  intéressé  à 
Finnocence  de  mademoiselle?  Vous  verrez  que  tout  à  l'heure  ce  sera 
aïoi  qui  serai  obligée  de  me  défendre  ! . . . 

—  Je  ne  répondis  à  son  insulte  qu'en  dépliant  la  lettre  que  je 
iToissais  dans  mes  mains  crispées. 

Elle  m'a  regardée  avec  un  air  d'audace  et  de  désespoir  qui  sem- 
Wait  dire  :  Je  sais  bien  que  je  suis  perdue,  du  moins  je  ne  le  serai 
pas  seule...  J'ai  jeté  dans  l'âme  de  Guillaume  des  soupçons  que  tous 
les  efforts  ne  déracineront  pas.  —  Je  lisais  cela  aussi  clairement  que 
si  elle  eût  parlé,  et  je  me  suis  arrêtée  malgré  moi  à  contempler  ce 
visage  d'une  grâce  si  séduisante  d'ordinaire  et  défiguré  en  ce  mo- 
ment par  la  haine.  J'ai  été  saisie  d'horreur,...  pour  elle  d'abord, 
et  aussi  pour  ce  que  j'allais  faire  :  lui  ressembler,  agir  en  quelque 
sorte  comme  elle,  nous  arracher  le  cœur  de  Guillaume  comme  deux 
vautours  qui  se  disputent  une  proie!...  Ah!  Dieu  du  ciel,  l'âme  de 
Flamen,  tu  l'as  faite  trop  haute  pour  qu'elle  s'avilisse  ainsi!...  Dans 
an  éclair  de  la  pensée,  j'ai  senti  qu'il  me  serait  mille  fois  plus  aisé 
àe  mourir  de  douleur  que  de  vivre  avec  un  tel  mépris  pour  moi- 
même. 

Étonné  de  mon  brusque  silence,  Guillaume  m'interrogeait  du  re- 
g^ard.  Je  tenais  la  lettre  ouverte  dans  mes  mains,  et,  malgré  toute 
son  énergie,  le  front  de  ma  hautaine  ennemie  pâlissait  sous  l'an- 
goisse. 

—  J'ai  surpris,  il  y  a  quelques  jours,  dis-je  lentement  en  m'a- 
dressant  à  Guillaume,  deux...  imprudens  qui  braconnaient  sur  vos 
tt'iTes.  Ils  mériteraient  d'être  châtiés,  mais,  à  vrai  dire,  je  me  sens 
peu  de  courage  pour  faire  des  malheureux,  et  je  cède  ce  rôle  à  ma- 
dame, qui  s'y  entend  à  merveille. 

Elle  saisit  la  lettre  que  je  lui  tendais  et  la  déchira  en  mille  mor- 
ceaux. 

Que  je  suis  triste,  Walter  !  J'ai  fait  pourtant  ce  que  je  devais  faire, 
âtrictement,  et  rien  de  plus.  Quel  droit  avais-je  de  condamner  cette 
femme?  Mais  il  n'est  pas  vrai  que  les  victoires  de  la  conscience  suf- 


FLAMEN.  557 

fisent  à  rendre  heureux;  on  n'y  trouve  même  pas  la  paix,  et  le  cœur 
se  déchire  dans  l'ombre.  Ceux  qui  accomplissent  bravement  leur 
devoir  ne  sont  pas,  crois-moi,  des  épicuriens  raffinés,  savourant  à 
l'écart  un  plaisir  exquis  et  rare,  comme  l'assurent  certaines  gens 
qui  sans  doute  en  parlent  par  ouï-dire.  Je  sais,  moi,  comme  on 
soufTre,  comme  on  lutte,  comme  on  faiblit,  comme  on  se  relève  pour 
retomber  encore.  Dis-moi  donc  au  nom  de  quel  principe,  de  quel 
impérieux  idéal,  l'âme  se  soumet  à  cette  torture,  et  prend  plaisir  à 
voir  couler  son  propre  sang!  Qui  lui  en  saura  gré?  qu'attend-elle? 
sera-t-elle  consolée  un  jour?  A-t-elle  une  autre  fin  que  son  propre 
bonheur  ici-bas?  Ces  victoires  si  chèrement  achetées  ne  sont-elles 
que  l'œuvre  de  la  superstition  ou  du  délire,  ou  bien  sont-elles  au 
contraire  la  rançon  de  notre  âme?  J'ai  besoin  d'espérer,  de  me  rat- 
tacher à  quelque  chose  au-delà  de  cette  vie,  qui  ne  sera  plus. pour 
moi  que  le  deuil  du  bonheur  entrevu.  —  Walter,  comprends-tu  ma 
douleur?  Guillaume  m'aime,  et  il  doute  de  moi.  Pendant  ces  longs 
mois  que  j'ai  passés  ici,  sous  ses  yeux,  je  n'ai  pas  su  lui  inspirer 
assez  de  foi  pour  qu'il  ait  méprisé  les  accusations  de  cette  femme. 

Ce  soir,  je  pleurais,  et  lui,  désespéré,  il  s'est  mis  à  mes  pieds, 
m'a  juré  qu'il  m'aimait,  qu'il  n'aimait  que  moi,  que  toute  parole  de 
moi  lui  était  sacrée,  qu'il  n'aurait  à  l'avenir  ni  crainte  ni  défiance. 
Il  parlait  avec  une  conviction  si  sincère,  avec  un  repentir  si  tendre, 
il  avait  des  paroles  enflammées  qui  trouvaient  si  sûrement  le  che- 
min de  mon  cœur,  que,  désarmée,  attendrie,  heureuse  de  me  laisser 
abuser,  je  lui  ai  tendu  la  main;  j'ai  repoussé  toutes  les  pensées  at- 
tristantes pour  l'écouter,  pour  l'entendre  parler  de  son  amour,  pour 
le  croire  et  goûter  dans  cet  instant  rapide  une  félicité  vraiment  di- 
vine. Ah!  Walter,  qu'il  est  beau  le  bonheur  qu'on  donne!  de  quelle 
joie  céleste,  de  quel  orgueil  on  est  saisie  quand  le  regard  de  celui 
qu'on  aime,  chargé  de  prière  et  d'amour,  semble  dire  :  «  Tout  en 
toi,  pour  toi  et  par  toi!  »  Je  m'oubliais  à  voir  Guillaume  heureux, 
et  lui,  m'entourant  de  ses  bras,  il  m'a  attirée  vers  lui. 

—  Walter  vous  aimait-il  autant?  a-t-il  murmuré  tout  bas. 

Je  l'ai  repoussé  avec  égarement... 

Ah!  je  lui  pardonne  à  ce  pauvre  cœur  rongé  par  le  doute  et  qui 
se  flatte  de  guérir  d'un  mal  qui  ne  guérit  pas.  Comment  lui  en 
voadrais-je  de  souffrir?  Ne  l'ai -je  pas  vu  pleurer  tout  à  l'heure? 
Nel'ai-je  pas  vu  pâlir  tantôt,  quand  cette  femme  m'accusait?  J'ai 
pitié  de  lui,  car  je  sais  qu'il  m'aime;  mais,  Walter,  il  doute  de  moi. 
Cette  femme  a  calomnié  notre  vie  laborieuse  et  pure.  Comment  le 
désabuser?  Que  lui  dire?  Ne  sait-il  pas  toute  la  vérité  d'ailleurs? 
S'il  ne  croit  pas  à  mon  innocence,  comment  croira-t-il  à  ma  parole? 
Quelles  autres  preuves  donner  qui  puissent  le  convaincre?  Je  ne  me 


55S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sens  pas  de  courage  contre  le  doute;  quoi  que  je  fasse,  il  y  aura 
toujours  dans  ma  vie  passée  des  ombres  d'où  surgiraient  à  toute 
heure  de  nouveaux  fantômes.  Son  amour  et  mes  forces  s'épuise- 
raient à  lutter  contre  eux.  Voir  le  regard  de  Guillaume,  ce  regard 
qui  me  contemplait  tout  à  l'heure  éperdu  d'amour,  le  voir  se  glisser, 
méfiant  et  glacé,  jusqu'au  fond  de  ma  conscience!  —  Non,  attends- 
moi  à  Paris  et  prépare  notre  départ.  Encore  quelques  jours,  quel- 
ques heures  peut-être,  et  j'irai  te  rejoindre;  nous  partirons  ensem- 
ble, nous  reprendrons  notre  vie  d'autrefois.  Et  si  parfois  je  pleure 
au  souvenir  de  ce  beau  rêve  si  tôt  évanoui,  tu  me  pardonneras,  tu 
ne  t'offenseras  pas  de  mes  regrets;  tu  me  soigneras  doucement 
comme  un  oiseau  blessé,  dont  on  n'ose  du  doigt  effleurer  la  blessure. 
Quelles  femmes  a-t-il  donc  connues  pour  qu'il  ne  puisse  croire  à 
la  pureté,  à  l'innocence  de  celle  qu'il  aime? 

FLAMEN   A    WALTER. 

La  Haie-au-Loup,  novembre. 

Notre  pauvre  malade  s'affaiblit  à  vue  d'œil  ;  il  ne  nous  reste  plus 
d'espoir;  le  soufïle  haletant  qui  dessèche  ses  lèvres  pâles  trahit 
l'effort  suprême  d'une  vie  épuisée. 

Elle  a  eu  ce  matin  un  long  évanouissement;  j'ai  cru  que  c'était  la 
mort.  Quand  elle  est  revenue  à  elle,  la  mourante  a  vu  mes  larmes. 
—  Pourquoi  pleurer!  m'a-t-elle  dit  doucement.  Est-ce  donc  si  triste 
de  partir?  Bien  d'autres  m'ont  devancée,  que  je  vais  rejoindre.  Je 
sais  où  je  vais,  mon  enfant;  je  connais  celui  qui  m'appelle.  Que  de 
fois  je  l'ai  suivi  par  la  pensée  dans  les  sentiers  poudreux  de  la  Ga- 
lilée, où  les  femmes  et  les  enfans  se  pressaient  sur  ses  pas!  Est-ce 
donc  si  triste  d'aller  à  lui?  Il  y  a  des  instans,  —  les  malades  savent 
cela, — où  l'âme,  presque  dégagée  de  la  terre,  palpite  sous  un  souffle 
inconnu  et  a  comme  une  vue  rapide  de  ce  qui  va  venir...  Crois-moi, 
ce  n'est  pas  l'horreur  d'une  nuit  éternelle  qu'elle  entrevoit  dans  sa 
courte  vision,  c'est  une  aurore,  —  l'aurore  d'une  vie  nouvelle. 

Elle  s'est  absorbée  peu  à  peu  dans  une  sorte  de  sommeil  agité. 
Pend£^nt  qu'elle  dort,  nous  suivons  sur  son  visage  qui  s'amincit  et 
s'affaisse  le  progrès  de  la  mort;  nous  n'osons  parler,  c'est  à  peine 
s-i  nous  osons  respirer,  de  peur  d'abréger  en  l'agitant  cette  vie  qui 
ne  se  mesure  plus  que  par  des  secondes.  Ah  !  Walter,  la  mort  ap- 
prend à  vivre,  et  la  douleur  est  sœur  de  la  foi.  Ne  me  plains  pas  :  je 
souffre,  mais  je  crois. 

Quatre  heures  du  matin. 

Elle  s'est  réveillée  et  a  demandé  de  l'air.  On  a  ouvert  aussitôt  les 
fenêtres  et  les  rideaux.  Elle  a  souri.  —  Avez-vous  pensé,  mon  en- 


FLAMEN.  ^^^^ 

faut,  à  envoyer  un  petit  secours  à  la  pauvre  Madeleine  qui  est  en 
couches?  —  Et  quand  je  lui  ai  assuré  que  cette  femme  ne  manquait 
de  rien  : 

—  Vous,  mon  Guillaume,  a-t-elle  dit  tandis  que  ses  mains  dé- 
faillantes cherchaient  vaguement  sur  les  couvertures  celles  de  son 
neveu,  qui  s'était  penché  vers  elle,  je  vous  bénis,  mon  cher  enfant, 
cela  vous  portera  bonheur.  —  Elle  s'est  alors  tournée  vers  moi  :  — 
Petite  Flamen,  je  vous  ai  connue  tard,  mais  je  vous  ai  bien  aimée!.. 

Ses  yeux  se  sont  levés  vers  le  ciel,  et  ils  ne  regarderont  plus  la 
terre. 

GUILLAUME     A     ALBERT. 

La  Haic-au-Loup,  novembre. 

Ma  pauvre  tante  a  cessé  de  vivre  hier  matin,  mon  ami;  elle  s'est 
éteinte  sans  souffrance,  grâce  à  Dieu,  qui  nous  a  épargné  l'horreur 
de  l'agonie.  Maintenant  que  tout  est  fini,  je  me  sens  brisé,  et  à  cette 
lassitude  facile  à  comprendre  s'ajoute  un  trouble  d'âme  que  je  ne 
puis  te  cacher.  Je  rougis  de  mêler  à  mon  deuil  les  faiblesses  de 
mon  cœur;  il  y  a  là  une  sorte  d'impiété  dont  les  remords  ne  me  pré- 
servent pas,  tant  il  est  vrai  que  dans  les  épreuves  de  la  vie  l'homme 
demeure  tout  entier  avec  ses  passions,  ses  espérances  et  ses  misères. 

Je  viens  de  passer  la  nuit  de  veillée  funèbre  près  de  la  pauvre 
morte;  il  m'eût  semblé  cruel  de  livrer  cette  chère  dépouille  à  l'in- 
dilférence  de  quelques  mercenaires.  Je  suis  donc  resté  seul  dans 
cette  chambre,  et  j'ai  longuement  contemplé  ce  visage  transfiguré 
par  l'austère  majesté  de  la  mort.  Des  cierges  allumés  l'entouraient, 
mais  les  vifs  rayons  de  la  lune,  pénétrant  à  travers  les  croisées,  fai- 
saient pâlir  la  clarté  des  cierges  et  celle  de  la  lampe  voilée  près  de 
laquelle  j'étais  assis.  J'avais  pris  un  vieux  volume  de  Pascal,  et  je 
m'efforçais  de  lire.  Soit  lassitude  physique  après  cette  longue  mala- 
die, soit  défaillance  de  l'esprit  produite  par  des  inquiétudes  de  toute 
sorte  et  mes  luttes  vaines  contre  une  passion  absorbante,  je  ne  pou- 
vais trouver  aucun  sens  aux  mots  qui  passaient  devant  mes  yeux; 
les  caractères  mêmes  semblaient  s'agiter  et  glisser  d'une  ligne  à 
l'autre.  Après  d'inutiles  efforts  pour  dominer  cette  espèce  de  ver- 
tige, j'ai  pris  le  parti  de  fermer  le  livre,  et  j'ai  essayé  de  me  rap- 
peler quelques-unes  des  prières  de  ma  jeunesse;  mais  ma  mémoire 
confuse  ne  me  les  fournissait  que  par  lambeaux.  Il  m'a  semblé 
revoir  ma  mère  dans  l'attitude  souffrante  et  recueillie  qui  lui  était 
habituelle,  alors  qu'elle  me  faisait  réciter  avec  elle  ces  prières  main- 
tenant oubliées.  Tous  les  souvenirs  de  mon  enfance  se  sont  dressés 
à  la  fois  :  mon  père ,  ma  petite  cousine  Berthe ,  la  pureté  radieuse 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  mes  jeunes  années,  la  foi,  l'enthousiasme,  les  premiers  soupirs 
d'un  cœur  qui  s'éveille,  les  luttes  généreuses,  les  joies  de  la  con- 
science après  qu'elle  a  bien  combattu,  tout  jusqu'à  l'heure  où  j'a- 
vais... mais  quand  donc  avais-je  cessé  de  croire?  quand  la  prière 
3'était-elle  éteinte  sur  mes  lèvres?...  J'ai  revu  dans  l'éclat  d'une 
fête  le  regard  brûlant  de  volupté  qui  me  jeta  éperdu  dans  l'ivresse 
des  amours  profanes.  J'ai  fait,  Albert,  en  peu  d'instans  une  de  ces 
revues  impitoyables  comme  il  s'en  rencontre  peu  dans  la  vie  d'un 
homme,  et,  tu  peux  le  croire,  je  me  suis  jugé  sans  faiblesse.  Bien- 
tôt pourtant  mes  idées  sont  devenues  lourdes  et  confuses,  ma  mé- 
ditation s'est  changée  en  une  rêverie  pénible,  où  d'informes  ébau- 
ches de  pensée,  des  figures  incomplètes  et  vagues  tournoyaient 
sans  s'arrêter.  En  même  temps  un  affaissement  étiange  s'emparait 
de  moi,  mes  membres  pesans,  inertes,  refusaient  d'agir.  Je  ne 
dormais  pas  cependant,  car  je  me  rappelle  que  je  regardais  fixe- 
ment la  lumière  vacillante  d'un  des  cierges  qui  brûlait  avec  de  pe- 
tits pétillemens  qui  seuls  troublaient  le  silence  solennel.  Par  mo- 
mens  aussi,  une  grosse  mouche  noire  prenait  lourdement  son  vol, 
et  je  suivais  d'un  regard  machinal  les  grands  cercles  qu'elle  décri- 
vait avec  un  bourdonnement  métallique  et  qui  peu  à  peu  se  rétré- 
cissaient autour  des  cierges.  Elle  finissait  par  s'y  heurter  brusque- 
ment, et  s'arrêtait  alors  haletante  pour  repartir  l'instant  d'après. 
Je  me  rappelle  l'irritation  que  me  causaient  cette  turbulence  obstinée 
et  l'impossibilité  de  remuer  seulement  la  main  pour  l'écarter  quand 
elle  passait  près  de  moi. 

Je  ne  sais  depuis  combien  de  temps  j'étais  plongé  dans  cette  tor- 
peur qui  ne  me  causait  d'ailleurs  aucune  souffrance;  c'était  une 
impuissance  d'agir,  un  repos  excessif,  dont  je  m'étonnais  plus  que 
je  n'en  étais  effrayé,  lorsqu'un  soupir  m'a  fait  tressaillir  ;  j'ai  es- 
sayé de  soulever  ma  tête  alourdie,  mais  je  n'ai  pu  y  réussir,  et 
bientôt  une  blanche  figure  a  passé  près  de  moi  et  s'est  penchée  sur 
le  lit  funèbre  :  je  l'ai  plutôt  encore  devinée  que  reconnue.  Elle  pleu- 
rait; des  sanglots  étouffés  agitaient  sa  poitrine,  et  j'aurais  voulu 
l'appeler  par  son  nom,  mais  je  ne  pouvais  ni  agir  ni  parler.  Elle 
s'est  bientôt  tournée  de  mon  côté,  et,  marchant  à  pas  légei's,  elle 
s'est  arrêtée  devant  moi  -.j'avais  fermé  les  yeux,  mais,  en  soulevant  à 
demi  les  paupières,  je  voyais  dans  les  plis  de  sa  robe  blanche  sa 
main  languissamment  allongée,  et  qui  semblait  diaphane  sous  les 
rayons  de  la  lune.  Elle  a  prolongé  quelque  temps  cette  contempla- 
tion muette,  dont  la  douceur  me  pénétrait  comme  une  flamme,  puis 
elle  s'est  penchée;  j'ai  senti  son  souffle  léger  dans  mes  cheveux, 
et,  —  Albert!  —  elle  a  posé  ses  lèvres  doucement  sur  mon  front 
en  murmurant  ces  mots  que  j'ai  distinctement  entendus  au  milieu 


FLAMEN.  561 

de  ses  larmes  :  —  Guillaume,  pourquoi  as-tu  douté  de  moi?  J'ai 
voulu  la  prendre  dans  mes  bras,  l'attirer  sur  mon  cœur  :  tous  mes 
efforts  se  sont  brisés  contre  l'inertie  singulière  qui  paralysait  mes 
mouvemens.  Mes  yeux  seuls,  dilatés  par  l'amour  et  la  douleur,  ont 
pu  l'avertir  que  je  l'avais  entendue.  Elle  a  disparu  aussitôt,  sans 
que  le  moindre  bruit  ait  trahi  sa  fuite.  La  chambre,  inondée  par  un 
clair  de  lune  d'une  sérénité  implacable,  ne  pouvait  la  cacher  dans 
aucun  de  ses  angles.  —  Était-ce  Flamen  ou  bien  un  fantôme?  Me 
suis-je  endormi  et  n'ai-je  point  rêvé?  Mais  j'entends  encore  sa  voix 
bien-aimée  qui  a  murmuré  mon  nom,  je  sens  encore  sur  mon  front 
la  trace  de  ses  lèvres  et  ses  larmes  chaudes.  Ce  baiser,  —  le  pre- 
mier, —  est-ce  la  pitié,  est-ce  l'amour  qui  le  lui  a  inspiré  dans 
cette  nuit  consacrée  au  deuil?  Je  ne  puis  me  défendre  de  tristes 
pressentimens...  Je  viens  de  quitter  la  chambre  mortuaire,  et  je 
t'écris  aux  froides  clartés  de  l'aube;  au-dessus  de  ma  tête,  j'entends 
les  ouvriers  de  la  dernière  heure  qui  ferment  la  bière  et  les  coups 
assourdis  du  marteau...  Il  me  semble  que  c'est  mon  cœur  qu'on 
enferme  là. 

Môme  jour,  midi. 

Je  viens  de  rentrer  seul  après  la  triste  cérémonie.  Où  est  Flamen? 
Je  ne  l'ai  vue  ce  matin  ni  à  l'église,  ni  au  cimetière...  Où  peut-elle 
être?  Je  ne  puis  rester  en  paix  :  chaque  bruit  me  fait  frissonner; 
toute  ombre  que  le  vent  promena  autour  de  moi  suspend  les  batte- 
mens  de  mon  cœur. 

Dix  heures  du  soir. 

Elle  est  partie,  Albert...  Ce  baiser  mouillé  de  pleurs,  c'était  un 
adieu;  comment  ne  l'ai-je  pas  deviné?...  Son  cœur,  si  justeuient 
fier,  n'a  pu  se  consoler  d'être  méconnu;  c'est  moi-même,  miséra- 
ble fou,  qui  ai  consommé  ma  ruine...  Je  maudis  ma  folie,  je  me 
maudis  moi-même  et  ma  vie  tout  entière.  Je  maudis  les  femmes 
que  j'ai  aimées,  puisqu'elles  m'ont  appris  à  douter  de  sa  vertu,  et 
plus  que  toutes  les  autres  celle  dont  la  bouche  perfide  a  fait  naître 
l'odieux  soupçon... 

Elle  est  partie...  Elle  s'est  évanouie,  sans  presque  laisser  de 
traces,  dans  ce  même  rayon  de  lune  qui  me  l'avait  montrée  un  soir 
étendue  sur  la  lande...  Elle  a  emporté  mon  âme  avec  elle.  Que  faire 
maintenant?...  Rester?  partir?...  Hélas!  un  secret  pressentiment  me 
le  dit,  je  ne  la  retrouverai  pas... 

P.  Alcane. 


1865.  36 


LES 


KABYLES  DU  DJURDJURA 


I. 

LA   SOCIÉTÉ   KABYLE  AVANT   LA   CONQUÊTE. 


L'insurrection  algérienne  de  1864  a  mis  en  relief  un  contraste 
digne  de  fixer  l'attention  :  tandis  que  des  tribus  arabes  rompues 
depuis  longues  années  à  la  domination  de  la  France  prêtaient  leur 
concours  à  la  révolte,  la  partie  du  Tell  la  dernière  conquise,  la  plus 
peuplée ,  la  mieux  appropriée  à  la  résistance ,  demeurait  calme  et 
fidèle.  Nous  voulons  parler  de  la  Grande -Kabylie,  ce  redoutable 
massif  montagneux  qui  commence  à  seize  lieues  est  d'Alger,  sur  la 
rive  droite  de  l'Isser,  se  prolonge  jusqu'à  Bougie  entre  la  mer  au 
nord  et  la  rive  gauche  de  l'Oued- Sahel  au  sud  et  à  l'est,  mesure 
170  kilomètres  de  côtes  (1),  offre  900,000  hectares  de  surface,  et 
peut  armer  plus  de  80,000  combattans  sur  400,000  âmes  de  popu- 
lation (2). 

(1)  Dellys  et  Bougie  sont  les  deux  ports  de  la  Grande-Kabylie.  Le  petit  port  de  Dellys, 
à  vingt-deux  lieues  est  d'Alger,  ne  présente  pas  toujours  un  abri  sûr;  la  rade  de  Bougie 
au  contraire,  à  trente-six  lieues  est  de  Dellys,  passe  pour  la  meilleure  de  tout  notre  lit- 
toral africain. 

(2)  Les  montagnes  des  Babors,  où  l'on  signale  quelques  troubles  qui  préoccupent  au- 
jourd'hui l'opinion  publique,  sont  à  l'est  et  complètement  en  dehors  de  la  Grande-Kaby- 
lie; la  plus  courte  distance  qui  les  sépare  de  l'Oued-Sahel  est  de  quinze  lieues.  Les  Babors 
occupent  un  territoire  fort  restreint;  la  population  y  est  bien  d'origine  kabyle,  mais  de 
sang  mêlé  à  l'arabe.  Peu  nombreuse,  pauvre,  sauvage,  sans  industrie,  elle  n'a  point  de 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  563 

Tant  que  l'insurrection  était  debout,  on  ne  devait  se  préoccuper 
que  de  la  vaincre ,  et  le  soldat  d'Afrique  a  marché  au  feu ,  comme 
toujours,  sans  compter  ni  ses  ennemis  ni  ses  alliés;  mais  au  lende- 
main de  la  crise,  quand  surtout  rien  n'assure  qu'elle  ne  se  puisse 
renouveler,  n'est-il  pas  à  propos  de  considérer  sérieusement  les 
amis  indigènes  qu'on  a  gardés,  moins  pour  s'aveugler  sur  leur  dé- 
vouement que  pour  travailler  à  le  raffermir?  C'est  à  ce  titre  que 
nous  voudrions  rechercher  les  causes  qui  expliquent  l'attitude  fa- 
vorable des  Kabyles  de  la  Grande-Kabylie,  —  examiner  si  leur  con- 
duite d'aujourd'hui  est  un  symptôme  passager,  ou  si  elle  ne  promet 
pas  plutôt  des  auxiliaires  précieux  à  notre  œuvre  de  civilisation  et 
de  progrès  en  Afrique. 

Et  la  question  n'est  pas  d'un  faible  intérêt.  Le  peuple  kabyle 
appartient  à  la  grande  famille  berbère,  maîtresse  jadis  de  tout  le 
nord  de  l'Afrique.  Ses  origines  et  son  histoire  nous  le  montrent 
bien  antérieur  à  l'élément  arabe  en  Algérie,  dérivant  d'une  race 
toute  distincte,  parlant  une  langue  toute  différente.  Ce  peuple  oc- 
cupe, soit  dans  les  montagnes  du  Tell,  soit  dans  les  oasis  du  Sa- 
hara, près  du  tiers  de  l'Afrique  française  (1).  Si  en  des  points  divers 
il  a  subi  l'influence  du  contact  arabe,  il  n'a  nulle  part  complètement 
perdu  le  souvenir  de  son  origine,  et  toujours  il  aimera,  croyons- 
nous,  à  revenir  aux  traditions  de  sa  vraie  race. 

Le  foyer  de  cette  race  le  plus  considérable  se  trouve  dans  la 
Grande-Kabylie;  mais  son  essence  vraiment  pure  s'est  concentrée 
sur  les  versans  mêmes  du  Djurdjura  et  sur  les  rives  du  Haut-Sé- 
baou  (2).  C'est  la  contrée  que  les  indigènes  nomment  fièrement  le 

relations  avec  les  habitans  de  la  Grande-Kabylie,  qui  en  aucun  temps,  —  il  importe  de 
le  remarquer,  —  ne  lui  ont  envoyé  des  renforts  pour  nous  combattre.  D'ailleurs  le 
mouvement  actuel  des  Babors,  dirigé  contre  leurs  chefs  indigènes  plus  que  contre  l'au- 
torité française,  date  déjà  du  mois  de  novembre  1864,  sans  avoir  trouvé  d'écho  dans  la 
Grande-Kabylie.  Conquis  en  1853,  les  Babors  nous  ont  habitués  en  1856,  1858,  1860,  à 
des  soulèvemens  qui  n'ont  jamais  pris  de  développement  grave,  et  qu'on  a  réduits 
sanâ  peine  dès  que  la  saison  le  permettait. 

(1)  Dans  la  province  d'Alger,  les  populations  de  la  Métidja,  sauf  les  Beni-Hallil  et  les 
Beni-Moussa,  sont  d'origine  kabyle  ;  il  en  est  de  même  entre  Ténès,  Cherchell  et  Milia- 
nah,  —  aux  environs  de  Teniet-el-Had,  —  dans  la  confédération  des  Beni-Mzab,  l'oasis 
de  Ouargla,  etc.  La  province  d'Oran  a  des  Kabyles  entre  Sebdou  et  le  Maroc,  et  les  deux 
tiers  de  la  province  de  Constantine  sont  peuplés  de  Kabyles  répandus  entre  Ccllo  et 
Djidjelli,  dans  le  caîdat  de  l'Oued-Kébir  et  dans  l'Aurès. 

(2)  On  appelle  Djurdjura  le  pâté  de  montagnes  le  plus  élevé  de  la  Grande-Kabylie. 
La  chaîne  principale,  d'où  naissent  de  puissans  rameaux,  commence  à  vingt  lieues  est 
d'Alger;  elle  court,  pendant  une  quinzaine  de  lieues,  parallèlement  à  la  mer,  dont  elle 
est  distante  d'environ  dix  lieues,  puis  elle  s'infléchit  vers  le  nord  et  s'abaisse  en  se 
rapprochant  de  la  côte.  Le  long  du  versant  sud  coule  l'Oucd-Sahel,  dont  l'embouchure 
est  à  Bougie;  le  long  du  versant  nord,  le  Sébaou,  qui  prend  sa  source  dans  le  Djurdjura 
môme  et  se  jette  dans  la  mer  auprès  de  Dellys. 


56 A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cœur  de  la  Kabylie  ;  là  vivent  les  tribus  guerrières  par  excellence, 
fortes  ensemble  de  35,000  fusils  (1).  Seules  elles  ont  conservé  in- 
tactes la  langue,  la  coutume,  les  institutions  nationales,  parce  que 
seules  elles  n'ont  plié  sous  aucune  domination  avant  la  nôtre  (2), 
et  leur  prestige  est  tel  que  leur  tranquillité  suffit  à  garantir  la  paix 
générale  de  la  Grande-Kabylie. 

Il  faut  avoir  parcouru  le  Djurdjura  pour  se  douter  de  la  force 
défensive  qu'il  présente.  La  chaîne  principale  atteint  par  points  une 
altitude  de  2,200  mètres;  quand  les  neiges  ne  la  couvrent  pas  (3), 
les  grands  rochers  qui  la  couronnent  suffisent  à  rendre  périlleux  les 
passages  entre  les  deux  versans.  De  quelque  côté  qu'on  aborde  le 
pays,  ce  sont  ou  montagnes  abruptes  offrant  des  défilés  qu'une  poi- 
gnée d'hommes  défendrait  contre  une  colonne,  ou  vallées  profondes, 
souvent  infranchissables,  qui  servent  de  fossés  à  une  série  de  for- 
teresses naturelles  séparées.  Sur  les  pitons  se  dressent  les  villages, 
bâtis  en  pierres  solides  et  entourés  de  ravins,  de  chemins  creux,  de 
retranchemens,  de  haies  vives.  Qu'on  se  figure,  au  sein  de  ce  pays, 
une  population  beaucoup  plus  serrée  que  la  population  moyenne 
de  la  France  (/i),  et  l'on  mesurera  toute  la  portée  qu'aurait  prise  l'in- 
surrection, si  elle  avait  compté  de  pareils  alliés. 

Or  est-ce  la  force  des  armes  qui  a  maintenu  ces  Kabyles  dans  le 
devoir?  Non;  deux  mille  hommes  à  peine  occupaient  leur  territoire. 

(1)  Le  nombre  des  fusils  est  g(5néraleinent  une  moyenne  entre  le  quart  et  le  cin- 
quième de  la  population.  Les  vrais  Kabyles  du  Djurdjura  sont  au  nombre  de  160,000 
environ,  compris  dans  tout  le  cercle  de  Fort-Napo!éon  et  une  partie  des  cercles  de 
Dra-el-Mizan  et  de  Tizi-ouzou. 

(2)  Si  incomplets  que  soient  les  documens  bistoriques  qui  concernent  la  Kabylie  du 
Djurdjura,  il  en  ressort  qu'elle  est  demeurée  indépendante  durant  les  périodes  romaine, 
vandale,  byzantine,  arabe  et  turque.  Abd-el-Kader  lui-même  essaya  vainement  d'y 
établir  son  autorité;  il  n'y  pénétra  qu'une  fois,  et  encore  à  titre  de  pMerin.  Quand  les 
Kabyles  devinèrent  ses  projets  de  domination,  ils  le  prévinrent  que,  s'il  revenait  jamais, 
au  lieu  d'être  reçu  avec  le  kousskoi(,ss  blanc  de  l'hospitalité,  il  le  serait  avec  du  kouss- 
kouss  noir,  c'est-à-dire  de  la  poudre. 

(3)  Il  neige  dans  le  Djurdjura  depuis  novembre  jusqu'à  la  fin  de  février.  Les  hivers 
sont  froids  et  humides,  les  étés  tempérés. 

(4)  Une  statistique  fort  intéressante,  due  au  général  de  Neveu,  qui  commande  la 
subdivision  de  Dellys,  établit  que  la  population  spécifique  de  la  Kabylie  du  Djurdjura 
est  de  77,17  par  kilomètre  carré;  celle  de  la  France  n'est  que  de  09,27,  et  celle  du  pays 
arabe  dans  le  Tell  n'est  que  de  15.  La  Kabylie  est  deux  fois  plus  peuplée  que  le  Cantal, 
la  Haute-Marne  et  l'Indre,  deux  fois  et  demie  plus  que  les  Landes  et  la  Corse,  trois 
fois  plus  que  la  Lozère,  les  Hautes  et  les  Basses-Alpes.  Sur  les  89  départemens  de  France, 
18  seulement  ont  une  population  spécifique  supérieure  à  celle  de  la  Knbylie.  Ces 
i8  départemens  sont  précisément  ceux  qui  comprennent  les  plus  grandes  villes  et  of- 
frent les  plus  fortes  agglomérations  urbaine',  d'où  il  serait  presque  permis  de  conclure 
que  nulle  part  en  France  la  population  agricole  n'est  aussi  dense  que  la  population 
kabyle. 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  565 

Auraient-ils  ignoré  les  nouvelles  du  théâtre  de  l'insurrection?  Pas 
davantage  :  il  est  dans  le  Djurdjura  des  tribus  voyageuses  dont  les 
colporteurs  vont  aux  extrémités  de  l'Algérie.  Chaque  semaine  en 
ramenait  plusieurs  au  pays,  qui  venaient  sur  les  marchés  raconter 
et  grossir  les  événemens.  Aucune  des  phases  de  la  guerre  ne  leur 
est  restée  inconnue;  les  imaginations  avaient  môme  toute  matière 
à  s'exalter  avec  des  bruits  merveilleux  et  étranges  comme  ceux-ci  : 
«  marcherait-on  trois  jours  dans  le  camp  du  chef  de  la  révolte, 
qu'on  n'en  verrait  pas  la  fin...  La  tente  du  chérif  n'était  qu'or  et 
argent;  rien  n'égalait  le  luxe  des  insoumis  dans  leurs  vêtemens  et 
les  harnachemens  de  leurs  chevaux...  Les  rebelles  s'appuyaient  sur 
de  formidables  amis  à  l'ouest  et  à  l'est  :  c'était  tantôt  l'empereur 
du  Maroc  qui  leur  envoyait  des  renforts  commandés  par  son  propre 
frère,  et  un  contingent  de  nègres  dont  l'armement  dépassait  toute 
perfection,  tantôt  le  bey  de  Tunis  qui  annonçait  à  ses  bataillons 
kabyles  qu'ils  iraient  bientôt  manger  la  figue  chez  leurs  frères  du 
Djurdjura...  Le  sultan  de  Constantinople,  comme  chef  de  la  reli- 
gion, avait  béni  la  guerre  sainte;  secrètement  lié  à  l'Angleterre,  ii 
projetait  d'expulser  les  Français  de  l'Algérie.  Abd-el-Kader  lui-même 
dirigerait  les  opérations,  et  déjà  de  sa  personne  il  s'était  mis  à  la 
tête  des  mouvemens  du  sud  pour  reprendre  pied  sur  cette  terre 
qu'il  allait  reconquérir  (1).  » 

Enfin  les  sollicitations  et  les  promesses  des  rebelles  n'ont  pas  été, 
comme  bien  l'on  pense,  épargnées  aux  Kabyles,  mais  sans  plus  de 
succès.  Quelques  Zouaouas  entre  autres ,  appartenant  à  la  plus 
grande  confédération  djurdjurienne,  traversaient,  dans  la  province 
d'Oran,  le  tcrrit' Ire  des  Flittas,  lois  du  soulèvement  de  cette  im- 
portante tribu.  Ils  se  voient  entourés,  accueillis,  choyés;  bientôt 
des  ouvertures  leur  sont  faites.  ';  L'heure  a  sonné  pour  la  Kabylie  de 
prendre  les  armes,  disent  les  Flittas.  Si  les  Français  divisent  leurs 
forces,  ils  sont  perdus;  en  aidant  à  notre  délivrance,  vous  assure- 
rez la  vôtre.  • 

«  —  Fort  bien,  reprennent  les  Kabyles;  mais  en  1857,  quand  nous 
supportions  tout  le  poids  de  l'armée  française,  que  faisiez- vous? 

«  —  Nous  étions  en  paix. 

«  —  Vous  étiez  en  paix  ?  Eh  bien  !  nous  y  sommes  à  notre  tour, 
et  nous  voulons  y  rester.  » 

La  tranquillité  de  la  Grande-Kabylie  n'a  donc  sa  raison  d'être  ni 
dans  la  pression  de  la  force,  ni  dans  l'ignorance  des  événemens,  ni 
dans  le  défaut  de  sollicitations  de  la  part  des  insurgés;  alors  à  quoi 

(i)  Ces  bruits  divers,  que  nous  avons  recueillis  nous-mûrae  dans  le  Djurdjura  du- 
rant Tautomne  de  ISiJi,  ont  circulé  avec  persistance  pendant  toute  l'insurrection  al- 
gérienne sans  exciter  chez  les  Kabyles  la  moindre  agitation. 


566  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tient -elle?  L'opinion  algérienne  est  unanime  à  répondre  qu'elle 
tient  à  l'heureuse  organisation  que  donna  aux  Kabyles  du  Djurd- 
jura  en  1857  la  conquête  française.  Avant  ce  temps,  à  chaque  tribu 
de  la  Grande-Kabylie  qui  faisait  sa  soumission,  il  était  d'usage  d'ap- 
pliquer la  même  organisation  politique  qu'en  pays  arabe,  sans  tenir 
compte  de  la  répugnance  naturelle  à  une  population  républicaine 
comme  les  Kabyles  pour  toute  forme  aristocratique  de  gouverne- 
ment. Après  la  campagne  de  1857,  rompant  soudain  avec  les  erre- 
mens  du  passé,  le  vainqueur  (1)  laissa  au  peuple  du  Djurdjura, 
sous  le  contrôle  de  l'autorité  française,  la  libre  jouissance  de  son 
administration  nationale.  On  recueille  maintenant  les  fruits  de  ce 
système;  que  l'honneur  en  revienne  à  qui  a  su  l'inaugurer. 

Certes  l'impression  était  saisissante  lorsque,  nouveau  débarqué 
avant  l'expédition  de  1857,  on  regardait  d'Alger  le  Djurdjura  se 
dressant  à  vingt-cinq  lieues  vers  l'orient,  et  qu'on  entendait  dire  : 
((  Le  Djurdjura  n'est  pas  encore  à  nous!  »  Et  cependant  dès  18/i2  le 
maréchal  Bugeaud  avait  senti  que  l'indépendance  de  la  Grande-Ka- 
bylie était  pour  les  tribus  voisines  une  provocation  constante  à  l'in- 
surrection, et  que,  sans  perdre  de  notre  force  morale,  nous  ne  pou- 
vions laisser  presque  aux  portes  d'Alger  un  peuple  insoumis  témoin 
vivant  de  notre  impuissance.  Dans  des  campagnes  successives,  il 
poussa  ses  armes  victorieuses  jusque  sur  la  rive  droite  du  Sébaou; 
mais  en  18Zi7  même,  dernière  année  de  son  glorieux  commande- 
ment, alors  qu'il  parcourait  en  vainqueur  la  vallée  de  l'Oued-Sa- 
hel,  il  disait,  montrant  les  tribus  djurdjuriennes  :  «  Nous  ne  sommes 
pas  assez  forts  pour  aller  là  !  » 

C'était  aussi  un  des  axiomes  du  maréchal  Bugeaud,  que  «  pour 
posséder  bien,  il  faut  posséder  tout.  »  Et  en  effet,  tant  que  le 
Djurdjura,  resté  libre,  put  servir  d'exemple  à  la  révolte,  les  insur- 
rections des  tribus  kabyles  que  l'on  croyait  conquises  furent  inces- 
santes. On  eut  beau,  durant  des  années,  resserrer  progressivement 
le  blocus  du  massif  djurdjurien,  cette  citadelle  de  la  Grande-Kabylie 
voulait,  avant  de  se  rendre,  les  honneurs  d'un  suprême  assaut;  elle 
les  a  eus.  Ceux  qui  assistaient  au  dernier  effort  des  Kabyles  savent 
s'il  fut  énergique,  et  les  soldats  de  Malakof,  de  Magenta,  de  Solfe- 
rino,  n'ont  qu'à  dire  si  le  feu  qu'ils  ont  entendu  sur  ces  grands 
champs  de  bataille  efface  dans  leur  mémoire  la  terrible  fusillade  du 
combat  d'Icheriden  (2). 

(1)  Est-il  besoin  de  nommer  le  maréchal  Randon,  qui  gouverna  l'Algérie  de  1851 
à  1858? 

(2)  Qu'on  ne  nous  taxe  pas  d'exagération;  nous  avons  eu  l'honneur  d'entendre  le  ma- 
réchal de  Mac-Mahon  apprécier  ainsi  le  combat  d'Icheriden.  On  ne  saurait  trouver 
■de  meilleur  juge.  Le  rude  combat  d'Icheriden  s'est  livré  le  24  juin  1857.  Icherideu 


LES   KABYLES    DU   DJDRDJURA.  567 

Le  souvenir  de  cette  campagne  a  vieilli  trop  vite.  C'est  peut-être 
qu'elle  eut  lieu  au  lendemain  de  la  guerre  de  Grimée,  à  la  veille 
des  victoires  d'Italie.  Entre  ces  deux  brillantes  sœurs,  elle  ne  prit 
pas  le  relief  qu'elle  méritait  :  a-t-on  jamais  su  dans  le  public  de 
France  qu'à  la  vue  de  nos  tentes  assises  sur  les  crêtes  du  Ûjurdjura 
les  indigènes  des  vallées  s'écriaient  avec  admiration  :  a  Les  Fran- 
çais sont  un  grand  peuple,  ils  sont  montés  là-haut  (1)?  »  A-t-on 
songé  qu'il  y  avait  un  fait  historique  considérable  dans  la  conquête 
de  toute  une  population  que  les  plus  puissans  dominateurs  du  nord 
de  l'Afrique,  anciens  ou  modernes,  n'avaient  pas  assujettie?  Se 
rappelle-t-on  seulement  que  cette  soumission  achevait,  il  y  a  huit 
ans,  la  pacification  générale  de  notre  colonie  algérienne  sur  une 
profondeur  de  cent  trente  lieues  vers  le  sud  et  une  étendue,  le 
long  de  la  côte,  de  deux  cent  cinquante  lieues? 

Les  temps  sont  changés  depuis  cette  belle  époque  de  sécurité  et 
d'espérance;  mais  l'attitude  actuelle  de  la  Grande-Kabylie  rajeunit 
l'œuvre  de  1857  et  lui  rend  son  éclat,  car  ce  fut  plus  qu'une  œuvre 
de  guerre  habile  et  victorieuse,  ce  fut  une  œuvre  d'organisation  et 
de  paix  étudiée,  mûrie,  fondée  sur  les  institutions  nationales  des 
vaincus.  En  même  temps  que  Fort-Napoléon  s'élevait  sur  la  cime  de 
leurs  montagnes  pour  bien  montrer  que  désormais  on  les  voulait  do- 
miner, le  maintien  de  leurs  immunités  nationales  témoignait  qu'on 
ne  les  voulait  pas  asservir.  Ils  furent  contens  alors,  ils  le  prouvent 
aujourd'hui. 

En  vérité,  l'opinion  étrangère  accuse  trop  volontiers  la  France  de 
ne  savoir  pas  organiser  ses  conquêtes  :  l'on  accordera  bien  au  moins 
que  le  repos  de  la  Kabylie  est  un  sérieux  succès  d'organisation; 
mais,  s'il  est  vrai  même  que  le  caractère  français  nuise  par  ses  im- 
patiences au  développement  et  à  la  conservation  de  nos  colonies, 
l'influence  d'un  grand  peuple  ne  se  mesure  pourtant  pas  aux  seules 
traces  matérielles  qui  subsistent  ou  au  profit  qu'il  recueille.  Est-ce 
que,  pour  avoir  perdu  les  Indes,  la  Louisiane,  le  Ganada,  la  France 
y  a  laissé  moins  vivant  le  prestige  de  son  nom?  Et,  s'il  doit  jamais 
se  fonder  quelque  chose  de  stable  au  Mexique,  ne  sera-ce  pas  en- 
core grâce  au  drapeau  français,  symbole  d'ordre  et  de  civilisation 
dont  le  souvenir  restera  là-bas  comme  le  plus  sûr  garant  de  l'œuvre 
qu'il  aura  commencée? 

est  un  village  de  la  confédération  des  Aït-Iraten,  situé  sur  la  crête  qui  se  prolonge  vers 
les  Aït-Menguellet.  Les  Kabyles  de  tous  les  points  du  Djurdjura  s'y  étaient  donné  ren- 
dez-vous; ils  avaient  élevé,  en  avant  du  village,  une  fortification  complète  en  terre,  abat- 
tis, branchages,  qu'ils  défendirent  avec  une  vigueur  acharnée,  et  dont  nous  ne  nous  ren- 
dîmes maîtres  que  par  un  mouvement  tournant. 
(1)  Nous  avons  nous-mème  entendu  cette  parole  en  1857  dans  la  vallée  du  Sébaou 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Malheureusement  c'est  en  France  peut-être  que  l'Algérie  compte 
parmi  les  esprits  prompts  à  désespérer  ses  plus  violens  adversaires; 
ils  sont  las  de  s'occuper  d'elle  :  elle  n'est  plus  à  leurs  yeux  qu'une 
terre  ennemie,  qui  pèse  sur  la  métropole  comme  un  lourd  fardeau. 
Plus  que  jamais  c'est  un  devoir,  ce  nous  semble,  pour  qui  connaît 
un  peu  ce  cher  pays  d'Afrique,  de  jeter,  si  faible  qu'elle  soit,  quel- 
que vraie  lumière  sur  ce  qui  le  touche.  Dans  les  découragés  d'au- 
jourd'hui, il  serait  aisé  de  reconnaître  les  trop  confians  d'hier.  A 
ceux-là,  ingrats  envers  la  mère-patrie  de  nos  jeunes  gloires  mili- 
taires et  la  précieuse  école  de  notre  armée,  il  importe  de  répondre 
que  la  crise  algérienne  n'a  pas  tout  compromis,  puisqu'elle  a  rendu 
plus  manifeste  l'heureuse  tendance  du  pur  élément  kabyle  à  se 
concilier  avec  nous. 

Que  l'affinité  de  la  race  kabyle  pour  la  nôtre  se  trouve  en  germe 
dans  ses  institutions  nationales,  qu'elle  ait  été  heureusement  ex- 
ploitée déjà  par  la  conquête  française,  qu'elle  soit  susceptible  de 
s'accroître  encore,  c'est  ce  que  nous  pensons  prouver  en  examinant 
successivement  l'état  de  la  société  kabyle  du  Djurdjura  avant  la 
campagne  de  1857,  — l'organisation  que  la  conquête  lui  a  donnée, 
—  les  progrès  enfin  que  les  aspirations  kabyles,  aussi  bien  que  l'in- 
térêt français,  peuvent  réclamer  ou  permettre.  Au  reste,  une  simple 
esquisse  comparative  des  physionomies,  des  caractères  distincts  du 
Kabyle  et  de  l'Arabe,  mettra  vite  en  lumière  ce  que  nous  avons  de 
commun  avec  l'un  plutôt  qu'avec  l'autre.  L'Arabe  a  le  teint  brun, 
la  barbe  noire;  l'air  de  gravité  majestueuse  qu'il  afifecte  exclut  de 
son  visage  toute  mobilité  d'expression.  La  tête  du  Kabyle,  blonde 
aussi  souvent  que  brune,  paraît  moins  fine,  mais  porte  davantage  le 
cachet  de  l'intelligence;  son  aspect  est  franc,  son  œil  vif,  sa  figure 
parle.  —  L'Arabe,  indolent,  paresseux,  ami  du  luxe  et  de  l'ostenta- 
tion, s'absorbe  volontiers  dans  la  mollesse  d'une  vie  contemplative: 
le  Kabyle  est  l'homme  du  travail  :  dès  qu'il  cesse  de  remuer  le  sol 
avare  de  sa  montagne,  c'est  l'industrie,  c'est  le  commerce  qui  l'oc- 
cupent; content  du  nécessaire  le  plus  strict,  il  ne  met  jamais  de  luxe 
qu'à  son  fusil,  à  l'arme  qui  doit  protéger  son  honneur  et  sa  liberté. 
«  L'Arabe  ressemble  au  chat,  disent  les  Kabyles;  caressez-le,  il  fera 
gros  dos;  frappez-le,  il  se  fera  petit.  »  En  effet,  l'Arabe  est  vain, 
mais  il  s'humilie  devant  le  coup  de  bâton.  La  fierté  du  montagnard 
n'aime  à  s'abaisser  devant  personne  ;  le  dernier  des  Kabyles  ne- 
souffrirait  point  qu'on  le  frappât  sans  se  venger.  —  L'Arabe  est 
habitant  de  la  tente  et  pasteur;  le  Kabyle  habite  une  maison  de 
pierres;  il  tient  de  cœur  à  sa  montagne,  à  son  village,  à  son  foyer, 
qu'il  ne  quitte  jamais  que  pour  son  commerce  et  avec  esprit  de 
retour.  —  L'organisation  de  la  société  arabe  est  aristocratique. 


LES    [vABYLES    DU    DJURDJURA.  5(39 

presque  féodale,  celle  de  la  société  kabyle  démocratique  et  égali- 
taire;  chacun  de  ses  membres  pi'étend  s'ingérer  dans  la  direction 
des  aiïaires  publiques. 

Enfin,  —  et  nous  touchons  ici  le  point  capital,  —  l'Arabe  ne  con- 
naît d'autre  loi  que  sa  loi  religieuse;  c'est  une  source  vive  où  son 
antagonisme  contre  nous  se  retrempe  constamment.  Le  Kabyle, 
bien  que  musulman  comme  l'Arabe,  place  ses  devoirs  de  citoyen 
au-dessus  des  devoirs  religieux,  sa  coniume  nationale  au-dessus  du 
Koran.  Ainsi  ce  terrible  obstacle  de  la  religion,  qui  se  dresse  tou- 
jours entre  nous  et  l'Arabe,  ne  vient  plus  entre  le  Kabyle  et  nous 
qu'en  seconde  ligne  :  au  premier  plan,  nous  trouvons  sa  passion 
d'égalité  civile  et  politique,  son  amour  du  travail  et  de  l'industrie; 
sur  ce  teri'ain,  il  est  tout  accessible  au  progrès,  et  si  nous  savons 
flatter  en  lui  le  travailleur  et  le  citoyen,  de  plus  en  plus  peut-être 
le  musulman  s'effacera.  On  le  voit,  l'élément  kabyle  se  rapproche 
de  nous  par  les  côtés  mêmes  qui  l'éloignent  de  l'Arabe;  il  est  donc 
permis  de  le  dire  assimilable  et  perfectible,  et  c'est  chose  vraiment 
encourageante  de  penser  que  ce  que  nous  ferons  pour  son  dévelop- 
pement matériel  et  moral  pourra  bien  à  la  fois  satisfaire  ses  goûts 
et  profiter  à  notre  domination. 

I. 

Avant  la  conquête,  la  Kabylie  du  Djurdjura  formait  une  répu- 
blique fédérative  sans  gouvernement  central.  L'unité  politique  et 
administrative  de  la  fédération  était  le  village  ou  dechni  (1);  cha- 
que dcrlira  constituait  à  elle  seule  une  vraie  république  indépen- 
dante. Ce  type  d'organisation  a  été  maintenu  dans  ses  traits  essen- 
tiels, et  ce  que  nous  essaierons  d'en  dire  gardera  sur  plus  d'un 
point  l'intérêt  de  l'à-propos. 

En  pays  arabe,  l'œil  a  souvent  peine  à  découvrir  des  traces  d'ha- 
bitation et  de  vie;  la  couleur  sombre  des  tentes  se  confond  triste- 
ment avec  le  sol.  C'est  au  contraire  un  vivtmt  aspect  que  celui  des 
villages  kabyles  placés  en  relief  au  faîte  des  mamelons  et  mon- 
trant, par-delà  une  ceinture  d'oliviers,  de  figuiers,  de  cactus  et  de 
frênes,  l'amas  de  leurs  maisons  blanches  couronnées  de  gaies  toi- 
tures en  tuiles  rouges.  A  voir  ces  villages  avec  leurs  maisons  de 
pierres,  leurs  rues  étroites,  les  obstacles  de  terrain  qui  les  entou- 
rent, on  croirait  toutes  ces  défenses  préparées  contre  la  conquête 
étrangère.  Non,  c'est  avant  tout  contre  l'intluence  des  autres  vil- 
lages que  l'orgueilleuse  individualité  de  chacune  de  ces  petites  ré- 

(1)  Le  mot  dcchra  est  emprunte  à  la  langue  aiate. 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publiques  a  prétendu  abriter  derrière  une  sorte  de  forteresse  le 
jeu  libre  de  ses  institutions  municipales  (1).  Cependant,  la  passion 
d'individualité  une  fois  satisfaite,  chaque  village,  sentant  quelle  se- 
rait sa  faiblesse  le  jour  où  un  puissant  ennemi  du  dehors  le  vien- 
drait attaquer,  a  dû.  se  chercher  des  alliés;  les  plus  naturels  étaient 
les  plus  voisins,  et  une  alliance  fondée  quelquefois  sur  d'antiques 
liens  de  famille,  mais  commandée  toujours  par  la  configuration  du 
sol,  a  réuni  un  certain  nombre  de  dcchras  en  un  groupe  qui  est 
Yarch,  c'est-à-dire  la  tribu  (2).  Par  une  logique  extension  de  ce 
principe,  les  tribus  les  plus  voisines  se  sont  respectivement  asso- 
ciées pour  former  des  ligues  nommées  kehila  (3).  C'est  la  réunion 
de  toutes  les  kebilas  qui  compose  la  nation  kabyle,  et  l'étymologie 
du  nom  de  kabyle  ou  kehaile,  qui  dérive  directement  du  mot  ke- 
bila,  dit  d'elle-même  que  le  peuple  kabyle  est  le  peuple  de  la  fé- 
dération. 

Ainsi  l'ensemble  des  dechras  forme  Yarch,  l'ensemble  des  archs 
forme  la  kehila.  C'est  surtout  une  loi  topographique  qui  préside  à 
ces  associations,  et  l'on  peut  presque  établir  que  la  kehila  com- 
prend une  chaîne  de  montagnes,  Yarch  un  contre-fort,  et  la  dechra 
un  point  militaire  du  système  [h). 

Il  n'est  point  de  village  si  humble  dans  le  Djurdjura  qui  ne  pré- 
sente une  organisation  complète  de  la  société  kabyle;  on  l'y  re- 
trouve tout  entière  avec  son  gouvernement,  sa  constitution  civile, 
son  caractère  et  ses  passions.  La  forme  du  gouvernement  est  sim- 
ple; c'est  la  forme  démocratique  pure.  Tous  les  pouvoirs  poli- 
tiques, administratifs,  judiciaires,  sont  concentrés  dans  la  djemâ 
ou  assemblée  du  peuple,  qui  se  réunit  régulièrement  chaque  se- 
maine, —  extraordinairement,  quand  il  est  besoin.  La  djemâ  dé- 
lègue le  pouvoir  exécutif  à  un  magistrat,  Y  aminé,  nommé  par  le 

(1)  Les  plus  gros  villages  kabyles  n'ont  pas  plus  de  3,000  âmes. 

(2)  Le  mot  arch  est  également  arabe.  —  Les  tribus  kabyles  les  plus  nombreuses 
comptent  de  G,000  à  7,000  habitans. 

(3)  Les  deux  kebilas  les  plus  puissantes  du  Djurdjura  sont  les  Zouaouas,  qui  com- 
prennent huit  tribus,  avec  une  population  totale  de  34,000  âmes,  et  les  Aït-Iraten, 
formant  cinq  tribus,  avec  une  population  de  18,000  habitans. 

(4)  Chaque  village  kabyle  porte  un  nom  particulier  qui  exprime  le  plus  souvent  un 
fait  matériel;  exemple:  Agouni  ou  Djilbân  (le  champ  de  pois),  Taguemount  ou  Ker- 
rouch  (la  colline  du  chêne),  Taddert  ou  Fella  (le  village  d'en  haut).  Chaque  tribu 
porte  un  nom  générique;  c'est  tantôt  un  nom  propre,  tantôt  un  nom  qualificatif,  mais 
précédé  généralement  de  la  particule  ait,  qui  correspond  au  béni  des  Arabes  et  signifie 
les  gens  de...  ou  les  enfans  de...  Par  exemple,  la  tribu  des  Aït-Yahia  est  la  tribu  des 
enfans  de  Yahia.  Les  Aït-Boudrar  sont  les  gens  ou  les  enfans  de  la  montagne,  les  Aït- 
Ouassif  sont  les  gens  de  la  rivière.  La  kehila  comprend  également  sous  un  seul  et 
même  nom  les  diverses  tribus  qui  la  composent;  ce  nom  peut  être  précédé  de  la  par- 
ticule ait,  comme  dans  les  Aït-Iraten,  ou  ne  pas  l'être,  comme  dans  les  Zouaouas. 


LES   KABYLES    DU   DJURDJURA.  571 

suffrage;  la  durée  du  pouvoir  de  Y  aminé  est,  suivant  les  usages 
locaux,  annuelle  ou  sans  limite,  sous  cette  réserve  que,  si  la  con- 
fiance publique  vient  à  lui  manquer,  V aminé  offre  volontairement 
de  se  démettre  pour  éviter  une  déchéance. 

Cependant  au  sein  du  village  ou  dechra,  véritable  unité  poli- 
tique, se  distinguent  et  s'agitent  des  unités  secondaires  dites  kha- 
roubas,  dont  chacune  comprend  un  groupe  de  plusieurs  familles 
ayant  une  origine  commune  et  conservant  entre  elles  des  rapports 
intimes  de  fraternité.  Ces  kharouhas  affectent,  elles  aussi,  dans 
l'administration  du  village,  une  individualité  tranchée  :  également 
jalouses  de  leur  liberté  propre,  elles  ne  permettent  pas  à  Yamine 
de  s'immiscer  dans  leurs  affaires  intérieures,  et  tandis  que  la  djemâ 
élit  son  aminé,  chaque  kharouba  se  nomme  un  représentant  ou 
tamen  qui  sert  d'intermédiaire  entre  elle  et  l'autorité  executive. 

L'assemblée  suprême  décide  de  la  paix  et  de  la  guerre,  rend 
la  justice,  ordonne  les  corvées,  impose  les  contributions  et  les 
amendes,  soumet  enfin  les  actes  de  Yamine  à  son  contrôle  souve- 
rain; elle  réalise  par  sa  composition  même  le  gouvernement  de 
tous;  chaque  citoyen  en  fait  partie  du  jour  de  sa  majorité,  et  le 
Kabyle  est  majeur  vers  quatorze  ou  quinze  ans  (1),  dès  qu'il  a  sup- 
porté une  fois  le  jeûne  du  rhamadan  (2).  U aminé  ouvre  et  préside 
les  séances  de  la  djemâ.  Il  veille  en  temps  de  paix  à  l'exécution 
des  lois  et  des  décisions  de  l'assemblée,  à  la  rentrée  des  impôts  et 
amendes;  dans  les  prises  d'armes,  c'est  lui  qui  indique  l'heure  des 
rassemblemens  et  distribue  les  munitions;  c'est  lui  qui  a  l'honneur 
de  marcher  au  combat  à  la  tête  de  ses  concitoyens.  Un  oukil, 
comptable  des  deniers  de  la  djemâ,  et  un  khodja,  secrétaire  ou 
greffier,  complètent  l'organisation  administrative.  Toutes  les  fonc- 
tions publiques  sont  gratuites. 

Voilà  donc  le  village  constitué  en  vraie  commune  indépendante 
et  présidé  par  un  chef  électif  qui  est  en  quelque  sorte  un  maire 
ayant  les  iamens  pour  adjoints  de  son  administration;  voilà  le 
Kabyle  à  la  fois  électeur,  député,  juge,  soldat,  partie  active  dans 
la  direction  de  la  chose  publique.  Voilà  bien,  en  un  mot,  le  ré- 
gime égalitaire  par  excellence;  mais  tout  ce  qui  est  fait  pour  éle- 
ver l'homme   au-dessus  de  ses  pareils  n'en  garde  pas  moins,  là 

(1)  Il  est  fort  rare  qu'un  jeune  Kabyle  no  tienne  pas  à  honneur  de  remplir,  dès  qu'il 
le  peut,  ses  devoirs  de  citoyen.  Si  la  djemâ  vient  à  savoir  qu'un  jeune  homme  capable 
déporter  un  fusil  néglige  de  se  présenter,  elle  l'appelle  et  lui  fait  snlv;-  l'épreuve  du  fil. 
On  mesure  le  cou  du  jeune  homme  avec  un  fil,  on  double  cette  mesure,  on  lui  place 
entre  les  dents  les  deux  bouts  du  fil,  qui  forme  ainsi  une  boucle;  —  si  sa  tête  peut^ 
passer  dans  la  boucle,  il  sera  déclaré  majeur. 

(2)  Le  rhamadan  dure  un  mois  lunaire,  pendant  lequel  les  musulmans  doivent  s'abs- 
tenir de  boire  et  de  manger  depuis  le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil. 


572  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

comme  ailleurs,  son  prestige  :  l'intelligence,  l'éloquence,  le  renom 
militaire,  la  fortune,  la  naissance  même,  sont  autant  de  titres  à 
l'influence  dans  la  djernû,  et  le  pouvoir  de  \amine,  quelque  sou- 
mis qu'il  paraisse  au  contrôle  de  l'assemblée  populaire ,  grandit 
singulièrement  par  la  valeur  de  celui  qui  l'exerce.  C'est  assez  dire 
le  rôle  capital  que  joue  l'élection  d'un  aminé  dans  la  vie  politique 
de  la  société  kabyle.  Sauf  le  cas  exceptionnel  où  Y  aminé  est  dé- 
signé d'avance  par  la  voix  publique,  il  faut  compter,  dans  toute 
élection,  avec  la  personnalité  ardente  et  orgueilleuse  du  compéti- 
teur kabyle,  avec  l'ambition  de  chaque  kharouha^  qui  aspire  au 
pouvoir  pour  l'un  de  ses  membres.  Quelques  tribus  du  pays  des 
Zouaouas  avaient  établi  sagement  que  tout  village  demanderait  son 
aminé  à  chacune  de  ses  khnroubas  tour  à  tour.  Cet  usage  n'a  point 
prévalu;  le  caractère  kabyle  se  plaît  à  la  lutte  et  à  la  recherche. 
Plaçons -le  donc  dans  sa  véritable  sphère  et  mettons  deux  partis 
en  présence.  Les  orateurs  ne  manquent  point  pour  exalter  devant  la 
djcmâ  les  méiites  de  leurs  candidats.  Le  Kabyle  aime  la  parole, 
volontiers  il  en  subit  le  charme;  mais  l'éloquence  elle-même  a  fort 
besoin  d'une  bonne  voix  qui  se  fasse  écouter  au  milieu  des  que- 
relles, des  interruptions  et  du  tumulte.  Si  l'on  finit  par  s'accorder 
ou  qu'une  forte  majorité  se  dessine,  V aminé  est  acclamé,  et  un  ma- 
rabout lit  la  prière  du  falah  qui  appelle  la  bénédiction  du  ciel  sur 
l'assemblée  et  son  nouvel  élu.  Si  aucun  des  partis  ne  cède  et  que 
leurs  forces  se  balancent,  le  village  peut  rester  sans  aminé,  c'est 
l'anarchie;  le  temps  est  alors  venu  de  l'intervention  des  imirabouts, 
qui  ont  un  rôle  reconnu  de  tous,  le  rôle  sacré  de  la  conciliation. 

Que  sont  ces  marabouts  admis  ainsi  comme  médiateurs?  Leur 
nom  le  dit,  des  hommes  attachés  à  Dieu  (1).  Si,  en  montrant  un 
Tillage  de  marabouts,  vous  demandez  à  un  Kabyle  :  «  Qui  habite 
ce  village?  »  il  vous  répondra  :  «  Ce  ne  sont  pas  des  Kabyles,  ce 
sont  des  marabouts.  »  La  tradition  leur  donne  en  effet  une  origine 
arabe  :  les  premiers  marabouts  du  Djurdjura  seraient  des  Arabes 
de  l'ouest,  peut-être  des  Maures  chassés  d'Espagne  qui  vinrent 
demander  asile  comme  serviteurs  de  Dieu  et  comme  proscrits.  Les 
différends  étaient  nombreux,  les  guéries  civiles  fréquentes  dans  la 
montagne;  pieux  et  désintére^jés  au  sein  de  ces  luttes,  les  mara- 
bouts furent  naturellement  choisis  pour  arbitres,  et  s'établirent  là 
même  où  leur  neutralité  servait  à  séparer  les  parties  hostiles.  Avec 
le  temps,  ils  formèrent  des  kharoub/is,  des  dcchras,  même  des  tribus 
spéciales.  Pour  se  faire  mieux  accepter  de  la  société  kabyle,  ils 
prirent  ses  institutions  et  sa  coutume,  adoptèrent  sa  langue,  sans 

^1)  L'étymologie  da  mot  marabout  est  marabeth,  qui  signifio  attaché,  lié. 


LES   KABYLES   DU   DJURDJDRA.  57S 

cesser  d'être  les  interprètes  du  Koran,  et  aux  yeux  des  populations 
de  la  montagne,  qui  presque  toutes  ne  savent  ni  lire  ni  écrire,  ils 
ajoutèrent  à  leur  caractère  religieux  le  prestige  du  savant  et  du 
lettré. 

«  Les  marabouts  ne  se  battent  pas,  »  dit  le  proverbe  kabyle  (1): 
il  leur  appartient  par  cela  même  d'intervenir  dans  les  luttes  et  de 
les  apaiser;  mais,  si  écoutés  qu'ils  puissent  être,  ils  ne  réussissent 
pas  toujours  à  se  faire  entendre,  soit  que  deux  partis  d'égale  force 
répugnent  à  toute  concession,  soit  qu'une  minorité  mécontente  re- 
fuse absolument  de  se  soumettre.  Alors  la  poudre  parle  (2);  c'est  à 
elle  qu'on  a  recours  en  dernier  ressort,  c'est  le  juge  suprême  des 
conflits,  et  nous  ne  disons  pas  seulement  des  conflits  politiques: 
sur  chaque  question  litigieuse,  sur  chaque  débat  d'intérêt  local,  le 
pour  et  le  contre  forment  deux  camps  opposés  qui  peuvent  en  venir 
aux  mains.  A  ces  deux  camps,  les  Kabyles  ont  donné  le  nom  carac- 
téristique de  soff.  Soff  signifie  rang,  on  se  range  de  tel  côté  ou  de 
tel  autre.  L'unanimité  est  rare;  chaque  village  ofl're  généralement 
deux  sojj's,  dont  la  composition  ne  demeure  pas  invariable;  les  cir- 
constances la  peuvent  modifier,  et  la  corruption  même  n'est  pas  im- 
puissante à  entraîner  quelque  membre  influent  d'un  sof[  dans  le 
«0^  opposé,  où  il  amène  avec  lui  ses  partisans.  Ce  qui  importe, 
c'est  que  personne  ne  reste  neutre;  l'abstention  n'est  pas  permise: 
il  faut  se  placer  dans  un  soff  ou  dans  l'autre,  sous  peine  d'être 
victime  des  deux.  Les  membres  d'une  même  kharouba  sont  d'ordi- 
naire du  même  aojf,  car  au  sein  de  cette  société,  où  chacun  prend 
part  à  la  vie  poliiique  et  civile  tout  ensemble,  le  soff  n  est  pas  seu- 
lement un  parti  politique,  mais  un  abri  protecteur,  une  chaîne 
étroite  entre  des  citoyens  prêts  à  défendre  ou  à  venger,  —  au  be- 
soin par  la  poudre,  —  les  droits  et  l'injure  d'un  seul. 

Lorsque  les  passions  excitées  ne  connaissent  plus  de  frein,  le 
combat  est  un  mal  nécessaire.  Celui  des  deux  soffs  qui  attaque 
donne  le  signal  par  un  coup  de  fusil  tiré  en  l'air.  Sans  cet  avertis- 
sement, il  y  aurait  lâcheté  dans  l'attaque;  la  mort  d'un  citoyen  se- 
rait un  meurtre.  Une  fois  le  signal  entendu,  tout  devient  de  bonne 
et  loyale  guerre.  La  défense  de  chaque  kliarouba  est  favorisée  par  la 
disposition  de  ses  maisons,  qui  forment  un  même  groupe,  et  chaque 
maison  semble  une  petite  forteresse.  N'ayant  qu'un  rez-de-chaus- 
sée composé  de  deux  pièces,  l'une  qu'habite  la  famille,  l'autre  les 
animaux,  elle  offre  à  peine  quelques  lucarnes  percées  dans  les  murs 

(1)  Excepté  en  temps  d'invasion,  car  le»  marabouts  oat,  tout  comme  les  autres,  pri» 
le»  armes  contre  nous. 

(2)  Phrase  kabyle  consacrée. 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  n'a  d'autre  communication  au  dehors  que  la  porte  d'entrée  (1). 
A  l'approche  de  la  lutte,  les  portes  sont  barricadées,  des  obstacles 
construits,  des  créneaux  ouverts,  des  fossés  creusés;  puis  c'est  la 
guerre  des  rues,  ce  sont  des  sièges  de  maisons  :  on  tente  des  as- 
sauts, on  pratique  des  brèches  au  moyen  d'une  perche  à  bout  ferré 
que  deux  ou  trois  hommes  manœuvrent,  abrités  sous  un  épais  bou- 
clier de  bois.  Souvent,  par  une  tactique  habile,  les  plus  diligens 
ont  couru  dès  l'abord  s'emparer  des  fontaines,  afin  de  couper  l'eau 
à  l'ennemi...  Quand  un  soff  est  vaincu,  il  s'incline  d'ordinaire  de- 
vant le  jugement  des  armes;  mais  que,  trop  irrité  de  sa  défaite,  il 
veuille  faire  scission ,  quitter  le  village ,  aller  grossir  le  village  voi- 
sin, les  marabouts  trouvent  encore  moyen  d'intervenir,  et  ils  ont  été 
parfois  jusqu'à  obtenir  du  soff  vainqueur  qu'il  se  déclarât  vaincu, 
pour  retenir  par  ce  généreux  mensonge  ceux  dont  le  départ  affai- 
blirait la  dcchiri.  Si  la  lutte  se  prolonge  sans  résultat,  que  les  pertes 
soient  égales  des  deux  parts,  la  tâche  devient  facile  aux  concilia- 
teurs :  on  s'est  battu,  il  n'y  a  ni  vainqueurs  ni  vaincus,  l' amour- 
propre  est  satisfait;  chacun  peut  donc,  sans  humiliation  ni  faiblesse, 
faire  à  l'intérêt  public  le  sacrifice  de  ses  ressentimens. 

A  l'instar  des  soffs  qui  divisent  un  village,  on  voit  des  soffs  se 
former  au  sein  des  tribus ,  au  sein  des  kebilas-  mais  un  gouverne- 
ment central  organisé  comme  celui  du  village ,  on  n'en  retrouve 
plus.  Dans  les  grandes  circonstances,  il  est  vrai,  alors  que  le  chré- 
tien menace  et  que  toute  rivalité  de  soffs  disparaît  devant  le  danger 
commun,  les  aminés  d'une  tribu  ont  coutume  de  se  choisir  un  chef, 
nommé  (imine-el-ouména ,  c'est-à-dire  aminé  des  aminés,  qui  doit 
conduire  au  combat  tous  les  contingens  de  la  tribu.  Cependant  une 
kebîla  n'élit  jamais  un  chef  unique;  elle  penserait  créer  une  sorte 
de  sultan,  et  rien  ne  répugne  davantage  au  caractère  kabyle  :  même 
lors  de  leurs  guerres  contre  nous,  l'unité,  si  nécessaire  au  comman- 
dement, fut  sacrifiée  à  cette  répugnance,  et  en  1857  les  sages  du 
Djurdjura  qui  avaient  vieilli  dans  les  luttes  savaient  bien  nous  dire  : 
«  Vous  êtes  les  plus  forts,  mais  vous  nous  avez  surtout  vaincus  parce 
que,  pour  vous  commander,  vous  avez  une  seule  tête,  quand  nous, 
nous  en  avons  cent!  » 

Sur  ce  théâtre  plus  vaste,  il  importe  de  ne  pas  confondre  les  al- 
liances appelées  soffs  avec  les  fédérations  qui  dérivent  des  lois  to- 
pographiques, et  que  nous  avons  nommées  tribus  et  kebilas.  Celles- 
ci  restent  immuables  ;  les  soffs  au  contraire  varient,  grandissent  ou 
tombent  avec  les  événemens.  Par  cela  même  que  le  village  est  seul 

(1)  Dans  l'intérieur,  point  de  meul)les,  sauf  les  métiers  de  tissage  des  femmes;  contre. 
le  mur,  de  grandes  jarres  renfermant  les  grains  et  des  vases  contenant  l'huile. 


LES   KABYLES   DU   DJURDJURA,  575 

un  centre  organisé  où  les  intérêts  privés  et  publics  se  débattent 
constamment,  les  occasions  de  querelles  et  de  luttes  entre  soffs  de 
village  sont  plus  fréquentes  qu'entre  soffs  de  tribu  et  de  kebila;  la 
susceptibilité  kabyle  demeure  cependant  partout  en  éveil  :  pour  une 
question  générale  ou  particulière  qui  se  discute  sur  un  marché,  tel 
soff  de  tribu  ou  telle  tribu  entière  peut  se  trouver  froissé  et  vouloir 
vengeance.  Si  les  concessions  offertes  et  l'intervention  des  mara- 
bouts sont  impuissantes  à  l'apaiser,  c'est  encore  la  guerre,  et  non 
pas  la  guerre  à  demi  ;  on  déploie  même  ardeur,  même  acharnement 
que  si  l'on  avait  l'étranger  devant  soi.  Des  règles  chevaleresques 
président  d'ailleurs  aux  provocations  :  deux  tribus  ont  échangé  par 
exemple,  comme  gage  de  paix,  un  fusil,  une  arme  quelconque  (1); 
celle  des  deux  qui  veut  rompre  renvoie  à  l'autre  l'arme  en  dépôt,  et 
la  lice  est  ouverte.  Le  Kabyle,  armé  en  guerre,  avec  une  simple  tu- 
nique de  laine  (*2),  les  jambes  et  les  pieds  nus,  la  cartouchière  autour 
de  la  taille,  une  calotte  sur  la  tête  ou  même  la  tête  découverte,  muni 
de  son  fusil ,  de  son  /lissa  (3) ,  de  sa  petite  hache ,  entre  en  cam- 
pagne [h).  Il  s'embusque,  fait  le  coup  de  feu  et  prend  soin  de  cher- 
cher un  appui  à  son  arme  pour  tirer  plus  juste;  puis,  la  lutte  s'a- 
nimant,  on  en  vient  à  couper  des  arbres,  à  détruire  des  maisons.  Il 
n'y  a  trêve  que  pour  enterrer  les  morts;  toute  la  djcmâ  assiste  aux 
funérailles,  chaque  citoyen  aide  à  creuser  la  fosse,  et  aussitôt  après 
on  retourne  à  l'action.  L'assaillant  sait  ouvrir  des  tranchées  pour 
se  rapprocher  des  villages;  l'assiégé  ferme  les  rues  par  des  retran- 
chemens,  et  transforme  en  réduits  les  habitations  les  plus  propres 
à  la  défense;  les  femmes  elles-mêmes  entonnent  le  chant  de  guerre, 
et,  parées  comme  en  un  jour  de  fête,  elles  vont  exciter  leurs  maris, 
leurs  frères  ou  leurs  fils  au  combat. 

Il  est  difficile  d'imaginer  combien  le  Kabyle  est  prêt  à  tout  sa- 
crifice pour  une  question  de  niff,  c'est-à-dire  de  point  d'honneur. 
On  en  a  vu  mettre  le  feu  à  leurs  propres  maisons  pour  qu'il  n'y 
fût  pas  mis  par  le  «o^  opposé.  Quoi  d'étonnant  qu'à  pareille  école, 
au  sein  d'une  telle  société,  l'homme  devienne  soldat  en  même  temps 
que  citoyen,  et  cesse  de  l'être  alors  seulement  que  ses  forces  le 
trahissent?  Audace,  intelligence  du  terrain,  justesse  du  tir,  ce  sont 
toutes  qualités  qu'il  acquiert  vite ,  ayant  si  souvent  à  les  exercer, 

(1)  Quel  que  soit  cet  objet  échangé,  les  Kabyles  l'appellent  toujours,  par  un  vieux 
souvenir,  mzerag,  ce  qui  veut  dire  lance. 

(2)  Le  Kabyle  a  un  respect  religieux  pour  un  vêtement  troué  d'une  balle,  et  se  garde 
bien  de  le  jamais  réparer. 

(3)  Le  flissa  est  un  grand  couteau  ou  petit  sabre  droit;  il  tire  son  nom  de  celui  de 
la  tribu  kabyle  qui  le  fabrique. 

(4)  Le  Kabyle  est  essentiellement  fantassin;  le  cheval  est  fort  rare  dans  le  Djurdjura. 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  le  besoin  de  lutte  inhérent  à  la  nature  même  de  la  population 
a  valu  au  pays  kabyle  de  vigoureux  soldats  formés  de  bonne  heure; 
mais  celte  humeur  remuante,  ces  ambitions  jalouses ,  ces  luttes 
continuelles,  comment  n'ont-elles  pas  livré  dès  longtemps  la  na- 
tion épuisée  aux  mains  de  l'étranger?  C'est  qu'elle  a  eu  toujours 
deux  sauvegardes,  l'amour  de  l'indépendance  (1)  et  le  respect  de 
la  loi.  Cette  loi ,  vraie  souveraine  de  la  montagne ,  supérieure  aux 
djemâs,  aux  aminés,  à  tous  les  pouvoirs  qui  varient  ou  qui  passent, 
n'est  pas  une  loi  écrite  dont  les  auteurs  soient  connus;  c'est  la  tra- 
dition, la  coutume,  eurf  ou.  ada,  charte  séculaire  reçue  des  an- 
cêtres et  strictement  conservée  et  observée  par  tous. 

Un  kanoun  ou  code  pénal  (2)  règle  dans  chaque  village  les  peines 
qui  doivent  réprimer  les  infractions  à  Yada.  Par  Yada  sont  prévus 
tous  les  besoins  sociaux;  la  djemâ  et  les  aminés  ne  peuvent  pas 
plus  refuser  d'en  appliquer  les  principes  que  l'individu  de  les  su- 
bir; ils  se  courbent  tous,  parce  qu'ils  sont  tous  égaux  devant  la  loi. 
D'une  kebila,  d'une  tribu,  parfois  d'un  village  à  un  autre,  Yada  su- 
bit des  modifications  de  détail  ;  mais  dans  tout  le  pays  kabyle  les 
dispositions  fondamentales  en  restent  les  mêmes,  et  d'un  accord 
commun,  à  travers  les  révolutions  locales,  la  coutume  est  demeu- 
rée invariable,  parce  que,  si  au  lendemain  de  chaque  lutte  le  parti 
vainqueur  se  fût  permis  de  la  changer,  l'organisation  sociale,  minée 
dans  sa  base,  aurait  bientôt  péri  sans  retour. 

II. 

C'est  dans  ses  lois  surtout  qu'un  peuple  grave  le  cachet  de  son 
esprit.  La  coutume  du  Djurdjura  offre  dès  l'abord  un  trait  qui  frappe, 
—  original  et  remarquable  plus  qu'aucun  autre,  et  propre  à  toutes 
les  peuplades  africaines  de  race  kabyle,  aux  Berbères  du  Maroc 
comme  aux  Thouaregs  du  Soudan  :  nous  voulons  parler  de  Ya- 
naïa  (3). 

Police  et  force  publique  sont  choses  inconnues  à  la  société  ka- 
byle. 11  fallait  pourtant,  dans  l'intérêt  de  l'ordre,  si  souvent  me- 
nacé, que,  sans  même  attendre  l'intervention  des  marabouts,  on 
pût  clore  les  condits  par  une  mesure  immédiate;  il  fallait,  dans  l'in- 
térêt du  commerce  et  de  la  sûreté  individuelle,  que  la  circulation 
fût  garantie  sur  les  chemins  pendant  les  guerres  intérieures.  Va- 
naîa  répond  à  ce  double  besoin  :  elle  donne  à  tout  citoyen  le  droit 

(1)  Nous  avons  trouvé  sans  cesse  les  Kabyles  du  Djurdjura  réunis  on  faisceau  pour 
nous  combattre. 

(2)  Le  kanoun  est  un  code  écrit;  ce  n'est,  à  bien  prendre,  qu'un  tarif  d'amendes. 

(3)  Le  moi  anaia  signifie  protection,  sauvegarde. 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  577 

(le  suspendre  les  luttes  par  un  seul  mot,  d'assurer  par  un  sauf- 
conduit  protection  et  asile  au  voyageur. 

Deux  hommes  se  battent  :  un  tiers  intervient  qui  prononce  entre 
eux  le  mot  anaîa-,  le  combat  cesse  sous  peine  d'amende  contre  qui 
le  continuerait.  Deux  tribus  sont  en  guerre  :  une  troisième  jette 
entre  elles  son  anaîa;  la  trêve  est  forcée,  sinon  la  tribu  médiatrice 
se  tournerait  contre  celle  qui  déclinerait  sa  médiation.  Pourquoi  la 
décliner  d'ailleurs?  La  coutume  ordonne,  c'est  à  elle  seule  qu'on 
cède;  des  deux  parts,  l'honneur  et  l'orgueil  sont  saufs.  Quand  la 
guerre  éclate  dans  quelque  coin  de  la  montagne,  une  kcbila,  une 
tribu,  un  village,  peuvent  couvrir  de  leur  amiïa  tel  terrain,  telle 
partie  de  route.  Ainsi  se  trouvent  protégés  les  chemins  réservés  aux 
femmes;  les  marchés  sont  des  terrains  légaux  d'anaia.  Un  voyageur 
a-t-il  à  parcourir  des  tribus  diverses  où  il  craint  une  attaque,  il  se 
munit  successivement  d'un  gage  d'anaia  donné  par  un  membre  de 
chaque  tribu;  ces  gages  d'anaia  sont  une  lettre,  un  anneau,  un 
objet  quelconque,  et  d'asile  en  asile  le  voyageur  arrivera  sain  et 
sauf  cà  sa  destination.  11  va  de  soi  que  plus  un  homme  est  influent 
et  renommé,  plus  Vanaia  qu'il  donne  a  d'importance  au  loin;  mais 
en  principe  Vanaia  du  plus  humble  des  Kabyles  ne  passe  pas  pour 
moins  inviolable,  elle  représente  un  intérêt  d'honneur  que  l'indi- 
vidu n'est  pas  seul  à  défendre  ou  à  venger;  sa  famille,  sakharouba, 
sa  dechra^  le  vengeront  avec  lui  (1).  Vanaia  d'ailleurs  a  une  sanc- 
tion plus  sûre  encore  que  la  vengeance  :  c'est  que  chacun  voit  en 
elle  comme  un  ami  dont  il  aura  besoin  dans  les  mauvais  jours. 

Si  Vanaia  oflerte  ou  consentie  par  le  protecteur  fait  défaut,  il 
est  une  autre  anaîa  qui  vous  couvre  de  plein  droit  dans  le  péril, 
par  cela  seul  que  vous  êtes  sans  défense.  Un  étranger  traverse  un 
territoire  hostile;  on  l'arrête,  on  le  somme  de  dire  ce  qu'il  vient 
faire,  où  il  va  :  «  Je  vais  chez  un  tel,  répond-il,  et  j'invoque  son 
anaia.  »  Gela  suffit,  on  le  laisse  libre.  Au  voyageur  assailli  sur  une 
route  est  acquise  d'avance  Vanaia  d'un  Kabyle  qui  passera,  et  qui, 
sans  même  le  connaître,  lui  devra  aide  et  assistance.  Tout  fugitif 
qui  cherche  asile  dans  une  maison  a  droit  à  Vanaia  du  maître  de  la 
maison;  tout  Kabyle  qui,  poursuivi  dans  une  tribu,  se  réfugie  sur 

(1)  Même  Vanaia  donnée  par  une  femme  au  nom  de  son  mari  est  regardée  comme 
inviolable,  et  le  fait  suivant  a  laissé  une  impression  profonde  dans  la  montagne.  Un 
homme  des  Ait-Bouyoncef,  voulant  traverser  le  pays  des  Aïl-Menguellet,  alla  demander 
Vanaia  d'un  ami  qu'il  avait  dans  celte  tribu.  L'ami  était  absent;  sa  femme  prend  sur 
elle  de  donner  au  voyageur,  comme  signe  d'anaia,  une  chienne  connue  dans  le  pays. 
Bientôt  la  chienne  revient  seule  et  sanglante  au  logis  :  la  nouvelle  se  répand;  on  s'in- 
quiète, on  cherche,  on  découvre  le  voyjgeur  assassiné  auprès  d'un  village.  Grande  émo- 
tion, recours  aux  armes,  guerre  déclarée  à  la  dechra  coupable  par  le  village  offonsé> 
qui  garda  en  souvenir  le  surnom  de  village  de  la  chienne. 

TOiiE  Lvi.  —  18G5.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  territoire  d'une  autre  y  trouve  un  abri  certain  sous  Vanaïa  de 
cette  tribu. 

Mais  c'est  assez  d'exemples  pour  placer  Vanaia  sous  son  jour  à  la 
fois  moral  et  utile.  Vanaia  grandit  le  citoyen  par  le  droit  de  média- 
tion et  de  protection  qu'elle  lui  donne;  elle  resserre  les  liens  d'une 
société  souvent  divisée  en  laissant  ouverte  partout,  en  guerre  comme 
en  paix,  la  porte  de  l'hospitalité.  «  Vanaïa  est  notre  sultan,  »  di- 
sent les  Kabyles,  et  voici  en  quels  termes  éloquens  une  djeynâ  du 
Djurdjura  répondait  un  jour  au  commandant  supérieur  de  Dra-el- 
Mizan,  pour  défendre  l'inviolabilité  de  ce  grand  principe  :  «  Vous 
nous  en  voulez  parce  que  nous  donnons  refuge  à  des  gens  qui  sont 
vos  ennemis,  et  cependant  nous  ne  faisons  que  suivre  la  loi  de 
Dieu.  Quelle  confiance  aurez-vous  en  nous,  quand  vous  entrerez 
dans  nos  montagnes,  si  dès  à  présent  nous  vous  livrons  ceux  qui 
sont  venus  nous  demander  asile?  Répondez,  et  dites-nous  si  vous 
ne  feriez  pas  vous-mêmes  ce  que  vous  nous  reprochez.  Notre  anaia 
est  le  pouvoir  qui  nous  a  gouvernés  jusqu'à  ce  jour;  la  poudre  a  fait 
taire  les  familles  qui  voulaient  porter  le  trouble  parmi  nous.  Nous 
aimons  et  Y  anaia  et  la  poudre,  parce  que  toutes  deux  nous  ont 
permis  de  régler  nos  affaires  sans  recourir  à  l'étranger;  le  jour  où 
nous  cesserons  d'en  faire  cas  sera  celui  de  notre  décadence  (1).  » 

Dans  Y  anaia,  nous  n'avons  saisi  qu'un  trait  particulier  à  la  cou- 
tume; or,  pour  prendre  une  idée  exacte  de  l'état  social  d'un  peuple, 
il  le  faut  nécessairement  juger  sur  des  questions  d'intérêt  général, 
comme  celles  qui  touchent  à  la  famille  et  à  la  propriété.  La  com- 
paraison avec  des  sociétés  différentes  fournit  alors  à  l'étude  un  élé- 
ment précieux. 

La  famille  se  constitue  en  Kabylie,  comme  ailleurs,  par  le  ma- 
riage. La  polygamie  est  rare,  elle  est  permise  cependant  ainsi  que 
dans  la  loi  arabe;  mais,  en  ce  qui  regarde  la  situation  de  la  femme, 
une  différence  profonde  sépare  la  coutume  kabyle  de  la  loi  musul- 
mane aussi  bien  que  de  la  nôtre.  La  femme  kabyle,  que  nous  voyons 
sortir  librement  de  sa  maison,  aller  aux  fontaines  et  par  les  chemins 
sans  se  voiler  le  visage,  diriger  les  travaux  de  l'intérieur,  s'asseoir 
même  au  repas  devant  son  mari, — celte  femme,  aux  yeux  de  la  loi, 
n'est  pas  une  personne.  Le  père,  en  mariant  sa  fille,  la  vend  au  plus 
offrant;  pour  l'époux,  la  femme  est  une  chose  qu'il  achète.  Le  ma- 
riage en  effet  a  tous  les  caractères  d'un  marché.  La  demande  est 
adressée  au  père  par  un  tiers  qui  débat  avec  lui  le  prix  de  sa  fille  (2). 

(1)  Lettre  adressée  en  1851  par  une  djemd  de  la  confédération  dos  Gueclitoulas  au 
commandant  supérieur  de  Dra-el-Mizan. 

(2)  A. défaut  du  père,  ce  sont  les  frères  ou  même  le  tuteur  qui  la  vendent.  A  défaut 
de  tout  parent  mâle,  c'est  la  mère  qui  en  dispose. 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  579 

Le  prix  marchand  d'une  femme  peut  varier  entre  70  et  1,200  fr., 
suivant  sa  beauté,  l'importance  de  sa  famille,  l'amour  qu'elle  a 
inspiré.  Dans  quelques  villages,  la  coutume  spécifie  un  taux  qu'on 
ne  saurait  dépasser;  plus  généralement,  la  valeur  de  la  femme 
subit,  avec  les  années  bonnes  ou  mauvaises,  des  hausses  et  des 
baisses  qui  suivent  le  mouvement  de  la  fortune  publique.  Une  fois 
l'achat  conclu,  plusieurs  marabouts  et  témoins  se  réunissent;  le 
prix  est  stipulé  verbalement  devant  eux;  on  ne  rédige  aucun  acte  (1), 
on  ne  demande  à  la  fiancée  aucun  consentement;  la  simple  stipu- 
lation du  prix  faite  devant  témoins,  suivie  de  la  lecture  du  fatah, 
suffit  à  consommer  le  mariage  légal. 

Souvent  l'on  marie  une  fille  avant  l'âge  de  douze  ans  (2);  si  elle 
est  réputée  trop  jeune  pour  suivre  son  mari,  elle  continue  à  vivre 
sous  le  toit  paternel,  où  se  donnent  grand  repas  et  grande  fête  le 
soir  du  mariage.  L'époux  ne  paie  la  somme  convenue  que  le  jour 
où  il  conduit  sa  femme  à  la  demeure  conjugale.  Elle  s'y  rend  à  dos 
de  mule,  recouverte  d'un  burnous  qui  la  cache  complètement  aux 
regards,  et  des  coups  de  fusil,  des  cris  de  joie,  une  fête  nouvelle 
l'accueillent  dans  sa  nouvelle  famille. 

Quand  il  lui  plaît,  sans  alléguer  aucun  motif,  le  mari  peut  dire  à 
sa  femme  :  «  Ya-t'en,  je  te  renvoie.  »  Elle  est  obligée  d'aller  at- 
tendre chez  ses  parens  qu'il  la  veuille  rappeler.  S'il  s'y  refuse,  la 
répudiation  devient  définitive,  et  le  mari  reste  libre  d'épouser  une 
autre  femme;  mais  la  chaîne  du  premier  mariage,  brisée  pour  lui, 
ne  cesse  point  de  lier  injustement  la  femme,  qui  n'obtient  que  par 
le  divorce  le  droit  de  se  remarier  (3).  Lorsque  l'époux,  au  lieu  de  la 
renvoyer  simplement,  lui  dit  :  «  Je  divorce,  »  ce  mot,  prononcé  de- 
vant témoins,  suffît  à  rompre  le  mariage.  Le  divorce  n'aura  toute- 
fois ses  pleins  effets  à  l'égard  de  la  femme  que  du  jour  où  sa  famille 
rendra  au  mari  le  prix  d'achat  qu'il  avait  donné  en  l'épousant  [h). 
Si  les  parens  ne  paient  pas,  la  femme  n'a  plus  à  espérer  son  rachat 
que  d'un  autre  homme  qui,  pour  l'épouser,  acquittera  sa  dette  en- 
vers le  premier  mari.  Les  conjoints  trouvent  donc  au  divorce  plus 
d'avantage  qu'à  la  répudiation.  Ils  reprennent  ensemble  leur  li- 
berté, le  mari  reprend  de  plus  son  argent,  et  la  plupart  des  Ka- 

(1)  Les  actes  de  l'état  civil  sont  inconnus  en  Kabylie  pour  le  mariage  comme  pour 
les  naissances  et  décès. 

(2)  La  coutume  ne  fixe  pas  d'âge,  ni  pour  les  hommes  ni  pour  les  femmes. 

(3)  La  femme  répudiée  s'appelle  tamaouok,  ce  qui  veut  dire  retenue.  Une  veuve  sans 
enfans  doit  rentrer  dans  la  maison  du  père,  qui  peut  la  vendre  de  nouveau.  Comme 
dans  la  loi  musulmane,  la  veuve  attend  quatre  mois  et  dix  jours  avant  de  se  remarier. 
La  divorcée  attend  trois  mois  seulement. 

(4)  Le  mari,  dans  la  formule  du  divorce,  peut  stipuler  un  prix  moindre  que  le 
prix  d'achat;  il  dit  alors  devant  témoins  :  «  Je  divorce  à  tel  prix.  » 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

byles  ne  font  pas  û  d'une  somme  qui  leur  économisera  les  frais 
des  secondes  noces.  On  en  a  vu  cependant  qui,  par  vanité,  dédai- 
gnaient le  divorce  et  achetaient  une  autre  femme  sans  vouloir  se 
faire  rembourser  de  la  première;  il  faut  être  riche  pour  se  donner 
le  luxe  de  la  répudiation. 

Malgré  la  facilité  qu'il  a  de  punir  sa  femme  en  la  chassant,  le 
Kabyle  est  toujours  un  mari  jaloux;  il  dit  volontiers  comme  l'Arabe 
que  «  si  la  Juive  précède  le  diable,  la  musulmane  le  suit  de  près.  » 
Cependant  la  moralité  des  femmes  est  beaucoup  plus  grande  en 
Rabylie  qu'en  pays  arabe;  la  coutume,  il  est  vrai,  châtie  rudement 
leurs  désordres  :  elle  condamne  l'enfant  adultérin  ou  naturel  à  pé- 
rir dès  sa  naissance  et  livre  la  mère  à  la  vengeance  du  mari  ou  aux 
coups  de  la  famille  qu'elle  déshonore.  Pour  se  défendre  au  reste 
contre  les  poursuites  des  séducteurs,  la  femme  a  un  moyen  sûr  et 
légal  :  dès  qu'elle  dénonce  à  son  mari  tel  homme  comme  lui  ayant 
dit  des  paroles  ou  fait  des  propositions  honteuses,  le  mari  n'a  qu'à 
prendre  son  fusil  et  à  tuer  l'offenseur;  la  coutume  l'y  autorise, 
l'usage  le  lui  prescrit  même  sous  peine  de  lâcheté.  Si  sévèrement 
traitée  que  soit  la  femme  par  la  loi  kabyle,  elle  y  trouve  une  dis- 
position protectrice  qui  l'autorise  à  fuir  les  mauvais  traitemens  de 
son  mari  en  se  retirant  dans  la  demeure  paternelle,  où  l'époux  n'a 
plus  le  droit  de  la  venir  chercher.  Les  parens  eux-mêmes,  lors- 
qu'ils savent  leur  fille  malheureuse  après  le  mariage,  peuvent  la 
rappeler,  et  la  femme  qui,  dans  ces  conditions,  fuit  le  toit  conjugal 
avant  d'être  répudiée  conquiert  la  liberté  de  se  remarier,  pourvu 
que  son  époux  lui  en  donne  l'exemple. 

Ne  mettre  au  monde  que  des  filles,  c'est  pour  la  femme  kabyle 
un  grand  risque  de  répudiation.  Par  la  naissance  d'un  enfant  mâle 
au  contraire,  son  importance  grandit  dans  la  famille.  Tout  le  vil- 
lage est  en  joie;  la  poudre  parle,  on  félicite  les  parens;  un  repas 
et  une  fête  réunissent  les  amis  sous  le  toit  de  l'heureux  père;  mu- 
sique (1),  danse,  chants,  coups  de  fusil,  you-yous  (2)  des  femmes, 
rien  ne  manque;  plus  on  fait  de  tapage,  plus  on  pense  faire  hon- 
neur à  l'amphitryon.  Dans  cet  usage  qui  ne  permet  de  fêter  que 
les  naissances  d'enfans  mâles  se  révèle  le  caractère  dominant  de 
la  société  kabyle  :  toujours  exposée  à  la  guerre,  sa  préoccupation 
première  est  d'avoir  des  défenseurs.  Or  la  naissance  d'une  fille 
n'accroît  en  rien  la  force  d'une  famille  et  d'un  village,  d'où  cette 
loi  rigoureuse  qui  refuse  complètement  à  la  femme  la  qualité  d'hé- 

(1)  Un  orchestre  kabyle  se  compose  d'une  petite  flûte,  d'une  clarinette  et  d'une  sorte 
de  grosse  caisse. 

(2)  C'est  par  le  cri  you-you  indéfiniment  répété  que  les  femmes  kabyles  ou  arabst 
témoignent  leur  joie. 


LES    KABYLES    DU    DJURDJURA.  581 

"ritière.  Aux  hommes  seuls  le  droit  de  succéder,  la  terre  ne  peut 
appartenir  qu'à  eux!  Et  pourtant,  habituée  à  ces  rigueurs,  ne  rê- 
vant pas  des  privilèges  qu'elle  ne  se  croit  pas  dus,  la  femme  kabyle 
ne  se  juge  pas  malheureuse.  Quand  viennent  les  soirs  des  beaux 
jours,  que  le  travail  est  fini,  à  voir  hommes  et  femmes  causer,  rire 
et  chanter  ensemble  sur  le  seuil  des  maisons,  on  oublie  combien  les. 
conditions  sont  inégales.  C'est  qu'aussi  la  loi  a  beau  ne  la  compter 
pour  rien,  la  femme  est  partout  la  femme;  elle  a  toujours  pour  elle, 
comme  dit  le  Kabyle,  «  les  paroles  de  l'oreiller.  »  Dans  le  Djurd- 
jura  même,  les  traditions  de  gloire  et  de  souveraineté  ne  lui  man- 
quent pas.  Le  grand  historien  berbère  Ibn-Khaldoun  cite  une  femme 
appelée  Ghimsi,  qui,  vers  l'an  1338,  gouvernait  les  Aït-Iraten  (1), 
—  et  de  nos  jours  Lella-Fathma  la  prophétesse,  l'héroïne  de  notre 
dernier  combat  sur  les  crêtes  djurdjuriennes  (2),  sut  pendant  des 
années  dicter  au  loin  ses  volontés  et  ses  oracles.  Il  nous  souvient 
de  l'avoir  vue,  à  l'heure  où  elle  devenait  notre  captive,  belle  et 
fière,  entourée  com^me  une  reine  du  respect  et  des  hommages  de 
tous. 

La  constitution  de  la  propriété  élève  encore  une  barrière  entre 
la  coutume  kabyle  et  la  loi  musulmane;  mais  ici  la  loi  kabyle  se  rap- 
proche beaucoup  de  la  nôtre.  La  plus  grande  partie  du  sol  kabyle 
est  divisée  en  propriétés  melk  ou  privées,  et  l'on  peut  dire  que 
dans  tout  le  Djurdjura  la  propriété  privée  se  trouve  parfaitement 
définie,  limitée,  fondée  même  en  général  sur  des  titres  écrits  que 
les  familles  renferment  soigneusement  dans  des  coITres  ou  roulent 
dans  des  tubes  de  roseaux.  Ces  Kabyles  si  démocrates  sont  proprié- 
taires par  excellence  et  sévères  comme  personne  contre  les  empié- 
temens  du  voisin;  point  de  champ  sans  limites,  point  de  verger 
sans  haies  ou  sans  clôture  de  pierres  sèches.  La  coutume  entoure 
elle-même  la  propriété  des  plus  scrupuleuses  garanties.  Quand  un 
immeuble  a  été  vendu,  tous  les  membres  de  la  famille  du  vendeur, 
de  sa  kharouha^  parfois  même  de  son  village,  sont  autorisés  à  ra- 
cheter cet  immeuble  :  c'est  ce  qu'on  appelle  exercer  le  droit  de 
chefâ.  —  Outre  le  bien  melk,  base  constitutive  de  la  propriété  ka- 
byle, on  distingue  encore  trois  sortes  de  propriétés  :  la  propriété 
mechmel  ou  communale,  comprenant  des  terrains  vagues  et  indi- 
vis, comme  pâturages,  chemins,  marchés,  cimetières;  —  le  habbous 
ou  domaine  de  mainmorte,  appartenant  à  certains  établissemens 
religieux;  —  la  propriété  rabbi  ou  lot  de  Dicu^  c'est-à-dire  lot  des 
pauvres.  Qu'un  homme  de  bien  dise  devant  témoins  :  «  A  ma  mort, 

(1)  Ibn-Khaldoun,  traduit  par  le  baron  de  Slane,  1. 1",  p.  257. 

(2)  Le  11  juillet  1857. 


582  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

je  veux  laisser  aux  pauvres  tel  champ,  tels  arbres  qui  m'appartien- 
nent, »  les  héritiers  seront  forcés  d'en  faire  l'abandon,  et  ce  legs 
formera  une  propriété  rabbi;  mais  qui  paiera  les  semences?  Une  co- 
tisation du  village.  Qui  fournira  le  labour?  Une  corvée  générale  ou 
iouiza,  dont  nul  citoyen  ne  sera  exempt.  Un  peuple  aussi  hospita- 
lier à  tous  ne  pouvait  qu'être  charitable  pour  ses  pauvres,  et  les 
pauvres  sont  nombreux  sur  une  terre  impuissante  à  faire  vivre  tous 
ceux  qui  l'habitent.  Ce  n'est  pas  que  la  misère  y  naisse  jamais  de 
la  paresse  :  tant  qu'il  a  de  force,  l'indigent  demande  courageuse- 
ment son  existence  au  travail  ;  mais  quand  l'âge  et  les  infirmités 
l'arrêtent,  la  société  accepte  comme  un  devoir  naturel  de  le  secou- 
rir. Il  n'est  pas  de  fête,  point  de  récolte  d'où  le  malheureux  re- 
vienne les  mains  vides,  et  même  à  la  maturité  des  fruits  un  usage 
touchant  ouvre  aux  pauvres  l'accès  des  jardins  et  leur  permet  de 
s'y  nourrir.  C'est  la  saison  joyeuse  où  chacun  a  ses  vivres  assurés, 
c'est  le  bon  temps  des  loisirs  qui  suivent  la  moisson;  c'est  V époque 
des  figues,  bien  connue  en  Kabylie  pour  l'époque  des  exaltations  et 
des  ardeurs  guerrières.  Demandez  à  un  Kabyle  pourquoi;  il  vous 
répondra  :  «  Quand  le  ventre  est  content,  la  tête  chante  !  » 

En  dehors  de  ces  questions  capitales  de  la  famille  et  de  la  pro- 
priété, la  comparaison  de  la  coutume  du  Djurdjura  avec  notre  légis- 
lation civile  peut  présenter  encore  d'intéressantes  analogies;  mais 
il  faut  se  borner  ici  à  quelques  indications  principales.  La  loi  ka- 
byle, comme  la  nôtre,  fait  de  l'adoption  un  acte  solennel  :  elle  veut 
que  l'adoptant  soit  plus  âgé  que  l'adopté,  et  que  la  djemâ  réunie 
assiste  à  l'adoption.  La  douceur  avec  laquelle  l'autorité  paternelle 
s'exerce,  les  règles  de  la  tutelle  (1),  celles  de  l'interdiction  appli- 
cable aux  aliénés  et  parfois  aux  prodigues  autorisent  le  même  rap- 
prochement. Les  biens  se  distinguent  comme  dans  notre  code  en 
meubles  et  immeubles.  Les  droits  d'accession  et  d'alluvion  sont 
strictement  prévus.  Ainsi  de  l'usufruit,  ainsi  encore  des  servitudes, 
qui  offrent  même  une  série  de  cas  particuliers  dont  nous  n'avons 
aucune  idée  (2). 

En  matière  de  successions,  la  coutume  s'écarte,  sur  trois  points, 
de  la  loi  française  :  elle  n'appelle  pas  les  femmes  à  hériter,  et  n'ad- 
met ni  la  représentation  ni  le  bénéfice  d'inventaire.  «  Ouvre  les 
yeux,  dit  le  Kabyle,  avant  d'accepter  une  succession;  quand  tu 

(1)  La  femme  elle-même  peut  ôtre  tutrice  de  ses  enfans  mineurs. 

(2)  Telle  porte,  par  exemple,  doit  rester  fermée  à  certaines  heures  où  elle  donnerait 
vue  sur  les  femmes  du  voisin  ;  —  sur  tel  chemin  passera  la  vache  et  non  le  veau,  sur 
tel  autre  la  bôtc  de  somme  en  laisse  et  non  en  liberté.  C'est  surtout  pour  les  sentiers 
interdits  aux  hommes  et  réservés  aux  femmes  que  les  droits  de  passage  sont  sévère- 
ment réglés. 


LES    KABYLES    DU    DJURDJURA.  583 

l'acceptes,  tu  en  peux  recueillir  toutes  les  créances,  tu  en  dois 
donc  payer  toutes  les  dettes.  »  En  matière  de  donations  et  de  tes- 
taniens,  la  coutume  diffère  également  de  notre  code  :  par  donation, 
le  Kabyle  a  droit  de  disposer  de  tout  son  bien;  par  testament,  la 
quotité  disponible  est  du  tiers  seulement.  Bien  peu  de  Kabyles  sa- 
chant écrire,  le  testament  légal  se  fait  toujours  devant  témoins.  La 
loi  française  ne  permet  de  donner  entre  vifs  ou  par  testament  que  si 
l'on  est  sain  d'esprit;  la  coutume  kabyle  exagère  ce  principe  jusqu'à 
interdire  de  donner  ou  de  tester  durant  un  voyage  sur  mer  ou  à  la 
veille  d'une  bataille  :  elle  juge  dans  ces  deux  cas  qu'il  y  a  trouble 
d'esprit,  parce  qu'il  y  a  danger  de  mort.  Les  Kabyles  connaissent 
presque  tous  nos  contrats.  Pour  la  vente,  ils  suivent  des  principes 
analogues  aux  nôtres,  sauf  le  droit  de  chefâ,  qui  leur  est  spécial. 
La  vente  des  immeubles  s'opère  avec  solennité  et  se  constate  le 
plus  souvent  par  des  actes  écrits  d'une  précision  irréprochable.  Ces 
actes  indiquent  minutieusement  les  limites,  les  produits,  le  prix  de 
la  chose  vendue,  et  ne  manquent  jamais  de  porter  cette  clause 
expresse,  que  «  l'argent  a  été  reçu  par  le  vendeur  en  monnaie  bien 
frappée,  en  pièces  ayant  le  poids  voulu  et  exemptes  de  défauts.  » 

Mais  c'est  surtout  en  ce  qui  regarde  les  associations  que  la  cou- 
tume est  curieuse  par  la  diversité  des  cas  qu'elle  prévoit.  Le  goût 
de  l'association  forme  un  trait  frappant  du  caractère  kabyle;  l'as- 
surance mutuelle  se  rencontre  partout,  dans  la  tribu,  dans  le  vil- 
lage, dans  les  familles  :  le  forgeron  s'associe  au  laboureur,  le  col- 
porteur au  tisserand;  si  l'un  a  une  année  mauvaise,  il  vit  des 
bénéfices  de  l'autre.  L'association  entre  familles  établit  de  vérita- 
bles communautés  dans  lesquelles  entrent  parfois  jusqu'à  vingt 
ménages  différens.  L'argent  que  chacun  gagne  est  versé  à  la  masse, 
quiconque  manquerait  à  ce  devoir  serait  chassé;  une  sorte  de  pa- 
terfamilîas  administre  et  doit  ses  comptes  dès  qu'on  les  lui  de- 
mande; tout  associé  a  droit  de  surveillance  sur  les  femmes  et  de 
correction  sur  les  enfans  de  la  communauté. 

Formellement  proscrit  par  la  loi  musulmane,  le  prêt  à  intérêt  est 
légal  en  Kabylie  :  33  pour  100,  voilà  l'intérêt  ordinaire,  et  parfois 
60  pour  100;  on  a  même  vu  prêter  à  5  pour  100  d'un  marché  à 
l'autre,  c'est-à-dire  pour  une  semaine.  Si  énorme  que  semble  ce 
taux,  personne  ne  songe  à  le  trouver  usuraire;  du  moment  où  le 
contrat  existe  par  consentement  mutuel,  il  est  juste.  Au  reste,  dès 
que  le  Kabyle  a  un  peu  d'argent,  il  n'aime  pas  à  le  laisser  dormir  : 
son  esprit  se  tourne  vers  les  conventions  aléatoires.  Les  jeux  de 
bourse  lui  plairaient  sans  doute;  il  s'y  essaie  dans  sa  petite  sphère 
et  tente  hardiment  déjà  la  spéculation  en  vendant  ou  achetant  d'a- 
vance la  moisson  future. 


08i  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'hypothèque  et  les  privilèges  ont  aussi  leur  place  dans  la  loi 
kabyle.  En  matière  d'hypothèque,  la  coutume  traite  durement  l'em- 
prunteur et  rend  le  prêteur  usufruitier  de  tout  ou  partie  du  bien 
hypothéqué  jusqu'à  restitution  entière  de  la  somme.  Comme  notre 
code,  elle  reconnaît  un  privilège  au  vendeur  non  payé  ou  à  l'ache- 
teur qui  a  payé  sans  que  la  chose  lui  fût  livrée;  mais  pourquoi  une 
créance  privilégiée  au  marchand  de  talismans?  C'est  que  les  amu- 
lettes sont  fort  en  honneur  dans  la  montagne,  et  le  Kabyle  se  sus- 
pend au  cou  volontiers  de  petits  carrés  de  parchemin  ou  de  métal 
couverts  de  figures  et  de  paroles  qui  doivent  lui  porter  bonheur. 

Quand  un  Kabyle  a  des  dettes  qui  paraissent  excéder  la  valeur 
totale  de  ses  biens,  il  est  passible  tout  comme  nous  de  V expropria- 
iion  forrt'c.  Les  créanciers  demandent  d'abord  à  la  djcmâ  d'inter- 
dire au  débiteur  de  vendi'e  ou  d'acheter  jusqu'à  ce  qu'il  ait  présenté 
son  bilan;  faute  de  l'avoir  dressé  avant  un  terme  prescrit,  il  subit 
l'expropriation.  Enfin  la  théorie  de  la  prescription  a  pareillement 
sa  trace  dans  la  loi  kabyle,  et  s'applique,  en  matière  de  vente,  au 
droit  de  cIk  fà,  qui  se  prescrit  dans  le  bref  délai  de  trois  jours.  Pour 
les  meubles,  possession  vaut  titre;  mais,  quant  aux  objets  volés  oa 
aux  immeubles,  point  de  prescription  acquisitoire  :  la  chose  volée 
doit  être  reprise  enti-e  toutes  les  mains,  dans  n'importe  quel  délai, 
et  lorsque  le  propriétaire  d'un  immeuble  possédé  même  de  bonne 
foi  par  un  autre  a  pu  prouver  ses  titres,  l'occupant  est  rigoureu- 
sement dépossédé,  quelle  que  soit  la  durée  de  sa  possession. 

Ces  rapprochemens  suffiront  à  prouver  que  la  coutume  kabyle 
est  plus  complète  et  plus  voisine  de  notre  législation  qu'on  ne  de- 
vait l'attendre  d'un  peuple  primitif.  Cette  coutume  ne  se  conserve 
que  par  tradition  dans  les  mémoires,  chaque  génération  l'enseigne 
à  la  suivante,  et  nous  serions  certes  un  sujet  de  surprise,  peut-être 
de  dédain  pour  le  Kabyle,  s'il  apprenait  que  dans  notre  France, 
011  la  loi  est  écrite,  bien  peu  de  citoyens  connaissent  leurs  droits 
et  leurs  devoirs  comme  tout  Kabyle  connaît  les  siens. 

III. 

Les  règles  posées  par  la  coutume,  qui  les  applique?  qui  rend  la 
justice?  De  droit,  c'est  l'assemblée  du  peuple;  de  fait,  —  au  moins 
en  matière  civile,  —  ce  sont  des  arbitres  appelés  ulémas  (savans) 
à  qui  la  djemâ  cède  son  pouvoir  judiciaire  pour  ne  se  réserver  que 
la  consécration  suprême  des  jugemens.  Les  moindres  procès,  ap- 
portés à  la  barre  de  la  djcmâ ,  pourraient,  avec  l'animosité  des 
soffft,  dégénérer  en  sujets  de  querelles  et  de  luttes  qui  nécessite- 
raient l'intervention  conciliante  des  marabouts.  Avoir  r:co:u'S  dès 


LES    KABYLES    DU   DJURDJURA.  585 

l'abord  à  cette  conciliation  où  il  faudrait  en  fin  de  compte  aboutir, 
c'est  une  mesure  d'ordre  public  que  les  djcmôs  ont  sagement  adop- 
tée. Chaque  partie  choisit  librement  un  arbitre  qui  est  d'ordinaire 
un  marabout  :  les  deux  ulémas  opinent-ils  de  même,  la  cause  est 
jugée;  sont-ils  en  désaccord,  un  troisième  arbitre  ou  au  besoin  un 
tribunal  de  marabouts  décide  en  dernier  ressort.  Au  cas  où  l'une 
des  parties  récuse  le  marabout  présenté  par  l'autre,  c'est  la  djemâ 
qui  désigne  les  arbitres,  les  plaiguans  restent  étrangers  à  ce  choix; 
pour  leur  ôter  même  toute  velléité  de  corruption ,  on  ne  leur  fait 
connaître  leurs  juges  qu'en  les  conduisant  devant  eux.  Les  ulémas 
reçoivent  les  preuves,  écoutent  les  témoins,  défèrent  le  serment, 
et  les  faux  sermons  sont  rares;  l'usage  veut  en  effet  que  l'on  vienne 
jurer  sur  le  tombeau  de  quelque  marabout  vénéré,  et  il  ne  se  trou- 
verait guère  de  Kabyle  qui  ne  croirait  s'attirer  malheur,  s'il  osait 
mentir  en  face  de  ces  tombes. 

Au  point  de  vue  pénal,  la  cljcmâ  est  encore  de  plein  droit  sou- 
veraine; Yamine  n'ouvre  pas  une  séance  de  l'assemblée  sans  ces 
paroles  sacramentelles  :  «  Quelqu'un  a-t-il  connaissance  d'un 
crime,  d'un  délit,  d'une  contravention  quelconque?  S'il  n'y  a  au- 
cune plainte,  tant  mieux,  car  alors  nous  sommes  en  paix,  et  Dieu 
soit  loué!  »  Lapidation,  bannissement,  confiscation  des  biens,  des- 
truction de  la  maison,  amendes,  telles  sont  les  peines  applica- 
bles (1);  mais  la  djemâ  ne  les  prononce  (sauf  les  amendes)  que 
dans  des  cas  exceptionnels  où  la  morale  publique  et  l'honneur  du 
village  ont  reçu  une  atteinte  directe  (2).  En  principe,  la  société  ne 
répond  pas  des  crimes  contre  la  vie  et  l'honneur  des  particuliers, 
c'est  la  personne  lésée  qui  les  venge. 

Nous  avons  montré  le  mari  autorisé,  sur  la  simple  dénonciation 
de  sa  femme,  à  tuer  l'homme  qui  l'a  outragée;  tout  citoyen  a  le  droit 
d'exercer  contre  un  ennemi  qui  l'attaque  la  loi  du  talion,  et  ce  n'est 
pas  un  vain  mot  :  dans  certaines  tribus,  le  talion  s'exerce  avec  toute 
la  rigueur  biblique.  Quand  un  meurtre  est  commis,  le  meurtrier 
doit  mourir;  mais  son  sang  ou  à  son  défaut  le  sang  d'un  de  ses 
proches  suffit  à  éteindre  la  vendetta  kabyle,  dite  rokba,  car  la  rokba 
n'est  pas  éternelle  comme  la  vendetta  corse;  seulement  elle  appar- 
tient de  même  au  fils,  puis  au  frère  ou  à  l'héritier  de  la  victime.  lî 

(1)  La  peine  do  la  prison  n'existe  pas;  elle  ne  pouvait  convenir  aux  lois  d'un  ;)euple 
aussi  jaloux  de  liberté. 

('2)  Est  passible  de  lapidation  celui  rjui  tue  ou  livre  à  ses  ennemis  un  individu  pro- 
tégé par  Vanaia  du  viilage,  celui  qui  tue  père,  fils  ou  frère  pour  hériter,  ou  son  hôte 
pour  le  voler.  —  Est  banni  quiconque,  pendant  une  guerre,  a  introduit  l'ennemi  dans 
le  village,  —  quiconque  abandonne  son  poste  ou  se  montre  lâche  dans  le  combat.  — 
La  lapidation  et  le  bannissement  entraînent  la  confiscation  des  biens  et  la  dcstructieu 
<le  la  maison. 


586  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

y  a  enfin,  de  par  la  coutume,  défense  expresse  de  s'interposer  entre 
deux  hommes  dont  l'un  doit  tirer  une  vengeance  légitime  de  l'autre, 
et  quiconque  renonce  à  se  venger  fait  une  lâcheté  dont  le  village  en- 
tier ressent  le  déshonneur  (1). 

Les  amendes,  voilà  les  peines  que  la  djemâ  inflige  et  se  plaît  à 
infliger,  parce  qu'elle  y  trouve  la  source  principale  du  revenu  pu- 
blic. Les  kanouns  abondent  en  articles  qui  préviennent  et  punissent 
les  moindres  délits,  comme  querelles,  menaces,  dégâts  commis  sur 
les  chemins,  empiétemens  de  propriétés,  retards  pour  assister  aux 
séances  de  la  djemâ  ou  aux  corvées  prescrites,  etc..  Même  en  ma- 
tière criminelle,  sans  préjudice  de  la  vengeance  laissée  à  la  victime 
ou  à  sa  famille,  la  djemâ  impose  une  amende  immédiate  au  cou- 
pable, qui,  faute  de  l'acquitter,  verra  ses  biens  confisqués  et  ven- 
dus aux  enchères  (2).  Tous  les  vols,  longuement  énumérés  par  la 
loi,  sont  punis  d'amendes  plus  ou  moins  fortes,  suivant  leur  gra- 
vité (3);  mais,  chose  étrange,  le  recel  ne  compte  pas  comme  délit; 

(1)  La  dia  arabe  ou  prix  du  sang  n'est  admise  qu'exceptionnellement.  Le  Kabyle 
regai'de  comme  honteux  de  racheter  par  l'argent  le  sang  d'un  homme.  Un  citoyen  des 
Aït-Ouaguenoun  ayant  laissé  le  meurtre  de  son  frère  impuni,  la  djemâ  de  son  village 
l'a  banni  en  déclarant  que,  pour  n'avoir  pas  vengé  la  mort  de  son  frère,  il  devait  être 
complice  de  l'assassin. 

(2)  Les  kanouns  sont  les  tarifs  d'amendes,  ils  sont  écrits,  et  chaque  village  a  les 
siens;  mais  les  crimes  et  délits  punis  sont  presque  partout  les  mêmes,  bien  que,  sui- 
vant les  localités ,  le  taux  de  l'amende  puisse  varier.  La  citation  de  quelques  articles 
tirés  de  divers  kanouns  donnera  une  idée  de  la  sévère  prévoyance  du  législateur  : 

Un  coup  porté  avec  une  pierre  ou  un  instrument  de  fer. .  est  puni  de        5  réaux  (*). 

La  seule  menace  de  frapper —  1 

Armer  son  fusil  et  menacer  quelqu'un —  9 

Vouloir  recommencer  une  dispute  après  qu'un  tiers  s'est 

interposé —  6 

Chercher  querelle   à  un    homme  qui  accompagne  une 

femme —  5 

Injurier  un  vieillard  ou  une  femme —  20 

Une  femme  qui  injurie  un  homme  ou  une  autre  femme. .  —  1 

L'homme  qui  va  à  la  fontaine  des  femmes —  5 

Accoster  une  femme  sur  une  route  ou  dans  un  bois —  20 

Lui  faire  des  propositions  honteuses —  i20 

Porter  la  main  sur  elle —  160 

Frapper  l'émissaire  d'une  fraction  ennemie  qui  vient  dé- 
clarer la  guerre —  10 

Refuser  la  nourriture  à  ses  père  et  mère  dans  le  besoin. .  —  25 

Porter  faux  témoignage —  ^^ 

S'interposer  entre  deux  hommes  dont  l'un  est  en  droit  de 

se  venger  de  l'autre —  80 

Renoncer  par  lâcheté  à  une  vengeance  légitime —  120 

(3)  Des  amendes  différentes  punissent  le  vol  d'une  poule,  chèvre  ou  brebis,  d'un 
{')  Le  réal  vaut  2  fr.  50  c. 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  587 

c'est  une  lacune  des  kanouns  que  le  Kabyle  explique  par  une  vérité 
peu  morale  :  «  le  receleur  est  utile,  on  obtient  de  lui  à  bon  marché 
ce  que  le  voleur  ne  rendrait  pas.  » 

Payées  d'ordinaire  le  jour  même  de  la  condamnation,  recueillies 
par  les  tamens  et  centralisées  par  Vamine,  les  amendes  vont  au 
trésor  du  village,  où  entrent  aussi  les  droits  divers  que  la  djeinâ 
prélève  sur  les  successions,  mariages,  divorces,  ou  naissances  d'en- 
ians  mâles  (1).  Telles  sont  les  ressources  du  budget;  elles  ont  à 
pourvoir  surtout  à  trois  sortes  de  dépenses  (2)  :  travaux  d'utilité 
publique,  —  frais  d'hospitalité  envers  les  voyageurs  étrangers,  — 
distributions  de  viande  faites  aux  habitans  du  village  et  connues 
sous  le  nom  d'ouzia. 

Tout  citoyen  est  corvéable  en  matière  de  travaux  publics  et  doit 
sa  part  de  main-d'œuvre.  Ces  travaux  consistent  à  ouvrir  et  entre- 
tenir les  chemins,  construire  et  réparer  les  fontaines,  la  mosquée, 
la  maison  commune  où  se  réunit  la  djemâ.  La  caisse  publique 
achète  les  matériaux  et  paie  les  ouvriers  qu'il  est  nécessaire  d'ap- 
peler du  dehors.  —  On  sait  déjà  quel  sentiment  pieux  les  Kabyles 
attachent  à  la  pratique  de  l'hospitalité.  Un  voyageur  arrive  dans  un 
village,  on  l'héberge  dans  la  maison  commune  et  on  le  nourrit  aux 
frais  de  la  djemâ.  Si  la  caisse  est  vide,  chaque  maison  s'ouvrira, 
d'après  un  ordre  établi,  pour  recevoir  les  hôtes,  et  Vamine  désignera 
au  voyageur  celle  où  il  doit  trouver  asile  et  nourriture.  —  Cepen- 
dant la  dépense  principale  et  la  plus  unanimement  votée  de  tout 
budget  kabyle,  c'est  Vouzia  (3).  Au  sein  d'une  vie  laborieuse  où 
l'homme  a  besoin  de  toute  sa  force  physique,  l'hygiène  commande 
aiitant  que  la  bienfaisance  des  distributions  gratuites  de  viande  dont 
tous  les  citoyens,  les  indigens  surtout,  puissent  profiter.  Quand  un 
citoyen  paie  une  forte  amende,  il  y  a  fête  dans  le  village,  parce  que 
toute  forte  amende  est  aussitôt  transformée  en  ouzia.  De  même  à 
chaque  solennité,  à  chaque  événement  remarquable,  la  djemâ  prend 
dans  sa  caisse  l'argent  nécessaire  à  l'achat  de  bœufs  et  moutons  dont 
la  viande  se  partage  entre  tous  les  habitans  sur  le  pied  de  la  plus 

bœuf,  âne  ou  mulet,  de  feuilles  de  frêne  ou  de  figuier,  de  grains,  de  paille  ok  de  foin, 
de  légumes  et  fruits  verts  ou  mûrs.  Pour  les  vols  nocturnes,  la  peine  est  doublée;  chez 
les  Aït-Mellikeuch,  le  voleur  surpris  dans  une  maison  devient  comme  l'esclave  du 
maître  de  la  maison,  qui  peut  disposer  de  sa  personne  et  de  ses  biens. 

(1)  Ces  droits,  qui  sont  réglés  dans  chaque  village,  sont  en  moyenne  de  3  réaux 
(7  fr.  50  c.)  pour  mariages,  divorces  et  naissances.  Le  droit  sur  les  successions  peut 
monter  jusqu'à  20  réaux  (50  fr.),  si  l'héritage  est  considérable. 

(2)  Sans  compter  les  secours  aux  indigens  et  l'achat  d'armes  et  de  munitions  pour 
les  pauvres  en  temps  de  guerre. 

(3)  Grâce  à  Vouzia,  le  Kabyle  mange  en  moyenne  dix  fois  plus  de  viande  que 
l'Arabe. 


588  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

parfaite  égalité;  «  l'enfant  qui  vient  de  naître  a  sa  part  comme  le 
vieillard,  »  ainsi  l'ordonne  la  coutume.  Pour  peu  que  le  trésor  pu- 
blic ne  suffise  pas  à  Vouzia,  une  cotisation  extraordinaire,  propor- 
tionnée à  la  fortune  de  chacun,  vient  compléter  ce  qui  manque. 
Dès  que  Yoiizia  est  résolue,  chaque  Uimcn  déclare  à  Yamine  le 
nombre  de  bouches  de  sa  kharouba-,  il  n'oserait  pas  exagérer  ce 
chiffre,  car  une  amende  sévère  le  menace,  et  les  autres  tamens,  in- 
téressés à  empêcher  la  fraude,  le  contrôlent.  Grâce  aux  garanties 
sérieuses  qui  président  à  ce  calcul,  le  nombre  de  bouches  comp- 
tées au  moment  d'une  ouzui  représente  rigoureusement  le  nombre 
des  habitans,  et  ce  n'est  pas  le  côté  le  moins  curieux  de  ce  singu- 
lier usage  que  de  pouvoir  servir  de  base  naturelle  et  stricte  au  re- 
censement de  la  population. 

IV. 

Peu  d'années  avant  1830,  cinq  des  principaux  chefs  kabyles  de 
la  vallée  du  Sébaou,  —  et  parmi  eux  le  père  de  Mohammed-ou- 
Kaci  (1),  —  étaient  attirés  dans  un  guet-apens  et  traîtreusement 
massacrés  par  les  Turcs.  Un  jour  que  nous  demandions  à  Mohammed- 
ou-Kaci  de  nous  préciser  la  date  de  ce  gros  événement  :  «  Mon 
père  fut  tué,  nous  dit-il,  pendant  un  rhamadan,  à  V époque  de  la 
recolle  des  fèves.  »  Ce  mot,  qui  rattache  le  meurtre  d'un  père  au 
souvenir  d'une  récolte,  peint  toute  la  préoccupation  du  Kabyle  pour 
la  vie  positive  :  enfmt  d'une  terre  souvent  ingrate,  il  faut  bien 
qu'avant  tout  il  pense  à  vivre. 

S'il  suffisait  de  soigner  beaucoup  la  terre  pour  en  obtenir  beau- 
coup, le  Kabyle  aurait  la  part  belle.  Il  s'entend  mieux  que  l'yirabe 
à  élaguer  les  mauvaises  herbes,  à  nettoyer  et  fumer  son  terrain,  à 
le  faire  reposer  en  alternant  les  produits,  et  il  serait  volontiers  tout 
à  l'agriculture,  si  les  céréales  devaient  lui  promettre  assez  pour  sa 
consommation;  mais  il  a  beau  manier  patiemment  la  pioche  et  la 
charrue  (2),  il  ne  peut  rien  contre  l'aridité  des  roches  (3),  contre 
la  raideur  des  pentes  et  la  violence  des  eaux  (/i),  qui  entraînent 

(t)  Mohammed-ou-Kaci,  mort  maintenant,  a  été  notre  dernier  Oach-agha  du  Sébaou 
€t  s'est  conduit  toujours  en  allié  brave  et  fidèle. 

(2)  Il  cultive  partout  où  c'est  possible  le  blé,  l'orge,  le  maïs,  le. sorgho,  les  fèvés, 
pois,  artichauts,  pimens,  et  le  tabac. 

(3)  Les  roches  du  Djurdjura  sont  parfois  calcaires,  généralement  schisteuses. 

(4)  Si  les  grains  font  défaut,  la  fjrce  motrice  ne  manque  pas  aux  moulins.  En  hiver, 
la  plupart  des  ravins  deviennent  des  torrens;  en  été  même,  la  montagne  n'est  jamais 
privée  d'eau;  les  sources  y  sont  abondantes,  et  l'eau  fort  bonne  à  boire.  Les  rivières  du 
Sébaou  et  de  l'Oued-Sahel,  aussi  bien  que  leurs  afîluens  directs,  si  réduits  qu'ils  soient 
par  la  sécheresse,  ne  tarissent  point. 


LES    KABYLES   DU   DJURDJURA.  589 

l'humus  dans  les  vallées.  Hors  des  vallées  et  de  quelques  coteaux 
fertiles,  le  sol  de  la  montagne  est  surtout  propre  à  la  végétation 
ligneuse;  les  Kabyles  le  comprennent  et  concentrent  sur  leurs  arbres 
à  fruits,  principalement  sur  le  figuier  et  l'olivier,  leur  travail  et 
leurs  espérances. 

Le  figuier  est  une  ressource  à  la  fois  alimentaire  et  commerciale; 
il  croît  vite  :  si  on  l'abat,  il  n'exige  que  quatre  ou  cinq  ans  pour 
reprendre  son  développement  complet.  C'est  d'ancienne  date  que 
la  caprification  se  pratique  dans  la  Djurdjura.  «  Qui  n'a  pas  de 
dokkar  n'a  pas  de  figues,  »  dit  un  vieux  proverbe  kabyle.  Or  le 
dokkar  est  le  fruit  du  figuier  mâle  ou  caprifiguier  [ficus  capri ficus); 
ce  fruit,  petit,  à  saveur  acre,  est  une  espèce  hâtive,  déjà  mûre  quand 
les  autres  figues  sont  vertes  encore.  On  le  cueille,  et  1  on  en  groupe 
un  certain  nombre  qu'on  suspend,  sous  forme  de  chapelet,  aux  bran- 
ches des  figuiers  femelles;  le  dokkar,  en  se  desséchant,  laisse  échap- 
per par  l'œil  du  sommet  une  foule  de  petits  insectes  ailés,  à  corps 
velu,  agens  précieux  de  fécondation,  qui  s'introduisent  dans  les 
fruits  femelles  et  en  accroissent  la  qualité  et  l'abondance  (1).  Ecou- 
tez le  Kabyle,  il  vous  assurera  que  «  chaque  insecte  féconde  quatre- 
vingt-dix-neuf  figues,  et  que  la  centième  est  son  tombeau.  »  Le 
caprifiguier  ne  réussit  pas  également  dans  toute  la  montagne;  il 
fuit  le  voisinage  de  la  mer;  les  tribus  qui  en  produisent  le  plus  en 
sont  fières  et  souvent  avares  ("2)  :  au  moindre  symptôme  de  guerre, 
elles  se  hâtent  d'en  défendre  l'exportation.  C'est  à  la  figue  blanche 
seulement  que  la  caprification  s'applique;  l'espèce  violette  n'en  a 
pas  besoin.  Pourquoi  alors  le  Kabyle  ne  la  cultive-t-il  pas  de  pré- 
férence? C'est  que  la  figue  violette  n'est  guère  bonne  que  fraîche 
et  se  conserve  peu  ;  la  figue  blanche  sert  à  la  nourriture  de  l'année 
entière  et  se  prête  aux  transports  les  plus  lointains.  Quand  la  ma- 
turité des  figues  paraît  proche,  il  est  de  tradition  que  la  djemâ  se 
réunisse  pour  interdire  à  tout  Kabyle,  propriétaire  ou  non,  d'en 
cueillir  avant  une  époque  fixée.  Lors  de  la  maturité  complète,  l'as- 
semblée lève  l'interdit  et  punit  ceux  qui  l'ont  violé.  Séchées  sur  des 
claies,  les  figues,  après  quinze  ou  vingt  jours,  se  placent  dans  des 
paniers  ou  des  peaux  de  bouc  et  s'exportent  au  loin  en  pays  arabe. 

L'olivier  est  la  vache  du  Kahyle,  la  richesse  du  Djurdjura;  il  y 
atteint  des  dimensions  et  une  fécondité  merveilleuses.  Nous  avons 
vu  des  oliviers  kabyles  mesurer  plus  de  deux  mètres  de  diamètre  à 
la  base;  ils  forment  de  vraies  forêts  chez  les  Guechtoulas  et  les 
Menguellet,  et  dans  la  confédération  des  Aït-Iraten,  où  cependant 

(1)  Le  dokkar  produit  deux  sortes  d'insectes,  des  noirs  et  des  rouges;  les  noirs  seuls 
sont  fécondans. 

(2)  Les  Ait-Fraoucen  et  les  Aît-Iraten. 


590  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ils  ne  se  trouvent  qu'épars,  on  en  compte  280,000  sur  une  surface 
totale  de  61,270  hectares. 

L'olivier  croît  lentement,  mais  des  générations  passent  sans  qu'il 
meure  ;  le  Kabyle  le  soigne  comme  son  trésor,  et  ne  néglige  jamais 
de  greffer  les  sauvageons.  C'est  seulement  une  année  sur  deux  que 
la  récolte  des  olives  est  abondante  :  la  cueillette  s'en  fait  tout  l'hi- 
ver; on  les  conserve  dans  des  enclos  de  branches,  et  la  prépa- 
ration de  l'huile  s'opère  en  plein  air,  au  printemps.  Exposées  au 
soleil  pendant  plusieurs  jours  sur  le  toit  des  maisons  ou  tout  autre 
terrain  sec,  les  olives  sont  amenées  à  un  certain  état  de  fermenta- 
tion, puis  mises  dans  une  auge  pour  être  piétinées  par  les  femmes 
ou  foulées  sous  de  grosses  pierres.  Dégageant  alors  le  noyau,  on 
porte  la  pâte  qui  résulte  du  foulage  dans  des  sortes  d'entonnoirs 
percés  de  trous  au  travers  desquels  l'huile  découle  peu  à  peu;  le 
résidu,  traité  par  l'eau  bouillante,  laisse  encore  surnager  de  l'huile 
que  les  femmes  enlèvent  avec  des  cuillers  de  bois.  Voilà  le  procédé 
primitif  et  grossier;  les  Kabyles  n'ont  pas  attendu  la  conquête  fran- 
çaise pour  le  perfectionner  et  se  procurer  des  moulins  composés 
d'une  meule  verticale  qui  triture  l'olive  et  d'un  pressoir  à  vis  de 
bois  qui  fait  dégorger  la  pâte.  A  vrai  dire,  les  huiles  kabyles  ne  se 
dépouillent  guère  par  ce  système  plus  que  par  l'autre  de  leur  très 
forte  odeur,  car  cette  odeur  tient  à  la  fermentation  première  de 
l'olive  :  si  imparfaites  qu'elles  soient,  elles  n'en  ont  pas  moins  en 
Afrique  une  réputation  considérable.  Les  outres  d'huile  du  Djurd- 
jura  n'arrivent  pas  seulement  à  Alger  et  Constantine;  elles  pénè- 
trent dans  le  Soudan  :  portées  par  les  Kabyles  à  Bou-Saâda,  par  les 
Ouled-Naïl  de  Bou-Saâda  à  Mettili,  elles  vont  avec  les  Ghambas 
dans  le  Touât,  et  avec  les  Thouaregs  jusqu'à  Tombouctou. 

Pour  être  les  plus  précieux  représentans  de  la  végétation  ligneuse 
dans  le  Djurdjura,  le  figuier  et  l'olivier  n'en  sont  pas  les  seuls. 
Sur  les  pentes  et  les  crêtes  kabyles,  aux  espèces  exotiques  se  mê- 
lent nos  espèces  européennes  :  au  grenadier  et  au  cactus  raquette  (1), 
le  noyer,  la  vigne  et  les  arbres  fruitiers  de  France;  aux  caroubier, 
tuya,  micocoulier,  laurier-rose,  chêne  à  glands  doux  et  chêne-liége, 
le  pin,  le  hêtre,  l'orme,  le  peuplier.  Le  frêne  y  est  de  superbe  ap- 
parence; le  chêne-zen,  que  nous  admirions  récemment  encore  dans 
la  vaste  forêt  d'Akfadou  (2),  atteint  jusqu'à  trente  mètres  de  hauteur  j 
enfin  sur  les  cimes  inhabitables  se  dresse  le  cèdre  au  milieu  des 
rochers. 

(1)  Appelé  vulgairement  figuier  de  Barbarie. 

(2)  Cette  forêt  se  trouve  sur  les  sommets  des  Aït-Idjer;  on  la  traverse  pour  passer  de 
la  vallée  du  Sébaou  dans  celle  de  l'Oued -Sahel,  en  se  rendant  à  Bougie.  La  crête 
d'Akfadou  est  bien  nommée;  Akfadou  veut  dire  en  kabyle  créle  du  vent. 


LES   KABYLES    DU   DJURDJURA.  591 

Industrieux  par  nature  et  par  besoin,  le  Kabyle  tire  parti  de 
tout  :  il  ne  perd  pas  les  glands  doux,  qui,  à  défaut  de  froment  et 
de  maïs,  peuvent  servir  à  préparer  son  kousskouss,  ni  les  feuilles 
de  figuier  et  de  frêne,  qui  peuvent  nourrir  son  bétail  (1).  En  pays 
de  forêt,  il  devient  bûcheron  et  menuisier,  fabrique  des  portes,  des 
coffres,  des  ouvrages  de  bois,  et  fournit  ainsi  presque  toute  la  vais- 
selle indigène  de  l'Algérie.  Ailleurs  il  taille  la  pierre,  ou  se  fait 
forgeron,  armurier,  orfèvre.  Les  meules  des  Aït-Mellikeuch  sont  re- 
nommées, aussi  bien  que  les  platines,  les  canons  de  fusil,  les  bijoux 
des  Aït-Ienni.  La  femme  kabyle  aime  à  se  parer  ;  rarement  on  la 
rencontre  sans  des  boucles  d'oreille  et  des  bracelets  d'argent  ou  de 
cuivre  ;  c'est  le  bijoutier  des  Aït-Ienni  qui  passe  pour  le  grand  four- 
nisseur des  colliers,  des  agrafes,  des  diadèmes  ou  ferronnières  dites 
thacebt,  à  pendeloques  de  corail  et  de  verroteries,  que  toute  mère 
kabyle  porte  fièrement  à  la  naissance  d'un  garçon,  —  bijoux  gros- 
siers, faits  pour  étonner  cependant  par  le  goût  qui  s'y  révèle  (2). 

Avec  le  tan  de  leurs  chênes,  diverses  tribus  travaillent  le  cuir; 
d'autres,  avec  le  charbon  du  laurier-rose,  font  de  la  poudre.  L'ar- 
gile, fort  répandue  dans  ces  terrains  schisteux,  sert  à  la  fabrication 
des  tuiles  et  de  poteries  souvent  remarquables,  telles  que  jarres, 
vases,  lampes  de  forme  étrusque,  dues  exclusivement  à  la  main  des 
femmes.  Jamais  la  femme  kabyle  ne  nous  est  apparue  plus  gracieuse 
et  jolie  qu'au  retour  de  la  fontaine,  avec  son  amphore  remplie  d'eau 
qu'elle  porte  à  l'antique,  droite  sur  l'épaule,  où  elle  la  retient  de  ses 
deux  bras  levés.  Le  tannage  des  peaux  de  bouc,  la  teinture  des 
laines  et  le  tissage  sont  aussi  des  industries  spéciales  aux  femmes. 
Elles  tissent  dans  leurs  maisons,  sur  un  métier  élémentaire,  le  lin 
et  la  laine,  fabriquent  des  toiles  pour  l'exportation,  et  travaillent 
aux  vêtemens  des  hommes  et  aux  leurs.  En  cela  pourtant  elles  n'ont 
pas  beaucoup  à  faire,  vu  le  peu  de  soin  que  le  montagnard  prend 
de  sa  personne  :  chez  la  femme  encore ,  la  coquetterie  combat  la 
malpropreté  de  race;  mais  l'homme  est  sale  et  porte  chemise  ou 
burnous  jusqu'à  la  corde. 

Tout  peuple  industrieux  cherche  dans  le  commerce  un  débouché 
aux  produits  de  son  travail.  Le  Kabyle  a  de  plus  à  se  fournir  sans 

(1)  Le  Djurdjura  élève  des  bœufs,  vaches,  moutons  et  chèvres,  ânes  et  mulets.  —  La 
chasse  y  est  assez  pauvre  ;  les  perdrix  et  les  lièvres  sont  rares  ;  on  trouve  surtout  des 
sangliers.  On  rencontre  la  panthère  dans  le  Haut-Sébaou,  chez  les  Aït-Flik,  les  Aït- 
Robri  et  les  Ait-Idjer,  parfois  môme  le  lion,  qui  cependant  recherche  davantage  le  ver- 
sant de  rOued-Sahel.  Les  singes  sont  nombreux  dans  les  montagnes  des  Guechtoulas 
au-dessus  de  Dra-el-Mizan. 

(2)  La  tribu  des  Aît-Ienni  est  également  connue  au  loin  pour  sa  fausse  monnaie; 
fabriquée  dans  les  ateliers  spéciaux  d'un  de  ses  villages,  cette  fausse  monnaie  se  répand 
jusqu'en  Tunisie,  où  elle  se  vend  sur  les  marchés  comme  une  vraie  denrée. 


592  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cesse  des  objets  indispensables  qui  lui  manquent  :  il  Tui  faut  donc 
des  marchés  fréquens  (1);  il  faut  que  certaines  tribus  qui  ne  trouvent 
pas  à  se  nourrir  dans  la  montagne  envoient  leurs  colporteurs  dans 
les  douars  arabes  et  sur  les  marchés  algériens,  où  la  bonne  foi  ka- 
byle est  devenue  proverbiale.  En  retour  de  leurs  fruits  secs,  de  leurs 
olives,  huiles,  épices,  etc.,  ils  achètent  du  blé,  des  cotonnades,  de 
l'acier,  du  plomb  pour  leurs  balles  (2),  du  soufre  et  du  salpêtre  pour 
leur  poudre.  Les  Kabyles  les  plus  pauvres,  qui  n'ont  ni  coin  de  terre 
à  soigner,  ni  commerce  à  faire;  émigrent,  et  vont  louer  leurs  services 
dans  les  villes  et  les  plaines,  avec  l'espoir  constant  de  retourner  un 
jour  vivre  au  village  et  d'y  employer  le  pécule  qu'ils  auront  amassé. 
Plusieurs  fois  par  an  les  colporteurs  rentrent  au  foyer,  quitte  à  en 
repartir  de  nouveau.  La  grande  solennité  qui  clôt  le  rhamadan  ra- 
mène d'habitude  tous  les  émigrés  dans  le  Djurdjura.  C'est  alors 
fête  générale  :  on  les  entoure,  on  les  écoute,  car  ils  ont  beaucoup 
vu  et  ont  beaucoup  à  dire.  On  raconte  les  nouvelles,  on  rapporte 
les  bruits  qui  courent,  et  gaîment  l'on  devise,  et  à  plaisir  l'on  mé- 
dit de  l'Arabe,  et  l'on  rit  à  cœur  joie  de  certaines  historiettes  sem- 
blables à  celle-ci,  que  contait,  entre  autres,  un  loustic  des  Mt- 
Boudrar  :  «  C'était  un  jour  d'été,  en  temps  de  guerre;  un  jeune 
thalch  ou  savant  arabe,  hôte  d'une  tribu  de  la  montagne,  veut  se 
conduire  en  brave,  et,  couvert  d'une  simple  gandoura  (3)  flottante, 
le  tromblon  à  la  main,  il  sort  pour  faire  le  coup  de  feu.  Tandis  que 
prudemment  il  se  tient  derrière  un  rocher,  un  projectile  silTle  et 
le  frappe  en  pleine  poitrine.  Le  thaleb  pâlit;  il  porte  la  main  à  sa 
blessure;  plus  il  presse  sur  la  balle  maudite,  plus  elle  le  déchire. 
On  s'approche,  on  le  soutient,  on  recueille  ses  dernières  paroles, 
quand  un  vieux  guerrier,  mieux  avisé,  ouvre  la  chemise  du  mou- 
rant et  regarde  la  plaie  :  point  de  sang!  Le  projectile  terrible  était 
un  gros  hanneton  qui  s'envole,  —  et  le  jeune  Arabe  se  sauve,  pour- 
suivi des  huées  kabyles.  » 

Le  Djurdjura  a  donc  des  tribus  sédentaires  et  des  tribus  qu'il  est 
permis  d'appeler  voyageuses.  Le  Kabyle  voyageur  sait  toujours  un 
peu  d'arabe,  parce  qu'il  lui  est  utile  d'en  savoir;  mais  dans  telle 
tribu  comme  celle  des  Aït-Idjer,  qui  ne  voyage  point,  sur  10,000  ha- 
bitans,  on  aurait  peine  peut-être  à  en  découvrir  un  seul  parlant 
l'arabe,  excepté  les  marabouts.  Ainsi,  lorsque  le  Kabyle  apprend  la 
langue  arabe,  la  langue  du  Koran,  c'est  pour  les  besoins  de  son 

(1)  Cliaque  tribu  a  son  marché  hebdomadaire. 

(2)  Les  balles  kabyles,  plus  petites  que  les  nôtres,  sont  plus  dangereuses  et  déchirent 
davantage  les  plaies,  parce  qu'on  leur  laisse  les  bavures  qu'elles  ont  au  sortir  du 
moule. 

(3)  La  gandoura  est  une  longue  chemise. 


LES    KABYLES    DU    DJURDJURA.  593 

commerce,  et  non  dans  l'idée  de  comprendre  le  livre  sacré  de  sa 
foi.  De  là  cette  conclusion  qui  a  sa  portée  :  c'est  que  le  Kabyle  ne 
place  pas  seulement  sa  loi  politique  et  civile  au-dessus  de  sa  loi 
religieuse,  mais  que  même  ses  préoccupations  d'intérêt  industriel 
ou  commercial  passent  avant  sa  religion. 

V. 

Le  Kabyle  est  en  effet  un  musulman  sans  fanatisme  ni  respect  ex- 
cessif pour  les  prescriptions  du  Koran.  Au  besoin  il  ne  craint  pas  de 
faire  l'esprit  fort  :  s'il  a  trop  soif  pendant  le  rhamadan,  il  se  mettra 
volontiers,  en  plein  jour,  un  morceau  de  glace  dans  la  bouche,  sous 
prétexte  que  ce  n'est  ni  boire  ni  manger.  S'il  tue  un  sanglier  et 
que  la  faim  le  presse,  il  mangera,  sans  trop  de  scrupule,  la  viande 
interdite;  Dieu  est  grand  et  pardonnera  les  faiblesses  de  l'homme. 
L'histoire  est  là  d'ailleurs  pour  nous  dire  que  les  Kabyles  ont  apo- 
stasie jusqu'à  douze  fois  avant  d'embrasser  franchement  l'isla- 
misme (1);  les  populations  du  Djurdjura  étaient  chrétiennes  lors  de 
leurs  guerres  contre  Rome  (*2),  et  la  croix  que  beaucoup  de  femmes 
kabyles  portent  tatouée  sur  le  front  apparaît  peut-être  comme  une 
trace  dernière  et  fidèle  d'une  religion  oubliée. 

Chaque  village  a  généralement  sa  mosquée,  reconnaissable  à  sa 
construction  plus  soignée,  à  ses  murs  plus  blancs  que  les  autres; 
mais  la  montagne  compte  en  outre  certains  établissemens  religieux 
d'une  importance  particulière,  destinés  tout  ensemble  à  l'hospita- 
lité et  à  l'instruction  :  ce  sont  les  zaouias.  On  a  vu  comment,  à  l'o- 
rigine, les  marabouts  ont  pris  pied  en  Kabylie  pour  séparer  des 
populations  hostiles;  c'est  sur  le  champ  de  bataille,  sur  le  terrain 
de  poudre  des  parties  belligérantes  qu'ils  se  fixèrent  avec  le  con- 
sentement commun  des  deux  parties.  Sur  chacun  de  ces  terrains, 
autour  de  la  tombe  du  premier  marabout  résidant  et  par  les  soins 
de  ses  successeurs,  s'est  généralement  élevée  une  zaouïa. 

La  zaouïa  peut  former  un  vrai  village  ayant,  comme  les  autres, 
sa  djemâ  et  son  aminé.  Plus  souvent  c'est  un  établissement  occupé 
par  des  marabouts  et  comprenant  alors  une  maison  hospitalière,  une 
école  ou  mammera^  des  habitations  pour  ceux  qui  viennent  s'y  in- 

(1)  Ibn-Khaldoun,  1. 1",  p.  198. 

('2)  Les  historiens  et  les  géographes  latins  appellent  le  Djurdjura  mons  Ferratus  (le 
mont  bardé  de  fer),  et  ses  habitans  Quinquegentiani  (les  cinq  tribus).  Ces  tribus 
étaient  chrétiennes  au  iv'  siècle  de  notre  ère,  et  Firmus,  leur  chef,  leur  fit  embrasser 
le  donatisme  en  l'an  372,  par  esprit  d'indépendance,  afin  de  mieux  montrer  qu'il  ne 
voulait  rien  avoir  de  commun  avec  les  Romains,  pas  même  la  religion.  De  là  le  nom  de 
firmiens  donné  aux  donatistes.  —  Voyez  Amm.  Marcellin,  liy.  xxix,  ch.  v,  et  saint  Au- 
gustin, let.  87,  t.  II,  p.  15,  édition  Poujoulat. 

TOMK  LVI.  —  1865.  38 


594  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

struire.  La  zaoïiïa  la  plus  célèbre  en  Kabylie,  célèbre  dans  l'Algérie 
entière,  est  celle  de  Sid-Abderraman  (1);  elle  fait  plus  que  donner 
l'hospitalité  et  l'instruction,  elle  sert  de  foyer  à  une  grande  associa- 
tion religieuse,  où  se  mêlent  Kabyles  et  Arabes,  dont  tous  les  mem- 
bres se  nomment  khonans,  c'est-à-dire  frères,  dont  l'organisation 
hiérarchique  comprend  un  khalifa  ou  grand-maître  habitant  la 
zaouïa,  et  des  mekaddems  ou  délégués  du  grand-maître  établis  dans 
divers  centres  de  la  montagne.  Cette  association  fait  dans  l'ombre 
des  prosélytes  nombreux,  elle  a  des  pratiques  mystérieuses.  Sa  de- 
vise est,  «  obéissance  et  pauvreté;  »  son  mot  d'ordre  :  «  haine  contre 
tout  ennemi  de  Mahomet.  »  Ce  sont  ses  agens  secrets  qui  partout 
vont  ranimer  la  foi,  c'est  de  son  sein  que  sort  tout  agitateur  qui  se 
dit  inspiré  et  lève  le  drapeau  de  la  guerre  sainte  ('2).  Les  zaouïas  ser- 
vent de  but  aux  pèlerinages;  chacune  a  sa  légende  de  miracles  (3). 
Outre  les  dons  en  nature  et  en  argent  des  pèlerins ,  elles  peuvent 
recevoir  par  legs  testamentaires  des  propriétés  qui  prennent  le  nom 
de  hahbous,  et  sont,  comme  la  terre  des  pauvres,  labourées  au 
moyen  de  corvées  générales  que  fournissent  les  villages  environ- 
nans.  La  zaouïa  dépense  son  budget  en  frais  d'entretien  et  d'hospi- 
talité; les  pauvres  surtout,  dussent-ils  frapper  vainement  à  toutes 
les  portes,  ont  l'assurance  que  celle  d'une  zaouïa  ne  leur  sera  ja- 
mais fermée. 

L'école  ou  mammera  s'ouvre  à  tous  les  élèves,  de  quelque  point 
qu'ils  viennent,  et  perçoit  d'eux,  à  leur  entrée,  pour  frais  d'in- 
struction, une  faible  somme  une  fois  payée.  Elle  leur  offre  l'ensei- 
gnement :  c'est  à  eux  de  subvenir  à  leur  existence  par  des  quêtes 
ou  achours;  ils  en  font  trois  par  an,  après  la  moisson,  cà  Tépoque 
des  figues,  à  celle  des  olives,  et  ne  laissent  pas  de  promener  leur 
besace  au  milieu  des  fêtes  du  voisinage  (5).  La  mammera  ne  refuse 

(1)  Elle  est  située  dans  la  tribu  des  Aît-Smaïl  (confédération  des  Guechtoulas). 

(2)  Abd-el-Kader  lui-même  était  khouan  de  Sid-Abderraman.  Les  savans  travaux  d« 
M.  le  général  de  Neveu  et  de  M.  Brosselard  ont  contribué  à  élucider  la  question  des 
khouans,  jadis  si  obscure. 

(3)  Voici  la  légende  de  la  zaouïa  de  Sid-Abderraman.  Le  saint  marabout  Sid-Abder- 
raman vivait  au  commencement  de  notre  siècle.  Originaire  d'Alger,  il  passa  sa  vie  et 
mourut  dans  le  Djurdjura,  chez  les  Aît-Smaïl,  qui  élevèrent  une  koubba  ou  mosquée 
sur  sa  tombe.  Les  Algériens ,  irrités  de  savoir  son  corps  en  terre  kabyle,  arrivent  nom- 
breux dans  la  montagne,  comme  pour  prier  près  du  tombeau,  et  de  nuit  ils  enlèvent 
les  restes  du  saint,  qu'ils  emportent  à  Alger  et  enterrent  dans  une  koubba  nouvelle. 
Grand  émoi  des  Kabyles;  ils  ne  parlent  de  rien  moins  que  de  marcher  sur  Alger 
quand,  dans  une  dernière  visite  au  tombeau  qu'ils  croyaient  vide,  lis  y  retrouvent 
intact  le  corps  de  Sid-Abderraman.  Dieu  avait  permis  que,  par  miracle,  cette  dépouille 
se  multipliât,  et  le  saint  marabout  resta  connu  depuis  sous  le  nom  de  Bou-Kobarine 
(le  père  aux  deux  tombes). 

(4)  Quand  les  élèves  d'une  zaouïa  sont  en  nombre,  leurs  promenades  intéressées 


LES   KABYLES    DU   DJURDJURA.  5&5 

pas  l'instruction  élémentaire;  toutefois  c'est  plutôt  une  sorte  d'uni- 
versité où  l'on  arrive  ayant  déjà  quelques  notions  de  lecture  et  d'é- 
criture que  peut  donner  dans  le  village  le  prieur  de  la  mosquée.  Les 
élèves  y  séjoiu'nent,  à  leur  gré,  plusieurs  années»  recevant  les  le- 
çons de  professeurs  divers  sur  l'explication  du  Koran,  les  élémens 
du  calcul  et  de  l'astronomie,  la  versification,  les  commentaires  du 
droit  musulman. 

Il  semble  aller  de  soi  que,  dans  les  zaouïas  kabyles,  l'enseigne- 
ment se  fasse  en  langue  kabyle;  non,  il  se  fait  en  arabe.  C'est  d'a- 
bord que  le  fond  de  cet  enseignement  est  religieux,  et  que,  pour 
toute  population  islamique,  il  y  a  défense  expresse  d'étudier  le  Ko- 
ran dans  une  autre  langue  que  celle  du  propliète;  puis  la  langue 
kabyle  ou  berbère,  langue  entièrement  originale,  qui  n'est  ni  sœur 
ni  parente  de  l'arabe,  manque  complètement  d'une  écrltm'e  qui  lui 
soit  propre  :  les  signes  qui,  dans  l'ancien  temps,  ont  dû  représenter 
la  langue  kabyle  écrite  ont  disparu  sans  que  l'histoire  ni  la  tradi- 
tion en  puissent  expliquer  la  perte.  Tout  ce  qui  se  trouve  écrit,  — 
comme  les  kanouns  des  villages,  —  ou  s'écrit  aujourd'hui  en  kabyle 
emprunte  forcément  les  caractères  arabes.  Aussi,  tandis  que  la  ré- 
putation des  zaouïas  est  grande  par  toute  l'Algérie  et  qu'elle  attire 
des  élèves  de  tous  les  points  de  l'Afrique  du  nord,  la  Kabylie  n'y 
envoie  guère  que  des  fils  de  marabouts  dont  les  familles  tiennent  à 
conserver  le  prestige  de  la  science  et  de  la  religion,  et  peu  de  Ka- 
byles savent  lire  ou  écrire  parmi  ceux-là  même  qui  dirigent  les 
affaires  publiques.  Il  faut  le  dire  d'ailleurs,  l'instinct  du  Kabyle  ne 
le  pousse  pas  à  l'instruction;  il  n'a  point  le  goût  du  livre.  Son  in- 
telligence et  sa  conception,  bien  que  très  vives,  ne  sont  pas  portées 
vers  les  travaux  de  l'esprit.  Sur  sa  propre  histoire,  il  manque  de 
tout  document  sérieux.  Ses  légendes,  les  Arabes  les  savent  mieux 
que  lui.  De  sens  historique,  il  n'en  a  pas,  et  quand  il  parle  de  ses 
anciennes  guerres  contre  le  dey  d'Alger,  il  cite  sans  cesse  comme 
chef  des  forces  ennemies  le  même  bey  Mohammed,  qui,  tout  calcul 
fait,  aurait  vécu  trois  cents  ans. 

La  seule  littérature  nationale  et  populaire  dans  le  Djurdjura, 
c'est  la  chanson.  Elle  se  transmet  sans  s'écrire,  mais  simplement 
de  bouche  en  bouche,  en  se  chantant  sur  une  musique  originale, 
un  peu  sauvage  dans  les  accens  guerriers,  traînante  et  douce  dans 
les  couplets  d'amour.  Sujets  de  guerre,  satires,  poésies  amoureuses 
ou  légères,  la  chanson  embrasse  tout.  Dans  ce  genre  de  littérature, 

pèsent  comme  de  durs  impôts  sur  les  environs.  La  zaouïa  de  Ben-Dris,  chez  les  Illoula- 
Oumalou,  a  fini  par  inspirer  ainsi  une  terreur  véritable;  elle  sert  de  rendez-vous  aux 
malfaiteurs  et  détrousseurs  de  chemins,  et  l'on  y  devient  beaucoup  plus  «  thaleb 
(savant)  du  bâton  »  que  «  thaleb  de  la  science.  » 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  seul  où  il  se   soit  essayé,  l'esprit  kabyle  réussit  à  merveille; 
qu'on  en  juge  par  quelques  exemples  (1). 

Quand  le  maréchal  Bugeaud  eut,  en  18/i7,  amené  à  soumission, 
sur  la  rive  droite  de  l'Oued-Sahel,  la  fière  tribu  des  Aït-Abbès,  un 
poète  se  rencontra  (2)  pour  stigmatiser  ceux  qui  s'étaient  rendus. 
Dans  sa  chanson,  il  peint  en  deux  mots  la  figure  du  maréchal, 
V homme  sans  barbe  habitué  à  imposer  l'obéissance^  —  en  deux 
mots  encore  la  tactique  du  grand  chef  français,  qui  tombe  sur  son 
ennemi  prompt  et  terî'ible  comme  la  panthère;  puis  : 

«  Personne  ne  sait  donc  plus  mourir  (s'écrie-t-il)!  Ne  sommes-nous  plus 
que  des  tribus  de  Juifs?  Oui,  nos  hommes,  jadis  des  lions,  aujourd'hui  por- 
tent le  bât. 

«  Le  chrétien  n'a  peur  de  rien,  le  maudit!  Ses  tambours  de  cuivre  don- 
nent le  frisson...  L'Islam  a  manqué  à  la  guerre  sainte...  Nos  hommes  sont 
devenus  des  femmes. 

«  Honneur  aux  femmes  chrétiennes!  Celles-là  peuvent  porter  haut  la 
tête;  elles  au  moins,  elles  ont  donné  le  jour  à  des  braves!...  » 

En  tout  pays,  certes  cela  s'appellerait  de  l'éloquence.  Et  quel 
mépris  dans  la  suite  du  poème  pour  ceux  qui  ne  se  battent  pas! 

«  Les  Imsissen  (3)  ont  assisté  impassibles  au  désastre.  Ils  sont  sans  cesse 
à  marmotter  des  prières  ou  à  dire  leur  chapelet;  qu'ils  laissent  donc  de 
côté  toutes  ces  pratiques!  Celui  qui  ne  fait  pas  la  guerre  ne  doit  être 
compté  pour  rien.  » 

Le  même  souffle  de  patriotisme  et  d'honneur  anime  la  plupart 
de  leurs  chansons  de  guerre,  et  toujours,  comme  trait  caractéris- 
tique de  l'esprit  kabyle,  on  pourra  remarquer  la  précision  et  la 
vérité  des  métaphores.  Ce  n'est  jamais,  comme  l'Arabe,  par  goût 
du  style  imagé  et  mystique  que  le  Kabyle  fait  ses  comparaisons; 
il  les  fait  parce  qu'il  les  trouve  positives  et  justes.  Quand  le  chan- 
sonnier raconte  la  défense  des  Maatkas,  en  1851,  contre  le  général 
Pélissier,  il  dépeint  les  ghoums  arabes  «  occupés  surtout  à  piller 
les  fruits ,  »  —  les  zouaves  «  ne  connaissant  aucun  danger,  »  —  et  la 
montagne  «passée  au  crible  par  les  jambes  rouges.  »  Pour  prendre 
même  un  exemple  plus  frappant,  lorsque  nos  soldats  débarquèrent 
en  Afrique,  leur  sac  et  leur  vaste  coiffure  de  1830  parurent  étranges 
aux  indigènes;  voici  le  portrait  qu'en  fit  alors  une  chanson  kabyle  : 

(1)  Nous  devons  en  grande  partie  ces  exemples  aux  obligeantes  communications  de 
M.  le  lieutenant-colonel  Hanoteau,  qui,  durant  son  commandement  de  Fort-Napoléon, 
a  recueilli  et  traduit  nombre  de  chansons  kabyles. 

(2)  11  était  de  la  tribu  des  Aït-Mellikeuch,  sur  la  rive  gauche  de  l'Oued-Sahel ,  alors 
restée  insoumise. 

(3)  Les  Imsissen  ou  Msisnâ  sont  une  tribu  de  la  confédération  des  Aït-Aïdel,  sur  la 
rive  droite  de  rOued-Sahel. 


LES  KABYLES  DU  DJURDJURA.  597 

«  Le  soldat  français  ressemble  à  une  béte  de  somme  sans  croupière  ;  son 
dos  est  chargé;  sa  chevelure  inculte  est  enfermée  dans  un  boisseau...  » 

Et  cependant  cette  tendance  à  saisir  les  aspects  matériels  n'exclut 
ni  l'élévation  ni  les  élans  qui  viennent  de  source,  car  le  poète  pour- 
suit : 

«  Infortunée  reine  des  cités,  ô  Alger,  ville  aux  beaux  remparts,  colonne 
de  Tislamisme,  te  voilà  maintenant  l'égale  des  habitans  du  tombeau!  La 
bannière  française  t'enveloppe!...  Les  fondemens  du  monde  sont  ébranlés, 
la  base  sur  laquelle  il  reposait  s'écroule.  Nous,  les  survivans,  nous  sommes 
sur  une  barque  à  la  surface  des  eaux,  sans  commandant  et  sans  pilote... 
Heureux  celui  qui  dort  sous  la  terre!  Au  moins  son  sommeil  est  paisible; 
les  nouvelles  de  ce  monde  n'arrivent  pas  jusqu'à  lui.  » 

Parfois  à  ses  accens  guerriers  le  Kabyle  mêle  une  certaine  pointe 
de  vantardise  qui  a  sa  couleur  :  «  Le  Français  parade!  Il  s'ima- 
gine, le  malheureux,  que  nous  allons  nous  soumettre!...  »  Ainsi 
commence  une  chanson  faite  en  1856  sur  notre  expédition  contre 
les  Guechtoulas  (1),  et  elle  finit  par  ce  trait  dont  le  tour  vif  et  fan- 
faron porte  comme  un  cachet  parisien  :  «  Les  grandes  capotes  (2), 
c'est  peu  de  chose;  je  n'en  fais  pas  plus  de  cas  que  du  vent!  » 

Veut-on  de  la  satire  acérée  et  mordante ,  le  Kabyle  la  manie  en 
maître.  Un  poète  de  la  tribu  des  Boudrar  alla  un  jour  demander 
l'hospitalité  chez  les  Ouassif,  dans  le  village  d'Aït-Erba,  réputé 
pour  son  commerce  de  cuirs.  Le  poète,  paraît-il,  ne  se  trouva  ni 
r€çu  ni  traité  à  son  gré;  il  se  vengea  par  une  chanson  devenue  très 
populaire  dans  la  montagne,  et  qui,  depuis  quarante  ans,  expose  lé 
village  en  question  aux  quolibets  de  tous  les  autres  : 

«  Chantons  Aït-Erba,  ce  village  qui  ne  se  bat  pas.  Ce  n'est  dans  les  rues 
que  cuir  puant;  l'odeur  en  arrive  de  loin...  J'ai  rencontré  des  chiens  qui 
semblaient  joyeux;  ils  arrivaient  quatorze  par  la  même  route;  sans  doute 
ils  venaient  de  là  où  ils  auront  trouvé  ripaille... 

«  ...  Les  hommes  y  sont  mous  comme  des  chifTons;  ce  sont  des  poules 
aux  mauvaises  ailes.  Leur  honneur  ne  dépasse  pas  la  haie  de  leur  village  (3).,. 
Leurs  femmes  courent  les  ravins  sans  entraves  et  sans  pudeur... 

«  ...  Pour  moi,  j'ai  dû  dîner  dans  un  village  à  côté!  » 

Le  poète  a  dû  dîner  «  dans  un  village  à  côté  !  »  Voilà  le  grand 
mot!  Suivent  alors  des  louanges  emphatiques  sur  la  générosité  du 
village  où  il  dîne;  mais  le  bon  dîner  ne  l'excite  que  davantage  con- 
tre ceux  qui  le  lui  ont  refusé,  et  : 

(1)  L'expédition  de  18ôG  prépara  celle  de  1857  par  la  soumission  des  Guechtoulas. 

(2)  C'est  notre  infanterie  qu'ils  désignent  de  la  sorte. 

(3)  Nous  omettons  bien  des  injures  qui  ne  sauraient  trouver  place  ici. 


5ift8'     '  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  J'en  reviens  (ajoute-t-il),  à  ces  vils  habitans  qui  au  milieu  de  leurs 
voisins  sont  comme  des  lézards  entre  des  couleuvres;  ils  ne  piquent  pas... 
Quand  les  tribus  défendaient  l'honneur  kabyle,  où  étaient-ils?  Ils  étaient 
allés  faire  paître  leurs  troupeaux... 

«  Vous  pouvez  jouer  sans  crainte  devant  la  bouche  de  leurs  fusils  :  ils 
n'ont  jamais  tué  personne.  Je  les  accepterais  volontiers  comme  porteurs  de 
oirière,  ils  sauraient  la  manœuvrer  doucement.  » 

Cette  chanson  Girculait  déjà  dans  la  montagne  quand  les  Aït- 
Erba  se  firent  gloire  d'avoir  tué  un  sanglier  dangereux,  belle  occa- 
sion pour  le  poète,  qui  s'empressa  d'ajouter  ce  couplet  de  circon- 
stanc 

«  Le  samedi  fut  un  jour  terrible!  Ils  commencèrent  les  hostilités  et  se 
mirent  en  campagne  contre  un  sanglier...  L'animal  en  extermina  deux.  Le 
moment  était  solennel;  survint  heureusement  un  citoyen  d'un  village  voi- 
sin, noble  enfant  qui  frappa  le  sanglier  à  la  tête.  Il  les  a  tifés  de  peine; 
ssms  lui  ils  étaient  tous  perdus.  » 

Même  esprit  dans  d'autres  chansons  du  même  poète,  qui,  tout  en 
déchirant  autrui  à  belles  dents,  se  délivre  volontiers  un  brevet  de 
justice  : 

«  ...  Jamais,  dit-il,  on  ne  trouvera  rien  de  défectueux  dans  mes  vers; 
quand  je  frappe,  c'est  que  j'ai  vu  le  but...  Un  jour  que  j'avais  commis  quel- 
que faute  (le  Dieu  qui  nous  conduit  l'avait  ainsi  voulu!),  j'allai  à  Iril-Ma- 
had  (1)...  J'y  trouvai  non  pas  un  homme,  mais  une  espèce  de  perche  aux 
jambes  brûlées...  On  aurait  taillé  des  lanières  dans  sa  peau...  Je  le  vis  in- 
q^uiet  ;  un  tremblement  le  saisit  à  mon  approche,,  et  il  murmura  ces  mots  : 
«  Que  chacun  aille  chez,  ses  amis!  » 

Le  grand  crime  de  ce  pauvre  diable  était  de  n'aimer  point  les  pa- 
r-asites,  crime  impardonnable  aux  yeux  du  poète,  dont  la  gourman- 
dise blessée  éclate  dans  ce  trait  charmant  : 

«  Le  kousskouss  était  en  pleine  vapeur:  le  maître  du  logis  n'a  même  pas 
©u  le  cœur  de  m'inviter;  ce  jour-là  s'est  dévoilée  sa  honte!...  » 

Et  il  ne  quitte  pas  la  demeure  inhospitalière  sans  se  venger  par 
ce  vœu  méchant  : 

«  La  femme  a  mis  bas  sept  petits  dont  l'un  me  paraît  être  la  faim  et 
Tautre  ^'ws2<re;  puissent-ils  ne  jamais  sortir  de  la  maison  paternelle!  » 

"Dans  le  genre  léger,  —  souvent  trop  léger,  —  les  hommes  ont 
des  chansons  particulières  et  les  femmes  ont  les  leurs;  il  en  est 
aussi  qui  forment  des  espèces  de  duos  où  hommes  et  femmes  se  ré- 

(1)  Village  de  la  tribu  des  Mechdallah,  dans  l'OuDd-SaheJ. 


LES  KABYLES  DU  DJURDJURA.  599 

pondent.  A  ces  duos  se  mêlent  des  danses  au  son  du  tambourin, 
d'une  petite  flûte  et  d'une  clarinette  primitives  que  danseurs  et 
danseuses  accompagnent  de  leurs  claquemens  de  mains.  Les  chan- 
sons d'hommes  sont  toujours  des  chants  d'amour  en  couplets  déta- 
chés : 

«  Oiseau  qui  as  des  ailes,  perche-toi  sur  le  figuier;  quand  Fatima  sortira, 
baise  son  joli  petit  cou. 

«  Toi  chez  qui  tout  est  mignon,  tu  m'as  dépouillé  par  ta  gentillesse;  ma 
bourse  est  vide,  et  tu  me  dis  toujours  :  Donne! 

«  0  taille  de  roseau,  tu  t'es  brisée  toi-même  ;  un  vieux  grisonnant  repose 
sur  ton  bras. 

«  Taille  de  cep  de  vigne,  pour  toi,  j'ai  quitté  ma  mère;  je  te  trouvai  à  la 
fontaine,  tu  me  donnas  à  boire,  et  je  t'embrassai  tout  à  loisir. 

«  Je  passais  dans  le  chemin;  ma  calotte  est  tombée;  ma  raison  est  par- 
tie ;  elle  voyage  avec  ma  bien-aimée. 

«  Seigneur  Dieu  qui  fais  mûrir  les  fruits,  donne-moi  Tasadith  aux  vête- 
mens  précieux. 

«  Seigneur  Dieu  qui  as  créé  les  grenades,  donne-moi  Fatima  aux  cils 
noircis. 

«  Seigneur  Dieu  qui  as  créé  les  pommes,  fais  que  lamina  me  dise  : 
Viens!...  » 

Et  les  couplets  se  multiplient,  énumérant  tous  les  fruits  du  bon 
Dieu,  pour  conclure  par  une  pensée  philosophique  éternellement 
vraie  : 

«  Seigneur  Dieu  qui  as  fait  les  parts  inégales,  tu  as  donné  aux  uns!  les 
autres  sont  jaloux!  » 

Quand  les  femmes  chantent  seules  dans  leurs  maisons  ou  à  la 
fontaine,  ce  sont  d'ordinaire  de  curieuses  complaintes  contre  les 
maris  : 

«  0  ma  tendre  mère,  j'ai  épousé  un  hibou  ;  il  a  la  figure  d'un  coq  sur  un 
perchoir.  Seigneur,  Seigneur!  fais-moi  vite  porter  son  deuil... 

«  Hélas!  ma  tendre  mère,  j'ai  épousé  un  fumeur;  quand  il  rentre  au  logis, 
il  ne  rapporte  que  pipe  et  tabac  avec  l'odeur  d'un  raton... 

«  Hélas,  hélas!  j'ai  épousé  Raba;  le  jour  il  ne  me  regarde  point,  la  nuit 
il  éteint  la  lampe.  Cette  année  je  me  sacrifie,  l'an  prochain  je  m'enfuirai.  » 

En  fait  de  chansons  où  hommes  et  femmes  se  répondent,  nous 
n'en  connaissons  pas  qui  respire  tour  à  tour  plus  de  vaillance  et 
de  mélancolie  que  les  deux  couplets  suivans  : 

Les  jeunes  filles.  —  «  Qui  veut  être  aimé  des  femmes,  qu'il  march.e 
avec  les  balles,  qu'il  donne  sa  joue  à  la  crosse  de  son  fusil ,  et  il  pourra 
crier  alors  :  A  moi,  jeunes  filles!  » 

Les  jeunes  gens.  —  «  Vous  faites  bien  de  nous  aimer,  jeunes  filles;  Dieu 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  envoie  la  guerre,  nous  mourrons,  et  il  vous  restera  au  moins  le  sou- 
venir du  bonheur  que  vous  nous  aurez  donné.  » 

Les  tribus  du  versant  sud  du  Djurdjura  ont  un  type  de  chanson 
tout  spécial  dont  le  thème  est  invariable  :  c'est  la  guerre,  la  neige 
et  l'amour,  —  trois  grandes  choses  dans  la  vie  du  peuple  de  la 
montagne.  Comme  modèle  du  genre,  nous  citerons  une  pièce  due 
à  un  illustre  marabout,  poète  et  savant  de  l'Oued-Sahel,  Si-ben- 
Ali-Ghérif,  presque  un  jeune  homme  encore,  et  déjà  un  vieil  ami 
de  la  France  : 

«  Stamboul  a  arboré  la  bannière  verte,  et  les  nations  se  sont  ralliées  au- 
tour d'elle  (1).  C'est  elle  qui  guide  au  combat  les  troupes  sorties  au  son 
du  tambour.  Il  n'y  a  que  de  mâles  guerriers,  c'est  Abd-ul-Medjid  et  ses 
peuples.  Le  Russe  a  vu  la  ruine  portée  dans  son  pays;  on  le  forcera  à  se 
soumettre. 

«  La  neige  tombe  blanche  sur  Azrou-AUoul  (2),  dans  une  nuit  assombrie 
par  d'épais  nuages.  Elle  courbe  les  rameaux  des  arbres  et  les  brise  en  mor- 
ceaux. Les  fruits  sont  perdus  sans  espoir.  Elle  emprisonne  les  Arabes  dans 
leurs  smalahs,  elle  est  descendue  jusqu'à  Redjas  (3). 

«  Sois  mon  messager,  je  t'en  conjure,  ô  faucon  au  chaperon;  depuis  long- 
temps tu  remplis  cet  office.  Si  tu  es  mon  ami  de  cœur,  va  lui  redire  mes 
chants.  Pour  Dieu  !  pose-toi  sur  les  genoux  de  celle  qui  cause  mon  souci. 
Son  nom  commence  par  la  lettre  T...  (6);  va,  dirige-toi  vers  sa  demeure. 

«  Dis  à  celle  qui  est  pure  comme  l'or  des  pendans  d'oreilles,  à  la  jeune 
fille  aux  yeux  et  aux  sourcils  noirs,  dis-lui  que  pour  elle  j'ai  abandonné  le 
soin  de  mes  affaires.  J'ai  la  tête  perdue,  nuit  et  jour  je  ne  peux  dormir. 
Quand  je  la  vois  passer  drapée  dans  ses  vêtemens,  comment  modérer  l'im- 
patience de  mes  désirs? 

«  Elle  m'a  dit  :  0  noble  jeune  homme,  nous  ne  serons  pas  longtemps  sé- 
parés. Le  serment  est  inutile,  j'ai  ta  promesse,  ô  jeune  homme  brun.  Ma 
belle-mère  est  méchante,  mon  mari  est  fou  :  tous  les  jours,  il  me  fait  sur- 
veiller; mais,  je  te  l'ai  juré  sur  le  livre  révélé,  je  serai  à  toi,  dussent-ils 
me  couper  la  tète! 

«  Ces  jours  derniers,  ô  mes  amis,  je  l'ai  rencontrée.  Comme  la  lune, 
lorsqu'elle  se  lève,  elle  projetait  au  loin  devant  elle  sa  lumière.  Elle  fait 
l'admiration  des  hommes  et  attire  tous  les  regards.  Parmi  les  Arabes  du 
Sahara  et  du  Tell,  il  n'y  a  pas  de  beauté  comparable  à  la  sienne.  C'est  l'ar- 
gent,—  source  de  tant  d'abus,  — qui  a  lié  ma  bien-aimée  à  ce  mauvais 
homme! 

«  0  toi  qui  sais  lire  dans  tous  les  livres,  si  tu  comprends  les  comparai- 
sons, tu  saisiras  le  sens  de  mes  paroles.  Cette  enfant  a  été  prise  pour  femme 

(1)  Cette  chanson  a  été  composée  pendant  la  guerre  d'Orient.  Si-ben-Ali-Chérif  écrit 
ses  poésies,  il  est  môme  capable  de  les  traduire  en  français;  il  a  été  le  premier  pion- 
nier de  notre  influence  dans  l'Oued-Sahel. 

(2)  Village  des  Aît-Abbès. 

(3)  Plaine  de  la  Kabylie  orientale  où  la  neige  tombe  rarement. 

(4)  Tasadill),  qui  correspond  au  nom  de  Félicité. 


LES   KABYLES    DU    DJURDJURA.  601 

par  un  ogre;  ses  pleurs  coulent  comme  un  torrent  et  flétrissent  sa  beauté. 
Seigneur,  rends-lui  la  liberté,  qu'elle  puisse  choisir  un  homme  semblable 
à  elle  ! 

«  0  mon  esprit ,  toi  qui  as  de  rintelligence,  change  pour  elle  de  rhythme, 
chante  en  langage  fleuri  ma  colombe  bien-aimée,  aussi  svelte  que  la  pousse 
de  Toranger!  Lorsqu'elle  passe  avec  ses  bandeaux  flottans,  mon  cœur  as- 
pire à  devenir  l'époux  de  cette  enfant  gracieuse  et  charmante. 

«  Voici  ma  tête  en  feu  qui  prépare  des  chants  de  toute  espèce.  Monté 
sur  ma  pouliche  de  deux  ans,  je  parcours  le  pays  en  tous  sens  pour  me 
rassasier  d'espace;  mais,  rentré  dans  ma  maison,  je  m'y  trouve  étranger  et 
seul  ;  —  il  n'est  plus  de  société  qui  puisse  désormais  me  sourire  !  » 

Voilà  par  quels  chants  le  Kabyle  se  distrait  dans  ses  loisirs,  ou, 
pour  mieux  dire,  dans  son  travail,  car  sa  vie  est  un  labeur  con- 
stant. Qu'il  reste  au  pays  ou  qu'il  émigré,  partout  nous  le  trouvons 
actif  et  dur  à  la  peine,  et  au  bout  d'une  journée  de  fatigue  c'est 
tout  au  plus  une  natte  jetée  sur  la  terre  qui  lui  sert  de  lit,  même 
dans  sa  maison.  A  personne  les  heures  ne  sont  plus  précieuses 
qu'au  Kabyle,  et  pourtant  il  en  consacre  fièrement  une  partie  à  ses 
devoirs  de  citoyen.  Nulle  population  n'a  plus  besoin  d'exporter  et 
d'échanger  ses  produits,  et  pourtant  le  Djurdjura  sacrifia  son  com- 
merce plutôt  que  de  capituler  pendant  le  long  et  rigoureux  blocus 
dont  nous  l'avons  enveloppé  avant  de  le  conquérir;  l'hectolitre  de 
blé  se  vendait  alors  jusqu'à  50  francs  dans  la  montagne,  l'hectolitre 
d'orge  30  francs,  et  souvent  on  n'y  avait  de  la  farine  qu'en  broyant 
de  la  paille!  Ce  Kabyle  enfin,  spéculateur,  marchand,  ami  du  gain, 
on  le  voit  toujours  prêt,  dans  la  moindre  question  de  point  d'hon- 
neur, à  oublier  tout  intérêt,  à  dédaigner  tout  profit.  Que  ne  peut- 
on  attendre  d'un  peuple  en  qui  l'amour  de  l'argent  n'a  pas  affaibli 
les  susceptibilités  de  l'honneur! 

Telle  était  avant  1857  l'organisation  kabyle.  Par  ce  tableau,  que 
nous  osons  donner  pour  fidèle,  le  lecteur  a  dû  saisir  les  analogies 
d'aptitudes,  de  coutumes,  de  caractère  politique,  de  tendances  so- 
ciales, qui  rapprochent  de  nous  la  race  vaillante  du  Djurdjura.  Quel 
parti  la  conquête  française  a-t-elle  tiré  de  semblables  élémens? 
Quels  progrès  semblent  encore  opportuns  et  possibles  pour  faire  du 
Kabyle,  non  pas  seulement  un  sujet  soumis,  mais  un  exemple,  un 
instrument  même,  s'il  se  peut,  de  l'action  civilisatrice  de  la  France 
en  Algérie?  Il  y  a  là  un  nouvel  ordre  de  questions  qui  méritent 
d'être  traitées  séparément. 

N.    BiBESCO. 


L'EGLISE  ROMAINE 


LES   NEGOCIATIONS  DU   CONCORDAT 


Î800-18IZ1  — 


I. 

LE   CONCLAVE   DE   VENISE. 
!•  Mémoires  de  Consalvi,  traduits  par  M.  Crétineau-Joly.  —  II.  Papiers  inédits. 


Je  ne  sais  si  on  a  prêté  aux  mémoires  récemment  publiés  du  car- 
dinal Consalvi  toute  l'attention  qu'ils  méritent  (1).  Peut-être  y  au- 
rait-il lieu  de  s'étonner  de  l'indifférence  avec  laquelle  ont  été  ac- 
cueillies, du  moins  au  début,  ces  confidences  d'un  aimable  et  grave 
esprit  contant  avec  candeur  et  bonne  grâce  les  grandes  choses  aux- 
quelles il  lui  a  été  donné  de  prendre  part.  J'entrevois  plusieurs 
motifs  à  cette  froideur  du  premier  moment,  et  je  les  indiquerai  tout 
à  l'heure;  mais  la  faute  en  revient,  nous  le  croyons,  pour  une 
bonne  part,  à  l'éditeur  lui-même.  Lorsque  de  nos  jours  des  docu- 
mens  importans  sont,  à  l'improviste,  produits  à  la  lumière,  la 
première  chose  que  leur  demande  la  critique,  c'est  leur  acte  de 

(1)  La  Revue  s'est  plus  d'une  fois  déjà  occupée  incidemment  des  mémoires  du  cardi- 
nal Consalvi,  mais  ici  et  nulle  part  ailleurs  encore  on  n'a  touché  au  vif  de  la  question. 
C'est  ce  qui  permet  de  l'aborder  d'une  façon  directe  à  l'auteur  de  cette  étude,  en 
essayant  môme  de  compléter  les  souvenirs  du  cardinal  par  d'autres  documens,  quel- 
ques-uns inédits,  et  qui  fournissent  tous  les  élémens  d'une  série  historique  dont  cetts 
première  partie,  le  Conclave  de  Venise,  indique  le  plan. 


l'église  romaine  et  le  concordat.  603 

naissance.  Cela  même  ne  suffît  pas  :  il  lui  faut  l'assurance  et  la 
preuve  qu'on  les  donne  en  toute  ingénuité  et  bonne  foi,  sans  ar- 
rière-pensée, entiers  et  purs  de  toute  altération.  Rien  de  moins 
avisé,  quand  on  apporte  son  contingent  au  dépôt  toujours  gros- 
sissant des  archives  de  l'histoire ,  que  de  faire  à  dessein  le  mysté- 
rieux et  de  s'envelopper  de  nuages  volontaires.  Le  comble  enfin  -de 
la  méprise  serait  d'annoncer  les  pièces  nouvelles,  comme  s'il  s'a- 
gissait d'une  machine  de  guerre  de  récente  invention  dont  on  at- 
tendrait le  triomphe  de  son  parti  et  la  confusion  de  tous  les  au- 
tres. Par  malheur,  dans  l'introduction  mise  en  tète  des  mémoires 
du  cardinal,  on  n'a  pas  su  se  garder  de  ces  allures  douteuses  qui 
jettent  tout  de  suite  en  défiance  les  esprits  soupçonneux.  Vous  au- 
riez par  exemple  aimé  à  savoir  au  juste  d'où  venaient  les  précieux 
manuscrits;  on  ne  vous  en  dira  rien.  En  revanche,  l'éditeur  vous 
apprendra  volontiers  comment,  dans  cette  fatale  année  1858,  tan- 
dis qu'il  résidait  à  Rome,  «  obsédé ,  dit-il ,  par  des  pressentimens 
funestes,  »  certains  personnages  dont  vous  demanderiez  vai-nement 
les  noms  se  trouvèrent  tous  d'accord  pour  reconnaître  qu'afin  de 
conjurer  les  périls  imminens  qui  menaçaient  la  papauté,  le  plus 
pressé  était  de  «  l'initier  au  secret  du  dépôt  entre  leurs  mains  des 
mémoires  de  Gonsalvi  et  de  le  charger  de  les  mettre  en  œuvre.  » 

L'idée  de  cette  mise  en  œuvre  des  mémoires  du  cardinal  au  profit 
des  intérêts  d'une  cause  particulière,  voilà  bien  d'où  sont  provenus 
les  ombrages  qui  peut-être  persistent  encore;  hâtons-nous  d'ajou- 
ter que,  pour  notre  compte,  nous  ne  les  croyons  pas  fondés.  Tout 
porte  au  contraire  à  supposer  que  si,  comme  le  prouvent  quelques- 
unes  de  ses  notes,  le  traducteur  de  Gonsalvi  n'a  pas  toujours  bien 
saisi,  je  ne  dis  pas  le  sens  ou  la  pensée,  mais  la  nature  même  de 
l'intérêt  qui  s'attache  aux  révélations  du  cardinal,  jamais  du  moins 
il  ne  s'est,  de  propos  délibéré,  appliqué  à  le  défigurer;  la  meil- 
leure preuve  m'en  paraît  être  dans  le  ton  d'équité  et  de  douceur  qui 
règne  d'un  bout  à  l'autre  de  ces  mémoires.  Chose  singulière,  il 
semble  que  l'on  ait  préparé  cette  publication  comme  on  monte  un 
coup  de  parti;  en  réalité,  il  se  trouve  que  c'est  une  œuvre  parfaite- 
ment modérée,  consciencieuse  et  impartiale.  L'auteur  nous  raconte 
tout  uniment  les  choses  comme  elles  se  sont  passées.  Il  ne  se  sur- 
fait point  lui-même  et  ne  surfait  personne.  Il  dit  le  bien  et  le  mal, 
le  fort  et  le  faible  de  chacun.  Aucune  opinion  extrême  n'a  le  droit 
d'aller  chercher  dans  son  récit  une  occasion  de  complet  triomphe 
sur  l'opinion  rivale  ;  je  dirai  plus,  il  n'en  est  point  qui  n'ait  dû ,  à 
cette  lecture,  se  sentir  contrariée  et  comme  atteinte  par  quelque 
côté  :  de  là  le  silence  calculé  de  quelques-uns  des  organes  de  la 
publicité,  en  sorte  que  la  valeur  propre  et  le  mérite  particuliers 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  mémoires  de  Gonsalvi  ont  nui  peut-être  au  succès  du  livre  pres- 
que à  l'égal  des  maladresses  de  l'éditeur. 

Ah  !  si  le  cardinal  Gonsalvi,  nous  rendant  compte  avec  un  lyrisme 
enthousiaste  des  pieuses  délibérations  du  conclave,  nous  avait  uni- 
quement montré  les  cardinaux  enfermés  dans  le  monastère  de  Saint- 
George  miraculeusement  conduits  à  choisir  du  premier  coup  le  chef 
prédestiné  de  l'église,  il  aurait  trouvé  des  plumes  toutes  taillées 
pour  célébrer  avec  lui  l'inspiration  visible  du  tout-puissant  protec- 
teur de  la  papauté.  Par  malheur,  au  contraire,  il  résulte  des  mé- 
moires de  Gonsalvi  que,  si  les  membres  du  sacré-collége  ont  fini 
par  préférer  le  plus  digne,  celui-là  même  que  le  vrai  Christ  de 
l'Évangile  aurait  désigné  entre  tous,  ils  n'en  ont  pas  moins  été  en 
proie,  pendant  trois  mois  entiers,  à  toute  sorte  de  troubles,  de  per- 
plexités, de  passions.  Et  l'habileté  du  pieux  narrateur  consiste  sur- 
tout à  nous  bien  faire  saisir  comment  les  respectables  auteurs  de 
cette  heureuse  élection  y  furent  en  fin  de  compte  amenés,  laissant 
de  côté  les  mots  trop  mal  sonnans ,  par  des  ambages  et  des  biais 
dont  l'habileté  n'avait  à  coup  sûr  rien  que  de  parfaitement  ter- 
restre :  qu'à  cela  ne  tienne  !  Dans  un  autre  camp,  n'est-on  point 
tout  disposé  à  relever  les  faiblesses  des  princes  de  l'église  ?  D'ac- 
cord; mais  voyez  l'embarras!  Du  récit  de  Gonsalvi,  il  ressort  aussi 
que  ces  cardinaux,  la  plupart  vieux  et  infirmes,  tous  ruinés,  ac- 
cueillis à  Venise  en  fugitifs  et  placés  sous  la  main  de  l'Autriche 
victorieuse,  n'en  ont  pas  moins  résisté  à  toutes  ses  sollicitations  et 
à  toutes  ses  menaces.  Rendre  justice  à  des  adversaires,  même  dans 
le  passé,  quelle  duperie!  Aussi  s'en  gardera-t-on  bien. 

Pareils  motifs  de  se  taire  en  ce  qui  regarde  le  concordat.  Suppo- 
sez le  négociateur  du  concordat  principalement  appliqué,  dans  le 
récit  qu'il  nous  en  fait,  à  se  ménager  à  lui-même  et  à  sa  cour  un 
rôle  toujours  prépondérant,  imperturbable  et  magnifique!  Doutez- 
vous  que  nombre  de  voix  se  fussent  élevées  pour  ce  triomphe  su- 
blime de  la  sagesse  chrétienne  sur  l'esprit  troublé  du  siècle?  Que 
si  au  contraire  le  premier  consul  aux  prises  avec  le  représentant  de 
l'église  romaine  apparaissait  dans  la  nouvelle  relation  constamment 
maître  de  lui-même,  équitable,  modéré,  ennemi  des  violens  éclats 
aussi  bien  que  des  misérables  supercheries,  n'est-il  pas  également  à 
parier  que  d'autres  se  seraient  rencontrés  pour  proposer  à  l'admira- 
tion universelle  ce  type  idéal  de  sage  accompli  et  de  héros  parfait 
dont,  malgré  les  données  de  l'histoire,  et  quoiqu'il  s'y  prêtât  si  mal, 
on  est  convenu  d'affubler  le  glorieux  chef  de  la  dynastie  impériale? 
Les  mémoires  du  cardinal  Gonsalvi  n'autorisent  aucune  de  ces  trans- 
formations de  fantaisie  si  chères  aux  partis,  et  c'est  là,  nous  le  ré- 
pétons, ce  qui  leur  a  peut-être  causé  quelque  tort.  Non-seulement 


l'église  romaine  et  le  concordat.  605 

Gonsalvi  apprécie  les  gens  simplement,  sans  magnifier  même  les 
hommes  supérieurs;  mais,  pour  son  propre  compte,  il  a  garde  de  se 
poser  en  triomphateur.  Loin  de  là,  il  nous  initie  sans  fausse  honte  à 
ses  faiblesses,  à  ses  perplexités,  à  ses  tremblemens,  à  toutes  ses 
épouvantes  d'Italien,  lorsqu'il  est  mis  tout  à  coup  face  à  face  du 
terrible  grand  homme  qu'il  redoute  à  la  fois  et  qu'il  aime.  Victime, 
il  ne  prétend  pas  l'avoir  été;  dupe,  il  ne  le  fut  jamais  de  Napoléon 
ni  de  personne.  Les  grandes  scènes  jouées  devant  lui  l'ont  d'abord 
surpris  et  comme  effarouché.  Il  s'y  fait  vite,  au  point  de  ne  s'en 
plus  troubler  et  même  d'en  tirer  profit.  C'est  plaisir,  —  un  plaisir 
d'art,  sérieux  toutefois,  —  lorsque  Gonsalvi  arrive  à  Paris,  de  voir 
le  premier  consul  employant  au  début  l'intimidation,  la  contrainte 
et  toute  sorte  de  ruses,  battu  successivement  dans  toutes  ses  voies, 
moins  irrité  toutefois  qu'étonné  de  ses  défaites',  à  la  fin  presque 
calmé,  et  doucement  amené,  moitié  séduisant,  moitié  séduit,  à 
s'entendre  avec  un  adversaire  qui  l'a  si  complètement  deviné,  et 
qui  possède  le  don  de  se  défendre  si  bien,  Les  scènes  de  ce  genre 
abondent  dans  les  mémoires  du  cardinal,  et  son  mérite  est  de  les 
rendre  en  toute  vérité. 

La  vérité  détaillée,  familière,  animée  et  vivante,  la  vérité  non- 
seulement  sur  les  grandes  choses,  mais  sur  les  moyennes  aussi  et 
sur  les  petites,  la  vérité  sur  les  personnes,  non  pas  seulement  sur 
l'ensemble  de  leurs  actes  et  de  leurs  caractères,  mais  sur  leurs 
procédés  et  leurs  allures,  n'est-ce  point  là  ce  que  les  esprits  réflé- 
chis doivent  avant  tout  rechercher  dans  l'étude  des  temps  passés? 
Si  la  vie  des  peuples  n'est,  comme  celle  des  individus,  qu'un  long 
enseignement,  à  quelle  école,  nous  autres  simples  mortels,  pourrons- 
nous  apprendre  mieux  à  nous  défier  des  faciles  entraînemens  et  des 
pièges  de  toute  espèce  tendus  à  notre  crédulité,  sinon  à  celle  de, 
ces  bienfaisans  révélateurs  qui  nous  apprennent  sans  déguisement, 
sans  emphase ,  comment  se  sont  réellement  traitées  entre  les  plus 
grands  personnages  les  plus  grandes  affaires  de  ce  bas  monde?  ((  11 
y  a,  dit  quelque  part  un  éminent  critique ,  il  y  a  une  sorte  d'his-  _ 
toire  qui  se  fonde  sur  les  pièces  mêmes  et  les  instrumens  d'état,  les 
papiers  diplomatiques,  les  correspondances  des  ambassadeurs;... 
puis  il  y  a  une  histoire  d'une  tout  autre  physionomie,  l'histoire 
morale  écrite  par  des  acteurs  et  des  témoins.  »  A  mon  sens,  cette 
dernière  est  la  meilleure,  je  veux  dire  au  moins  la  plus  instructive, 
la  plus  profitable,  la  seule  qui  serve  à  dessiller  les  yeux,  à  ouvrir 
les  intelligences,  à  combattre  les  funestes  engouemens,  à  éviter  les 
désagréables  mystifications.  Ce  qui  nous  importe,  c'est  de  con- 
naître les  gens  par  la  levée  du  rideau  qui  les  couvre,  suivant  l'heu- 
reuse expression  de  Saint-Simon.   «  Nous  devons  nous  instruire 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  ne  pas  être  des  hébétés,  des  stupides,  des  dupes  conti- 
nuelles,... et  la  grande  étude  est  de  ne  s'y  pas  méprendre  au  mi- 
lieu d'un  monde  la  plupart  si  soigneusement  masqué.  »  On  a  en- 
core porté  des  masques  depuis  Saint-Simon,  et  de  nos  jours  la 
mode  n'en  est  peut-être  pas  entièrement  passée.  Faisons  donc  bon 
accueil  à  ceux  qui  nous  aident  à  découvrir  les  vrais  visages.  Nous 
touchons  d'ailleurs,  si  je  ne  me  trompe,  au  moment  où  la  grande 
épopée  du  consulat  et  de  l'empire  vient  se  placer  naturellement  et 
comme  d'elle-même  à  son  véritable  point  de  vue.  Cette  histoire 
n'est  pas  à  refaire,  elle  a  été  écrite  en  traits  ineffaçables.  Peut-être 
pourrait-on  seulement  la  compléter  en  la  considérant  sous  un  autre 
jour  et  par  de  nouveaux  aspects.  Il  s'agirait  d'abandonner  ce  qu'on 
appelle  la  grande  méthode,  celle  qui  consiste  à  s'attacher  aux  ef- 
fets d'ensemble.  On  se  prendrait  de  préférence  aux  détails  carac- 
téristiques, et,  pénétrant  jusqu'à  l'arrière-scène,  passant  derrière 
toutes  les  décorations  extérieures,  on  introduirait  le  lecteur  jusque 
dans  l'intérieur  des  coulisses.  Les  mémoires  du  comte  Mélito  et  la 
correspondance  du  roi  Joseph  serviront  merveilleusement  ceux  qui 
entreprendront  un  jour  pareille  tâche;  mais  le  cardinal  Consalvi 
leur  sera  aussi  de  grand  secours,  car  personne  n'a  plus  que  lui 
horreur  de  l'apprêté  et  du  convenu.  Ce  n'est  pas  lui  qui  se  main- 
tient de  parti-pris  dans  les  régions  officielles,  son  bonheur  est  d'en 
sortir  continuellement;  il  le  fait  toujours  avec  justesse  et  conve- 
nance. Ses  anecdotes  ne  sont  pas  des  hors-d'œuvre,  elles  nous 
font  au  contraire  entrer  plus  avant  dans  le  fond  même  des  choses 
qu'il  nous  raconte.  Oserais-je  enfin  ajouter  que  la  publication  de 
ces  mémoires  n'est  pas  dénuée  d'un  véritable  à-propos? 

Certes  ce  n'est  point  dans  le  passé  qu'il  faut  aller  chercher  la 
clé  de  l'avenir.  Les  événemens  se  succèdent  d'après  certaines  rè- 
gles plutôt  qu'ils  ne  se  reproduisent.  Lorsqu'on  serait  le  plus  tenté 
de  les  trouver  à  peu  près  pareils,  on  découvre  encore  entre  eux 
beaucoup  plus  de  diversité  que  de  ressemblance.  Il  serait  puéril 
cependant  de  dédaigner  les  utiles  leçons  qui  résultent  du  rappro- 
chement des  faits.  Dans  le  recommencement  perpétuel  des  choses 
humaines,  rien  de  parfaitement  identique,  rien  non  plus  d'ab- 
solument nouveau  :  l'esprit  politique,  n'est-ce  pas,  à  vrai  dire,  la 
faculté  heureuse  de  prévoir  à  peu  près  ce  qui  sortira  d'une  situa- 
tion donnée?  A  quoi  tient  l'habileté  des  plus  avisés,  sinon  à  soup- 
çonner entre  le  passé  et  le  présent  certaines  analogies  lointaines  et 
vagues  qui  échappent  au  vulgaire  et  dont  ils  savent  tirer  parti? 
Jetons  les  yeux  autour  de  nous.  Si  un  conclave  s'ouvrait  à  Rome, 
—  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  —  avant  le  15  septembre  1866,  ou  plus 
tard  après  l'évacuation  des  troupes  françaises,  qu'arriverait -il? 


l'église  romaine  et  le  concordat.  607 

Loin  de  moi  la  pensée  de  comparer  la  position  actuelle  du  sacré- 
collége  vis-à-vis  de  l'empereur  Napoléon  III  ou  du  roi  Victor-Em- 
manuel à  celle  des  cardinaux  qui  s'étaient  rassemblés  dans  les 
états  vénitiens  sous  la  protection  du  chef  de  l'empire  d'Allemagne! 
On  aperçoit  d'abord  les  différences;  elles  sautent  aux  yeux.  Cepen- 
dant, à  parler  de  bonne  foi,  je  ne  conseillerais  pas  au  gouverne- 
ment français,  dont  les  soldats  monteraient  la  garde  aux  portes  du 
Quirinal,  non  plus  qu'au  gouvernement  italien,  dont  les  sentinelles, 
en  toute  hypothèse,  n'en  seraient  pas  bien  loin  placées,  de  perdre 
entièrement  le  souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  à  Venise,  en  1800, 
dans  le  monastère  de  Saint -George.  Reportant  mes  regards  en 
France  et  sur  nos  propres  affaires,  je  suis  à  mille  lieues  de  m'imagi- 
ner  que  le  concordat  ait  fait  son  temps,  quoique,  à  vrai  dire,  il  soit 
un  peu  usé  à  la  suite  de  tant  de  frottemens  survenus  entre  l'église 
et  l'état.  Je  ne  crois  pas  davantage  qu'on  soit  à  la  veille  d'y  retou- 
cher, encore  moins  en  disposition  de  s'en  affranchir  soit  à  Rome, 
soit  à  Paris.  Toute  la  poussière  soulevée  présentement  autour  de 
ces  questions  n'empêche  pas  les  yeux  clairvoyans  de  discerner  les 
dispositions  véritables  du  gouvernement  français  et  du  clergé  ca- 
tholique. Leurs  dissentimens  sont,  nous  le  croyons,  beaucoup  plus 
apparens  que  réels  et  beaucoup  plus  bruyans  que  sérieux.  Il  en 
existait  de  bien  autres  et  de  plus  menaçans  entre  le  saint-siége  et 
le  premier  consul  au  moment  même  où  le  cardinal  Gonsalvi  si- 
gnait le  traité  solennel  qui  avait  pour  but  de  réconcilier  la  papauté 
avec  la  France  moderne.  Dans  les  années  qui  suivirent,  le  désac- 
cord, tacite  il  est  vrai,  déguisé  avec  soin,  habilement  caché  à  tous 
les  regards,  s'agrandit  démesurément,  et  porta  sur  des  points  qui 
touchaient  aux  matières  de  foi  les  plus  graves.  Si  la  publicité  avait 
été  alors  ce  qu'elle  est  de  nos  jours,  si  les  guerres  terribles  des  der- 
nières années  de  l'empire  n'avaient  absorbé  l'anxieuse  attention  de 
toutes  les  classes  de  la  société,  nul  doute  que  la  rupture  n'eût  éclaté. 
Peu  s'en  est  fallu  que  nos  pères  n'aient  vu  se  produire  avant  la  res- 
tauration, dans  le  domaine  sacré  de  la  conscience,  un  de  ces  trou- 
bles poignans  dont  l'effroyable  épreuve,  entrevue  seulement  de  nos 
jours  par  de  trop  vives  imaginations,  sera,  je  l'espère,  épargnée  à 
la  présente  génération. 

D'où  provint  cependant  la  funeste  division  entre  deux  pouvoirs 
si  intéressés  à  s'entendre  ?  On  ne  saurait  la  mettre  au  compte  de 
Pie  VU,  si  porté  par  goût  vers  l'empereur,  si  empressé  à  lui  don- 
ner des  preuves  répétées  de  son  attachement,  de  sa  résignation  et 
de  sa  complaisance;  il  ne  serait  pas  moins  injuste  de  l'imputer  aux 
évêques  de  cette  époque,  si  éloignés  de  professer  les  doctrines  ul- 
ti'amontaines,  redevenues  aujourd'hui  à  la  mode,  si  avides  au  con- 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traire  de  repos  après  tant  d'agitations,  si  pleins  de  respect  et  de 
docilité,  peut-être  exagérée,  envers  un  pouvoir  dont  ils  avaient  tout 
à  espérer  et  tout  à  craindre.  Ce  furent,  pourquoi  le  dissimuler?  les 
hauteurs  intraitables  et  les  brusqueries  méprisantes  de  l'empereur 
qui  amenèrent  le  conflit,  et  l'envenimèrent  bientôt  jusqu'à  la  plus 
violente  irritation  ;  mais  cette  ignorance  volontaire  ou  alTectée  des 
procédés  qu'il  convient  de  prendre  quand  on  traite  avec  une  puis- 
sance dont  la  force  est  toute  morale  n'était  pas  nouvelle  chez  lui  : 
il  en  avait  fait  parade  en  1801.  Le  germe  des  fautes  irréparables 
commises  en  1810  et  dans  les  années  qui  suivirent  se  découvre 
déjà,  quoique  à  un  plus  faible  degré,  mais  se  découvre  toutefois 
dans  les  façons  d'agir  du  négociateur  du  concordat.  Pareils  excès, 
qu'expliquaient  alors  sans  les  absoudre  les  habitudes  contractées 
au  milieu  des  camps  pendant  la  période  révolutionnaire,  ne  sont 
plus  à  redouter  de  personne  aujourd'hui,  grâce  à  la  douceur  crois- 
sante de  nos  mœurs.  Cependant,  comme  le  propre  des  redoutables 
et  délicates  questions  qui  s'agitent  entre  l'église  et  l'état  est  de  s'en- 
chaîner les  unes  aux  autres  par  un  lien  fatal  et  de  s'aigrir  par  la 
durée  même  de  la  discussion,  nous  pensons  que,  de  ce  côté  encore, 
il  y  a  des  écueils  à  éviter,  des  précédons  dont  il  faut  se  garder.  Les 
dangers  dont  nous  parlons  ne  sont  nulle  part  mieux  signalés  que 
dans  les  mémoires  du  cardinal  Consalvi.  C'est  pourquoi  nous  n'en- 
treprenons peut-être  pas  une  tâche  tout  à  fait  inutile  en  essayant 
de  raconter,  grâce  à  son  aide  et  avec  le  secours  de  quelques  autres 
acteurs  et  témoins  de  cette  même  époque,  d'abord  les  scènes  inté- 
rieures du  conclave  tenu  à  Venise  en  1800,  —  puis  les  épisodes  qui 
accompagnèrent  ou  qui  suivirent  les  négociations  du  concordat. 

L 

Au  moment  de  la  mort  de  Pie  VI  à  Valence  (fin  d'août  1799), 
l'Italie  était  de  nouveau  perdue  pour  la  France.  Les  Autrichiens, 
conduits  par  Mêlas,  les  Russes,  commandés  par  Souvarov,  nous 
avaient  successivement  repoussés  des  bords  de  l'Adige  jusque  sur 
les  Apennins.  Macdonald,  accouru  de  Naples  pour  se  joindre  à  Mo- 
reau  dans  les  plaines  de  Plaisance,  avait  été  battu  sur  la  Trebbia. 
Joubert  avait  été  défait  et  tué  à  la  sanglante  journée  de  Novi.  De 
toutes  les  brillantes  conquêtes  du  général  Bonaparte,  parti  pour 
l'expédition  d'Egypte,  il  ne  nous  restait  plus  que  Gênes,  bloquée 
en  ce  moment  par  le  général  en  chef  des  troupes  autrichiennes. 
Rien  n'aurait  donc,  à  la  rigueur,  empêché  le  sacré-collége  de  se 
réunir  à  Rome,  évacuée  par  nos  soldats;  mais  le  cardinal-doyen 
habitait  alors  la  Vénétie,  où  résidaient  également  le  plus  grand 


l'église  romaine  et  le  concordat.  609 

nombre  des  cardinaux.  L'empereur  d'Allemagne  offrait  le  mo- 
nastère des  bénédictins,  dans  la  petite  île  de  Saint-George  à  Ve- 
nise, pour  recevoir  le  sacré-collége.  Plus  que  toute  autre,  la  ville 
paisible  des  lagunes  parut  en  ces  temps  agités  un  lieu  sûr  et  con- 
venable. Aussitôt  que  les  membres  de  l'auguste  assemblée  furent 
réunis  en  nombre  suffisant,  ils  choisirent  pour  secrétaire  du  con- 
clave le  prélat  Hercule  Gonsalvi.  C'est  lui  qui  fut  chargé,  en  cette 
qualité,  des  communications  à  faire  aux  souverains  étrangers.  Le 
30  novembre  1799,  après  avoir  assisté,  suivant  l'usage,  à  la  messe 
du  Saint-Esprit,  trente-quatre  cardinaux  entrèrent  processionnel- 
lement  dans  le  conclave,  où  ils  devaient  rester  enfermés  jusqu'à 
l'élection  du  nouveau  pape.  Les  opérations  du  sacré-collége  et  les 
négociations  relatives  au  choix  à  faire  furent  toutefois  ajournées 
jusqu'à  l'arrivée  d'un  personnage  attendu  avec  grande  impatience, 
le  cardinal  Herzan.  Une  telle  marque  d'égards  était  bien  due  à  l'am- 
bassadeur de  l'empereur  François,  car  ce  monarque  possédait  non- 
seulement  les  trois  légations,  mais  tout  le  reste  des  états  pontifi- 
caux jusqu'aux  portes  de  Rome,  tandis  que  la  capitale  même  du 
saint-siége  et  les  contrées  avoisinant  Terracine  étaient,  depuis  la 
retraite  des  Français,  occupées  par  les  Napolitains. 

Le  conclave  était  présidé  par  le  doyen  du  sacré-collége,  le  cardi- 
nal Albani,  vieillard  aimable  et  lettré,  dont  l'influence  ne  paraît 
pas  d'ailleurs  avoir  été  jamais  bien  grande  sur  ses  collègues.  Le 
cardinal  Braschi,  neveu  du  défunt  pape,  aurait  pu  aspirer  à  deve- 
nir, à  son  défaut,  le  chef  des  créatures  de  son  oncle,  qui  formaient 
la  majorité  des  membres  du  sacré-collége;  mais  il  était  loin  d'y 
prétendre.  Sa  probité,  la  droiture  de  son  caractère,  et  peut-être, 
ajoute  Gonsalvi,  un  certain  manque  de  capacité,  l'empêchèrent  de 
le  désirer.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  premiers  jours  ne  virent  point  se 
former  aucune  de  ces  factions  qui  plus  tard  devaient  diviser  les  es- 
prits. Ghaque  cardinal,  agissant  par  lui-même,  suivant  sa  con- 
science, son  inclination  et  son  jugement,  ne  songea  d'abord  qu'à 
choisir  le  plus  digne,  et  ce  fut  ainsi  que  sans  aucune  sorte  de  pré- 
paration ou  de  manèges  secrets,  par  la  seule  union  des  sentimens, 
dix-huit  voix  se  portèrent  sur  la  personne  du  cardinal  Bellisomi. 
Comme  il  s'agissait  d'un  homme  estimé,  qui  n'avait  point  d'enne- 
mis, personne  ne  douta  dans  le  sacré-collége  que  les  trois  quarts 
des  voix,  chiffre  nécessaire  pour  la  nomination  d'un  pape,  ne  lui 
fussent  très  prochainement  acquis.  On  parlait  même  d'acclamer 
Bellisomi;  le  conclave,  à  peine  ouvert,  semblait  donc  déjà  toucher  à 
sa  fin,  lorsque  éclata  tout  à  coup  l'incident  le  plus  inattendu. 

Bellisomi  était  né  à  Pavie  et  par  conséquent  sujet  de  l'empereur. 
Cette  circonstance  en  d'autres  temps  lui  aurait  nui,  car  les  cardi- 

TOME  LVI.  —  18G5.  39 


610  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

naux  romains,  toujours  les  plus  nombreux  dans  les  conclaves,  évitent 
de  choisir  des  candidats  étrangers.  Cette  fois  elle  avait  au  contraire 
déterminé  les  votes  de  ceux  qui  sentaient  la  nécessité  de  complaire 
à  l'Autriche;  mais  l'Autriche  n'était  pas  pour  se  contenter  de  si 
peu.  Elle  avait  alors  de  plus  hautes  visées.  Après  avoir,  par  le  traité 
de  Campo-Formio,  pris  la  Vénétie  à  ses  alliés  de  la  veille,  elle  ne 
songeait  à  rien  moins,  à  cette  heure,  qu'à  ravir  les  légations  au 
saint-siége.  Aucune  puissance  en  Europe  n'avait  plus  qu'elle  jeté 
feu  et  flamme  contre  l'invasion  des  états  pontificaux  par  les  troupes 
françaises;  l'armistice  du  23  juin  1796,  signé  entre  Bonaparte  et  le 
saint-siége,  avait  excité  toutes  ses  colères.  C'était  un  moine  alle- 
mand parti  de  Trente  qui  était  venu  organiser  dans  la  Romagne 
l'armée  dite  «^  catholique  et  papale.  »  Des  militaires  autrichiens 
s'étaient  mis  ouvertement  à  la  tête  des  bandes  populaires  qui  s'é- 
taient insurgées  pour  arracher  ces  provinces  aux  Français.  Le  traité 
conclu  plus  tard  à  Tolentino ,  entre  le  chef  des  armées  françaises 
et  le  cardinal  Mattei,  avait  été  l'objet  de  ses  plus  vives  réclamations. 
Maintenant  que,  par  suite  des  événemens  de  la  guerre,  le  gouver- 
nement de  l'empereur  se  trouvait,  à  son  tour,  en  possession  des 
territoires  cédés  à  la  république  française,  de  plus  mûres  réflexions 
l'avaient  amené  à  changer  d'avis  sur  la  valeur  de  cette  convention. 
La  fortune  des  armes  ayant  rendu  cette  cour  héritière  des  droits 
des  Français,  rien  ne  lui  semblait  plus  naturel  et  plus  légitime  que 
de  s'approprier  des  territoires  si  bien  à  sa  convenance.  La  combi- 
naison inventée  par  le  ministre  de  l'empereur  François,  M.  de  Thu- 
gut,  était  des  plus  ingénieuses.  Pour  faire  accepter  les  réclamations 
de  l'Autriche,  il  ne  s'agissait  que  de  mettre  simplement  sur  le  trône 
pontifical  le  signataire  même  du  traité  de  Tolentino.  Son  ambassa- 
deur, le  cardinal  Herzan ,  avait  donc  pour  instructions  de  favoriser 
l'élection  du  cardinal  Mattei,  en  tâchant  d'écarter  tous  les  autres. 
Jusqu'à  quel  point  le  cabinet  autrichien  était-il  assuré  de  la  con- 
descendance de  son  protégé?  —  On  allait  jusqu'à  prétendre,  lisons- 
nous  dans  les  mémoires  de  Gonsalvi,  que  la  cour  de  Vienne  s'était 
assurée  des  favorables  dispositions  de  ce  cardinal  avant  son  entrée 
au  conclave...  Je  n'ai  pas  des  preuves  proportionnées  à  l'impor- 
tance du  soupçon...  Toutefois  l'éminente  piété  du  cardinal  lui  fait 
croire  que  ces  bruits  étaient  faux;  tout  au  plus  furent-ils  occasion- 
nés par  une  parole  peu  réfléchie  de  Mattei,  que  de  plus  vives  lu- 
mières ou  de  plus  mûres  inspirations  l'auraient  empêché  de  tenir 
en  cas  d'élection.  —  Ce  que  par  charité  sans  doute  Consalvi  ne  rap- 
pelle point,  ce  que  chacun  savait  dans  "le  sacré-collége  et  rappelait 
alors  volontiers  dans  l'intimité  des  conversations  particulières,  c'é- 
tait le  manque  de  dignité  dont  le  cardinal  xMattei  avait  fait  preuve 


l'église  romaine  et  le  concordat.  611 

pendant  la  durée  des  négociations  de  Tolentino.  Son  collègue  en 
cette  épineuse  circonstance,  le  duc  Braschi,  neveu  du  défunt  pape, 
était  là  pour  raconter,  au  besoin,  comment  il  avait  vu  à  Tolentino 
ce  prince  de  l'église  se  jeter  à  genoux  pour  implorer  la  protection 
du  second  plénipotentiaire  français,  M.  Cacault  (1). 

La  mission  du  cardinal  Herzan  était  embarrassante;  il  ne  s'y 
épargna  point.  Allant  trouver  en  toute  hâte  et  avec  grande  inquié- 
tude le  doyen  du  sacré-collége,  le  cardinal  Albani,  il  lui  représenta, 
dans  un  discours  fort  étudié,  combien  il  était  nécessaire  aux  inté- 
rêts du  saint-siége  que  le  nouveau  pape  fût  agréable  à  l'empereur, 
qui  possédait  presque  tout  l'état  de  l'église,  et  dont  il  importait 
tant  de  s'assurer  la  bienveillance.  La  personne  du  cardinal  Relli- 
somi,  bien  qu'ornée  de  toutes  les  qualités,  n'était  pas,  croyait-il, 
celle  qui  serait,  de  préférence  à  toute  autre,  acceptée  par  sa  ma- 
jesté impériale.  Herzan  ajouta  que,  de  source  certaine,  il  savait 
combien  le  choix  du  cardinal  Mattei  serait  bien  plus  volontiers 
agréé  à  Vienne.  11  fallait  donc  que  son  éminence  le  doyen  du  sacré- 
collége  usât  de  tout  son  crédit  sur  l'esprit  des  cardinaux  pour  qu'ils 
unissent  leurs  forces  aux  siennes,  afin  de  faire  réussir  l'élection  de 
Mattei  au  lieu  de  celle  de  Bellisomi  ou  de  tout  autre.  Albani  étonné 
s'empressa  de  répondre  que  l'élection  de  Bellisomi,  amenée  sans 
aucun  artifice,  sans  l'ombre  d'intrigue,  était  maintenant  si  avancée 
par  le  nombre  de  voix  recueillies  et  le  concours  surprenant  de  tant 
de  volontés,  qu'il  n'était  plus  possible  de  la  contrecarrer.  Il  y  fal- 
lait d'autant  moins  penser  qu'il  semblait  résulter  des  propres  pa- 
roles du  cardinal  Herzan  que  le  choix  de  Bellisomi  ne  pourrait  être 
odieux  à  sa  majesté  impériale,  mais  seulement  qu'un  autre  lui  se- 
rait plus  agréable.  Herzan  ne  se  rendant  point  et  reproduisant 
toujours  les  mêmes  insistances,  le  doyen  du  sacré-collége  prit  le 
parti  de  le  serrer  de  plus  près  et  de  lui  demander  si,  dans  le  secret 
de  la  cour,  on  avait  formellement  prononcé  Yexclusive  à  l'égard 

(l)  Disons,  pour  expliquer  les  terreurs  peut-être  un  peu  exagérées  du  cardinal  Mat- 
tei à  Tolentino,  qu'il  avait  précédemment  fait  connaissance  avec  le  jeune  vainqueur  d«s 
l'Italie  d'une  façon  propre  à  jeter  quelque  trouble  dans  son  esprit.  Ce  cardinal,  arche- 
vêque titulaire  de  Ferrare,  voyant  en  179G  les  Français  évacuer  sa  ville  après  l'armis- 
tice de  Bologne  et  sachant  que  les  Autrichiens  montraient  la  prétention  de  tenir  gar- 
nison dans  la  citadelle,  y  avait  introduit  les  troupes  du  pape.  Bonaparte,  à  cette 
nouvelle,  était  entré  en  fureur;  il  avait  mandé  Mattei  à  son  quartier-général  de  Bres- 
cia.  «  Savez-vous  bien,  monsieur,  s'était-il  écrié  en  l'abordant,  que  je  pourrais  vous 
faire  fusiller?  —  Vous  en  êtes  le  maître,  avait  répondu  le  cardinal;  je  ne  dcmand« 
qu'un  quart  d'heure  pour  me  préparer.  —  Il  n'est  pas  question  de  cela ,  avait  repris 
Bonaparte;  comme  vous  êtes  animé!...  »  La  menace  n'avait  pas  été  bien  sérieuse  sans 
doute;  cependant  l'émotion  était  naturelle,  et  l'on  comprend  que  la  vue  du  général 
Bonaparte  troublât  encore  à  peu  de  temps  de  distance  le  pauvre  cardinal. 


612  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  Bellisomi.  Dans  ce  cas,  l'usage,  la  considération  de  la  paix  de 
l'église,  les  égards  dus  à  l'empereur  feraient  songer  à  quelque 
autre  élection;  mais,  s'il  n'y  avait  pas  d'exclusion  formelle,  Belli- 
somi ne  pouvait  manquer  d'être  pape  le  lendemain,  car  déjà  un 
nombre  plus  que  suffisant  de  cardinaux  étaient  décidés  à  lui  donner 
leurs  voix.  Ainsi  acculé  au  pied  du  mur  et  obligé  de  convenir  qu'il 
n'avait  pas  l'exclusive  de  sa  cour  contre  Bellisomi,  Herzan  chercha 
à  gagner  du  temps.  «  En  sa  qualité  de  cardinal  profondément  at- 
taché au  saint-siége,  il  croyait,  dit-il,  devoir  au  moins  conseiller, 
supplier  même,  s'il  le  fallait,  ses  collègues  de  différer  l'élection  pen- 
dant onze  ou  douze  jours.  »  il  n'en  fallait  pas  davantage  au  courrier 
qu'il  allait  expédier  pour  aller  et  revenir  de  Vienne.  Pareille  dé- 
férence était  bien  due  au  souverain  dans  les  états  duquel  siégeait 
le  conclave,  qui  en  fournissait  le  local  et  en  payait  tous  les  frais. 
Peut-être  cette  démarche  suffirait -elle  pour  calmer  le  déplaisir 
qu'aurait  sa  majesté  d'apprendre  la  répugnance  du  sacré-collége  à 
se  conformer  à  sa  volonté.  En  somme,  les  cardinaux  ne  sacrifiaient 
rien  ou  très  peu  de  chose  par  un  si  bref  délai.  Il  en  résulterait  au 
contraire  un  notable  bénéfice  par  suite  de  la  bienveillance  qu'en 
retour  de  ce  bon  procédé  sa  majesté  témoignerait  au  nouveau  pon- 
tife et  aux  intérêts  du  saint-siége.  Albani  hésitait.  Il  était  à  craindre, 
disait-il,  que  pendant  ces  jours  d'attente,  soit  naturellement,  soit 
par  intrigue,  un  parti  ne  se  formât  dans  le  conclave  qui  tendrait 
à  faire  avorter  une  élection  si  admirablement  préparée.  Herzan  lui 
répondit  en  s'engageant  verbalement  à  ne  point  former  une  pa- 
reille opposition.  Si  d'autres  complotaient,  il  ne  les  imiterait  point. 
Les  cardinaux  considérés  comme  les  plus  attachés  à  sa  cour  sui- 
vraient son  exemple.  11  alla  même  jusqu'à  dire  qu'au  besoin  ils 
joindraient  tous  leurs  votes  aux  dix-huit  voix  de  Bellisomi.  Sur  cette 
assurance  formelle ,  le  délai  fut  accordé ,  et  le  courrier  partit  pour 
Vienne.  Est -il  besoin  d'ajouter  que  du  même  coup  l'élection  de  Bel- 
lisomi était  à  tout  jamais  compromise? 

Tout  le  monde  dans  le  sacré-collége  savait  là-dessus  à  quoi  s'en 
tenir,  et  le  prélat  secrétaire  du  conclave  était  plus  indigné  que 
personne.  «  Jamais,  dit-il,  on  n'avait  vu  permettre  à  un  ambassa- 
deur d'expédier  un  courrier  pour  interroger  le  bon  plaisir  de  son 
gouvernement,  le  prévenir  et  lui  laisser  le  temps  et  les  moyens  de 
faire  savoir  au  candidat  proposé  qu'il  lui  devait  le  pontificat.  »  — 
«Les  cardinaux,  continue  Gonsalvi,  remarquèrent  aussi  que,  de 
toutes  les  cours,  la  cour  impériale  était  celle  avec  laquelle  on  au- 
rait dû  se  garder  le  plus  de  tenir  une  telle  conduite.  Plus  tard, 
dans  la  suite  des  temps,  quand  le  souvenir  des  circonstances  parti- 
culières qui  avaient  motivé  cette  complaisance  impolitique  serait. 


l'église  romaine  et  le  concordat.  6iS 

entièrement  effacé,  on  devait  craindre  d'avoir  fourni  des  prétextes 
pour  faire  revivre  l'ancien  abus  de  solliciter  la  permission  de  César 
avant  d'installer  le  nouveau  pape.  Il  y  avait  aussi  à  se  préoccuper 
d'un  péril  plus  grand  et  presque  certain.  Ce  délai  si  malheureuse- 
ment accordé  pouvait  donner  lieu  à  des  changemens  parmi  iei» 
électeurs  eux-mêmes,  soit  naturellement  à  cause  de  la  mobilité  de 
l'intelligence  humaine,  soit  subrepticement  par  les  tentatives  de 
ceux  qui  ne  voulaient  pas  de  Bellisomi  pour  pape.  Souvent  on  avait 
vu  de  ces  reviremens  par  des  délais  moins  courts...  »  A  peine  eiî 
effet  le  courrier  autrichien  eut-il  quitté  Venise  qu'Herzan  s'em- 
pressa de  profiter  de  cet  intervalle  pour  former  une  faction  qui  ren- 
dît l'élection  de  Bellisomi  impossible  en  empêchant  le  nombre  de 
ses  adhérens  d'augmenter.  A  lui  tout  seul,  l'ambassadeur  autiichien 
aurait  peut-être  manqué  des  talens  et  de  la  sagacité  nécessaires 
pour  réussir  dans  une  si  difficile  entreprise;  «  mais  le  hasard  (nous 
continuons  à  citer  Consalvi),  qui  gouverne  toutes  les  choses  hu- 
maines, ou,  pour  mieux  dire,  la  Providence,  qui,  par  ses  vues 
secrètes,  dispose  des  événemens  selon  ses  desseins,  permit  que 
d'autres,  plus  habiles  et  plus  madrés  que  Herzan,  fissent  ce  qu'il 
n'aurait  jamais  pu  ou  su  accomplir.  » 

C'est  en  ces  termes  que  le  prélat  secrétaire  du  sacré-collége  in- 
troduit sur  la  scène  un  personnage  considérable,  qui  ne  laissa  pas 
déjouer,  depuis  ce  moment  jusqu'à  la  fin  du  conclave,  un  rôle  tout 
à  fait  singulier.  C'était,  quoiqu'il  ne  soit  pas  nommé  dans  les  mé- 
moires de  Consalvi,  un  certain  cardinal  Antonelli.  Sa  haute  pro~ 
bité,  paraît-il,  était  incontestable,  aussi  bien  que  son  grand  mérite. 
Il  était  estimé  de  tous,  mais  personne  ne  l'aimait  à  cause  de  la  du- 
reté de  son  caractère.  Un  autre  défaut  gâtait  tous  ses  avantages.: 
c'était  le  besoin  de  persuader  que  tous  les  événemens  importa.ns 
étaient  son  œuvre.  En  un  mot  il  ambitionnait  de  dominer  partout. 
Ce  cardinal  savait  très  bien  qu'il  ne  pouvait  se  flatter  de  devenir 
souverain  pontife,  mais  il  avait  décidé  que  lui,  et  pas  un  autre,  fe- 
rait le  pape,  et  que  l'élu  ne  devrait  qu'à  lui  seul  la  tiare  et  le  trône» 
Pour  un  homme  d'un  tel  caractère,  il  était  facile  de  prendre  la  con- 
duite de  la  faction  que  le  cardinal  Herzan  était  incapable  de  diri- 
ger. Par  ses  discours,  auxquels  son  crédit  personnel  ajoutait  ua 
grand  poids,  par  le  secours  de  l'ambassadeur  autrichien,  avec  le- 
quel il  s'était  subitement  lié,  il  réussit  assez  vite  à  former  un  parti, 
d'opposition  suffisant  pour  atteindre  le  but  désiré.  L'usage  des  con- 
claves veut  que  les  cardinaux  aillent  chaque  jour  aux  voix  pour  la 
nomination  du  pape.  Ils  doivent  jeter  dans  une  boîte  scellée  des 
bulletins  de  vote  qui  sont  ensuite  brûlés  aussitôt  que  dépouillés.  1 
dater  du  moment  où  le  cardinal  Antonelli  eut  organisé  ses  paru- 


Qih  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

sans,  les  scrutins  prirent  une  physionomie  parfaitement  uniforme. 
Les  voix  opposées  à  Bellisomi,  qui  s'étaient  jusqu'alors  réparties 
comme  au  hasard  entre  divers  cardinaux,  se  réunirent  à  peu  près 
toutes  sur  Mattei.  Jamais  il  n'eut  moins  de  dix  voix.  Le  nombre 
s'éleva  quelquefois  jusqu'à  onze,  douze,  et  même  treize.  Bellisomi 
garda  ses  dix -huit  voix,  qui  montèrent  jusqu'à  vingt  et  une  et  même 
à  vingt-deux.  Dans  de  semblables  conditions,  les  deux  camps  ainsi 
en  présence  et  décidés  à  ne  pas  céder,  toute  élection  devenait  im- 
possible. Le  but  du  cardinal  Antonelli  était  atteint  :  il  n'était  plus 
nécessaire  à  Herzan  de  mettre  sa  cour  en  avant.  Au  doyen  du  sacré- 
collége,  qui  lui  demandait  quelles  instructions  il  avait  reçues  de  la 
chancellerie  impériale,  il  répondit  que  le  courrier  n'était  pas  re- 
venu. Sommé  de  tenir  la  parole  qu'il  avait  donnée  de  favoriser  Bel- 
lisomi, il  prétendit  qu'il  n'était  plus  obligé  à  rien  de  semblable, 
puisque  le  petit  nombre  de  voix  dont  il  disposait  personnellement 
n'assurerait  pas  l'élection.  Ces  fausses  et  artificieuses  allégations, 
car  il  ne  les  qualifie  pas  autrement,  arrachent  des  paroles  de  co- 
lère à  Consalvi.  «  C'est  ainsi,  s'écrie-t-il,  que,  dirigé  par  une 
main  plus  hardie,  Herzan  se  joua  de  la  majorité  du  sacré-collége, 
à  qui,  peu  de  temps  auparavant,  il  avait  adressé  d'humbles  prières 
en  sollicitant  quelques  jours  de  répit.  C'est  ainsi  qu'après  avoir 
foulé  aux  pieds  tous  les  égards,  on  sacrifia  un  homme  juste  et  in- 
nocent. Seule,  la  vertu  dont  il  était  doué  à  un  si  haut  degré  put  lui 
faire  supporter  sans  une  ombre  de  plainte,  sans  même  que  la  séré- 
nité de  son  visage  en  fût  altérée,  la  perte  de  cette  tiare  qu'il  n'a- 
vait point  ambitionnée,  qu'aucune  intrigue  ne  lui  avait  procurée, 
mais  que  lui  avaient  décernée  dès  le  principe  la  seule  estime  et  la 
seule  vénération  de  la  presque  totalité  des  électeurs.  Disons-le 
franchement,  on  la  lui  arracha  de  la  tête  à  l'aide  des  cabales,  car 
on  peut  affirmer  avec  vérité  qu'il  la  portait  déjà  pendant  le  temps 
accordé  pour  attendre  le  courrier  de  Vienne.  Tous  les  cardinaux  se 
le  montraient  du  doigt  chaque  fois  qu'ils  le  rencontraient,  soit  à  la 
la  chapelle,  soit  aux  scrutins,  ou  bien  se  promenant  dans  les  cor- 
ridors du  monastère  de  Saint-George,  et  tous  ils  se  disaient  :  a  Voici 
le  pape.  » 

Force  était  cependant  d'arriver  à  quelque  résultat.  Plusieurs  des 
cardinaux  les  moins  engagés  dans  le  parti  de  Bellisomi  s'y  entre- 
mirent. Il  y  avait,  entre  les  deux  groupes  opposés,  trois  ou  quatre 
membres  bien  connus  du  sacré-collége  qui  s'étaient  fait  remarquer 
par  une  neutralité  absolue.  Ils  n'avaient  publiquement  adhéré  à 
aucun  des  deux  concurrens,  ils  avaient  même  intentionnellement 
perdu  leurs  suffrages  en  ne  les  accordant  d'une  manière  stable  à 
qui  que  ce  fût.  Leurs  voix  s'étaient  portées  tantôt  sur  un  cardinal, 


L  EGLISE    ROxMAINE    ET   LE    CONCORDAT.  615 

tantôt  sur  un  autre.  On  les  appelait ,  à  cause  de  cette  indécision 
calculée,  les  volans  {volanti).  C'est  à  eux  qu'il  était  le  plus  naturel 
de  songer  d'abord.  Parmi  les  volans,  puisque  c'est  le  nom  qui  leur 
fut  donné  dans  le  conclave,  se  trouvait  un  cardinal  d'une  probité 
parfaite,  d'une  science  infinie  et  d'une  vertu  particulière,  le  barna- 
bite  Gerdil.  Tant  de  mérites,  l'avantage  de  n'avoir  appartenu  à 
aucune  des  deux  factions,  sa  qualité  de  régulier,  et  «  son  âge 
avancé,  ajoute  Consalvi,  qui  n'ôterait  pas  l'espérance  de  lui  suc- 
céder à  ceux  qui  éprouveraient  l'effet  de  cette  faiblesse  humaine,  » 
lui  donnaient  de  grandes  chances  ;  mais  Gerdil  était  né  en  Piémont, 
pays  dernièrement  occupé  par  l'Autriche,  qui  avait  de  grandes  vues 
sur  ce  royaume.  Là  était  l'obstacle.  Consulté  par  le  doyen  du  sacré- 
Gollége,  qui  voulait  éviter  au  savant  barnabite  le  désagrément  d'une 
inutile  épreuve,  Herzan  répondit  qu'il  ne  fallait  point  penser  à  ce 
cardinal,  et  que  le  choix  en  était  impossible.  Sans  cette  exclusion, 
Gerdil  aurait  été  nommé.  C'était  le  second  pape  que  repoussait  le 
gouvernement  impérial. 

A  défaut  de  Gerdil,  on  essaya  de  mettre  en  avant  les  noms  de 
ceux  qui  d'ordinaire  votaient  avec  lui;  mais  ce  fut  sans  succès. 
Après  ces  nombreuses  et  vaines  tentatives,  et  pour  éviter  le  dom- 
mage et  le  scandale  causés  par  une  vacance  trop  prolongée  du 
saint-siége  au  milieu  de  circonstances  aussi  critiques,  il  ne  restait 
plus  qu'à  tâcher  de  ramener  un  peu  d'accord  entre  les  deux  factions 
qui  se  partageaient  le  conclave.  Les  plus  sages  s'y  employèrent,  et 
mirent  en  avant  une  assez  adroite  combinaison.  Il  fut  convenu  que 
chacun  des  deux  partis  désignerait  dans  son  propre  sein  trois  de  ses 
membres,  ceux  qu'il  jugerait  les  plus  acceptables  pour  le  camp  op- 
posé. C'étaient  six  cardinaux  sur  les  noms  desquels  on  devait  essayer 
les  chances  du  scrutin.  L'épreuve  ne  leur  fut  pas  plus  heureuse  :  on 
était  ainsi  arrivé  à  la  fin  de  février.  Le  sacré-collége  siégeait  depuis 
trois  mois,  et,  grâce  à  l'obstination  des  partis,  il  n'était  pas  plus 
avancé  qu'au  premier  jour.  L'esprit  de  faction  gagnait  insensible- 
ment tous  les  cœurs,  et  le  bruit  des  murmures  publics,  perçant  à 
travers  les  murailles  du  conclave,  commençait  à  se  faire  entendre 
jusqu'aux  oreilles  des  cardinaux.  C'est  alors,  dit  Consalvi,  qu'il  ar- 
riva ce  dont  parle  le  Saint-Esprit  dans  les  divines  Écritures  et  ce 
que  confirme  l'expérience  quotidienne  des  affaires  de  ce  monde  : 
vexatio  dat  intellectum. 

Mais,  afin  de  mieux  comprendre  ce  qui  va  se  passer  au  sein  du 
conclave,  il  devient  nécessaire  que  nous  en  sortions  pour  un  instant; 
il  faut,  si  nous  voulons  rester  dans  la  vérité,  il  faut,  dis-je,  que 
nous  fassions  leur  place  dans  ce  récit  à  de  grands  événemens  qui 
étaient  alors  en  train  de  s'accomplir  loin  de  Venise  et  sur  un  tout 


êî6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Autre  théâtre.  Malgré  le  silence  gardé  par  Consalvi,  ces  événemens 
a'ont  pas  manqué  d'agir,  plus  qu'il  ne  lui  plaît  peut-être  d'en  con- 
tenir, sur  les  déterminations  ultérieures  du  sacré-collége. 

II. 

Le  8  octobre  1799,  six  semaines  environ  après  la  mort  de  Pie  VI, 
Bonaparte,  échappé  aux  croisières  anglaises,  était  rentré  en  France. 
Tous  les  regards,  non  pas  seulement  de  ses  concitoyens,  mais  de 
TEurope  entière,  de  l'Italie  surtout,  s'étaient  aussitôt  portés  vers  le 
Tainqueur  de  Lodi  et  le  négociateur  de  la  paix  de  Gampo-Formio. 
La  journée  du  18  brumaire  (9  novembre)  avait  presque  coïncidé 
avec  l'ouverture  du  conclave.  A  Venise  comme  partout,  et  dans  le 
sein  du  conclave  autant  qu'ailleurs,  malgré  la  clôture,  on  avait 
commenté  avec  le  plus  vif  intérêt  les  premiers  actes  de  celui  que 
les  Italiens  appelaient  il  gran  console.  Plusieurs  des  membres  du 
sacré-collége  l'avaient  connu;  ils  pouvaient  témoigner  à  leurs  col- 
M)gues  combien,  dans  les  matières  qui  regardaient  la  religion,  et 
surtout  dans  sa  façon  de  traiter  les  gens  d'église,  l'homme  mainte- 
aant  placé  à  la  tête  du  gouvernement  français  avait  toujours  affecté 
ies  allures  différentes  de  celles  de  ses  compagnons  d'armes,  les 
généraux  révolutionnaires  de  l'ancienne  armée  d'Italie  (1).  Ce  qu'on 

(1)  Il  ne  faudrait  pas  juger  tout  à  fait  de  la  conduite  et  de  l'altitude  du  général  Bona- 
parte en  Italie  vis-à-vis  de  la  religion  catholique  et  de  ses  prêtres  par  le  ton  de  sa  cor- 
respondance avec  le  directoire.  11  parlait  à  Barras  et  à  ses  collègues  le  langage  qu'il 
savait  leur  convenir.  Sur  place,  il  se  comportait  un  peu  différemment.  Tandis  que  dans 
ses  dépêches  expédiées  à  Paris  il  affectait  de  considérer  l'établissement  pontifical  comme 
iine  vieille  machine  détraquée  et  tombée  dans  le  mépris  des  populations,  il  témoignait 
dans  ses  proclamations  de  grands  ménagemcns  pour  les  sentimens  religieux  des  habi- 
tans  de  ces  contrées.  «  L'armée  française,  fidèle  aux  maximes  qu'elle  professe,  s'écrie- 
tî-jl  en  entrant  dans  les  légations,  protégera  toujours  la  religion  et  le  peuple.  »  Les 
actes  répondaient  aux  paroles.  A  Macerata,  il  rétablissait  les  cérémonies  du  culte  catho- 
lique. Sans  se  beaucoup  soucier  de  ce  qu'en  penseraient  les  clubs  révolutionnaires  de 
Paris,  il  donnait  les  ordres  les  plus  formels  pour  qu'on  cessât  de  molester  les  prêtres 
français  réfractaires  qui  se  trouvaient  dans  les  états  du  pape.  Il  s'en  servait  môme  pour 
se  concilier  l'esprit  des  populations.  Pendant  les  conférences  de  Campo-Formio  et  de 
son  quartier-général  de  Milan,  tandis  qu'il  demandait  des  instructions  à  Paris  sur  ce 
<ju  il  devrait  faire  si  le  pape  venait  à  mourir,  au  moment  môme  où  il  roulait  dans  sa 
tète  plus  d'un  projet  qui  avait  pour  point  de  départ  la  ruine  définitive  de  ce  qui  restait 
du  domaine  temporel  du  pape,  le  général  en  chef  des  armées  françaises  faisait  en  même 
temps  parvenir  à  Rome  des  protestations  de  dévouement  au  saint-père.  Dans  ses  con- 
versations avec  les  gens  d'église,  il  disait  que  des  temps  pourraient  arriver  où  la  répu- 
blique française  deviendrait  la  meilleure  amie  du  souverain  pontife.  Dans  une  note 
qu'il  écrivait  pour  être  remise  par  son  frère  Joseiih,  envoyé  de  la  république,  au  secré- 
taire d'état  de  sa  sainteté,  il  parlait  du  pape  comme  du  «  chef  des  fidèles  »  et  du 
«  centre  commun  de  la  foi.  »  Il  témoignait  de  son  admiration  pour  la  théologie  simple 
ftt  pure  de  l'Évangile,  pour  la  sagesse  de  sa  politique.  On  voit  poindre  dans  ces  pre- 


l'église  romaine  et  le  concordat.  6Î7 

apprenait  des  nouvelles  de  Paris  autorisait  les  espérances.  Le  court 
message  par  lequel,  en  présentant  la  nouvelle  constitution,  le  pre- 
mier consul  avait  déclaré  la  révolution  finie,  la  publicité  donnée 
aux  lettres  qu'il  avait  adressées  au  roi  d'Angleterre  et  à  l'empereur 
d'Allemagne  pour  les  convier  à  faire  la  paix,  le  ton  de  ses  procla- 
mations au  peuple  français,  tout  semblait  annoncer  qu'une  ère 
nouvelle  allait  s'ouvrir  (1).  Elle  s'ouvrait  en  effet  sous  des  auspices 
propres  à  encourager  l'attente  des  membres  du  sacré-collége.  Non- 
seulement  une  direction  plus  humaine  était  donnée  à  la  guerre  ci- 
vile dans  les  départemens  de  l'ouest,  mais  des  lois  injustes,  qui 
avaient,  dans  ces  malheureuses  contrées,  violé  la  sécurité  des  ci- 
toyens et  la  liberté  des  cultes,  étaient  rapportées.  L'usage  des 
églises  était  rendu  aux  catholiques.  Ils  pouvaient  y  assister,  le  di- 
manche, au  service  religieux.  Les  prêtres  étaient  désormais  dis- 
pensés de  prêter  un  autre  serment  que  celui  de  fidélité  à  la  consti- 
tution. Le  général  qui  commandait  en  Vendée  recevait  l'ordre  tout 
nouveau  de  se  concilier  les  curés.  Les  ecclésiastiques  détenus  en 
grand  nombre  à  l'île  de  Ré  avaient  été  rendus  sans  conditions  à  la 
liberté  (2).  C'étaient  là  des  mesures  qui  ne  pouvaient  manquer 
d'être  bien  venues  des  grands  dignitaires  de  l'église  catholique» 
Les  plus  politiques  comprenaient  que ,  si  la  guerre  devait  être  re- 
prise, l'Autriche  allait  derechef  en  porter  tout  le  poids.  Aucue 
d'eux  ne  soupçonnait  de  quel  côté  les  premiers  coups  seraient  frap- 
pés, nul  ne  s'attendait  aux  prodiges  qui  devaient  signaler  l'ouver- 
ture de  la  prochaine  campagne;  mais  tous  prévoyaient  que  les  ar- 
mées françaises,  de  nouveau  conduites  par  le  brillant  capitaine  tant 
de  fois  vainqueur  des  armées  impériales,  ne  pouvaient  manquer  de 
remettre  en  question  la  prépondérance  de  l'Autriche  en  Italie.  Ua 
homme  principalement  entre  tous  les  cardinaux  réunis  dans  la  pe- 
tite église  de  Saint-George  avait  les  yeux  ouverts  sur  la  conditioa 
présente  de  la  France  et  sur  l'avenir  de  l'Europe.  Son  nom  avait  été 
naguère  dans  toutes  les  bouches;  souvent,  au  début  de  la  révolu- 

mières  communications  avec  Rome,  communications  secrètes,  et  probablement  ignorées 
du  directoire,  comme  un  avant-goùt  des  dispositions  qui  ont  plus  t.ird  amené  le  cob- 
cordat.  —  Voyez  la  Correspondance  de  Napoléon  /f,  l^""  février  1797,  —  15  février 
1797,  —  septembre  1797. 

(1)  Présentation  de  la  constitution  (15  décembre  1799),  —  lettre  au  roi  d'Angleterre 
(25  décembre),  —  lettre  à  l'empereur  d'Allemagne  (25  décembre),  —  proclamation  an 
peuple  français  (25  décembre).  —  Correspondance  de  Napoléon  /«>■,  t.  VI. 

(2)  Arrêtés  du  28  décembre  1799, —  proclamation  aux  habitans  des  départemens  de 
l'ouest  (28  décembre  1799),  —  lettre  au  général  Berthier,  ministre  de  la  guerre 
(29  décembre  1799),  —  lettre  au  général  Hédouyille,  commandant  en  chef  de  l'ar- 
mée d'Angleterre  (29  décembre  1799),  —  arrêté  pour  rendre  la  liberté  aux  prêtres 
des  départemens  du  Doubs,  de  la  Haute-Saône  et  du  Jura  détenus  à  l'Ile  de  R€ 
(30  décembre  1799).  —  Ibidem. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  française,  les  membres  de  la  droite  s'étaient  plu  dans  l'assem- 
blée constituante  à  l'opposer  à  Mirabeau;  puis  le  silence,  un  grand 
silence,  difficile  peut-être  à  supporter,  s'était  de  nouveau  fait  au- 
tour de  lui  :  nous  voulons  parler  du  cardinal  Maury. 

Maury,  depuis  sa  sortie  de  France,  avait  parcouru  à  peu  près 
toute  l'Europe.  11  avait  été  accueilli  avec  acclamations  au  camp  des 
émigrés  et  reçu  avec  beaucoup  d'égards  dans  la  plupart  des  cours 
d'Allemagne.  Son  entrée  à  Rome  avait  été  un  véritable  triomphe. 
Pie  VI  l'avait  admis  dans  son  intimité  et  promu  à  la  nonciature  de 
Francfort.  Peu  de  temps  après,  il  le  créait  titulaire  des  évêchés 
réunis  de  Corneto  et  de  Montefiascone.  Son  élévation  au  cardinalat 
avait  couronné  tant  de  faveurs.  A  la  suite  d'un  voyage  qu'il  avait 
poussé  jusqu'à  Mittau  et  Saint-Pétersbourg,  il  avait  été  nommé 
par  Louis  XVIII  son  ambassadeur  près  le  saint-siége.  Ce  dernier  ti- 
tre le  désignait  particulièrement  à  la  malveillance  de  la  république 
française.  Aussi,  dès  que  les  troupes  de  Berthier  menacèrent  Rome, 
Maury  eut-il  grand  soin  de  se  réfugier,  d'abord  à  Sienne,  puis  à 
Florence.  Lorsqu'il  vint  à  Venise  prendre  place  parmi  les  membres 
du  sacré-collége,  tout  le  monde  se  disait  qu'un  prince  de  l'église 
si  répandu,  si  capable,  si  plein  d'activité,  ne  pouvait  manquer  d'a- 
voir grande  part  à  l'élection  du  futur  pontife.  Pour  mener  à  bien 
une  entreprise  devenue  plus  difficile  que  jamais,  Maury  avait  de 
grands  avantages  sur  la  plupart  de  ses  collègues.  Étranger  par  sa 
nationalité  aux  divisions  intestines  des  cardinaux  italiens,  il  avait 
en  toutes  choses  un  esprit  libre  de  préjugés  et  naturellement  dé- 
gagé des  considérations  mesquines.  Un  ensemble  de  circonstances 
fortuites  plutôt  que  son  inclination  propre  l'avait  jeté  dans  le  camp 
de  Mattei.  Il  n'y  avait  apporté  ni  ardeur  ni  animosité.  En  sa  qua- 
lité d'ancien  membre  d'une  assemblée  délibérante,  il  savait  mieux 
que  personne  comment  s'y  prendre  pour  traiter  avec  les  passions 
des  partis,  et  par  quels  biais  il  est  possible  de  les  conduire  à  se 
concerter  pour  une  œuvre  commune.  Sa  bonne  fortune  voulut  qu'il 
rencontrât  précisément  dans  le  prélat  secrétaire  du  conclave  un 
second  non  moins  sagace  que  lui,  capable  de  l'entendre  à  demi- 
mot  et  disposé  à  le  seconder  de  son  mieux.  Tout  en  se  promenant 
avec  Gonsalvi  sous  les  portiques  du  monastère  de  Saint-George, 
après  s'être  lamenté  comme  chacun  faisait  alors  sur  la  longueur  du 
conclave  et  les  embarras  de  l'élection,  le  cardinal  Maury  s'ouvrit  à 
lui  de  tout  son  plan  :  il  était  fort  simple.  Maury  était  convaincu  de 
l'impossibilité  du  succès  pour  aucun  des  concurrens.  Les  froisse- 
mens  produits  par  une  lutte  si  prolongée  ne  permettaient  pas  d'es- 
pérer qu'une  des  factions  maintenant  en  présence  cédât  jamais  à 
l'autre.  11  fallait  cependant  de  toute  nécessité  que  le  pape  sortît  de 
l'un  des  deux  camps,  car,  parmi  les  cardinaux  appelés  les  volans 


l'église    EOIVLAINE    et   LE    CONCORDAT.  619 

depuis  rexclusion  de  Gerdil ,  le  choix  était  devenu  impossible ,  soit 
à  cause  de  l'âge,  soit  par  suite  de  circonstances  personnelles.  L'u- 
nique moyen  de  concilier  les  intérêts  des  deux  partis  était  donc  que 
l!un  d'eux  prît  le  nouveau  pontife  dans  le  camp  même  de  son  rival. 
De  la  sorte  tout  le  monde  serait  content,  —  ceux  du  parti  dans  le- 
quel on  aurait  choisi  le  pape,  parce  que  le  pontife  nouveau  sorti- 
rait de  leurs  rangs,  et  les  autres,  parce  qu'ils  l'auraient  eux-mêmes 
désigné  dans  le  camp  opposé.  Par  une  trame  «  si  bien  ourdie  »  (ce 
sojit  les  expressions  de  Gonsalvi),  Maury  se  flattait  de  sauvegarder 
l'amour-propre  de  tous  les  cardinaux,  et  de  garantir  l'affection  com- 
mune du  souverain  pontife  à  des  collègues  qui  apuraient  tous  éga- 
lement contribué  à  son  exaltation^ 

Le  premier  pas  ainsi  heureusement  franchi,  venait  l'embarras  de 
l'élection  à  faire.  Maury  y  avait  également  songé.  11  avait  son  choix 
tout  prêt.  D'après  lui,  le  candidat  ne  pouvait  être  pris  que  dans  le 
camp  de  Bellisomi,  et  tout  de  suite  il  nomma  à  Gonsalvi  étonné  le 
cardinal  Chiaramonti,  évêque  d'Imola,  Jusqu'alors  on  avait  à  peine 
fait  attention  à  Chiaramonti  dans  le  conclave;  son  nom  n'avait  ja- 
mais été  prononcé  comme  celui  d'un  candidat  possible,  papabile, 
ainsi  que  disent  les  Italiens.  Ge  n'est  pas  que  le  pieux  évêque  d'Imola 
ne  fût  entouré  de  l'estime  et  de  l'affection  universelles.  Personne 
n'était  au  contraire  plus  que  lui  goûté  de  ses  collègues  et  considéré 
dupublic.  Une  grande  douceur  de  caractère,  une  très  aimable  gaîté 
dans  le  commerce  habituel  de  la  vie,  une  pureté  de  mœurs  incompa- 
rable, une  grande  sévérité  de  conduite  sacerdotale  jointe  à  la  plus 
facile  indulgence  pour  les  autres,  une  sagesse  constante  dans  la  con- 
duite des  deux  diocèses  confiés  à  ses  soins,  une  science  profonde  dans 
les  études  sacrées,  le  renom  enfin  d'excellent  homme  dont  il  jouis- 
sait partout,  tels  étaient,  pour  parler  la  langue  ecclésiastique  du 
sacré-collège,  les  tihTs  intrinsèques  qui  l'auraient  naturellement 
désigné  au  choix  des  cardinaux,  si  de  graves  empêchemens  extrin- 
sèques n'avaient  d'autre  côté  rendu  sa  nomination  à  peu  près  impos- 
sible. A  ne  consulter  que  les  traditions  ordinaires  du  sacré-collége, 
cette  nomination  était  en  effet  impossible.  Personne  ne  l'ignorait  à 
Venise,  et  les  témoins  des  funérailles  du  défunt  pape  avaient  ex- 
primé à  la  fois  leur  vénération  pour  Ghiaramonti  et  le  sentiment 
profond  des  obstacles  qui  s'opposaient  à  son  élection  lorsque,  se 
montrant  les  cardinaux  assis  à  l'office  et  désignant  Chiaramonti, 
ils  s'étaient  dit  les  uns  aux  autres  :  «  Quel  dommage  que  ce  con- 
clave soit  celui  qui  va  donner  un  successeur  à  Pie  VI  !  S'il  y  avait 
un  pape  entre  les  deux,  en  trois  jours  on  nommerait  le  nouveau, 
et  ce  serait  celui-là!.  »  Ces  obstacles,  qu'avec  leur  finesse  italienne 
les  gondoliers  des  lagunes  devinaient  si  bien,  Gonsalvi  nous  les 
détaille  plus  au  long  dans  ses  mémoires.  Ghiaramonti  était  de  Gé- 


fôO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

zène  comme  Pie  VI.  —  Comment  nommer  l'un  après  l'autre  deux 
Cézenates?  Bien  plus,  il  avait  été  la  créature  la  plus  aimée  de 
Pie  VI.  On  croyait  même,  quoiqu'à  tort,  qu'il  était  son  parent,  et 
cette  circonstance  suffisait  à  faire  craindre  qu'on  ne  vît  en  le  nom- 
mant se  continuer  le  règne  des  Braschi.  Enfin  il  n'avait  que  cin- 
quante-huit ans ,  comme  le  pontife  défunt  quand  il  avait  été  élu. 
«  On  doit  bien  penser,  dit  Gonsalvi,  qu'un  règne  qui  avait  duré 
près  de  vingt-cinq  années  détournait  absolument  de  l'idée  de  nom- 
mer un  successeur  qui  pouvait  vivre  aussi  longtemps.  On  était  ha- 
bitué à  voir  les  princes  occupant  le  siège  de  Saint-Pierre  changer 
presque  tous  les  sept  ou  huit  ans,  et  les  visées  de  chacun  empê- 
chent d'ordinaire  qu'on  s'expose  à  la  durée  d'un  trop  long  règne. 
€es  impossibilités  extrinsèques  (comme  les  appelle  Consalvi)  étaient 
si  nombreuses  et  d'un  tel  poids  qu'on  peut  avouer  avec  certitude 
qu'en  toutes  circonstances,  et  spécialement  si  le  conclave  se  fût  tenu 
à  Rome  en  temps  calme  et  ordinaire,  elles  auraient  éloigné  Chiara- 
«lonti  du  pontificat.  » 

Toutes  ces  objections  furent  présentées  à  Maury  par  son  interlo- 
cuteur, charmé  d'ailleurs  de  l'exposition  d'un  plan  aussi  heureux. 
Elles  n'arrêtèrent  en  aucune  façon  le  cardinal  français.  Qui  pour- 
rait indiquer  sûrement  aujourd'hui  la  raison  déterminante  de  la 
conduite  de  Maury?  Peut-être  l'ancien  chef  de  la  droite  à  l'assem- 
Mée  nationale,  destiné  à  être  placé  un  jour  par  Napoléon  à  la  tête 
du  diocèse  de  Paris,  était-il  guidé  dans  ses  préférences  par  des 
motifs  dont  il  ne  lui  convenait  pas  d'entretenir  à  cœur  ouvert  le 
prélat  secrétaire  du  sacré-collége.  Toujours  est-il  qu'à  ses  yeux 
perspicaces  le  cardinal  Chiaramonti  ne  devait  pas  tout  à  fait  appa- 
raître comme  un  personnage  aussi  effacé  en  politique  que  Consalvi 
se  plaît  à  nous  le  dépeindre  en  ses  mémoires.  Un  incident  de  sa 
carrière  épiscopale  avait  naguère  attiré  sur  lui  l'attention  du  public 
italien.  Le  souvenir  en  était  encore  présent  à  chacun,  et  quoiqu'à 
dessein  ou  par  oubli  le  prélat  secrétaire  du  conclave  ne  nous  en 
touche  pas  un  mot,  nous  avons  grand'peine  à  imaginer  qu'il  n'ait 
pas  agi  quelque  peu  sur  la  détermination  du  cardinal  Maury.  Lors 
de  l'invasion  des  légations  par  les  armées  françaises,  au  mois  de 
février  1797,  Chiaramonti  n'avait  point  quitté  son  diocèse,  comme 
avait  fait  le  cardinal  Ranuzzi.  Sa  conduite  avait  été  remarquée  par 
fe  général  Bonaparte,  très  mécontent  de  la  fuite  de  l'évêque  d' An- 
cône.  «  Celui  d'Imola,  qui  est  aussi  cardinal,  ne  s'est  pas  enfui, 
dit-il  aux  gens  du  pays  qui  lui  remettaient  les  clés  d'Ancône;  je 
ïïe  l'ai  pas  vu  en  passant,  mais  il  est  à  son  poste.  »  Cette  louange 
accordée  par  le  vainqueur  au  cardinal  Chiaramonti  avait  produit 
fine  assez  vive  impression  sur  l'esprit  des  habitans  de  ces  contrées. 
L'émotion  fut  plus  grande  encore  lorsqu'à  la  fin  de  cette  même  an- 


l'église  romaine  et  le  concordat.  621 

née,  à  roccasion  des  solennités  de  Noël,  la  petite  ville  d'Imola  vit 
paraître  une  homélie  dont  le  ton  différait  essentiellement  de  toutes 
celles  que  publiaient  alors  les  évêques  d'Italie.  Dans  cette  pièce  re- 
vêtue de  sa  signature,  non-seulement  Chiaramonti  recommandait  à 
ses  diocésains  la  plus  entière  soumission  au  pouvoir  établi,  c'est-à- 
dire  à  la  république  cisalpine,  reconnue  depuis  deux  mois  par  le 
traité  de  Gampo-Formio,  mais  il  y  professait  des  sentimens  bien  nou- 
veaux à  cette  époque  dans  la  bouche  d'un  prince  de  l'église.  Il  van- 
tait la  forme  démocratique  du  gouvernement  adopté  par  la  nouvelle 
république,  il  démontrait  que  ses  principes  n'avaient  rien  de  con- 
traire aux  enseignemens  de  la  sainte  Écriture  ;  il  parlait  avec  éloge 
d'Athènes,  de  Sparte,  des  lois  de  Lycurgue,  de  Garthage,  puis  enfin 
des  vertus  de  son  émule  la  répubUque  romaine  :  rapprochement 
assez  singulier  au  moment  où  le  trône  du  souverain  pontife,  tout 
près  de  s'écrouler,  était  directement  menacé  à  Rome  par  les  émis- 
saires du  directoire.  Chose  plus  étrange  encore,  ce  passage  d'un 
style  tant  soit  peu  déclamatoire,  selon  l'usage  de  l'époque,  était 
suivi  d'une  citation  textuelle  de  la  profession  de  foi  du  vicaire  sa- 
voyard :  «  La  sainteté  des  Évangiles  parle  à  mon  cœur,  etc.  »  Tous 
ces  antécédens  de  l'évêque  d'Imola  étaient  évidemment  connus  de 
Maury.  Il  avait  certes  assez  de  sagacité  pour  prévoir,  si  la  fortune 
devenait  contraire  aux  Autrichiens,  quel  parti  la  cause  du  saint- 
siége  et  celle  de  la  religion  catholique  pourraient  tirer  du  choix  d'un 
pontife  estimé  du  premier  consul,  et  dont  l'esprit  était  si  peu  fermé 
aux  idées  du  siècle.  Si  l'on  songe  qu'à  cette  époque,  fatigué  de  son 
long  exil,  le  futur  archevêque  de  Paris  méditait  peut-être  déjà  de 
se  réconcilier  avec  le  gouvernement  de  son  pays,  on  sera  comme 
nous  assez  porté  à  lui  supposer  en  cette  occasion  des  arrière-pen- 
sées qu'il  n'avait  point  intérêt  à  dévoiler  tout  entières  au  secrétaire 
dn  conclave.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  dans  cette  conversation  entre 
Maury  et  Gonsalvi  que  fut  définitivement  arrêté  le  choix  du  nou- 
veau pontife.  En  peu  d'instans,  les  deux  interlocuteurs  tombèrent 
d'accord  non-seulement  sur  la  convenance  de  la  nomination  de  Ghia- 
ramonti,  mais  sur  la  seule  marche  qu'il  y  eût  à  suivre  pour  la  faire 
réussir. 

Tout  n'était  pas  fini  cependant.  Un  dernier  obstacle  se  présen- 
tait, que  Gonsalvi  fit  aussitôt  sentir  à  Maury.  11  était  impossible  d'es- 
pérer que  le  chef  du  parti  Mattei ,  cet  important  personnage  dont 
nous  avons  parlé  au  commencement  de  ce  récit,  se  prêtât  jamais 
à  un  plan  dont  il  n'aurait  pas  été  lui-même  l'inventeur.  Plus  l'en- 
treprise de  couronner  Ghiaramonti  était  ardue,  plus  elle  flatterait 
l'amour-propre  du  cardinal  Antonelli,  car  il  était  dans  sa  nature  de 
chercher  à  montrer  que  rien  ne  lui  était  impossible,  et  qu'il  réus- 
sissait là  où  les  plus  habiles  auraient  inévitablement  échoué;  mais 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  première  condition  du  succès  était  qu'il  se  persuadât  à  lui-même 
et  qu'il  pût  persuader  à  tout  le  monde  que  l'idée  de  ce  choix  lui 
appartenait  en  propre.  Pour  tourner  la  difficulté,  Consalvi  offrait 
un  expédient  infaillible.  Il  se  trouvait  par  hasard  que  le  conclaviste 
du  cardinal  Maury,  l'abbé  Pinto,  homme  sans  importance,  était 
admis  dans  la  familiarité  du  cardinal  Antonelli.  Par  son  insigni- 
fiance, qui  ne  pouvait  exciter  ni  jalousie  ni  défiance,  c'était  le  per- 
sonnage le  plus  propre  à  souffler  au  chef  du  parti  Mattei  une  pen- 
sée dont  celui-ci  n'aurait  ensuite  aucune  peine  à  réclamer  toute  la 
gloire.  Le  dévouement  et  la  bonne  volonté  ne  manquaient  point  à 
l'abbé  Pinto  pour  servir  son  maître.  On  était  sûr  de  lui.  Les  choses 
dûment  arrangées,  pendant  que  Maury  faisait  la  leçon  à  son  con- 
claviste, Consalvi  alla  prévenir  le  doyen  du  sacré-collége,  le  car- 
dinal Albani,  et  le  neveu  du  défunt  pape,  le  cardinal  Braschi.  Leur 
surprise  fut  non  moins  grande  que  leur  joie  quand  ils  apprirent 
qu'il  était  question  de  Chiaramonti;  ils  n'en  pouvaient  croire  leurs 
oreilles.  Tous  deux  promirent  le  plus  grand  secret.  11  fut  même 
convenu,  pour  plus  de  sûreté,  que  le  jour  où  x\ntonelli  viendrait, 
comme  il  était  maintenant  probable,  faire  lui-même  les  premières 
ouvertures,  le  cardinal  Braschi  témoignerait  non-seulement  de  l'é- 
tonnement,  mais  une  parfaite  indifférence,  et  qu'il  renverrait  le 
chef  du  parti  Mattei  s'entendre  à  ce  sujet  avec  le  doyen  du  sacré- 
collége.  Braschi,  à  ce  qu'il  paraît,  joua  très  bien  son  rôle,  et  la 
conduite  tenue  par  lui  en  cette  circonstance  contribua  beaucoup, 
assure  Consalvi,  au  succès  d'un  dessein  si  bien  formé.  C'est  dans 
son  récit  qu'il  faut  lire  la  scène  qui  suivit,  et  qui  toucherait  vrai- 
ment à  la  plus  haute  comédie,  si  elle  se  fût  passée  partout  ailleurs. 
On  y  voit  le  cardinal  Antonelli  rallier  d'abord  sans  trop  de  difficulté 
tous  les  cardinaux  de  son  parti;  c'est  la  moindre  de  ses  peines.  Là 
où  son  habileté  triomphe,  c'est  dans  les  efforts  qu'il  fait  pour  con- 
vaincre de  l'excellence  de  son  invention  les  gens  qui  la  lui  ont  sug- 
gérée. Hâtons-nous  de  dire  qu'il  y  parvint.  A  force  d'instances, 
Braschi  se  rendit.  Bien  n'empêche  de  supposer  qu'à  la  longue 
Maury  lui-même  n'ait  été  amené  à  convenir  que  l'idée  dont  on 
l'entretenait  pour  la  première  fois  était  assez  heureuse  !  Si  les  mé- 
moires de  Consalvi  ne  lui  ont  pas  été  communiqués,  le  majestueux 
Antonelli  a  dû  vivre  et  mourir  dans  la  douce  persuasion  qu'à  lui 
seul  était  due  l'élection  de  Chiaramonti. 

A  partir  de  ce  moment,  tout  marcha  en  effet  le  plus  facilement 
du  monde,  a  Cette  élection,  dit  Consalvi,  fut  semblable  à  un  feu 
d'artifice  dont  les  étincelles  passent  d'une  fusée  à  une  autre  avec  la 
rapidité  de  l'éclair.  Tous  les  cardinaux  répétaient  sans  se  cacher  et 
sans  mystère  :  «  Le  pape  est  fait!  Chiaramonti  est  pape!  »  Le  con- 
clave retentit  de  cette  nouvelle;  bientôt  Venise  entière  l'apprit.  Le 


l'église  romaine  et  le  concordat.  623 

baisement  des  mains,  cérémonie  touchante  qui  se  pratique  la  veille 
de  l'élection,  quand  elle  est  faite  sans  opposition,  eut  lieu  le 
13  mars.  Le  lendemain  ih,  Chiaramonti  fut,  à  l'unanimité  des 
votes,  proclamé  pape  sous  le  nom  de  Pie  YII.  Le  conclave  n'avait 
pas  duré  moins  de  trois  mois  et  demi. 

Maintenant  que  Consalvi  en  a  fini  avec  les  incidens  qui  se  sont 
passés  sous  ses  yeux  dans  l'intérieur  du  sacré-coUége,  on  pourrait 
croire  que  l'intérêt  de  son  récit  va  languir.  11  n'en  est  rien.  Les 
révélations  du  ministre  d'état  valent  celles  du  prélat  secrétaire 
du  conclave,  et  les  scènes  qui  suivent  l'élection  de  Pie  VII  ne 
sont  pas  moins  nouvelles  et  moins  curieuses  que  celles  qui  l'ont 
précédée.  Ainsi  qu'il  était  facile  de  le  prévoir,  tandis  que  la  joie 
éclatait  dans  le  conclave  et  à  Venise,  la  déception  à  Vienne  était 
am.ère.  Ce  qui  fut  tout  à  fait  inattendu,  c'est  la  façon  dont  la  cour 
impériale  crut  devoir  témoigner  son  mécontentement.  Il  est  d'usage 
que  le  pape  soit  couronné  huit  jours  après  son  élection.  A  Rome, 
cette  magnifique  cérémonie  a  lieu  en  grande  pompe  dans  l'église 
de  Saint-Pierre.  Chacun  à  Venise  pensait  qu'elle  s'accomplirait  dans 
la  basilique  de  Saint-Marc.  Les  agens  impériaux  eux-mêmes  s'y 
attendaient;  mais  les  ordres  n'arrivèrent  point,  ou  du  moins  on  pré- 
tendit n'en  avoir  jamais  reçu,  non  plus  que  l'autorisation  de  dé- 
penser le  moindre  argent  pour  cette  solennité.  Pie  VII,  afin  de  ne 
faillir  à  aucune  des  traditions  de  la  papauté,  voulut  être  couronné 
dans  la  petite  église  Saint-George,  contiguë  au  monastère  où  s'était 
tenu  le  conclave.  Les  frais  de  la  cérémonie  furent  couverts  par- 
les dons  volontaires  des  fidèles,  sans  qu'il  en  coûtât  une  obole  à  la 
cour  impériale.  Le  soir,  tous  les  palais,  les  plus  simples  maisons, 
toutes  les  places  et  tous  les  canaux  de  Venise  étaient  illuminés  a 
giorno.  Seuls,  les  édifices  du  gouvernement  autrichien  restèrent 
dans  l'obscurité.  Pourquoi  ces  signes  de  mauvaise  humeur?  C'est 
que  le  couronnement  du  pape  était  le  signe  extérieur  et  comme  la 
consécration  oflîcielle  de  sa  souveraineté  temporelle.  Or  la  chan- 
cellerie impériale  ne  voulait  pas  restituer  au  saint-siége  les  pro- 
vinces qu'elle  occupait  depuis  la  retraite  des  troupes  françaises. 
Dans  l'espoir  de  nouvelles  victoires,  elle  se  flattait  même  (ce  sont 
les  expressions  du  cardinal  Consalvi)  que  l'aigle  germanique  éten- 
drait bientôt  son  vol  au-delà  du  Capitole.  Quoi  d'étonnant  si  le  ca- 
binet de  sa  majesté  impériale  nourrissait  de  semblables  desseins? 
C'étaient  précisément  ceux  que  mettaient  alors  à  exécution  les 
princes  d'une  autre  famille  souveraine  qui  partagent  aujourd'hui 
avec  la  maison  d'Autriche  l'honneur  d'être  considérés  par  certains 
publicistes  comme  les  défenseurs  attitrés  du  pouvoir  temporel.  Au 
moment  où  l'Autriche  s'en  tenait  encore  à  de  simples  projets,  les 
commandans  des  troupes  du  roi  des  Deux-Siciles  arboraient  au  châ- 


61ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teau  Saint-Ange  et  dans  toute  la  ville  de  Rome  le  drapeau  napoli- 
tain. Ils  apposaient  le  sceau  de  sa  majesté  italienne  sur  les  portes 
fermées  du  Quirinal  et  du  Vatican.  Les  décrets  de  leur  général  en 
chef,  le  prince  d'Aragon,  étaient  rendus  au  nom  du  roi  de  Naples. 
Le  nom  du  souverain  pontife  y  était  complètement  omis.  Ordre 
était  donné  de  ne  reconnaître  d'autres  pouvoirs  que  ceux  du  roi 
Ferdinand.  Toute  l'administration  romaine  avait  été  mise  à  néant 
et  refondue  sur  le  modèle  de  celle  de  Naples. 

Les  premiers  indices  de  l'ambition  autrichienne  furent  l'invitation 
adressée  au  saint-père  de  se  rendre  immédiatement  à  Vienne,  et  la 
demande  non  moins  instante  de  vouloir  bien  choisir  pour  secrétaire 
d'état  un  certain  cardinal  Flangini,  Vénitien,  et  par  conséquent 
sujet  de  sa  majesté  impériale.  Pour  obtenir  ces  deux  objets  des 
vœux  ardens  de  son  cabinet,  le  cardinal  Herzan  ne  négligea  ni  les 
insinuations  ni  les  démarches;  il  les  redoubla  incessamment  jus- 
qu'au point  d'en  fatiguer  le  saint-père.  Pie  VII  refusa  avec  douceur, 
mais  sans  hésitation.  Ses  devoirs  de  pasteur  et  de  souverain  ne  lui 
permettaient  pas,  disait-il,  d'ajourner  plus  longtemps  son  départ 
pour  Rome.  Quant  au  choix  d'un  secrétaire  d'état,  pourquoi  le  tant 
presser?  Il  n'avait  pas  encore  d'états.  Provisoirement,  il  se  servi- 
rait, pour  ses  communications  avec  les  cours  étrangères,  du  prélat 
secrétaire  du  conclave.  L'Autriche  était  déjouée  dans  toutes  ses 
prétentions.  Alors  arriva  de  Vienne  à  Venise,  en  qualité  d'envoyé 
de  l'empereur  près  sa  sainteté,  un  homme  tout  fraîchement  imbu 
des  conversations  de  M.  de  Thugut,  et  qui  avait  mission  de  laisser 
voir  à  découvert  la  véritable  pensée  du  cabinet  autrichien.  C'était 
un  Polonais,  simple  employé  de  la  chancellerie  impériale,  nommé 
Ghislieri.  Le  marquis  Ghislieri  s'ouvrit  d'abord  au  prélat  secrétaire 
de  Pie  VI,  et  lui  dit  que  l'empereur  était  très  disposé  à  rendre  au 
saint-père  les  provinces  occupées  récemment  par  ses  armes,  à 
l'exception  toutefois  des  légations  de  Ferrare,  de  Bologne  et  de 
Ravenne.  Ces  trois  provinces  cédées  aux  Français  n'appartenaient 
plus  au  saint-siége,  et  la  chancellerie  impériale  demandait  une 
nouvelle  cession  confirmative  de  celle  de  Tolentino.  Gonsalvi,  qui 
n'avait  plus  rien  à  apprendre  sur  les  desseins  de  l'Autriche,  fut 
toutefois  étonné  de  l'audace  qu'on  mettait  à  oser  les  lui  déclarer 
en  face.  Il  répondit  qu'il  prendrait  les  ordres  de  sa  sainteté,  tout 
en  prévenant  l'envoyé  autrichien  qu'il  n'eût  pas  à  se  créer  des  chi- 
mères, et  que  jamais  Pie  Vil  ne  prêterait  la  main  à  une  semblable 
transaction. 

Grande  fut  la  colère  de  Ghislieri  quand  le  prélat  secrétaire  lui 
rapporta  peu  de  jours  après  la  réponse  la  plus  négative.  11  fit  alors 
connaître  ce  que,  dans  la  prévision  d'un  semblable  refus,  on  lui 
avait  enjoint  de  proposer  comme  le  dernier  arrangement  auquel  le 


l'église  romaine  et  le  concordat.  625 

gouvernement  impérial  pourrait  consentir.  Sa  majesté  voulait  bien 
ne  réclamer  au  pape  que  les  deux  légations  de  Bologne  et  de  Fer- 
rare;  elle  lui  abandonnerait  la  troisième,  c'est-à-dire  les  Romagnes. 
Tel  était  le  dernier  mot  de  la  cour  de  Vienne;  pour  le  mieux  ap- 
puyer, le  marquis  Ghislieri  recommençait  à  prodiguer  les  menaces. 
Pie  VII  n'en  prit  aucun  souci  ;  il  adressa  directement  à  l'empereur 
et  à  son  premier  ministre  deux  lettres  dans  lesquelles  il  revendi- 
quait énergiquement  tous  ses  droits  sur  les  provinces  envahies.  La 
lettre  de  Pie  VII  au  souverain  de  l'Autriche  fut-elle  interceptée  par 
le  ministre  impérial,  M.  de  Thugut,  comme  une  note  de  Consalvi  le 
donne  à  entendre?  Cela  ne  nous  paraît  guère  probable;  toujours 
est-il  qu'aucune  réponse  n'arriva  jamais  de  Vienne.  Cependant  le 
marquis  Ghislieri  redoublait  d'importunités;  il  en  vint  même  jus- 
qu'à irriter  la  patience  du  placide  pontife.  «Votre  maître  a  tort,  lui 
dit  un  jour  Pie  VII,  de  se  refuser  à  une  restitution  que  la  religion 
et  la  justice  lui  commandent;  qu'il  prenne  garde  toutefois!  En  pla- 
çant dans  son  vestiaire  ces  habits  qui  ne  sont  pas  les  siens,  mais 
ceux  de  l'église,  est-il  sûr  de  ne  pas  communiquer  la  vermine  à 
ses  propres  vêtemens,  je  veux  dire  à  ses  états  héréditaires?  »  En 
entendant  ces  paroles,  l'envoyé  autrichien  eut  peine  à  se  contenir. 
«  Le  nouveau  pontife  est  jeune  dans  le  métier,  dit-il  tout  en  colère 
au  pro-secrétaire  d'état;  il  prouve  qu'il  ne  connaît  guère  la  puis- 
sance de  l'Autriche.  11  faudrait  de  bien  grands  événemens  pour  en- 
tamer les  états  héréditaires.  »  Ces  événemens  étaient  cependant 
plus  proches  que  ne  l'imaginait  le  marquis  Ghislieri,  car  déjà  l'on 
touchait  aux  derniers  jours  de  mai,  les  troupes  françaises  se  mas- 
saient en  Suisse  derrière  le  rideau  des  Alpes,  et  le  premier  consul 
était  arrivé  à  Lausanne,  laissant  le  gouvernement  autrichien  incer- 
tain jusqu'au  dernier  moment  s'il  allait  fondre  sur  les  états  hérédi- 
taires par  le  lac  de  Constance,  ou  remonter  la  vallée  du  Mont-Cenis 
pour  marcher  sur  Turin. 

Au  plus  fort  de  ces  discussions.  Pie  VII  avait  notifié  au  marquis 
Ghislieri  son  invariable  résolution  de  se  rendre  à  Rome.  La  route 
naturelle  que  le  pape  avait  à  prendre  pour  rentrer  dans  sa  capitale 
lui  faisait  traverser  deux  au  moins  des  trois  légations,  en  supposant 
qu'arrivé  à  Bologne,  il  se  décidât  à  suivre  la  route  de  Florence  au 
lieu  du  chemin  à  travers  les  Romagnes.  L'embarras  de  la  cour  im- 
périale était  à  son  comble  :  elle  appréhendait  avec  raison  les  effets 
d'un  semblable  voyage.  Ces  contrées  aimaient  mieux  encore  se  re- 
placer sous  la  domination  pontificale  qua  subir  le  joug  toujours  pe- 
sant des  soldats  croates  et  hongrois.  Nul  doute  que  les  populations 
ne  se  précipitassent  partout  sur  le  passage  du  saint-père  afin  de  le 
saluer  de  leurs  acclamations.  La  décence  et  les  égards  dus  au  chef 

TOME  LVI.  —  1805.  40 


626  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'église  ne  permettraient  pas  de  sévir  contre  de  pareilles  mani- 
festations. Comment  faire?  Un  seul  parti  restait  à  prendre,  dont 
l'étrangeté  même  décelait  aux  moins  clairvoyans  les  secrets  calculs 
de  la  cour  autrichienne.  N'importe,  elle  n'hésita  point,  et  déclara  au 
souverain  pontife  qu'il  devrait  faire  le  voyage  par  mer,  de  Venise  à 
Pesaro.  Pesaro  est  une  petite  ville  dénuée  de  tout  port,  mais  où  les 
Autrichiens  ne  voyaient  pas  d'inconvénient  à  débarquer  le  saint- 
père,  parce  qu'elle  n'était  point  comprise  dans  les  trois  légations, 
et  faisait  par  conséquent  partie  du  territoire  qu'ils  consentaient  à 
lui  restituer.  Pie  VII  se  soumit  afin  de  ne  pas  retarder  son  départ.  Le 
6  juin,  il  monta  sur  la  Bellonc,  frégate  autrichienne  mal  organisée, 
dépourvue  de  toutes  les  commodités  de  la  vie  et  manœuvrée  par  un 
équipage  aussi  malhabile  qu'insuffisant.  Quatre  cardinaux  et  le  pro- 
secrétaire d'état  l'accompagnaient  avec  quelques  autres  prélats  né- 
cessaires à  son  service  personnel.  Le  marquis  Ghislieri  se  joignit  à 
la  petite  cour  du  saint-père,  soi-disant  pour  lui  faire  les  honneurs 
de  la  Bellone,  en  réalité  pour  lui  servir  de  geôlier.  La  Belloiie  était 
en  si  mauvais  état  qu'elle  ne  put  tenir  la  mer.  11  lui  fallut,  sans 
avoir  subi  aucune  violente  tempête,  aller  chercher  un  refuge  à 
Porto-Fino,  sur  la  plage  opposée.  Au  lieu  de  vingt-quatre  heures, 
temps  ordinaire  de  la  traversée  de  Venise  à  Pesaro ,  ce  fut  douze 
jours  que  le  saint-père  eut  à  passer  en  tète-à-tête  avec  l'envoyé 
de  la  cour  impériale,  devenu  pendant  le  voyage  plus  exigeant  que 
jamais.  Débarqué  à  Pesaro,  Pie  VII  se  rendit  à  petites  journées  à 
Sinigaglia,  puis  à  Ancône,  toujours  sous  l'escorte  du  marquis  Ghis- 
lieri. Là,  une  surprenante  nouvelle  les  attendait  tous  deux  :  les  Au- 
trichiens avaient  été  battus  à  Marengo,  un  armistice  était  signé. 
Le  Piémont,  la  Ligurie,  la  Lombardie,  tout  le  pays  jusqu'à  l'Adige, 
étaient  de  nouveau  cédés  à  la  France.  En  une  seule  journée,  la  cour 
impériale  avait  perdu  non-seulement  tous  les  territoires  enlevés  par 
elle  à  d'autres  princes  pendant  les  revers  des  Français,  mais  une  no- 
table partie  de  ses  propres  états.  La  leçon  était  rude;  elle  dut  être 
vivement  sentie  par  le  marquis  Ghislieri.  Certes  d'autres  que  l'en- 
voyé autrichien  avaient  lieu  de  s'étonner.  Jamais  fait  de  guerre  n'a- 
vait produit  de  pareilles  conséquences;  l'Italie  entière  n'en  pouvait 
revenir,  et  nous-même  nous  souvenons  parfaitement  d'avoir  à  Turin, 
en  1833,  entendu  le  premier  ministre  du  roi  Charles-Albert,  le  vieux 
comte  de  La  Tour,  ancien  aide-de-camp  de  Mêlas  à  cette  journée 
de  Marengo,  raconter  qu'une  chose  l'avait  encore  plus  frappé,  s'il 
était  possible,  que  la  victoire  de  Marengo,  c'était  le  parti  prodi- 
gieux qu'en  avait  aussitôt  tiré  le  premier  consul. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  devine  bien  que  le  marquis  Ghislieri  n'avait 
plus  d'objection  à  rendre  au  pape  ses  états.  Il  commença  par  lui  no- 


l'église    ROiîAINE    ET    LE    CONCORDAT.  627 

tifier  à  Lorette  la  restitution  du  territoire  qui  s'étendait  de  Pesaro 
jusqu'à  Rome.  A  Foligno,  il  lui  fit  remise  entière  du  domaine  tem- 
porel. Déjà  le  cabinet  napolitain  avait,  avant  l'Autriche,  manifesté 
une  semblable  résolution  :  ce  n'est  pas  qu'il  eût  été  pris  d'aucun 
scrupule  ;  mais  depuis  que  par  son  ambassadeur  au  conclave,  le  car- 
dinal Ruffo,  il  avait  eu  connaissance  des  projets  de  l'Autriche  sur  les 
trois  légations,  il  s'était  décidé  à  faire  par  prudence  ce  qu'il  n'avait 
pas  voulu  faire  par  désintéressement.  Le  voisinage  immédiat  des 
Autrichiens  sur  toute  la  ligne  des  états  napolitains  était  trop  dange- 
reux. Il  était  préférable  d'avoir  les  états  du  pape  comme  intermé- 
diaires entre  les  armées  impériales  et  les  soldats  de  sa  majesté  sici- 
lienne. Cette  considération  fut  si  bien  la  seule  qui  décida  la  cour  des 
Deux-Siciles,  qu'après  la  bataille  de  Marengo  et  l'évacuation  des  lé- 
gations par  les  Autrichiens  elle  parut  hésiter  de  nouveau.  Ses  troupes 
continuèrent  à  occuper  Rome  et  Terracine,  comme  poste  militaire, 
jusqu'à  la  paix  de  Florence,  conclue  plusieurs  mois  après  le  retour 
de  sa  sainteté  dans  sa  capitale.  Quant  au  duché  de  Rénévent,  en- 
clavé dans  le  royaume  de  Naples,  elle  ne  cessa  pas  d'y  maintenir 
ses  garnisons;  elle  y  fit,  comme  par  le  passé,  acte  de  juridiction 
civile,  indiquant  ainsi  par  tous  ses  procédés,  dit  Consalvi,  que  les 
hasards  de  la  guerre  l'empêchèrent  seuls  de  réaliser  jusqu'au  bout 
ses  desseins  sur  le  patrimoine  de  saint  Pierre. 

Avec  cette  réintégration  du  pape  dans  sa  capitale  se  termine  la 
première  partie  des  mémoires  de  Consalvi,  celle  qui  se  rapporte  au 
conclave  de  Venise.  Les  révélations  du  prélat  secrétaire  du  sacré- 
collége  sont  dignes,  on  le  voit,  d'une  attention  particulière,  et  le 
récit  que  nous  lui  devons  comble  une  véritable  lacune.  C'est  à  peine 
en  effet  si,  dans  son  Histoire  cV Italie  de  1789  à  1815,  Rotta  con- 
sacre quelques  lignes  à  la  nomination  de  Pie  VIL  II  semble  ignorer 
de  parti-pris,  lui  d'ordinaire  si  attentif  aux  événemens  dont  Venise 
est  le  théâtre ,  les  scènes  si  curieuses  qui  se  sont  passées  au  con- 
clave de  1800.  Coletta  n'en  parle  pas  davantage.  L'auteur  de  la  Vie 
de  Pie  VII,  M.  Artaud,  en  disserte  assez  longuement,  mais  c'est 
pour  les  dénaturer.  Grâce  à  l'aimable  guide  dont  nous  prenons 
congé  pour  aujourd'hui,  et  en  nous  aidant  du  témoignage  de  quel- 
ques autres  personnages  du  temps,  nous  essaierons  bientôt  de  re- 
tracer les  incidens  non  moins  singuliers  de  la  grande  traiTsaction 
religieuse  dont  le  cardinal  Consalvi  fut  du  côté  de  Rome  le  princi- 
pal négociateur;  peut-être  même  nous  hasarderons-nous  à  raconter 
un  jour,  d'après  des  documens  inédits,  les  suites  du  concordat. 

0.    D'HAUSSOx^'VILLE. 


LA 


PEINTURE  CONTEMPORAINE 

EN   ALLEMAGNE 


KAULBACU    ET    L'ECOLE    REALISTE. 


Pendant  toute  la  première  moitié  de  ce  siècle,  l'Allemagne  a  porté 
dans  les  arts  une  activité,  une  ardeur  singulières.  Deux  villes,  Mu- 
nich et  Dûsseldorf ,  donnaient  leur  nom  à  deux  grandes  écoles,  et 
la  première  surtout  avait  le  privilège  d'exciter  l'enthousiasme  des 
voyageurs  :  on  parlait  de  vingt  monumens  qui  s'achevaient  à  la 
fois,  de  musées  magnifiques  qui  réunissaient  tout  à  coup  des  chefs- 
d'œuvre  jusque-là  inconnus  ou  dispersés.  Dévoré  de  l'amour,  quel- 
ques-uns ont  dit  de  la  manie  des  beaux- arts,  le  roi  Louis  avait  rêvé 
de  faire  de  sa  capitale  une  des  villes  les  plus  monumentales  du 
monde;  lui-même  dirigeait  les  travaux,  visitant  les  ateliers  et  tirant, 
par  des  prodiges  d'économie,  d'une  liste  civile  de  quelques  millions 
des  ressources  inimaginables.  Dans  ce  mouvement,  l'architecture 
était  de  tous  les  arts  celui  qui  se  trouvait  appelé  à  prendre  le  plus 
vigoureux  essor,  et  en  effet,  si  féconde,  si  brillante  que  fût  l'école 
de  peinture  qui  se  développa  en  même  temps  à  Munich,  elle  a 
toujours. eu  pour  caractère  d'être  presque  exclusivement  monu- 
mentale. 

A  Dûsseldorf,  les  circonstances  étaient  bien  différentes.  L'art  qui 
jetait  un  si  vif  éclat  à  Munich  s'était  épanoui  principalement  sous 
l'influence  des  encouragemens  officiels  ;  mais  Dûsseldorf,  qui  n'est 


LA.    PEINTURE    EN   ALLEMAGNE.  629 

ni  un  centre  politique,  ni  un  centre  intellectuel,  pas  même  un  centre 
commercial,  ne  semblait,  à  aucun  titre,  prédestinée  à  devenir  une 
capitale  du  goût.  C'est  une  ville  aux  mœurs  paisibles  et  régulières, 
qu'encadre  un  paysage  aussi  monotone  que  la  vie  qu'on  y  mène;  le 
talent  n'a  pu  y  trouver  d'excitation  qu'en  lui-même,  et  tout  doit  y 
être  rapporté  à  l'initiative  des  individus.  Aussi  entre  les  productions 
de  cette  école  et  celles  des  artistes  bavarois  remarque-t-on  une  dif- 
férence bien  tranchée  :  les  travaux  de  Dlisseldorf  restent  complète- 
ment indépendans  de  l'architecture;  plus  libres  dans  leurs  tendances, 
les  artistes  de  cette  ville  ont  su  se  garantir  des  exagérations  sym- 
boliques ou  allégoriques  auxquelles  la  peinture  monumentale  se 
laisse  si  facilement  entraîner. 

Chacune  de  ces  deux  écoles  a  subi,  dans  son  développement,  plus 
d'une  transformation  remarquable.  L'esprit  qui  les  anime  aujour- 
d'hui n'est  plus  celui  qui  a  inspiré  leurs  premières  productions. 
Dans  l'enivrement  d'une  nouvelle  renaissance,  les  maîtres  allemands 
s'étaient  posés  en  régénérateurs  de  l'art;  ils  n'avaient  pas  hésité  à 
proclamer  qu'avant  eux  la  peinture  avait  fait  fausse  route,  et  qu'elle 
commençait  seulement  à  prendre  conscience  de  sa  véritable  mission. 
La  métaphysique  avait  envahi  le  domaine  du  goût  :  on  ne  se  croyait 
plus  le  droit  de  tenir  un  pinceau  avant  de  s'être  construit  un  système 
sur  la  fin  de  l'art  en  général,  sur  ses  rapports  avec  la  science,  la 
morale  et  la  religion.  L'Allemand  aime  à  faire  précéder  la  pratique 
d'une  théorie;  si  d'ordinaire  il  manque  de  tact  dans  le  choix  des 
principes,  il  excelle  du  moins  à  en  tirer  toutes  les  conséquences 
rigoureuses.  A-t-il  adopté  une  manière  de  voir,  vraie  ou  fausse,  il 
juge  à  priori  que  tout  ce  qui  en  sera  une  application  doit  être  beau 
et  irréprochable  ;  il  admire  avec  sa  logique  bien  plus  qu'avec  son 
goût.  Il  en  résulte  que  toute  doctrine  d'esthétique,  quelle  qu'elle 
soit,  a  dû  avoir  en  Allemagne  un  retentissement  dans  l'art  con- 
temporain. Au  lieu  des  préjugés  de  l'ignorance,  ce  pays  a  trop  sou- 
vent les  préjugés  de  l'érudition,  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  le 
voir  revenir  dans  la  peinture  à  des  formes  surannées  qui  paraissent 
même  en  contradiction  avec  l'esprit  et  les  besoins  de  l'époque.  C'est 
encore  cette  disposition  du  génie  allemand  qui  explique  comment 
le  symbolisme,  le  réalisme,  l'idéalisme  classique  et  l'idéalisme  ro- 
mantique, qui  au  premier  abord  semblent  s'exclure,  répondre  à  des 
goûts  opposés  et  appartenir  à  des  périodes  bien  distinctes  du  pro- 
grès de  l'art,  ont  pu  s'y  manifester  presque  simultanément.  Il  arrive 
souvent  en  Allemagne  que  la  naissance  d'une  école  ou  un  change- 
ment de  manière  dans  cette  école  est  moins  un  fait  spontané  ou 
commandé  par  les  circonstances  que  le  résultat  de  vues  systéma- 
tiques. 

Nous  voudrions  passer  en  revue  les  différentes  phases  que  la  pein- 


630  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ture  allemande  a  parcourues  depuis  le  commencement  du  siècle. 
Deux  grands  maîtres,  Overbeck  et  Cornélius,  lui  ont  donné  l'impul- 
sion; mais  ces  peintres  ont  été  si  souvent  étudiés  en  France,  les 
caractères  de  leur  talent  y  sont  si  bien  connus,  qu'il  nous  suffira 
d'indiquer  en  quelques  mots  l'influence  qu'ils  ont  exercée  sur  le  dé- 
veloppement postérieur  de  l'art.  Presque  tous  les  peintres  de  Mu- 
nich ont  été  les  élèves  de  Cornélius,  tandis  que  l'école  de  Diissel- 
dorf  s'est  inspirée  surtout  dans  ses  premiers  essais  de  l'idéalisme 
romantique  et  religieux  d'Overbeck.  Ce  n'est  pas  que  toute  la  pein- 
ture se  soit  tenue  renfermée  dans  ces  deux  foyers  primitifs  :  l'Alle- 
magne n'est  pas  un  pays  de  centralisation,  et,  une  fois  formées,  les 
deux  écoles  ont  fondé  de  nombreuses  colonies.  Vienne,  Dresde, 
Prague,  Francfort,  Berlin,  produisirent  à  leur  tour  des  artistes  d'un 
talent  remarquable.  Néanmoins  Munich  et  Dûsseldorf  sont  restées 
jusqu'à  présent  les  deux  capitales  du  goût.  A  force  d'étendre  leur 
influence,  elles  ont  môme  fini  par  agir  l'une  sur  l'autre  et  par  faire 
en  quelque  sorte  un  échange  de  leurs  tendances;  chacune  de  ces 
deux  écoles  est  entrée  depuis  quelque  temps  dans  la  voie  précisé- 
ment opposée  à  celle  qu'elle  avait  suivie  à  son  origine  :  le  réalisme 
a  pénétré  à  Diïsseldorf  au  moment  où  l'idéalisme  classique  de  Kaul- 
bach  commençait  à  tempérer  à  Munich  les  exagérations  symboliques 
ou  réalistes  de  l'école  de  Cornélius. 

Kaulbach  n'est  guère  connu  en  France  que  par  des  œuvres  de 
jeunesse,  exécutées  pour  la  plupart  sous  la  direction  de  Cornélius. 
Parvenu  à  sa  maturité  et  passé  maître  à  son  tour,  il  a  cependant 
adopté  une  manière  nouvelle,  qui  est  une  véritable  réaction  contre 
ses  premières  tendances.  Dans  l'école  de  Cornélius,  la  forme  avait 
été  sacrifiée  à  l'idée  :  le  tableau  n'avait  plus  d'autre  but  que  d'ofllûr 
un  enseignement  historique  ou  métaphysique;  l'élément  esthétique 
était  entièrement  négligé;  le  dessin  était  devenu  d'une  incorrection 
choquante,  le  coloris  d'une  insupportable  monotonie.  Kaulbach 
comprit  que  le  peintre  devait  au  contraire  s'adresser  au  goût  plus 
encore  qu'à  l'intelligence;  il  s'est  montré  plutôt  artiste  qu'historien 
ou  philcfSophe  :  chez  lui,  la  beauté  a  repris  la  première  place,  et  s'il 
se  hasarde  quelquefois  encore  dans  le  domaine  du  symbole  ou  de 
l'histoire,  on  doit  reconnaître  qu'il  a  su  conserver  dans  la  manière 
tout  idéaliste  de  traduire  sa  pensée  la  plus  complète  indépendance, 

Quant  à  la  tendance  réaliste,  qui  a  fini  par  se  répandre  dans  l'Al- 
lemagne entière,  elle  n'a  pas,  à  rigoureusement  parler,  de  chefs  re- 
connus. Comme  c'était  de  toutes  les  formes  de  l'art  celle  qui  répon- 
dait le  mieux  aux  exigences  et  aux  doctrines  du  moment,  on  a  pu  la 
voir  se  manifester  en  même  temps  chez  une  multitude  d'artistes. 
Dans  ce  système,  c'est  la  foule  qui  règne,  parce  que  les  qualités  qui 
font  régner  sont 'à  la  portée  de  la  foule.  Aussi  ne  sera-t-il  pas  sans 


LA    PEINTURli;  'EX    ALLEMAGNE.  631 

intérêt  de  mettre  en  opposition  cette  monarchie  de  l'art  classique, 
où  Kaulbach  gouverne  sans  rival,  avec  la  démocratie  réaliste,  qui 
n'a  de  puissance  et  d'éclat  que  par  la  masse  de  ses  adhérens. 

I. 

On  connaît  l'idéalisme  religieux  d'Overbeck;  on  sait  que  ce  peintre, 
amené  par  une  conviction  sincère  à  se  convertir  à  la  foi  romaine, 
avait  rêvé  de  réaliser  dans  toute  sa  perfection  le  type  de  l'artiste 
catholique.  S'il  s'en  était  tenu  là,  Overbeck  aurait  pu  n'être  qu'un 
peintre  religieux  comme  il  y  en  a  tant;  mais  c'est  sa  manière  rigou- 
reuse d'interpréter  le  catholicisme  qui  lui  a  fait  dans  la  peinture 
une  place  à  part.  Il  distingua  en  effet  deux  espèces  de  catholicisme, 
l'un  mondain,  vivant  de  transactions,  sachant  s'accommoder  aux 
passions  humaines  et  se  prêter  aux  jouissances  de  la  vie,  l'autre 
austère  et  pur  de  tout  sensualisme,  sanctifiant  la  souffrance  et  pres- 
crivant le  triomphe  de  l'esprit  sur  la  chair  comme  un  des  principes 
les  plus  essentiels  de  la  morale.  Le  premier  peut  devenir  pour  le 
goût,  comme  il  l'a  été  pour  la  politique,  d'une  exploitation  féconde; 
mais,  aux  Veux  d'Overbeck,  dès  que  le  catholicisme  est  pris  au  sé- 
rieux, il  conduit  à  l'ascétisme.  Partant  de  cette  manière  de  voir,  il 
avait  reproché  à  Raphaël  et  aux  autres  peintres  de  l'Italie  d'in- 
troduire dans  leurs  œuvres  trop  d'élémens  païens,  trop  d'agrémens 
plastiques  :  comment  concilier  en  effet  ces  figures  fraîches  et  roses, 
pleines  de  vie  et  de  santé,  heureuses  et  souriantes,  avec  les  ensei- 
gnemens  d'une  religion  qui  est  hostile  à  la  beauté  du  corps,  moins 
encore  parce  qu'elle  ne  développe  que  certaines  qualités  de  l'âme 
que  parce  qu'elle  prêche  avant  tout  la  mortification?  Pour  Raphaël, 
l'art  était  devenu  le  but  principal;  la  religion  n'avait  plus  qu'une 
importance  secondaire,  et  fournissait  seulement  au  génie,  avec  des 
occasions  de  s'exercer,  une  matière  qu'il  élaborait  et  transformait 
suivant  tous  les  caprices  du  goût.  Ce  qui  avait  fait  la  gloire  de  Ra- 
phaël aux  yeux  des  critiques  et  des  artistes  devenait,  dans  la  pen- 
sée du  pieux  Overbeck,  une  sorte  de  profanation.  Le  peintre  alle- 
mand prit  la  résolution  de  soumettre  à  son  tour  l'art  à  la  religion, 
et  de  ne  s'adresser  dans  ses  œuvres  qu'à  des  sentimens  qui  fussent 
en  harmonie  complète  avec  l'esprit  chrétien.  Ce  principe  écartait 
tout  d'abord  la  beauté,  la  beauté  plastique  et  italienne.  D'un  autre 
côté,  Overbeck  n'était  pas  homme  à  recourir  aux  jeux  de  la  couleur 
et  de  la  lumière,  que  recherchent  les  écoles  du  nord,  et  qui,  sans 
être  positivement,  comme  la  beauté  du  corps,  en  contradiction  avec 
l'ascétisme,  ne  s'y  rattachent  pas  du  moins  par  des  rapports  néces- 
saires. A  défaut  de  la  beauté  plastique  et  des  effets  pittoresques,  il 
ne  lui  restait  plus  que  le  sublime,  c'est-à-dire  ce  qui  porte  la  pen- 


632  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sée  à  la  méditation  et  à  la  rêverie.  Le  sentiment  du  sublime  a  tou- 
jours dominé  le  goût  de  l'Allemagne,  et  c'est  par  là  qu'Overbeck 
est  un  peintre  vraiment  national.  Son  plus  grand  tort  est  d'avoir 
voulu  proscrire  tous  ceux  qui  n'assignaient  point  à  l'art  la  même 
fin  que  lui  :  de  peintre  se  faisant  critique,  il  nous  offre,  dans  son 
célèbre  tableau  du  Triomphe  de  la  Religion  dans  les  Arts,  cette 
profession  de  foi  exclusive  que  «  l'art  est  d'origine  divine,  et  que 
l'art  mis  au  service  de  la  religion  catholique  est  le  seul  art  digne 
de  ce  nom.  »  Quand  Overbeck  condamne  ainsi  toutes  ces  écoles  qui, 
sans  préoccupation  religieuse,  n'ont  poursuivi  qu'un  but  esthéti- 
que, qui  ont  aimé  et  recherché  la  beauté  pour  elle-même,  et  n'ont 
pas  cru  devoir  s'astreindre  à  puiser  leurs  matériaux  dans  les  annales 
de  l'église  romaine,  ce  n'est  plus  un  homme  de  goût  qui  parle,  c'est 
un  théologien  intolérant.  Nous  ne  le  blâmons  pas  d'avoir  consacré 
sa  vie  à  traduire  par  le  pinceau  les  élans  de  la  piété  la  plus  austère  : 
l'ascétisme,  s'il  ne  doit  pas  être  pris  pour  règle,  peut  du  moins  être 
accepté  comme  un  fait,  et  à  ce  titre  il  a  le  droit  d'occuper  une  place 
dans  les  créations  de  l'art.  Le  peintre  est  libre  de  choisir  le  thème 
qui  lui  convient;  mais  cette  liberté  qu'il  revendique  pour  lui-même, 
il  doit  aussi  l'accorder  aux  autres. 

Les  qualités  du  maître  sont  devenues  d'ailleurs  des  défauts  chez 
ses  imitateurs.  Aucun  d'eux  n'était  doué  de  cette  foi  profonde  qui 
seule,  dans  la  peinture  religieuse,  peut  inspirer  des  chefs-d'œuvre. 
Au  lieu  de  peindre  la  candeur  et  la  piété,  ils  n'ont  à  offrir  que  des 
figures  efféminées  et  sans  caractère;  ce  n'est  plus  l'austérité  qu'ils 
expriment,  c'est  la  mollesse  et  l'apathie.  Les  Schnorr,  les  Philippe 
Veit,  les  Fuerich,  les  Schraudolph,  les  Steinle,  n'ont  produit  que  des 
œuvres  fades  où  l'insignifiance  de  la  conception  n'est  guère  propre 
à  dissimuler  la  pâleur  du  coloris  et  le  trait  languissant  du  dessin. 
C'est  cependant  à  un  de  ces  disciples  d'Overbeck,  Shadow,  qu'ap- 
partient la  gloire  d'avoir  fondé  l'école  de  Dusseldorf.  L'académie 
établie  dans  cette  ville  en  1767  était  restée,  jusque  vers  1819,  sté- 
rile et  obscure  comme  tant  d'académies  de  province.  Cornélius,  qui 
en  fut  nommé  directeur  à  cette  époque,  ne  fit  qu'y  passer  et  ne  paraît 
pas  y  avoir  exercé  d'influence  durable.  Shadow  fut  désigné  pour  le 
remplacer.  Il  avait  déjà  professé  à  Berlin,  et  il  amena  dans  la  ville 
rhénane  ses  meilleurs  disciples.  Peintre  médiocre,  mais  doué  pour 
l'enseignement  d'une  grande  habileté,  il  réussit  à  répandre  dans 
l'école  un  esprit  de  vigoureuse  émulation.  On  y  vit  bientôt  surgir  des 
talens  distingués.  Hildebrandt  s'est  rendu  célèbre  par  son  tableau 
des  Enfans  d'Edouard,  moins  dramatique  assurément  que  celui  de 
Paul  Delaroche,  mais  supérieur  peut-être  par  l'expression  et  la  dis- 
position harmonieuse  des  figures.  Il  faut  citer  aussi  Bendemann, 
dont  les  deux  tableaux  de  la  Caplività  de  BaBylone  et  de  Jcrémie 


LA    PEINTURE    EN    ALLEJIAGXE.  633 

sur  les  ruines  de  Jérusalem  sont  de  belles  compositions,  simples 
et  grandioses  à  la  fois.  Malheureusement  presque  toutes  les  autres 
œuvres  de  l'école  à  cette  époque  sont  empreintes  d'un  défaut  qui 
tient  aux  circonstances  mêmes  au  sein  desquelles  elles  étaient  con- 
çues. On  y  sent  une  timidité  toute  provinciale,  un  goût  qui  n'est 
pas  sûr  de  lui-même.  Pas  d'idées  larges  et  élevées,  pas  de  créations 
originales;  la  conception  reste  molle  et  fade,  le  dessin  est  vague 
et  le  coloris  monotone.  La  poésie  romantique  de  Tieck  et  d'Uhland 
est  à  peu  près  l'unique  source  d'inspiration  où  s'abreuve  cet  art  qui 
prend  pour  mot  d'ordre  ces  quatre  vers  de  l'auteur  de  Phanlasus 
si  souvent  cités  en  Allemagne  . 

Mondbegrànzte  Zaubernacht, 
Die  den  Sinn  gefangen  hâlt, 
Wundervolle  Marchenwelt, 
Steig'  auf  in  der  alten  Praclit  (l)! 

Scènes  de  croisades  ou  de  chevalerie,  contes  de  fées,  légendes  po- 
pulaires, voilà  ses  sujets  de  prédilection  :  il  s'attache  aux  dames 
blanches  et  aux  chasseurs  noirs,  aux  Geneviève,  aux  Mignon,  aux 
Marguerite,  à  tout  ce  qui  est  idyllique  et  vaporeux,  aux  anges,  aux 
elfes  et  aux  chérubins. 

On  vit  cependant,  au  milieu  de  cette  blon/ie  école,  se  manifester 
une  brillante  exception.  Charles  Lessing  est  un  des  noms  illustres 
de  la  peinture  moderne:  c'est  un  artiste  selon  le  cœur  de  l'Alle- 
magne; il  a  cultivé  le  sentiment  national,  ce  sentiment  du  sublime 
qui  occupe  la  première  place  dans  le  goût  germanique.  Le  but 
qu'Albert  Durer  avait  poursuivi  dans  ses  compositions  humoristi- 
ques et  Overbeck  dans  ses  toiles  religieuses,  Lessing  s'est  appliqué 
à  l'atteindre  dans  ses  tableaux  historiques  et  surtout  dans  ses  pay- 
sages. Lessing,  il  est  vrai,  reste  parfois  en  route;  souvent  on  ne 
sent  chez  lui  que  l'intention  et  l'effort.  Il  tombe  dans  la  recherche 
et  dans  la  subtilité  ;  il  a  trop  de  prédilection  pour  tout  ce  qui  est 
outré.  Il  a  beau,  dans  ses  compositions  d'histoire,  s'attacher  aux 
sujets  les  plus  tragiques  et  les  plus  saisissans  {Ezzelin  en  prison, 
Jean  Iluss  sur  le  bûcher)  :  les  physionomies  de  ses  personnages, 
quoique  fort  travaillées,  n'ont  pas  toujours  un  sens  clair  et  frappant, 
et  son  coloris  manque  parfois  de  vérité.  On  a  prétendu  que  Lessing 
avait  fait  de  la  peinture  symbolique,  que  par  exemple,  dans  sa  toile 
célèbre  de  Jean  Huss  devant  le  concile  de  Constance,  qui  se  trouve 
à  l'institut  Staedel,  de  Francfort,  tel  personnage  représentait  le 
dogme  inflexible,  tel  autre  le  jésuitisme,  un  troisième  la  force  bru- 
tale, un  autre  encore  la  luxure  et  l'orgueil  ecclésiastiques,  que 

(1)  «  Nuit  magique,  éclairée  par  la  lune,  et  qui  captives  l'àme,  monde  plein  de 
contes  merveilleux,  renaisse/,  dans  votre  ancienne  splendeur.  » 


63ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

IIiiss  enfin  était  l'apôtre  de  la  libre  pensée  humaine.  Cette  subtile 
interprétation  nous  paraît  bien  hasardée,  et  l'on  ne  voit  guère  ce 
qu'y  peut  gagner  l'œuvre  de  l'artiste.  Sans  recourir  à  l'allégorie, 
on  saisit  aisément  le  sens  du  tableau;  on  y  trouve  simplement  l'ex- 
pression du  caractère  des  dilTérens  personnages  mis  en  scène,  et  il 
n'y  a  là  rien  qui  s'éloigne  des  Ijabitudes  de  la  peinture  d'histoire; 
ce  n'est  point  de  l'allégorie,  c'est  tout  au  plus  de  l'idéalisme.  Tou- 
tefois le  plus  grand  titre  de  gloire  pour  Lessing  est  la  beauté  de  ses 
paysages.  Qui  peut  s'empêcher  de  rêver  devant  ces  toiles  profondé- 
ment mélancoliques,  où  l'humanité  intervient  presque  toujours  à 
côté  de  la  nature?  Tantôt  l'artiste  nous  montre  un  guerrier  qui  se 
repose  avec  son  cheval  dans  une  forêt  obscure  :  il  y  a  là  un  silence 
qui  fait  frémir;  on  mesure  la  profondeur  de  la  forêt  à  la  fatigue  du 
cheval,  on  a  la  conception  d'une  immensité  au  sein  de  laquelle  ce 
petit  groupe  est  pour  ainsi  dire  perdu;  l'homme  ne  sert  là  qu'à  faire 
ressortir  la  grandeur  de  la  nature.  Tantôt  c'est  un  cimetière  inculte 
sous  un  ciel  sombre  et  orageux,  d'où  il  ne  se  détache  qu'un  seul 
rayon  de  soleil  pour  éclairer  une  tombe.  Ailleurs  nous  apparaît  un 
cloître  couvert  de  neige  avec  une  procession  de  religieuses  qui  vont 
enterrer  une  de  leurs  sœurs;  plus  loin,  le  cimetière  d'un  cloître 
encoi'e,  également  couvert  de  neige,  où  un  vieux  moine  vient  de 
creuser  sa  tombe.  Un  tableau  moins  sombre  et  empreint  pourtant 
d'un  charme  mystique  est  ce  paysage  où  est  suspendue  à  un  chêne 
une  image  de  la  madone  ;  un  chevalier  et  une  noble  damoiselle 
viennent  de  descendre  de  leurs  montures  pour  s'agenouiller  devant 
elle.  Il  est  regrettable  seulement  que  chez  Lessing  l'exécution  ne 
soit  pas  toujours  à  la  hauteur  de  la  pensée. 

Cette  manière  de  peindre  le  paysage,  non  d'après  la  nature,  mais 
d'après  l'imagination,  n'a  rencontré  en  Allemagne  que  peu  d'imi- 
tateurs. Cependant  un  autre  artiste  de  l'école  de  Dûsseldorf,  Schir- 
mer,  peintre  d'une  grande  habileté  et  au  courant  de  toutes  les  res- 
sources de  son  art,  a  également  idéalisé  le  paysage,  mais  il  ne  l'a 
pas  idéalisé  comme  Lessing;  au  lieu  de  faire  la  nature  plus  sublime 
ou  plus  horrible  qu'elle  ne  l'est  en  réalité,  il  a  voulu  la  rendre 
plus  belle.  A  l'exemple  de  nos  paysagistes  classiques,  de  Claude 
Lorrain  et  de  Nicolas  Poussin,  c'est  le  côté  architectonique  du  pay- 
sage qu'il  a  surtout  cultivé  {Chute  d'eau  de  Terni,  Grotte  de  la 
nymphe  Egérie,  etc.).  Ses  effets  de  lumière  de  soir  et  matin  sont 
très  remarquables. 

C'est  vers  le  second  tiers  de  ce  siècle  que  l'école  de  Dûsseldorf  a 
changé  complètement  de  caractère,  et  elle  en  a  changé  sous  une  dou- 
ble influence  :  sous  celle  des  tendances  réalistes  qui  commençaient 
à  se  répandre  dans  les  idées  et  les  mœurs  de  l'Allemagne,  et  en  outre 
sous  celle  de  l'école  de  Munich,  engagée  depuis  sa  naissance  dans 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  635 

une  voie  toute  contraire  et  dont  les  principales  productions  étaient 
devenues  l'objet  d'un  engouement  universel.  Ce  n'est  pas  que  les 
peintres  de  Diisseldorf  aient  pris  ceux  de  Munich  pour  modèles  et 
se  soient  abaissés  au  rôle  de  simples  imitateurs  :  leur  réalisme  dif- 
fère notablement,  au  contraire,  de  celui  des  artistes  bavarois  ;  mais 
à  leur  insu,  pour  ainsi  dire,  ils  ont  été  conduits  à  satisfaire  aux  exi- 
gences d'un  goût  nouveau  que  les  œuvres  de  l'école  de  Munich 
avaient  contribué  à  éveiller. 

Quand  un  Français  se  trouve  pour  la  première  fois  en  présence 
des  peintures  de  Cornélius  ou  de  celles  de  ses  disciples ,  il  éprouve 
une  sorte  d'étonnement  mêlé  d'embarras,  et  cet  embarras  est  d'au- 
tant plus  grand  que  son  goût  s'est  exercé  davantage  sur  les  chefs- 
d'œuvre  des  autres  siècles  et  des  autres  écoles.  Il  ne  trouve  là  rien 
de  ce  qu'il  a  l'habitude  de  demander  à  la  peinture  :  tout  y  dérange 
ses  associations  d'idées,  il  se  sent  transporté  au  sein  d'une  esthé- 
tique nouvelle  dont  le  secret  lui  échappe.  La  peinture  à  Munich 
devait  être  subordonnée  à  l'architecture;  mais  les  peintres  ont 
compris  d'une  manière  exclusive  et  trop  étroite  le  rapport  qui  existe 
entre  les  deux  arts.  On  ne  saurait  les  blâmer  d'avoir  interprété  le 
terme  de  monument  dans  le  sens  étymologique  le  plus  rigoureux 
et  d'avoir  pensé  que  tout  ce  qui  est  moimmcnlal  doit  renfermer  un 
enseignement  soit  métaphysique,  soit  historique.  Ils  ont  eu  raison 
du  moins  en  ce  qui  touche  la  peinture  historique  :  c'est  assurément 
le  genre  qui  convient  le  mieux  à  l'ornementation  d'un  édifice  public; 
mais  on  ne  peut  en  dire  autant  de  la  peinture  métaphysique.  L'al- 
légorie est  le  seul  moyen  d'exprimer  une  idée  abstraite,  une  vérité 
générale,  au  moyen  de  signes  sensibles,  et  dans  la  peinture  ce 
n'est  jamais  qu'un  pis-aller  auquel  il  ne  faut  recourir  qu'avec  de 
grands  ménagemens.  L'école  de  Cornélius  a  eu  le  tort  d'en  abuser, 
et  elle  est  ainsi  tombée  dans  les  plus  étranges  exagérations.  Elle  a 
commis  une  seconde  faute,  bien  plus  grave  encore  :  les  peintres  de 
Munich  ont  pensé  que  l'art  avait  atteint  son  but  quand  le  symbole 
exprimait  suffisamment  une  idée,  ou  quand  le  tableau  représentait 
exactement  un  fait  historique.  Ils  n'ont  rien  fait  pour  rendre  leurs 
œuvres  attrayantes,  pour  embellir  les  matériaux  dont  ils  se  ser- 
vaient. Leur  système  est,  à  vrai  dire,  une  abdication  de  l'art,  car 
leur  peinture,  qui  ne  s'adresse  qu'à  l'inteHigence,  ne  se  soucie 
d'éveiller  aucune  émotion  esthétique. 

On  a  voulu  voir  dans  le  système  symbolique  de  Cornélius  une 
forme  de  l'idéalisme  :  c'est  là  une  erreur.  L'idéalisme  dans  les  arts  ne 
consiste  pas  à  exprimer  d'une  manière  allégorique  et  détournée  une 
vérité  de  l'ordre  métaphysique,  mais  à  présenter  au  goût  et  à  l'ima- 
gination un  objet  idéal.  Il  y  a  deux  choses  à  distinguer  dans  le 
symbole,  la  chose  signifiée  et  le  signe;  la  première  peut  être  une 


(336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

idée  sans  qu'il  y  ait  absolument  rien  d'idéal  dans  le  second.  Plus 
d'un  artiste  a  introduit  la  beauté  et  le  pittoresque  dans  les  con- 
ceptions allégoriques  :  Ingres  l'a  fait  en  France,  Kaulbach  le  fait 
aujourd'hui  en  Allemagne.  Cornélius,  lui,  n'y  a  jamais  songé.  Exclu- 
sivement préoccupé  de  la  valeur  du  symbole  comme  signe,  il  s'in- 
quiète peu  de  lui  prêter  des  agrémens  esthétiques.  S'il  est  idéaliste 
comme  philosophe,  il  ne  l'est  pas  comme  peintre.  Les  charmes  de 
la  composition,  de  la  couleur  et  du  dessin  n'ont  pas  chez  lui  plus 
d'importance  que  ceux  de  la  mélodie  dans  la  musique  de  Richard 
Wagner.  C'est  un  singulier  artiste  que  celui  qu'on  pourrait  ranger 
dans  l'histoire  de  la  métaphysique  entre  un  Schelling  et  un  Hegel. 
Une  des  dernières  productions  de  la  vieillesse  de  Cornélius,  l'en- 
semble de  fresques  qu'il  a  composées  pour  le  mausolée  de  la  famille 
royale  de  Berlin,  a  été  appelée  par  lui-même  sa  thèse  pour  le  doc- 
torat {meùie  Doctordisscrtatiori).  Le  mot  mérite  d'être  recueilli  avec 
soin  :  il  nous  offre  le  peintre  admirablement  peint  par  lui-même. 
Ce  n'est  pas  autre  chose  en  effet  qu'une  thèse  de  théologie  :  «  la 
peine  du  péché  est  la  mort  ;  mais  la  grâce  de  Dieu  nous  rend  la  vie 
éternelle  en  Jésus-Christ  notre  seigneur.  »  Telle  est  la  proposition 
que  Cornélius  a  voulu  prouver  et  qui  se  divise  en  quatre  points  ; 
chacun  de  ces  points  se  subdivise  à  son  tour  en  quatre  propositions 
principales  dont  chacune  est  traitée  dans  un  panneau,  et  à  chacune 
desquelles  est  subordonné  un  nombre  considérable  d'autres  propo- 
sitions relatives  qui  sont  développées  dans  des  niches  ou  dans  les 
angles. 

Si  les  critiques  français  se  sont  suffisamment  occupés  des  allégo- 
ries de  Cornélius,  ils  ont  trop  négligé  d'étudier  les  tendances  de  la 
peinture  historique  à  Munich.  C'est  dans  cette  peinture  cependant 
qu'on  peut  retrouver  la  première  et  peut-être  la  plus  complète  ma- 
nifestation du  réalisme  en  Allemagne.  Du  moment  que  l'art  adopte 
pour  principe  la  reproduction  des  événemens  qu'il  veut  rappeler  au 
souvenir  des  peuples,  il  ne  peut  atteindre  son  but  qu'en  retraçant 
fidèlement  l'exacte  réalité  :  telle  a  été  la  pensée  des  artistes  bava- 
rois, et  cette  manière  de  voir  les  a  conduits  à  bannir  tout  idéalisme 
de  la  peinture  d'histoire,  comme  Cornélius  l'avait  fait  pour  la  pein- 
ture allégorique.  La  préoccupation  tout  utilitaire  de  cet  enseigne- 
ment monumental  dont  ils  se  croyaient  chargés  les  a  empêchés  de 
comprendre  que  l'artiste  doit  considérer  l'histoire  en  poète  épique 
et  non  pas  en  arcliéologue,  que  les  matériaux  fournis  par  le  passé 
ne  peuvent  satisfaire  le  goût  qu'à  la  condition  d'être  élaborés  et 
transformés  par  l'imagination.  Au  lieu  d'user  de  leur  droit  de  mêler 
la  fiction  à  la  vérité,  ils  ont  mis  leur  gloire  cà  faire  étalage  d'une 
érudition  méticuleuse,  à  obtenir  dans  leurs  personnages  la  res- 
semblance la  plus  rigoureuse,  à  étudier  avec  le  soin  le  plus  scru- 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  (537 

puleux  les  costumes  et  les  usages  du  passé.  Le  réalisme  allemand 
n'est  pas  précisément  la  même  chose  que  le  réalisme  français  :  chez 
nous,  ce  mot  est  le  plus  souvent  pris  en  mauvaise  part;  nous  ne 
désignons  point  par  là  l'imitation  de  la  réalité  en  général,  mais 
seulement  d'une  certaine  réalité,  de  celle  qui  est  basse  ou  gros- 
sière :  l'imitation  de  la  belle  nature  ne  serait  pas  à  nos  yeux  du 
réalisme.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'autre  côté  du  Rhin  :  tout  ce 
qui  n'est  pas  un  pur  produit  de  l'imagination  est  considéré  comme 
du  réalisme.  Quand  l'artiste  trouve  sur  son  chemin  la  beauté,  le 
pittoresque,  le  sublime,  s'il  ne  fait  que  les  reproduire  dans  ses  œu- 
vres sans  les  avoir  inventés,  il  ne  cesse  pas ,  si  élevée  que  soit  la 
matière,  d'être  réaliste,  car  cette  rencontre  de  la  beauté  est  chez 
lui  purement  accidentelle  :  elle  vient  de  son  modèle  et  non  pas  de 
son  génie.  Le  réalisme  français  est  surtout  le  choix  d'un  cei'tain 
modèle;  le  réalisme  allemand  est  plutôt  un  procédé  de  composition. 
Les  Français  tombent  dans  le  réalisme  par  un  abaissement  du  goût, 
quelquefois  par  la  recherche  de  la  bizarrerie  ;  les  Allemands  s'y 
laissent  entraîner  par  l'esprit  de  système,  et  chez  eux  la  corruption 
de  l'art  est  encore  le  résultat  d'une  théorie  préconçue  :  ils  croient 
utile  de  diriger  la  pensée  du  public  vers  les  objets  réels;  leur  but 
est  d'instruire,  et  leur  réalisme  devrait  être  appelé  rigoureusement 
de  la  peinture  didactique.  S'ils  font  fausse  route,  c'est  par  pédan- 
tisme.  A  cet  égard,  le  réalisme  allemand  est  véritablement  le  frère 
du  symbolisme  :  les  deux  systèmes,  nés  d'ailleurs  ensemble  et  dans 
les  mêmes  circonstances,  ont  cela  de  commun  de  voir  seulement 
dans  la  peinture  un  instrument  pour  une  fin  qui  est  tout  indépen- 
dante des  émotions  du  goût. 

"  Le  meilleur  moyen  de  se  convaincre  de  l'affinité  qui  existe  entre 
ces  deux  formes  ou  plutôt  entre  ces  deux  abus  de  l'art,  c'est  de 
parcourir  à  Munich  ces  longues  suites  de  tableaux  qui  se  complè- 
tent les  uns  les  autres  et  se  succèdent  comme  les  chapitres  d'un 
même  livre.  Un  peintre  s'est-il  attaché  à  un  fait,  il  faut  qu'il  en 
montre  tous  les  détails;  l'objet  qu'il  a  choisi,  il  le  retourne  et  le 
présente  sous  toutes  ses  faces.  Il  suit  son  héros  dans  toutes  les  cir- 
constances de  sa  vie.  Les  paysages  même  se  débitent  par  dou- 
zaines, se  classent  par  contrées  et  par  provinces.  Tout  cela  sent  sin- 
gulièrement le  cours  d'histoire  et  de  géographie.  N'est-ce  pas  déjà' 
du  réalisme  que  cette  longue  histoire  de  l'art  moderne  racontée 
par  Cornélius  à  la  Pinacothèque  dans  une  série  de  plus  de  quatre 
cents  peintures  dont  aucune  peut-être,  prise  isolément,  n'a  de  va- 
leur esthétique,  et  qui  n'étonnent  que  par  leur  ensemble?  Sur  les 
murs  extérieurs  de  la  Nouvelle-Pinacothèque,  Kaulbach  a  repré- 
senté, lui  aussi,  en  une  douzaine  de  fresques  immenses,  le  progrès 
de  l'art  allemand  au  xix''  siècle.  C'est  une  de  ses  fautes  de  jeunesse. 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Munich  possède  à  la  Nouvelle-Résidence  ses  galeries  de  Versailles. 
Schnorr  y  a  peint,  dans  trois  grandes  salles,  les  principaux  exploits 
de  Charlemagne,  de  Frédéric  Barberousse  et  de  Rodolphe  de  Habs- 
bourg. Le  dessin  de  Schnorr  est  moins  négligé  que  celui  de  Corné- 
lius, mais  son  coloris  est  aussi  faible;  il  n'y  a  pas  d'ombres  dans  ses 
peintures,  et  une  lumière  douce  et  uniforme  se  répand  avec  mono- 
tonie sur  toutes  les  figures  de  ses  tableaux.  Dans  une  salle  dite  des 
batailles  s'étalent  quatorze  grandes  compositions  de  Hess,  de  Ko- 
bell,  d'Adam,  de  Monten.  A  la  Basilique,  Hess  a  présenté  en  vingt- 
deux  tableaux  la  vie  de  l'apôtre  allemand  saint  Boniface,  et  en 
trente-six  autres  la  propagation  du  christianisme  en  Allemagne. 
Sous  les  arcades  du  palais,  il  a  résumé  en  trente-neuf  compositions 
à  l'encaustique  les  principaux  épisodes  de  la  délivrance  de  la  na- 
tion grecque.  Il  faut  reconnaître  que  le  dessin  de  Hess  est  d'une 
correction  remarquable,  et  qu'il  y  a  dans  son  coloris  plus  de  vi- 
gueur et  d'éclat  que  dans  celui  des  autres  peintres  bavarois  de  la 
même  époque.  Sous  les  arcades  du  jardin  de  la  Résidence,  on  peut 
voir  les  exploits  des  princes  bavarois  à  raison  de  deux  exploits  par 
siècle,  ni  plus  ni  moins.  Rappelons  enfin  les  collections  de  paysages 
grecs  et  italiens  de  Rottmann.  Qu'on  n'aille  pas  s'imaginer  que  l'ar- 
tiste a  choisi  les  sites  les  plus  beaux  ou  les  plus  pittoresques  : 
l'œuvre  était  commandée,  et  c'étaient  seulement  les  paysages  his- 
toriques que  Rottmann  avait  l'ordre  de  reproduire.  Malheureuse- 
ment ce  ne  sont  pas  toujours  les  lieux  qui  ont  été  le  théâtre  de 
grands  événemens  qui  sont  les  plus  agréables  pour  l'imagination  : 
ces  vues  de  Rottmann,  tant  vantées,  ne  méritent  guère  leur  répu- 
tation; la  touche  en  est  très  négligée,  et  il  ne  faut  pas  les  regarder 
de  trop  près.  La  lumière  qui  les  éclaire  semble  plutôt  celle  du  gaz 
que  celle  du  soleil,  et  ils  produisent  un  effet  analogue  à  celui  de 
décors  d'opéra.  Ce  qu'on  doit  surtout  reprocher  à  toutes  ces  collec- 
tions ou  cycles  historiques,  c'est  d'inspirer  la  monotonie  et  l'ennui; 
au  lieu  de  promettre  les  plaisirs  du  goût,  on  sent  qu'elles  provo- 
quent plutôt  l'étude,  et  elles  sont  sans  aucun  attrait  pour  tous 
ceux  qui  n'ont  pas  le  désir  de  s'instruire.  Elles  prouvent  que  l'Alle- 
mand est,  à  un  très  haut  degré,  doué  de  l'esprit  de  suite,  qu'il  se 
plaît  à  mener  à  fin  de  longues  entreprises  avec  une  persévérance 
que  rien  ne  peut  lasser,  et  qu'il  se  montre  dans  les  arts  aussi  mé- 
thodique et  amateur  de  classifications  qu'il  l'^est  dans  les  matières 
philosophiques.  Ce  procédé  a  d'ailleurs  profité  plus  d'une  fois  à  la 
réputation  et  à  la  popularité  d'un  artiste  :  le  public  ne  se  rend  pas 
toujours  bien  compte  des  impressions  qu'il  reçoit;  le  grand  nombre 
des  œuvres  le  frappe  quelquefois  plus  fortement  que  l'exécution 
même.  Un  tableau  médiocre  n'attire  pas  l'attention,  mais  une  suite 
de  cinquante  tableaux  médiocres  devient  quelque  chose  d'impor- 


LA    PEINTURE    EN   ALLEMAGNE.  639 

tant,  et  finit  par  occuper  une  place  considérable  parmi  les  produc- 
tions de  l'époque. 

Le  reste  de  l'Allemagne  n'était  que  trop  disposé  à  subir  l'in- 
fluence du  réalisme  qui  régnait  à  Munich.  Depuis  quelque  temps 
déjà,  la  civilisation  allemande  était  entrée  dans  une  voie  nouvelle. 
Les  esprits  commençaient  à  se  préoccuper  plus  vivement  des  in- 
térêts politiques  et  économiques  de  la  nation;  une  tendance  pra- 
tique assez  gauche  dans  ses  débuts,  et  qui  jusqu'à  présent  n'a  pas 
produit  de  résultat  bien  sérieux,  s'était  répandue  peu  à  peu  sur  ce 
sol  du  mysticisme  et  de  la  rêverie.  De  contemplative  qu'elle  était, 
la  pensée  était  redescendue  vers  les  choses  de  ce  monde.  On  avait 
craint  de  rester  trop  en  arrière  du  progrès  utilitaire  de  l'Angleterre 
et  de  la  France;  le  naturalisme  remplaçait  la  métaphysique  trans- 
cendantale,  la  culture  des  sciences  positives  prenait  un  essor  jus- 
que-là inconnu.  D'un  autre  côté,  la  poésie  proprement  dite  faisait 
place  aux  recherches  savantes  de  l'histoire  nationale  et  aux  études 
de  mœurs.  Tous  ces  changemens  devaient  avoir  leur  contre-coup 
dans  les  arts  :  au  lieu  de  demander  à  ces  derniers  de  simples  jouis- 
sances esthétiques,  on  exigea  d'eux  la  représentation  de  ces  objets 
auxquels  on  portait  tant  d'intérêt  dans  la  réalité;  on  voulut  trouver 
en  même  temps  futile  et  l'agréable,  utile  dulci.  Le  goût  d'ailleurs, 
dans  cette  direction  exclusive  de  l'intelligence,  avait  dû  se  rétrécir: 
les  émotions  du  beau,  du  sublime,  du  pittoresque,  n'avaient  plus 
chez  les  individus  assez  d'intensité  pour  se  soutenir  seules,  et  à  des 
fictions  propres  à  charmer  l'imagination  on  préférait  désormais  des 
œuvres  qui  répondissent  mieux  aux  exigences  d'un  public  désireux 
d'apprendre,  avide  d'étudier  la  vie  et  la  nature. 

Le  réalisme,  en  s'étendant  ainsi  hors  des  limites  de  son  berceau, 
devait  toutefois  subir  des  métamorphoses.  Il  avait  jusqu'alors  offert 
avant  tout  un  caractère  monumental  :  en  pénétrant  à  Dûsseldorf,  où 
la  peinture  n'avait  aucun  rapport  avec  l'architecture,  il  fut  ramené 
à  des  prétentions  beaucoup  plus  modestes.  D'un  autre  côté,  à  Mu- 
nich même,  l'architecture,  après  avoir  rempli  la  ville  de  ses  con- 
structions, voyait  sa  tâche  à  peu  près  accomplie,  et  la  place  com- 
mençait à  manquer  pour  des  fresques  nouvelles;  la  fièvre  des 
beaux-arts  s'était  peu  à  peu  calmée,  et  une  période  de  réaction 
était  devenue  inévitable.  On  s'apercevait  aussi  que  la  peinture  mu- 
rale ne  convient  pas  au  climat  rigoureux  de  la  Bavière,  et  que  l'é- 
cole de  Munich,  en  s'attachant  à  orner  les  édifices  publics,  n'avait 
pas  travaillé  pour  la  postérité.  Il  est  peu  de  ses  œuvres  qui  n'aient 
subi  des  altérations  plus  ou  moins  graves  :  quelques-unes  sont  déjà 
complètement  effacées,  et  celles  mêmes  qui  se  trouvent  à  l'intérieur 
des  monumens  n'ont  pas  été  tout  à  fait  à  fabri  des  intempéries  de 


6/l0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'air.  Enfin,  depuis  la  révolution  de  1848  et  l'abdication  du  roi  Louis, 
le  gouvernement  avait  changé  de  politique  :  il  ne  faisait  plus,  comme 
vingt  ans  auparavant,  dépendre  des  beaux-arts  le  salut  de  l'état;  il 
commençait  même  à  trouver  onéreuse  la  seule  charge  d'entretenir 
ce  que  le  passé  lui  avait  légué.  Rangé  désormais  sous  l'influence 
autrichienne,  il  faisait  fondre  des  canons  au  lieu  de  commander  des 
fresques,  et  n'élevait  plus,  en  fait  de  monumens,  que  des  séminaires 
et  des  casernes  ;  les  intérêts  de  la  cour  de  Rome  lui  tenaient  plus 
au  cœur  que  ceux  de  l'esthétique,  et  l'art  ne  trouvait  plus  d'aliment 
que  dans  le  goût  des  particuliers.  Toutes  ces  circonstances  ont  con- 
tribué à  faire  entrer  le  réalisme  dans  une  période  entièrement  nou- 
velle et  très  distincte  de  la  première  en  ce  qu'elle  reste  indépendante 
de  l'architecture. 

Un  autre  trait  caractéristique  de  cette  seconde  phase  du  réalisme 
est  d'avoir  été  moins  brutale  que  la  précédente.  A  Diisseldorf,  il 
était  impossible  de  passer  sans  transition  de  ce  romantisme  dont 
l'école  s'était  jusque-là  inspirée  à  la  pure  imitation  de  la  nature. 
A  Munich,  les  artistes,  ne  travaillant  plus  exclusivement  pour  les 
monumens  publics,  cessèrent  de  se  considérer  comme  les  dispensa- 
teurs d'un  enseignement  national,  et  purent  dès  lors  accorder  une 
attention  plus  libre  à  la  partie  esthétique  de  l'art.  On  peut  dire  qu'à 
cette  époque  le  réalisme,  devenu  général,  a  été  tempéré  à  Diissel- 
dorf par  l'idéalisme  ancien,  à  Munich  au  contraire  par  l'idéalisme 
naissant.  Tout  en  se  renfermant  dans  l'imitation  de  la  réalité,  les 
peintres  ont  du  moins  cherché  à  la  saisir  sous  ses  aspects  les  plus 
favorables.  Parmi  les  matériaux,  que  fournit  la  nature,  ils  ont  choisi 
ceux  que  le  goût  préfère  ;  ils  en  ont  étudié  avec  un  grand  soin  les 
aspects  les  plus  intéressans,  et  par  exemple,  dans  le  paysage,  les 
clairs  de  lune,  les  crépuscules,  les  effets  d'hiver,  de  printemps  ou 
de  tempête.  Grâce  à  la  variété  et  aux  richesses  de  leur  modèle,  ils 
ont  pu  s'élever  très  souvent  jusqu'à  la  beauté  là  même  où  ils  ne 
songeaient  qu'à  l'exactitude.  De  plus,  ils  ont  cultivé  avec  succès  le 
côté  technique  de  la  peinture.  Si  leur  dessin  manque  de  hardiesse 
et  parfois  d'élégance,  il  est  presque  toujours  d'une  correction  re- 
marquable. Les  derniers  peintres  de  Dïisseldorf  ont  fait  notamment 
du  coloris  une  étude  toute  particulière;  ils  ont  distribué  et  combiné 
les  teintes  avec  une  habileté  savante  qui  forme  contraste  avec  la 
monotonie  des  premiers  peintres  de  cette  école  et  avec  la  négli- 
gence de  Cornélius. 

Un  dernier  caractère  du  réalisme  de  cette  époque  est  de  ne  pas 
s'être  renfermé,  comme  autrefois,  dans  les  limites  de  l'histoire,  et 
d'avoir  envahi  le  domaine  de  l'art  tout  entier.  C'est  surtout  dans  la 
peinture  de  genre  et  dans  le  paysage  qu'il  a  fait  preuve  d'une  éton- 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  6!li 

nante  fécondité.  Les  mœurs  populaires,  les  sites  les  plus  intéressans 
de  l'Allemagne  et  même  des  pays  étrangers,  tous  les  événemens  im- 
portans  de  l'histoire  nationale  ont  été  successivement  étudiés  avec 
la  plus  scrupuleuse  exactitude.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable, 
c'est  l'esprit  d'ordre  qui  a  présidé  au  partage  de  la  besogne  :  tel 
peintre  s'est  attaché  à  observer  exclusivement  les  mœurs  de  telle 
profession,  tel  autre  celles  de  tel  âge  de  la  vie,  un  troisième  celles 
de  telle  province.  Il  en  est  de  même  du  paysage  :  chaque  région  de 
l'Allemagne  a  été  décrite.  Klein  ne  peint  que  des  scènes  bavaroises 
ou  les  mœurs  des  charbonniers  ;  Ritter  et  Jordan,  de  Diisseldorf,  ne 
vivent  qu'avec  les  marins  et  les  pêcheurs;  J.  Becker  ne  quitte  pas 
les  villages  et  les  forêts  de  l'ouest  de  l'Allemagne;  Kaltenmoser  ne 
représente  que  des  vues  et  des  scènes  de  la  Forêt-Noire;  Gauermann 
et  Ruben,  de  Vienne,  s'établissent,  pour  n'en  plus  sortir,  dans  les 
montagnes  du  Tyrol  et  de  la  Bavière;  Burkel,  de  Munich,  raconte  les 
chasses  de  ces  mêmes  montagnes;  Meyer,  de  Brème,  a  consacré  sa 
carrière  d'artiste  à  peindre  des  scènes  de  l'enfance.  D'autres  ont  fait 
des  excursions  en  dehors  de  l'Allemagne  :  A.  Achenbach,  de  Diissel- 
dorf, a  confié  à  la  toile  ses  souvenirs  de  voyage  en  Norvège  et  en 
Italie  ;  il  y  a  dans  son  talent  une  grande  souplesse  et  beaucoup  de 
variété  ;  les  formes  du  nord  et  celles  du  midi  lui  sont  également 
familières ,  et  ses  marines  ne  sont  pas  moins  remarquables  que  ses 
vues  de  montagnes.  Il  passe  en  Allemagne  pour  un  des  plus  grands 
paysagistes  contemporains,  et  c'est  peut-être  celui  qui  compte  au- 
jourd'hui le  plus  d'imitateurs. 

La  plupart  des  peintres  d'histoire  de  l'école  réaliste  ne  font  que 
cacher  sous  un  certain  éclat  de  coloris,  ou  sous  une  grande  correc- 
tion de  dessin,  la  nullité  de  l'invention  et  la  platitude  de  la  pensée. 
Quelques-uns  cependant  ont  su  s'élever  au-dessus  de  la  médiocrité 
et  donner  à  leurs  compositions,  sans  s'écarter  de  la  réalité,  un  carac- 
tère de  beauté  plus  ou  moins  marqué.  Les  Allemands  se  sont  d'ail- 
leurs dans  ce  genre  inspirés  plus  d'une  fois  de  l'étranger  :  Piloty, 
par  exemple,  s'est  distingué  dans  la  manière  de  Gallait  et  de  Paul 
Delaroche  ;  il  est  aujourd'hui  le  chef  de  l'école  réaliste  à  Munich,  où 
on  l'oppose  à  Kaulbach,  considéré  comme  le  plus  grand  représen- 
tant de  l'idéalisme  classique.  Piloty  compte  de  nombreux  disciples, 
qui  tous  ont  une  tendance  à  négliger,  beaucoup  plus  encore  que  le 
maître,  l'idéal  au  profit  du  réel  (1).  La  manière  de  Delaroche  a  été 


(i)  Nous  citerons,  parmi  les  tableaux  de  Piloty,  l'Astrologue  Seni  devant  le  cadavre 
de  Wallenstein,  qui  se  trouve  à  la  Nouvelle-Pinacothèque  ;  Wallenstein  marchant  vers 
Egra,  où  il  doit  être  assassiné,  toile  qui  n'est  pas  encore  achevée;  le  Triomphe  de  Ger- 
manicus,  —  la  Promenade  de  Néron  ajirès  l'incendie  de  Rome.  Son  Galilée  en  prison 

TOME  LVI,  —  1805.  ^1 


Ôh'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore  reproduite  par  Bewer  (4)  et  par  Schrader  (2),  de  Dùsseldorf, 
dont  on  vante  trop  le  coloris.  Dietz,  de  Munich,  imitateur  d'Horace 
Yernet,  passe  pour  le  meilleur  peintre  de  batailles  que  l'Allemagne 
possède  actuellement;  mais  il' ne  sait  pas  grouper  ses  personnages, 
et  son  coloris  pèche  par  des  tons  criards  et  tranchans.  Les  tradi- 
tions et  les  légendes  populaires  ont  été  illustrées  par  Schwind, 
qui  est,  à  vrai  dire,  plus  remarquable  comme  graveur  que  comme 
peintre;  il  a  transporté  dans  ses  tableaux  les  qualités  et  les  dé- 
fauts de  son  art  de  prédilection  :  si  ses  lignes  sont  d'une  pureté 
et  d'une  correction  extraordinaires,  jamais  peut-être  on  n'a  vu  de 
coloris  plus  pâle;  on  sent  que  l'artiste  a  l'habitude  d'imaginer  des 
conceptions  sans  couleur.  Cependant  cette  imperfection  devient 
moins  sensible  dans  ses  peintures  murales,  dont  les  plus  célèbres 
sont  celles  de  la  Wartbourg  et  de  l'académie  de  Garlsruhe.  Un 
peintre  de  Berlin,  Menzel,  s'est  occupé  surtout  de  Frédéric  le  Grand  ; 
ses  tableaux  indiquent  un  pinceau  soigneux  jusque  dans  les  moin- 
dres détails.  On  fait  grand  cas  en  Allemagne  d'une  toile  d'un  ar- 
tiste de  Diisseldorf,  Lentze,  qui  a  vécu  quelque  temps  en  Amérique 
et  qui  a  représenté  le  Passage  de  la  Delaware  jyar  Washington.  En- 
fin un  peintre  de  Bayreuth  qui  est  actuellement  fixé  en  Italie,  Rie- 
del,  a  enrichi  la  Nouvelle -Pinacothèque  d'une  admirable  Judith. 
L'expression  de  la  physionomie  est  d'une  étonnante  vérité  :  la  fa- 
tigue d'une  nuit  de  débauche,  le  dégoût  et  en  même  temps  la  pré- 
occupation d'un  grand  dessein,  tout  cela  se  peint  dans  ses  yeux  et 
sur  ses  lèvres,  très  sensuelles  d'ailleurs,  éclairées  en  dessous  par 
les  premiers  rayons  du  soleil  levant.  A  tous  ces  noms  on  peut  encore 
ajouter  celui  d'un  jeune  peintre  de  Cologne,  A.  Schmitz,  qui  s'est 
fait  connaître  dans  ces  derniers  temps  par  plusieurs  toiles  vérita- 
blement remarquables.  Il  est ,  à  vrai  dire ,  impossible  de  donner 
aujourd'hui  une  histoire  complète  de  cette  école,  car  elle  se  trouve 
au  milieu  même  de  son  développement  :  elle  comprend  une  multi- 
tude d'artistes  qui  en  sont  à  leurs  premiers  essais,  et  que  la  critique 
ne  saurait  encore  juger  définitivement. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  les  peintres  que  nous  venons  de  citer 
bannissent  de  leurs  œuvres  tout  élément  idéal.  La  plupart  se  tien- 
nent plutôt  sur  la  frontière  du  réalisme  et  de  l'idéalisme,  mêlant 
dans  des  proportions  variables  les  élémens  de  ces  deux  systèmes.  A 
côté  d'eux  se  place  une  catégorie  spéciale  d'artistes  qui  ont  donné 
à  leurs  compositions  de  genre  un  tour  spirituel  ou  humoristique, 

offre  un  effet  de  lumière  remarquable  :  un  rayon  de  soleil  pénétrant  par  une  lucarne 
élevée  tombe  sur  le  plancher,  d'où  il  est  réfléchi  sur  la  figure  du  captif. 

(1)  Les  Derniers  momens  de  Charles  /«»",  —  Millon,  etc. 

(2)  La  Prise  de  Calais,  etc. 


LA    PEIIVTURE    EN    ALLEMAGNE.  643 

plaisant  ou  satirique,  qui  les  ont  idéalisées,  sinon  dans  le  sens  de  la 
beauté,  du  moins  dans  le  sens  comique  :  Geyer  par  exemple  (1), 
Hasenclever  (2),  Danhauser  (3),  qui  a  fait  aussi  quelques  excursions 
médiocrement  heureuses  dans  le  genre  larmoyant  et  mélodramati- 
que {h)  ;  Spitzweg,  qui  a  poursuivi  de  ses  caricatures  la  petite  bour- 
geoisie, les  philistins,  comme  l'on  dit  en  Allemagne;  Schrœdter,  cé- 
lèbre par  ses  parodies  et  ses  types  comiques;  enfin  Richter,  plutôt 
dessinateur  que  peintre,  le  Gavarni  d'outre-Rhin,  qui  a  représenté 
avec  beaucoup  d'esprit  et  une  grande  finesse  de  trait  les  mœurs  de 
toutes  les  classes  de  la  société. 

II. 

En  dehors  du  mouvement  dont  nous  venons  de  retracer  les 
diverses  évolutions  et  de  nommer  les  nombreux  représentans,  on 
rencontre  un  artiste  qui,  après  avoir  sacrifié  dans  sa  jeunesse  au 
réalisme  et  à  toutes  les  tendances  de  l'école  de  Munich,  a  fini  par 
se  créer  une  manière  entièrement  indépendante.  11  est  rentré  réso- 
lument dans  la  voie  de  l'idéalisme  classique  et  se  trouve  aujour- 
d'hui en  opposition  avec  toutes  les  écoles  allemandes.  L'élévation  et 
la  fécondité  de  son  talent  le  placent  au  premier  rang  parmi  les  pein- 
tres modernes.  Ceux  qui  en  France  ont  présenté  Kaulbach  comme 
étant  simplement  le  disciple  et  le  continuateur  de  Cornélius  n'ont 
assurément  pas  fait  de  son  œuvre  une  étude  sérieuse  et  complète. 
Ils  se  seront  sans  doute  contentés  d'observer  ces  fresques  de  la 
]Nouvelie-Pinacothèque  à  Munich,  où  l'artiste  s'est  peint  lui-même 
chevauchant  sur  Pégase  en  croupe  derrière  Cornélius  et  Overbeck, 
et  ils  n'auront  pu  penser  que,  dans  cette  représentation  monumen- 
tale, Kaulbach  ne  se  fut  pas  rendu  justice  à  lui-même.  S'ils  avaient 
considéré  attentivement  le  reste  de  ses  productions,  s'ils  avaient 
surtout  connu  les  plus  récentes,  ils  se  seraient  aperçus  du  con- 
traste qui  existe  entre  le  style  de  ces  fresques  et  la  manière  défini- 
tivement adoptée  par  le  peintre.  Ces  compositions  forment  une  ex- 
ception, on  pourrait  dire  une  tache  dans  sa  carrière  :  il  ne  faut  y 
voir  qu'une  concession  fâcheuse  du  peintre  au  mauvais  goût  de 
ceux  qui  lui  faisaient  des  commandes.  En  chargeant  Kaulbach  de 
représenter  sur  les  murs  extérieurs  de  la  Nouvelle-Pinacothèque 
l'histoire  de  l'art  allemand  au  xix^  siècle,  le  roi  de  Bavière  lui  avait 
imposé  un  sujet  bien  ingrat.  Demander  la  reproduction  en  fresques 
immenses  d'événemens  contemporains  dénués  pour  la  plupart  de 

(1)  La  Consultation  de  médecins,  etc. 

(2)  Scènes  de  la  Jobsiade. 

(3)  L'Atelier  de  peinture,  l'Ouverture  du  Testament,  etc. 

(i)  Une  Jeune  fille  faisant  â  son  père  l'avoi  d'une  faute,  etc. 


6A4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandeur  et  d'éclat,  et  d'ailleurs  trop  rapprochés  de  nous  pour  qu'on 
puisse  les  idéaliser,  c'était  déjà  faire  acte  d'un  réalisme  fort  exa- 
géré. Que  cette  histoire  fut  retracée  allégoriquement  ou  par  des 
scènes  tirées  de  la  vie  des  peintres,  ou  encore,  comme  l'artiste  a 
préféré  le  faire,  par  une  combinaison  des  deux  procédés,  cela  de- 
vait être  également  mauvais.  Kaulbach  l'a  senti  tout  le  premier 
sans  doute;  aussi  ne  s'est-il  jamais  donné  si  peu  de  peine  dans  la 
composition,  et  n'a-t-il  jamais  mis  tant  de  négligence  dans  l'exé- 
cution. Qu'on  s'imagine  les  peintres,  les  sculpteurs  et  les  archi- 
tectes de  notre  siècle  représentés  avec  leurs  habits  noirs,  leurs  robes 
de  chambre  vertes  ou  leurs  paletots  noisette.  Certes,  dans  un  ta- 
bleau de  genre,  il  est  permis  de  montrer  tout  le  désordre  d'un 
atelier,  et  l'efiet  produit  peut  être  très  pittoresque;  mais  placer  de 
pareilles  scènes  sur  les  murs  d'un  édifice  public,  où  l'on  s'attend 
à  trouver  quelque  chose  de  sublime  et  de  grandiose,  c'est  tomber 
dans  le  ridicule.  On  est  tenté  de  croire  que  le  peintre  a  voulu  se 
moquer  de  l'école  dont  on  lui  avait  confié  l'apothéose.  Dans  cette 
caricature  qui  représente  le  Combat  contre  le  mauvais  goût,  il 
semble  qu'il  ait  entrepris  de  montrer  lui-même  où  peuvent  mener 
les  exagérations  de  l'école  de  Cornélius;  peut-être  encore  a-t-il 
voulu  mettre  en  pratique  le  précepte  de  certains  romantiques,  de 
Solger  et  de  Frédéric  Schlegel,  qui  considèrent  l'ironie  comme  le 
principe  le  plus  élevé  de  l'art,  comme  le  moment  où  l'artiste  de- 
vient tellement  maître  de  sa  matière  qu'il  joue  librement  avec  elle. 
Il  n'en  est  pas  moins  regrettable  pour  la  gloire  de  Kaulbach  que 
ces  fresques  soient,  de  toutes  ses  œuvres,  celles  qui  se  trouvent 
le  plus  en  évidence;  elles  ôtent  à  un  grand  nombre  de  touristes 
mal  renseignés  l'envie  de  s'enquérir  de  ses  autres  ouvrages,  et 
plus  d'un  est  revenu  d'Allemagne  persuadé  que  le  peintre  n'avait 
jamais  rien  fait  de  mieux.  Soyons  plus  juste  et  passons  vite  devant 
cette  mauvaise  plaisanterie,  ainsi  que  devant  quelques  autres  al- 
légories, productions  de  jeunesse  et  de  commande  que  l'on  voit 
encore  à  Munich  sous  les  arcades  du  jardin  de  la  Résidence  :  il  est 
temps  que  nous  arrivions  aux  chefs-d'œuvre. 

Deux  grandes  qualités  dominent  chez  Kaulbach  :  la  première, 
c'est  l'esprit,  quelque  chose  de  fin,  de  vif,  d'ingénieux  et  de  mo- 
queur qui  tient  le  milieu  entre  Fesprit  français  et  Ylinmoiœ  britan- 
nique, moins  gai  que  l'un,  moins  enclin  que  l'autre  à  la  tristesse 
et  au  sarcasme;  la  seconde,  c'est  l'amour  du  beau,  qui  lui  a  donné 
toutes  les  perfections  qui  manquaient  précisément  à  Cornélius.  La 
correction  du  dessin,  la  richesse  d'un  coloris  qui  forme  contraste 
avec  celui  d'Overbeck  et  de  l'école  allégorique,  une  connaissance 
profonde  de  la  technique  de  la  peinture  et  une  admirable  fécondité 
achèvent  de  placer  Kaulbach  au  premier  rang  parmi  les  représen- 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  6/i5 

tans  contemporains  de  l'art  classique.  Pour  bien  étudier  ses  œu- 
vres, il  convient  de  les  diviser  en  deux  catégories  :  d'un  côté  tout 
ce  qu'il  a  produit  dans  le  domaine  de  la  fantaisie  ou  de  la  satire; 
de  l'autre,  ses  grandes  compositions  historiques. 

Les  compositions  légères,  gracieuses  ou  satiriques  de  Kaulbach 
mériteraient  à  elles  seules  un  examen  approfondi.  Doué  d'une 
grande  finesse  d'observation,  il  s'attache  à  découvrir  tout  ce  qu'il 
y  a  de  piquant  dans  l'expression  de  certains  mouvemens  de  l'àme, 
toutes  les  charmantes  surprises  que  peut  procurer  la  nature,  ou 
encore  ces  traits  qui  révèlent  des  caractères  et  où  se  trahissent  les 
travers  de  l'esprit  et  les  mesquineries  du  cœur;  il  met  tout  cela  en 
relief  dans  les  situations  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  imprévues, 
et  exerce  sa  sagacité  sur  les  matières  les  plus  variées.  Tantôt  il  nous 
fait  sourire  par  des  scènes  touchantes,  pleines  de  naïveté  ou  de  sé- 
rénité, comme  dans  ces  œuvres  où  il  a  illustré  Goethe,  Anacréon  et 
Wieland;  tantôt  il  prend  en  main  le  fouet  de  la  satire,  comme  dans 
ses  ciessins  pour  le  Reineke  Fuchs;  tantôt  enfin  il  entreprend  d'ex- 
citer le  rire,  mais  ce  n'est  point  par  des  caricatures  qu'il  procède  ; 
dans  ses  créations  comiques,  dans  sa  Maison  de  fous  par  exemple, 
il  se  trouve  toujours  un  élément  sérieux,  et  le  rire  qu'il  provoque  en 
nous,  c'est  ce  rire  de  Yhumour  qui  n'est  pas  le  rire  de  la  gaité. 

La  plupart  de  ces  compositions  ne  sont  pas  des  peintures,  mais 
de  simples  dessins,  et  en  réalité  des  traits  piquans  ou  gracieux,  des 
saillies  spirituelles  ou  risibles,  n'ont  pas  besoin  du  secours  de  la 
couleur.  C'est  surtout  quand  il  s'agit,  comme  dans  les  tableaux  des 
Flamands  et  des  Hollandais,  de  plaire  par  la  richesse  et  la  variété 
des  détails,  par  le  jeu  de  la  lumière,  des  ombres  et  des  teintes  di- 
verses, que  la  couleur  contribue  à  l'effet  général  pour  une  très 
grande  part.  Quand  c'est  le  sentiment  du  beau  que  l'artiste  a  pour 
but  d'éveiller,  la  couleur  est  encore  utile,  et  prête  à  son  œuvre 
un  charme  de  plus  :  aussi  voit- on  l'école  italienne  la  cultiver  de 
son  côté  avec  le  plus  grand  soin.  Cependant  il  y  a  cette  diflerence, 
que  chez  elle  ce  n'est  plus  comme  chez  les  peintres  du  nord  par 
l'opposition,  mais  par  l'harmonie  des  teintes  que  le  coloris  produit 
son  effet.  Quant  aux  genres  qui  s'adressent  plutôt  à  l'entendement 
qu'à  l'imagination,  le  coloris  devient  chose  à  peu  près  secondaire. 
Overbeck  notamment,  qui  vise  surtout  au  sublime  et  au  pathétique,^ 
s'en  était  presque  trouvé  gêné,  et  il  prit  le  plus  grand  soin  de 
ne  pas  lui  donner  trop  d'éclat.  En  détournant  sur  des  agrémens 
extérieurs  une  partie  de  l'attention,  il  aurait  craint  d'affaiblir  l'im- 
pression mystique  de  ses  figures;  ses  teintes  sont  douces  comme 
les  âmes  qu'il  met  en  scène ,  et  se  fondent  si  harmonieusement 
qu'elles  semblent  vouloir  passer  inaperçues.  Le  coloris  ne  rede- 
vient utile  dans  les  œuvres  de  ce  genre  que  si  l'artiste  se  propose, 


646  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  Albert  Diirer,  d'unir  les  agrémens  du  pittoresque  à  ceux 
de  la  pensée  :  on  retrouve  en  effet  à  un  très  haut  degré,  chez  ce 
grand  artiste,  l'influence  des  écoles  du  nord. 

Kaulbach  dessine  avec  la  plus  grande  habileté  ;  ses  lignes  sont 
d'une  précision  et  d'une  fermeté  extraordinaires.  Même  dans  ses 
œuvres  les  plus  légères,  il  se  plaît  à  n'offrir  que  des  formes  élé- 
gantes et  correctes.  Les  Fables  de  La  Fontaine  illustrées  par  Grand- 
ville  ne  peuvent,  à  aucun  égard,  soutenir  la  comparaison  avec  les 
dessins  de  Kaulbach  pour  le  Reineke  Fuchs;  il  y  a  chez  l'artiste  fran- 
çais une  fâcheuse  négligence  de  dessin  et  parfois  même  une  incor- 
rection grossière,  tandis  que  les  compositions  du  peintre  allemand, 
bien  plus  spirituelles  au  fond  et  d'une  plus  grande  portée,  sont, 
quant  à  la  forme,  des  modèles  accomplis.  Il  y  avait  là  un  double 
monde  à  reproduire  :  il  fallait  d'abord  représenter  les  animaux 
comme  animaux,  et  ensuite  offrir  en  eux  l'image  de  l'humanité; 
Kaulbach  s'est  tiré  avec  le  plus  grand  bonheur  de  cette  double  diffi- 
culté. Le  grand  peintre  de  Munich,  dans  ses  satires,  n'a  pas  le  réa- 
lisme d'Hogarth.  Il  ne  se  propose  pas  pour  but,  comme  l'artiste 
anglais,  de  donner  une  leçon  de  morale,  et  ne  prend  pas  le  crayon, 
pour  esquisser  un  sermon.  C'est  toujours  au  goût,  non  à  la  raison 
qu'il  parle  ;  il  choisit,  parmi  les  scènes  de  la  vie,  non  celles  qu'il 
est  le  plus  utile  de  représenter,  mais  celles  qui  offrent  les  traits 
les  plus  piquans  ou  les  plus  agréables.  Chez  Kaulbach,  l'art  n'est 
jamais  au  service  d'un  but  qui  lui  soit  étranger,  et  sa  plus  grande 
gloire,  selon  nous,  est  de  lui  avoir  rendu  son  indépendance,  si  gra- 
vement compromise  par  Cornélius.  Kaulbach  a  même  produit,  à  cer- 
tains momens  de  gaîté,  quelques  pièces  qui,  aux  yeux  de  la  morale, 
sont  plus  que  légères,  et  qui  forment  contraste  avec  la  pruderie 
ordinaire  des  peintres  allemands;  il  circule  à  Munich,  sous  le  man- 
teau, bien  entendu  (1),  plusieurs  dessins  dont  on  excuse  volontiers 
la  licence  quand  on  considère  toute  la  finesse  d'esprit  et  tout  le 
talent  plastique  que  l'artiste  a  trouvé  l'occasion  d'y  déployer. 

Il  est  devenu  assez  fréquent,  à  notre  époque,  de  voir  les  peintres 
emprunter  leurs  sujets  à  la  poésie,  et  les  critiques  ont  plus  d'une 
fois  éprouvé  quelque  embarras  à  classer  les  œuvres  qui  étaient  l'ap- 
plication d'un  tel  procédé.  Faut-il  les  regarder  comme  des  compo- 
sitions historiques,  puisqu'elles  sont  la  reproduction  d'un  fait,  ou 
bien  faut-il  les  rapporter  à  la  classe  des  œuvres  de  genre?  11  est 
nécessaire,  selon  nous,  d'établir  ici  une  distinction  :  si  l'artiste,  se 
bornant  à  emprunter  sa  matière  au  poète,  en  tire  une  œuvre  indé- 
pendante et  complète  en  soi,  offrant  une  signification  claire  et  in- 
telligible pour  ceux  mêmes  qui  ne  connaissent  pas  le  poème,  il  a 

(1)  La  Génération  de  la  vapeur:  ^-  Qui  veut  acheter  les  dieux  d'amour?  etc. 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  6^7 

fait  «  un  tableau  de  genre,  »  comme  disent  les  peintres.  Si  au  con- 
traire il  a  pour  but  de  ramener  l'imagination  vers  le  poème,  de  faire 
penser,  comme  le  peintre  réaliste,  à  la  chose  représentée,  si  on  ne 
peut  le  comprendre  qu'à  la  condition  d'avoir  lu  un  livre,  comme  on 
ne  comprend  tant  de  toiles  historiques  qu'à  la  condition  de  consul- 
ter un  livret,  son  œuvre  devient  analogue  aux  compositions  d'his- 
toire. Dans  le  premier  cas,  le  dessinateur  a  cherché  avant  tout  à 
produire  l'impression  propre  à  son  art;  dans  le  second  cas,  il  s'est 
attaché  principalement  à  l'exactitude  de  la  représentation.  Il  faut 
avouer  que  dans  ce  dernier  procédé  il  y  a  souvent  un  véritable  abus. 
Le  peintre  est  excusable  de  négliger  le  côté  esthétique  de  la  pein- 
ture quand  il  consacre  son  talent  à  représenter  de  grands  événe- 
mens  dont  il  est  utile  de  conserver  le  souvenir;  mais  cette  utilité  ne 
peut  plus  être  invoquée  lorsqu'il  s'agit  d'un  événement  fictif  et  tout 
poétique.  Si  Kaulbach  mérite  des  éloges  pour  avoir,  en  traduisant 
Goethe,  gardé  sa  propre  originalité  et  avoir  offert  des  scènes  char- 
mantes à  nos  regards,  il  est  à  blâmer  d'avoir  entrepris  le  commen- 
taire de  Shakspeare,  dont  les  tragédies  ne  fournissent  que  rarement 
la  matière  d'un  dessin  complet  en  lui-même  :  il  est  impossible,  par 
exemple,  de  comprendre,  sans  le  secours  du  poète  anglais,  les  il- 
lustrations de  Macbeth  ou  de  la  Tempête.  Pourquoi  l'artiste  s'est-il 
donc  engagé  dans  une  voie  où  il  n'est  pas  capable  de  marcher  seul? 
Bien  des  dessins  humoristiques  de  Kaulbach  ont  été  publiés  dans 
des  almanachs  de  Munich  ou  dans  des  brochures  populaires;  mais 
son  chef-d'œuvre  en  ce  genre,  et  la  première  production  éclatante 
qui  a  commencé  d'attirer  sur  lui  l'attention,  c'est  son  célèbre 
tableau  de  la  Maison  de  fous.  On  ne  saurait  unir  plus  intimement 
dans  le  même  sujet  le  grotesque  et  le  pathétique.  Ce  tableau  est 
d'une  saisissante  vérité;  la  signification  en  est  claire  et  frappante. 
Chacun  de  ces  malheureux  a  son  idée  fixe,  et  ce  qui  le  rend  triste- 
ment risible,  c'est  qu'il  prend  une  chimère  pour  la  réalité.  Cette 
œuvre  est  trop  connue  en  France  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'en 
donner  ici  une  description  détaillée.  L'esprit  qui  forme  le  fond  de 
ces  compositions  satiriques  se  retrouve  dans  les  élémens  des  grands 
tableaux  d'histoire  de  Kaulbach.  Il  faut  toutefois  un  examen  atten- 
tif pour  le  découvrir  là  où  il  va  se  cacher,  et  voilà  pourquoi,  lorsque 
l'impression  produite  par  l'ensemble  de  l'œuvre  est  épuisée,  on 
trouve  encore  du  charme  à  la  contempler  dans  ses  moindres  détails; 
là  nous  attendent  de  véritables  surprises,  et  l'imagination  s'y  récrée 
sans  cesse.  La  grande  fresque  de  la  Tour  de  Babel  montre  dans  un 
coin,  à  gauche,  un  jeune  veau  qui  vient  avec  une  docilité  char- 
mante prendre  de  l'herbe  dans  la  bouche  de  sa  mère,  thème  qui, 
pour  certains  peintres  d'animaux,  suffirait  aisément  à  une  com- 
position tout  entière  ;  à  droite,  et  sans  doute  pour  faire  pendant 


(i/iS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  cette  petite  scène  rustique,  un  enfant  se  jette  au  cou  de  sa  mère 
et  reste  suspendu  à  ses  lèvres,  comme  la  grappe  au  cep  qui  l'a  pro- 
duite. On  n'en  finirait  pas,  si  l'on  voulait  énumérer  tous  les  traits 
de  ce  genre  qui  se  rencontrent  dans  ces  chefs-d'œuvre  de  l'art  con- 
temporain. Pai"  exemple,  lorsque  nous  avons  visité,  au  mois  de 
septembre  dernier,  l'atelier  de  Kaulbach,  le  peintre  était  en  train  de 
dessiner  une  scène  de  Yllennann  et  Dorothée  ;  au  premier  plan, 
deux  bœufs  traînent  un  chariot  et  passent  près  d'une  fontaine  :  ce- 
lui qui  en  est  le  plus  rapproché  trouve  le  temps,  en  allongeant  le 
cou,  de  s'y  désaltérer  largement;  son  camarade,  attelé  de  l'autre 
côté,  voudrait  bien  profiter  de  l'occasion  ;  tourmenté  à  la  fois  par 
la  soif  et  la  jalousie,  il  fait  la  mine  la  plus  piteuse.  Cela  n'est  en- 
core qu'un  détail  dans  la  composition,  mais  il  est  impossible  de 
rien  offrir  de  plus  gracieux  et  de  plus  expressif. 

Nous  avons  dit  que,  dans  ses  grands  tableaux  d'histoire,  Kaulbadi 
s'était  montré  rigoureusement  classique.  Il  excelle  en  effet  à  dis- 
poser les  figures  de  ses  groupes,  à  établir  une  correspondance  har- 
monieuse entre  les  différentes  parties  de  son  œuvre,  à  les  détacher 
clairement  les  unes  des  autres,  et  sous  ce  rapport  il  rivalise  presque 
avec  Rubens.  11  sait  choisir  les  formes  les  plus  élégantes  et  les  poses 
les  plus  gracieuses;  son  coloris  est  distribué  de  main  de  maître; 
il  n'a  point ,  comme  plusieurs  de  ses  compatriotes ,  cette  horreur 
du  nu  qui,  chez  quelques-uns,  provient  d'une  pruderie  ridicule,  et 
chez  la  plupart  d'impuissance.  Kaulbach  n'est  pas  classique  dans  le 
sens  étroit  de  l'école  de  David,  qui,  au  lieu  de  s'inspirer  largement 
de  l'esprit  de  l'antiquité,  s'est  seulement  efforcée  d'introduire  dans 
la  peinture  le  style  de  la  statuaire  et  a  confondu  deux  arts  différons. 
Le  classicisme  de  Kaulbach  est  opposé  à  la  fois  au  réalisme  et  au 
romantisme  :  au  réalisme,  en  ce  qu'il  a  restitué  à  la  peinture  sa 
fin  véritable  et  relégué  au  second  plan  toute  préoccupation  d'utilité 
ou  d'exactitude  ;  au  romantisme,  en  ce  qu'il  essaie  avant  tout  d'é- 
veiller le  sentiment  de  la  beauté. 

De  toutes  les  compositions  historiques  de  Kaulbach ,  la  seule 
peut-être  dont  le  sens  ne  frappe  pas  à  première  vue,  et  qu'on  ne 
puisse  comprendre  sans  avoir  lu  une  page  de  livret,  est  celle  qui  se 
trouve  au  musée  germanique  de  Nuremberg.  En  l'an  1000,  l'em- 
pereur Othon  III  conçut,  après  une  orgie,  la  fantaisie  de  visiter  le 
tombeau  de  Charlemagne,  enterré  depuis  environ  deux  siècles  dans 
son  caveau  de  la  cathédrale  d'Aix-la-Chapelle.  Tel  est  l'événement 
que  l'artiste  a  voulu  représenter.  Charlemagne  est  assis  sur  son 
trône,  revêtu  des  insignes  impériaux,  terrible  encore  et  plein  de 
majesté.  A  sa  vue  Othon  s'arrête  étonné  sur  le  seuil.  Un  vieux 
guerrier  se  laisse  tomber  à  genoux  ;  un  page  recule  épouvanté , 
tandis  qu'un  Lombard,  encore  pris  de  vin,  montre  le  cadavre  d'un 


LA.    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  G!lO 

air  railleur.  Un  évêque  conjure  Otlion  de  respecter  ce  lieu  sacré.  Le 
tombeau  est  éclairé  par  une  double  lumière  :  la  porte  laisse  péné- 
trer quelques  rayons  de  la  lueur  bleuâtre  des  souterrains,  et  au 
premier  plan  une  torche  que  tient  le  guerrier  à  genoux  projette  ses 
jaunes  reflets  sur  le  cadavre  impérial. 

Nous  avons  pu  voir,  dans  l'atelier  même  de  l'artiste,  une  magni- 
fique toile  qu'il  vient  de  terminer  pour  le  Maximilianeum  (1).  C'est 
la  Bataille  de  Salamine.  Le  peintre  a  mis  tant  de  soin  à  l'exécu- 
tion de  ce  tableau,  qu'il  en  a  deux  fois  refait  le  carton  avant  de  l'en- 
treprendre; le  coloris  est  d'une  richesse  extrême;  à  la  lumière  du 
jour  se  mêle  de  la  manière  la  plus  pittoresque  la  lueur  rouge  des 
vaisseaux  incendiés.  On  y  retrouve  seulement  l'exagération  de  mou- 
vement commune  aux  tableaux  de  batailles:  tant  de  gestes,  tant 
d'efforts  violens,  brusquement  interrompus,  rappellent  trop  que 
c'est  une  toile  qu'on  a  sous  les  yeux,  et  obligent  le  regard  de  s'en 
détourner  pour  laisser  l'imagination  se  figurer  la  suite  des  atti- 
tudes. Il  n'y  a  que  ce  qui  est  susceptible  de  permanence  et  d'une 
certaine  stabilité  qui  puisse  être  contemplé  longtemps  sans  fatigue. 
Il  est  vrai  qu'ici  l'on  peut  largement  se  dédommager  en  promenant 
successivement  ses  regards  sur  les  nombreux  détails  de  cette  œuvre 
immense.  Là  est  Thémistocle,  ici  Aristide:  d'un  côté  Eschyle  com- 
bat, et  Sophocle  invoque  les  dieux;  de  l'autre,  Xerxès,  assis  sur  son 
trône,  contemple  sa  défaite.  La  reine  Artémise  lutte  encore  en  fuyant, 
mais  avec  toute  la  bravoure  d'un  héros.  Le  vaisseau  qui  portait  les 
femmes  du  roi  de  Perse  est  mis  en  pièces,  et  ces  corps  de  femmes 
qui  tombent  dans  la  mer  ont  fourni  au  peintre  l'occasion  de  consa- 
crer à  la  beauté  plastique  un  admirable  premier  plan.  Dans  le  ciel 
apparaissent  les  héros  d'Homère,  qui  volent  au  secours  de  leurs 
descendans.  Ce  mélange  d'élémens  surnaturels  avec  des  faits  histo- 
riques est  une  témérité  que  la  critique  réaliste  ne  peut  pardonner  à 
Kaulbach.  C'est  cependant  là  une  des  ressources  précieuses  de  l'art 
classique,  qui  y  trouve  un  moyen  d'animer  ses  ciels,  de  produire 
des  contrastes  et  d'ajouter  à  la  beauté  de  ses  groupes.  Cette  inter- 
vention des  héros  de  V Iliade  était  d'ailleurs,  pour  les  Grecs  eux- 
mêmes,  l'objet  d'une  croyance  légendaire,  et  c'est  dans  Plutarque 
que  Kaulbach  a  dû  en  puiser  l'idée. 

L'œuvre  capitale  de  Kaulbach ,  celle  que  ses  admirateurs  ont 
proclamée  la  plus  remarquable  de  l'art  moderne ,  ce  sont  les  fres- 
ques dont  il  a  décoré  le  vestibule  du  nouveau  musée  de  Berlin.  Ces 
fresques,  peintes  suivant  le  procédé  stéréochromique,  sont  au  nom- 
bre de  six.  On  a  dit  que  le  peintre  avait  voulu  y  représenter  par  al- 
légorie le  développement  de  la  civilisation;  mais  comment  figurer 

(1)  École  normale  d'administration  à  Munich. 


(550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

au  moyen  du  dessin  le  développement  d'un  principe  ou  d'une  idée? 
On  ne  peut  offrir  aux  yeux  ou  à  l'imagination  qu'une  succession  de 
faits;  quant  au  rapport  de  causalité  qui  les  enchaîne,  le  livret  seul 
est  capable  de  l'exprimer,  car  les  abstractions  sont  du  domaine  de 
la  parole.  Ce  rapport  peut  être  conçu  par  la  raison,  il  n'est  pas  sus- 
ceptible d'être  saisi  par  les  sens.  Il  est  certain  que  Kaulbach  est 
tombé  plus  d'une  fois  dans  les  aberrations  de  la  peinture  allégo- 
rique; c'est  la  religion  dans  laquelle  il  avait  été  élevé,  et  dont  sa 
maturité  n'a  jamais  pu  se  dépouiller  entièrement.  Les  arabesques 
qui  entourent  les  grandes  compositions  dont  nous  allons  parler,  et 
qui  complètent  la  décoration  du  vestibule  qui  les  renferme,  sont 
tout  à  fait  dans  le  style  symbolique,  et  cependant  c'est  dans  sa 
manière  de  traiter  le  symbole  et  l'allégorie  que  Kaulbach  se  montre 
précisément  en  réaction  contre  tous  les  défauts  de  Cornélius  et  de 
son  école.  Chez  ces  derniers,  le  symbole  occupait  la  première  place, 
il  était  tout  pour  ainsi  dire;  chez  Kaulbach,  il  n'a  réellement  qu'un 
rôle  secondaire,  ce  n'est  plus  que  la  matière  du  tableau.  Dans  Cor- 
nélius, une  fois  le  sens  du  symbole  compris,  l'œuvre  a  produit  tout 
son  effet;  elle  n'offre  rien  de  beau  et  de  pittoresque,  rien  d'esthé- 
tique, rien  qui  puisse  agir  sur  la  sensibilité.  Dans  Kaulbach,  c'est 
précisément  le  contraire;  le  tableau  se  fait  admirer  tout  d'abord  par 
une  qualité  frappante,  par  la  beauté  et  l'harmonie  des  groupes. 
A  cet  égard,  le  peintre  contemporain  ne  le  cède  à  aucun  des  grands 
maîtres  de  l'art  classique.  Avec  lui,  c'est  le  goût  qui  est  le  premier 
mis  en  jeu,  et  c'est  seulement  par  une  réflexion  qui  ne  peut  venir 
que  plus  tard  qu'on  s'interroge  sur  le  sens  de  l'œuvre  ;  on  ne  dé- 
couvre les  défauts  du  penseur  qu'après  avoir  applaudi  le  peintre. 
Au  lieu  des  hiéroglyphes  de  Cornélius,  on  se  trouve  en  face  d'un 
art  empreint  de  l'idéalisme  le  plus  élevé  et  en  même  temps  le  plus 
classique,  car  il  est  toujours  dans  la  voie  de  la  beauté. 

Non-seulement  Kaulbach  a  restitué  au  goût  toutes  ses  préroga- 
tives, mais  il  a  rendu  à  l'art  son  universalité,  également  compro- 
mise par  Cornélius.  La  spéculation  métaphysique  est  un  champ 
vague  où  viennent  se  combattre  les  systèmes  les  plus  contradic- 
toires :  le  peintre  qui  fait  des  excursions  sur  ce  domaine  est  obligé 
d'adopter  tel  système,  et  s'expose  par  cela  même  non-seulement  à 
être  blâmé  par  tous  ceux  qui  appartiennent  à  d'autres  écoles,  mais 
encore  à  ne  plus  être  compris  quand  son  système  aura  fait  son 
temps  et  sera  universellement  rejeté;  il  ne  peint  réellement  que 
pour  ceux  qui  ont  avec  lui  une  communauté  de  pensée.  C'est  ainsi 
que  Cornélius  avait  récusé  le  tribunal  impartial  du  goût  pour  se 
livrer  à  toutes  les  vicissitudes  de  la  théorie.  Les  compositions  de 
Kaulbach  peuvent  au  contraire,  par  leur  beauté  même  et  en  de- 
hors de  leur  signification,  produire  sur  tout  le  monde,  malgré  la 


LA.    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  651 

diversité  des  opinions  et  des  systèmes,  une  impression  esthétique. 

La  première  fresque  de  Kaulbacli  représente  au  premier  plan  la 
Dispersion  des  peuples,  et  au  second  la  Destruction  de  la  tour  de 
Babel,  c'est-à-dire  deux  événemens  qui,  ])ien  que  rapprochés  et 
corrélatifs,  n'ont  pu  être  complètement  simultanés.  Il  est  évident 
qu'au  moment  même  où  Jéhovah  lança  ses  foudres  sur  les  idoles  et 
sur  la  tour,  les  peuples  n'étaient  point  déjà  en  marche  pour  se  ré- 
pandre dans  l'univers.  Les  deux  actions  sont  du  reste  nettement 
séparées  dans  le  tableau  lui-même.  Au  centre  se  trouve  le  roi  de  Ba- 
bel; à  ses  pieds,  les  idoles  tombent  foudroyées  et  écrasent  son  pro- 
pre fils  dans  leur  chute;  autour  de  cette  scène,  le  désordre  et  l'é- 
pouvante. Sur  une  autre  ligne  se  développe  la  seconde  action  :  au 
milieu  s'avancent  les  descendans  de  Gham,  la  race  nègre  et  mau- 
dite, emportant  avec  elle  ses  hideuses  divinités;  sur  les  physiono- 
mies de  ce  groupe  se  peignent  l'abrutissement  et  la  sensualité.  A 
gauche  est  la  race  nomade  de  Sem,  chassant  ses  troupeaux  devant 
elle;  à  droite  viennent  les  descendans  de  Japhet,  pleins  de  noblesse, 
de  grâce  et  de  vigueur.  Dans  un  coin,  l'architecte  de  la  tour  est  la- 
pidé par  ses  propres  ouvriers.  Malgré  toutes  les  invraisemblances 
et  le  manque  d'unité  de  cette  œuvre,  elle  offre  dans  les  détails  et 
dans  la  disposition  des  élémens  une  saisissante  beauté. 

La  seconde  fresque  représente  la  Jeunesse  de  la  Grèce.  Kaulbach 
s'est  inspiré  de  ce  passage  d'Hérodote  qui  prétend  qu'Homère  dota 
la  Grèce  de  ses  dieux.  Homère  s'approche  en  chantant  du  rivage , 
et  la  sibylle  de  Gumes  dirige  son  esquif.  Les  héros,  les  poètes,  les 
artistes,  les  philosophes  se  rassemblent  pour  l'entendre  ;  on  peut  re- 
connaître parmi  eux  le  vieil  Hésiode,  Eschyle,  Sophocle  et  Euri- 
pide, Aristophane,  Pindare,  Périclès  et  Alcibiade.  Sur  un  arc-en- 
ciel  s'avancent  les  dieux  de  l'Olympe,  précédés  des  Grâces  et  des 
Muses;  Thétis  et  les  Néréides  sortent  de  la  mer  pour  écouter  le 
chantre  divin.  On  sait  à  quelles  objections  peut  donner  prise  ce  mé- 
lange du  surnaturel  avec  la  réalité.  Quant  à  la  réunion  dans  une 
seule  assemblée  d'un  grand  nombre  de  personnages  qui  n'ont  pas 
vécu  à  la  même  époque,  il  faudrait  être  singulièrement  préoccupé 
de  la  réalité  littérale  pour  chercher  à  ce  propos  chicane  à  l'artiste. 
Ne  peut-il  pas  invoquer  l'exemple  de  l'École  d'Athènes?  L'action 
est  une,  et  cela  suffit;  on  voit  un  poète  qu'admire  une  foule  atten- 
tive, et  il  n'est  pas  nécessaire,  pour  que  le  tableau  satisfasse  aux 
conditions  de  l'art,  de  nommer  chacun  des  personnages.  Que  Kaul- 
bach ait  voulu  prêter  à  telle  de  ses  figures  les  traits  d'un  Grec  de 
telle  époque,  à  telle  autre  ceux  d'un  Grec  d'un  autre  siècle,  peu 
nous  impcfi-te  :  n'est-il  pas  libre  de  prendre  ses  modèles  où  il  lui 
convient?  Considérée  comme  une  page  d'histoire,  cette  fresque  se- 
rait assurément  absurde;  mais  au  point  de  vue  de  l'art  elle  devient 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  chef-d'œuvre.  Le  peintre  se  ferait  tort  à  lui-même,  s'il  préten- 
dait être  jugé  autrement. 

Nous  arrivons  au  troisième  tableau,  la  Destruction  de  Jérusalem 
inir  Titus.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarcjuable  dans  cette  composi- 
tion, c'est  la  surabondance  des  détails,  qui,  malgré  cette  profusion, 
se  distinguent  nettement  les  uns  des  autres,  grâce  à  une  habile  dis- 
tribution et  à  d'admirables  effets  de  perspective.  En  haut,  sur  des 
nuages,  sont  assis  les  quatre  prophètes,  Isaïe,  Jérémie,  Daniel  et 
Ezéchiel;  plus  bas,  les  sept  anges  exterminateurs  de  V Apocalypse, 
brandissant  des  glaives  de  feu,  se  précipitent  pour  exécuter  l'arrêt 
céleste.  Dans  le  fond,  à  droite,  Titus  s'avance  avec  ses  légions  vic- 
torieuses sur  des  ruines  fumantes.  Ses  soldats  se  sont  déjà  emparés 
de  l'autel  abandonné  et  y  font  sonner  les  fanfares  du  triomphe.  Au 
premier  plan,  le  grand-prêtre  et  les  siens  se  tuent  pour  échapper  à 
l'ennemi;  des  jeunes  fdles  effrayées  se  cachent;  quelques-unes  sont 
enlevées  par  des  guerriers.  A  gauche,  le  temple  est  en  proie  à  l'in- 
cendie; entre  les  colonnes,  Jean  de  Gischkala  et  Simon,  fils  de  Gioras, 
attendent,  impassibles,  le  sort  qui  leur  est  réservé;  sur  les  mar- 
ches, des  hommes,  des  femmes  et  des  enfans  tombent  sous  les 
coups  des  anges.  Le  tableau  serait  parfait,  s'il  ne  renfermait  pas 
autre  chose;  mais  Kaulbach  en  a  affaibli  l'intérêt  dramatique  en  y 
ajoutant  certains  détails  dont  les  uns  sont  en  contradiction  avec  la 
donnée  principale,  et  dont  les  autres,  purement  symboliques,  sont 
au  moins  étrangers  à  l'action.  Ainsi  nous  voyons,  à  gauche  de  l'au- 
tel, des  femmes  tourmentées  par  la  faim  se  mordre  les  bras  avec 
rage  ou  dévorer  leurs  enfans;  que  vient  faire  ici  cette  scène  hideuse, 
puisque  la  guerre  est  terminée  ?  Elle  sert  sans  doute  à  rappeler  le 
passé,  comme  les  deux  suivantes  servent  à  symboliser  l'avenir.  D'un 
côté,  de  nouveaux  chrétiens,  chantant  des  psaumes,  se  mettent  en 
marche  sous  la  conduite  de  trois  anges  :  c'est  le  christianisme  qui 
va  se  répandre  dans  l'univers.  De  l'autre  côté,  Ahasvère  s'enfuit, 
poursuivi  par  des  démons  :  c'est  la  destinée  de  la  race  juive  con- 
damnée à  vivre  sans  patrie. 

En  quatrième  lieu  vient  la  célèbre  Bataille  des  Huns,  un  véri- 
table chef-d'œuvre.  Ce  n'est  plus  ici  un  fait  historique,  mais  bien 
un  fait  légendaire.  Kaulbach  a  voulu  illustrer  la  tradition  d'une 
lutte  entre  les  esprits  des  Huns  et  des  Romains  tombés  sur  le  champ 
de  bataille.  Le  sol  est  couvert  de  cadavres,  mais  on  voit  commencer 
pour  les  âmes  une  vie  nouvelle  :  elles  se  réveillent  peu  à  peu,  se- 
couent le  poids  du  sommeil,  et  s'élèvent  par  légions  dans  l'air  pour 
y  reprendre  le  combat.  Des  femmes  animées  de  la  fureur  guerrière 
s'efibrcent  de  rappeler  à  la  conscience  de  lui-même  un  barbare 
tombé  sous  son  cheval.  Les  deux  races  en  présence  sont  parfaite- 
ment caractérisées  :  ici  la  grossièreté  sauvage,  là  une  civilisation 


LA    IKliMUriE    EN    ALLExMAGNE.  653 

raffinée.  Le  terrible  Attila  est  porté  par  les  siens  sur  un  bouclier. 
La  victoire  est  laissée  indécise  :  si  une  partie  de  l'armée  romaine 
serre  vigoureusement  les  barbares,  l'autre  plie  sous  leurs  efforts. 
Ce  tableau  fantastique  et  plein  de  feu  est  d'un  puissant  effet.  Les 
groupes,  disposés  en  couronne  de  manière  à  encadrer  la  vue  loin- 
taine des  remparts  de  Rome  (ou  de  Ghâlons  suivant  quelques-uns), 
sont  de  la  plus  grande  beauté. 

La  cinquième  fresque  représente  les  Croisés  arrivant  sous  les 
murs  de  Jérusalem.  Dans  le  ciel  apparaît  Jésus-Christ;  Godefroy  de 
Bouillon  tend  vers  lui  la  couronne  de  Jérusalem.  Du  haut  d'une  col- 
line, des  chevaliers,  des  évêques,  des  prêtres  contemplent  la  ville 
sainte.  Au  premier  plan,  Pierre  l'Ermite  à  genoux  est  entouré  de 
pénitens  et  de  flagellans.  La  belle  Armide,  assise  sur  une  litière,  est 
portée  par  des  Mores  et  conduite  vers  la  ville  par  Renaud.  Dans  ce 
tableau,  Kaulbach  a  combiné  les  données  de  l'histoire  avec  celles 
de  la  poésie. 

La  dernière  peinture  est  le  Siècle  de  la  Réforme.  Par  l'exécu- 
tion, c'est  une  œuvre  magnifique;  la  conception  n'en  est  pas  moins 
entachée  d'un  vice  capital.  Gomme  toutes  les  productions  de  Kaul- 
bach, celle-ci  excite  l'admiration  avant  d'être  comprise;  mais  une 
attention  soutenue  y  fait  découvrir  de  graves  défauts.  Elle  mérite 
une  description  détaillée.  Tous  les  grands  hommes  qui  ont  joué  un 
rôle  dans  le  double  mouvement  de  la  réforme  et  de  la  renaissance 
se  trouvent  réunis  dans  ce  tableau.  A  droite  est  un  groupe  dominé 
par  l'idée  de  la  tradition  antique;  ce  groupe  est  lui-même  subdi- 
visé en  deux  autres,  dans  le  haut  les  artistes,  et  au  premier  plan  les 
poètes,  les  philosophes,  les  érudits.  Ges  derniers  sont  assis  au  mi- 
lieu de  débris  de  statues  grecques,  ou  s'appuient  sur  un  sarcophage 
orné  d'un  bas-relief  symbolique  sur  lequel  est  représenté  Promé- 
thée  sculptant  le  premier  homme,  tandis  que  Minerve  lui  présente 
une  âme  sous  la  forme  d'un  papillon.  Pic  de  la  Mirandole  apporte 
des  manuscrits;  Pétrarque  a  ouvert  un  Homère  qu'il  montre  à 
Shakspeare,  à  Gervantes  et  au  jurisconsulte  français  Dumoulin. 
Erasme  s'avance  en  robe  de  professeur,  un  volume  de  Gicéron  à  la 
main,  l'ironie  sur  les  lèvres;  Reuchlin  l'accompagne.  Autour  d'eux 
se  pressent  les  adversaires  de  la  scolastique,  parmi  lesquels  on  dis- 
tingue Ulrich  de  Hutten,.Marsile  Ficin,  Nicolas  de  Gusa,  Vives,  Ma- 
chiavel et  Gampanella.  Un  peu  à  l'écart  se  tiennent  deux  poètes  al- 
lemands, le  célèbre  cordonnier  Hans  Sachs  et  Jacob  Balde,  l'Horace 
bavarois.  Dans  le  groupe  des  artistes,  Albert  Diirer  travaille  à  son 
célèbre  portrait  de  l'apôtre  saint  Paul;  son  préparateur  de  couleurs, 
qui  n'est  autre  que  Kaulbach  lui-même,  vient  lui  annoncer  la  visite 
de  Michel-Ange,  de  Léonard  de  Vinci  et  de  Raphaël,  tenant  à  la 
main  le  carton  de  son  Ecole  d'A/hrnrs.  Auprès  d'eux,  on  remarque 


<55A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pierre  Vischer,  le  sculpteur  de  Nuremberg.  La  découverte  de  l'im- 
primerie, que  Kaulbach,  nous  ne  savons  pourquoi,  a  mieux  aimé 
rappeler  dans  le  groupe  des  beaux-arts  que  dans  celui  des  sciences, 
y  est  doublement  représentée,  par  Gutenberg,  l'inventeur  suivant 
les  Allemands,  et  par  Laurent  Koster,  l'inventeur  suivant  les  Hol- 
landais. De  l'autre  côté  du  tableau  se  développe  un  second  groupe 
qui  forme  contraste  avec  celui  que  nous  venons  de  décrire.  Au  lieu 
de  débris  de  l'antiquité,  le  premier  plan  est  couvert  d'instrumens 
scientifiques  :  nous  y  voyons  la  boussole,  la  mappemonde,  des  com- 
pas, et  en  outre  des  armes,  des  costumes,  des  plantes  et  même  des 
oiseaux  du  Nouveau-Monde.  Au  milieu  se  dresse  magistralement  la 
grande  figure  de  Christophe  Colomb,  dont  les  mains  sont  chargées 
de  chaînes;  autour  de  lui  se  pressent  des  voyageurs  et  des  sa- 
vans.  Bacon,  Harvey,  Paracelse,  Vésale.  Dans  le  fond  du  tableau 
s'élève  un  observatoire  d'astronomie  :  Copernic  y  dessine  son  sys- 
tème sur  la  muraille,  Galilée  s'appiiie  sur  un  télescope,  Cardan 
est  plongé  dans  une  méditation  profonde,  Kepler  discute  avec  Ty- 
cho-Brahé,  tandis  que  le  philosophe  italien  Giordano  Bruno  monte 
l'escalier  qui  mène  jusqu'à  eux.  Au  centre  du  tableau,  entre  le 
mouvement  des  arts  et  le  mouvement  des  sciences,  se  trouve  con- 
centrée toute  la  vie  religieuse  du  xv^  et  du  xvi*  siècle  :  devant  un 
autel  où,  dans  le  fond,  est  peinte  la  Cène  de  Léonard  de  Vinci 
sont  groupés  les  chefs  de  la  réforme  ;  Luther  tient  la  Bible  ouverte 
à  la  page  où  sont  écrits  ces  mots  :  «  Tu  aimeras  ton  prochain 
comme  toi-même.  »  Près  des  réformateurs  se  trouvent  les  princes 
et  les  hommes  d'état  qui  ont  encouragé  ou  protégé  leurs  efforts  : 
au  premier  rang  s'avancent  Gustave-Adolphe  et  Elisabeth.  Au  fond 
du  chœur,  le  peintre  a  rassemblé  les  penseurs  du  moyen  âge  qui, 
par  leurs  écrits,  ont  été  les  précurseurs  de  la  réforme,  Wiclef,  Jean 
Huss,  Abailard,  Arnauld  de  Brescia,  Savonarole,  Tauler.  Devant 
Luther,  un  catholique,  le  chancelier  Ulrich  Jasius,  et  un  protestant, 
le  chevalier  Eberhard  de  Tann,  se  serrent  la  main  sur  le  traité  de 
paix  d'Augsbourg  de  1555.  Mélanchthon  se  tient  près  d'eux  et  leur 
montre  la  Bible  de  Luther. 

Ce  tableau  semble  fait  pour  prouver  combien  peut  avoir  de  pres- 
tige l'art  de  disposer  les  personnages  et  les  élémens  d'une  compo- 
sition; mais,  après  avoir  suffisamment  contemplé  ce  magnifique  en- 
semble et  parcouru  cette  variété  de  figures,  de  costumes  et  de 
poses,  si  l'on  se  demande  ce  que  cette  toile  signifie,  on  se  trouve 
singulièrement  embarrassé.  Ce  n'est  pas  que  nous  blâmions  l'ar- 
tiste d'avoir  rassemblé  dans  un  seul  lieu  des  hommes  de  différens 
siècles  et  de  différens  pays,  qui  n'ont  jamais  pu  se  rencontrer; 
nous  ne  lui  demanderons  même  pas  pourquoi,  ayant  remonté  jus- 
qu'à Abailard  et  à  Arnauld  de  Brescia,  il  n'a  pas  introduit,  pour 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGrsE.  655 

être  conséquent,  Dante  dans  son  œuvre,  ni  pourquoi,  s'il  a  voulu 
représenter  la  renaissance  aussi  bien  que  la  réforme,  nous  n'y 
voyons  pas  Léon  X  ou  François  P''  à  côté  de  Gustave-Adolphe  ou 
d'Elisabeth;  ce  serait  critiquer  son  œuvre  en  historien  plutôt  qu'en 
homme  de  goût.  Nous  aimons  mieux  n'y  voir,  comme  dans  l'Ecole 
d'Athènes,  qu'une  réunion  fictive  d'hommes  illustres;  mais  ce  que 
nous  ne  pouvons  admettre,  c'est  la  combinaison  dans  le  même  ca- 
dre d'élémens  essentiellement  contradictoires.  En  quel  lieu  sommes- 
nous?  Au  milieu  du  tableau,  c'est  le  chœur  d'une  cathédrale;  à 
droite,  c'est  un  atelier  d'artiste;  à  gauche,  c'est  un  observatoire  de 
sa  vans.  Qui  pourra  concilier  ces  décors  incompatibles?  11  y  a  plus  : 
dans  toute  la  composition  sont  répandus  les  signes  de  l'acti- 
vité, et  cependant,  lorsqu'on  cherche  quelle  est  l'action  vers  la- 
quelle convei'gent  tous  les  mouvemens  particuliers,  il  n'y  a  rien  à 
trouver.  Luther,  il  est  vrai,  domine  tout  le  tableau;  mais  cette 
Bible  qu'il  montre  à  tout  le  monde,  personne  ne  la  regarde,  et  cha- 
cun reste  absorbé  dans  ses  occupations  personnelles.  Est-ce  que 
par  hasard  il  y  aurait  là  un  profond  symbolisme?  Kaulbach  a-t-il 
eu  l'intention  de  réfuter  ces  historiens  qui  soutiennent  que  le  mou- 
vement religieux  a  déterminé  la  renaissance,  tandis  que  le  pro- 
grès des  arts  et  des  sciences  s'est  accompli  spontanément  et  par 
lui-même?  A-t-il  voulu  railler  cette  prétention  de  la  religion  d'a- 
voir enfanté  tout  le  bien  qui  s'est  fait  sans  elle?  Cela  serait  par 
trop  subtil.  De  mauvais  plaisans  ont  trouvé  autre  chose  :  dans  le 
carton  de  cette  fresque,  Kaulbach  avait  montré  Luther  tenant  la 
Bible  ouverte  au-dessus  de  sa  tête;  on  prétendit  que  le  tableau 
représentait  une  vente  publique  de  livres  à  l'époque  de  la  réforme, 
La  satire  était  si  bien  fondée  que  Kaulbach  lui-même  la  prit  au  sé- 
rieux et  reconnut  la  nécessité  de  corriger  son  œuvre.  Dans  l'exécu- 
tion défmitive,  Luther  tient  simplement  la  Bible  devant  lui,  et,  pour 
que  toute  pensée  irrévérencieuse  soit  écartée,  des  rayons  de  lu- 
mière partent  du  livre  sacré,  détail  qui,  soit  dit  en  passant,  a  été  à 
son  tour  vivement  censuré  par  les  critiques  réalistes.  Il  faut  donc 
se  résoudre  à  ne  voir  dans  ce  tableau  aucune  action  générale  et  à  le 
considérer  comme  un  assemblage  purement  accidentel  d'élémens 
hétérogènes.  Tout  en  jugeant  cette  œuvre  comme  répréhensible  au 
point  de  vue  de  la  conception,  il  nous  semble  cependant  que  ses 
défauts  servent  encore  à  faire  ressortir  dans  tout  son  éclat  le  mérite 
de  Kaulbach.  Quel  talent  il  a  fallu  mettre  dans  la  composition  ar- 
chitectonique  et  dans  la  forme  de  ce  tableau  pour  que,  malgré  ses 
non-sens,  il  excite  encore  l'admiration  au  plus  haut  degré  ! 

Nous  n'avons  pas  épuisé  la  liste  des  tableaux  historiques  de 
Kaulbach;  nous  avons  du  choisir  les  plus  importans,  et  nous  croyons 
en  avoir  dit  assez  pour  bien  faire  Comprendre  son  rôle  dans  la  pein- 


(556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ture  contemporaine.  Nous  ne  parlerons  pas  non  plus  de  ses  por- 
traits :  son  imagination  a  besoin  de  trop  d'indépendance  et  se  sent 
gênée  dans  les  limites  d'une  reproduction  exacte  de  la  figure  hu- 
maine; ses  essais  dans  cette  branche  de  l'art  ne  s'élèvent  pas  au- 
dessus  de  la  médiocrité.  Kaulbach  heureusement  n'a  pas  atteint  le 
terme  de  sa  carrière;  son  talent  a  conservé  toute  son  énergie  et  pro- 
met encore  plus  d'un  chef-d'œuvre.  C'est  un  de  ces  esprits  féconds 
qui,  aimant  à  s'exercer  sur  les  matières  les  plus  variées,  ne  se  lais- 
sent pas  engourdir  dans  les  séductions  de  la  routine  et  ne  consa- 
crent pas  leur  vie  à  remanier  sans  cesse  le  même  sujet.  Un  fait 
néanmoins  est  à  noter  encore,  et  il  caractérise  aussi  bien  le  génie 
de  Kaulbach  que  les  tendances  actuelles  de  la  peinture  allemande. 
Kaulbach  est  aujourd'hui  le  directeur  de  l'école  des  beaux-arts  de 
Munich;  mais,  malgré  toute  l'autorité  et  la  popularité  de  son  génie, 
il  n'a  point,  à  proprement  parler,  de  disciples.  Les  jeunes  peintres 
n'osent  pas  se  risquer  dans  la  voie  de  son  idéalisme  large  et  élevé, 
et  se  laissent  volontiers  entraîner  dans  la  carrière  plus  facile  du 
réalisme,  qui  règne  dans  la  capitale  de  la  Bavière  plus  encore  que 
dans  le  reste  de  l'Allemagne. 

IIL 

Telle  qu'on  vient  de  la  résumer,  l'histoire  de  la  peinture  alle- 
mande au  xix^  siècle  offre  plus  d'un  enseignement  utile.  L'abus  de 
certains  systèmes  en  a  mieux  fait  ressortir  les  défauts.  De  vaines 
tentatives  pour  faire  exprimer  à  la  peinture  des  idées  qui  ne  sont 
pas  de  son  domaine  ont  contribué  h  rappeler  dans  quelles  limites 
elle  doit  savoir  se  tenir  et  quelle  est  sa  véritable  portée.  Sans 
doute,  aussi  bien  que  la  parole,  la  peinture  peut  être  mise  au  ser- 
vice de  tous  les  modes  de  la  pensée;  mais,  de  même  que  tout  ce 
qui  s'écrit  en  vers  n'est  pas  de  la  poésie,  de  même  il  ne  suffit  pas 
de  manier  un  pinceau  pour  mériter  le  nom  d'artiste.  On  peut  ré- 
duire la  peinture  à  n'être  qu'un  système  d'écriture  servant  à  l'ex- 
pression d'idées  abstraites,  et  c'est  ce  qu'a  tenté  de  faire  toute  l'é- 
cole allégorique  ;  mais  une  pensée  philosophique  traduite  par  des 
signes  visibles,  sans  qu'il  y  ait  rien  dans  ces  signes  qui  puisse 
agréer  à  la  sensibiUté,  n'est  que  de  la  métaphysique  peinte,  comme 
il  y  a  de  la  métaphysique  parlée.  Si  le  réalisme  a  eu  si  aisément  rai- 
son de  cet  abus,  c'est  que  l'allégorie  se  trouvait  déjà  en  désaccord 
avec  les  besoins  de  notre  époque.  Dans  les  temps  de  civilisation  nais- 
sante, quand  le  goût  n'existe  encore  qu'en  germe  dans  les  sociétés, 
que  les  hommes,  soumis  aux  conditions  économiques  les  moins  favo- 
rables, concentrent  toute  leur  activité  dans  la  production  de  ce  qui 
est  nécessaire  ou  utile,  et  n'ont  point  de  loisir  pour  cultiver  ce  que 


LA   PEINTURE    E\   ALLEMAGNE.  657 

Kant  a  si  bien  appelé  les  pouvoirs  désintéressés  de  l'âme,  il  est  tout 
naturel  alors  que  la  peinture  ne  soit  consacrée  qu'à  des  représen- 
tations utiles  ou  instructives;  elle  ne  peut  être  encore  sa  propre 
fin  à  elle-même,  et  se  trouve  réduite  à  servir  d'instrument  à  la 
morale  ou  à  la  religion.  Aussi  ne  voyons-nous  au  moyen  âge  que 
des  productions  naïves  de  symbolique  religieuse,  de  même  que 
dans  ks  siècles  les  plus  reculés  de  l'antiquité  les  monumens  de 
la  sculpture  oftrent  tous  un  caractère  hiéroglyphique  et  de  conven- 
tion. En  s' efforçant  de  ressusciter  la  peinture  allégorique,  Corné- 
lius avait  réellement  fait  injure  à  son  siècle.  Le  bon  sens  fournit 
d'ailleurs  une  règle  qui  peut  être  considérée  comme  sa  condam- 
nation :  c'est  que  la  science,  l'histoire  et  l'art  ont  chacun  leur  do- 
maine, que  chacune  de  ces  trois  formes  de  la  pensée  doit  s'atta- 
cher de  préférence  à  ces  objets  ou  à  ces  idées  qu'elle  présente  ou 
qu'elle  exprime  mieux  que  les  deux  autres,  que  la  peinture  tombe 
par  conséquent  dans  le  ridicule  quand  elle  s'obstine  à  mal  remplir 
un  rôle  dont  la  parole  seule  peut  s'acquitter  avec  succès.  A  une  épo- 
que de  culture  grossière,  on  comprend  que  les  limites  des  sciences 
et  des  arts  ne  soient  pas  nettement  fixées  et  que  les  préceptes  de  la 
philosophie  ou  de  la  religion  empruntent  le  langage  de  la  poésie; 
mais  cette  confusion  des  langues,  qui  se  produit  spontanément  à 
l'origine  de  toute  civilisation,  ne  doit  pas  être  systématiquement 
imitée  par  des  esprits  éclairés.  Quand  la  peinture  entreprend  au- 
jourd'hui d'exprimer  des  idées  générales,  elle  empiète  sur  le  do- 
maine du  livre  :  elle  poursuit  un  but  qu'elle  n'est  pas  capable 
d'atteindre,  car  les  représentations  visibles  ne  peuvent  aller  au- 
delà  de  ce  qui  est  particulier  et  individuel.  Pour  expliquer  le  succès 
que  ce  genre  a  obtenu  pendant  quelques  années,  il  fallait  cette 
disposition,  si  commune  en  Allemagne,  à  prendre  l'obscur  pour  le 
sublime.  Il  y  a  dans  ce  pays  tant  de  bonnes  gens  qui  diraient  vo- 
lontiers comme  ce  baron  de  Destouches  :  «  Quand  je  vois  quelque 
chose  et  que  je  ne  le  comprends  pas,  je  suis  toujours  dans  l'admi- 
ration !  »  Au  moyen  âge ,  le  peintre  allégorique  sentait  du  moins 
qu'il  était  nécessaire  d'ajouter  une  inscription  à  son  tableau ,  ou 
d'écrire  sur  une  sorte  de  ruban  qu'il  faisait  sortir  de  la  bouche 
de  ses  personnages  les  pensées  qu'il  leur  attribuait.  Nous  n'avons 
plus  d'inscriptions  ni  de  rubans,  mais  on  peut  dire  que  c'est  le 
livret  qui  les  a  remplacés.  Combien  d'œuvres  modernes  dont  il  est 
devenu  l'accessoire  indispensable  !  Combien  de  fois  on  ne  retrouve 
que  péniblement  dans  le  tableau  ce  qu'on  a  vu  clairement  dans  le 
livret!  Combien  de  fois  le  livret  est  lui-même  plus  intéressant  à 
lire  que  le  tableau  à  regarder!  Ce  contraste  entre  les  prétentions 
du  peintre  métaphysicien  et  l'impuissance  de  la  peinture  est  porté 

TOME  LYI.  —  1805.  '  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  un  si  haut  degré  chez  Cornélius,  qu'on  est  tenté  de  lui  crier, 
chaque  fois  qu'on  rencontre  ses  œuvres  :  «  Prenez  donc  une  plume 
et  jetez  là  vos  pinceaux  !  » 

Le  réalisme  a,  vis-à-vis  du  genre  symbolique,  le  mérite  d'avoir 
ramené  la  peinture  vers  des  objets  qu'elle  est  du  moins  capable  de 
présenter  d'une  manière  claire  et  complète;  mais  d'un  autre  côté 
il  offre  encore  avec  lui  plus  d'un  caractère  commun.  Le  réalisme, 
quand  il  est  brutal,  quand  il  ne  s'attache  qu'à  la  simple  reproduc- 
tion des  faits,  et  a  pour  règle,  non  la  beauté,  mais  l'exactitude, 
quand  il  se  renferme  en  un  mot  dans  les  limites  d'une  copie,  n'est 
pas  plus  de  l'art  que  le  symbolisme;  il  n'est  à  l'égard  de  la  peinture 
que  ce  que  l'histoire  est  à  là  poésie.  Ce  n'est  pas  cependant  que 
nous  voulions  le  proscrire  d'une  manière  absolue.  Malgré  nos  pré- 
férences pour  l'idéalisme,  nous  devons  reconnaître  que  la  repré- 
sentation du  vrai  est  quelquefois  utile  et  même  agréable.  Aristote 
fait  observer  avec  raison  que  toute  imitation  de  quelque  objet  que 
ce  soit  cause  déjà  du  plaisir  en  tant  qu'imitation,  et  parce  qu'elle 
excite  notre  imagination  à  s'exercer  sur  la  chose  représentée;  mais 
ce  charme  n'est  que  celui  que  l'on  rencontre  aussi  dans  la  médita- 
tion de  l'histoire,  quand  notre  pensée  se  reporte  vers  les  événe- 
mens  racontés.  L'élément  esthétique  est  là  à  son  minimum,  et  nous 
n'avons  en  pareil  cas  que  l'art  à  son  plus  bas  degré.  Au-dessus  du 
réalisme  se  placent  déjà  tous  ces  peintres  qui,  en  prenant  encore 
la  nature,  la  vie  réelle  ou  l'histoire  pour  base,  savent  ne  choisir 
que  les  matériaux  les  plus  propres  à  nous  charmer,  ou  qui,  tout  en 
reproduisant  des  événemens  et  des  paysages,  ou  en  offrant  des  por- 
traits, élaborent  les  élémens  de  leur  représentation  de  manière  à 
leur  prêter  plus  de  beauté,  de  pittoresque  ou  de  grandeur  qu'ils 
n'en  ont  dans  la  réalité.  Cette  combinaison  de  l'agréable  et  du  vrai 
comporte  une  multitude  de  degrés.  Ce  réalisme  plus  ou  moins  mi- 
tigé est  aujourd'hui  très  répandu  en  Allemagne,  et,  pour  peu  que 
le  côté  esthétique  y  prenne  plus  d'importance,  on  peut  s'attendre  à 
en  voir  sortir  quelque  jour  un  idéalisme  nouveau. 

L'idéalisme,  c'est  l'art  lui-même  dans  toute  sa  pureté  et  son  in- 
dépendance; c'est  ce  système  dans  lequel  l'artiste,  affranchi  de 
toute  préoccupation  étrangère  à  l'art,  recherche  avant  tout  la  beauté 
et  les  autres  qualités  esthétiques.  Il  peut  encore  emprunter  des  ma- 
tériaux à  l'histoire,  quelquefois  même,  comme  l'a  fait  Kaulbach, 
au  symbolisme;  mais  c'est  le  goût,  et  non  l'exactitude  ou  l'esprit 
philosophique,  qui  le  dirige  dans  le  choix  et  la  distribution  des 
élémens  qu'il  demande  à  ces  diverses  sources.  C'est  ainsi  que  dans 
les  toiles  de  Raphaël  la  religion  n'a  plus  que  l'importance  d'un 
prétexte  :  ce  que  le  génie  de  l'artiste  a  voulu  avant  tout,  c'est  in- 
spirer ce  sentiment  de  beauté  qui  naît,  dans  la  peinture,  de  la  per- 


LA  PEINTURE  EN  ALLEMAGNE.  659 

fection  du  dessin,  de  l'élégance  des  formes,  de  la  disposition  rela- 
tive des  personnages,  de  la  richesse  et  de  l'harmonie  des  couleurs, 
de  l'expression  des  gestes  et  des  figures.  Il  n'est  pas  nécessaire, 
pour  que  telle  de  ses  saintes  familles  nous  transporte  d'admira- 
tion, de  penser  précisément  que  cette  femme  est  Marie,  que  cet 
homme  est  Joseph,  et  que  cet  enfant  est  Jésus  :  on  voit  un  père, 
une  mère  et  un  enfant  groupés  d'une  manière  charmante,  et  cela 
suffit.  De  même  les  écoles  flamande  et  hollandaise,  arrivées  à  leur 
plus  haut  degré  de  développement,  n'ont  plus  d'autre  but  que  de 
procurer,  sinon  le  sentiment  du  beau,  du  moins  celui  du  pittores- 
que. Enfin  l'école  allemande,  réalisant  sa  perfection  dans  Albert 
Diirer,  s'est  efforcée  d'éveiller  surtout  le  sentiment  du  sublime. 
C'est  à  ce  même  sentiment  que  se  sont  adressés  dans  notre  siècle 
l'idéalisme  religieux  d'Overbeck  et  l'idéalisme  romantique  des  pre- 
miers peintres  de  Diisseldorf  et  particulièrement  de  Lessing.  Quant 
à  l'idéalisme  de  Kaulbach,  il  se  rapproche  plutôt,  par  ses  tendances 
classiques,  de  celui  des  Italiens. 

Des  deux  tendances  qui  régnent  aujourd'hui  en  Allemagne,  est-ce 
le  réalisme  qui  est  destiné  à  triompher?  Cette  victoire  serait  le  signe 
d'un  grand  affaiblissement  du  goût.  Nous  ne  croyons  pas  heureuse- 
ment qu'elle  soit  à  craindre,  et  nous  sommes  même  persuadé  que 
dans  le  réalisme  actuel,  qui  est  loin  d'exclure  tout  élément  esthé- 
tique, on  pourrait  déjà  trouver  le  germe  d'une  transformation  pro- 
chaine. Nous  croyons  aussi  qu'à  toutes  les  époques  le  réalisme  doit 
se  conserver  au  moins  dans  une  certaine  mesure,  et  rester  le  par- 
tage des  imaginations  ordinaires  et  des  talens  de  second  ordre.  De 
tout  temps  il  y  a  eu  des  peintres  qui  ne  faisaient  que  copier.  L'idéa- 
lisme, dans  sa  forme  la  plus  élevée,  suppose. des  qualités  supé- 
rieures et  toujours  rares  :  il  est  facile  sans  doute  de  devenir  idéa- 
liste par  irritation,  et  c'est  ce  qui  est  souvent  arrivé  dans  les  écoles 
classiques;  mais,  pour  l'être  avec  indépendance  et  originalité,  il  faut 
une  puissance  d'imagination  dont  les  natures  d'élite  peuvent  seules 
être  douées.  N'oublions  pas  d'ailleurs  que  notre  siècle  n'est  pas  une 
époque  de  pure  contemplation  :  nous  vivons  dans  une  période  de 
transition  et  d'effort,  d'amélioration  économique  et  de  transforma- 
tion sociale,  et  il  ne  faut  pas  trop  se  plaindre  de  voir  l'activité  con- 
temporaine s'absorber  en  grande  partie,  en  vue  d'un  progrès  né- 
cessaire, dans  les  préoccupations  positives  et  pratiques.  Tout  ce 
qu'on  peut  demander,  c'est  que  le  goût  ne  perde  pas  entièrement 
ses  droits,  et  que,  si  le  temps  n'est  pas  encore  venu  pour  lui  de 
régner  seul  dans  les  arts,  il  y  reprenne  du  moins  la  grande  place 
qui  lui  convient. 

LÉON   DUMONT. 


LES   ANTIQUITÉS 


LES  FOUILLES  D'EGYPTE 


Sur  le  Nil,  d'Assouan  au  Caire,  décembre  1864. 

J'ai  vu  l'Egypte,  et  je  peux  vous  dire  mon  impression  d'ensemble 
sur  cet  étrange  pays.  Mon  voyage  dans  la  Haute-Egypte,  en  com- 
pagnie de  M.  Mariette,  n'a  fait  que  confirmer  les  vues  que  je  m'é- 
tais formées  tout  d'abord  lors  de  ma  première  course  à  Sakkara  et 
aux  pyramides.  La  solidité  parfaite  de  l'histoire  d'Egypte  est  pour 
moi  une  chose  démontrée.  J'avais  quelques  hésitations  :  je  craignais 
que  l'on  ne  donnât  la  valeur  de  dates  absolues  à  des  séries  toutes 
relatives,  qu'on  n'étendît  démesurément  les  origines  et  qu'on  ne 
prît  pour  historiques  des  données  fabuleuses.  La  vue  des  monu- 
mens,  Hérodote  et  Manéthon  lus  sur  place,  par-dessus  tout  les  en- 
tretiens de  M.  Mariette  (1),  ont  dissipé  mes  doutes.  Je  crois  voir 
maintenant  la  suite  de  cette  histoire  avec  une  grande  clarté. 

Les  synchronismes  certains  entre  l'histoire  égyptienne  d'un  côté, 
les  histoires  grecque,  perse,  assyrienne,  hébraïque  de  l'autre,  se 
continuent  jusqu'au  x*"  siècle  avant  Jésus -Christ.  Au  vi"  siècle 
avant  Jésus-Christ,  la  chronologie  égyptienne  se  suit  à  un  ou  deux 
ans  près.  La  conquête  de  Cambyse,  qu'on  plaçait  autrefois  en  525, 
est  déterminée  maintenant  à  l'an  5*27  par  une  stèle  du  Sérapéum 
découverte  par  M.  Mariette.  Les  épitaphes  des  Apis,  trouvées  dans 
le  même  Sérapéum ,  ont  permis  de  calculer  l'avènement  de  Psam- 

(1)  On  sait  que  M.  Mariette,  après  avoir  commencé  ses  fouilles  en  1850  avec  une  mis- 
sion du  gouvernement  français,  les  continue  depuis  1858  pour  le  gouvernement  égyp- 
tien. Le  précieux  musée  de  Boulaq,  près  du  Caire,  est  un  des  résultats  de  ces  fouilles. 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  661 

métique  I"  (commencement  de  la  vingt-sixième  dynastie)  à  quel- 
ques jours  près  (665  ans  avant  Jésus-Christ).  Sésac,  qui  prend 
Jérusalem  sous  Roboam  (vers  970  avant  Jésus-Christ),  est  le  pre- 
mier souverain  de  la  vingt-deuxième  dynastie;  la  chronologie  bi- 
blique, vers  ce  temps,  flotte  dans  des  limites  d'erreur  assez  res- 
serrées. Par  conséquent,  avant  l'an  970  ou  à  peu  près,  il  faut  de 
toute  nécessité  caser  vingt  et  une  dynasties,  et  trouver  de  l'espace 
pour  presque  tout  le  développement  de  la  grandeur  égyptienne. 
En  effet,  loin  que  l'Egypte,  au  temps  de  Salomon,  traverse  sa  pé- 
riode la  plus  florissante,  il  faut  dire  qu'à  ce  moment  elle  est  en 
pleine  décadence.  Les  pressions  du  dehors  l'enserrent  de  toutes 
parts;  elle  est  à  moitié  vaincue  déjà  par  l'Asie.  Tous  les  ouvrages 
insignes  des  cinq  ou  six  u  Louis  XIV  »  qui  ont  couvert  la  plaine  de 
Thèbes  des  monumens  de  leurs  victoires  et  de  leur  orgueil  sont  no- 
toirement antérieurs  à  l'an  1000  avant  Jésus-Christ.  Cette  grande 
ère  des  dix-huitième,  dix-neuvième,  vingtième  dynasties,  des  Amo- 
^^is,  des  Aménophis,  des  Touthmès,  des  Séthi,  des  Ramsès,  nous  a 
laissé  une  masse  énorme  d'inscriptions,  et  on  peut  dire  que  nous  la 
connaîtrions  avec  autant  de  certitude  que  l'état  de  l'empire  romain 
au  III''  siècle  de  notre  ère ,  si  le  nombre  des  savans  qui  copient  et 
traduisent  les  textes  égyptiens  était  plus  considérable.  Thèbes  aux 
cent  pylônes  (1)  est  le  livre  toujours  ouvert  de  cette  triomphante 
histoire.  Je  suis  resté  quatre  jours  en  cette  bibliothèque  sans  égale, 
guidé  par  M.  Mariette,  mon  admirable  «  exégète  (2),  »  d'obélisque 
en  obélisque,  de  chapelle  en  chapelle.  Sans  doute  une  foule  de  ré- 
serves sont  ici  à  faire.  Plus  d'une  fois,  à  la  vue  de  ces  files  de  vain- 
cus humiliés  ou  exterminés  par  le  pharaon,  j'ai  pu  regretter  que 
les  vaincus  aussi  n'aient  pas  su  peindre.  Le  style  oflîciel  des  scribes 
royaux  me  faisait  involontairement  songer  à  cette  relation  chinoise 
de  l'une  des  dernières  expéditions  anglaises,  où  l'on  voit  la  dé- 
faite des  barbares,  ceux-ci  se  jetant  aux  pieds  de  l'empereur  pour 
lui  demander  grâce,  et  l'empereur,  par  pitié  pure,  leur  accordant 
un  territoire.  Dans  le  Pentaoïir  lui-même  (3),  que  j'ai  vu  gravé  en 
deux  endroits,  quelle  basse  flatterie!  quelle  éloquence  de  Moniteur! 
quel  style  de  journaliste  officiel!  mais  aussi  quelle  pleine  sécurité 
sur  l'authenticité  du  texte!  quelle  certitude  directe,  et,  si  j'ose  le 
dire,  documentaire!  Or  cette  grande  époque  des  Aménophis,  des 
Touthmès,  des  Ramsès  commence  dix-sept  cents  ans  avant  Jésus- 
Ci)  Et  non  «  aux  cent  portes,  »  car  la  ville  n'était  pas  fermée. 

('2)  On  appelait  «  exégète,»  dans  les  temples  anciens,  la  personne  qui  montrait  aux 
étrangers  les  curiosités  du  temple,  leur  en  racontait  la  légende,  leur  en  lisait  les  inscrip- 
itions. 

(3)  Poème  sur  une  campagne  de  Ranisès  II  traduit  par  M.  de  Rougé. 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Christ.  Ce  n'est  pas  ici  de  la  conjecture.  Les  listes  de  rois,  soit 
grecques,  soit  égyptiennes,  sont  pour  l'époque  dont  il  s'agit  en  par- 
fait accord  les  unes  avec  les  autres.  Qu'on  veuille  Lien  consulter  le 
Kœidgsbuch  de  M.  Lepsius,  on  n'aura  nul  doute  sur  ce  point.  Ainsi 
à  une  date  où  la  conscience  nationale  de  la  Grèce  et  celle  de  la 
Judée  n'existent  qu'en  germe,  où  Ninive  et  Babylone  ne  sont  pas 
encore  entre  les  mains  des  races  qui  feront  leur  puissance,  l'Egypte 
est  en  pleine  possession  d'elle-même,  que  dis-je?  en  un  état  de 
maturité  voisin  de  la  décadence.  L'histoire  positive  nous  permet 
du  reste  de  remonter  bien  au-delà. 

Avant  la  dix-huitième  dynastie  en  effet  s'étend  une  période  dont 
le  caractère  est  parfaitement  connu.  C'est  l'époque  des  Hyksos  ou 
«  pasteurs,  »  époque  d'invasion  violente  et  de  conquête.  L'Egypte, 
comme  la  Chine,  reçoit  des  hordes  d'étrangers,  les  absorbe,  se  les 
assimile,  leur  impose  avec  le  temps  ses  institutions  et  ses  lois.  On 
pouvait  soupçonner  tout  cela  avec  les  seuls  textes  grecs;  les  fouilles 
de  M.  Mariette  à  San  (Tanis)  ont  répandu  sur  ces  siècles  obscurs 
un  jour  inattendu.  Nous  avons  sans  doute  des  monumens  des  pas- 
teurs dans  ces  colosses  étranges,  dans  ces  sphinx  aux  formes  toutes 
particulières,  dont  une  partie  est  déjà  au  musée  de  Boulaq.  L'ori- 
gine sémitique  des  Hyksos  a  été  mise  dans  une  évidence  de  plus 
en  plus  frappante.  Il  n'est  pas  permis  de  parler  de  synchronismes 
rigoureux  pour  une  époque  si  reculée.  Peut-on  oublier  cependant 
que  le  grand  mouvement  des  peuples  sémitiques  du  nord  de  la  Mé- 
sopotamie vers  la  Syrie  et  l'Arabie  paraît  s'être  opéré  vers  ce  temps, 
que  c'est  vers  ce  temps  qu'il  commence  à  être  question  d'Hébreux, 
de  Phéniciens,  enfin  que  le  passage  des  Israélites  en  Egypte  répond 
au  règne  des  Hyksos?  Peut-on  oublier  surtout  ce  curieux  synchro- 
nisme établi  au  chapitre  xiii  des  Nombres,  v.  22,  entre  la  fonda- 
tion d'Hébron  et  celle  de  San  ou  Tanis?  La  conquête  des  Hyksos 
semble  n'avoir  été  que  le  contre-coup  du  mouvement  qui  jeta  sur 
la  Syrie  et  l'Arabie  ces  peuples  nouveaux.  Pleins  de- force  et  d'élan, 
ils  auront  momentanément  conquis  à  leur  profit  la  vieille  civilisa- 
tion égyptienne;  mais  celle-ci  les  aura  conquis  à  leur  tour,  et,  re- 
trouvant elle-même  toute  sa  force,  elle  aura  repris  sa  revanche  du- 
rant la  brillante  période  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  et  dont 
les  vestiges  se  sont  conservés  dans  la  plaine  de  Thèbes  avec  un 
éclat  sans  égal. 

Manéthon  évalue  la  durée  du  règne  des  pasteurs  à  cinq  cent  onze 
ans,  ce  qui  porte  leur  entrée  en  Egypte  à  l'an  2200  environ  avant 
Jésus-Christ.  Il  n'y  a  pas  une  ombre  de  raison  de  douter  de  ce 
chiffre;  mais  qu'on  le  réduise  si  l'on  veut,  il  faudra  toujours  placer 
avant  l'an  2000  tout  un  vieil  empire  ayant  duré  des  siècles.  Mané- 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  663 

thon  en  effet  compte  avant  l'arrivée  des  pasteurs  quatorze  dynas- 
ties formant  un  total  de  deux  mille  huit  cents  ans.  Quand  on  a  soi- 
gneusement réfléchi  sur  les  listes  des  rois  trouvés  à  Abydos,  à 
Thèbes,  à  Sakkara  (1),  cette  assertion  n'a  rien  qui  surprenne.  Ma- 
néthon  n'étant  en  défaut  sur  aucun  des  points  où  l'on  peut  le  con- 
trôler, pourquoi  rejeter  son  témoignage  sur  cette  partie?  Je  ne  nie 
pas  cependant  que  des  réductions  plausibles  en  apparence  ne  puis- 
sent ici  être  proposées.  Plusieurs  savans  croient  qu'il  est  possible 
que  Manéthon  ait  présenté  comme  successives  des  dynasties  par- 
tielles simultanées  :  possible,  assurément;  mais  des  faits  presque 
démonstratifs  établissent  que  cela  n'est  pas. 

Et  d'abord,  dans  la  partie  de  la  liste  de  Manéthon  qui  se  rapporte 
aux  temps  postérieurs  à  l'invasion  des  pasteurs,  nulle  trace  des 
dynasties  simultanées  présentées  comme  successives.  Pour  cette 
partie,  nous  avons  le  contrôle  perpétuel  des  historiens  grecs,  hé- 
breux, et  des  textes  hiéroglyphiques.  Loin  que  Manéthon,  dans 
cette  partie,  cède  au  penchant  d'allonger  sa  liste  en  mettant  bout  à 
bout  des  dynasties  simultanées,  on  le  voit  au  contraire  suivre  dans 
la  formation  de  son  canon  royal  un  principe  strictement  «  légiti- 
miste, »  c'est-à-dire  qu'il  n'admet  à  un  moment  donné  qu'une 
seule  dynastie  légitime ,  même  quand  il  y  en  a  eu  d'autres  tout 
aussi  réellement  existantes.  Manéthon,  en  d'autres  termes,  a  déjà 
fait  sa  réduction ,  et  ce  qu'il  nous  présente  n'est  qu'une  liste  ré- 
duite, à  peu  près  comme  la  liste  classique  des  rois  de  France  à  l'é- 
poque mérovingienne  omet  des  rois  tels  que  Contran,  qui  ont  aussi 
bien  régné  que  Clotaire  ou  tout  autre,  mais  qui  ne  sont  pas  néces- 
saires pour  dresser  une  série  ne  laissant  aucun  vide,  ou  bien  en- 
core de  même  que  la  liste  des  papes,  selon  le  système  ultramon- 
tain,  exclut  les  papes  de  l'obédience  française.  Ce  qui  prouve  que 
Manéthon  procéda  bien  de  la  sorte,  ou,  pour  mieux  dire,  que  la  sé- 
rie officielle  des  anciens  rois,  acceptée  du  temps  des  Ptolémées, 
avait  subi  toute  sorte  d'éliminations,  c'est  que  les  différentes  listes 
de  rois  que  nous  possédons  en  caractères  hiéroglyphiques ,  et  en 
particulier  la  plus  importante  de  toutes,  la  nouvelle  liste  que 
M.  Mariette  a  récemment  découverte  à  Abydos,  contiennent  un 
grand  nombre  de  rois  dont  il  n'y  a  pas  de  trace  dans  Manéthon. 
Nous  en  avons  une  autre  preuve  pour  l'époque  des  pasteurs.  Du- 
rant la  domination  de  ces  étrangers,  il  se  conserva  dans  diverses 

(1)  Ces  listes  sont  au  nombm  de  cinq  :  le  papyrus  de  Turin,  la  salle  des  Ancêtres  de 
Touthmès  III  h  la  Bibliothèque  impériale  à  Paris,  la  première  table  d' Abydos  au  Musée 
britannique,  la  table  de  Sakkara  au  musée  de  Boulaq,  enfin  une  nouvelle  table  tout 
récemment  découverte  dans  le  grand  temple  d'Abydos  par  M.  Mariette,  et  qui  est  en- 
core k  sa  place  primitive. 


664  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

parties  de  l'Egypte,  surtout  dans  la  Tliébaïde,  de  petites  dynasties 
indigènes.  Les  pasteurs  cependant,  à  cause  de  leur  puissance,  ayant 
fini  par  passer  pour  légitimes  (à  peu  près  comme  la  dynastie  carlo- 
vingienne,  bien  que  purement  allemande ,  est  adoptée  par  les  his- 
toriens légitimistes  dans  la  série  des  h  rois  de  France  »),  Manéthon, 
suivant  son  principe,  qu'à  un  moment  donné  il  n'y  a  eu  qu'une 
seule  dynastie  légitime,  omet  toutes  les  autres  et  ne  parle  que  des 
pasteurs.  M.  Mariette  a  réuni  d'autres  exemples  de  ces  élimina- 
tions (1);  mais  voici  un  fait  bien  plus  grave,  et  qui,  j'ose  le  dire,  est 
à  lui  seul  presque  décisif. 

Il  est  clair  que  le  système  des  dynasties  locales  et  simultanées 
est  renversé  par  la  base,  si  l'on  trouve  dans  toutes  les  parties  de 
l'Egypte  des  monumens  des  dynasties  qu'on  prétend  avoir  été  lo- 
cales. Or  c'est  ce  qui  a  lieu.  Dans  la  plupart  des  systèmes,  la  cin- 
quième dynastie  règne  à  i'iléphantine  pendant  que  la  sixième  règne 
à  Memphis.  Si  cela  était  vrai,  chaque  dynasiie  aurait  eu  son  terri- 
toire propre;  aucun  monument.de  la  cinquième  dynastie  ne  devrait 
se  trouver  sur  le  territoire  de  la  sixième,  ni  réciproquement.  Or  les 
fouilles  de  M.  Mariette  ont  révélé  des  monumens  de  la  cinquième 
dynastie  à  la  fois  à  Éléphantine  et  à  Sakkara,  et  des  monumens  de 
la  sixième  à  la  fois  à  Sakkara  et  à  Éléphantine.  Si  Ton  en  croyait 
les  partisans  des  dynasties  simultanées,  la  quatorzième  dynastie, 
originaire  de  Xoïs,  aurait  été  contemporaine  de  la  treizième,  origi- 
naire de  Thôbes.  Or  M.  Mariette  a  trouvé  des  colosses  de  la  treizième 
dynastie  à  San,  à  quelques  kilomètres  seulement  de  Xoïs,  ce  qui 
suppose  notoirement  que  la  dynastie  thébaine  qui  les  fit  élever  pos- 
sédait la  Basse-Egypte.  M.  Mariette  pense  que  de  nombreux  faits  de 
ce  genre  démontreront  un  jour  avec  évidence  que  les  quatorze  pre- 
mières dynasties  de  Manéthon  représentent  une  suite  chronolo- 
gique aussi  rigoureuse  que  les  règnes  de  l'époque  postérieure  aux 
pasteurs. 

Est-ce  à  dire  que  le  tissu  de  l'histoire  égyptienne  soit  pour  cette 
antique  période  aussi  solide  que  pour  les  temps  qui  suivent?  Non 
certes.  Il  y  a  quatre  dynasties  dont  il  n'y  a  pas  de  monumens,  la 
septième,  la  huitième,  la  neuvième  et  la  dixième.  Les  deux  pre- 
mières ont  été  de  courte  durée;  quant  à  la  neuvième  et  à  la 
dixième,  elles  ont  régné  à  Iléracléopolis  (Ahnas),  où  l'on  n'a  ja- 
mais fait  de  fouilles.  M.  Mariette  espère  que  des  recherches  en  cet 
endroit  lui  rendront  de  précieux  débris.  Qu'obtient-on  d'ailleurs 
par  ces  éliminations  qui  ont  au  moins  l'inconvénient  d'être  arbi- 
traires? Des  réductions  relativement  insignifiantes.  M.  Brugsch  ré- 

(1)  Aperçu  de  l'histoire  d/Ègypic,  Alexandrie  1804,  p.  73. 


LES    INTIQUITES   EGYPTIENNES.  6G5 

cluit  le  chiffre  de  Manéthon  de  cinq  cents  ans,  M.  Lepsius  de  qua- 
torze cents.  Pour  le  premier,  le  commencement  de  la  royauté 
égyptienne  est  porté  à  l'an  /i500  ;  pour  le  second,  à  l'an  3600 
avant  Jésus-Christ.  Prenons  ce  minimum;  n'est-il  pas  déjà  fort 
extraordinaire?  Or  ce  minimum,  on  a  toute  sorte  de  raisons  de  fe 
trouver  insuffisant;  mais  bien  certainement  il  n'y  a  pas  un  homme 
attentif  et  instruit  qui  puisse  songer  à  y  faire  de  nouvelles  réduc- 
tions. 

En  effet,  la  onzième,  la  douzième  et  la  treizième  dynastie  (ces 
deux  dernières  indubitablement  universelles)  forment  un  ensemble 
d'Iiistoire  parfaitement  suivi.  On  voit,  au  moins  sous  les  deux  der- 
nières, l'Egypte  forte,  unie,  florissante,  ayant  déjà  son  centre  à 
Thèbes  et  en  possession  de  toute  sa  civilisation.  L'origine  de  quel- 
ques-unes des  formes  classiques  de  l'architecture  égyptienne  pa- 
raît de  ce  temps.  Le  plus  ancien  obélisque,  celui  de  Matarieh  (Hélio- 
polis) est  de  2800  ans  avant  Jésus-Christ.  L'ordre  architectonique 
des  tombeaux  de  Beni-Assan,  qui  semble  avoir  servi  de  modèle  au 
dorique,  est  de  la  même  époque.  Les  Osortasen  et  les  Aménemha, 
les  jNofréhotep  et  les  Sébekhotep  (douzième  et  treizième  dynas- 
tie) ressemblent  pour  la  puissance  aux  Touthmès  et  aux  Ramsès; 
plusieurs  élémens  du  Sésostris  des  Grecs  (personnage  artificiel 
composé  de  pièces  et  de  morceaux)  sont  empruntés  à  ces  rois.  Or 
ces  rois,  il  faut  de  toute  nécessité  les  placer  de  l'an  3000  à  l'an 
2,200  avant  Jésus-Chi'ist.  Les  monumens  de  ce  temps  ne  manquent 
pas.  J'ai  vu  à  Thinis  les  colosses  d'Osortasen  I"  et  d'Osortasen  ÎII. 
A  San,  il  y  en  a  de  bien  plus  grands,  des  Osortasen,  des  Aménemha 
et  des  Sébekhotep.  Quoi  de  plus  frappant  que  ces  hypogées  de 
Beni-Hassan,  où  l'Egypte  de  la  douzième  dynastie  est  en  quelque 
sorte  prise  sur  le  fait?  L'agriculture,  la  navigation,  le  bien-êcre 
domestique  ne  furent  jamais  portés  plus  loin.  Dans  un  de  ces  tom- 
beaux, le  mort  lui-môme  prend  la  parole  et  raconte  sa  vie.  Comme 
général,  il  a  fait  une  campagne  dans  le  Soudan;  il  fut  en  outre  chef 
d'une  caravane  escortée  de  quatre  cents  hommes  qui  ramena  à  Keft 
l'or  provenant  des  mines  du  Gebel-Atohy  (1).  Comme  préfet,  il  mé- 
rita les  louanges  du  souverain  par  sa  bonne  administration,  u  Toutes 
les  terres,  dit-il,  étaient  labourées  et  ensemencées  du  nord  au  sud. 
Rien  ne  fut  volé  dans  mes  ateliers.  Jamais  petit  enfant  ne  fut  af- 
fligé, jamais  veuve  ne  fut  maltraitée  par  moi.  J'ai  donné  également 
à  la  veuve  et  à  la  femme  mariée,  et  je  n'ai  pas  préféré  le  grand  au 
petit  dans  les  jugemens  que  j'ai  rendus.  »  Ce  qu'il  y  a  de  plus  ex- 
traordinaire, c'est  de  voir  dès  cette  époque  reculée  des  peuples  au 

(1)  Montagnes  près  de  Suez. 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

type  fortement  accusé,  au  nez  aquilin,  aux  gros  yeux,  à  la  mine 
patriarcale,  venir  avec  leurs  femmes,  leurs  enfans,  leurs  pauvres 
ustensiles  de  nomades,  leurs  instrumens  de  musique,  demander  au 
gouverneur  égyptien  des  terres  pour  les  mettre  à  l'abri  de  la  fa- 
mine. Voici  sans  doute  les  premiers  venus  pacifiques  de  la  terrible 
invasion  de  races  nouvelles  qui  changera,  quelques  siècles  plus 
tard,  la  face  de  l'Asie  occidentale  et  mettra  l'Egypte  elle-même  en 
désarroi  pour  cinq  cents  ans.  Ainsi,  dès  le  troisième  millénaire  avant 
Jésus-Christ,  on  entend  déjà  dans  l'histoire  égyptienne  l'écho  des 
pas  des  autres  grandes  races  ;  mais  désormais  il  faut  dire  adieu  à 
tout  synchronisme.  C'est  seule,  et  comme  en  une  planète  isolée, 
que  l'Egypte  va  poursuivre  l'énorme  tronçon  d'histoire  qu'elle  a 
encore  derrière  elle,  et  pour  laquelle  il  faut  de  toute  nécessité  trou- 
ver du  temps. 

Nous  avons  presque  atteint,  en  notre  examen  rétrograde,  l'an 
3000  avant  Jésus-Christ  avec  les  dynasties  parfaitement  histoiiques 
de  la  première  époque  thébaine.  Je  sais  ce  que  ces  chiffres  énormes 
ont  d'effrayant  et  les  appréhensions  naturelles  qu'ils  soulèvent.  J'ai 
partagé  ces  appréhensions;  mais  que  faire  contre  des  séries  concor- 
dantes données  à  la  fois  par  Manéthon,  par  Ératosthène,  par  les 
tables  égyptiennes  d'Abydos,  de  Thèbes,  de  Sakkara,  par  le  papy- 
rus de  Turin?  Je  voudrais  que  les  incrédules  vissent  ce  couloir  du 
grand  temple  d'Abydos  récemment  découvert  par  M.  Mariette.  Il 
présente  une  nouvelle  liste  de  rois  analogue  à  celles  que  l'on  con- 
naissait déjà,  mais  cette  fois  admirablement  conservée.  Le  monu- 
ment est  du  temps  de  Séthi  P''  (1200  ans  avant  Jésus-Christ).  Le 
nombre  des  rois  prédécesseurs  qu'on  a  jugé  à  propos  de  rappeler 
est  de  soixante-seize;  la  liste  débute  comme  celle  de  Manéthon, 
comme  celle  du  papyrus  de  Turin,  par  Menés  et  Atothis.  C'est  donc 
un  îiiinimum  de  soixante-seize  règnes  qu'il  faut  placer  avant  Sé- 
thi, et  certes  ce  minimum  est  bien  inférieur  à  la  réalité.  Cette  liste 
en  effet,  comme  celle  des  soixante  et  un  rois  ancêtres  auxquels 
Touthmès  III  (vers  1500)  fait  des  offrandes  dans  le  précieux  monu- 
ment que  possède  la  Bibliothèque  impériale,  cette  liste,  dis-je,  est 
un  choix,  non  une  suite  complète.  Cela  est  indubitable,  puisque  les 
monumens  des  diverses  provinces  de  l'Egypte  présentent,  en  de- 
hors de  ces  listes,  beaucoup  de  souverains  qui  n'y  sont  pas  men- 
tionnés. 

Mais  je  vais  beaucoup  plus  loin.  Supposons  que  Manéthon  et 
toutes  les  listes  de  rois  nous  manquent  au-delà  de  Fan  3000,  que 
nous  soyons  réduits  aux  monumens  encore  existans  sur  le  sol  :  je 
dis  que  nous  serions  presque  forcés  d'admettre  pour  l' Egypte,  avant 
ce  terme  reculé,  environ  2000  ans  d'histoire.  Nous  avons  bien  rendu 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  667 

compte  de  tous  les  monumens  de  Thèbes;  mais,  sans  parler  de  quel- 
ques-uns de  ceux  de  Tliinis,  un  colossal  ensemble  nous  reste  en- 
core à  expliquer  et  à  caser  :  c'est  l'ensemble  des  pyramides  et  de 
Sakkara,  l'ensemble  de  Memphis  en  un  mot.  Ces  restes  prodigieux 
qui  s'étendent  sur  la  rive  gauche  du  Nil,  à  partir  de  Gizeh,  seraient- 
ils  de  la  période  classique  des  Touthmès  et  des  Ramsès,  de  la  pé- 
riode des  pasteurs,  de  la  période  des  Osortasen  et  des  AménemhaV 
Une  telle  hypothèse  serait  absurde,  puisque  les  monumens  dont  il 
s'agit  portent  des  noms  royaux  étrangers  à  ces  dynasties,  que  les- 
dites  dynasties  ont  été  universelles,  et  que  les  dynasties  mem- 
phites  à  leur  tour,  conime  en  général  les  premières  de  Manéthon, 
ont  régné  sur  toute  l'Egypte.  Une  des  dynasties  memphites,  par 
exemple  la  quatrième  de  Manéthon,  fut  une  splendide  époque  ana- 
logue à  celle  des  Osortasen,  des  Ramsès;  c'est  le  temps  de  Ghéops, 
de  Ghéphren,  des  grandes  pyramides.  La  sixième  dynastie,  celle 
d'Apapus,  qui  a  son  siège  à  Eléphantine,  a  laissé  des  monumens  à 
Éléphantine,  à  Abydos,  à  Tanis.  Force  est  donc  de  créer  encore  un 
«  ancien  empire,  »  renfermant  les  dix  premières  dynasties  de  Ma- 
néthon, s'étendant  approximativement  de  l'an  5000  à  l'an  3000 
avant  Jésus-Christ,  ayant  ses  centres  à  ïhinis,  à  Memphis,  à  Elé- 
phantine, comprenant  toute  l'Egypte  et  développant  une  civilisation 
complète  au  milieu  d'une  sorte  de  vide  de  tout  le  reste  de  l'huma- 
nité. C'est  l'Egypte  des  pyramides,  cette  Egypte  que  nous  voyons  res- 
pirer et  vivre  avec  une  vérité  sans  pareille  dans  ces  tombeaux  dits 
«  tombeaux  de  l'ancien  empire.  »  Les  fouilles  de  M.  Mariette  ont 
prodigieusement  élargi  ce  qu'on  savait  de  cette  époque.  Grâce  à  lui, 
nous  possédons  un  nombre  énorme  de  sculptures,  d'rnscriptions,  de 
statues,  remontant  à  ÙOOO  ou  Zi500  avant  Jésus -Christ.  Il  faut, 
pour  se  bien  figurer  ceci,  avoir  vu  Sakkara,  le  pied  des  pyramides 
et  le  musée  de  Boulaq.  Je  n'ai  jamais  éprouvé  d'impression  aussi 
forte,  pas  môme  dans  la  Haute-Egypte.  Il  s'agit  d'un  monde  anté- 
rieur de  ÛOOO  ans  à  tout  ce  que  nous  connaissons,  et  se  décelant  lui- 
même  à  des  signes  d'une  évidence  absolue.  Ailleurs  hautement 
utiles  et  fructueuses,  les  fouilles  de  M.  Mariette  ont  amené  ici  des 
résultats  hors  ligne.  Suivez-moi  pas  à  pas.  Je  veux  vous  faire  com- 
prendre combien  ce  point  capital  du  monde  renferme  de  trésors  et 
de  révélations. 

Nous  abordons  au  village  de  Bedreschin,  sur  la  rive  gauche  du 
Nil,  à  A6  kilomètres  environ  au  sud  du  Caire.  Nous  sommes  ici  pro- 
bablement sur  l'emplacement  d'un  des  quais  de  Memphis;  mais  tout 
a  disparu.  Des  murs  en  briques  crues  encore  assez  bien  conservées  se 
voient  çà  et  là;  seulement  toute  la  pierre  de  taille  a  été  enlevée  pour 
bâtir  le  Caire.  On  se  croirait  à  peine  sur  le  site  d'une  ville  antique 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  ce  gigantesque  colosse  d'Aménophis  III,  maintenant  renversé  et 
couvert  d'eau,  que  nous  laissons  sur  notre  gauche.  Nous  arrivons 
au  village  de  Sakkara,  au  pied  de  la  chaîne  libyque,  vers  le  milieu 
de  cette  file  de  pyramides  qui  s'étend  sans  interruption  d'Abou- 
Roascli  au  Fayyoun,  sur  une  longueur  de  vingt-cinq  à  trente  lieues; 
il  y  en  a  en  tout  de  soixante  à  soixante-dix.  La  plus  voisine  de  nous 
est  à  gradins  et  bâtie  de  la  façon  la  plus  étrange,  composée  qu'elle 
est  d'épaulemens  successifs  se  recouvrant  comme  les  enveloppes 
d'un  noyau.  M.  Brugsch  conjecture  avec  toute  vraisemblance  que 
c'est  la  pyramide  de  Cochomé,  laquelle  fut  bâtie  par  le  quatrième 
roi  de  la  première  dynastie.  Ce  serait  donc  ici  le  monument  le  plus 
ancien  de  l'Egypte  et  du  monde;  mais  c'est  là  un  témoin  bien  muet 
auprès  de  ceux  que  nous  allons  consulter.  Négligeons  même,  à 
deux  pas  de  nous,  le  Sérapéum,  cette  première  et  surprenante  dé- 
couverte de  M.  Mariette,  malgré  sa  haute  importance  scientifique. 
N'ayons  d'attention  que  pour  les  tombeaux  dont  le  sable  est  par- 
semé, et  dont  la  plupart  ont  été  trouvés  également  par  notre  infa- 
tigable ami. 

Ces  tombeaux  offrent  la  physionoiiiie  la  plus  caractérisée  (1).  Ce 
sont  de  petits  pylônes  ou  des  pyramides  tronquées,  formant  par 
leur  rapprochement  des  rues  étroites,  des  impasses,  une  vraie  ville 
des  morts.  La  façade  est  décorée  de  longues  rainures  prismatiques 
terminées  par  des  feuilles  de  lotus  liées  en  bouquet  par  le  pédon- 
cule ('2).  La  porte  est  très  étroite  et  n'est  jamais  au  milieu  de  la 
façade.  Elle  est  surmontée  d'un  tambour  cylindrique  présentant 
le  nom  du  mort.  Le  nom  de  ces  monumens,  en  égyptien ,  signifie 
a  maison  éternelle.  »  L'intérieur  est  fort  divers  sous  le  rapport  du 
nombre  et  de  la  distribution  des  pièces;  mais  l'idée  qui  a  présidé  à 
la  construction  de  cette  «  maison  éternelle  »  est  toujours  la  même. 
C'est  bien  la  demeure  du  mort  pour  l'éternité.  On  vient  l'y  voir 
à  certains  jours.  Il  est  là  au  milieu  des  siens,  de  sa  femme,  de  ses 
enfans,  de  ses  domestiques,  de  ses  scribes,  de  ses  chiens,  de  ses 
singes  verts,  représentés  en  petite  imagerie  sur  les  parois  de  cha- 
que chambre.  Le  portrait  du  défunt,  en  bas-relief,  se  trouve  à  la 
place  d'honneur;  d'ordinaire  il  est  répété  plusieurs  fois.  Une  grande 
stèle  donne  ses  titres  et  quelquefois  sa  biographie.  S'il  y  avait  dans 
la  maison  un  personnage  ayant  un  trait  caractéristique,  une  infir- 
mité par  exemple,  on  le  représente,  pour  que  les  souvenirs  du  mort 
ne  soient  pas  dérangés.  Tous  les  détails  de  la  vie  du  temps  se  voient 

(1)  M.  Mariette  les  a  parfaitement  décrits  dans  son  catalogue  du  musée  de  Boulaq, 
dont  l'impression  s'achève  en  ce  moment  (p.  20  et  suiv.). 

(2)  Voyez  des  spécimens  de  ces  curieux  monumens  dans  Lcpsius,  Denkmœler  ans 
jEgyplen  und  éthiopien,  première  partie,  pi.  25  et  2G. 


LES   ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  Q69 

à  l'entour  :  cette  vie  est  presque  uniquement  agricole;  elle  se  passe 
dans  des  fermes  ou  édifices  légers  portés  sur  des  colonnettes  élé- 
gantes. Le  nombre  des  animaux  domestiques  que  possédait  le  dé- 
funt (bœufs,  ânes,  chiens,  singes,  antilopes,  gazelles,  oies,  demoi- 
selles de  jNumidie,  canards,  cigognes  domestiques,  tourterelles)  est 
soigneusement  écrit  sur  le  mur  (1).  A  ces  détails  domestiques  se 
mêlent  tous  les  souvenirs  de  la  carrière  du  défunt,  de  ses  voyages, 
de  son  commerce.  Jeux,  danses,  luttes,  joutes  sur  des  barques, 
chanteurs,  danseuses  aux  cheveux  tressés  et  ornés  de  plaques  d'or, 
rien  n'y  manque.  Tout  cela  est  d'un  réalisme  absolu,  d'une  jolie 
petite  sculpture  peinte  très  fine,  visant  surtout  à  être  expressive; 
des  légendes  hiéroglyphiques  expliquent  surabondamment  ce  que 
les  images  auraient  d'obscur.  Jamais  une  trace  de  vie  militaire 
avant  la  douzième  dynastie,  assez  peu  de  religion,  aucune  trace  de 
ces  chapitres  du  rituel  qui  plus  tard  seront  la  décoration  obligée 
de  toutes  les  sépultures.  La  divinité  n'est  représentée  par  aucune 
image,  ni  désignée  par  aucun  nom.  Anubis  est  déjà  le  gardien  de  la 
«  maison  éternelle.  »  Quant  à  Osiris,  le  dieu  funèbre  par  excellence, 
on  ne  le  voit  jamais  représenté  à  cette  époque.  Ces  tombeaux  ne 
sont  nullement  des  chapelles  funéraires  consacrées  à  un  dieu.  C'est 
le  mort  qui  est  le  maître  et  en  quelque  sorte  le  dieu  de  céans;  tout 
est  pour  lui,  tout  converge  vers  lui.  D'un  autre  côté,  rien  ne  res- 
semble moins  au  tombeau  de  famille,  à  ces  sortes  de  grandes  salles 
communes,  où  venaient  se  coucher  tour  à  tour  les  générations^ 
comme  on  en  trouve  chez  les  Hébreux  et  les  Phéniciens.  Le  tom- 
beau ici  est  tout  individuel;  la  femme  même,  sauf  quelques  excep- 
tions, n'y  est  pas  admise  avec  son  mari!  Ce  sont,  en  un  mot,  des 
maisons  imaginaires  que  l'âme  du  mort  habite,  qu'il  hante,  où  il 
trouve  ses  aises,  ses  habitudes.  Aucune  lumière  n'y  pénétrait  quand 
la  porte  était  fermée.  On  n'y  entrait  qu'à  certains  anniversaires  et 
pour  renouveler  les  objets  d'oftVande.  On  partait  de  cette  idée  en 
effet,  que  le  mort  conservait  des  goûts  et  des  besoins  analogues  à 
ceux  qu'il  avait  eus  de  son  vivant.  On  lui  servait  des  mets,  on  met- 
tait à  sa  disposition  des  ustensiles.  Noble  et  touchante  obstination! 
ces  alimens,  ces  objets  eurent  beau  chaque  fois  rester  intacts;  du- 
rant des  milliers  d'années,  on  n'eut  pas  d'yeux  pour  voir.  Aujour- 
d'hui encore,  malgré  l'islamisme,  ces  pieuses  croyances  n'ont  pas 
disparu.  Quelque  temps  après  la  mort  d'une  personne  regrettée,  le 
fellah  va  manger  près  de  son  tombeau,  y  dépose  des  oignons.  D'au- 
tres, à  l'article  de  la  mort,  consentent  à  révéler  leur  trésor  à  la  con- 

(1)  On  ne  voit,  figurer  ni  chevaux,  ni  chameaux,  ni  girafes,  ni  éléphans,  ni  moutons, 
ni  chats,  ni  poules. 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dition  qu'on  en  laissera  une  partie  pour  subvenir  à  leurs  nécessités 
dans  l'autre  vie. 

Au  premier  coup  d'oeil,  rien  absolument,  dans  les  singulières 
constructions  que  nous  venons  de  décrire,  ne  rappelle  un  tombeau. 
Ce  sont  des  maisons,  et  c'est  ici  que  l'on  comprend  la  parfaite  jus- 
tesse de  ce  passage  de  Diodore  de  Sicile  :  «  les  Égyptiens  appellent 
les  demeures  des  vivans  des  gîtes,  parce  qu'on  y  demeure  peu  de 
temps;  les  tombeaux  au  contraire,  ils  les  appellent  «  maisons  éter- 
nelles, »  parce  qu'on  y  est  pour  toujours.  Voilà  pourquoi  ils  ont  peu 
de  souci  d'orner  leurs  maisons,  tandis  qu'ils  ne  négligent  rien  pour 
la  splendeur  de  leurs  tombeaux  (1).  »  Le  cadavre,  en  ces  maisons 
mortuaires,  est  soigneusement  dissimulé.  Au  plus  épais  de  la  ma- 
çonnerie, à  l'endroit  qu'on  pouvait  le  moins  soupçonner,  se  trouve 
un  puits  vertical,  toujours  carré  ou  rectangulaire,  d'environ  25  mè- 
tres de  profondeur;  au  fond  de  ce  puits  s'ouvre  un  couloir  horizontal 
menant  à  une  chambre  :  là  est  le  sarcophage  monolithe,  immense 
cuve  en  granit  ou  en  calcaire  blanc,  dont  les  pans  sont  quelquefois 
décorés  de  rainures  prismatiques  et  d'autres  ornemens  analogues 
à  ceux  de  la  façade  extérieure  du  tombeau.  La  préoccupation  qui 
domine  est  de  mettre  le  corps  à  l'abri  de  toute  profanation.  On  sent 
que,  dans  la  croyance  générale,  une  telle  profanation  est  un  im- 
mense malheur,  que  le  salut  éternel  du  mort  est  compromis,  si  le 
cadavre  est  dérangé  de  son  repos,  que  l'âme,  au  jour  de*la  ré- 
surrection, aura  besoin  de  trouver  le  corps  intact,  principe  qui  se 
trahit  du  reste  si  naïvement  dans  l'usage  de  la  momification.  Une 
autre  particularité  non  moins  importante  a  été  découverte  par  M.  Ma- 
riette. Dans  l'épaisseur  de  la  maçonnerie,  également  dissimulés  avec 
soin,  ont  été  ménagés  des  réduits  complètement  obscurs,  où  se  trou- 
vent des  statues  en  ronde  bosse  du  mort,  statues  semblables,  au 
mode  de  travail  près,  à  celles  qui  se  voient  en  bas-reliefs  dans  les 
chambres  ouvertes  du  tombeau.  Ces  précieux  spécimens  de  la  sculp- 
ture égyptienne  4000  ans  avant  Jésus-Christ,  tantôt  en  bois,  tan- 
tôt en  granit,  tantôt  en  calcaire,  sont  maintenant  fort  nombreux; 
ils  forment  la  principale  richesse  du  musée  de  Boulaq;  à  l'époque 
où  M.  Mariette  travaillait  pour  la  France,  il  en  envoya  plusieurs  au 
Louvre.  Vous  connaissez  cet  admirable  petit  scribe  du  musée  Char- 
les X,  et  vous  savez  par  conséquent  quelle  finesse  d'exécution,  quel 
réalisme  minutieux,  quelle  précision  ethnographique,  si  j'ose  le 
dire,  les  artistes  égyptiens  y  ont  portés.  Tout  cela  est  laid,  com- 
mun, vulgaire,  assurément;  mais  jamais  on  n'a  mieux  fait  ce  qu'on 
voulait  faire.  C'est  un  prodige  sans  égal  que  cette  statue  de  bois  du 

(I)  Diodore  de  Sicile,  I,  51, 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  671 

musée  de  Boulaq,  à  laquelle  les  fellahs  donnèrent,  tout  d'une  voix, 
quand  ils  la  trouvèrent,  le  nom  de  sclieickh-el-beled,  a  le  sclieickh 
du  village.  »  C'est  la  statue  d'un  certain  Plitah-sé,  gendre  du  roi. 
La  statue  de  sa  femme  a  été  trouvée  près  de  lui.  L'expression  de 
contentement  naïf  répandue  sur  la  figure  souriante  de  ces  deux 
bonnes  gens  est  chose  indicible.  On  dirait  deux  Hollandais  du  temps 
de  Louis  XIV.  On  ne  peut  douter,  à  la  vue  de  ces  statues,  qu'avant 
sa  période  de  royauté  despotique  et  somptueuse  l'Egypte  n'ait  eu 
une  époque  de  patriarcale  liberté.  L'art  officiel  et  pompeux  des 
Touthmès  et  des  Ramsès  ne  se  fût  pas  abaissé  à  des  représentations 
d'une  telle  bonhomie,  pas  plus  que  les  artistes  de  Versailles  ne  se 
fussent  plies  à  peindre  des  «  magots.  »  Ces  deux  étonnans  morceaux 
sont  en  effet  de  la  quatrième  ou  de  la  cinquième  dynastie. 

Est-ce  là  un  art  primitif,  direz-vous,  et  est-il  croyable  qu'on  ait 
débuté  par  de  telles  minuties  dans  la  carrière  des  représentations 
figurées?  Considérez  d'abord,  je  vous  prie,  que  l'art  égyptien,  au 
temps  dont  nous  parlons,  n'en  est  pas  à  ses  débuts;  il  est  à  sa  per- 
fection. Ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire  dans  cette  civilisation 
mystérieuse,  c'est  qu'elle  n'a  pas  d'enfance.  On  cherche  en  vain 
pour  l'art  égyptien  une  période  archaïque.  Cela  s'explique  sans 
peine  pour  l'architecture,  laquelle  arrive  d'ordinaire  bien  plus  vite 
que  les  arts  plastiques  à  trouver  des  moyens  suffîsans  pour  rendre 
son  idée;  mais  pour  que  la  sculpture  réussisse  à  se  débarrasser  de 
toute  raideur  et  de  toute  gaucherie,  il  faut  des  siècles  :  la  Grèce, 
l'Italie  du  moyen  âge  en  font  foi.  Or  une  statue  comme  celle  de 
Chéphren,  dont  je  vous  parlerai  tout  à  l'heure,  et  en  général  toutes 
les  statues  sépulcrales  de  l'ancien  empire  ne  sont  nullement  en 
style  moyen  âge.  Elles  sont  en  style  définitif.  Vu  la  mesure  du  gé- 
nie de  la  nation,  on  ne  pouvait  faire  mieux.  L'Egypte,  à  cet  égard 
comme  à  tant  d'autres,  contredit  les  lois  auxquelles  nous  ont  habi- 
tués les  races  indo-européennes  et  sémitiques.  Elle  ne  débute  pas 
par  le  mythe,  l'héroïsme,  la  barbarie.  L'Egypte  est  une  Chine,  née 
mûre  et  presque  décrépite,  ayant  toujours  eu  cet  air  à  la  fois  en- 
fantin et  vieillot  que  révèlent  ses  monumens  et  son  histoire.  La  di- 
vine jeunesse  des  Yavanas  (1)  lui  fut  toujours  inconnue.  Qu'elle  ait 
débuté  par  le  réalisme,  par  la  platitude,  cela  ne  m'étonne  pas  plus 
que  de  la  voir  débuter  par  le  bon  sens,  la  bonne  économie  domes- 
tique, le  droit  sens  de  dignes  fermiers  sachant  exactement  le  nom- 
bre de  leurs  oies  et  de  leurs  ânes.  Nous  ne  sommes  point  ici  en  la 
terre  d'Homère  et  de  Phidias;  nous  sommes  en  la  terre  de  la  con- 
science claire  et  rapide,  mais  bornée  et  stationnaire.  Ce  prêtre  de 

(1^  Nom  primitif  des  Grecs  au  sein  de  la  famille  arienne.  Yavanas-lones ,  les  jeunes 
(^juvenes). 


67*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

8aïs  que  vit  Solon  crut  sans  doute  faire  une  amère  critique  de  la 
Grèce  :  «  Vous  êtes  desenfans!  il  n'y  a  pas  de  vieillards  parmi  vous, 
vous  êtes  tous  jeunes  d'esprit.  »  Erreur  profonde  d'un  conservateur 
étroit,  fier  de  ce  qui  fait  son  infériorité.  Il  est  permis  de  n'être  plus 
jeune;  mais  il  faut  l'avoir  été.  Ces  gardiens  inintelligens  de  lettres 
mortes  ne  voyaient  pas  ce  qui  faisait  la  force  et  la  beauté  de  la 
Grèce,  comme  beaucoup  d'esprits  pesans  de  nos  jours  croient  avoir 
tout  dit  contre  la  France,  lorsqu'ils  lui  ont  appliqué  l'épithète  de 
révolutionnaire. 

Les  tombeaux  que  nous  venons  de  décrire,  si  nombreux  dans  le 
sable  de  Sakkara  et  au  pied  des  pyramides,  sont  tous  datés  des 
six  premières  dynasties,  et  ne  le  seraient-ils  pas,  ils  porteraient 
l'indication  de  leur  âge  relatif  dans  leur  style  et  dans  l'ordre  d'idées 
qu'ils  expriment.  Qu'on  les  compare  à  ceux  des  grottes  de  Béni- 
Hassan  (2500  ans  avant  .lésus-Ghrist).  L'idée  qui  a  présidé  à  la 
construction  de  ces  derniers  tombeaux  est  encore  en  un  sens  la 
même.  Le  mort  est  le  dieu  de  sa  maison  éternelle;  cette  maison  est 
une  grande  chambre,  gaie,  peuplée,  vivante,  sans  représentations 
superstitieuses,  sans  terreurs.  Aux  tombeaux  de  Bibnn-el-Molouk, 
près  de  Thèbes,  lesquels  sont  en  moyenne  de  1500  avant  Jésus- 
Christ,  tout  est  changé.  Ces  deux  classes  de  tombeaux  ne  se  res- 
semblent pas  plus  qu'un  tombeau  païen  ne  ressemble  à  un  tombeau 
chrétien.   Le  défunt  n'est  plus  chez  lui.  Un  panthéon  nombreux  a 
envahi  la  demeure  dés  morts.  Les  images  d'Osiris  et  les  chapitres 
du  rituel  couvrent  les  murs.  On  prête  des  vertus  surnaturelles  à  ces 
images  et  à  ces  grandes  pages  d'interminable  catéchisme ,  puis- 
qu'elles étaient  destinées  à  une  nuit  éternelle  et  néanmoins  gravées 
avec  autant  de  soin  que  si  le  public  avait  dû  les  lire.  D'horribles 
fictions,  les  plus  folles  qu'un  cerveau  humain  en  délire  ait  jamais 
conçues,  se  déroulent  sur  les  parois.  Le  prêtre  l'a  emporté;  ces 
effroyables  épreuves  que  l'âme  traverse  sont  pour  lui  autant  de 
bonnes  aubaines;  il  a  le  pouvoir  d'abréger  les  épreuves  de  la  pau- 
vre âme.  Quel  cauchemar  que  ce  tombeau  de  Séthi  I"!  Qu'on  est 
loin  de  cette  première  religion  de  la  mort,  résultat  d'une  croyance 
simple  et  invincible  en  une  survivance,  sans  rien  de  sacerdotal, 
sans  aucune  de  ces  longues  séries  de  noms  divins  qui  devaient 
aboutir  à  la  plus  sordide  superstition.  Je  le  répète,  un  tombeau  de 
nos  cathédrales  gothiques  diffère  moins  de  l'un  des  tombeaux  de  la 
voie  Appienne  que  les  tombeaux  de  Sakkara  ne  diffèrent  de  ceux 
qui  remplissent  cette  étrange  vallée  de  Biban-el-Molouk. 

Et  voyez  comme  tout  cela  est  en  parfait  accord  avec  l'esprit  qui 
a  présidé  à  la  construction  des  pyramides,  comme  les  tombeaux  que 
nous  venons  de  décrire  d'une  part,  les  pyramides  de  l'autre,  procè- 
dent bien  de  la  préoccupation  de  se  bâtir  à  soi-même  une  demeure 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  673 

inaccessible  pour  l'éternité.  La  pyramide  n'est  autre  chose  que  la 
«  maison  éternelle  »  des  rois  ou  des  personnes  de  la  famille  royale. 
Toutes  les  particularités  en  apparence  bizarres  et  parfois  encore 
inexpliquées  de  ces  dernières  constructions  n'ont  qu'un  but,  dissi- 
muler soigneusement  la  place  du  cadavre,  créer  une  chambre  in- 
trouvable où  le  corps  attende  en  repos  le  jour  de  la  résurrection. 
De  là  ces  entrées  habilement  bouchées  et  qu'on  a  soin  de  ne  jamais 
placer  au  milieu  des  faces  du  monument,  de  là  ces  couloirs  inté- 
rieurs remplis  de  blocs,  ces  ruses,  ces  efforts  pour  dépister  le  pro- 
fanateur et  l'éloigner  de  la  cellule  royale,  ces  échappées  en  forme 
de  puits,  ménagées  afin  de  faire  sortir  les  ouvriers  qui  avaient  tra- 
vaillé au  dedans  à  combler  les  couloirs.  Les  précautions  étaient  si 
bien  prises,  que,  pour  la  grande  pyramide,  la  chambre  de  Ghéops 
n'a  été  trouvée  que  sous  le  kalife  Mamoun.  Ghéops  y  a  donc  re- 
posé en  paix,  selon  son  désir,  plus  de  cinq  mille  ans.  Tout  ici  res- 
pire en  effet  la  haute  antiquité  ;  tout  est  simple,  fort,  naïf,  exagéré 
quant  au  choix  des  moyens,  scrupuleux  dans  l'exécution.   Quel 
chef-d'œuvre  que  cette  chambre  intérieure  de  la  grande  pyramide! 
Le  poli  et  le  jointoiement  des  blocs  de  granit  rose  qui  lui  servent 
de  revêtement  ne  le  cèdent  en  rien  aux  ouvrages  les  plus  parfaits 
de  l'antiquité.  Malgré  l'épouvantable  poids  que  porte  cette  cham- 
bre, elle  n'a  pas  fléchi  d'un  millimètre  ;  le  fil  à  plomb  n'y  accuse 
pas  la  moindre  déviation.  Pas  un  ornement;  la  beauté  n'est  de- 
mandée qu'à  la  seule  perfection  de  l'exécution.  Sincérité  absolue; 
nul  ne  devait  entrer  dans  cette  chambre  ;  tout  le  soin  qu'on  a  pris 
de  la  construction  est  uniquement  par  respect  pour  le  mort.  Au  mi- 
lieu de  la  chambre  est  le  sarcophage  en  granit,  colossal,  sans  aucun 
ornement.  La  partie  conservée  du  revêtement  de  la  seconde  pyra- 
mide porte  également  le  cachet  d'un  art  primitif,  ne  donnant  rien  à 
l'ostentation  ni  à  l'apparence,  supposant  un  sérieux  parfait,  ne  tri- 
chant ni  avec  Dieu  ni  avec  les  morts.  Comparez  cela  aux  grandes 
constructions  de  Thèbes,  plus  modernes  de  .trois  mille  ans.  La  dif- 
férence se  voit  au  premier  coup  d'œil.  Je  ne  puis  vous  dire  la  dé- 
ception que  causent  ces  temples,  d'ailleurs  si  étonnans,  de  Thèbes 
et  d'Abydos,  quand  on  en  étudie  la  construction  en  détail.  L'en- 
semble est  des  plus  grandioses,  mais  l'exécution  est  souvent  fort 
médiocre;  il  semble  qu'on  a  surtout  en  vue  de  fournir  un  soutien  à 
la  peinture  décorative  :  matériaux  peu  choisis,  pierres  posées  en 
délit,  irrégularité  choquante  des  assises,  joints  verticaux  disposés 
sans  nulle  précaution,  tous  les  signes  de  la  négligence  et  de  la 
précipitation  s'y  font  remarquer.  On  sent  une  hâte  extrême;  la  per- 
sonnalité du  souverain,  qui  a  voulu  que  l'édifice  élevé  à  sa  gloire 
fût  vite  fini,  perce  à  chaque  instant.  Pressé,  bâtonné  peut-être, 

TOME    LVI.    —   18C5.  4.3 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'architecte  a  assemblé  les  pierres  comme  elles  lui  venaient  de  la 
carrière,  au  jour  le  jour,  sans  s'occuper  de  celles  qui  lui  arrive- 
raient le  lendemain,  faisant  les  lits  comme  il  le  pouvait,  calculant 
si  peu  d'avance  qu'à  chaque  instant  il  aboutit  à  des  impasses,  d'où 
il  sort  par  des  moyens  désespérés.  Ces  édifices,  dont  l'importance 
scientifique  est  de  premier  ordre,  trahissent  une  époque  où  l'ar- 
chitecture est  déjà  un  art  gâté,  c'est-à-dire  où  la  perfection  de 
l'exécution  passe  pour  une  chose  secondaire,  une  époque,  dis-je, 
qui  bâtit  pour  l'effet,  bâtit  à  tout  prix,  sans  trêve  ni  repos,  et  qui 
par  cela  même  se  résigne  à  bâtir  mal.  L'architecte  croit  son  but 
atteint,  si  l'édifice  tient  debout;  le  scrupule,  cette  condition  de  la 
perfection  dans  tous  les  arts,  lui  est  inconnu;  le  choix,  l'assem- 
Ï3lage  irréprochable  des  matériaux  lui  paraissent  des  choses  insi- 
gnifiantes :  c'est  de  la  décadence;  mais  aux  pyramides  il  en  est  tout 
autrement.  Grâce  à  M.  Mariette,  cet  ensemble,  depuis  si  longtemps 
connu  et  admiré,  s'est  augmenté  d'un  inappréciable  monument,  que 
je  mets  pour  ma  part  en  tête  des  résultats  dont  l'archéologie  égyp- 
tienne s'est  enrichie  depuis  un  demi-siècle. 

Vous  connaissez  par  de  nombreuses  photographies,  en  particulier 
par  celles  de  M.  Maxime  Du  Camp,  ce  sphinx  gigantesque,  ou,  pour 
mieux  dire,  ce  rocher  taillé  en  sphinx  dont  la  tête  se  dresse  si  bizar- 
rement dans  la  petite  vallée  qui  est  au  pied  de  la  grande  pyramide. 
Qu'était-ce  que  ce  «  père  de  la  terreur,  »  comme  l'appellent  les 
Arabes?  Il  était  évident,  avant  toute  recherche,  que  ce  n'était  pas 
ici  un  accessoire,  un  simple  décor  d'un  autre  édifice.  Ce  sphinx  en 
effet  est  isolé;  il  existe  par  lui-même  et  pour  lui-même.  Une  asser- 
tion de  Pline,  qui  s'est  trouvée  n'être  qu'une  grosse  bévue,  tendait 
à  faire  croire  que  dans  l'épaisseur  du  monstre  était  enseveli  un 
prétendu  roi  Armais.  Cela  était  étrange  et  peu  croyable.  Quelques 
relations  modernes  néanmoins  parlant  de  chambres  trouvées  dans 
le  sphinx,  un  homme  dont  le  nom  est  mêlé  à  presque  toutes 
les  grandes  découvertes  archéologiques  de  notre  siècle,  M.  le  duc 
de  Luynes,  invita  M.  Mariette,  alors  au  début  de  ses  travaux  en 
Egypte,  à  fouiller  à  ses  frais  en  cet  endroit.  Le  résultat  fut  la  dé- 
couverte, à  20  ou  30  mètres  sud-est  du  sphinx,  d'un  vaste  temple, 
absolument  différent  de  ceux  que  l'on  connaît  ailleurs.  L'édifice 
n'est  encore  déblayé  qu'à  l'intérieur.  Cet  intérieur,  qui  rappelle 
beaucoup  la  chambre  de  la  grande  pyramide ,  est  en  forme  de  T. 
L'aile  principale  est  divisée  en  trois  travées,  l'aile  transversale  en 
deux.  Les  murs  sont  revêtus  de  granit  rouge;  les  architraves,  en 
albâtre,  posent  sur  des  piliers  carrés,  monolithes  en  granit  rose. 
Pas  un  ornement,  pas  une  sculpture,  pas  une  lettre.  Quelle  confir- 
mation frappante  de  ce  passage  du  précieux  traité  «  de  la  déesse  de 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  675 

Syrie,  »  attribué  faussement  à  Lucien  :  «  autrefois,  chez  les  Égyp- 
tiens, il  y  avait  aussi  des  temples  sans  images  sculptées!  »  Et  n'é- 
taient-ce  pas  des  édifices  comme  celui  dont  nous  parlons  que  Stra- 
bon  avait  en  vue  quand  il  dit  «  qu'à  Héliopolis  et  à  Memphis,  il  y 
a  des  édifices  d'un  ordre  barbare,  à  plusieurs  rangées  de  colonnes, 
sans  ornemens  ni  dessin?  »  Voici  un  de  ces  temples  primitifs,  mo- 
nument absolument  unique  et  séparé  par  un  intervalle  énorme  des 
temples  de  l'époque  classique  des  Aménophis  et  des  Touthmès. 
L'extérieur  est  encore  caché  par  le  sable,  il  est  en  énormes  blocs  de 
calcaire  et  rappelle  beaucoup  par  le  mode  de  construction  la  cha- 
pelle qui  est  en  face  de  la  seconde  pyramide.  Il  ne  faut  pas  s'atten- 
dre, quand  on  le  dégagera,  à  le  trouver  d'une  belle  conservation; 
mais  une  conjecture  ingénieuse  de  M.  Mariette,  conjecture  vérifiée 
par  les  fouilles  déjà  faites,  permettra  de  le  compléter.  L'entrée  des 
tombeaux  de  l'ancien  empire,  en  eflet,  offre,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  la  figure  d'édicules  qui  ne  sont  sans  doute  que  des  réduc- 
tions de  façades  de  temples.  Un  sarcophage  surtout  du  musée  de 
Boulaq  présente  cette  décoration  d'une  façon  si  juste  et  si  précise, 
qu'il  est  permis  provisoirement  de  le  regarder  comme  fournissant 
une  image  de  la  façade  du  grand  temple  dont  nous  parlons.  Des 
fouilles  ultérieures  trancheront  la  question;  mais  il  est  bien  pro- 
bable qu'elles  révéleront  sur  les  blocs  de  calcaire  de  grandes  lignes 
verticales  terminées  en  feuilles  de  lotus  et  relevées  par  la  poly- 
chromie. 

Je  ne  crains  pas  d'exagérer  en  disant  que  ce  temple  ne  ressemble 
pas  plus  à  ceux  de  Thèbes  et  d'Abydos  qu'une  église  catholique 
d'Espagne  ou  de  Naples  ne  ressemble  au  temple  de  Jérusalem.  Qui 
l'a  bâti?  A  qui  était-il  dédié?  11  est  permis  de  répondre  à  ces 
questions  :  C'est  Ghéphren,  le  troisième  roi  de  la  quatrième  dy- 
nastie, le  successeur  de  Ghéops,  qui  l'a  fait  élever.  Gela  résulte,  en 
premier  lieu,  de  divers  rapprochemens  singuliers  existant  entre 
ledit  temple  et  la  pyramide  de  Ghéphren ,  en  second  lieu  d'une 
circonstance  tout  à  fait  décisive.  Dans  un  puits  faisant  partie  du 
temple  ont  été  trouvées,  entassées  et  à  demi  brisées,  plusieurs  sta- 
tues en  diorite,  toutes  semblables  entre  elles,  ou  à  peu  près,  toutes 
portant  le  cartouche  de  Ghéphren.  Nul  doute  que  ce  ne  soient  là 
les  statues  du  fondateur,  lesquelles,  dans  un  moment  de  révolu- 
tion, auront  été  renversées  et  précipitées.  Ces  statues,  dont  M.  Ma- 
riette a  fait  transporter  au  musée  de  Boulaq  les  spécimens  les  mieux 
conservés,  sont  sûrement  les  plus  anciennes  statues  datées  que  l'on 
connaisse,  car  le  grand  sphinx,  qui  est  encore  antérieur,  mérite  à 
peine  le  nom  de  statue.  Elles  sont  exécutées  avec  une  rare  habi- 
leté; ce  sont  des  portraits  pleins  de  vie  et  d'accent. 

A  qui  le  temple  était-il  dédié?  Sans  nul  doute  au  sphinx,  ou 


676  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mieux  à  la  divinité  représentée  par  le  sphinx,  Eorem-hou  ou  Ar- 
machis.  Le  temple,  il  est  vrai,  ne  fait  pas  face  directement  au 
sphinx;  mais  le  couloir  d'entrée  s'incline  à  dessein  vers  le  monstre 
colossal.  Il  est  probable  qu'une  construction  déjà  existante  aura 
empêché  de  mettre  le  temple  en  rapport  plus  direct  avec  l'image 
du  dieu  auquel  il  était  dédié.  Toute  cette  première  naissance  de  la 
chaîne  libyque  était  couverte  de  temples.  Une  inscription  trouvée 
là  même  par  M.  Mariette,  et  maintenant  au  musée  de  Boulaq  (1), 
mentionne  les  constructions  qu'y  fit  Chéops,  les  temples  qu'il  res- 
taura, les  réparations  qu'il  fit  au  grand  sphinx.  Ce  grand  Hou  ou 
sphinx  apparaît  ainsi  comme  la  plus  ancienne  idole  du  monde  (2). 
Chéops,  ^500  ans  avant  Jésus-Christ,  le  répare.  Cet  être  étrange  a 
cent  soixante-dix-sept  pieds  de  long;  il  était  autrefois  complété  par 
de  la  maçonnerie;  la  stèle  du  musée  de  Boulaq  dont  je  parlais  tout 
à  l'heure  présente  son  image  telle  qu'elle  était  du  temps  de  Chéops. 
Vraiment  je  m'étonne  moi-même  quand  je  me  surprends  à  parler 
avec  assurance  d'une  antiquité  aussi  reculée.  Pendant  la  moitié  au 
moins  de  mon  voyage,  je  me  sentais  retenu  par  toute  sorte  de  con- 
sidérations sceptiques.  Le  principe  de  Ileyne  :  «  toute  histoire  d'an- 
cien peuple  commence  par  des  mythes,  »  me  revenait  sans  cesse  à 
l'esprit.  Chaque  fois  que  M.  Mariette  me  parlait  avec  fermeté  du 
premier  roi  Menés,  je  l'arrêtais.  «  Toutes  les  vieilles  listes  royales, 
lui  disais-je,  débutent  par  des  dieux  transformés  en  rois,  selon  le 
procédé  évhémériste  de  toute  l'antiquité.  N'est -il  pas  probable 
qu'en  votre  Egypte,  comme  partout  ailleurs,  les  premiers  rois  sont 
des  dieux,  que  plus  tard  on  aura  pris  pour  des  hommes?  Et  voyez 
en  effet  votre  roi  Menés  et  son  successeur  Atothis  :  ils  jouent  le  rôle 
de  législateurs  primitifs,  d'anciens  sages,  d'anciens  révélateurs, 
comme  Manou,  Minos,  Romulus,  Numa,  Thésée  et  autres  person- 
nages sans  réalité  ou  d'une  réalité  fort  douteuse.  »  Impossible  de 
s'arrêter  à  de  tels  doutes.  Menés  n'a  rien  de  mythique.  C'est  bien 
réellement,  non  certes  le  plus  ancien  roi  d'Egypte,  mais  le  premier 
dont  les  annalistes  égyptiens  retrouvèrent  le  cartouche.  Ce  cartou- 
che en  effet  se  lit  encore  sur  divers  monumens;  mais  aucun  de  ces 
monumens  n'est  contemporain  de  Menés  lui-même.  Quand  on  dressa 
le  canon  historique  des  rois  (et  cela  se  fit  à  une  époque  fort  an- 
cienne), on  le  mit  en  tête,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  eût  pas 

(1)  Cette  inscription  est  toutefois  si  bizarre  qu'on  peut  garder  quelques  doutes. 

(2)  Ce  nom  de  Hou  fait  naître  bien  des  conjecturas.  Je  n'ose  m'arrôter  à  l'hypothèse 
qui  y  rattacherait  le  nom  propre  du  dieu  des  Israélites,  Ihoua,  nom  si  bizarre  chez  un 
peuple  où  le  trait  essentiel  de  la  Divinité  est  de  n'avoir  pas  de  nom  propre.  Il  est  remar- 
quable que  l'ancienne  Diospolis  s'appelle  encore  aujourd'hui  Ilou.  On  sait  que  les  noms 
arabes  des  villes  ou  villages  de  l'Egypte  sont  presque  toujours  les  anciens  noms  égyp- 
tiens; mais  je  me  garde  d'insister. 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  677 

eu  (le  rois  avant  lui.  Il  ne  faut  pas  poser  de  principe  absolu  en  cri- 
tique historique.  Telle  loi  qui  est  vraie  dans  le  sein  de  la  famille 
indo-européenne  n'est  pas  vraie  dans  le  sein  de  la  famille  sémiti- 
que. Ce  qui  est  vrai  de  la  famille  indo-européenne  et  de  la  famille  sé- 
mitique peut  se  trouver  totalement  faux,  si  on  l'applique  à  l'Egypte 
et  à  la  Chine.  Une  distinction  capitale  en  tout  cas  doit  être  faite 
entre  les  peuples  qui  ont  écrit  de  très  bonne  heure,  Chinois,  Egyp- 
tiens, Babyloniens,  et  les  peuples  qui  ont  écrit  tard,  tels  que  les 
peuples  sémitiques  et  surtout  les  peuples  indo-européens.  Chez  ces 
derniers,  le  mythe,  la  légende  occupent  toutes  les  avenues  de  l'his- 
toire. Chez  les  premiers,  on  entre  tout  de  suite  dans  le  monde  po- 
sitif. Est-ce  à  dire  que  l'histoire  égyptienne  et  l'histoire  chinoise 
n'aient  pas  besoin  d'être  rectifiées  par  la  critique?  Elles  en  ont, 
en  un  sens,  plus  besoin  qu'aucune  autre.  Ce  sont  des  histoires 
officielles,  fausses  par  conséquent  :  comme  tous  les  Moniteurs  du 
monde,  elles  n'offrent  qu'une  vérité  relative;  mais  de  là  aux  fables 
qui  composent  les  origines  grecques,  romaines,  hindoues,  ira- 
niennes, hébraïques,  arabes,  il  y  a  l'infini.  Certes  je  ne  veux  pas 
dire  que  les  traditions  des  peuples  indo-européens  et  celles  des 
peuples  sémitiques  soient  moins  intéressantes  que  les  textes  fournis 
par  l'égyptologie.  L'importance  du  rôle  joué  par  ces  deux  grandes 
races  est  telle  que  leurs  fables  ont  en  somme  plus  de  prix  que  l'his- 
toire la  plus  authentique  des  Égyptiens  et  des  Chinois;  mais,  s'il 
s'agit  d'histoire  documentaire,  l'Egypte  et  la  Chine  ont  une  im- 
mense supériorité.  Ces  peuples,  chez  lesquels  l'écriture  est  presque 
contemporaine  de  la  parole,  qui  depuis  une  incalculable  antiquité 
eurent  l'hiéroglyphe  comme  partie  intégrante  du  langage,  nous  ont 
légué  leurs  annales  avec  une  suite  que  n'ont  pu  égaler  les  peuples 
chez  lesquels  l'écriture  a  été  une  invention  tardivement  connue. 

Notre  grand  principe  a  myihis  oinnis  priscorwn  hominum  his- 
toria  procedit  est-il  d'ailleurs  complètement  démenti  en  Egypte? 
Expliquons-nous.  Le  règne  de  Menés  n'est  pas  pour  les  annalistes 
égyptiens  le  début  de  l'histoire  d'Egypte.  Avant  Menés,  il  y  a,  selon 
eux,  le  règne  des  dieux,  des  demi-dieux,  des  mânes  [Necyes,  Be- 
faîm,  géans).  Osiris,  Anubis,  Typhon,  régnent  des  milliers  d'an- 
nées. L'évhémérisme,  inhérent  à  toutes  les  traditions  sur  les  ori- 
gines de  peuples,  trouva  sa  place  en  ces  supputations  imaginaires. 
A  partir  de  Mènes  au  contraire,  l'on  est  en  pleine  histoire  :  plus  de 
surnaturel,  plus  d'impossibilités.  Il  n'est  nullement  invraisemblable 
du  reste  que  quelque  monument  contemporain  de  ces  âges  reculés 
vienne  un  jour  trancher  tous  les  doutes  en  nous  offrant  les  noms  des 
rois  de  la  première  dynastie  comme  ceux  de  souverains  existans  et 
doués  de  la  plus  incontestable  réalité. 

L'identité  étonnante  de  la  religion,  de  l'écriture,  de  l'esprit  na- 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tional,  des  mœurs,  pendant  l'énorme  dm'ée  que  nous  prêtons  à 
l'empire  égyptien,  n'est  pas  davantage  une  objection.  Cette  iden- 
tité n'est,  sur  bien  des  points,  qu'apparente.  Sur  d'autres,  elle  tient 
à  ce  que  l'Egypte  se  copia  indéfiniment  elle-même.  Il  n'est  pas  plus 
singulier  de  voir  les  temples  ptolémaïques  ou  romains  d'Edfou, 
d'Esneli,  d'Ombos,  de  Denderah,  de  Philœ,  rappeler  les  vieilles 
formes  architectoniques  des  temples  de  Thèbes,  qu'il  ne  l'est  de 
voir  telle  église  bâtie  de  nos  jours,  Saint-Vincent- de -Paul  par 
exemple,  ressembler  aux  basiliques  constantiniennes.  Les  sculp- 
tures de  Denderah  rappellent  beaucoup  celles  d'Abydos;  or  il  est 
indubitable  qu'il  y  a  quinze  cents  ans  de  distance  de  l'un  de  ces 
deux  temples  à  l'autre.  Pourquoi  de  Séthi  1*"'  aux  premières  dynas- 
ties le  même  esprit  de  conservation  n'aurait-il  pas  produit  le  même 
résultat  d'apparente  similitude.  Les  formes  extérieures  du  catholi- 
cisme oriental  ont  peu  varié  depuis  seize  cents  ans.  La  royauté 
française  a  eu  pendant  mille  ans  des  usages,  des  traditions  iden- 
tiques. La  ressemblance  qu'il  y  a  entre  les  hiéroglyphes  de  l'ancien 
empire  et  ceux  des  époques  modernes  est,  au  premier  coup  d'œil, 
très  surprenante.  Elle  s'explique  cependant.  Une  écriture  consis- 
tant en  images  d'objets  réels  varie  moins  qu'une  écriture  linéaire. 
Je  comprends  que  Yaleph  phénicien  et  notre  a  ne  se  ressemblent 
guère,  bien  que  le  second  vienne  sûrement  du  premier,  car,  depuis 
l'invention  de  l'alphabétisme,  chaque  lettre  n'est  plus  qu'un  signe 
absolument  sans  relation  avec  ce  qu'il  signifie;  mais  l'image  d'un 
ibis,  d'un  épervier,  sera  la  même  à  des  siècles  de  distance.  Le  style 
de  la  gravure  changera  seul;  il  y  aura  des  révolutions  de  glyptique, 
non  de  paléographie.  Encore  faut-il  à  cet  égard  ne  rien  exagérer. 
11  existe  des  monumens  égyptiens  d'écriture  archaïque  renfermant 
des  caractères  qui  sont  tombés  plus  tard  en  désuétude  :  par  exem- 
ple le  tombeau  d'Amten,  au  musée  de  Berlin;  celui  de  Tothotep, 
découvert  par  M.  Mariette.  Il  y  à  d'un  autre  côté,  dans  les  inscrip- 
tions tracées  sous  les  Ptolémées  et  sous  les  Romains,  des  caractères 
nouveaux  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  inscriptions  du  temps 
des  pharaons. 

Ne  prenons  donc  pas  pour  mesure  du  mouvement  chez  ces  races 
étranges  l'échelle  de  progression  à  laquelle  nous  ont  habitués  les 
histoires  qui  nous  sont  le  plus  familières.  L'Egypte  fut  de  tous  les 
pays  le  plus  conservateur.  Pas  un  révolutionnaire,  pas  un  réforma- 
teur, pas  un  grand  poète,  pas  un  grand  artiste,  pas  un  savant,  pas 
un  philosophe,  pas  même  un  grand  ministre  ne  s'est  rencontré  en 
son  histoire.  Si  des  hommes  capables  de  jouer  de  tels  rôles  s'éle- 
vèrent en  son  sein,  ils  furent  étouffés  par  la  routine  et  la  médiocrité 
générale.  Le  roi  seul  existe,  a  un  nom.  Ne  dites  pas  que  cela  est 
arrivé  par  la  faute  des  annalistes  et  des  biographes,  que  l'Egypte 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  679 

eut  peut-être  aussi  des  grands  hommes,  mais  qu'il  ne  s'est  pas 
trouvé  d'iiistorien  pour  nous  raconter  leurs  actions  et  nous  retracer 
leur  caractère.  C'est  là  précisément  la  plus  sévère  condamnation 
de  ce  pauvre  pays.  L'oubli  le  plus  souvent  est  juste  à  sa  manière. 
Une  grande  civilisation  a  toujours  de  grands  historiens.  «  Il  y  a 
eu  des  braves  avant  Agamemnon,  et  pourtant  tous,  à  jamais  écra- 
sés par  la  nuit,  dormiront  sans  qu'on  les  pleure,  «  car  ils  n'ont 
pas  eu  de  poète  sacré  (1).  »  C'est  ce  poète  sacré  qui  a  manqué  aux 
grands  hommes  de  l'Egypte,  et  s'il  leur  a  manqué,  ce  fut  leur  faute. 
Il  leur  a  manqué,  car  eux-mêmes  n'eurent  pas  cette  haute  origina- 
lité qui  transporte  un  siècle,  s'imprime  en  la  mémoire  des  hommes, 
commande  le  génie  à  l'artiste,  à  l'écrivain,  s'impose  à  l'avenir, 
triomphe  de  la  mort.  Les  grands  hommes  de  la  Grèce  ont  eu  des 
poètes  et  des  historiens  immortels,  car  ils  appartenaient  à  un  monde 
noble,  fier,  léger,  distingué,  aristocratique  dans  le  vrai  sens  du 
mot.  Là  tout  était  du  même  ordre.  Miltiade,  Thémistocle,  Cimon, 
Périclès,  procédaient  du  même  souffle  divin  qu'Eschyle,  Hérodote, 
Thucydide,  Phidias.  Socrate  trouvait  Xénophon  pour  l'écouter, 
Platon  pour  l'idéaliser,  Aristophane  pour  le  railler.  En  Grèce,  le 
poète  et  l'historien  font  le  grand  homme;  mais  le  grand  homme,  de 
son  côté,  fait  le  poète  et  l'historien.  Il  n'en  est  pas  de  même  en 
Egypte.  Dans  cette  triste  vallée  d'éternel  esclavage,  on  dura  des 
milliers  d'années,  on  cultiva  son  champ,  on  fut  bon  fonctionnaire, 
on  porta  sa  pierre  sur  son  dos,  on  vécut  fort  bien  sans  gloire.  Un 
même  niveau  de  médiocrité  intellectuelle  et  morale  pesa  sur  tous. 
Voilà  la  cause  qui  a  produit  ce  phénomène  de  persistance  extraor- 
dinaire dont  les  histoires  grecques,  romaines,  germaniques,  mo- 
dernes, nous  laissent  à  peine  concevoir  la  possibilité. 

Et  c'est  ici  que  s'offre  à  nous  un  rapprochement  qui,  depuis  que 
je  suis  en  ce  pays,  m'obsède  et  m' apparaît  chaque  jour  plus  frap- 
pant :  je  veux  parler  des  rapports  entre  la  civilisation  égyptienne 
et  la  civilisation  chinoise.  L'Egypte  et  la  Chine  sont  vraiment  deux 
sœurs  en  histoire,  non  en  ce  sens  qu'il  faille  chercher  entre  elles 
aucune  analogie  de  langue  ni  de  race,  mais  en  ce  sens  qu'elles  ont 
suivi  des  lignes  de  développement  parallèles.  De  part  et  d'autre, 
l'usage  de  l'écriture,  d'abord  idéographique,  puis  hiéroglyphique, 
se  perd  dans  la  nuit  des  temps  et  se  rattache  presque  aux  origines 
de  la  parole.  Une  conséquence  de  ce  fait  capital  fut,  des  deux  cô- 
tés, une  historiographie  très  riche,  remontant,  non  par  des  fables, 
mais  par  des  récits  positifs,  à  une  haute  antiquité,  —  des  annales 
en  un  mot  infiniment  mieux  tenues  que  celles  d'aucune  autre  race. 
De  part  et  d'autre  encore,  nous  trouvons  une  royauté  de  sages,  sans 

(1)  Curent  quia  vate  sacro.  — Horace, 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aucun  caractère  féodal  ou  militaire,  une  société  gouvernée  par  une 
sorte  d'académie  des  sciences  morales  et  politiques,  une  nuée  de 
fonctionnaires,  une  administration  très  développée,  une  notion  fort 
limitée  des  droits  de  l'individu,  une  idée  énormément  exagérée  des 
droits  de  l'état,  un  grand  bon  sens,  une  certaine  douceur  de  mœurs, 
moins  de  sang  répanda  que  dans  toutes  les  vieilles  histoires;  avec 
cela,  nulle  science,  nulle  philosophie,  nulle  critique,  nul  progrès, — 
règne  absolu  de  la  médiocrité.  Le  principe  de  telles  sociétés  en  effet 
n'était  pas  l'individu  énergique,  libre,  violent,  mais  l'état  person- 
nifié dans  le  roi.  Le  roi  n'est  point  ici,  comme  au  moyen  âge,  le 
représentant  d'une  conquête;  il  est  censé  l'homme  le  plus  sage  de 
son  royaume.  A  ce  titre,  il  s'occupe  de  tout,  règle  tout.  L'absence 
d'esprit  militaire  enlevait  à  ce  pouvoir  tout  contre-poids.  La  vitrine 
qui  surprend  le  plus  au  musée  de  Boulaq  est  celle  des  armes.  Elles 
sont  de  la  onzième  dynastie,  trouvées  à  Thèbes,  et  toutes  en  bois! 
Grâce  à  de  telles  institutions,  l'Egypte  était  florissante,  riche,  sa- 
vamment organisée,  quand  les  ancêtres  des  peuples  indo-européens 
et  ceux  des  peuples  sémitiques  ne  formaient  qu'un  petit  nombre 
de  familles  pastorales  errant  dans  les  steppes  de  la  Tartarie  et  vi- 
vant à  peu  près  comme  les  Kirghiz  d'aujourd'hui,  c'est-à-dire  sans 
rien  de  ce  que  nous  appelons  civilisation,  dans  une  indépendance 
absolue,  n'ayant  d'autre  gouvernement  que  celui  de  la  famille  et  de 
la  tribu,  pleins  d'une  fierté  indomptable,  animés  d'un  profond  sen- 
timent de  l'infini.  Deux  mille  cinq  cents  ans  avant  Jésus -Christ, 
quand  les  pasteurs  représentés  dans  les  grottes  de  Beni-Hassan 
vinrent  demander  l'hospitalité  aux  gouverneurs  de  l'Égyple,  ceux- 
ci  sourirent  probablement  de  la  simplicité  de  ces  bonnes  gens.  Les 
Beni-Israël  (18  ou  1900  ans  avant  Jésus-Christ),  les  Ilyksos,  phé- 
niciens et  arabes,  vers  le  même  temps,  sont  traités  de  barbares. 
Quelques  siècles  après,  pendant  que  les  Touthmès,  les  Aménophis, 
les  Séthi,  les  Bamsès,  couvrent  leurs  pylônes  d'images  orgueil- 
leuses, certes,  s'ils  avaient  pu  connaître  les  pauvres  tribus  d'origine 
hyperboréenne  qui  chantaient  les  Védas  sur  les  bords  du  Haut-In- 
dus, la  tribu  énergique  et  passionnée  qui,  bien  plus  près  d'eux, 
courait  les  aventures  héroïques  à  la  suite  de  Barak  et  de  Débora, 
ils  auraient  eu  peine  à  croire  qu'à  ces  misérables  poignées  de  no- 
mades appartenait  l'avenir.  Cela  était  vrai  cependant.  Au  vii^  siècle, 
l'i'^gypte,  désorganisée,  ne  reprend  un  peu  d'ordre  que  grâce  à  une 
bande  de  mercenaires  grecs  jetés  par  hasard  sur  ses  côtes  et  enrô- 
lés par  Psammétique.  En  528,  il  suffit  de  l'apparition  d'une  armée 
achéménide  pour  l'abattre;  Alexandre  et  ses  successeurs  inaugu- 
rent définitivement  pour  elle  ce  long  régime  de  servitude  qui  ne 
finira  plus. 

Yoilà  la  signification  de  l'Egypte  dans  le  développement  de  l'im- 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  G81 

inanité.  Elle  forme  à  elle  seule  le  premier  livre  de  toute  philoso- 
phie de  l'histoire.  Sans  doute  elle  ne  fut  pas,  à  ces  époques  recu- 
lées, un  phénomène  aussi  unique  qu'elle  le  paraît.  La  Chine, 
Babylone,  eurent  de  très  bonne  heure  de  grandes  monarchies  ad- 
ministratives; mais  on  n'osera  parler  avec  assurance  de  la  cln'ono- 
logie  chinoise  que  quand  les  principes  de  la  critique  moderne  y 
auront  été  appliqués  :  il  y  faudi'ait  un  sinologue  qui  fût  à  la  fois  un 
Wolfet  un  Mommsen.  Ce  que  nous  savons  de  Babylone  et  de  l'As- 
syrie ne  remonte  pas  à  beaucoup  près  aussi  haut  que  ce  qu'il  nous 
est  donné  de  connaître  de  l'Egypte;  l'archéologie  et  la  philologie 
assyrienne  sont  d'ailleurs  bien  moins  avancées  que  l'égyptologie. 
L'Egypte  reste  donc,  dans  l'antiquité,  comme  un  grand  tronçon 
historique  isolé,  comme  une  sorte  de  Nil  sans  allluens,  sans  bassin, 
sans  vallées  adjacentes,  coulant  seul  au  milieu  du  désert.  Essen- 
tiellement orighial,  surtout  par  ce  qui  lui  manqua,  ce  premier  essai 
de  société  constitue  une  expérience  d'un  prix  sans  égal.  Ah!  quand 
aurons-nous  aussi  une  Chine  étudiée  philosophiquement?  Gomment 
rMlemagne,  qui  semble  prendre  pour  elle  presque  tout  le  fardeau 
du  travail  de  la  critique,  ne  donne-t-elle  point  cà  cette  branche  ca- 
pitale de  la  philologie  une  escouade  de  vaillans  travailleurs,  comme 
elle  en  fournit  à  toutes  les  autres  branches  du  savoir  humain? 

Ce  que  nous  avons  dit  de  l'état  d'isolement  où  vécut  l'Egypte  de- 
puis Menés  jusqu'au  triomphe  du  christianisme  signifie-t-il  que,  du- 
rant cet  immense  espace  de  temps,  elle  n'ait  rien  donné  au  reste  du 
monde,  ni  rien  reçu  de  lui?  Nullement.  Dans  sa  longue  carrière  de 
nation,  l'Egypte  reçut  peu,  il  est  vrai,  mais  donna  beaucoup.  C'est 
le  sort  de  tous  les  pays  profondément  pénétrés  de  l'idée  de  leur  su- 
périorité. La  base  de  la  civilisation  égyptienne,  comme  celle  de  la 
civilisation  chinoise,  était  l'opinion  enracinée  que  le  reste  du  monde 
était  barbare,  ou,  en  d'autres  termes,  qu'on  était  barbare  quand 
on  n'avait  pas  les  manières  et  les  idées  regardées  dans  le  pays 
comme  celles  d'un  homme  bien  élevé.  Ces  sortes  de  civilisations 
exclusives  ne  supportent  pas  d'être  touchées.  Elles  résistent  long- 
temps; elles  croulent  dès  qu'on  veut  les  réformer.  L'Egypte  en  par- 
ticulier se  défendit  avec  une  opiniâtreté  sans  égale.  Les  Grecs  et  les 
Romains,  si  forts  à  s'imposer,  les  premiers  par  la  séduction  de  leur 
génie,  les  autres  par  la  puissance  de  leur  gouvernement,  ne  l'enta- 
mèrent pas.  Sous  les  Ptolémées,  sous  les  Romains,  l'Egypte  garda 
son  style  en  architecture  et  en  sculpture.  Hors  d'Alexandrie,  il  n'y 
eut  guère  de  monumens  grecs  ou  gréco-romains.  L'écriture  hiéro- 
glyphique se  conserva  jusqu'au  m''  siècle  de  notre  ère;  du  moins  le 
dernier  cartouche  d'empereur  que  l'on  connaisse  est  celui  de  Dèce. 

Mais  si  l'Egypte  fit  peu  d'emprunts  aux  civilisations  étrangères, 
on  ne  peut  nier  que  ces  civilisations,  à  l'inverse,  ne  lui  doivent  des 


(582  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

élémens  considérables.  La  Phénicie,  je  l'ai  établi  par  mes  recher- 
ches, fut,  dès  la  haute  antiquité,  sous  la  dépendance  de  la  civili- 
sation égyptienne.  Les  Hébreux,  qui  ont  donné  au  monde  leur  re- 
ligion, ont  beaucoup  pris  à  l'Egypte  en  fait  de  matériel  religieux. 
L'arche  est  sûrement  une  chose  égyptienne.  Presque  tous  les  tem- 
ples égyptiens  de  l'époque  classique  en  présentent  l'image  gravée 
sur  leurs  pylônes;  le  temple  de  Chous,  à  Thèbes,  en  possédait  une 
des  plus  célèbres,  qui  fit  des  voyages  lointains.  Ces  arches  porta- 
tives sont  ombragées,  comme  celle  des  Hébreux,  par  des  sphinx 
[cheruhs)  aux  ailes  repliées  en  avant.  —  Le  temple  de  Salomon 
était,  quant  à  ses  traits  essentiels,  un  temple  égyptien.  —  Et  la 
grande  idée  monothéiste,  que  le  peuple  juif  a  la  gloire  d'avoir 
prêchée  et  répandue  dans  le  monde  entier?  Autrefois  je  la  regar- 
dais comme  l'apanage  propre  du  Sémite  nomade.  Je  n'abandonne 
pas  cette  idée,  que  je  crois  fondamentale  dans  l'étude  comparée 
des  religions,  car,  en  supposant  que  d'autres  peuples  aient  eu  la 
même  doctrine,  ce  ne  sont  pas  eux  qui  l'ont  fait  triompher;  ce 
n'est  pas  leur  monothéisme  que  le  monde  a  adopté,  c'est  le  mono- 
théisme sémitique,  prêché  par  des  Juifs,  des  chrétiens  ou  des  mu- 
sulmans. Une  idée  du  même  genre  cependant  ne  se  cachait-elle  pas 
au  fond  de  ces  temples  sans  images,  sans  idoles,  comme  celui  que 
M.  Mariette  a  découvert  près  des  pyramides  ?  Je  ne  sais.  —  Certes, 
l'Egypte  n'est  pas  le  pays  du  rationalisme,  il  n'y  faut  chercher  rien 
d'analogue  à  la  philosophie  des  Grecs;  mais  elle  eut  un  puissant 
génie  religieux.  Après  la  religion  juive  et  le  christianisme,  la  reli- 
gion égyptienne,  avec  son  Osiris  rédempteur,  fut  celle  qui  fit  dans 
le  monde  antique,  à  l'époque  romaine,  le  plus  de  prosélytes.  Elle 
n'était  plus  à  cette  date  qu'un  amas  de  superstitions,  un  poly- 
théisme intéressé,  bassement  populaire,  presque  grotesque,  une  re- 
ligion de  vœux,  de  pèlerinages,  de  guérisons  miraculeuses.  Que  fut- 
elle  cependant  à  l'origine?  Je  comprends  très  bien  le  principe  delà 
religion  aryenne,  religion  toute  de  poésie,  naturalisme  profond,  tou- 
chant, plein  d'une  haute  moralité  ;  je  crois  bien  comprendre  le  prin- 
cipe de  la  religion  des  Sémites  nomades,  telle  que  le  livre  de  Job 
nous  la  présente,  telle  que  le  musulman  de  race  arabe  la  pratique 
encore  de  nos  jours;  je  comprends  même  jusqu'à  un  certain  point  ces 
cultes  bizarres  de  Babylone  et  de  la  Syrie ,  cultes  non  sémitiques, 
encore  moins  aryens,  répondant  à  des  sensations  d'un  ordre  à 
part  :  l'idée  première  de  la  religion  égyptienne  m'échappe.  Peut- 
être  ici  encore  l'analogie  avec  la  Chine  se  retrouverait-elle.  Une 
hypothèse  qui  satisferait,  après  tout,  à  la  plupart  des  données 
qu'on  a  pu  réunir  sur  le  culte  primitif  de  l'Egypte  serait  d'y  voir 
une  sorte  de  religion  naturelle,  s' exprimant  en  symboles  qui  très 
vite  auraient  été  pris  pour  des  réalités.  Cette  marche,  je  le  sais. 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  683 

ne  s'aperçoit  pas  chez  les  peuples  sémitiques,  lesquels  ont  tou- 
jours eu  en  horreur  les  symboles  sculptés.  Chez  les  Aryens,  ce  n'est 
nullement  le  déisme  qu'il  faut  placer  à  l'origine;  mais  l'esprit  hu- 
main a  des  variétés  infinies  :  il  n'y  a  pas  deux  points  de  l'espace  et 
de  la  durée  où  il  ait  agi  de  la  même  manière.  La  Chine  a  bien  dé- 
buté par  où  les  autres  peuples  finissent,  par  des  aphorismes  de  mo- 
ralistes et  une  pleine  indifférence  pour  toute  croyance  surnaturelle. 
Il  ne  faut  jamais  dire  à  priori  qu'une  combinaison  est  impossible 
en  histoire.  C'est  vraiment  dans  le  sein  de  l'humanité  que  tous  les 
possibles  ont  existé  ou  existeront.  Les  races  plates,  comme  l'Egypte, 
la  Chine,  bien  que  fort  inférieures  aux  races  idéalistes,  les  ont  de- 
vancées en  bien  des  choses  et  sont  parfois  arrivées  du  premier  bond 
aux  résultats  qui  chez  ces  dernières  ont  été  le  fruit  lent  de  la  ma- 
turité ou  de  la  décrépitude. 

Et  la  Grèce ,  cette  mère  glorieuse  de  toute  vraie  civilisation ,  de 
toute  science,  de  tout  art,  de  toute  philosophie,  de  toute  éloquence, 
de  toute  vie  noble,  ne  dut-elle  pas  quelque  chose  à  l'Egypte  ?  Elle 
lui  devrait  beaucoup,  s'il  fallait  en  croire  les  assertions  des  Grecs 
eux-mêmes;  mais,  chose  étrange,  les  Grecs  sont  en  pareille  ma- 
tière ceux  qui  doivent  être  le  moins  écoutés.  Les  Grecs,  comme 
toutes  les  races  fines,  spirituelles,  dégagées  de  préjugés,  admi- 
raient beaucoup  les  civilisations  étrangères  et  volontiers  les  préfé- 
raient à  la  leur.  Pendant  que  l'Égyptien  borné  s'imaginait,  comme 
le  mandarin  chinois,  que  le  cercle  étroit  où  régnaient  ses  habitudes 
d'éducation  était  la  limite  du  monde,  les  Grecs,  guidés  en  ceci  par 
une  vue  juste  de  l'antiquité  de  la  monarchie  des  bords  du  Nil,  ai- 
maient à  s'attribuer  une  origine  égyptienne,  et  trouvaient  en  cette 
origine  prétendue  un  titre  de  noblesse.  Ne  voyons-nous  pas  de 
même  l'Anglais,  à  l'esprit  lourd,  étroit  et  absolu,  n'admirer  que 
l'Angleterre,  ne  parler  que  de  l'Angleterre,  tandis  que  le  Français, 
libre  de  préjugés,  ouvert  à  toutes  les  idées,  passe  sa  vie  à  criti- 
quer son  pays,  à  simuler  l'anglomanie?  Le  fait  est  que,  ni  dans  les 
découvertes  de  la  philologie  comparée ,  ni  dans  les  renseignemens 
positifs  fournis  par  l'égyptologie,  rien  n'est  venu  donner  une  ombre 
de  vraisemblance  à  ces  colonies  égyptiennes  rattachées  aux  noms 
fabuleux  d'Inachus,  de  Cécrops,  de  Danaûs.  C'est  à  une  époque 
relativement  moderne ,  à  l'époque  de  la  dynastie  saïte  (665-527 
avant  Jésus-Christ)  (1),  que  la  Grèce  commence  à  faire  des  emprunts 
à  l'Egypte.  Ces  emprunts,  à  ce  qu'il  semble,  portèrent  principale- 
ment sur  l'art  de  bâtir.  Bien  certainement  les  ancêtres  des  Grecs, 
quand  ils  arrivèrent  sur  les  bords  de  la  mer  Egée,  ne  construi- 

(1)  Sais  est  en  effet  donnée  comme  le  point  de  départ  de  la  colonie  de  Cécrops,  et 
mise  en  rapport  direct  avec  Athènes.  —  Voyez  le  Timée  et  ce  qu'Hérodote  dit  des  pro- 
pylées de  Sais. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saient  pas  de  temples.  L'idée  d'élever  une  maison  aux  dieux  n'est 
nullement  aryenne.  Le  temple  aryen,  c'est  le  tcmenos,  l'endos  en 
plein  air,  le  bois  sacré  (1).  Les  Sémites  nomades  pratiquaient  aussi 
leur  culte  au  milieu  de  la  libre  nature,  à  la  face  du  ciel.  L'idée  de 
loger  la  Divinité  suppose  ou  une  imagerie  religieuse  déjà  fort  déve- 
loppée, ou  un  culte  fixé  et  devenu  traditionnel  depuis  des  siècles. 
Cette  idée,  nous  l^i  voyons  naître  avec  une  naïveté  charmante  chez 
les  Hébreux,  quand  ils  commencent  à  s'asseoir  d'une  manière  du- 
rable, 1000  ans  environ  avant  Jésus-Christ.  «  Quoi,  dit  David,  je 
suis  logé  dans  un  palais  de  cèdre,  et  Jéhovah  n'a  qu'une  tente!  » 
De  là  le  temple  de  Jérusalem.  L'idée  analogue  naquit-elle  chez  les 
Crées  spontanément  ou  par  une  influence  étrangère?  Je  l'ignore; 
mais  ce  qui  me  paraît  probable,  c'est  que  dans  le  choix  des  mo- 
dèles ils  s'adressèrent  à  l'Egypte.  Plusieurs  des  données  matérielles 
du  temple  grec  me  semblent  avoir  été  empruntées  au  temple  égyp- 
tien. Le  naos,  de  part  et  d'autre,  est  la  partie  génératrice  de  l'en- 
semble. Le  pronaos,  parfois  même  le  péristyle,  sont  conçus  des 
deux  côtés  de  la  même  manière.  La  colonne  égyptienne  et  la  co- 
lonne grecque,  avec  leur  fût  diversement  calibré,  leur  chapiteau 
aux  formes  végétales,  leur  polychromie,  partent  du  même  type 
organique ,  en  opposition  avec  la  raideur  du  pilier.  Les  cariatides 
et  les  Atlas  ou  ïélamons  de  la  Grèce,  de  la  Sicile,  de  l'Italie,  rap- 
pellent les  colosses  osiriens  de  l'Egypte;  mais  ce  qui  est  bien  plus 
frappant,  c'est  l'ordre  d'architecture  égyptienne  que  Champollion 
nomma  «  protodorique,  »  et  dont  le  modèle  le  plus  parfait  se  voit 
aux  grottes  sépulcrales  de  Béni- Hassan  (2500  ans  avant  Jésus- 
Christ.)  Le  galbe  général,  la  cannelure,  le  chapiteau,  l'architrave, 
les  mutules,  rappellent  tout  à  fait  le  dorique  grec.  Certes  les  Grecs 
ne  firent  pas  un  emprunt  si  important  à  des  monumens  aussi  se- 
condaires que  ceux  de  Beni-IIassan;  mais  l'ordre  dont  nous  par- 
lons eut  en  Egypte  une  grande  extension.  Memphis  et  Saïs  étaient 
probablement  ])âties  en  ce  style.  Là  peut-être  les  Grecs  en  virent 
des  spécimens  et  en  comprirent  la  solide  beauté.  Sous  le  rapport 
du  goût,  du  sentiment  de  la  proportion  et  de  l'harmonie,  de  la  per- 
fection exquise  de  l'exécution,  les  Grecs  gardent  une  immense  su- 
périorité; emprunter  de  la  sorte,  c'est  vraiment  créer.  Cependant 
il  est  certain  qu'en  ce  qui  concerne  les  règles  essentielles  de  l'archi- 
tecture ils  furent  devancés;  à  vrai  dire,  cet  art  est  de  telle  nature 
•que,  les  principes  en  étant  une  fois  trouvés,  on  ne  les  réinvente 
plus. 
Il  en  fut  de  môme  pour  l'industrie.  J'ai  sous  les  yeux  des  ob- 

(1)  Templum  est  le  même  mot  que  temenos,  Selon  moi,  le  neinet  celtique  a  la  mûme 
origine. 


LES    ANTIQUITÉS    EGYPTIENNES.  685 

jets  d'albâtre  datés  de  la  sixième  dynastie.  Ce  sont  de  petits  chefs- 
d'œuvre,  égalant  les  meilleurs  produits  de  l'art  chinois.  Les  Grecs 
atteindront  à  peine  une  telle  perfection.  Ces  grands  maîtres  de  l'i- 
déalisme seront  des  industriels  de  second  ordre.  Le  génie  et  l'ha- 
bileté de  main  sont  choses  si  diverses! 

Et  quand  on  songe  que  cette  civilisation,  vieille  au  moins  de 
six  mille  cinq  cents  ans,  n'a  pas  d'enfance  connue,  que  cet  art,  dont 
il  reste  d'innombrables  monumens,  n'a  pas  d'époque  archaïque, 
que  l'Egypte  de  Chéops  et  de  Ghéphren  est  supérieure  en  un  sens 
à  tout  ce  qui  a  suivi,  on  est  pris  de  vertige.  On  se  demande  si  la 
race  qui  a  peuplé  l'Egypte  n'était  pas  déjà  complètement  civilisée 
quand  elle  entra  dans  la  vallée  du  Nil,  ou  si  toutes  les  lois  qui  pré- 
sident d'ordinaire  aux  origines  ne  sont  pas  ici  renversées.  A  vrai 
dire,  j'incline  à  croire  que  tout  cela  naquit  sans  beaucoup  de  tàton- 
nemens.  Ce  qui  est  médiocre  est  ce  qu'on  trouve  tout  d'abord.  Les 
statues  de  «  l'ancien  empire  »  sont  infiniment  supérieures  pour  le 
savoir-faire  à  celles  de  l'art  grec  primitif,  et  cependant  l'essai  le 
moins  réussi  des  vieilles  écoles  grecques  a  bien  plus  de  valeur  aux 
yeux  de  l'artiste  que  ces  chefs-d'œuvre  d'habileté  pratique.  Les 
peintures  des  tombeaux  de  Sakkara  indiquent  moins  d'inexpé- 
rience que  celles  de  Giotto;  auprès  d'aussi  fins  ouvriers,  ce  grand 
homme  n'était  qu'un  maladroit.  Et  pourtant  quelle  différence  d'ave- 
nir! D'un  côté,  le  réalisme  infécond;  de  l'autre,  l'aspiration  invin- 
cible vers  l'idéal.  La  Grèce  n'a  pas  reculé  parfois  devant  la  re- 
présentation des  scènes  ordinaires  de  la  vie,  témoin  cette  frise 
occidentale  du  Parthénon,  où  l'on  voit  les  scènes  les  plus  naïves, 
un  homme  passant  sa  tunique,  un  cheval  chassant  les  mouches  qui 
le  piquent.  Cela  ne  porte  nulle  atteinte  à  la  noblesse  du  style. 
Ces  Athéniens  qui  se  préparent  à  la  fête,  en  quelque  sorte  derrière 
la  coulisse,  ont  plus  de  vraie  majesté  que  le  mieux  drapé  des  em- 
pereurs romains.  L'ensemble  de  la  représentation  est  conçu  d'une 
façon  si  peu  réelle  qu'à  quelques  pas  de  là  les  dieux  et  les  êtres  al- 
légoriques s'y  mêlent.  Pour  l'artiste  grec,  le  trait  réaliste  est  des- 
tiné à  mieux  faire  ressortir  l'idéal.  L'artiste  égyptien  au  contraire 
se  complaît  dans  les  scènes  communes  représentées  d'une  façon 
commune.  Content  de  son  ouvrage,  il  ne  rêve  rien  de  plus;  il  est 
satisfait  à  la  façon  des  hommes  vulgaires  que  ne  tourmente  pas  la 
soif  du  divin.  On  ne  sent  pas  en  lui  ce  désespoir  de  ne  pouvoir 
mieux  faire,  cette  espèce  d'effort  pénible  qui  ne  laisse  point  de  re- 
pos à  l'artiste  grec  archaïque,  à  l'artiste  italien  du  xiii''  et  du  xiv^ 
siècle.  Ces  étonnantes  statues  de  Sakkara  sont  impossibles  à  amé- 
liorer, car  le  problème  de  l'art  y  est  mal  abordé.  Fourvoyé  dans 
l'impasse  du  médiocre,  cet  art,  durant  des  siècles,  se  répétera  indé- 
finiment, sculptera  des  kilomètres  de  surfaces  lisses,  couvrira  d'ima- 


<386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ges  des  fûts  de  colonnes  innombrables,  et  cela  sans  progrès,  sans 
luttes  d'écoles,  sans  arriver  au  parfait.  Et  pourquoi  y  arriver?  Le 
roi,  le  prêtre,  de  qui  vient  la  commande,  ne  font  pas  la  distinction 
de  ce  qui  est  passable  ou  exquis.  Une  grande  partie  de  ces  ouvrages 
ne  sera  jamais  sérieusement  regardée  (1).  Rien  ici  d'analogue  à  ce 
merveilleux  public  grec,  à  cette  agora  d'Athènes  où  l'artiste  trou- 
vait ce  qu'il  lui  faut  pour  l'encourager  et  le  guider,  l'admiration 
des  uns,  la' raillerie  des  autres,  l'émulation  de  ses  rivaux,  la  rage 
de  bien  faire,  un  peuple  possédé  tout  entier  de  la  sainte  fièvre  du 
beau.  Oui,  la  Grèce  a  inventé  l'art  comme  elle  a  inventé  la  science. 
On  sculptait,  on  bâtissait,  on  faisait  de  la  géométrie  pratique  qua- 
tre mille  ans  avant  elle.  Seule  néanmoins,  elle  a  eu  un  Phidias, 
un  Archimède;  seule,  elle  mérite  d'être  appelée  la  terre  des  no- 
bles origines.  Une  exception  doit  être  faite  pour  la  religion.  Notre 
religion  vient  de  Jérusalem,  non  d'Athènes.  Pour  tout  le  reste,  la 
Grèce  a  tracé  le  contour  vrai  de  l'esprit  humain,  contour  suscep- 
tible d'être  indéfiniment  élargi,  mais  parfait  en  ses  proportions.  — 
Notre  médecine,  notre  physique,  notre  astronomie  sont  supérieures 
à  la  médecine,  à  la  physique,  à  l'astronomie  des  Grecs;  mais  elles 
n'en  sont  que  la  continuation.  —  Notre  art  n'est  qu'une  tentative, 
d'avance  condamnée  à  l'infériorité,  pour  renouveler  en  un  monde 
laid  et  bourgeois  ce  que  la  Grèce  fit  un  jour,  sous  l'influence  d'un 
rayon  de  grâce  divine,  en  un  monde  jeune,  noble  et  beau.  —  Quant 
à  la  philosophie,  elle  est  à  la  fois  science  et  art.  En  tant  que  science, 
nous  l'avons  fort  développée  ;  mais  l'art  exquis  de  jouer  de  la  lyre 
sur  les  fibres  les  plus  intimes  de  l'âme,  de  poser  sans  les  résoudre 
les  problèmes  de  l'ordre  transcendant,  —  la  philosophie,  dis- je, 
entendue  comme  la  musique  sacrée  des  âmes  pensantes,  quel  chef- 
d'œuvre  produira-t-elle  jamais  comparable  aux  dialogues  qu'ont 
entendus  les  jardins  de  l'Académie  et  les  bords  de  l'Ilissus? 

Revenons  à  l'antiquité  égyptienne.  Elle  est  en  d'excellentes 
mains.  M.  Mariette  vraiment  a  fondé  et  dirigé  la  plus  grande  entre- 
prise scientifique  de  notre  siècle.  Il  la  dirige  avec  un  jugement  sûr 
et  une  fermeté  inflexible.  Pas  une  concession  faite  à  la  frivolité  des 
gens  du  monde,  à  la  sottise  du  public,  à  cette  vaine  recherche  des 
objets  de  musée  qui  fait  dégénérer  la  science  en  un  chétif  amuse- 
ment. Jamais  on  ne  fut  plus  loin  de  l'archéologie  de  bric-à-brac, 
des  petites  manies  du  curieux.  M.  Mariette  emploie  des  mois,  oc- 
cupe des  centaines  d'ouvriers  pour  trouver  une  stèle  dont  les  savans 
seuls  peuvent  comprendre  l'importance.  A  peine  se  détourne-t-il 
pour  recueillir  ces  objets  d'apparat  dont  le  badaud  s'émerveille.  Il 

(1)  On  a  découvert  à  Denderah  et  ailleurs  des  hypogées  dont  l'entrée  était  complète- 
ment dissimulée,  où  personne  par  conséquent  ne  devait  ni  ne  pouvait  enti-er.  Ges  hypo- 
gées sont  sculptées  avec  le  même  soin  que  les  parties  exposées  aux  regards. 


LES    ANTIQUITÉS   ÉGYPTIENNES.  687 

s'est  imposé  surtout  pour  loi  absolue  de  ne  jamais  enrichir  son  mu- 
sée aux  dépens  des  monumens.  Tandis  que  la  collection  égyptienne 
de  Berlin  par  exemple  a  été  formée  en  portant  la  scie  et  la  hache 
dans  de  précieux  monumens  qui  n'offrent  plus,  depuis  le  passage 
de  M.  Lepsius,  que  l'aspect  de  la  destruction,  l'inappréciable  musée 
du  Caire  n'a  pas  amené  la  démolition  d'un  seul  édicule.  On  s'est 
borné  à  prendre  les  objets  détachés,  et  qu'on  ne  pouvait  songer  à 
laisser  sur  place.  Il  faut  louer  hautement  le  gouvernement  égyptien 
de  la  droiture  d'esprit  dont  il  a  fait  preuve  en  tout  cela.  Non-seu- 
lement Saïd-Pacha  et  son  successeur  Ismaïl-Pacha  ont  compris 
qu'en  un  pays  comme  l'Egypte  le  service  des  antiquités  doit  comp- 
ter au  nombre  des  premiers  services  publics,  mais,  avec  une  intel- 
ligence dont  peu  de  gouvernemens  européens  se  seraient  montrés 
capables,  ils  n'ont  pas  cherché  une  seule  fois  à  faire  dévier  M.  Ma- 
riette de  sa  grande  ligne  sérieuse  pour  lui  demander  de  ces  choses 
voyantes  ou  puériles  qui  captivent  l'admiration  des  gens  peu  éclai- 
rés. Les  gouvernemens  qui  veulent  bien  patroner  la  science  ne  font 
rien,  si  en  même  temps  ils  ne  la  laissent  libre  de  suivre  ses  direc- 
tions, ne  lui  demandant  autre  chose  que  la  grande  et  solide  gloire 
qu'elle  sait  conférer. 

Les  difficultés  contre  lesquelles  M.  Mariette  a  dû  lutter  pour  ar- 
river à  ces  résultats  sont  inouies.  Depuis  plus  d'un  demi-siècle,  les 
antiquités  égyptiennes  étaient  au  pillage.  Ce  qui  a  été  détruit  en  ce 
laps  de  temps  est  incalculable.  Les  pourvoyeurs  de  musées  ont 
couru  le  pays  en  vrais  vandales;  pour  obtenir  un  lambeau  de  tête, 
un  fragment  d'inscription,  on  a  réduit  en  morceaux  de  précieux 
monumens.  Presque  tous  revêtus  d'un  titre  consulaire,  ces  avides 
destructeurs  ont  traité  l'Egypte  comme  leur  propriété.  Plus  d'une 
fois  M.  Mariette  s'est  vu  arrêté  dans  ses  fouilles  par  des  gens  qui 
sont  venus  alléguer  des  privilèges  ou  des  droits  prétendus  sur  les 
objets  à  découvrir  en  tel  ou  tel  endroit.  Cependant  le  pire  ennemi  des 
antiquités  égyptiennes,  c'a  encore  été  le  vojageur  anglais  ou  amé- 
ricain, systématiquement  protégé  dans  tous  ses  méfaits  par  son 
consul.  Les  noms  de  ces  idiots  iront  à  la  postérité,  car  ils  ont  pris 
soin  de  les  écrire  eux-mêmes,  sur  les  monumens  célèbres ,  en  tra- 
vers des  dessins  les  plus  délicats.  C'est  ainsi  que  les  peintures 
inappréciables  des  grottes  de  Beni-Hassan  ont  presque  disparu.  Les 
plus  beaux  tombeaux  de  Biban-el-Molouk  sont  odieusement  lacérés. 
Un  endroit  inappréciable  des  sculptures  de  Deir-el-Bahari  (àThèbes) 
fut  volé  quelques  jours  après  que  M.  Mariette  venait  de  le  rendre 
au  jour.  On  a  proclamé  le  sage  principe  que  les  antiquités  sont  la 
propriété  du  gouvernement,  des  surveillances  consciencieuses  sont 
établies;  mais  que  faire  contre  un  brutal  étranger  qui  arrive  se 


688  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moquant  de  toute  loi,  ne  tient  aucun  compte  du  gardien,  brûle  la 
porte  du  monument,  s'il  y  en  a  une,  casse  tout  à  son  aise,  et,  si 
le  gardien  ose  le  toucher,  se  plaint  à  son  consul ,  qui  fait  bâton- 
ner  le  pauvre  homme?  Les  capitulations  sont  ainsi  faites  que  de  tels 
abus  ne  peuvent  guère  être  réprimés. 

Les  destructions  cependant  se  sont  bien  ralenties  depuis  quel- 
ques années.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  les  gens  du  pays  qui  vi-, 
valent  en  servant  la  sotte  curiosité  des  voyageurs  se  sont  rabattus 
sur  la  fabrication  des  fausses  antiquités.  Nous  avons  vu  un  de  ces 
établissemens,  et  nous  étiojis  tentés  de  l'encourager.  Ces  objets 
apocryphes  en  effet,  suffisans  pour  satisfaire  le  touriste,  ne  sont 
pas  de  nature  à  induire  en  erreur  la  science  sérieuse.  La  vente  des 
morceaux  authentiques  s'est  presque  arrêtée;  mais,  hélas!  je  vois 
poindre  pour  cette  antiquité,  venue  jusqu'à  nous  par  miracle,  des 
dangers  mille  fois  plus  terribles.  Les  prodigieux  monuniens  de  la 
Haute-Egypte  disparaîtront  à  leur  tour,  et  peut-être  le  jour  de  leur 
destruction  n'est  pas  bien  éloigné. 

Ce  qui  en  effet  a  valu  à  la  Haute-Egypte  une  situation  privilégiée 
pour  la  conservation  des  monumens  de  l'antiquité,  c'est  l'état  de 
mort  et  d'isolement  où  elle  fut  placée  depuis  son  adjonction  aux 
grands  empires  romain,  byzantin,  musulman,  turc.  Cette  longue 
bande  verte,  parfois  de  quelques  mètres  de  largeur,  s'étendant  au 
bord  du  Nil,  jouit,  grâce  à  la  protection  des  grands  empires,  d'une 
paix  absolue.  Toute  la  vie  se  concentra  dans  la  Basse-Egypte. 
Alexandrie  dévora  Sais,  les  immenses  constructions  du  Caire  furent 
fatales  à  Memphis,  à  Héliopolis;  au-delà,  tout  mouvement  dispa- 
rut. Les  croisades,  qui  firent  en  Syrie  une  si  grande  destruction 
des  monumens  anciens,  ne  pénétrèrent  pas  en  Egypte;  on  n'y 
bâtit  pas  de  ces  forteresses  colossales  qui  ont  été  le  tombeau  de 
l'antiquité,  il  ne  s'y  éleva  pas  de  grandes  villes.  Or  on  ne  déplace 
et  on  ne  débite  de  grands  matériaux  antiques  que  pour  s'en  ser- 
vir. Les  révolutions,  les  guerres,  les  sièges,  l'action  du  climat, 
auxquels  on  a  coutume  d'attribuer  la  démolition  des  monumens, 
y  contribuent  assez  peu.  Le  climat  compte  à  peine.  Combiné  avec 
la  mauvaise  qualité  de  la  pierre,  il  peut  bien  émousser  les  in- 
scriptions, détruire  la  délicatesse  des  ornemens;  mais  il  faut  des 
circonstances  bien  particulières  pour  qu'il  mine  une  grande  con- 
struction. La  guerre  n'atteint  non  plus  que  la  surface.  Désunir  les 
blocs  d'un  édifice,  jeter  à  bas  les  pierres  du  sommet,  n'est  pas  le 
détruire  au  point  de  vue  de  l'antiquaire.  Un  architecte,  par  une 
étude  de  quelques  heures,  a  bientôt  réparé  le  tort  causé  par  le  plus 
farouche  conquérant.  Détruire  un  édifice  pour  l'archéologie,  c'est 
en  faire  disparaître  les  matériaux.  Or  des  pierres  de  plusieurs  mè- 


LES    ANTIQUITÉS    ÉGYPTIENNES.  689 

très  de  long  se  font  respecter.  Jamais  il  ne  s'est  trouvé  d'année 
conquérante  qui,  au  lendemain  de  la  victoire,  se  soit  donné  de  gaîté 
de  cœur  le  plaisir  de  charrier  ou  de  dépecer  de  tels  blocs.  Il  en  faut 
dire  autant  des  révolutions.  Les  révolutions  ont  rarement  le  temps 
de  détruire  les  édifices;  on  a  durant  ces  mois  de  fièvre  bien  autre 
chose  à  faire.  Les  destructions  qu'on  met  sur  le  compte  de  la  révo- 
lution française  en  particulier  ont  eu  lieu  sous  l'empire,  ou  même 
sous  la  restauration,  quand  l'industrie  et  la  prospérité  publique 
commencèrent  à  renaître. 

Une  seule  cause,  à  vrai  dire,  détruit  les  monumens  anciens  : 
c'est  le  mouvement  qui,  après  la  ruine  d'une  civilisation,  développe 
sur  le  même  sol  une  autre  civilisation  exigeant  de  nouvelles  con- 
structions. Les  pays  où  l'antiquité  s'est  le  mieux  conservée,  par 
exemple  le  Hauran,  la  Pérée,  Palmyre,  la  région  de  Lambèse  en 
Algérie,  sont  les  pays  occupés  par  des  tribus  qui  vivent  sous  la 
tente,  en  d'autres  termes  ceux  où,  depuis  la  ruine  de  la  civilisation 
antique,  on  n'a  point  bâti.  Ce  qui  a  fait  disparaître  tant  de  belles 
églises  romanes  ou  gothiques,  c'est  l'usine  qui,  dans  les  premières 
années  de  ce  siècle,  s'est  établie  dans  le  voisinage.  Ce  qui,  à 
l'heure  présente,  fait  abattre  dans  les  villes  de  province  tant  de 
beaux  remparts  antiques,  c'est  le  conseil  municipal,  qui  veut  ce 
qu'on  appelle  dans  le  jargon  moderne  «  un  boulevard.  »  En  ce  qui 
concerne  l'Egypte,  l'activité  extraordinaire  qui  s'y  est  développée 
depuis  Méhémet-Ali  a  plus  détruit  de  monumens  en  un  quart  de 
siècle  que  les  Perses,  les  Grecs,  les  Romains,  les  chrétiens,  les  mu- 
sulmans réunis.  Les  sucreries,  les  usines  à  vapeur,  les  palais  ont 
dévoré  plus  de  dix  temples.  Un  ingénieur  conseilla  la  destruction 
de  la  grande  pyramide  à  Méhémet-Ali!  Gela  est  triste  à  dire;  mais 
cette  gigantesque  construction,  le  miracle  de  la  force  humaine  eR 
ce  monde,  est  plus  sérieusement  menacée  qu'elle  ne  l'a  jamais  été. 
Qu'un  moment  l'Europe  savante  cesse  de  peser  de  son  autorité  mo- 
rale pour  la  garde  de  tels  trésors,  et  cette  masse  de  belles  pierres 
taillées  sera  exploitée  comme  une  carrière  pour  la  construction  de 
digues,  de  ponts,  de  barrages!  L'œuvre  de  Ghéops  court  aujourd'hui 
les  plus  grands  dangers  qu'elle  ait  traversés  depuis  six  mille  ans. 

Pour  moi,  j'estime  au  nombre  de  mes  grandes  jouissances  d'avoir 
contemplé  ce  monde  étrange,  peu  attrayant,  si  l'on  veut,  mais  sai- 
sissant au  plus  haut  degré,  et  d'avoir  eu  pour  guide,  en  ce  voyage 
chez  les  plus  vieux  d'entre  les  morts,  celui  qui  a  ouvert  l'accès  de 
leurs  tombeaux. 

Ernest  Renan. 


TOME  LVi.  —  1865.  44 


LA 


VILLE  DE   TRÊVES 


SON   HISTOIRE  ET  SES  MONUMENS 


A  quelques  lieues  de  notre  frontière  du  nord-ouest,  à  trois  heures 
à  peine  de  Metz ,  se  trouve  une  antique  cité  qui  a  gardé  un  nom 
longtemps  célèbre  dans  l'histoire,  celui  de  Trnnris,  aujourd'hui 
Trêves.  Elle  est  en  dehors  de  ces  routes  que  les  touristes  aiment  à 
suivre  avec  la  machinale  docilité  de  l'étincelle  qui  court  le  long  du 
fil  électrique.  Pour  gagner  Trêves  par  le  chemin  de  fer,  quand  on 
remonte  le  Rhin  ou  qu'on  le  descend,  il  faut  faire  un  long  détour  par 
Aix-la-Chapelle,  Liège  et  Luxembourg,  ou  par  Neun-Kirchen  et 
Sarrebruck,  et  on  sait  ce  que  c'est  qu'un  détour  multiplié  par  la 
lenteur  allemande.  Sur  dix  personnes  qui  visitent  la  vallée  du  Rhin, 
il  n'y  en  a  souvent  pas  une  qui  se  détourne  pour  voir  Trêves; 
parmi  les  rares  voyageurs  qui,  pour  se  souvenir  du  vieux  cenom  de 
Trêves  et  pour  avoir  vaguement  entendu  parler  de  ses  ruines  ro- 
maines et  des  beautés  pittoresques  de  la  Moselle,  se  décident  à 
quitter  les  routes  tracées,  plus  d'un  peut-être  revient  désappointé. 
C'est  que  Trêves  n'est  plus  aujourd'hui  que  le  chef-lieu  d'un  dé- 
partement prussien  et  de  la  seizième  division  militaire,  une  petite 
ville  de  province  où  trois  régimens  tiennent  garnison.  On  ne  trouve 
pas  ici  le  mouvement  et  le  bruit  de  Cologne,  de  Goblentz  ou  même 
de  Bonn;  pas  d'industrie,  pas  même  d'université;  des  rues  mornes 
comme  celles  de  l'une  de  ces  villes  qui  n'ont  plus  de  raison  d'être 
et  qui  ne  durent  que  par  la  force  de  l'habitude.  Pas  de  théâtre  qui 
mérite  ce  nom;  il  n'y  aurait,  pour  entretenir  une  troupe,  ni  un  petit 
souverain  mélomane  comme  à  Carlsruhe,  ni  une  nombreuse  et  riche 


LA    VILLE    DE    TREVES.  691 

société  bourgeoise  comme  à  Cologne.  Les  officiers,  qui  tiennent  ici 
le  haut  du  pavé,  passent  leur  temps  à  dresser  des  conscrits  sur  les 
places  et  les  promenades  désertes  et  à  étudier,  à  comparer  l'un  à 
l'autre  les  divers  crus  de  la  Moselle,  en  rêvant  de  Cologne  ou  de 
Berlin. 

11  y  a  pourtant  mieux  à  faire  à  Trêves.  Pour  peu  d'abord  que  l'on 
sache  goûter  les  paysages  aimables  et  tempérés,  on  trouvera  les 
environs  de  Trêves  disposés  à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux,  soit 
que  l'on  rentre  en  France  par  le  bassin  de  la  Sarre,  soit  que  l'on 
descende  vers  Goblentz  en  s' abandonnant  au  cours  de  la  Moselle. 
La  vallée  de  la  Moselle  est  toujours  aussi  fraîche,  aussi  verte,  aussi 
variée  d'aspect  que  du  temps  où  ses  beautés  naturelles  avaient  le 
pouvoir  d'inspirer  au  froid  versificateur  Ausone  quelques  vers  vrai- 
ment poétiques  et  charmans;  mais  ce  qui  intéressera  surtout  qui- 
conque ne  voyage  pas  uniquement  pour  s'étourdir  de  mouvement 
et  de  bruit,  ce  sont  les  imposans  édifices  qu'a  conservés  jusqu'à  nos 
jours  cette  ancienne  capitale  de  la  Gaule  belgique,  cette  cité  qui  fut 
de  fait,  pendant  un  siècle  environ,  la  capitale  de  l'empire  d'Occi- 
dent. Dans  ces  grandes  ruines  du  passé  qui  se  dressent  au-dessus 
des  maisons  de  la  ville  moderne,  dans  ces  débris  de  toute  espèce 
que  chaque  année  un  hasard  heureux  ou  des  fouilles  intelligentes 
font  sortir  du  sol,  il  y  a  de  quoi  intéresser,  de  quoi  retenir  pendant 
plusieurs  jours  l'historien  qui  sait  que  toute  l'histoire  n'est  pas  dans 
les  livres.  Ici  comme  à  Athènes,  comme  à  Rome,  on  ressent  quel- 
que chose  qu'il  est  plus  facile  d'éprouver  que  de  décrire.  Quand 
nous  nous  trouvons  en  présence  de  ces  lieux  historiques  auxquels 
tant  de  siècles  n'ont  point  réussi  à  enlever  leur  physionomie,  et  que 
nous  contemplons  ces  images,  ces  symboles,  ces  édifices  qui  sont 
autant  de  pensées  humaines  réalisées,  il  nous  semble  qu'un  charme 
magique  opère  en  nous;  notre  intelligence  se  replace  d'elle-même 
dans  la  disposition  où  étaient  habituellement  les  hommes  dont 
l'effort  a  imprimé  ces  formes  durables  à  la  matière;  des  milliers 
d'années  ne  nous  séparent  plus  d'eux;  au  lieu  de  nous  borner  à 
comprendre  par  le  raisonnement  quel  était  leur  mode  d'existence 
et  l'attitude  naturelle  de  leur  génie,  nous  le  devinons  par  une  sorte 
d:'intuition  et  comme  par  une  pénétrante  sympathie.  Il  y  a  un  sin- 
gulier plaisir  à  s'échapper  ainsi  à  soi-même,  à  franchir  ainsi  les 
limites  de  sa  courte  vie  et  de  son  être  borné.  C'est  un  rêve  que  le 
réveil  suit  trop  vite,  mais  dont  il  n'efface  pas  la  vive  impression; 
on  a  cru  un  instant  sentir  passer  en  soi  l'âme  des  races  ensevelies 
et  des  peuples  qui  ont  vécu. 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


Ante  Romam  Treviris  stetit  annis  mille  trecentis. 
Perstet,  et  aeterna  pace  fruatur!  Amen! 

Ce  distique  barbare,  dont  l'auteur  inconnu  traite  avec  tant  de 
sans-façon  les  règles  de  la  quantité  latine,  se  lit,  inscrit  en  grandes 
lettres  noires,  sur  la  façade  de  la  Maison-Rouge  y  élégant,  irrégu- 
lier et  bizarre  édifice,  construit  au  xv'"  siècle,  qui  passe  pour  avoir 
été  autrefois  l'hôtel  de  ville;  c'est  là  que  se  trouve  installée  aujour- 
d'hui la  meilleure  auberge  de  Trêves.  Ainsi  la  première  chose  qui 
frappe  ici  les  yeux  de  l'étranger,  c'est  cette  naïve  forfanterie  du 
patriotisme  local.  A  en  croire  l'interprète  anonyme  de  la  croyance 
populaire.  Trêves  serait  plus  vieille  que  Rome  de  treize  siècles  !  On 
ajoute  même  que  la  fondation  de  Trêves  serait  due  à  un  certain  Tre- 
beta,  fils  de  Ninus  et  de  Sémiramis.  Metz,  sa  voisine  sur  la  Mo- 
selle, est  plus  modeste  :  elle  se  contente  de  remonter  à  la  guerre 
de  Troie  et  de  se  donner  pour  premier  auteur  un  compagnon  d'Enée; 
il  lui  suffit  de  se  dire  contemporaine  de  Rome.  Quelque  fantastique 
que  puisse  paraître  toute  cette  chronologie,  les  traditions  relatives 
à  l'ancienneté  de  Trêves  jouissaient  au  moyen  âge  d'un  grand  cré- 
dit dans  toute  la  vallée  du  Rhin;  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  nous 
les  voyons  acceptées  par  ceux-là  mêmes  dont  la  vanité  aurait  eu  in- 
térêt à  les  contester.  On  lit  sur  la  tour  de  la  grosse  horloge  de  So- 
leure,  en  Suisse,  ces  deux  vers  qui  ne  valent  guère  mieux  que  ceux 
de  Trêves  : 

In  Celtis  nihil  est  Soloduro  antiquius,  unis 
Exceptis  Treviris,  quorum  ego  dicta  soror. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  Trévires  appartenaient  à  la  bran- 
che kymrique  de  la  race  gauloise;  sous  un  nom  qui  s'est  conservé, 
avec  une  légère  altération,  jusqu'à  nos  jours  (Trêves  en  français, 
Trier  en  allemand),  la  tribu  kymrique  qui  s'était  établie  sur  la  Basse- 
Moselle  jouissait  déjà  d'une  grande  réputation  de  richesse  et  de  puis- 
sance au  moment  où  Jules  César  attaqua  la  Gaule  chevelue.  «  Ce  peu- 
ple, dit  Jules  César  en  parlant  des  Trévires,  est  de  beaucoup  le 
plus  fort  en  cavalerie  de  toute  la  Gaule  ;  il  met  aussi  sous  les  armes 
une  nombreuse  infanterie,  et  son  territoire  va  jusqu'au  Rhin.  »  Les 
Trévires  formaient  comme  l' avant-garde  de  la  famille  celtique,  au 
nord-est  de  la  Gaule  belgique,  sur  la  rive  gauche  de  ce  grand  fleuve 
souverain  que  la  nature  semble  avoir  destiné  à  servir  de  frontière 
entre  les  empires  ;  leurs  habitudes  militaires  et  leur  ardeur  belli- 
queuse s'entretenaient  dans  une  lutte  incessante  contre  les  Ger- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  693 

mains,  qui  'commençaient  dès  lors  à  peser  sur  la  Gaule  et  à  lancer 
leurs  chevaux  dans  les  flots  du  Rhin.  La  nécessité  de  repousser 
ces  perpétuelles  attaques  occupait  toute  l'attention  des  Trévires  ;  le 
vainqueur  des  Helvètes  et  des  bandes  suèves  d'Arioviste  leur  appa- 
rut d'abord  comme  un  allié,  comme  un  libérateur;  en  57  avant 
notre  ère,  ils  laissèrent  écraser  par  les  légions,  sans  intervenir  dans 
la  lutte,  les  autres  Belges  leurs  frères,  Bellovaques,  Suessons,  INer- 
viens,  Ambiens,  Atrébates,  Ménapiens,  Éburons.  Au  bout  de  quel- 
que temps,  ils  s'aperçurent  que  le  protecteur  devenait  un  maître, 
et,  malgré  toutes  les  précautions  prises  par  César,  ils  s'associèrent 
au  soulèvement  qui  éclata  pendant  l'hiver  de  l'an  bh.  Un  de  leurs 
chefs,  Indutiomar,  qui  avait  des  premiers  signalé  le  danger  et  con- 
seillé  la  résistance,  tomba  glorieusement,  les  armes  à  la  main,  après 
avoir  manqué  détruire  le  corps  d'armée  de  Labiénus.  Son  nom  mé- 
rite d'être  inscrit  sur  la  liste  des  martyrs  de  l'indépendance  gau- 
loise, à  côté  de  ceux  d'Ambiorix,  de  Camulogène,  de  Gorrée,  de  Luc- 
ter  et  de  Vercingétorix. 

Distraits  par  de  nouvelles  attaques  des  Germains,  les  Trévires  ne 
s'étaient  que  faiblement  associés  à  l'héroïque  et  suprême  effort  que 
fit  échouer  la  chute  d'Alise.  Labiénus  n'eut  pas  de  peine,  pendant 
la  dernière  année  de  la  guerre,  à  obtenir  leur  soumission  définitive. 
Quand  Auguste  s'occupa  d'organiser  la  Gaule  transalpine,  que  Cé- 
sar avait  quittée  aussitôt  après  l'avoir  conquise,  et  de  régler  l'état 
des  différens  peuples  qui  l'habitaient,  les  Trévires  furent  rangés 
parmi  les  peuples  libres  {civitates  liberœ),  c'est-à-dire  qu'ils  ob- 
tinrent de  garder  leurs  usages  et  leurs  lois  et  de  se  gouverner  eux- 
mêmes  ,  sous  la  condition  de  payer  un  tribut  et  de  fournir  un  corps 
d'auxiliaires.  Leur  capitale,  dont  il  est  fait  alors  mention  pour  la 
première  fois  dans  l'histoire,  prit  le  nom  d'Augusta  Trevirorum. 

Les  Trévires  avaient  heureusement  choisi  l'emplacement  de  leur 
cité  principale,  de  leur  ville  du  milieu^  comme  on  disait  chez  les 
Gaulois.  Elle  s'était  élevée  à  peu  près  au  centre  de  leur  territoire, 
à  égale  distance  environ  du  Rhin,  frontière  de  la  Germanie,  et  de 
Bivodiirwn,  aujourd'hui  Metz,  capitale  des  Médiomatrikes.  Elle 
était  assise  sur  la  rive  droite  de  la  Moselle,  un  peu  au-dessous  de 
l'endroit  où  la  Sarre,  en  y  versant  ses  eaux,  la  rend  plus  aisément 
navigable  en  toute  saison.  Autour  du  point  où  durent  se  grouper 
les  premières  habitations,  tandis  que  les  collines  de  la  rive  gauche 
serrent  de  près  le  cours  du  fleuve,  celles  de  la  rive  droite  s'écar- 
tent de  la  berge  et  décrivent  un  vaste  cercle;  la  ville  naissante  de- 
vait donc  être  libre  de  se  répandre  dans  la  plaine  aussi  loin  qu'elle 
le  voudrait  et  de  s'entourer  de  spacieux  faubourgs.  De  fertiles  terres 
d'alluvion,  propres  à  la  culture  de  toutes  les  céréales,  forment 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  fond  de  la  vallée  de  la  Moselle  et  de  celles  de  ses  afiluens ,  par- 
tout où  elles  présentent  quelque  largeur;  les  pentes  des  coteaux 
sont  merveilleusement  propres  à  la  culture  de  la  vigne,  qui  com- 
mençait à  s'introduire  dans  la  Gaule  belgique  vers  le  temps  de  la 
conquête.  La  forêt,  qui  s'étendait  d'un  côté  jusqu'au  Rhin ,  de 
l'autre  jusqu'à  la  Meuse,  était  pleine  de  gibier  de  toute  sorte,  et  on 
y  chassait  sans  doute  encore  l'élan  et  l'aurochs,  ces  géans  de  notre 
jfaune,  que  le  défrichement  et  l'adoucissement  du  climat  ont  re- 
poussés depuis  vers  les  extrémités  septentrionales  de  l'Europe. 
Sous  les  chênaies  de  l'Ardenne  erraient  des  porcs  sans  nombre, 
croisés  avec  les  sangliers  et  presque  aussi  sauvages  qu'eux;  la  chair 
du  porc  occupait  une  place  importante  dans  l'alimentation  des  peu- 
ples gaulois.  Sur  le  lit  de  gravier  où  court  la  claire  et  rapide  Mo- 
selle, le  poisson  abondait,  et  on  peut  lire  dans  Ausone  le  nom  des 
espèces  variées  que  nourrissait  autrefois  la  féconde  rivière.  Le  sau- 
mon ne  se  rencontre  que  par  accident  aujourd'hui  dans  les  eaux 
de  Trêves  et  de  Metz  :  les  barrages  et  les  roues  des  usines  l'ont 
effrayé,  les  bateaux  à  vapeur  l'ont  mis  en  fuite;  mais  alors  il  re- 
montait la  rivière  jusqu'au  pied  des  Vosges.  La  Sarre  et  la  Moselle 
avaient  de  vastes  et  fraîches  prairies  où  tout  gros  bétail  pouvait 
prospérer;  c'était  là  aussi  que  grandissaient  et  que  venaient  se  re- 
faire, entre  deux  campagnes,  parmi  les  hautes  herbes  du  printemps 
et  les  plantureux  regains  de  l'automne,  les  chevaux  des  Trévires, 
de  ces  hardis  cavaliers,  heureux  rivaux  des  cavaliers  suèves.  Enfin 
ce  qui  permettait  de  jouir  avec  plus  de  sécurité  de  tous  ces  avan- 
tages, c'est  que  vingt  ou  vingt-cinq  heures  de  marche  à  travers  un 
pays  montagneux  et  boisé  séparaient,  en  ligne  directe,  la  capitale 
des  Trévires  du  Rhin,  limite  de  la  Germanie.  Si  l'ennemi  prétendait 
remonter  la  vallée  de  la  Mosel-le  et  en  suivre  les  longs  détours,  la 
distance  était  encore  bien  plus  grande.  Trêves  n'était  donc  pas  ex- 
posée à  être  enlevée  ou  tout  au  moins  inquiétée  par  un  coup  de 
main,  à  voir  un  jour,  en  se  réveillant,  les  pillards  suèves  dans  la 
plaine  et  l'incendie  dans  ses  faubourgs. 

Trêves  s'agrandit  et  se  développa  rapidement  sous  la  domination 
romaine.  Capitale  de  la  Gaule  belgique,  une  des  trois  nouvelles 
provinces  établies  par  Auguste,  elle  servait  de  résidence  au  gouver- 
neur [legatiis  Angusti  pro  prœtore)  que  nommait  l'empereur.  Les 
Trévires  fournissaient  aux  armées  qui  gardaient  la  frontière  du 
Rhin  des  corps  de  cavalerie  [alœ),  que  l'on  trouve  mentionnés  sur 
les  inscriptions  comme  dans  les  récits  des  historiens,  et  qui  se  dis- 
tinguèrent souvent  dans  la  guerre  de  Germanie.  Avant  le  règne 
même  de  Claude,  des  nobles  trévires,  s'étant  signalés  par  le  con- 
cours qu'ils  prêtaient  à  l'administration  romaine  ou  par  de  bril- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  695 

lans  exploits  à  la  tête  de  leur  contingent,  obtinrent  une  faveur  qui 
n'était  que  fort  rarement  accordée  aux  habitans  de  la  Gaule  cheve- 
lue :  ils  reçurent  le  titre  de  citoyens  romains. 

Au  moment  où  Jules  César  attaqua  l'indépendance  celtique,  une 
partie  de  l'aristocratie  gauloise  avait  déjà  commencé  à  se  laisser  ga- 
gner par  le  goût  du  bien-être  et  l'amour  du  luxe.  On  voit  par  les 
Commentaires  que,  dans  beaucoup  de  cités,  tandis  que  le  peuple 
voulait  résister  à  outrance  et  se  déclarait  prêt  à  tous  les  sacrifices, 
la  haute  classe,  après  les  premiers  échecs,  apportait  des  entraves  à 
la  défense,  recherchait  la  faveur  du  proconsul,  et  se  résignait  sans 
trop  d'effort  à  l'assujettissement,  déguisé  sous  le  nom  d'alliance  et 
d'amitié.  Après  la  conquête,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  cette 
disposition  devint  plus  marquée,  et  ce  changement  plus  sensible. 
Les  officiers  civils  et  militaires  envoyés  par  l'empereur,  les  négo- 
cians  italiens  qui  marchaient  toujours  sur  les  traces  des  armées  ro- 
maines, donnaient  aux  riches  gaulois  l'idée  et  l'exemple  d'un  nou- 
veau genre  de  vie  et  de  jouissances  qui  leur  avaient  été  inconnues 
jusqu'alors.  La  politique,  les  affaires,  la  curiosité,  avaient  poussé 
beaucoup  des  principaux  personnages  de  la  Gaule  transalpine  à 
faire  le  voyage  de  la  Province,  comme  on  appelait  d'un  seul  mot  la 
Narbonnaise,  déjà  toute  latinisée;  d'autres  avaient  été  jusqu'à  Rome 
et  avaient  contemplé  de  près,  non  sans  admiration,  les  splendeurs 
de  cette  cité  superbe,  où  s'élevaient  alors,  par  l'ordre  d'Auguste  et 
sous  sa  direction,  tant  de  somptueux  édifices.  Les  Gaulois,  partout 
où  ils  s'étaient  trouvés  en  présence  d'une  civilisation  supérieure,  ou 
du  moins  d'une  société  plus  riche  et  plus  raffmée,  mieux  pourvue 
d'arts  variés  et  plus  savante  en  plaisirs,  s'étaient  toujours  laissé  fa- 
cilement séduire  par  ce  spectacle,  et  s'étaient  montrés  imitateurs 
empressés  et  habiles  des  talens  et  des  vices  de  leurs  voisins;  tout  ce 
qui  charmait  les  sens,  tout  ce  qui  flattait  les  yeux,  tout  ce  qui  di- 
vertissait l'esprit,  les  avait  bien  vite  tentés  et  conquis.  11  en  fut  ici 
comme  dans  la  Gaule  méridionale  et  comme  dans  la  Gaule  asiatique: 
la  fusion  se  fit  avec  une  singulière  rapidité.  Tous  ceux  qui  avaient 
quelque  fortune  voulurent,  pour  l'augmenter,  entrer  en  relation 
avec  les  nouveau-venus,  et,  pour  en  mieux  jouir,  se  mettre  à  leur 
école  et  s'initier  à  leurs  arts.  Il  y  eut  donc  redoublement  d'activité 
et  surexcitation  de  toutes  les  forces.  La  hache  fit  de  grandes  trouées 
dans  les  bois,  la  culture  s'étendit  et  se  perfectionna.  Les  chaussées 
que  les  ingénieurs  romains  conduisaient  à  travers  marécages  et  fo- 
rêts, les  ponts  qu'ils  jetaient  sur  les  rivières,  permirent  d'amener 
plus  facilement  à  la  ville  les  produits  des  vergers  et  des  champs 
Sollicitée  par  le  commerce,  l'industrie  prit  naissance.  Les  débou- 
chés ne  manquaient  pas  aux  producteurs.  Sous  Auguste  et  Tibère, 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rome  travaillait  à  s'emparer  de  la  rive  droite  du  Rhin  pour  que 
ses  sujets  et  ses  colons  pussent  habiter  en  sûreté  la  rive  gauche. 
Sur  cette  étroite  et  longue  bande  de  terrain  dont  on  fit  la  double 
province  de  Germanie  se  trouvaient  groupés,  en  moyenne,  près  de 
cinquante  mille  légionnaires  et  à  peu  près  autant  de  soldats  auxi- 
liaires. Ajoutez  que  partout  se  construisaient  alors  des  châteaux  forts 
sur  les  bords  du  Rhin  et  dans  les  vallées  qui  viennent  y  aboutir;  des 
villes  se  bâtissaient,  où  affluait  une  population  mêlée  des  élémens 
les  plus  divers.  C'étaient,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  des 
fonctionnaires  romains,  avec  leur  suite  souvent  nombreuse;  c'é- 
taient des  vétérans,  fils  de  l'Italie  ou  soldats  des  cohortes  auxiliaires 
recrutées  sur  tous  les  points  de  l'empire,  qui  avaient  épousé  des 
femmes  gauloises  ou  germaines,  et  qui,  leur  congé  obtenu,  res- 
taient dans  la  contrée  où  étaient  nés  leurs  enfans;  c'étaient  de  pe- 
tits marchands,  accoutumés  à  suivre  les  armées  et  à  spéculer  sur 
les  besoins,  les  goûts  et  les  vices  du  légionnaire;  c'étaient  enfin  des 
hommes  du  pays,  gens  de  métier,  sûrs  de  trouver  du  travail  là  où 
tout  était  à  créer,  propriétaires  et  chefs  indigènes  séduits  par  les 
douceurs  de  la  vie  citadine.  11  y  avait  donc  là  tout  un  peuple,  toute 
une  société  nouvelle  à  pourvoir  et  à  nourrir.  Bientôt  reliée  au  centre 
de  la  Gaule  par  une  grande  voie  dont  on  retrouve  encore  mainte- 
nant les  traces  en  plusieurs  endroits,  et  qui  allait  aboutir  à  la  riche 
capitale  des  Rèmes,  Burocortorum,  aujourd'hui  Reims,  Trêves  était 
admirablement  placée  pour  servir  d'entrepôt.  On  ne  peut  donc  dou- 
ter, quoique  les  détails  nous  manquent,  que  Y  oppidum  celtique  des 
Trévires  n'ait  bientôt  vu  s'élever,  au  milieu  de  ses  anciennes  mai- 
sons aux  parois  faites  de  claies  revêtues  de  terre  battue,  aux  toits 
couverts  de  chaume  ou  de  paille  hachée  et  pétrie  avec  de  l'argile, 
des  demeures  plus  vastes  et  plus  commodes,  ornées  de  ces  pein- 
tures murales,  de  ces  stucs,  de  ces  meubles  d'une  sévère  élégance, 
que  l'on  admire  à  Pompéi.  La  génération  des  compagnons  d'armes 
de  Vercingétorix  n'avait  pas  encore  disparu  que  déjà  la  plupart  des 
nobles  gaulois  se  piquaient  de  parler  la  langue  et  de  copier  les  ma- 
nières de  leurs  vainqueurs.  C'était  en  partie  désir  inné  d'apprendre, 
de  briller  et  de  jouir,  goût  instinctif  du  luxe  et  de  l'éclat,  en  partie 
calcul  d'ambition  et  envie  d'attirer  sur  soi  les  yeux  et  la  faveur  de 
l'empereur  et  de  ses  délégués.  On  sait  la  politique  qu'Auguste  avait 
inaugurée  en  Gaule,  et  que  suivirent  ses  successeurs  immédiats  :  ce 
qu'ils  tentèrent,  ce  qu'ils  voulurent  avec  persévérance  et  succès, 
c'était  détruire  les  anciennes  associations,  effacer  les  vieux  noms  et 
les  vieux  souvenirs,  dépayser  les  Gaulois,  si  l'on  peut  ainsi  parler, 
ôter  à  la  Gaule  la  conscience  et  la  mémoire.  On  comprend  que  le 
gouvernement  romain  ne  dut  pas  être  avare  de  ses  encouragemens- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  697 

et  de  ses  récompenses  pour  ceux  des  Gaulois  qui  l'aidaient  dans 
son  entreprise,  qui  se  faisaient  ses  instrumens  et  ses  complices. 

11.  y  avait  pourtant  quelques  âmes  plus  fières  qui  résistaient  en- 
core à  la  tentation,  et  qui  se  raidissaient  contre  l'exemple;  tout  en 
ne  laissant  rien  paraître  de  leurs  sentimens,  elles  conservaient  en 
secret  le  culte  et  le  regret  de  l'ancienne  liberté,  et  n'avaient  point 
perdu  toute  espérance  de  la  voir  renaître  un  jour  dans  la  Gaule  af- 
franchie par  leur  courage.  Nulle  part  ces  pensées  et  ces  dispositions 
n'étaient  mieux  justifiées  que  chez  les  Trévires  :  ils  avaient  assez 
peu  souffert  dans  la  grande  lutte  dont  le  principal  effort  avait  porté 
sur  les  peuples  de  la  Gaule  centrale;  depuis  l'établissement  delà 
domination  romaine,  pendant  que  la  paix  dont  jouissait  la  Gaule 
l'es  aidait  à  fermer  leurs  blessures  et  à  réparer  leurs  foi  ces,  les  Tré- 
vires avaient  envoyé  l'élite  de  leur  jeunesse  s'exercer  à  l'école  des 
légions,  dans  les  rudes  campagnes  de  Germanie,  et  leurs  chefs  se 
former  au  commandement  sous  des  capitaines  comme  Drusus,  Ti- 
bère et  Germanicus.  Les  Trévires  étaient  alors.  Tacite  le  dit  expres- 
sément, la  population  la  plus  belliqueuse  de  la  Gaule  ;  ils  ne  se  fai- 
saient pas  faute  de  mépriser  la  mollesse  des  autres  Gaulois,  qui 
avaient  bien  vite  perdu  l'habitude  et  le  goût  des  armes;  ils  allaient 
même,  pour  mieux  faire  sentir  la  différence,  jusqu'à  vouloir  se  don- 
ner pour  les  frères  de  ces  Germains  qu'ils  étaient  accoutumés  à 
combattre.  Nerviens  et  Trévires  se  vantaient  d'avoir  dans  les  veines 
plus  de  sang  teutonique  que  de  sang  celtique.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
cette  prétention,  qui  ne  paraît  point  justifiée,  c'est  du  pays  des 
Trévires  que  partirent  les  dernières  protestations  armées  contre  la 
domination  romaine.  En  l'an  21  de  notre  ère,  un  noble  Trévire, 
Julius  Florus,  l'un  des  personnages  principaux  de  sa  cité,  conspira 
avec  l'Éduen  Julius  Sacrovir,  lui  aussi  un  des  chefs  de  sa  nation, 
pour  délivrer  la  Gaule  des  Romains.  11  était  déjà  trop  tard;  trop 
de  liens  d'habitude  et  d'intérêt  rattachaient  la  Gaule  à  l'Italie; 
l'influence  romaine  avait  déjà  trop  profondément  pénétré.  Un  fait 
curieux,  qui  prouve  avec  quelle  promptitude  s'était  opérée  cette 
transformation,  c'est  que,  dès  l'époque  de  Tibère,  en  Gaule  aussi 
bien  qu'en  Galatie,  tous  les  noms  gaulois  ont  disparu,  au  moins 
dans  la  haute  classe.  Ces  chefs  mêmes,  qui  s'apprêtent  à  braver  la 
puissance  romaine  au  nom  de  la  vieille  patrie  celtique,  n'ont  plus 
que  des  noms  latins,  Julius  Florus,  Julius  Sacrovir,  noms  qui  rap- 
pellent l'un  et  l'autre  le  conquérant  dont  la  main  puissante  avait 
terrassé,  une  fois  pour  toutes,  l'héroïque  nation.  C'était  là  comme 
un  signe  de  vasselage,  comme  un  secret  aveu  de  sujétion  sans  es- 
poir et  de  subordination  enfin  acceptée.  Florus  et  Sacrovir  eurent 
beau  choisir  avec  assez  d'à-propos,  pour  donner  le  signal  de  la  ré- 


698  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Yolte ,  le  moment  où  la  mort  de  Germanicus  semblait  avoir  affaibli 
et  désarmé  l'empire;  ils  eurent  beau  nouer  des  intelligences  jusque 
dans  les  cités  de  l'Aquitaine  et  les  soulever  un  instant,  envoyer 
partout  des  agens  dévoués  qui  rappelaient  aux  Gaulois  la  gloire  de 
leurs  pères  et  leur  représentaient  la  lourdeur  des  impôts  et  les 
durs  caprices  des  gouverneurs  :  dès  qu'elle  osa  montrer  la  tête, 
la  rébellion  fut  écrasée  chez  les  Trévires  comme  chez  les  Éduens. 
C'était  dans  les  clairières  de  la  vaste  et  sombre  forêt  d'Ardenne 
[ar-duîrm,  la  profonde)  que  Florus  avait  commencé  à  réunir  ses 
partisans;  mais  il  n'avait  réussi  à  séduire  qu'un  bien  petit  nombre 
de  ces  cavaliers  trévires ,  accoutumés  à  servir  auprès  des  légions, 
qui  auraient  pu  rendre  peut-être  la  lutte  un  instant  sérieuse.  Les 
troupes  ou  plutôt  les  bandes  qu'il  mit  sur  pied  n'étaient  composées 
que  d'un  ramassis  de  gens  sans  aveu  et  de  quelques  cliens  dévoués, 
suivant  l'ancienne  coutume  gauloise,  à  la  fortune  de  leur  patron; 
aussi  ne  tinrent- elles  pas  un  instant  devant  des  détachemens  de 
l'armée  de  Germanie ,  envoyés  en  toute  hâte  sur  les  lieux  par  les 
commandans  romains.  Florus  se  cacha  pendant  quelques  semaines 
au  plus  épais  des  bois.  Il  y  a  encore  au  nord  du  département  de  la 
Moselle  et  dans  le  Luxembourg  d'obscures  forêts  dans  lesquelles  le 
proscrit  ou  la  bête  fauve  peut  dérober  longtemps  sa  trace  au  soldat 
ou  au  chasseur;  il  y  a  d'impénétrables  fourrés  d'épine  noire  où  hé- 
sitent à  s'engager,  pour  atteindre  le  sanglier,  les  chiens  les  plus 
ardens,  les  veneurs  les  plus  passionnés.  C'était  bien  pis  alors,  quand 
il  n'y  avait  guère  à  travers  ces  broussailles  d'autres  passages  que 
les  étroits  sentiers  frayés  et  foulés  par  le  gibier.  La  haine  sut  pour- 
tant découvrir  la  retraite  du  fugitif;  un  autre  chef  trévire,  ennemi 
personnel  de  Julius  Florus,  se  mit  à  la  tête  des  cavaliers  envoyés 
à  sa  poursuite ,  et  guida  leurs  pas  à  travers  les  halliers  et  les  clai- 
rières. Se  sentant  serré  de  près ,  le  malheureux  Florus  se  donna  la 
mort  de  ses  propres  mains.  Presque  au  même  moment,  Sacrovir 
finissait  de  même  à  Autun  ;  il  n'avait  pas  opposé  plus  de  résistance 
aux  légions,  et  son  entreprise  aventureuse  n'avait  pas  un  instant 
paru  offrir  plus  de  chances  de  succès. 

Malgré  ce  triste  dénoûment,  les  projets  de  Julius  Florus  et  de  son 
associé  ne  périrent  point  avec  eux;  ils  furent  repris,  cinquante  ans 
plus  tard,  par  d'autres  Trévires,  Classions  et  Julius  Tutor.  C'était 
pendant  que  durait  l'ébranlement  profond  causé  dans  tout  l'empire 
par  la  chute  de  Néron.  Tandis  que  d'éphémères  césars  se  disputaient 
le  monde  et  s'arrachaient  l'Italie,  tandis  que  les  armées  romaines, 
jalouses  et  ennemies  l'une  de  l'autre,  ne  songeaient  qu'à  faire  cha- 
cune son  empereur  qui  lui  donnât  part  aux  fruits  de  la  victoire, 
ceux  des  peuples  sujets  qui  avaient  conservé  quelque  énergie  et 


LA.    VILLE    DE    TREVES. 

quelque  fierté,  durent  naturellement  songer  à  mettre  à  profit  ces 
temps  d'anarchie.  L'énorme  édifice  de  la  domination  romaine  ne 
craquait-il  point  de  toutes  parts?  ne  semblait-il  pas  à  la  veille  de 
se  disjoindre  et  de  s'écrouler  tout  entier?  Ce  Capitole,  vers  lequel 
étaient  tournés  les  yeux  de  toutes  les  nations  et  auquel  la  cité  reine 
aimait  elle-même  à  rattacher  ses  destinées,  ne  venait-il  pas  de  s'a- 
bîmer dans  les  flammes?  Les  druides  surtout  faisaient  valoir  ces 
présages  et  échauffaient  les  imaginations.  Quoique  leur  nombre  fût 
déjà  très  diminué  et  leur  autorité  très  affaiblie,  ils  avaient  survécu 
aux  édits  et  à  la  persécution  de  Claude  ;  au  milieu  de  l'agitation  et 
du  trouble  qui  se  répandaient  alors  dans  la  Gaule,  à  peu  près  aban- 
donnée à  elle-même,  on  les  voyait  reparaître,  ranimant  des  souve- 
nirs mal  éteints,  annonçant  dans  un  langage  mystique  et  coloré  que 
les  temps  étaient  accomplis,  qu'une  nouvelle  période  allait  s'ouvrir 
pour  le  genre  humain,  que  le  ciel  s'apprêtait  à  transférer  la  supré- 
matie aux  peuples  transalpins  et  à  leur  donner  le  sceptre  du  monde. 
Les  Trévires  étaient  restés  fidèles  à  l'empire  sous  Galigula,  sous 
Claude,  sous  Néron  même.  Galigula  était  né  et  avait  grandi  au  mi- 
lieu d'eux,  auprès  de  sa  mère  Agrippine,  qui  passait  fhiver  à  Trêves 
quand  son  glorieux  époux  ne  lui  permettait  pas  de  partager  ses  fa- 
tigues et  ses  dangers.  Claude  était  le  frère  de  ce  Germanicus  dont 
la  mémoire  était  restée  chère  à  toute  la  Gaule  et  aux  Germains 
même  qu'il  avait  domptés  ;  quelque  chose  du  même  prestige  cou- 
vrait encore,  malgré  tous  ses  crimes,  Néron,  le  petit-fils  du  héros. 
Lorsque  C.  Julius  Vindex  avait  soulevé  contre  Néron  la  Narbon- 
naise,  la  Lyonnaise  et  l'Aquitaine,  les  Belges  s'étaient  joints  aux 
légions  du  Rhin  pour  marcher  contre  lui  et  l'écraser.  Galba,  quoi- 
que bientôt  reconnu  par  toute  la  Gaule,  avait  sévi  contre  tous  ceux 
qui  avaient  combattu  Vindex.  Ainsi,  pendant  qu'il  dépouillait  les 
Lingons  d'une  partie  de  leur  territoire,  il  ôtait  aux  Trévires  leur 
liberté  pour  les  réduire  au  rang  de  sujets  provinciaux;  de  là  dans 
toute  la  Belgique  un  profond  mécontentement.  Yitellius,  proclamé 
par  l'armée  de  Germanie,  avait  été  aussitôt  accueilli  et  soutenu  par 
toute  la  Gaule  septentrionale;  mais  Yitellius  emmena  en  Italie  l'é- 
lite des  troupes  qui  défendaient  les  abords  du  Rhin.  11  avait  à  peine 
franchi  les  Alpes  que,  sur  la  frontière  de  la  Belgique  et  des  deux 
Germanies,  l'une  et  l'autre  dégarnies  et  presque  abandonnées,  écla- 
tait l'insurrection  dos  Bataves.  Elle  était  provoquée  et  dirigée  par 
Civilis,  barbare  d'un  hardi  génie,  qui  savait  assez  l'histoire  de  cette 
Rome  qu'il  haïssait  pour  s'annoncer  comme  l'émule  des  Annibal 
et  des  Sertorius.  Les  Trévires  commencèrent  par  essayer  de  cou- 
vrir l'empire  :  ils  construisirent  à  travers  leur  territoire  un  vaste 
retranchement  destiné  à  protéger  leur  capitale  et  à  arrêter  la  mar- 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

che  des  Germains ,  ils  parurent  disposés  à  combattre  à  côté  de  ce 
qui  restait  de  ces  vaillantes  armées  du  Rhin,  leurs  vieilles  compa- 
gnes de  fatigue  et  de  gloire;  mais  les  troupes  romaines,  mal  com- 
mandées, trahies  ou  se  croyant  trahies  par  leurs  chefs,  se  firent 
vaincre  et  reculèrent,  tandis  que  Civilis,  par  les  égards  qu'il  témoi- 
gnait, par  les  promesses  qu'il  faisait  aux  soldats  et  aux  officiers 
gaulois  tombés  entre  ses  mains,  ébranlait  les  esprits  des  Belges  et 
les  poussait  à  la  révolte.  Cependant  Vitellius  avait  succombé  devant 
les  généraux  de  Vespasien,  que  les  légions,  malgré  leurs  comman- 
dans.  secrètement  gagnés,  s'obstinaient  à  ne  point  vouloir  recon- 
naître. L'incertitude  et  le  trouble  étaient  partout,  aussi  bien  chez  les 
défenseurs  officiels  de  l'empire  que  chez  ces  sujets  à  qui  Rome  ne 
semblait  plus  capable  d'accorder  une  protection  efficace  contre  les 
barbares  du  nord,  contre  un  Arioviste,  contre  un  Arminius  nouveaux. 
C'est  alors  qu'un  chef  trévire  prit  une  audacieuse  initiative,  qui 
pouvait  changer  tout  le  cours  des  événemens.  Classicus,  c'est  le 
seul  nom  que  lui  donnent  les  historiens  latins,  était  à  la  tête  de  la 
cavalerie  trévire.  «C'était,  dit  Tacite,  par  sa  naissance  et  sa  ri- 
chesse, le  premier  personnage  de  sa  nation;  il  descendait  des  an- 
ciens rois  du  pays,  et  sa  maison  avait  fait  grande  figure  dans  la 
paix  et  dans  la  guerre;  il  aimait  à  se  vanter  que,  dans  sa  famille, 
on  avait  toujours  été  plutôt  ennemi  qu'arai  des  Romains.  »  Était-it 
issu  de  cet  Indutiomar  qui  avait  lutté  contre  le  conquérant  des 
Gaules?  Comptait- il  aussi  Julius  Florus  parmi  ses  ancêtres?  C'est 
ce  que  nous  ignorons.  Toujours  est-il  qu'aidé  par  un  autre  officier 
trévire,  Julius  Tutor,  à  qui  Vitellius  avait  récemment  confié  la  garde 
du  Rhin,  il  décida  les  Trévires  à  la  révolte;  Julius  Sabinus  entraî- 
nait en  même  temps  les  Lingons.  La  Gaule  belgique,  déjà  remuée 
par  les  prédications  et  les  prophéties  des  druides,  fut  bientôt  tout 
entière  en  armes.  Depuis  Claude,  les  habitans  de  la  Gaule  chevelue 
pouvaient  recevoir  le  titre  de  citoyens  romains;  Vitellius,  emmenant 
pour  conquérir  l'Italie  l'élite  de  ses  troupes,  avait  comblé  les  vides 
que  son  départ  laissait  dans  les  légions  de  Germanie  en  y  versant 
beaucoup  de  ces  nouveaux  citoyens.  Un  grand  nombre  de  ces  re- 
crues étaient  peu  disposées  à  tourner  leurs  armes  contre  leurs 
frères  et  à  mourir  pour  l'honneur  militaire  de  Rome.  La  désertion 
se  mit  dans  leurs  rangs;  les  légions  laissèrent  des  émissaires  de 
Classicus  donner  la  mort  au  chef  qui  essayait  de  les  retenir  dans  le 
devoir,  et,  se  sentant  serrées  entre  les  Germains  et  les  Belges, 
entre  Civilis  et  Classicus,  elles  perdirent  la  tête,  elles  se  rendirent 
sans  condition,  et  prêtèrent  serment  à  Yeyyipire  des  Gaules^  devant 
Classicus,  assis  sur  son  tribunal  au  milieu  du  camp,  en  costume  de 
général  romain.  L'armée  de  la  Germanie  supérieure,  cernée  aussi- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  701 

tôt  après  par  Tutor,  auprès  de  Mayence,  prit,  malgré  ses  officiers, 
qui  furent  mis  à  mort,  les  mêmes  engagemeus.  Un  autre  corps,  qui 
se  défendait  depuis  longtemps  contre  Civilis,  dans  le  Vieux-Camp 
(Santen,  dans  le  pays  de  Clèves^,  eut  beau  accepter  les  mêmes 
conditions:  il  fut,  au  mépris  de  la  capitulation,  massacré  tout  entier 
par  les  Bataves  et  les  Germains. 

Le  serment  imposé  aux  troupes  romaines  indique  jusqu'où  allaient 
en  ce  moment  les  espérances  des  chefs  insurgés.  Maîtres,  par  l'al- 
liance de  Civilis,  de  tout  le  cours  du  Rhin  et  de  la  Gaule  septentrio- 
nale, Classicus,  Sabinus  et  Tutor  ne  se  contentaient  plus  de  penser 
à  s'affranchir;  ils  voulaient  substituer  l'empire  gaulois  à  l'empire 
romain,  ils  songeaient  à  franchir  les  Alpes  et  parlaient  de  recom- 
mencer l'expédition  des  Senons  leurs  aïeux,  d'aller  brûler  une  se- 
conde fois  cette  Rome  que  ne  sauverait  plus  son  Capitole,  au- 
jourd'hui réduit  en  cendres  par  le  bras  des  Romains  eux-mêmes, 
acharnés  à  leur  propre  perte.  Les  Gaulois ,  comme  après  eux  les 
Français,  se  sont  toujours  montrés  aisément  eni\Tés  d'un  premier 
succès  et  prompts  à  croire  fait  ce  qu'Us  désirent.  C'était  aussi  un 
événement  inoui  jusqu'alors  que  cette  défection  de  deux  années 
romaines,  consentant,  presque  sans  combat,  à  incliner  leurs  aigles 
devant  un  Trévire ,  et  engageant  leur  foi  à  cette  Gaule  qui  avait 
coutume  de  trembler  au  bruit  de  leurs  pas.  On  sent  encore,  à  l'in- 
dignation contenue  avec  laquelle  Tacite  raconte  toutes  ces  péri- 
péties, à  celle  qu'il  laisse  éclater  dans  les  paroles  qu'U  prête  à 
Vocula,  combien  l'orgueil  romain  dut  souffrir  d'un  pareil  affront, 
Rome,  dès  que  l'ordre  se  rétablirait  sous  l' habile  et  ferme  Vespa- 
sien.  chercherait  sans  doute  à  venger  cette  injure;  mais  ce  prince 
n'était  pas  encore  arrivé  en  Italie,  et  la  Gaule  avait  tout  le  temps 
nécessaire  pour  se  concerter  et  organiser  la  résistance,  au  besoin 
même  pour  prendre  l'offensive.  Ce  qui  la  perdit,  ce  furent,  sous 
Yespasien  comme  sous  Jules  César,  ses  dissions  intestines.  L'em- 
pire des  Gaules  aurait  été  plus  grand  que  ne  l'est  aujourd'hui  l'em- 
pire français,  il  aurait  eu  cette  rive  gauche  du  Rhin  que  nous  avons 
su  conquérir  et  que  nous  n'avons  pas  su  garder:  mais  beaucoup  de 
siècles  devaient  encore  s'écouler,  plus  d'une  invasion  passer  sur 
notre  sol  et  bien  du  sang  l'abreuver,  de  nombreuses  générations 
et  beaucoup  de  grands  hommes  s'user  à  la  tâche,  avant  que  se  fon- 
dât l'unité  française,  avant  que  fussent  réunies  dans  un  seul  e: 
même  effort  toutes  les  populations  qui  habitent  le  pays  compris 
entre  les  Alpes  et  les  Pyrénées,  la  Méditerranée  et  la  Manche, 
l'Océan  et  le  Rhin. 

Les  armées  romaines  n'avaient  pas  franchi  les  Alpes ,  que  déjà 
la  guerre  civile  avait  éclaté  en  Gaule.  Julius  Sabhius,  avec  ses 


702  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lingons,  avait  attaqué  les  Séquanes,  restés  fidèles  à  l'alliance  ro- 
maine, et  s'était  fait  battre.  Pour  mettre  fm  à  ces  luttes  fratricides, 
les  Rêmes  convoquèrent  dans  leur  capitale,  Durocortorum,  une  as- 
semblée de  tous  les  délégués  de  la  Gaule.  L'heure  était  solennelle. 
La  Gaule  paraissait  livrée  à  elle-même  et  maîtresse  de  son  propre 
sort.  Les  Gaulois  avaient  été  jusqu'à  la  conquête  romaine  les  enfans 
terribles  de  l'ancien  monde;  ils  s'étaient  joués  en  toute  sorte  de 
hardis  caprices  et  d'aventureuses  expéditions;  ils  avaient  touché  à 
tout  et  brisé  tout  ce  qu'ils  touchaient;  ils  avaient  eu,  en  toute  en- 
treprise ,  et  que  n'avaient-ils  pas  tenté?  des  débuts  brillans, 
foudroyans,  pour  arriver  bientôt  à  de  subits  échecs,  à  des  chutes 
rapides  et  profondes.  Il  s'agissait  de  savoir  si,  après  avoir  détruit, 
ils  sauraient  fonder,  après  avoir  conquis,  administrer,  après  avoir 
secoué  le  joug  romain,  dérober  à  Rome  cet  art  de  commander  qui 
lui  avait  donné  l'empire  du  monde. 

Dans  ce  grave  débat,  les  Rêmes,  ces  cliens  obstinés  de  Rome, 
qui  avaient  commencé  à  douter  et  à  désespérer  de  la  liberté  cel- 
tique avant  même  qu'elle  fût  sérieusement  menacée ,  se  firent  les 
défenseurs  de  l'ordre  établi,  les  avocats  du  repentir  et  de  la  fidélité 
soumise;  ils  traitèrent  l'empire  gaulois  de  vain  fantôme  :  c'était, 
dirent-ils,  entre  la  tutelle  bienfaisante  de  Rome  et  la  domination 
tyrannique  des  avides  et  cruels  Germains  que  la  Gaule  avait  à 
choisir.  Les  Trévires,  qui  s'étaient  mis,  dès  le  premier  jour,  à  la 
tête  du  mouvement,  firent  au  contraire  appel  aux  vieux  souvenirs 
d'indépendance,  au  patriotisme,  à  l'ambition  nationale.  L'assemblée 
parut  un  moment  se  laisser  entraîner  par  ces  exhortations  et  séduire 
par  ces  brillantes  perspectives;  mais  lorsqu'il  fut  question  de  poser 
les  bases  de  Y  empire  gaulois ,  toutes  les  anciennes  rivalités  écla- 
tèrent. Avant  même  d'avoir  commencé  d'être,  le  nouveau  royaume 
était  déjà  scindé  en  provinces  rivales,  voué  à  une  profonde  et  lamen- 
table anarchie.  Avec  leur  ordinaire  mobilité,  ces  vifs  esprits  aper- 
çurent toutes  les  difficultés ,  tous  les  dangers  auxquels  on  les  pous- 
sait :  «  le  dégoût  de  l'avenir,  dit  Tacite,  fit  aimer  le  présent.  »  II 
serait  trop  long  de  raconter  en  détail  la  débâcle  qui  suivit,  com- 
ment, à  l'approche  des  troupes  de  Vespasien,  les  légions  qui  avaient 
trahi  Rome  retournèrent  à  leurs  anciens  drapeaux,  comment  les 
Trévires,  les  Lingons  et  les  Nerviens,  qui  avaient  seuls  persisté 
dans  la  révolte,  se  firent  battre  les  uns  après  les  autres,  sans  avoir 
su  concerter  leurs  efforts,  ni  donner  à  Civilis  le  temps  d'arriver  à 
leur  aide.  Glassicus  et  Tutor,  ces  derniers  et  malheureux  champions 
de  l'indépendance  gauloise,  allèrent,  avec  cent  treize  sénateurs 
îrévirois  compromis  dans  la  révolte,  vieillir  et  mourir  loin  de  leur 
patrie,  parmi  les  Germains  d'outre-Rhin. 


LA    VILLE    DE    TREVES.  70S 

L'issue  de  la  révolte  et  de  la  guerre  faillit  être  fatale  à  cette  or- 
gueilleuse Trêves  qui  se  croyait  déjà  devenue  la  capitale  d'un  grand 
royaume.  Trêves  se  réveilla  de  ce  beau  songe  aux  furieuses  cla- 
meurs des  légions  de  Géréalis ,  qui  demandaient  à  grands  cris 
l'ordre  de  piller  et  d'incendier  la  cité  rebelle,  la  patrie  de  Glassicus 
et  de  Tutor,  la  prétendue  Rome  gauloise.  Il  fallut,  pour  contenir 
les  soldats,  toute  la  prudence  et  la  vigueur  de  Géréalis  ;  ce  digne 
lieutenant  de  l'habile  et  sage  Vespasien  se  refusa  énergiquement  à 
marquer  en  Gaule,  par  de  sanglantes  vengeances,  les  débuts  du 
nouveau  règne.  Les  événemens  de  la  dernière  guerre  n'avaient- ils 
pas  montré  combien  la  Gaule  était  déjà  plus  profondément  romaine 
qu'elle  ne  le  savait  elle-même,  par  quels  forts  et  secrets  liens 
d'habitudes  et  d'intérêts  elle  était  déjà  rattachée  à  l'Italie,  tandis 
qu'elle  sentait  dans  les  Germains,  ces  alliés  d'un  moment  qu'elle 
n'avait  point  acceptés  sans  hésitation  et  sans  effroi,  d'héréditaires 
et  impatiens  ennemis,  de  farouches  conquérans  que  Rome  seule 
était  capable  d'arrêter  sur  la  rive  du  fleuve  et  de  rejeter  dans  leurs 
marécages  et  leurs  forêts? 

A  partir  de  ce  moment,  pendant  près  de  deux  siècles,  l'histoire 
ne  nous  apprend  plus  rien  de  la  Gaule,  surtout  de  la  Gaule  belgi- 
que.  L'effort  de  la  pression  barbare,  sous  les  Antonins,  se  porta 
plutôt  sur  la  frontière  du  Danube  et  des  Alpes  que  sur  celle  du  Rhin. 
Gardées  par  des  tribus  germaines  établies  dans  les  limites  de  l'em- 
pire, les  deux  Germanies  couvraient,  comme  d'une  forte  barrière» 
la  Lyonnaise  et  la  Belgique,  qui,  pendant  toute  cette  période,  n'eu- 
rent même  pas  à  craindre  une  fois  pour  leur  sécurité.  Aucune  pro- 
vince de  l'empire,  pas  même  l'Italie,  n'était  alors  plus  riche  et  plus 
prospère  que  la  Gaule;  nulle  ne  profita  mieux  du  gouvernement  de 
ces  bons  et  grands  princes  dont,  maintenant  même,  après  tant  de 
siècles  écoulés,  on  ne  peut  prononcer  le  nom  sans  quelque  respect. 
Nous  ne  voyons  pas  qu'Hadrien,  qui  décora  de  tant  de  beaux  édi- 
fices les  villes  de  la  Gaule  narbonnaise,  ait  rien  fait  pour  Trêves  et 
pour  les  autres  cités  de  la  Gaule  belgique  ;  mais  un  fait  attesté  par 
un  écrivain  du  iv^  siècle  montre  quelle  situation  Trêves  occupait 
dans  l'empire  vers  la  fin  du  m''.  En  275,  quand  le  sénat  romain, 
sur  l'invitation  des  soldats,  fatigués  de  faire  et  de  défaire  les  empe- 
reurs, eut  désigné  pour  ce  haut  rang  le  sénateur  Tacite,  cet  illustre 
corps  fut  saisi  d'un  accès  de  joie  et  de  vanité  un  peu  puérile;  sem- 
blant craindre  de  ne  pas  conserver  longtemps  un  privilège  qu'il 
était  tout  étonné  d'avoir  recouvré  comme  par  enchantement,  il  se 
hâta  d'annoncer  aux  principales  villes  de  l'empire  la  marque  de  dé- 
férence que  venaient  de  lui  donner  les  légions  et  de  leur  notifier 
l'élection  de  Tacite.  Ces  lettres  furent  adressées  aux  sénats  de  Car- 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

thage,  d'Ântioche,  d'Aquilée,  de  Milan,  d'Alexandrie,  de  Thessalo- 
nique  et  d'Athènes,  ainsi  qu'à  celui  de  Trêves.  Voici  la  lettre  en- 
voyée à  Trêves  :  «  L'auguste  sénat  de  Rome  à  la  curie  de  Trêves. 
—  Comme  vous  êtes  libres  et  que  vous  l'avez  toujours  été,  vous 
vous  réjouirez,  croyons-nous,  de  ce  qui  vient  de  se  passer.  Le  droit 
de  choisir  le  prince  a  été  rendu  au  sénat,  et  tous  les  appels  ressor- 
îiront  désormais  du  préfet  de  la  ville.  » 

On  le  voit,  Trêves  est  la  seule  ville  de  la  Celtique  à  qui  le  sénat 
de  Rome  fasse  le  même  honneur  qu'aux  plus  célèbres  cités  de  l'an- 
cien monde,  Athènes,  Corinthe,  Alexandrie,  Carthage.  C'est  que, 
pendant  le  cours  du  iii^  siècle,  Trêves  s'était  trouvée,  à  plusieurs 
reprises,  la  résidence  des  empereurs,  et  de  fait,  sinon  par  une  offi- 
cielle proclamation,  la  capitale  de  l'empire.  La  confédération  des 
Francs  apparaît  dans  l'histoire  vers  250;  elle  réunit,  sous  une  fiêre 
et  menaçante  dénomination  (les  hardis,  les  indomptables),  ces 
Istewungs,  ces  Germains  occidentaux  avec  lesquels  l'empire  était 
en  contact  depuis  trois  siècles.  A  la  formation  de  cette  ligue  corres- 
pond une  recrudescence  d'attaques  sur  la  frontière  rhénane.  Les 
empereurs  sont  obligés  d'accourir  et  de  séjourner  tout  près  de  ces 
marches  orientales  sans  cesse  envahies  et  ravagées.  Gallien  réside  à 
Trêves  et  y  déploie  un  faste  oriental,  en  même  temps  que  son  lieu- 
tenant Posthumus,  grand  capitaine  à  qui  les  légions  gauloises  défé- 
rèrent bientôt  après  l'empire,  combat  sur  le  Rhin.  Posthumus,  pen- 
dant ce  règne  ou  plutôt  pendant  cette  bataille  de  neuf  ans  qui  lui 
valut  le  titre  de  restaurateur  de  la  Gaule,  restitiUor  Galliœ,  dut  pren- 
dre parfois  ses  quartiers  d'hiver  à  Trêves;  une  voie  militaire  reliait 
Trêves  à  Cologne  [Colonia  Agrippina)  par  Coblentz  [Confluentes), 
tandis  que  deux  autres  la  mettaient  en  communication  avec  Mayence 
[Moguntianim).  C'est  à  Trêves,  bientôt  après,  que  l'on  battait 
monnaie  à  l'effigie  de  Victoria,  u  la  mère  des  camps,  »  cette  femme 
d'une  haute  intelligence  et  d'un  génie  héroïque  qui  fit  successive- 
ment quatre  empereurs,  son  fils,  son  petit-fils.  Marins,  l'ouvrier 
armurier,  et  Tetricus,  gouverneur  d'Aquitaine.  On  comprend  pour- 
quoi, après  la  mort  d'Aurélien  et  l'élection  de  Tacite,  le  sénat  de 
Rome  témoigna  tant  d'égards  au  sénat  de  Trêves.  Cette  cité  apparais- 
sait déjà  comme  une  de  ces  capitales  secondaires  qui,  dans  les  deux 
derniers  siècles  de  l'empire,  se  partageraient  les  empereurs  et  rem- 
placeraient Rome,  trop  entêtée  de  son  passé,  trop  éloignée  aussi 
des  frontières  menacées. 

La  lettre  du  sénat  romain  n'arriva  d'ailleurs  probablement  pas  à 
son  adresse  :  au  moment  où  partait  le  message,  la  curie  de  Trêves 
était  dispersée,  égorgée  ou  captive;  un  déluge  de  barbares,  Ger- 
mains et  Slaves,  inondait  la  Gaule,  où  soixante  cités  tombaient  au 


LA    VILLE   DE   TREVES.  705 

pouvoir  de  l'ennemi.  On  manque  de  détails  sur  cette  invasion, 
comme  sur  les  opérations  de  l'empereur  Probus.  On  sait  seulement 
que,  partout  vainqueur,  ce  nouveau  Trajan  balaya  devant  lui  tous 
les  envahisseurs,  détruisit,  disait  un  des  bulletins  qu'il  envoya  au 
sénat,  quatre  cent  mille  ennemis,  et  repeupla  aux  dépens  des  vain- 
cus les  provinces  qu'ils  avaient  ravagées.  Les  deux  Germanies,  la 
Toxandrie  (Zélande),  même  le  pays  des  Nerviens  et  des  Trévires, 
reçurent,  comme  colons  ou  Icles,  un  très  grand  nombre  de  captifs 
germains. 

Les  grands  propriétaires  gaulois  employèrent  sans  doute  beau- 
coup de  ces  colons  à  revêtir  de  vignes  ces  coteaux  de  la  Moselle  qui 
rappelaient  à  Ausone,  un  siècle  plus  tard,  les  coteaux  de  la  Ga- 
ronne. Domitien,  craignant  que  le  raisin  ne  fît  tort  au  blé,  avait 
défendu  de  planter,  en  Italie  et  dans  la  Narbofinaise,  de  nouvelles 
vignes,  et  ordonné  d'arracher  celles  que  l'on  avait  commencé  à 
cultiver  dans  la  Gaule  chevelue.  Les  guerres  civiles,  qui  séparèrent 
plusieurs  fois  la  Gaule  de  l'Italie  pendant  un  temps  plus  ou  moins 
long,  avaient  déjà  dû  suspendre  momentanément  l'effet  de  ces  res- 
trictions et  peut-être  les  faire  tomber  en  désuétude;  ce  n'est  pour- 
tant qu'au  iii'^  siècle,  avec  Probus,  qui  faisait  planter  des  vignes 
par  ses  légions,  que  cette  culture  paraît  avoir  gagné  du  terrain. 
Des  Vosges  au  Rhin,  les  collines  qui  bordent  la  Moselle  se  couvri- 
rent de  vignes  qui  gardent  encore  aujourd'hui  une  réputation 
qu'elles  eurent  bientôt  conquise  dans  la  Gaule  septentrionale  (1). 

La  nouvelle  division  de  l'empire,  établie  par  Dioclétien,  fut  fa- 
vorable à  la  grandeur  et  aux  intérêts  de  Trêves.  La  Belgique  était, 
il  est  vrai,  partagée  en  deux  ;  mais  Trêves,  chef-lieu  de  la  pre- 
mière Belgique ,  était  en  même  temps  la  résidence  du  vicaire  pré- 

(1)  Est-ce  à  cette  époque  que  remonte  le  dicton  qu'aiment  à  citer  les  anciens  chroni- 
queurs trévirois  :  vinum  mosellanum  est  omni  tempore  sanum?  Un  des  historiens  les 
plus  anciens  de  Trêves,  le  docte  et  excellent  évoque  Hontheim,  développe  cet  éloge  en 
des  termes  qui  font  plus  d'honneur  à  son  patriotisme  qu'à  son  austérité.  «  Personne 
n'ignore,  dit-il,  l'abondance,  la  bonté,  la  salubrité,  la  force  du  vin  de  Moselle;  il  y  a 
plaisir  à  s'en  griser,  sans  que  ni  le  cœur  ni  la  tête  en  souffrent,  sans  que  l'on  ait  à 
craindre  de  fatigue  pour  le  lendemain.  »  Ce  qui  prouve  quelle  quantité  de  viii  produisit 
bientôt  la  vallée  de  la  Moselle,  et  quel  commerce  en  fit  Trêves,  c'est  l'explication  que 
donne  une  vieille  tradition  populaire  de  l'existence  d'un  aqueduc  ruiné  qui  semble 
avoir  suivi,  à  quelques  écarts  près,  la  grande  voie  de  Trêves  à  Cologne.  Les  savans  qui 
en  ont  étudié  les  débris  croient  qu'il  y  avait  là  deux  aqueducs,  partant  d'un  réservoir 
commun  placé  quelque  part  sur  la  ligne  de  faîte,  réservoir  où  se  seraient  réunies  les 
eaux  du  massif  de  l'Eifel,  et  qui  les  aurait  versées  en  partie  vers  Cologne,  en  partie 
vers  Trêves;  mais,  dans  les  villages  que  traversent  les  restes  de  ces  conduits,  on  attri- 
bue à  cet  ouvrage  une  autre  destination  :  les  gens  de  Trêves,  raconte-t-on ,  avaient 
construit  ce  canal  pour  faire  passer  plus  facilement  et  plus  abondamment  du  vin  à 
leurs  amis  de  Cologne. 

TOME  LVI.  —  18G5.  45 


706  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fectoral  chargé  d'administrer  le  diocèse  des  Gaules.  Il  y  eut  mieux  : 
un  des  césars,  Constance  Chlore,  y  établit  sa  cour,  et  il  fut  imité 
plus  tard  par  son  fils  Constantin ,  tant  que  celui-ci  resta  en  Occi- 
dent; Maximien  y  avait  déjà  séjourné  avant  Constance  Chlore. 
Trêves  était  devenue  alors  la  cité  la  plus  populeuse  de  la  Gaule,  sa 
vraie  capitale.  Constantin  y  éleva  de  somptueux  édifices,  que  le 
rhéteur  Eumène  a  célébrés  en  termes  magnifiques  et  dont  il  sub- 
siste des  restes  importans,  un  cirque,  une  basilique,  un  forum,  un 
prétoire.  A  peine  les  arènes  de  Trêves  étaient-elles  construites,  que 
le  sang  y  coulait  à  flots  ;  soixante  mille  prisonniers  francs ,  disent 
les  historiens,  y  furent  exposés  par  Constantin  à  la  dent  des  bêtes 
ou  forcés  de  s'égorger  les  uns  les  autres.  A  l'une  des  extrémités  de 
l'amphithéâtre,  on  distingue  parfaitement  encore  aujourd'hui  le 
haut  et  spacieux  canal  voûté,  bâti  en  gros  blocs  soigneusement  ap- 
pareillés, qui  déversait  dans  un  petit  ruisseau,  affluent  de  la  Mo- 
selle, les  eaux  troubles  et  rougies  qui  sortaient  de  cet  abattoir, 
alors  qu'au  lendemain  de.  pareilles  boucheries  on  lavait  les  dalles 
sanglantes,  et  que  l'on  préparait  l'arène  pour  des  fêtes  nouvelles, 
pour  de  nouveaux  massacres. 

Cette  ville  qui  se  passionnait  si  fort,  comme  nous  l'apprend  Sal- 
vien,  pour  les  cruels  spectacles  de  l'amphithéâtre,  était  pour- 
tant déjà  pleine  de  chrétiens.  C'est  à  la  légende  qu'appartient  la 
prédication  de  saint  Euchaire,  qui  aurait  été  envoyé  chez  les  Tré- 
vires  par  saint  Pierre  lui-même  pour  leur  prêcher  l'Evangile; 
mais  ce  qui  est  certain ,  c'est  qu'Agritius ,  évêque  de  Trêves ,  qui 
assista,  en  cette  qualité ,  au  concile  d'Arles  (314),  avait  déjà  eu 
trois  prédécesseurs.  En  353,  au  moment  où  Constance  convoque  à 
Arles  cet  autre  concile  où  il  cherche  à  faire  consacrer  par  le  clergé 
occidental  la  doctrine  d'Arius,  le  siège  de  Trêves  est  occupé  par 
saint  Paulin,  que  sa  courageuse  résistance  aux  caprices  théologi- 
ques de  l'empereur  fait  exiler  en  Orient,  en  même  temps  que  saint 
Hilaire  de  Poitiers.  Vers  le  même  moment,  et  par  suite  des  mêmes 
discussions  et  de  la  même  tyrannie,  le  célèbre  patriarche  d'Alexan- 
drie, Alhanase,  venait,  pendant  quelques  années,  habiter  Trêves, 
où  l'avait  relégué  un  ordre  impérial.  Un  peu  plus  tard,  c'est  saint 
Jérôme,  que  son  père  envoie  à  Trêves  pour  l'arracher  aux  séduc- 
tions de  Piome  et  pour  le  faire  entrer  dans  la  vie  active  en  l'atta- 
chant au  préfet  du  prétoire.  Le  jeune  homme,  emporté  dès  lors  par 
une  vocation  impérieuse,  employa  tout  le  temps  qu'il  séjourna  en 
Gaule  à  rechercher,  pour  les  lire  et  les  copier,  de  vieux  livres  de 
théologie  (1). 

(1)  Voyez  sur  la  jeunesse  de  saint  Jérôme  l'étude  de  M.  Amédée  Thierry,  Revue  du 
15  novembre  ISGL 


LA    VILLE    DE    TREVES.  707 

Trêves  est  mentionnée  parmi  les  villes  qui,  dans  l'hiver  de  355, 
am'aient  été  forcées  par  les  Francs  et  les  Alamans.  Il  est  difficile  de 
préciser  quelle  fut  l'étendue  de  ce  désastre,  bientôt  réparé  d'ail- 
leurs par  le  courage  et  le  génie  de  l'héroïque  Julien.  Le  jeune  césar 
s'arrêta  quelque  temps  à  Trêves,  mais  il  préféra  passer  les  hivers 
dans  «  sa  chère  Lutèce,  »  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  où  il  trou- 
vait un  climat  plus  doux.  Après  lui,  Valentinien,  quand  il  eut  balayé 
les  hordes  qui  avaient  de  nouveau  envahi  la  Gaule  après  la  mort 
de  Julien,  revint  s'établir  à  Trêves,  où  résida  aussi  son  fils  et  suc- 
cesseur Gratien,  l'élève  d'Ausone.  Celui-ci,  rhéteur  et  poète  re- 
nommé, appelé  de  Bordeaux  à  Trêves  par  l'empereur,  a  chanté, 
dans  un  poème  qui  est  une  de  ses  moins  mauvaises  productions,  les 
rives  enchanteresses  de  la  Moselle.  On  connaît  son  apostrophe  à  la 
Moselle  :  «  Salut,  fleuve  qui  arroses  des  campagnes  dont  on  vante 
la  fertilité  et  la  belle  culture,  fleuve  dont  les  bords  sont  ou  plantés 
de  vignes  aux  grappes  parfumées,  ou  parés  de  fraîches  et  vertes 
prairies  (1).  »  Plus  loin,  il  célèbre  la  limpidité  des  eaux  de  cette  Mo- 
selle ((  qui  n'a  pas  de  secrets,  secreti  niliil  amnis  habens,  »  les 
images  du  ciel  et  de  la  terre  qu'elle  réfléchit  dans  son  clair  et  mo- 
bile miroir,  le  gravier  où  les  remous  creusent  de  légers  sillons,  les 
grandes  herbes  qui  se  tendent  sous  l'effort  du  courant  et  qui  livrent 
au  flot  leur  longue  et  frémissante  chevelure.  Il  peint  ailleurs  «  les 
faîtes  des  villas  qui  s'élèvent  sur  les  collines  suspendues  au-dessus 
de  la  rivière.  »  Comme  je  relisais  ces  vers  en  me  promenant  sur  la 
grève,  j'avais  en  face  de  moi  la  Maison-Blanche,  charmante  rési- 
dence d'été  qui  appartient  au  prince  héréditaire  de  Hollande,  gou- 
verneur du  Luxembourg.  La  gracieuse  demeure  couronne  la  falaise 
qui,  de  la  rive  gauche,  regarde  Trêves,  ses  clochers  et  ses  ruines; 
elle  brille  parmi  les  arbres,  au  sommet  d'une  côte  où  de  place  en 
place  le  grès  affleure  et  fait  saillie  ;  ces  sombres  rocs ,  ces  larges 
taches  d'un  rouge  foncé  font  ressortir  la  joyeuse  verdure  des  ga- 
zons, des  taillis  et  des  vignobles  qui  tapissent  les  pentes.  En  bas 
coule  paisiblement  l'aimable  rivière,  qui  laisse  monter  vers  les  ha- 
bitans  de  la  colline  son  vague  et  doux  murmure.  C'est  ce  qu'Au- 
sone  appelle  si  bien  : 

Amœna  fluenta 

Subterlabentis  tacito  rumore  Mosellie. 

On  trouve  encore  dans  le  poème  d'Ausone  deux  longues  descrip- 
tions, l'une  consacrée  aux  différentes  espèces  de  poissons  que  ren- 

(1)  Salve,  amnis  laudate  agris,  laiulate  colonis, 

Amnis  odorifero  juga  vitea  consite  Baccho, 
Consite  gramineas  amnis  viridissime  ripas. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ferme  la  Moselle  et  aux  plaisirs  de  la  pêche,  l'autre  qui  a  pour  objet 
les  vendanges  et  la  gaîté  bruyante  qui  les  suit.  On  rencontre  par- 
tout quelques  traits  heureux  qu'affaiblissent  presque  aussitôt  la 
prolixité  et  la  recherche;  c'est  toujours  le  même  effort  pour  tout 
peindre  par  le  menu,  pour  n'omettre  aucun  détail,  pour  tout  dire 
et  tout  rendre ,  effort  qui  trahit  la  décadence  et  qu'on  retrouve 
dans  toutes  les  littératures  vieillies  et  fatiguées.  Ausone  termine  en 
comparant  la  Moselle  à  sa  Garonne  natale,  «  semblable  à  une  mer,  » 
et  il  finit,  comme  il  avait  commencé,  par  une  nouvelle  et  plus  en- 
thousiaste apostrophe  à  ce  fleuve,  sur  les  bords  duquel  il  avait 
retrouvé  une  autre  patrie  :  ((  Salut,  mère  féconde  des  fruits  de  la 
terre  et  des  vaillans  hommes,  Moselle!  Tu  as,  pour  parer  et  illus- 
trer tes  rives,  une  noblesse  renommée,  une  jeunesse  exercée  à  la 
guerre,  une  éloquence  qui  rivalise  avec  celle  que  l'on  entend  aux 
bords  du  Latium.  »  Laissons  de  côté  pourtant  le  mérite  littéraire 
du  poème  et  le  plaisir  que  le  voyageur  peut  trouver  à  le  parcourir, 
tout  entaché  qu'il  soit  d'affectation  et  de  faux  goût,  aux  lieux  mêmes 
où  il  fut  écrit.  Ce  qui  fait,  en  tout  cas,  l'intérêt  historique  de  cette 
composition,  c'est  qu'elle  nous  montre  combien  cette  société,  à  la 
veille  de  la  ruine  et  du  suprême  naufrage ,  avait  encore  une  appa- 
rence de  richesse  et  de  force,  quels  coups  répétés  furent  nécessaires 
pour  détruire  et  dissiper  tout  le  capital  amassé, — pour  anéantir 
l'agriculture  et  l'industrie,  pour  tuer  les  arts,  — pour  dégoûter 
l'homme  de  la  vie.  Le  territoire  de  Trêves  avait  déjà  été  deux  fois 
ravagé,  la  ville  même  avait  été,  à  ce  qu'il  semble,  deux  fois  prise 
et  pillée;  les  indomptables  Francs,  ennemis  farouches  qui  venaient 
battre  sans  cesse  la  frontière,  ou  alliés  douteux  cantonnés  dans  les 
limites  de  l'empire,  étaient  là  tout  près  de  Trêves,  mal  contenus 
par  les  forteresses  du  Rhin  ou  campés  dans  le  territoire  trévirois, 
et  le  tableau  que  nous  trace  Ausone  n'offre  que  de  riantes  et  douces 
images  !  Il  semble  que  toutes  les  traces  des  maux  passés  aient  déjà 
disparu,  et  que  partout  régnent  la  sécurité  et  la  confiance  en  l'ave- 
nir. Ausone  lui-même,  tout  léger  qu'il  soit,  paraît  avoir  été  surpris 
de  trouver  un  calme  si  profond  dans  le  menaçant  voisinage  du  fleuve 
déjà  tant  de  fois  franchi.  «  Trêves,  dit-il ,  toute  proche  qu'elle  soit 
du  Rhin,  se  repose  tranquille  comme  en  pleine  paix.  » 

Ce  qui  contribuait  encore  à  animer  la  ville  et  ses  environs,  c'é- 
taient les  grands  établissemens  publics  qu'y  entretenait  le  gouver- 
nement romain.  Gomme  le  rappelle  Ausone  dans  les  espèces  de  qua- 
trains qu'il  a  consacrés  aux  villes  illustres  de  l'empire,  et  comme 
nous  l'apprend  la  Notitia  dignitalum,  sorte  d'almanach  impérial 
ou  d'annuaire  qui  nous  a  été  conservé ,  Trêves  possédait  un  hôtel 
des  monnaies,  un  gynecium,  fabrique  où  des  femmes  étaient  em- 


LA   VILLE    DE    TREVES.  70^ 

ployées  à  filer  de  la  laine  et  à  faire  du  drap  pour  l'armée,  —  deux; 
fabriques  d'armes,  —  une  direction  générale  de  l'orfèvrerie  et  des 
mines.  Les  écoles  de  Trêves  étaient  célèbres.  De  tous  les  professeurs 
de  rhétorique  des  Gaules,  le  mieux  payé  d'après  u«ne  constitutioE 
de  Gratien,  c'était  celui  de  Trêves.  C'est  que  de  toutes  les  villes  où 
résidèrent  les  empereurs  du  iv«  siècle,  pendant  le  cours  de  leurs, 
règnes  laborieux  et  troublés ,  ce  fut  encore  Trêves  qui  les  vit  sé- 
journer le  plus  souvent  dans  ses  murs  avec  leur  cortège  d'officiers 
généraux  et  de  hauts  fonctionnaires.  On  trouve  dans  le  code  théo- 
dosien,  entre  314  et  390,  cent  quarante-huit  lois  et  rescrits  datés 
de  Trêves,  tandis  que  le  même  recueil  n'en  contient  guère  qu'une 
trentaine  qui  aient  été,  pendant  cette  même  période,  donnés  et  si- 
gnés à  Rome. 

Cependant  le  moment  était  venu  où  la  force  de  l'attaque  allait 
dépasser  celle  de  la  résistance.  Gratien  s'était  déconsidéré,  auprès 
des  légions  et  des  auxiliaires  germains,  en  passant  sa  vie  à  tuer  des 
bêtes  fauves  dans  les  amphithéâtres  de  Trêves  et  de  Paris.  Sor 
meurtrier  et  successeur  Maxime,  qui  résida  aussi  à  Trêves,  y  donne 
le  premier,  malgré  saint  Martin  cle  Tours,  l'exemple  d'une  condam- 
nation à  mort  prononcée  pour  crime  d'hérésie.  C'est  à  Trêves  que 
fut  scellée  dans  le  sang  du  malheureux  Priscillianus  cette  funeste 
alliance  entre  l'église  et  l'état  qu'avaient  ébauchée  Constantin  et 
ses  fils.  Que  de  victimes  fera,  pendant  le  long  et  triste  moyen  âge, 
ce  pacte  odieux,- ce  pacte  sacrilège  que  l'on  ose  parfois,  aujourd'hui 
même,  célébrer  et  admirer  à  grand  brait  ! 

C'est  là  le  dernier  souvenir  de  quelque  importance  qui  se  rat- 
tache à  la  Trêves  romaine  et  à  son  rôle  de  capitale.  Bientôt  après  à 
Maxime  succédèrent  Yalentinien  III,  puis  le  rhéteur  Eugène,  créa- 
ture du  Franc  Arbogaste.  Théodose,  dont  le  nom  redouté  suffisait 
pour  contenir  les  barbares,  réunit  un  instant  pour  la  dernière  fois 
les  deux  empires,  puis  mourut,  laissant  l'Occident  à  un  incapable 
et  lâche  enfant,  Honorius.  La  nouvelle  de  sa  mort  s'était  à  peine 
répandue  au-delà  du  Danube  et  du  Rhin,  qu'Alamans  et  Francs 
forçaient  la  frontière.  En  399,  Trêves  fut  surprise  et  pillée  par  les 
Germains.  L'apparition  de  Stilicon,  ce  barbare  qui  mérita  d'être 
appelé  le  dernier  des  Romains,  fit  reculer  les  envahisseurs;  pour- 
tant, dès  Zi02,  on  trouve  la  résidence  du  préfet  du  prétoire  des 
Gaules  transférée  à  Arles,  changement  qui  devint  officiel  et  définitif 
en  Zil8.  Stilicon  était  mort,  assassiné  par  Honorius.  Ni  le  patrice 
Constance  ni  Aëtius  ne  songèrent  à  recouvrer  la  frontière  du  Rhin, 
contens  de  conserver  à  l'empire  le  pays  compris  entre  la  Somme, 
la  Saône  et  la  Loire.  Trêves  fut  saccagée  de  nouveau  en  /ill,  en 
420  et  en  440,  Après  une  cinquième  destruction  dont  la  date  ne 
nous  est  pas  connue,  elle  ne  trouva  un  peu  de  repos  que  sous  la  dô- 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mination  des  Francs- Ripuaires,  qui  s'y  établirent  en  Zi6/i;  mais 
Trêves,  sous  ses  nouveaux  maîtres,  ne  reconquit  pas  sa  situation 
de  métropole.  Toujours  rattachée,  lors  des  divers  partages  qui  eu- 
rent lieu  sous  les  Mérovingiens,  au  royaume  d'Austrasie,  elle  se  vit 
préférer  comme  capitale  l'ancien  chef-lieu  des  Médiomatrikes , 
Divoduriim,  qui  prit  alors  ce  nom  de  Metz  qu'elle  a  toujours  gardé 
depuis  lors. 

Il  serait  trop  long  de  suivre  la  ville  de  Trêves  dans  ses  diverses 
fortunes  et  sous  les  régimes  différens  qu'elle  a  subis  depuis  la  chute 
de  la  puissance  romaine.  Ce  qu'il  importe  de  remarquer,  c'est  que 
lors  du  démembrement  de  l'empire  carolingien,  Trêves,  qui  avait 
été  d'abord  une  des  principales  cités  de  la  Gaule,  puis  sa  capitale, 
se  trouva  détachée  du  royaume  de  France  et  réunie  à  l'empire  ger- 
manique; son  archevêque  était  prince  temporel  et  souverain  indé- 
pendant, un  des  sept  électeurs  reconnus  par  la  bulle  d'or.  C'est  une 
monotone  histoire  que  celle  de  la  lutte  que  soutinrent  les  bourgeois 
contre  leurs  archevêques  pour  conquérir  et  défendre  leurs  franchises 
municipales;  là  comme  partout  ailleurs  sur  le  continent,  vers  la  fin 
du  xvi"  siècle,  malgré  tout  le  sang  versé  et  toute  l'énergie  déployée 
dans  ces  longs  et  obscurs  combats,  la  liberté  municipale  finit  par 
succomber  devant  le  pouvoir  absolu. 

Un  des  souvenirs  les  plus  intéressans  qui  se  rattachent  à  l'histoire 
des  archevêques  de  Trêves  est  celui  de  la  lutte  que  l'un  d'entre  eux, 
Richard  de  Greifenklau,  soutint  contre  Franz  de  Sickingen,  l'ami  de 
Luther  et  d'Ulrich  de  Hutten  et  le  dernier  chevalier  de  l'Allemagne. 
C'est  contre  les  murs  de  Trêves  que  vint  échouer  la  fortune  de  ce 
brillant  aventurier,  en  qui  l'histoire  a  signalé  de  si  étranges  con- 
trastes. Cet  intrépide  champion  des  droits  surannés  de  la  noblesse 
immédiate,  cet  infatigable  batailleur  qui  ne  voulait  point  renoncer 
au  droit  de  guerre  privée  et  qui  se  rattachait  ainsi  aux  traditions 
du  moyen  âge,  s'était  fait  en  même  temps  le  plus  hardi  champion 
des  idées  nouvelles  en  matière  de  religion  (1).  Son  rôle  était  trop 
complexe  et  trop  contradictoire  pour  que  ses  entreprises  fussent 
couronnées  de  succès;  il  avait  compté  sur  l'alliance  des  campagnes 
et  des  villes  libres  :  bourgeois  et  paysans  restèrent  sourds  à  son 
appel.  Après  l'avoir  forcé  à  lever  le  siège  de  Trêves,  l'archevêque, 
aidé  du  comte  palatin  et  de  l'électeur  de  Hesse,  le  poursuivit  jusque 
dans  le  château  de  Landstuhl.  Franz  ne  se  rendit  qu'une  fois  blessé 
à  mort,  et  sa  fin  héroïque  attendrit  ses  ennemis  agenouillés  autour 
de  sa  couche  funèbre. 

Pendant  les  guerres  du  xvir  siècle.  Trêves,  sans  cesse  prise, 

(1)  Sur  ce  noble  et  singulier  personnage,  on  trouvera  d'intéressans  détails  dans  les 
Études  sur  les  réformateurs  du  seizième  siècle,  de  M.  Chauffour-Kestner,  t.  I".  Voyez 
l'étude  consacrée  à  Ulrich  de  Hutten. 


LA    VILLE    DE    TREVES.  711 

évacuée,  reprise  par  les  Français,  souffrit  beaucoup  de  ces  occupa- 
tions répétées,  suivies  ou  précédées  de  bombardemens  et  d'incen- 
dies. Le  xviil^  siècle  fut  pour  elle  une  ère  de  tranquillité  relative, 
bien  qu'elle  ait  été  occupée  par  nos  troupes  en  1734  et  1735.  Pour- 
tant l'université  que  la  ville  avait  ouverte  en  Ihlli,  et  qui  se  main- 
tint jusqu'à  la  révolution  française,  ne  fut  jamais  très  florissante: 
on  ne  compte  parmi  ses  professeurs  aucun  de  ces  grands  savans 
qui,  dans  le  courant  du  siècle  dernier,  ont  commencé  en  Allemagne 
à  renouveler  toutes  les  méthodes  de  l'archéologie  et  de  la  philologie 
classique. 

La  prescription  des  droits  historiques  de  la  France  sur  Trêves 
fut  interrompue ,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  par  la  conquête  répu- 
blicaine. De  179Zi  à  181  A,  Trêves  fut  le  chef-lieu  du  département 
de  la  Sarre  et  d'une  division  militaire.  La  domination  française  fit 
beaucoup  pour  la  viabilité  de  l'ancien  électorat  et  pour  la  conser- 
vation des  monumens;  c'est  à  l'empereur  Napoléon  que  l'on  doit 
et  la  première  restauration  du  Dôme  et  l'ouverture  des  routes  de 
Trêves  à  Metz,  à  Strasbourg  et  à  Liège.  Le  congrès  de  Vienne  reprit 
Trêves  à  la  France,  supprima  l'électorat,  et  en  donna  à  la  Prusse  la 
capitale  et  le  territoire. 

Trêves,  nous  l'avons  déjà  indiqué,  ne  compte  guère  aujourd'hui 
une  population  plus  nombreuse,  n'a  guère  plus  de  vie  que  beau- 
coup de  nos  sous-préfectures;  on  n'y  rencontre  même  pas  ces 
groupes  d'étudians  qui,  pendant  l'hiver  et  le  printemps,  répandent 
une  si  joyeuse  animation  dans  les  rues  et  les  promenades  de  Bonn 
et  d'Heidelberg.  Il  fait  bon  pourtant  s'arrêter  quelques  jours  à 
Trêves  et  errer  parmi  ses  ruines,  sous  les  belles  allées  de  noyers 
qui  l'entourent  d'une  ceinture  d'ombre  et  de  fraîcheur.  Je  ne  con- 
nais guère  de  vieilles  villes  qui  aient  fait  moins  d'efforts  que  Trêves 
pour  se  transformer  et  se  dénaturer,  pour  devenir  des  villes  neuves 
et  insignifiantes.  Les  saints  n'ont  pas  été  renversés  au  portail  de  ses 
vieilles  églises,  les  fresques  n'ont  pas  été  effacées  aux  piliers  de  ses 
nefs.  Là  où  l'on  exécutait  quelques  travaux,  comme  à  la  Porta- 
I\igra,  à  la  basilique,  c'était  pour  réparer  les  ravages  du  temps, 
pour  rendre  aux  monumens  leur  ancienne  forme,  leur  physionomie 
primitive.  Il  nous  reste  à  étudier  ces  monumens  en  eux-mêmes,  à 
décrire  ce  qui  subsiste  encore  de  ce  passé  dont  nous  avons  essayé 
d'esquisser  rapidement  l'histoire. 

II. 

Le  plus  ancien  des  édifices  d'Âugusta  Trevirorum,  c'est  le  pont 
de  la  Moselle,  le  seul  que  possède  encore  aujourd'hui  la  ville  de 
Trêves.  Jusqu'à  la  fin  du  xvii^  siècle,  il  était  resté  intact ,  construit 


7Î2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  entier,  piles  et  arches,  en  gros  blocs  de  basalte  appareillés 
sans  ciment.  En  mot  de  Tacite  nous  montre  que  ce  pont  existait 
déjà  en  l'an  70  de  notre  ère,  et  qu'il  reliait  alors  la  ville  à  de  grands 
faubourgs  situés  sur  la  rive  gauche.  Il  avait  duré  pendant  plus  de 
seize  siècles;  il  a  fallu  pour  le  ruiner  employer  ces  puissans  moyens 
de  destruction  dont  disposent  les  ingénieurs  modernes.  Les  Fran- 
çais l'ont,  fait  sauter  en  1(589;  il  n'en  resta  que  les  piles,  encore 
deux  de  ces  piles  furent-elles  entièrement  détruites.  Celles-ci  furent 
refaites,  ainsi  que  toutes  les  arches,  par  l'électeur  Charles-Louis, 
vers  1720;  mais  on  n'a  pas  pris  de  basalte,  «pour  éviter,  dit  un 
'historien  de  Trêves,  la  forte  dépense  de  la  taille,  qui  revient  k  cinq 
ou  six  louis  par  pièce,  et  du  transport,  les  carrières  étant  à  une 
distance  de  vingt  lieues  à  peu  près.  »  Les  Romains,  on  le  voit,  re- 
gardaient moins  à  la  dépense;  il  semble  qu'ils  aient  toujours  voulu 
construire  pour  l'éternité.  Les  deux  piles  modernes  sont  faites  de 
pierre  calcaire  bleue,  beaucoup  moins  dure  que  le  basalte,  et  taillée 
en  plus  petits  moellons.  Peut-être  même  ces  vieilles  assises  ro- 
maines verront-elles  encore  s'écrouler,  sous  l'effort  d'une  crue  de 
printemps,  toute  cette  maçonnerie  d'hier;  peut-être,  appuyées  sur 
leurs  profonds  et  indestructibles  fondemens,  se  défendant  par  leur 
poids,  survivront-elles  à  plus  d'une  réparation  moderne. 

Ln  autre  monument,  qui  paraît,  d'après  de  récentes  recherches, 
appartenir  aussi  à  cette  même  époque,  au  premier  siècle  de  l'occu- 
pation romaine,  c'est  la  plus  célèbre  et  la  plus  imposante  de  toutes 
les  ruines  de  Trêves,  l'édifice  que  l'on  trouve  désigné  dans  les  do- 
cumens  du  moyen  âge  sous  les  noms  de  Porte  de  Siméon,  Porte  de 
Mars,  et  surtout  Porte-lNoire  {Porta-Nigra).  On  a  beaucoup  discuté, 
on  discute  encore  sur  l'âge  et  la  destination  de  cet  édifice.  La  va- 
îiité  des  archéologues  trévirois  avait  commencé  par  y  chercher  un 
ouvrage  celtique  ou  étrusque,  rêveries  qui  ne  méritent  pas  l'hon- 
ïieur  d'une  réfutation.  Dans  des  travaux  postérieurs  et  qui  méritent 
plus  d'attention,  on  a  attribué  cette  construction  tantôt  à  Constan- 
tin, tantôt  à  Gratien  ;  d'autres  même  sont  descendus  jusqu'à  la  do- 
mination franque.  Quelques  archéologues  ont  voulu  voir  un  palais 
nu  une  basilique  là  où  la  tradition  populaire  reconnaissait  une  des 
portes  principales  de  la  cité  antique.  Une  curieuse  et  savante  étude, 
présentée  dernièrement  à  l'Académie  de  Berlin  par  un  des  premiers 
épigraphistes  de  l'Allemagne,  M.  Hiibner,  vient,  sinon  de  lever 
toutes  les  difficultés,  au  moins  de  trancher,  pour  beaucoup  d'esprits 
non  prévenus,  la  question  principale. 

11  est  difficile,  sans  le  secours  de  la  gravure,  de  faire  comprendre, 
à  qui  ne  l'a  point  vu,  la  disposition  et  le  plan  d'un  édifice  quel- 
conque. Disons  pourtant  que  la  Porte-Noire  (c'est  là  le  nom  le  plus 
^néralement  employé)  est  une  construction  rectangulaire,  dont 


LA.    VILLE    DE    TREVES.  71S 

une  sorte  de  cour  occupe  le  centre.  Il  y  a  donc  deux  façades,  l'une 
tournée  vers  l'ouest  ou  l'intérieur  de  la  ville,  l'autre  qui  regarde 
l'est,  c'est-à-dire  le  PJiin  et  l'Allemagne.  Ces  deux  façades  sont  per- 
cées chacune  de  deux  larges  passages  voûtés  qui  se  correspondent 
de  l'une  à  l'autre.  Au-dessus  de  ces  deux  spacieuses  arches  court  de 
part  et  d'autre  un  double  étage  de  galeries  ;  des  colonnes  doriques 
adossées  séparent  des  fenêtres  en  plein-cintre.  Ce  corps  central  est 
flanqué  de  deux  tours  saillantes,  carrées  du  côté  de  la  ville,  semi- 
circulaires  à  l'extérieur.  Les  tours  ont  ou  plutôt  elles  avaient  trois 
étages.  C'est  que  cet  édifice,  comme  tant  d'autres  nobles  débris  de 
l'antiquité,  a  été  mutilé  et  transformé  au  moyen  âge.  L'évoque 
Poppo  ayant  entrepris,  en  1028,  le  pèlerinage  de  la  Terre-Sainte, 
en  ramena  un  anachorète,  nommé  Siméon,  qui,  à  son  arrivée  à 
Trêves,  s'établit  au  sommet  de  la  Porte-Noire  et  y  passa  tout  le 
reste  de  sa  vie.  Cet  émule  de  saint  Siméon  Stylite,  ce  rival  des 
santons  de  la  Turquie  et  des  fakirs  de  l'Inde,  se  fit  ainsi  une  telle 
réputation  de  sainteté,  qu'après  sa  mort  on  le  canonisa.  De  plus 
Poppo  convertit  en  une  église  le  bâtiment  où  son  ami  avait  mené 
une  vie  si  méritoire,  et  qui  désormais  lui  fut  consacré.  En  consé- 
quence, une  abside  semi-circulaire  dut  être  ajoutée  à  l'une  des 
extrémités.  Cette  église,  qui  en  formait  trois  l'une  au-dessus  de 
l'autre,  servit  au  culte  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier.  Transformée 
en  arsenal  et  en  magasin  pendant  la  domination  française,  elle  est 
aujourd'hui  un  musée;  on  y  a  réuni  des  antiquités  romaines  et  du 
moyen  âge  trouvées  sur  divers  points  de  la  ville  et  de  son  terri- 
toire. C'est  le  gouvernement  prussien  qui,  reprenant  une  pensée 
de  l'empereur  Napoléon,  l'a  rétablie  autant  que  possible  telle 
qu'elle  était  avant  que  la  destination  n'en  fût  changée;  seulement 
il  a  laissé  subsister  l'abside  romane,  et  il  n'a  pas  restauré  celle  des 
tours  dont  l'étage  supérieur  avait  été  abattu  pour  donner  à  l'en- 
semble l'apparence  d'une  église.  C'est  en  -1825  que  la  double  porte 
a  été  rouverte  au  public;  c'est  là  qu'aboutit  la  Smieon-strasse,  une 
des  principales  rues  de  Trêves. 

Personne  ne  doute  plus  guère  maintenant  que  la  Porte-Noire  ne 
soit  bien  une  porte  de  ville.  Une  première  présomption  dont  il  faut 
tenir  grand  compte,  c'est  d'abord  cette  persistance  d'une  tradition 
qui,  nous  le  voyons  dans  des  documens  écrits  remontant  au  xi"  siè- 
cle, n'a  jamais  varié,  ne  s'est  jamais  interrompue.  Se  met-on  à  étu- 
dier de  plus  près  l'édifice,  toute  l'ordonnance  confirme  cette  im- 
pression première.  Ce  sont  ces  deux  passages  voûtés  qui  se  répètent 
sur  les  deux  façades;  ce  sont,  du  côté  de  la  campagne,  ces  deu?: 
tours  saillantes  et  semi-circulaires,  ces  deux  propugnacula.,  appen- 
dice presque  nécessaire  de  toute  porte  romaine,  disposition  que 
l'on  retrouve,  dans  des  constructions  analogues,  à  Pérouse,  à^Yé- 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rone,  à  Barcelone  et  dans  plusieurs  autres  villes.  C'est  la  cour  qui 
sépare  les  deux  faces  du  bâtiment,  avec  les  fenêtres  qui  s'ouvrent 
dans  chacune  d'elles;  du  poste  élevé  qu'ils  occupaient,  les  défen- 
seurs de  la  place  accablaient  de  leurs  traits  l'ennemi  qui  s'appro- 
chait des  murs.  Celui-ci  avait-il  forcé  la  première  porte,  on  pouvait 
encore  l'écraser  sous  une  grêle  de  projectiles  dans  cet  espace  étroit 
où  il  était  forcé  de  s'engager;  quelques-uns  des  assaillans  avaient- 
ils  réussi  à  franchir  la  porte  intérieure,  et  commençaient-ils  à  pé- 
nétrer dans  la  rue,  ils  risquaient  encore  d'être  pris  à  dos,  de  se 
trouver  serrés  entre  les  défenseurs  des  premières  maisons  et  les 
combattans  restés  maîtres  des  galeries  supérieures  de  la  porte.  On 
a  signalé  la  même  combinaison  et  un  semblable  arrangement  dans 
deux  édifices  dont  la  destination  ne  fait  pas  l'objet  d'un  doute,  les 
portes  romaines  d'Autun  et  d'Aoste.  Le  plan  est  sensiblement  le 
même;  la  diflerence  est  surtout  dans  les  détails  de  l'architecture 
et  dans  les  proportions.  Ici,  comme  à  Aoste,  on  reconnaît  la  place 
de  la  herse  mobile,  dont  l'emploi  fut  adopté  par  notre  architecture 
du  moyen  âge.  Ajoutons  un  dernier  trait  :  les  recherches  faites  sur 
la  direction  de  l'ancien  mur  de  Trêves  ont  prouvé  qu'il  venait  se 
rattacher  des  deux  côtés  à  la  Porte-Noire,  que  des  passages  faciles 
à  barricader  reliaient  à  la  courtine.  Tout  concourt  donc  à  démon- 
trer que  c'était  bien  là  une  porte  fortifiée  qui  couvrait  le  côté  le 
plus  exposé  de  l'enceinte,  l'endroit  où  venaient  aboutir  les  voies 
militaires  qui  se  dirigeaient  vers  la  Germanie  et  qui  en  ramène- 
raient les  invasions  barbares.  De  petites  poternes  s'ouvraient  pro- 
bablement en  différens  points  des  murailles;  mais  on  avait  voulu 
faire  de  l'entrée  principale  une  sorte  de  fort  détaché  capable  de 
contenir  une  garnison  nombreuse  et  d'opposer  une  longue  et  vigou- 
reuse résistance.  Des  planchers  de  bois,  aujourd'hui  détruits,  sé- 
paraient les  différens  étages,  et  formaient  ainsi,  au-dessus  de  la 
double  voie  comme  dans  les  tours  latérales ,  de  vastes  salles  qui 
pouvaient  renfermer,  outre  les  défenseurs  de  la  forteresse,  de 
grands  dépôts  de  provisions  et  d'armes  de  toute  espèce. 

Il  reste  à  déterminer  l'époque  où  fut  construit  l'édifice.  Les  ma- 
tériaux employés  fournissent  une  première  indication.  L'édifice  est 
tout  entier  bâti  en  gros  blocs  de  grès,  dont  la  couleur  sombre  a 
valu  à  ce  monument  son  surnom  populaire.  Beaucoup  de  ces  blocs 
ont  de  2  à  3  mètres  de  long.  Tous  sont  assemblés  sans  ciment,  au 
moyen  de  crampons  de  fer,  dont  la  plupart  ont  disparu;  on  en  montre 
pourtant  encore  quelques-uns  dans  l'intérieur  de  la  Porte-Noire. 
C'est  là  un  appareil  qui  ressemble  fort  à  celui  du  pont  de  la  Moselle, 
et  que  l'on  rencontre  souvent  dans  les  constructions  romaines  de  la 
république  et  des  deux  premiers  siècles  de  l'empire;  mais  est-ce 
celui  qu'aimaient  à  employer  les  architectes  des  iv'  et  v^  siècles  de 


LA.   VILLE    DE    TREVES.  715 

notre  ère?  est-ce  celui  que  l'on  trouve  dans  les  autres  monumens  de 
Trêves, — dans  l'amphithéâtre,  les  thermes  et  la  basilique, —  à  Con- 
stantinople,  dans  le  palais  de  Constantin  ou  dans  les  parties  même 
les  plus  anciennes  de  l'enceinte, — à  Rome,  dans  les  murs  d'Aurélien 
ou  dans  la  grande  basilique  du  Forum, —  à  Paris,  dans  les  thermes 
de  Julien?  Ne  préférait-on  pas  alors  le  petit  appareil,  des  moellons 
noyés  dans  un  bain  épais  de  mortier,  et  reliés  de  place  en  place 
par  des  cordons  de  briques?  Au  contraire,  c'est  ce  grand  appareil 
sans  ciment  que  l'on  rencontre  à  Aoste ,  dans  cette  porte  qui  date 
certainement  de  la  fondation  même  de  la  colonie,  et  qui  appartient 
ainsi  au  règne  d'Auguste. 

M.  Hiibner  a  signalé  le  premier  un  autre  ordre  d'indices  qui  con- 
duisent aussi  à  reporter  au  i"  siècle  de  notre  ère  la  construction  de 
la  Porte-jNoire  :  je  veux  parler  des  caractères, qui  se  lisent  encore 
très  distinctement  gravés  sur  une  des  faces  d'un  très  grand  nombre 
des  blocs  de  grès.  Ces  caractères  forment  des  groupes  de  deux,  trois 
ou  même  quatre  lettres  qui  ne  sont  que  des  abréviations  de  noms 
propres.  Je  citerai  âge,  mar,  mag,  aivl,  sec,  coji,  crobi,  cam,  etc. 
D'autres  exemples  analogues,  les  inscriptions  que  portent  les  bri- 
ques, les  tuiles,  les  tuyaux  d'argile,  les  noms  écrits  en  entier  ou  en 
abrégé,  que  M.  Hiibner  a  lus  sur  les  blocs  de  travertin  du  Colisée, 
conduisent  à  penser  que  l'on  a  là  des  espèces  de  marques  de  fa- 
brique. Les  lettres  se  trouvant  souvent  ici  renversées  la  tête  en  bas, 
par  suite  de  la  position  qui  a  été  donnée  dans  la  construction  au 
bloc  qui  les  porte,  on  peut  conclure  de  ce  fait  que  c'est  sur  les 
chantiers  que  les  pierres  ont  reçu  ces  empreintes.  J'inclinerais  donc 
à  croire  que  nous  devons  chercher  dans  ces  groupes  les  noms,  les 
marques  des  différens  entrepreneurs  appelés  à  concourir  aux  tra- 
vaux. Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  explication,  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  la  forme  de  ces  lettres,  contemporaines  de  l'érection  de  l'édi- 
fice, nous  fait  songer  aussitôt  à  une  époque  très  voisine  de  la  fin 
de  la  république.  Sans  suivre  ici  M.  Hiibner  dans  la  discussion  pa- 
léographique où  il  s'est  engagé  au  sujet  de  ces  inscriptions,  il  nous 
suffira  de  dire  que  nous  en  avons,  l'automne  dernier,  recopié  plu- 
sieurs nous-même,  et  que  nous  avons  pu  ainsi  reconnaître  la  par- 
faite exactitude  du  tableau  qu'il  en  a  dressé.  A  quelques  lettres 
près,  qui  ne  se  sont  encore  trouvées  jusqu'ici  dans  aucun  des 
groupes,  vous  pourrez  tirer  de  ces  listes  l'alphabet  dont  se  ser- 
vaient les  tailleurs  de  pierre  trévirois  au  moment  où  fut  construite 
la  Porte-Noire.  Or  comparez  cet  alphabet  à  ceux  que  nous  fournit, 
pour  le  dernier  siècle  de  la  république,  le  célèbre  paléographe  de 
Bonn,  Frédéric  Ritschl,  et  aux  graffiti  de  Pompéi;  vous  serez  frappé 
de  la  ressemblance.  Comme  vous  le  reconnaîtrez  tout  d'abord,  plu- 
sieurs de  nos  lettres  de  Trêves  ont  encore  une  physionomie  archaï- 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  et  toutes  se  rapprochent  plutôt  de  ces  formes  rondes  et  car- 
rées qui  dominent  jusque  vers  la  fin  du  i"  siècle  que  de  ces  formes 
allongées  et  grêles  qui  commencent  à  se  rencontrer  vers  l'époque 
de  Trajan.  Quant  à  croire  ces  caractères  contemporains  de  Con- 
stantin ou  de  Gallien ,  on  ne  peut  y  penser  un  instant.  Pour  faire 
descendre  jusqu'au  iv«  siècle  la  construction  de  la  Porte-Noire,  il 
faudrait  admettre  une  hypothèse  qui  ne  présente  guère  de  vraisem- 
blance :  il  faudrait  prétendre  que  l'architecte  de  ce  monument  au- 
rait employé  des  matériaux  préparés  deux  siècles  plus  tôt  pour 
quelque  autre  édifice  de  la  Trêves  primitive. 

L'esthétique  s'accorde  ici  avec  l'archéologie  et  la  paléographie 
pour  nous  conduire  à  reporter  bien  plus  loin  qu'on  ne  le  fait  ordi- 
oairement  la  construction  de  la  Porte-Noire.  Dans  l'ordonnance  de 
Fensemble,  dans  la  sévérité  des  lignes  et  la  fermeté  des  profils, 
dans  ces  fenêtres  cintrées  que  séparent  des  colonnes  adossées,  on 
retrouve  quelque  chose  du  théâtre  de  Marcellus  et  de  plusieurs  au- 
tres monumens  de  cette  grande  époque.  C'est  le  même  esprit,  le 
même  principe ,  comme  on  dit  en  termes  d'atelier,  mais  avec  une 
exécution  moins  fine  et  moins  soignée.  C'était  ici,  qu'on  ne  l'oublie 
pas,  une  forteresse,  non  un  ouvrage  de  luxe,  comme  un  théâtre;  en- 
fin Trêves  n'était  pas  Rome,  c'était  une  colonie  militaire  fondée  sur 
une  terre  barbare.  Aussi  bases  et  chapiteaux,  architrave,  frise  et 
corniche,  tout  a  été  aussi  simplifié  que  possible;  tout  ce  qui  était 
de  pure  ornementation  a  été  supprimé  ou  seulement  indiqué.  Je  ne 
sais  pourquoi  M.  Hïibner  a  négligé  cette  comparaison,  qui  vient  si 
à  propos  confirmer  l'opinion  qu'il  a  eu  le  mérite  d'émettre  le  pre- 
mier. Il  me  semble  y  avoir  là  un  nouvel  et  très  fort  argument  à  l'ap- 
pui de  la  thèse  qu'il  soutient. 

Nous  venons  de  donner  un  curieux  exemple  des  services  que 
peuvent  rendre  à  l'histoire  des  études  que  volontiers,  en  France, 
nous  traitons  encore  avec  dédain;  c'est,  à  tout  prendre,  la  paléogra- 
phie qui  nous  a  fourni  ici  le  plus  sûr  critérium.  On  peut  faire  un 
pas  de  plus  à  l'aide  d'un  mot  de  Tacite.  «  Les  légions,  nous  dit-il 
en  racontant  la  guerre  de  l'an  70,  viennent  camper,  sans  changer 
de  route,  sous  les  murs  de  Trêves.  »  Trêves  était  donc  entourée  dès 
ee  moment  d'une  enceinte  fortifiée,  et  il  est  probable  que  la  Porte- 
Noire  faisait  déjà  partie  de  cette  enceinte.  En  effet,  cet  édifice  ne  pa- 
raît pas  avoir  jamais  porté  d'inscription;  si  à  une  époque  postérieure 
il  avait  été  ajouté  à  l'enceinte  primitive,  une  inscription,  tout  le 
fait  présumer,  aurait  rappelé  le  nom  du  prince  sous  lequel  aurait 
été  exécuté  un  si  grand  ouvrage.  Si  au  contraire  ce  monument 
appartient  à  un  travail  d'ensemble,  exécuté  en  une  seule  fois  lors 
de  l'établissement  de  la  colonie,  on  comprend  qu'aucune  inscrip- 
tion spéciale  n'ait  été  jugée  nécessaire  pour  indiquer  l'époque  de  la 


LA    VILLE    DE    TREVES.  7l7 

construction.  On  a  fait  la  même  remarque  pour  la  porte  d'Aoste, 
qui,  elle  aussi,  ne  porte  pas  d'inscription.  M.  Hûbner  croit,  à  divers 
indices,  que  la  colonie  aurait  été  fondée,  comme  la  Colonia  Aggrip- 
pina  (Cologne),  sous  Claude,  c'est-à-dire  vers  40  après  Jésus- 
Christ.  Dans  cette  hypothèse,  on  s'expliquerait  aisément  une  parti- 
cularité qu'il  importe  de  remarquer.  A  la  Porte-Noire,  sur  bien  des 
points,  le  ravalement  n'a  pas  été  terminé;  beaucoup  de  chapiteaux 
n'ont  été  que  dégrossis.  C'est  que  les  désordres  qui  suivirent  la 
mort  de  Néron  auraient  fait  suspendre  les  travaux  avant  que  les  ou- 
vriers eussent  entièrement  fini  leur  tâche  ;  interrompus  par  la  ré- 
volte des  Trévirois,  ils  n'auraient  jamais  été  repris  depuis  lors.  On 
pourrait  citer,  dans  l'antiquité  et  dans  les  temps  modernes,  plu- 
sieurs exemples  d'édifices  qui  sont  restés  ainsi  inachevés.  Nous  au- 
rions donc  aujourd'hui  la  Porte- Noire  dans  l'état  même  où  l'ont 
laissée  la  rébellion  de  Classions  et  de  Tutor,  la  guerre  de  Civilis  et 
des  Bataves.  • 

La  Porte-Noire  est  le  plus  imposant  des  monumens  antiques  de 
Trêves,  celui  qui,  par  sa  masse,  par  la  noblesse  de  son  style,  par 
sa  surprenante  conservation,  produit  le  plus  grand  efl'et  sur  le  voya- 
geur et  témoigne  le  mieux,  pour  qui  n'aurait  point  vu  l'Italie,  de 
la  puissance  et  de  la  grandeur  romaines.  Les  autres  ruines  de 
Trêves  nous  font  descendre  au  iii'^  siècle;  elles  datent  du  temps  où 
Trêves  était  la  première  ville  des  Gaules  et  la  résidence  des  empe- 
reurs, et  pourtant  qu'elles  sont  moins  belles  et  moins  intéressantes 
que  la  Porte-Noire!  C'est  que  les  temps  sont  bien  changés:  on  cher- 
che surtout  l'apparence,  l'ostentation  de  la  richesse;  l'architecte, 
comme  s'il  sentait  que  le  temps  lui  manque  et  qu'il  n'est  point  sûr 
du  lendemain,  aime  les  matières  qui  sont  d'une  mise  en  œuvre 
facile  et  rapide,  telles  que  la  bjique.  Il  la  cache,  il  est  vrai,  sous  des 
peintures  à  fresque,  sous  des  revêtemens  de  stuc  et  de  marbre; 
mais,  une  fois  ces  revêtemens  abattus  par  le  temps,  que  reste-t-il 
d'une  construction  en  briques,  sinon  des  masses  énormes  et  con- 
fuses, sans  contours  arrêtés,  sans  cette  nette  et  vive  silhouette  que 
conserve,  même  aux  trois  quarts  détruit,  un  monument  de  pierre 
ou  de  marbre?  La  brique  d'ailleurs,  par  sa  nature  même,  se  prête 
difficilement  à  recevoir  des  moulures  en  saillie;  partout  où  elle  est 
seule  employée,  l'œil  est  exposé  à  rencontrer  souvent  de  grandes 
surfaces  verticales,  plates  et  froides,  où  manquent  ces  passages 
d'un  plan  à  un  autre  et  ce  jeu  des  ombres  qui  font  la  beauté  d'une 
façade,  ou  même  d'une  muraille  en  pierre,  dès  qu'elle  a  son  sou- 
bassement et  son  entablement. 

Tel  a  toujours  dû  être  le  défaut  de  la  basilique,  grand  édifice 
rectangulaire  terminé  par  une  abside,  construit  tout  entier  en  bri- 
ques. Ce  monument,  où  l'on  a  voulu  chercher  aussi  un  palais,  un 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bain,  un  théâtre,  un  hippodrome,  paraît  bien  mériter  le  nom  sous 
lequel  il  est  généralement  connu  à  Trêves,  celui  de  basilique  de 
Constantin.  Ce  serait,  selon  toute  apparence,  cette  demeure  de  la 
justice,  sedes  jiistitiœ,  dont  parle  avec  admiration  le  rhéteur  Eu- 
mène,  et  que  Constantin,  selon  lui,  aurait  élevée  «jusqu'au  ciel  et 
jusqu'aux  astres  qu'elle  était  digne  d'atteindre  (1).  »  La  basilique 
était  extérieurement  revêtue  d'un  enduit  qui  portait  des  peintures; 
sur  un  fragment  de  fresque  retrouvé  il  y  a  quelques  années,  on 
voit  des  enfans  parmi  des  arabesques,  motif  bien  agencé  et  d'un 
mouvement  agréable.  Malgré  cette  décoration,  ils  ne  durent  jamais 
flatter  beaucoup  le  regard  ces  grands  murs  unis  percés  de  deux 
rangs  de  fenêtres  encadrées  entre  d'assez  lourds  contre-forts. 

Intérieurement,  l'effet  devait  être  plus  heureux,  autant  que  l'on 
peut  en  juger  par  les  admirables  basiliques  de  Rome  et  par  la  res- 
tauration qu'a  fait  entreprendre  ici  le  gouvernement  prussien,  et  qui 
est  maintenant  achevée.  L'ancien  tribunal  sert  aujourd'hui  d'église 
luthérienne.  La  muraille  occidentale  existait  presque  dans  toute  sa 
hauteur;  la  muraille  orientale  n'a  été  détruite  qu'au  siècle  dernier 
par  les  archevêques  de  Trêves,  qui  avaient  compris  cette  ruine 
dans  leur  palais;  enfin  quelques  restes  de  soubassemens  ont  fait 
retrouver  les  dimensions  de  l'abside.  Ce  qui  a  manqué  pour  que 
l'édifice  reti'ouvât  sa  première  splendeur,  ce  sont  les  matériaux 
précieux,  dont  l'emploi  aurait  été  trop  dispendieux;  ainsi  on  n'a 
pas  rétabli  le  beau  pavé  de  marbre  noir,  blanc  et  rouge,  mêlé  à  du 
porphyre  vert,  dont  on  a  ramassé  les  débris  et  relevé  le  dessin  dans 
le  vestibule.  Sur  les  parois  internes,  des  peintures  ont  aussi  rem- 
placé les  revêtemens  de  marbre.  A  cela  près,  la  restauration  paraît 
avoir  été  bien  entendue,  et  semble  reproduire  assez  fidèlement 
l'aspect  primitif  du  monument.  Une  charpente  apparente,  peinte 
d'uH  ton  de  chêne,  supporte  la  toiture.  L'œil,  que  rien  n'arrête 
dans  cette  vaste  salle,  atteint  tout  d'abord  la  spacieuse  abside,  au- 
dessus  de  laquelle  s'arrondit  une  demi-coupole.  Cette  abside  est 
élevée  sur  plusieurs  degrés;  l'autel  marque  le  milieu.  Derrière  la 
place  qu'il  occupe  se  dressait,  adossé  au  fond  de  la  basilique,  ce 
siège  du  magistrat  où  l'évêque  s'est  assis  quand  le  christianisme 
s'est  emparé  des  basiliques,  moins  souillées  à  ses  yeux  que  les 
temples,  et  les  a  consacrées  au  Dieu  unique,  au  juge  miséricor- 
dieux et  redoutable,  au  rémunérateur  suprême.  Par  un  singulier 
hasard,  la  basilique  de  Trêves  devait  attendre  quinze  siècles  avant 
d'être  convertie  en  église;  nous  ne  voyons  pas  qu'au  moyen  âge 
elle  ait  jamais  reçu  cette  destination.  Sous  le  nom  de  Palaliimi 

(1)  La  muraille  occidentale,  tout  entière  antique,  a  75  mitres  de  longueur  et  32  de 
hauteur. 


LA    VILLE    DE    TREVES.  719 

Trevirense,  cet  édifice  est  sous  les  Francs  la  résidence  du  gouver- 
neur de  la  ville  ou  du  roi.  Plus  tard,  ce  sont  les  archevêques  qui 
s'y  établissent  et  s'y  fortifient,  à  l'abri  de  ces  épaisses  murailles 
romaines.  Quand  les  temps  furent  plus  tranquilles,  ils  en  abat- 
tent une  partie  pour  se  mettre  plus  à  l'aise  et  pour  élargir  leurs 
appartemens.  Pendant  l'occupation  française,  ce  fut  une  caserne. 
Malgré  les  grands  travaux  exécutés  par  la  Prusse,  la  basilique  n'est 
pas  encore  détachée  complètement  des  lourdes  constructions  où 
l'avaient  englobée  les  électeurs  de  Trêves.  L'administration  qui  a 
commencé  cette  œuvre  de  réparation  devrait  tenir  à  honneur  de 
l'achever,  fût-ce  même  aux  dépens  de  la  caserne  qui  occupe  en- 
core le  palais  des  électeurs;  mais  le  gouvernement  prussien  d'au- 
jourd'hui poussera-t-il  l'amour  de  l'archéologie  jusqu'à  risquer  de 
démolir  une  caserne  pour  restaurer  une  basilique? 

On  a  pris,  disions-nous  plus  haut,  la  basilique  pour  un  bain; 
c'est  évidemment  là  une  erreur  qui  ne  soutient  pas  l'examen.  Ce 
qui  a  causé  cette  méprise,  c'est  un  fait  réel,  mais  d'abord  mal  ex- 
pliqué. Au  pied  et  en  dehors  du  mur  occidental,  on  a  trouvé  un 
grand  fourneau  d'où  partaient  des  conduits  se  dirigeant  vers  l'inté- 
rieur de  l'édifice.  Après  réflexion,  on  a  reconnu  qu'à  ce  détail  près 
l'édifice  ne  présentait  aucune  des  dispositions  qui  conviennent  à 
des  thermes.  On  a  donc  vu  là  un  simple  calorifère  destiné  à  chauf- 
fer, l'hiver,  la  haute  et  large  salle  où  juges,  plaideurs  et  curieux 
avaient  souvent  à  rester  immobiles  pendant  de  longues  heures.  Péné- 
trant dans  l'épaisseur  des  murs,  courant  sous  le  dallage,  des  tuyaux 
d'argile  versaient,  par  de  nombreuses  bouches,  l'air  chaud  dans  la 
vaste  nef.  C'est  d'hier  seulement  que  nous  avons  commencé  à  chauf- 
fer nos  églises,  nos  tribunaux,  tous  nos  grands  édifices  publics  :  à 
vrai  dire,  nous  avons  bien  moins  inventé  que  nous  n'aimons  à  nous 
le  figurer  et  à  le  dire.  Cet  art,  ce  procédé,  vous  croyez  l'avoir  dé- 
couvert le  premier;  prenez  la  peine  de  chercher  dans  cette  riche 
succession  que  l'antiquité  a  léguée  au  moyen  âge,  succession  que 
cet  insouciant  et  incapable  héritier  n'a  pas  su  gérer  et  exploiter, 
qu'il  n'a  même  pas  eu  soin  d'inventorier  au  moment  où  il  la  rece- 
vait :  souvent,  parmi  tant  d'objets  précieux  qu'a  laissé  s'accumu- 
ler en  désordre  et  se  détériorer  lentement  une  triste  incurie,  parmi 
tant  de  trésors  qui  sont  devenus  des  débris  et  des  rebuts,  vous  ren- 
contrerez tout  d'un  coup  ce  que  vous  croyiez  le  plus  moderne,  le 
plus  nouveau,  le  plus  complètement  inédit. 

Un  de  ces  secrets  d'autrefois  que  nous  venons  de  retrouver,  c'est 
l'usage  ordinaire  et  fréquent  des  bains  chauds.  Sans  l'ordre  exprès 
du  médecin,  dans  nos  campagnes,  un  paysan  ne  songerait  jamais  à 
prendre  un  bain;  dans  nos  villes,  c'est  à  peine  si,  grâce  aux  efforts 
de  l'assistance  publique  et  de  la  charité  privée,  l'habitude  de  ces 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soins  hygiéniques  commence  enfin  à  pénétrer  dans  les  classes  infé- 
rieures de  la  population.  C'est  là  un  legs  du  moyen  âge,  un  fruit 
de  son  ignorance  et  de  son  ascétisme,  une  suite  naturelle  du  mépris 
qu'il  professait  pour  le  corps.  Chez  les  anciens  au  contraire,  à  l'é- 
poque romaine  surtout,  grands  et  petits,  riches  et  pauvres,  ont 
également  l'usage  et  le  goût  de  ces  continuelles  ablutions;  il  en 
est  encore  ainsi  en  Orient,  où  le  portefaix  ne  saurait  pas  plus  que 
le  pacha  se  priver  d'aller  au  bain  une  fois  au  moins  par  semaine. 
La  Trêves  romaine,  capitale  des  Gaules  et  même,  pendant  un  siècle, 
capitale  de  l'empire  d'Occident,  devait  avoir  ses  thermes,  imités 
de  ces  thermes  de  Titus,  de  Caracalla  et  de  Dioclétien  qui  comptaient 
parmi  les  plus  somptueux  et  les  plus  gigantesques  monumens  de 
l'art  romain  et  de  la  magnificence  impériale. 

On  a  généralement  cru  reconnaître  les  bains  pul  lies  de  Trêves 
dans  un  édifice,  tout  entier  construit  en  briques,  auquel  s'appuvi.lt 
l'angle  sud-est  des  fortifications.  Il  y  a  peu  d'années,  ces  rumes 
étaient  tellement  enfouies ,  que  les  fenêtres  du  premier  étage  for- 
maient l'une  des  entrées  de  la  ville;  c'était  ce  que  l'on  appelait  la 
Porte-Blanche  [Porta-Alba] ,  la  couleur  des  briques  étant  plus 
chaude  et  plus  gaie  que  celle  du  sombre  grès  de  la  Pofte-INoire.  Le 
gouvernement  prussien  a  fait  déblayer  ces  ruines,  et  les  fouilles  se 
prolongent  encore  sur  un  terrain  voisin  qu'il  a  récemment  acquis 
et  où  se  continuent  les  constructions.  Jusqu'à  ce  que  l'on  ait  dégagé 
tout  le  périmètre  de  ce  monument,  que  l'on  en  ait  étudié  toutes  les 
dispositions,  et  qu'on  en  ait  dressé  un  plan  exact,  il  sera  difficile 
d'en  déterminer  avec  quelque  certitude  le  véritable  caractère;  on 
pourra  y  voir,  tantôt  un  théâtre  de  pantomimes,  tantôt  une  basi- 
lique plus  tard  transformée  en  église  chrétienne,  tantôt  une  partie 
du  Capitole  de  l'ancienne  Trêves.  L'opinion  de  Wyttenbach,  qui  a 
le  premier  parlé  de  thermes,  me  paraît  pourtant  la  plus  vraisem- 
blable. L'étendue  considérable  que  paraît  avoir  occupée  cet  édifice 
est  déjà  une  première  présomption;  on  sait  quel  espace  couvraient 
à  Rome  les  thermes  de  Caracalla  ou  ceux  de  Dioclétien.  L'aspect 
général  rappelle  aussi  celui  de  ces  ruines  célèbres;  ce  sont  de 
grandes  salles  avec  des  absides  semi-circulaires ,  ce  sont  des  sou- 
terrains soigneusement  voûtés  où  conduisent  de  nombreux  escaliers. 
11  semble  que  l'on  distingue  aussi  l'emplacement  de  larges  bassins, 
de  piscines  placées  au  centre  des  plus  vastes  pièces.  Il  y  a  certai- 
nement, près  de  l'entrée  actuelle  et  de  la  maison  du  gardien,  les 
restes  d'un  énorme  fourneau.  Quoi  qu'il  faille  en  penser,  ces  ruines 
sont,  après  celles  de  la  Porte-Noire,  les  plus  pittoresques  de  Trêves 
et  celles  qui  rappellent  le  mieux  l'Italie.  A  travers  les  hautes  arches 
béantes,  on  aperçoit  ou  les  clochers  de  la  ville  ou  les  riantes  cam- 
pagnes qui  l'entourent;  les  rougeurs  de  la  brique  se  marient  heu- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  721 

reusement  à  la  fraîche  verdure  des  gazons  et  des  broussailles  qui 
poussent  parmi  les  décombres ,  des  grands  noyers  dont  la  tête  ne 
parvient  pas  à  atteindre  le  faîte  de  ces  murs  croulans. 

Un  édifice  qui  ne  prête  point  aux  mêmes  incertitudes,  c'est  l'an- 
cien amphithéâtre,  situé  à  cinq  cents  pas  des  thermes,  à  l'en- 
trée de  YOleivigihal.  Comme  celui  de  Cyzique,  en  Asie-Mineure, 
cet  édifice  a  été  en  grande  partie  taillé  dans  le  tuf  d'une  colline,  et 
les  architectes  ont  ainsi  abrégé  singulièrement  la  durée  du  travail 
et  probablement  diminué  les  frais.  Les  gradins  ont  complètement 
disparu  ;  pendant  le  moyen  âge,  l'amphithéâtre  servait  de  carrière. 
Un  diplôme  d'un  archevêque  de  Trêves  fait  don  de  ces  ruines,  en 
1211,  à  l'abbaye  de  Himmerode,  qui  avait  des  bâtimens  à  élever, 
«  attendu ,  dit  cette  charte,  qu'il  ne  peut  résulter  aucun  avantage 
public  de  ces  vieilles  masures  ,  restées  inutiles  depuis  tant  de 
siècles.  »  Il  ne  subsiste  aujourd'hui  que  l'arène  avec  son  dallage  et  la 
rigole  qui  règne  tout  à  l'entour,  le  podium,  fait  de  pierre  de  taille 
de  petite  dimension,  soigneusement  appareillée  avec  du  ciment, 
l'entrée  de  quelques  caveaux  s' ouvrant  dans  le  mur  du  podium , 
enfin  les  deux  grandes  allées  qui  avaient  été  creusées  dans  la  col- 
line pour  que,  du  nord  et  du  sud,  chars,  chevaux,  bêtes  féroces  et 
gens  pussent  entrer  de  plain-pied  dans  l'arène.  Gomme  le  Colisée, 
l'amphithéâtre  de  Trêves  a  servi  de  forteresse;  ainsi  l'on  sait  que 
lors  de  l'invasion  des  Vandales,  en  /i07,  la  plus  grande  partie  de  la 
population  de  Trêves  se  réfugia  dans  l'amphithéâtre  et  s'y  retrancha. 
En  176/i ,  il  servit  au  contraire  à  l'ennemi  qui  attaquait  la  ville. 
Les  Français  s'y  établirent  et  s'y  fortifièrent,  pour  de  là  bombarder 
Trêves. 

C'est  à  cet  amphithéâtre  que  se  rattachent  les  derniers  souve- 
nirs de  la  Trêves  romaine;  dans  le  cours  du  v^  siècle,  c'est  sur  ces 
gradins,  qui  pouvaient  contenir  environ  soixante  mille  personnes, 
que  les  habitans  de  la  malheureuse  Trêves  venaient  se  presser  entre 
deux  catastrophes,  pour  chercher  dans  les  fiévreuses  émotions  de 
ces  cruels  spectacles  quelques  heures  d'insouciance  et  d'oubli. 
Quand  les  barbares  s'étaient  retirés,  rassasiés  de  pillage  et  de 
meurtres ,  emportant  leur  butin ,  emmenant  leurs  prisonniers , 
quand  fumaient  encore  les  décombres  des  édifices  livrés  aux 
flammes  et  que  dans  chaque  famille  il  y  avait  quelque  place  vide, 
ce  qu'imploraient  à  grands  cris  les  survivans,  ce  n'ét^dt  point  qu'on 
arrachât  aux  barbares  leurs  victimes,  ni  que  l'on  mît  les  murs  de 
la  cité  en  état  de  résister  à  une  nouvelle  attaque,  c'était  que  l'on 
se  hâtât  de  réparer  le  cirque  et  d'y  mêler  le  sang  des  hommes  à 
celui  des  ours  et  des  panthères.  C'est  cette  passion,  c'est  ce  délire 
qui  inspire  à  Salvien,  un  prêtre  de  Cologne  qui  a  étudié  et  vécu  à 

TOMR   I.VI.    —    ISfif).  il) 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Trêves,  cette  éloquente  et  pathétique  apostrophe  :  «  Vous  désirez 
des  jeux  publics,  habitans  de  Trêves;  après  le  sang,  après  les  sup- 
plices, vous  demandez  des  théâtres,  vous  réclamez  du  prince  un 
cirque;  mais  pour  qui?  pour  une  ville  épuisée  et  perdue,  pour  un 
peuple  captif  et  ravagé,  qui  a  péri  ou  qui  pleure!  » 

C'est  encore  un  édifice  romain,  le  palais,  dit-on,  de  l'impératrice 
Hélène,  mère  de  Constantin,  qui  forme  la  partie  centrale,  le  noyau 
du  Dom  de  Trêves,  la  plus  ancienne  cathédrale  de  l'Allemagne.  Il 
est  difiicile  à  première  vue  de  reconnaître  la  construction  primitive 
sous  toutes  les  additions,  sous  tous  les  changemens  postérieurs. 
Consacrée  à  saint  Pierre,  par  l'évêque  Agritius,  vers  le  commen- 
cement du  iV  siècle,  elle  subit  déjà  une  première  restauration  au 
vi^  siècle,  par  les  soins  d'un  archevêque  correspondant  de  Justi- 
nien,  Nicetius,  qui  demande  des  ouvriers  à  l'empereur  et  les  ob- 
tient. L'église  est  brûlée,  après  Charlemagne,  par  les  Normands,  et 
reste  quelque  temps  abandonnée;  puis  elle  est  rétablie  et  agrandie 
en  J0i9,  et  encore  remaniée  au  xiii*'  siècle.  Les  réparations  exécu- 
tées en  1717  et  ISIO,  à  la  suite  d'incendies,  n'ont  pas  pu  ne  point 
faire  chacune  disparaître  quelques  parties  de  l'ancienne  construc- 
tion. Aussi  éprouve-t-on  quelque  perplexité  quand  on  se  trouve  au 
milieu  de  l'édifice  actuel,  au  centre  de  cette  croix  qui  se  compose 
d'une  triple  nef  et  d'un  double  chœur.  Si  l'on  veut  sortir  d'embar- 
ras et  apprendre  par  quelle  série  d'altérations  l'église  est  devenue 
le  monument  complexe  et  bizarre  que  l'on  vient  de  visiter,  il  faut 
tâcher  de  se  faire  présenter  au  chanoine  Wilmosky,  et  d'avoir  le 
plaisir  de  parcourir  avec  lui  la  cathédrale. 

Je  ne  sais  ce  qui  a  conduit  M.  le  chanoine  Wilmosky  à  commen- 
cer ses  études  sur  l'ancienne  Trêves;  mais  personne  ne  connaît 
comme  lui  ce  que  cache  ce  terrain  tout  formé  de  la  poussière  du 
passé,  et  où  le  sol  romain  se  trouve,  dans  certains  quartiers  de  la 
ville,  à  quinze  pieds  au-dessous  du  sol  actuel.  Il  ne  s'est  pas,  de- 
puis une  vingtaine  d'années,  trouvé  à  Trêves  un  fragment  antique, 
découvert  les  soubassemens  d'un  édifice,  les  restes  d'une  maison, 
que  M.  Wilmosky  n'ait  aussitôt  examiné,  décrit,  dessiné  d'un  ha- 
bile et  fidèle  crayon  ce  débris  de  la  cité  romaine  ;  il  vous  fera,  par 
l'archéologie,  l'histoire  de  la  civilisation  qui  a  laissé  ici  tant  de 
monumens,  il  vous  expliquera  comment,  sous  les  premiers  Flaviens, 
après  la  défaite  de  Classions  et  de  Tutor  et  l'apaisement  de  la  révolte, 
Trêves  commence  à  devenir  tout  à  fait  une  ville  latine,  qui  appelle 
à  son  aide,  pour  s'orner  et  s'embellir,  tous  les  arts  de  l'Italie;  c'est 
à  cette  époque  qu'il  attribue  des  fragmens  de  fresques  exécutées 
dans  un  style  élégant  et  sobre,  tout  à  fait  digne  des  peintures  de 
Pompéi,  fragmens  qu'il  a  retrouvés  dans  les  couches  les  plus  pro- 


LA    VILLE    DE    TREVES.  723 

fondes  du  sol.  C'est  aussi  du  ii''  siècle  que  daterait  l'admirable 
mosaïque  découverte  à  Nennig,  dans  les  ruines  d'une  villa  ro- 
maine, magnifique  demeure  de  quelque  sénateur  trévirois.  Cette 
mosaïque  est  l'une  des  plus  remarquables  qui  existent,  la  plus  belle 
certainement  qui  ait  été  trouvée  de  ce  côté-ci  des  Alpes.  La  compo- 
sition en  est  heureuse  et  d'un  grand  effet  décoratif,  la  couleur  a 
une  franchise  et  une  hardiesse  rares.  Au  iV  siècle,  l'élégance  est 
remplacée  par  la  richesse.  Sous  Valentinien  et  Gratien,  aux  fres- 
ques succède  partout  un  étalage  de  matériaux  précieux  ;  les  murs 
des  maisons  et  des  édifices  publics  se  recouvrent  de  marbre  et  de 
porphyre.  Par-dessus  tous  ces  débris  s'étendent  aujourd'hui  d'é- 
paisses couches  de  cendres,  monument  du  passage  des  Francs  et 
de  tant  de  cruelles  et  successives  dévastations.  Enfin  çà  ei  là  se  dé- 
couvrent les  traces  des  restaurations  franques,  des  maladroits  ef- 
forts tentés  par  quelques  grands  personnages  du  vi^  et  du  vii'^  siècle 
pour  copier  le  luxe  de  la  civilisation  romaine;  des  peintures  à  la 
détrempe  essaient  d'imiter  sur  les  murailles  les  veines  du  cipollino 
ou  les  capricieux  dessins  de  la  brèche  africaine. 

Mais  ce  que  possède  surtout  M.  Wilmosky,  c'est  l'histoire  ar- 
chitecturale du  Dom.  Il  a  dirigé,  comme  architecte,  la  dernière 
restauration,  qui  a  duré,  si  je  ne  me  trompe,  dix  ans,  et  qui  a  été 
terminée  en  18/iZi.  Pendant  tout  ce  temps,  il  a  fouillé  le  sol  de  la 
cathédrale,  il  en  a  interrogé  les  murs  et  sondé  les  énormes  piliers; 
il  a  pu,  grâce  à  sa  situation  exceptionnelle  et  à  cette  étude  inces- 
sante et  passionnée,  déterminer  à  quel  siècle  appartenait  chaque 
partie  de  l'édifice  et  distinguer,  dans  ces  massifs  épais,  les  con- 
tours et  l'étendue  de  la  basilique  primitive.  Dans  son  ardeur  de 
recherches,  il  a  dégagé  peu  à  peu  la  vieille  basilique  de  tout  ce 
qui  la  cachait  aux  regards.  Seul  M.  Wilmosky  sait  où  commence  et 
où  finit  l'antique  construction,  et  il  lui  déplaît  de  découvrir  aux 
profanes  ce  qu'il  a  eu  tant  de  peine  à  trouver;  mais  qu'il  recon- 
naisse en  vous  un  frère  en  archéologie,  quelqu'un  d'initié  à  ces 
études  et  qui  admirera,  au  lieu  d'en  sourire,  une  si  sincère  pas- 
sion, il  vous  fera  les  honneurs  de  sa  cathédrale  et  de  ses  beaux 
et  fidèles  dessins;  vous  y  trouverez  toutes  ces  parties  de  l'église 
d'Agritius  que  la  marche  des  travaux  a  mises  à  jour  pour  un  temps, 
et  que  les  exigences  de  la  restauration  ont  conduit  ensuite  ta  recou- 
vrir et  à  cacher  de  nouveau. 

Le  bâtiment  converti  en  église  sous  Constantin  paraît  à  M.  Wil- 
mosky avoir  été  une  basilique;  il  a  retrouvé  des  restes  du  tribunal 
qui  en  occupait  une  des  extrémités.  Cette  nef  aurait  été  agrandie 
quand  la  destination  de  l'édifice  fut  changée.  Les  travaux  terminés, 
la  première  cathédrale  de  Trêves  aurait  formé  une  vaste  salle  car- 


72/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rée  où  trois  grandes  portes  donnaient  accès;  intérieurement,  les 
murs  étaient  revêtus  de  marbre  jusqu'à  hauteur  d'appui;  au-dessus 
brillaient  des  mosaïques;  quelques  fragmens  retrouvés  sont  d'un 
goût  fort  élégant.  Le  plafond,  sans  doute  peint  et  doré,  était  sup-^ 
porté  par  quatre  hautes  colonnes  de  granit  surmontées  de  chapi- 
teaux en  marbre  de  Paros.  On  a,  dans  le  cloître  et  devant  la  porte 
de  la  cathédrale ,  des  débris  de  ces  énormes  colonnes ,  qui  furent 
renversées  dans  la  première  destruction  de  l'édifice;  ce  qui  peut 
donner  quelque  idée  de  l'effet  que  produisait  cette  ordonnance, 
c'est  cette  grande  pièce  des  thermes  de  Dioclétien  dont  Buonarotti 
a  fait  à  Rome  l'église  de  Sainte-Marie-des-Anges  (1). 

Il  resterait  encore  beaucoup  à  dire  des  monumens  de  la  Trêves 
romaine;  nous  n'avons  parlé  ni  de  ceux  qui  ont  disparu  depuis  un 
siècle  ou  deux,  comme  l'arc  de  triomphe  de  Gratien,  ni  des  tours 
ou  propugnacula  qui  se  voient  encore,  très  bien  conservées,  dans 
deux  rues  de  la  ville,  ni  de  débris  d'aqueducs  et  de  réservoirs  que 
l'on  a  signalés  aux  abords  mêmes  de  Trêves  et  dans  les  environs. 
Le  monument  d'If/d,  obélisque  à  quatre  pans,  haut  de  26  mètres 
et  tout  couvert  d'inscriptions  et  de  sculptures  assez  mal  expliquées 
jusqu'ici,  mériterait  aussi  d'attirer  l'attention  :  cette  singulière 
construction,  qui  était,  il  y  a  soixante -dix  ans,  mieux  conservée 
qu'aujourd'hui,  a  vivement  frappé  Goethe,  comme  on  peut  le  voir 
dans  son  récit  de  la  campagne  de  France.  Dans  les  pensées  que  lui 
suggèrent,  dès  1792,  les  bas-reliefs  de  ce  monument,  on  peut  trouver 
le  germe  et  comme  l'ébauche  de  conceptions  et  de  préférences  qui, 
surtout  après  le  voyage  en  Italie,  exerceront-une  influence  si  mar- 
quée sur  les  œuvres  de  toute  la  seconde  moitié  de  sa  carrière.  Cette 
impression  qu'éprouva  Goethe  devant  l'obélisque  d'Igel,  nous  avons 
essayé  de  la  demander  aux  ruines  imposantes  de  Trêves.  Puisse 
cette  tentative  être  bien  accueillie  de  tous  ceux  qui  aiment  l'an- 
tiquité, qui  comprennent  que  les  livres  ne  suffisent  pas  à  nous  la 
révéler,  que  son  âme  nous  parle  aussi  dans  les  moindres  débris  de 
ses  arts,  dans  tous  les  monumens  de  sa  vie  publique  et  privée! 

George  Perroï. 


(1)  Le  seul  travail  imprimé  de  M.  Wilmosky  est,  à  ma  connaissance,  une  intéressante 
étude  sur  une  maison  antique  découverte  à  Trêves;  elle  est  intitulée  Das  Haus  des  Tri- 
bunen  M.  PiUmhis  Victorinus  in  Trier,  Trêves  1803.  On  ferait  un  magnifique  ouvrage  des 
dessins  qu'il  a  entre  les  mains,  et  qui  se  divisent  en  deux  séries,  ceux  qui  représentent 
la  cathédrale  telle  qu'elle  était  aux  différons  momens  de  sa  vie,  et  ceux  qui  compren- 
nent toutes  les  peintures  et  mosaïques  de  Trêves  et  des  environs;  mais  ce  serait  là  un 
ouvrage  très  coûteux,  dont  un  gouvernement  seul  pourrait  faire  les  frais. 


DEUX   NEGOCIATIONS 


LA  DIPLOMATIE   EUROPÉENNE 


POLOGNE    ET    DANEMARK.   —    1863-64. 

Denmark  ai}d  Germany  :  correspondcnce  respecting  tlie  a (f airs  of  the  duchiex  Holstein,  Lauenbury 
and  Schleswig ,  preiented  to  both  JJouses  of  Parliamenl  (mars-juin  1864).  —  Protocols  of 
conférences  held  in  London  relative  to  the  affairs  of  De.imark,  prescnted  to  both  llouses  of 
Parliament  {juillet  1864).—  Exposé  de  la  situation  de  l'empire  et  Documens  diplomatiques,  etc. 
(novembre  1863,  mars  1864  et  février  1865).  —  Papiers  d'état  communiqués  au  rigsraad  de 
Copenhague  (1861).  —  Pièces  inédites,  etc. 


IV. 

LES    DUCHÉS    DE    L'eLBE    ET    LES    INTERVENTIONS    ANGLAISES  (1). 

I. 

Le  21  avril  18/i9  fut,  dans  les  annales  parlementaires  de  la 
Prusse,  une  de  ces  dates  que  l'histoire  est  appelée  à  recueillir  à 
plus  d'un  titre.  Ce  jour-là,  le  roi  Frédéric-Guillaume  IV  fit  con- 
naître son  refus  d'accepter  la  couronne  impériale  que  lui  avait  dé- 
cernée le  parlement  de  Francfort,  et  le  président  du  conseil  vint  lire 
à  la  tribune  de  la  chambre  de  Berlin  un  manifeste  écrit  dans  un 
style  poétique  bien  connu  du  peuple,  et  qui  contenait  à  la  fin  cette 
phrase  demeurée  célèbre  :  u  Je  reconnais  la  force  de  l'opinion  pu- 
blique, mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  s'abandonner  en  aveugle 
aux  courans  et  aux  tempêtes;  jamais  ainsi  le  vaisseau  n'atteindrait 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  septembre  et  l"  octobre  I8G4,  et  du  l'^''  janvier  I8G5, 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  port,  jamais,  jamais!....  »  Au  milieu  du  silence  consterné  qui 
accueillit  ce  triple  jamais,  un  seul  député  se  leva  pour  féliciter  le 
gouvernement  de  sa  résolution.  «  Je  suis  de  la  Marche  de  Brande- 
bourg, dit-il,  je  suis  du  sol  même  où  la  monarchie  prussienne  a  été 
bâtie,  cimentée  avec  le  sang  de  nos  pères,  »  et  cette  considération 
lui  suffisait  pour  ne  pas  vouloir  troquer  la  couronne  auguste  de  ses 
rois  contre  un  jouet  forgé  par  des  professeurs  de  Francfort.  Non 
content  de  blesser  à  ce  point  les  sentimens  de  la  majorité,  l'orateur 
osait  condamner  sévèrement  une  autre  convoitise  de  ses  compa- 
triotes encore  plus  chère  à  leurs  cœurs,  et  il  s'élevait  avec  force 
contre  leurs  prétentions  sur  les  pays  de  l'Eider,  alors  que  ces  pré- 
tentions étaient 'soutenues  par  les  armes  et  les  vœux  de  l'Allema- 
gne tout  entière.  Le  député  de  la  Marche  de  Brandebourg  eut  le 
courage  méritoire  de  déplorer  que  «  les  troupes  royales  prussiennes 
fussent  allées  défendre  la  révolution  dans  le  Slesvig  contre  le  sou- 
verain légitime  de  ce  pays,  le  roi  de  Danemark.  »  Il  affirma  qu'on 
faisait  à  ce  roi  «  une  véritable  querelle  d' Allemand ,  »  qu'on  lui 
cherchait  noise  «  k  propos  de  bottes  »  {iim  des  Kaisers  Bart),  et 
l'orateur  n'hésita  pas  à  déclarer,  au  milieu  d'une  chambre  frémis- 
sante, que  la  guerre  provoquée  dans  les  duchés  de  l'Elbe  était 
«  une  entreprise  éminemment  inique,  frivole,  désastreuse  et  révo- 
lutionnaire (1)...  ') 

L'homme  qui  prononçait  en  18/i9  ces  paroles  remarqug,bles  n'é- 
tait autre  que  M.  de  Bismark  -  Schœnhausen  ;  mais,  pour  rendre 
son  jugement  complet,  l'honorable  député  de  la  Marche  de  Bran- 
debourg aurait  dû  ajouter  que  cette  entreprise  constituait  de  plus 
un  monument  insigne  de  l'ingratitude  du  génie  allemand  envers 
une  monarchie  qui  de  tout  temps  l'avait  comblé  de  ses  bienfaits. 
On  ne  saurait  l'oublier,  l'agitation  des  duchés  de  l'Elbe  a  été  sur- 
tout l'œuvre  des  savans  et  des  écrivains  de  la  Germanie;  l'idée 
même  de  Slesvig-Holstein  n'est  due  qu'à  leur  esprit  inventif.  Les 
généraux  de  Wrangel,  de  Gablentz,  et  jusqu'au  prince  royal,  le 
héros  de  Misunde,  n'ont  donné,  à  vrai  dire,  que  le  dernier  assaut 
à  une  place  qu'assiégeaient  déjà  depuis  plus  d'un  quart  de  siècle 
les  Dahlmann,  les  Arndt,  les  Falk,  les  Droysen,  les  Waitz,  et  les 
autres  grands  capitaines  de  la  république  des  lettres.  Historiens, 
publicistes,  poètes  et  romanciers  de  l'Allemagne  ont  fait  pendant 
plus  de  trente  ans  au  Danemark  une  guerre  sans  relâche,  une 
guerre  de  pamphlets  et  de  livres,  de  chansons  et  de  romans,  d'ar- 

(1)  «  Ein  hbchst  ungerechtes,  frivoles  und  verderbliches  Unternehinen  zur  Untcr- 
stutzung  einer  ganz  unmotivirten  Révolution.  »  —  Voyez  à  ce  sujet  l'interpellation  de 
M.  Temme  sur  les  affaires  de  Slesvig-Holstein  dans  les  débats  de  la  seconde  chambre 
prussienne  du  17  avril  1803;  voyez  aussi  les  débats  de  la  même  chambre  du  7  avril  1849. 


DEUX   NEGOCIATIONS   DIPLOMATIQUES.  727 

chéologie  passionnée  et  de  statistique  haineuse  ;  pendant  trente 
ans,  ils  ne  se  lassèrent  pas  de  prêcher  une  doctrine  qui  finit  par 
embraser  les  esprits  teutons,  par  triompher  même  des  scrupules  de 
M.  de  Bismark,  et  la  remarque  a  déjà  été  souvent  produite,  que  le 
récent  démembrement  de  la  monarchie  de  Christian  IX  présentait, 
entre  tant  d'autres  singularités,  l'étrange  spectacle  d'une  propa- 
gande littéraire  aboutissant  à  une  invasion  armée.  Ce  qui  a  été  moins 
remarqué  à  notre  sentiment,  c'est  l'étrange  manière  dont  le  génie 
allemand  s'est  acquitté,  dans  tout  ce  différend,  de  sa  dette  de  re- 
connaissance envers  une  dynastie  étrangère  jadis  si  tutélaire,  si 
généreuse  pour  lui,  et  dont  il  avait  si  souvent  célébré  les  bontés 
magnanimes. 

Il  y  eut  un  temps  où  les  docteurs  et  littérateurs  de  la  Germanie 
furent  loin  d'avoir  dans  leur  pays  la  considération  et  l'inlluence 
dont  ils  jouissent  de  nos  jours;  ils  étaient  bien  humbles  au  dix- 
huitième  siècle,  négligés  et  oubliés,  et  ils  attendaient  en  vain  un 
regard  d'encouragement  ou  d'estime  de  leurs  nombreux  princes  et 
souverains.  Frédéric  le  Grand  écrivait  en  1780  son  fameux  libelle 
plein  de  mépris  et  de  dédain  pour  sa  langue  nationale;  il  deman- 
dait malicieusement  à  Mirabeau  si  le  meilleur  service  à  rendre  aux 
lettres  allemandes  n'était  pas  de  les  ignorer;  il  ne  voulait  recon- 
naître à  ses  compatriotes  d'autres  qualités  que  celles  de  savoir 
«  manger,  boire  et  batailler,  »  —  et  ni  Marie-Thérèse,  ni  Joseph  II, 
ni  aucun  des  grands  ou  petits  potentats  du  saint -empire  d'alors 
ne  songèrent  à  donner  sur  ce  point  de  démenti  au  royal  disciple  de 
Voltaire.  «  Longtemps,  lui  disait  le  chantre  de  la  Messiade  dans  des 
strophes  demeurées  célèbres,  longtemps  nous  avons  espéré  que  tu 
protégerais  la  muse  allemande  :  les  Gleim  et  les  Ramier  t'avaient 
imploré  en  sa  faveur;  mais  tu  as  répondu  de  manière  à  la  faire 
rougir  de  honte!  Il  est  vrai  que  tu  t'es  chargé  toi-même  de  nous 
venger  de  tes  outrages;  tu  as  essayé  de  balbutier  des  sons  dans 
une  langue  étrangère,  et  pour  récompense  on  t'a  répondu  en  rica- 
nant que,  malgré  tout  le  lavage  de  tes  Arouet,  ton  vers  ne  laissait 
pas  de  rester  tudesque...  »  Combien  différons  par  contre  sont  les 
accens  du  même  Klopstock  lorsqu'il  parle  des  souverains  du  Da- 
nemark, de  ce  Frédéric  V  notamment  qu'il  aimait  à  placer  en  re- 
gard de  son  homonyme  de  Berlin  !  Il  opposait  au  conquérant  ce 
prince  «  bien  plus  noble  [der  Edlere)  qui,  dans  un  temps  de  paga- 
nisme renouvelé,  avait  su  demeurer  chrétien,  »  et  il  lui  faisait  hom- 
mage de  son  poème  du  Messie.  «  C'est  Frédéric  le  Danois,  — lit-on 
dans  la  dédicace  bien  connue,  —  qui,  devant  tes  pas,  sème  de  fleurs 
les  cimes  où  tu  dois  t' élever,  ô  ma  muse  !  »  Il  appelait  ce  prince 
l'honneur  de  l'humanité;  il  célébrait  la  nation  Scandinave  à  l'égal 


7*28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  sa  propre  patrie ,  et ,  vieux  encore ,  il  décernait  au  peuple  da- 
nois «  la  plus  belle  des  palmes  qu'ait  jamais  portées  dans  ses  mains 
l'Immortalité!  » 

C'est  qu'à  une  époque  où  le  goût  français  dominait  tyrannique- 
raent  et  exclusivement  dans  les  châteaux  et  les  résidences  des  pays 
d'outre-Rhin,  la  cour  de  Copenhague,  cette  cour  des  Christian  et  des 
Frédéric,  était  la  seule  à  cultiver  les  lettres  allemandes,  à  honorer 
les  talens  de  la  Germanie,  et,  pour  rappeler  une  autre  expression 
encore  du  barde  de  Quedlinburg,  «  à  faire  signe  au  mérite  silencieux 
et  lointain.  »  Elle  recueillait  Klopstock  errant  et  lui  assurait  une 
existence  exempte  de  soucis;  elle  attirait  les  Cramer,  les  Schlegel,  les 
Sturz,  les  OEder,  les  Kratzenstein,  tant  d'autres  écrivains  et  artistes 
d'au-delà  de  l'Eider,  et  les  retenait  par  ses  munificences.  Les  graves 
professeurs  de  Gœttingue  portaient  alors  aux  nues  les  Danos  dona 
ferentcs-,  le  grand  Michaëlis  prodiguait  les  éloges  aux  Mécènes  Scan- 
dinaves, et  c'est  aussi  le  chargé  d'affaires  du  Danemark  près  l'em- 
pereur d'Allemagne,  Niessen,  qui  protégea  la  veuve  et  adopta  les 
enfans  du  sublime  compositeur  de  Don  Juan,  mort  dans  la  misère, 
et  à  qui  la  ville  impériale  de  Vienne  n'avait  su  accorder  d'autre 
tombe  que  la  fosse  commune  de  ses  pauvres!  La  tradition  de  ces 
libéralités  s'est  maintenue  en  partie  jusque  dans  notre  siècle  :  le 
poète  dramatique  le  plus  renommé  de  l'Allemagne  contemporaine, 
Hebbel  (le  même  qui  plus  tard,  au  fameux  couronnement  de  Kœ- 
nigsberg,  devait  saluer  Guillaume  P'  de  Prusse  comme  un  a  libé- 
rateur»), avait  longtemps  joui  d'une  pension  que  lui  faisait  le  roi 
Christian  YIII,  et  il  n'est  pas  jusqu'au  hargneux  professeur  Dahlmann 
qui  n'ait  rempli  à  son  heure  quelque  fonction  lucrative  à  Copen- 
hague; ce  père  terrible  du  slcsvig -holsteinisme  scsa^ii  même  com- 
mencé par  écrire  dans  cette  langue  danoise  vouée  depuis  à  tant  de 
malédictions.  Du  reste,  le  gouvernement  danois  a  bien  autrement 
encore  mérité,  dans  ce  xix^  siècle,  du  monde  savant  de  la  Germa- 
nie au  moment  des  plus  douloureuses  épreuves,  alors  que  le  cé- 
lèbre mémoire  du  conseiller  russe  Stourdza  dénonçait,  devant  les 
souverains  réunis  au  congrès  d'Aix-la-Ciiapelle,  les  hautes  écoles 
d'outre-Rhin  comme  les  antres  redoutables  de  l'esprit  révolution- 
naiie,  alors  que  le  Bund  instituait  des  commissions  inquisitoriales 
contre  les  «  menées  démagogiques  »  de  la  jeunesse  universitaire,  et 
que  la  persécution  était  à  l'ordre  du  jour  contre  les  professeurs  pa- 
triotes et  les  candides  affiliés  de  la  Burschemchaft.  A  cette  époque 
si  pleine  de  calamités  pour  les  docentes  et  siudiosi  de  la  docte  et 
studieuse  Allemagne,  seule  Yahna  mater  de  Kiel  offrait  asile  et  sé- 
curité à  la  pensée  fière  et  généreuse.  Là,  maîtres  et  élèves  avaient 
libre  carrière,  là  seulement  ils  étaient  à  l'abri  des  décrets  de  Caris- 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  729 

bad  et  des  réquisitoires  de  Mayence.  C'est  que  Frédéric  VI  de  Da- 
nemark tenait  à  honneur  de  préserver  son  duché  de  Holstein  de 
l'odieuse  police  fédérale,  et  de  laisser  à  la  science  allemande  toute 
indépendance  et  toute  dignité  au  sein  d'une  grande  école  que  lui 
et  ses  devanciers  n'avaient  cessé  de  protéger  et  de  chérir. 

C'est  pourtant  cette  même  université  de  Kiel  qui,  dès  les  pre- 
miers temps  de  la  restauration,  devint  le  berceau  du  slesvig-hohtei- 
m'smc,  l'officine  où  l'érudition  germanique  se  mit  à  forger  contre  la 
monarchie  danoise  l'arme  meurtrière  qui  passa  ensuite  aux  mains 
des  Wrangel  et  des  Bismark,  et  jamais  science  cordialement  ac- 
cueillie n'a  mieux  justifié  qu'à  cette  occasion  et  dans  le  sens  de  la 
fable  son  antique  emblème  du  seipent.  Dès  1815  s'établissait  à  l'u- 
niversité de  Kiel  et  y  préludait  à  son  action  fatale  le  futur  0  Connell 
des  duchés  de  l'Elbe, — un  O'Connell  tout  d'étude  et  de  plume,  un 
Warwick  faiseur  de  rois  au  moyen  d'interminables  dissertations 
sur  la  lex  regia  et  la  constitutio  Valdemari,  —  ce  même  et  célèbre 
Dahlmann  qui ,  après  avoir  jeté  les  assises  d'une  nouvelle  dynas- 
tie sur  les  bords  de  l'Eider,  devait  encore  un  jour,  en  18/i9,  relever 
le  saint-empire  romain  à  Francfort  et  venir  à  Berlin  présenter  la 
couronne  de  Charlemagne  au  romantique  descendant  des  Hohen- 
zollern.  Frédéric-Christophe  Dahlmann  est  un  type  remarquable  de 
cette  génération  toute  moderne  de  professeurs  allemands  dont  les 
origines  remontent  aux  guerres  du  premier  empire,  mais  dont  l'im- 
portance s'est  surtout  accrue  depuis  18/iO,  et  qui,  à  l'heure  qu'il  est, 
domine  souverainement  dans  les  écoles,  les  chambres  et  les  assem- 
blées'populaires  de  l'autre  côté  du  Rhin,  — génération  d'esprits  vio- 
lens  et  acerbes,  poussant  parfois  au  délire,  toujours  à  l'injustice, 
un  patriotisme  haineux  et  farouche ,  mettant  une  érudition  infati- 
gable, spécieuse,  fallacieuse  même,  au  service  de  toutes  les  pas- 
sions et  de  toutes  les  convoitises  du  génie  national,  ne  rêvant  et  ne 
prêchant  qu'annexions,  revendications  et  conquêtes,  et  assujettis- 
sant en  imagination  l'univers  entier  «  à  la  majesté  de  l'idée  germa- 
nique, npro/essoria  lingiia  regimen  mimdi  expostulans...  Du  reste, 
l'élu  du  Seigneur  dans  la  Bible  allait  seulement  à  la  poursuite  des 
ânes  de  son  père,  et  trouva  une  royauté  sur  sa  route;  de  même  le 
jeune  professeur  de  Kiel  fit  la  découverte  d'une  Atlantide,  de  tout 
un  pays  à  revendiquer  pour  la  grande  pairie,  là  où  il  n'avait  d'a- 
bord cherché  que  des  argumens  pour  les  immunités  et  privilèges 
de  l'ordre  équestre  du  Holstein,  dont  il  était  le  mandataire  judi- 
ciaire (1) ,  car  ce  n'est  pas  une  des  moindres  bizarreries  de  ce  dé- 

(1)  Il  était  secrétaire  payé  de  la  députation  permanente  de  l'ordre  équestre  à  Kiel,  et 
c'est  en  cette  qualité  qu'il  élabora  dès  1810  (8  octobre)  son  premier  mémoire  pour  la 
noblesse  de  ce  pays,  où  se  trouvait  déjà  en  germe  toute  la  théorie  du  siesvig-holstei- 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bat  lamentable  que  la  cause  qui  devait  passionner  plus  tard  en  Al- 
lemagne la  démocratie  et  y  enrôler  sous  sa  bannière  les  partis  les 
plus  avancés  ait  eu  son  point  de  départ  dans  les  prétentions  obso- 
lètes d'une  caste  féodale.  Pour  défendre  ces  prétentions,  pour  jus- 
tifier certaines  prérogatives  réclamées  par  ses  cliens  «  les  prélats 
et  chevaliers  du  duché  de  Holstein,  »  Dahlmann  avait  commencé 
par  établir  qu'il  existait  une  communauté  d'intérêts  et  de  droits, 
—  un  nexus  socialis,  —  entre  la  noblesse  du  Holstein  et  celle  du 
Slesvig.  Il  creusa  plus  profondément  le  sillon,  et  finit  par  décou- 
vrir que  le  ncxus  s'étendait  à  l'ensemble  des  institutions,  à  «  l'or- 
ganisme même  »  des  deux  pays,  et  que  «  les  duchés  »  étaient  in- 
dissolublement «  unis  »  l'un  à  l'autre,  bien  que  l'un  fut  une  terre 
fédérale  et  que  l'autre  n'eût  jamais  fait  partie  de  l'empire.  Le  sa- 
vant historien  concluait  de  là  que  le  Slesvig  devait  «  partager  »  les 

institutions,  la  langue  et  «  les  destinées  futures  »  du  Holstein 

Ainsi  se  trouva  formulé  le  (Tcdo  du  slesvig-holsleînisme,  que  l'ar- 
dent professeur  ne  se  lassa  pas  de  propager  depuis  et  <(  d'élucider  » 
dans  maint  mémoire,  cours,  livre,  pamphlet  et  journal.  Il  invo- 
quait les  textes  les  plus  obscurs,  les  chartes  les  plus  poudreuses, 
des  diplômes  de  1326,  de  lilùS  et  de  1^60;  mais,  si  confuse  et  peu 
attrayante  que  fût  la  démonstration,  les  honnêtes  patriotes  de  la 
Germanie  saisirent  parfaitement  «  le  très  bref  sens  du  très  long  dis- 
cours, »  pour  parler  le  langage  de  leur  Schiller.  Il  y  avait  là  évi- 
demment une  province  à  réoccuper,  un  magnifique  port  à  acqué- 
rir, une  mer  à  dominer;  plus  tard,  ils  devaient  même  s'apercevoir 
qu'il  y  avait  là  aussi  des  frères  à  délivrer  ! 

La  belle  découverte  de  Dahlmann  ne  put  donc  pas  manquer 
d'être  chaleureusement  acclamée  par  toutes  les  universités  de  la 
grande  patrie  allemande.  Dans  le  Holstein  même,  les  idées  de 
Yunion  descendaient  peu  à  peu  des  <(  prélats  et  chevaliers  »  aux 
couches  populaires  et  y  prenaient  racine  ;  elles  commençaient  aussi 
à  gagner  une  partie  de  la  noblesse  du  Slesvig  que  nourrissait  de 
son  lait  fortifiant  Y  aima  mater  de  Kiel;  enfin  tout  bas  on  se  di- 
sait encore  que  la  nouvelle  foi  avait  des  confesseurs  discrets,  mais 
très  zélés  et  très  intéressés,  jusque  sur  les  marches  du  trône  du 
bon  Frédéric  VI.  Un  des  principaux  points  de  la  discussion  soulevée 
par  Dahlmann  avait  porté  sur  la  lex  regia,  la  loi  salique  du  Da- 
nemark :  le  savant  historien  contestait  la  validité  de  cette  loi  pour 

nisme.  D'ailleurs  Dahlmann,  remarquons-le  en  passant,  n'était  nullement  originaire 
des  duchés  :  il  était  né  à  Wismar,  dans  le  Meoklembourg,  et  avant  de  s'établir  à  Kiel 
il  avait  occupé  une  chaire  d'histoire  à  l'université  de  Copenhague.  Ce  fut  pendant  ce 
séjour  à  Copenhague  qu'il  publia  sur  Oehlenschlaeger  un  travail  très  sympathique,  et 
en  langue  danoise. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  731 

plusieurs  états  du  royaume;  il  affirmait  que,  si  l'ordre  de  succession 
était  cognato-agnatique  dans  les  îles  et  le  Jutland  septentrional, 
il  n'était  par  contre  que  purement  agnatique  dans  le  duché  du 
Slesvig,  qui,  sous  ce  rapport  aussi,  devait  partager  «  les  destinées 
futures  »  du  Ilolstein.  Les  simples  et  les  candides  parmi  les  Danois 
ne  comprirent  d'abord  rien  au  but  de  toute  cette  discussion,  et  ils 
crurent  devoir  charitablement  prévenir  les  Allemands  que  leur  in- 
génieux dktinguo  pourrait  bien  ne  tourner  qu'au  profit  de  l'em- 
pereur Nicolas,  qui  n'avait  déjà  que  trop  de  titres  à  faire  valoir 
éventuellement  comme  descendant  des  Gottorp;  mais  l'énigme  s'é- 
claircit  pour  tout  le  monde  alors  qu'en  1837  parut  à  Halle  une 
brochure  anonyme  sur  la  succession  dans  le  Slesvig -lîolslein. 
Cette  succession  dans  les  «  duchés  unis,  »  la  brochure  la  reven- 
diquait (dans  l'éventualité,  alors  déjà  très  probable,  de  l'extinc- 
tion delà  ligne  directe  de  la  maison  royale  du  Danemark)  pour 
le  duc  Christian-Auguste  d'Augustenbourg,  beau-frère  du  roi  ré- 
gnant Frédéric  VI.  On  ne  tarda  pas  non  plus  à  savoir  que  l'auteur 
du  pamphlet  ou  plutôt  du  manifeste  anonyme  n'était  autre  que  le 
duc  d'Augustenbourg  lui-même...  Tous  les  voiles  sont  loin  encore 
d'être  levés  sur  la  ténébreuse  conduite  tenue  par  le  duc  Christian 
et  son  frère,  le  prince  Frédéric  de  Noer,  pendant  l'époque  qui 
précéda  la  révolte  de  18Û8;  mais  ce  qu'on  en  sait  déjà  maintenant 
suffît,  et  au-delà,  pour  constater  la  félonie  la  plus  patente  qu'ait 
jamais  eu  à  enregistrer  l'histoire.  Les  papiers  d'état  publiés  depuis 
par  le  gouvernement  danois  (1)  prouvent,  jusqu'à  la  dernière  évi- 
dence, que  les  deux  princes  n'avaient  cessé,  dès  l'origine,  d  en- 
tretenir avec  les  meneurs  du  slesvig-holsleinisme  les  relations  les 
plus  intimes,  d'alimenter  l'agitation  et  de  lui  inspirer  les  plus  dé- 
cisives démarches.  En  même  temps  ils  profitaient  de  la  haute  po- 
sition qu'ils  occupaient  auprès  du  trône,  de  la  faiblesse  du  roi  en- 
vers des  parens  si  proches,  des  assurances  toujours  renouvelées  de 
loyauté  et  de  dévouement,  pour  détourner  le  gouvernement  de 
toute  mesure  prévoyante  et  préventive,  pour  recommander  et 
obtenir  la  tolérance  la  plus  excessive,  la  plus  injustifiable,  envers 
un  mouvement  dont  ils  se  présentaient  comme  les  habiles  modé- 
rateurs. «  Je  reconnais  pleinement,  écrivait  encore  en  date  du 
14  juillet  1845  le  prince  Frédéric  de  Noer  au  roi  Christian  YIII, 
je  reconnais  pleinement  qu'il  n'y  a  point  d'état  nommé  Slesvig- 
Holstein;  mais  il  me  semble  indifférent  que  tel  journal  l'affirme...  » 

(1)  Surtout  une  collection  de  lettres  saisies  en  1848  dans  le  château  des  Augusten- 
bourg,  et  dont  de  curieux  extraits  ont  été  publiés  par  M.  C.-F.  Wegener,  directeur  des 
archives,  dans  l'important  ouvrage  :  Ueber  das  Verhdltniss  der  Herzoge  von  Augus- 
tenburg  zuni  holsteinischen  Aufruhre;  Copenhague  1849. 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Et  le  prince  de  Noer  continuait  d'être  investi  de  la  dignité  de  com- 
mandant en  chef  de  l'armée  et  de  gouverneur  dans  les  duchés  !  Le 
double  jeu  fut  ainsi  joué  jusqu'au  bout,  jusqu'au  moment  où  l'un 
des  frères  s'emparait  de  la  forteresse  de  Rendsbourg,  et  l'autre 
adressait  au  «  peuple  de  Slesvig-Holstein  »  un  appel  aux  armes. 
Encore  le  langage  hypocrite  n'était-il  pas  complètement  dépouillé 
à  ce  moment  même ,  et  dans  cet  appel  aux  armes  le  duc  Christian 
expliquait  son  acte  de  rébellion  ouverte  par  le  fait  que  le  roi  «  était 
entouré  de  Danois  violemment  excités  et  n'avait  pas  la  liberté  de 
ses  résolutions!...  » 

C'est  de  cette  connivence  (de  ce  connubio,  diraient  les  Italiens) 
entre  la  science  germanique  avide  d'annexions  et  une  famille  prin- 
cière  ambitieuse,  —  toutes  les  deux  également  comblées  de  faveurs 
par  une  dynastie  généreuse  et  débonnaire,  —  que  date  la  période 
active  et  vraiment  politique  d'une  propagande  dont  les  phases  an- 
térieures intéressent  surtout  l'archéologie  et  l'histoire  littéraire. 
Le  slesing-holsteinisme  eut,  à  partir  de  1838,  ses  chefs  influens,  ses 
visées  précises,  son  prétendant  même  plus  ou  moins  avoué,  et  la 
longanimité  du  gouvernement  danois  pendant  toute  cette  période 
envers  une  agitation  d'un  caractère  si  dangereux  et  d'une  portée 
si  évidente  est  un  phénomène  assurément  fait  pour  surprendre, — 
qu'il  devient  presque  impossible  d'expliquer  par  le  seul  désir  d'évi- 
ter les  embarras  et  de  conjurer  une  catastrophe.  Il  faut  bien  le 
dire,  les  vicissitudes  contemporaines  (les  plus  récentes  même)  du 
Danemark  présentent  ainsi  plus  d'un  point  encore  demeuré  obscur, 
et  qui  sait  si,  pour  les  éclairer  tous,  le  futur  historien  ne  devra  pas 
faire  le  dénombrement  de  la  classe  gouvernante  de  la  monarchie 
Scandinave,  étudier  en  détail  les  familles  traditionnellement  inves- 
ties dans  ce  royaume  des  hautes  charges  de  la  cour  et  de  la  diplo- 
matie, et  dont  une  grande  partie  n'a  peut-être  pas  complètement 
dépouillé  une  origine  holsteinoise  et  des  attaches  allemandes?  Tou- 
jours est-il  que  le  roi  Christian  VIII  notamment  (1)  crut  longtemps 
à  l'efficacité  d'un  système  d'indulgence  et  de  tempéramens  dont  les 
princes  d'Augustenbourg  se  faisaient  auprès  de  lui  les  interprètes 
insinuans  et  perfides.  Le  prince  de  Noer  assurait  son  auguste  maître 
«  que  les  fonctionnaires  et  habitans  des  duchés  étaient  animés  en- 
vers sa  majesté  de  sentimens  beaucoup  plus  loyaux  que  ses  propres 
sujets  du  Danemark,  »  et  le  souverain  se  plaisait  à  confier,  sur  la 
présentation  de  son  cousin,  les  postes  les  plus  importans  du  pays  à 
des  personnes  enrôlées  de  longue  date  sous  la  bannière  de  Yunion', 

(1)  On  sait  qu'il  succéda  en  1830  au  roi  Frédéric  VI,  qui  avait  régné  depuis  1808.  Le 
successeur  de  Christian  VUI  en  18i8  fut  Frédéric  VII,  mort  en  1863. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOJLVTIQUES.  733 

il  accepta  même  un  jour  (18A2),  et  en  toute  intimité,  les  excuses 
du  duc  Christian  alors  que  celui-ci  avait  pris  sur  lui  de  faire  suppri- 
mer une  phrase  significative  dans  le  message  royal  à  la  diète  de 
Slesvig,  la  phrase  qui  rappelait  simplement  que  le  duché  de  Sles- 
vig  était  placé  sons  la  couronne  de  Danemark  !  On  se  doute  bien 
que,  sous  un  pareil  régime,  l'éclat  et  la  protection  ne  manquèrent 
pas  non  plus  à  la  grande  école  de  Kiel,  veuve  depuis  longtemps  de 
son  Dahlmann,  mais  demeurée  toujours  le  foyer  principal  de  la 
propagande  germanique  sur  l'Eider.  Le  gouvernement  tint  à  hon- 
neur d'y  réunir  les  maîtres  les  plus  renommés  de  l'Allemagne  pour 
leur  science  et  leur  j!?«/;'/6)//.w2(?;  les  Droysen,  les  Waitz,  se  rendi- 
rent k  l'appel,  et  ils  ne  furent  pas  plus  tôt  installés  qu'ils  se  mirent 
à  démontrer  les  droits  sacrés  de  la  grande  pairie  sur  le  Slesvig. 
Plus  tard  ils  devaient  siéger  tous  dans  le  gouvernement  jyrovisoire 
des  duchés.  Le  croirait-on?  jusqu'en  1850,  le  Danemark  maintint  la 
bizarre  loi  nommée  biennhim  imiversitatis,  loi  qui  interdisait  tout 
emploi,  même  dans  le  Slesvig,  aux  personnes  qui  n'auraient  pas 
justifié  d'un  séjour  de  deux  ans  ù  l'université  de  Kiel!... 

Grâce  ainsi  à  la  simplicité  de  Christian  VIII  et  à  la  duplicité  de  ses 
«  cousins,  ))  le  mouvement  séparatiste  se  fortifiait  de  plus  en  plus 
dans  les  duchés,  et  ce  qui  ajoutait  à  la  gravité  de  la  situation,  c'est 
que  cette  recrudescence  coïncidait  précisément  avec  une  période  où 
l'Allemagne,  de  son  côté,  avait  pris  un  essor  tout  nouveau  après  de 
longues  années  d'engourdissement  et  d'apathie.  Depuis  l'alerte  cau- 
sée en  ISZiO  au  sujet  du  «  Rhin  allemand  »  et  l'avènement  de  Fré- 
déric-Guillaume IV  en  Prusse,  les  peuples  de  la  Germanie,  on  s'en 
souvient,  sont  entrés  dans  une  époque  critique,  dans  cette  époque 
d'agitation  unitaire  et  réformiste  dont  rien  encore  n'annonce  la  fin. 
Or  il  arriva  qu'alors,  comme  maintes  fois  plus  tard,  les  aspirations 
de  nos  voisins  vers  l'unité  et  la  liberté  furent  bien  vite  traversées, 
primées  même,  par  ces  vues  d'agrandissement  et  de  conquête  qui 
semblent  être  l'épanouissement  naturel  du  génie  tudesque  à  son 
état  d'exaltation.  Les  esprits  en  Allemagne  commencèrent  donc  à 
être  puissamment  attirés  vers  l'Eider;  des  publicistes  ingénieux  se 
demandèrent  même  si  le  Danemark  n'était  pas  au  fond  appelé  par 
la  «  politique  rationnelle  »  à  devenir  «  l'état- amiral  »  {Admi- 
ralsstaat)  de  la  Germanie  future,  d'une  Germanie  libre,  unie  et  ré- 
générée; l'hymne  national  du  «  Slesvig-Holstein  enlacé  par  la  mer 
{meer -iimschlungen)  »  remplaça  peu  à  peu  dans  toute  réunion 
populaire  la  fameuse  chanson  de  Becker  sur  «  le  Rhin  allemand,  » 
et  quand  le  roi  Christian  VIII,  averti  enfin  sur  le  danger,  publia 
la  célèbre  lettre -patente  du  8  juillet  18A6,  qui  maintenait  sim- 
plement les  droits  incontestables  de  la  couronne  de  Danemark  sur 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  Slesvig,  la  grande  pairie  poussa  déjà  un  long  cri  d'indignation 
et  d'horrear.   Les  professeurs  de  Heidelberg   élevèrent  les  pre- 
miers la  voix  contre  «  l'injure  »  faite  à  l'honneur  et  au  droit  de 
leur  nation;  les  universités  de  Bonn,  de  Leipzig,  de  Goettingue, 
suivirent  cet  exemple;  les  chambres  de  Bade,  de  Wurtemberg,  de 
Bavière,  retentirent  d'imprécations  violentes;  le  duc  d'Augusten- 
bourg,  le  duc  de  Glûcksbourg,  le  grand-duc  d'Oldenbourg,  protes- 
tèrent devant  la  diète  de  Francfort,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  cette 
diète  fédérale  elle-même,  — jadis  si  sourde  à  tous  les  mémoires  de 
Dahlmann  (1),  —  qui  ne  crût  devoir  maintenant,  dans  sa  résolution 
du  17  septembre  18/i6,  réserver  «  les  droits  de  tous  et  de  chacun, 
spécialement  de  la  confédération  germanique  et  des  agnats,  »  et 
«  reconnaître  le  sentiment  patriotique  qui  s'est  manifesté  à  cette 
occasion  dans  plusieurs  états  allemands.  »  Les  événemens  mar- 
chèrent vite  dans  ces  mois  fiévreux  qui  précédèrent  la  catastrophe 
de  février.  Alors  du  reste  comme  de  nos  jours  la  crise  fut  pré- 
cipitée par  un  changement  de  règne  à  Copenhague,  —  la  mort  de 
Christian  VIII  et  l'avènement  de  Frédéric  YII,  —  et  bientôt  il  y  eut 
une  émeute  de  plus  dans  cette  année  18/i8,  année  de  grâce  et  de  ré- 
volutions. Le  Holstein  s'insurgea  contre  le  souverain  légitime,  que 
les  Danois  tenaient  prisonnier-,  un   gouvernement  provisoire  fut 
installé  à  Rendsbourg  sous  la  direction  des  princes  d'Augusten- 
bourg,  et  les  volontaires  de  l'Allemagne  pénétrèrent  dans  le  duché 
de  Slesvig  pour  y  délivrer  a  des  frères  opprimés.  »  L'armée  danoise 
eut  promptement  raison  de  ces  bandes  indisciplinées  des  «  corps 
francs;  »  mais  à  leur  suite  vinrent  les  soldats  de  la  Prusse  et  de  la 
confédération,  le  général  Wrangel  s'avança  jusque  dans  le  Jutland, 
et  il  ne  fallut  rien  moins  que  l'intervention  de  l'Europe  pour  faire 
cesser  un  pareil  scandale,  pour  mettre  fin  à  une  entreprise  que  la 
conscience  indignée  de  M.  de  Bismark  a  si  bien  qualifiée  alors  de 
frivole,  d^ inique  et  de  révolutionnaire... 

Il  faut  rendre  cette  justice  à  la  diplomatie  européenne  dans  ces 
années  agitées  de  1848-/i9,  qu'elle  n'eut  pas  les  moindres  doutes 

(I)  Par  sa  décision,  entre  autres,  du  17  novembre  1823,  la  diète  fédérale  avait  «  rejeté 
comme  non  fondée»  la  plainte  portée  par  les  prélats  et  chevaliers  de  Holstein  dans  une 
pétition  datée  du  5  décembre  de  l'année  précédente,  et  il  est  curieux  de  consigner 
(d'après  les  protocoles  de  la  diète)  l'opinion  émise  alors  par  le  gouvernement  prussien 
au  sujet  de  ce  différend.  «  Les  auteurs  de  la  pétition  (déclarait  le  plénipotentaire  prus- 
sien dans  la  séance  du  10  juillet  1823)  demandent  que  l'union  soit  maintenue  entre  les 
duchés  de  Holstein  et  de  Slesvig;  mais,  h  part  toutes  les  autres  objections  que  ce  main- 
tien de  l'union  pourrait  soulever  par  lui-même,  il  est  évident  que  la  diète  fédérale  ne 
saurait  exercer  une  influence  quelconque  sur  ce  sujet,  et  cela  par  la  raison  que  le  duché 
de  Slesvig  n'appartient  pas  au  territoire  fédéral  allemand,  et  reste  par  conséquent  en 
dehors  de  l'autorité  de  la  confédération  germanique.  » 


DEUX   NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  735 

touchant  le  caractère  et  la  moralité  de  la  <(  guerre  de  délivrance  » 
sur  l'Eider,  et  qu'elle  agit  dans  ces  occurrences  avec  une  louable 
fermeté.  L'Angleterre  s'entendit  alors  avec  la  Russie  et  la  France 
pour  préserver  le  Danemark  de  l'agression  germanique  et  maintenir 
dans  son  intégrité  une  ancienne  et  glorieuse  monarchie.  Peu  porté 
déjà  par  ses  principes  et  ses  intérêts  à  favoriser  cette  Allemagne 
unitaire  «  dont  la  première  pensée  a  été  une  pensée  d'extension  in- 
juste, le  premier  cri  un  cri  de  guerre  (1),  »  le  tsar  Nicolas  sut  éga- 
lement mettre  de  côté  toute  sensibilité  intempestive  pour  son  bien- 
aimé  beau-frère  le  roi  Frédéric-Guillaume  lY,  et  il  fut  le  plus  ardent  à 
provoquer  le  concert  européen  qui  finit  par  arracljer  aux  Prussiens 
la  proie  tant  convoitée.  Disons-le  toutefois,  la  diplomatie  se  mon- 
tra beaucoup  moins  résolue  et  surtout  beaucoup  moins  prévoyante 
alors  qu'après  avoir  fait  cesser  la  guerre  elle  se  mit  à  jeter  les  fon- 
demens  de  la  paix  future  :  dans  ce  moment  décisif,  elle  ne  sut  point 
remédier  à  des  inconvéniens  pourtant  bien  sensibles,  ni  même  por- 
ter la  main  sur  le  siège  véritable  du  mal.  Le  mal,  il  était  évidem- 
ment dans  la  position  des  rois  de  Danemark  vis-à-vis  du  Bmid 
comme  suzerains  du  Holstein,  et  surtout  dans  l'équivoque  qu'on 
avait  laissé  s'établir  au  sujet  du  Slesvig,  formant  d'un  côté  ((  par- 
tie intégrante  de  la  monarchie  danoise  »  et  gardant  de  l'autre  une 
«  autonomie  »  qui  le  rapprochait  du  Holstein.  A  cette  confusion 
déjà  si  nuisible  en  elle-même,  l'Allemagne  ajoutait  encore  la  con- 
fusion qui  lui  était  propre,  —  l'embarras  de  sa  constitution  fédé- 
rale, la  multiplicité  de  ses  arrangemens  territoriaux,  le  mécanisme 
compliqué  de  ses  souverainetés  particulières  et  de  sa  diète  uni- 
taire, —  et  parvenait  ainsi  à  envelopper  le  litige  dans  un  réseau 
vraiment  inextricable.  Ce  vice  de  son  organisme  qu'elle  ne  cessait 
de  déplorer,  cet  état  mal  défini  de  ses  relations  extérieures  qui  fai- 
sait l'éternel  sujet  de  ses  plaintes,  la  Germanie  le  mettait  précisé- 
ment à  profit  dans  ses  démêlés  avec  le  Danemark  pour  échapper  à 
toute  obligation  ;  elle  semblait  vouloir  prouver  à  cette  occasion  la 
fameuse  identité  de  l'être  et  du  non-être  que  lui  avaient  enseignée 
ses  grands  philosophes,  et,  sommée  de  s'expliquer  ou  de  répondre, 
elle  posait  toujours  la  question  préalable  de  maître  Jacques.  Était- 
ce  au  cocher  qu'on  voulait  parler?  Elle  prenait  alors  la  casquette  du 
roi  de  Prusse.  Était-ce  au  cuisinier?  Dans  ce  cas,  elle  mettait  le  bon- 
net de  son  Bundestag,  et  cocher  et  cuisinier  ne  se  trouvaient  jamais 
d'accord,  ni  présens  sur  les  mêmes  lieux  pour  les  mêmes  stipula- 
tions... C'est  ainsi  qu'un  jour  (J"  juillet  18/i8)  une  suspension 


(1)  Expressions  de  la  célèbre  circulaire  russe  du  G  juillet  1846,  adressée  par  le  comte 
Nesselrode  à  ses  asens  en  Allemagne. 


736  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'armes  fut  signée  entre  la  Prusse  et  le  Danemark  sur  la  médiation 
de  l'Angleterre;  mais  le  général  Wrangel  refusa  péremptoirement 
d'exécuter  l'armistice.  Ce  servitem*  éprouvé  de  Frédéric- Guil- 
laume IV,  et  qui  devait  bientôt  diriger  le  coup  d'état  à  Berlin,  dé- 
clara en  ce  moment  désobéir  à  son  roi  :  il  était  soldat  de  la  con- 
fédération, et  n'avait  d'ordre  à  recevoir  que  de  l'archiduc  Jean,  le 
nouveau  vicaire  de  l'empire  (1).  De  même  plus  tard  la  confédération 
germanique  prétendait  ne  pas  reconnaître  le  traité  de  Londres,  vu  que 
la  Prusse  et  l'Autriche  seules  l'avaient  signé,  et  qu'il  n'avait  pas  été 
soumis  à  l'approbation  de  la  diète  de  Francfort.  Les  «  progressistes 
décidés,  »  les  Brutus  et  honourable  men  de  la  grande  association 
patriotique  du  National  Verein  devaient  même  bientôt  affirmer  (2) 
qu'il  n'est  pas  jusqu'à  l'Autriche  et  la  Prusse  qui  ne  pussent  au 
besoin,  et  comme  membres  de  la  confédération  germanique^  <(  s'af- 
franchir des  obligations  d'un  traité  qu'elles  avaient  signé  unique- 
ment en  leur  qualité  de  puissances  européennes  ! . . .  » 

En  face  d'un  problème  à  ce  point  confus  et  de  la  convoitise  alle- 
mande si  habile  dans  l'art  de  créer  les  ténèbres  et  de  «  fendre  les 
mots  (3),  »  les  puissances  appelées,  en  1850  et  1852,  à  établir  un 
arrangement  définitif  auraient  donc  dû  rechercher  surtout  une  com- 
binaison nette  et  précise  qui  ne  laissât  aucune  place  à  l'équivoque 
et  mît  hors  d'emploi  la  chicane.  Le  plus  simple  à  coup  sûr,  le  plus 
sensé  aussi,  eût  été  de  débarrasser  complètement  le  Danemark  de 
son  fardeau  du  Holstein,  de  mettre  ce  duché  à  la  disposition  d'un 
de  ces  nombreux  princes  que  la  féconde  Allemagne  tient  toujours 
prêts  pour  tout  autel  nuptial  de  haut  lignage  ou  pour  tout  trône 
fraîchement  décoré.  On  aurait  ainsi  rendu  la  monarchie  Scandinave 
à  elle-même,  brisé  la  chaîne  qui  la  rongeait  en  la  rivant  au  corps 
germanique.  Un  programme  si  rationnel  concordait  toutefois  bien 
peu  alors  avec  les  vues  routinières  et  intéressées  d'une  partie  de  In 
classe  gouvernante  à  Copenhague;  il  aurait  paru  excessif  même  à  ce 
-parti  de  VEider,  qui  ne  voulait  «  qu'isoler  »  le  plus  possible  le  du- 
ché de  Holstein  des  autres  provinces  de  la  monarchie;  il  aurait  enfin 
trouvé  un  obstacle  invincible  dans  la  mesquine  obstination  du  tsar 

(1)  Lord  Palmerston  ne  cacha  pas  alors  le  sentiment  que  lui  inspirait  cette  politique 
cauteleuse  de  l'Allemagne,  et,  dans  une  dépêche  à  lord  Westmoreland  du  25  juillet 
1848,  il  menaça  d'abandonner  tout  essai  de  médiation,  si  la  Prusse  ne  faisait  pas  respecter 
l'armistice  :  «  Tke  office  of  médiation  ivould  otherwise  be  of  such  a  description  that  il. 
xvould  not  be  consistent  loith  the  dignity  of  England  to  undertake  il.  » 

(2)  Voyez  la  curieuse  dépêche  de  sir  A.  Malet  à  lord  John  Russell  (Francfort,  30  mal 
1863).  Du  reste,  M.  de  Bismark  tint  un  Inngage  presque  identique  à  lord  Wodehouse; 
voyez  aussi  la  dépêche  de  ce  dernier  à  lord  Russell  du  12  décembre  18G3. 

(3)  Splilling  of  luords,  expression  de  lord  Palmerston  à  l'adresse  de  M.  Gagern  dans 
sa  dépêche  à  lord  Cowley  du  13  mars  1S59. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  737 

Nicolas  et  du  prince  Schwarzenberg  à  rétablir  partout  et  en  tout 
le  statu  quo  absolu  d'avant  le  bouleversement  de  février.  Cepen- 
dant, à  défaut  d'une  solution  vraie  et  radicale,  tout  devait  au  moins 
engager  à  ne  laisser  subsister  aucun  doute  sur  la  nature  du  statu 
quo  qu'on  entendait  maintenir.  Le  roi  de  Danemark  pouvait  conti- 
nuer à  être  le  suzerain  du  duché  allemand  de  Holstein  comme  le 
roi  de  Hollande  était  le  suzerain  du  duché  allemand  du  Luxem- 
bourg; mais  il  devait  être  bien  établi  que  les  provinces  extra-fédé- 
rales de  la  monarchie  danoise  demeuraient  aussi  complètement 
étrangères  au  Bund  que  l'étaient  les  provinces  néerlandaises  du 
royaume  des  Pays-Bas.  C'était  du  reste  dans  ces  termes  que  le  pro- 
blème fut  nettement  et  honnêtement  posé  dès  l'origine  par  le  roi 
Frédéric  VII.  Dès  le  h  avril  1848,  le  monarque  danois  repondit  à 
la  députation  que  lui  avaient  envoyée  les  insurgés  de  Rendsbourg 
qu'il  accorderait  au  Holstein  tout  ce  qu'on  pourrait  désirer,  et 
s'associerait,  pour  ce  qui  regardait  ce  duché,  très  franchement  à 
l'œuvre  de  l'unité  allemande  qu'on  allait  tenter  à  Francfort,  mais 
que  le  Slesvig  était  un  patrimoine  de  la  nation  danoise  qu'il  n'avait 
«  ni  la  volonté,  ni  le  pouvoir,  ni  le  droit  »  d'aliéner,  —  et  rien 
assurément  déplus  légitime,  de  plus  loyal  que  cette  déclaration. 
H  importe  bien  de  le  rappeler  :  ni  alors,  ni  depuis,  ni  à  une  épo- 
que quelconque  de  l'histoire,  la  couronne  de  Danemark  n'a  pré- 
tendu enchaîner  le  Holstein,  peser  de  manière  ou  d'autre  sur  les 
destinées  de  ce  pays  fédéral,  y  «  daniser  »  la  moindre  parcelle  de 
terre.  Ce  qu'elle  demandait,  c'était  de  préserver  ses  provinces 
propres  de  l'envahissement  toujours  croissant  du  germanisme,  de 
mettre  à  l'abri  des  empiètemens  du  Bund  ce  duché  de  Slesvig  qui 
n'a  jamais  fait  partie  de  la  confédération  allemande,  de  demeurer 
indépendante  au-delà  de  ce  fleuve  qui,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés,  depuis  Charlemagne,  a  toujours  constitué  la  frontière  de 
la  monarchie  Scandinave  :  Eîdora  romani  terminus  impcrii!  C'é- 
tait donc  là  le  statu  quo  que  les  puissances  de  l'Europe  auraient 
dû  établir  en  1850  et  1852  dans  les  termes  les  plus  précis  et  les 
plus  clairs;  elles  auraient  dû  hautement  proclamer  le  droit  de 
Frédéric  VII  d'être  maître  indépendant  dans  ses  possessions  au- 
delà  de  l'Eider,  maître  d'y  introduire  les  changemens  qu'il  juge- 
rait nécessaires  au  salut  et  à  l'unité  de  ses  états,  maître  en  un  mot 
d'incorporer  pleinement  et  complètement  dans  la  monarchie  da- 
noise ce  duché  de  Slesvig  qui,  de  l'aveu  de  tous,  eu  était  une 
«  partie  intégrante.  » 

Mais  il  y  avait  des  Allemands  de  l'autre  côté  de  l'Eider!  s'écrie- 
ront ici  les  défenseurs  farouches  du  <(  droit  nouveau,  »  les  fanati- 
ques de  ce  principe  de  nationalité  devenu,  à  ce  qu'on  assure,  le 

TOME  LVI.  —  1865.  47 


738  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dogme  souverain  de  «  la  politique  de  l'avenir,  »  l'arche  sainte,  la 
loi  et  les  prophètes,  Yultima  ratio  des  peuples...  Sans  doute  il  y 
avait-et  il  y  a  en  effet  des  Allemands  de  l'autre  côté  de  l'Eider  :  grâce 
à  la  tolérance,  à  la  sociabilité,  à  la  sympathie  traditionnelle  des 
Danois  pour  cette  race  germanique  dont  ils  avaienl^raême  maintes 
fois  défendu  les  intérêts  les  armes  à  la  main  depuis  l'époque  de 
Witikind,  des  colons,  des  émigrans  teutons  ont  pu  de  tout  temps 
s'établir  dans  le  Jutland  méridional ^  appelé  plus  tard  le  Slesvig^ 
ils  s'y  sont  établis  et  multipliés,  ils  y  ont  prospéré,  comme  ils  ont 
également  prospéré  dans  plusieurs  provinces  de  la  Pologne  (  dans 
celle  de  Posen  notamment),  où  ils  avaient  jadis  cherché  refuge 
contre  les  persécutions  politiques  ou  religieuses  de  leur  saint-em- 
pire; mais  depuis  quand  le  bienfait  de  l'asile  accordé  a-t-il  pour 
conséquence  légale  ou  morale  la  spoliation  du  bienfaiteur?  Depuis 
quand  Tartufe,  hospitalièrement  reçu,  est-il  sérieusement  admis 
à  dire  que  la  maison  est  à  lui,  et  que  c'est  à  l'honnête  Orgon  d'en 
sortir?  Le  premier,  le  plus  simple  devoir  de  tout  colon  et  émi- 
gré n'est-il  pas  de  respecter  les  lois  du  pays  qui  l'accueille,  de 
suivre  les  destinées  de  la  patrie  de  son  choix?  Et  que  dirait  la 
France,  si  les  nombreux  Allemands  domiciliés  à  Paris  engageaient 
le  Bund  à  procéder  à  une  petite  exécution  fédérale  dans  le  quar- 
tier de  la  Yillette?  La  population  tudesque  de  Paris  est  pourtant 
assez  près  déjà  d'atteindre  ce  chiffre  des  frères  que  le  général 
Wrangel  est  allé  «  délivrer  »  dans  le  Slesvig,  et  il  est  vraiment  heu- 
reux que  les  grands  patriotes  du  National  Verein  se  bornent  pour 
le  moment  à  gémir  sur  le  sort  de  leurs  «  frères  opprimés  »  dans 
l'Alsace  et  la  Lorraine!...  Hélas!  et  pour  parler  plus  sérieusement, 
l'histoire  ne  cite  que  trop  de  peuples  broyés,  anéantis  et  expropriés 
par  ces  Germains  dont  le  bon  Froissart  disait  déjà  au  xiv"  siècle  : 
«  Allemans  de  nature  sont  rudes  et  de  gros  engin,  si  ce  n'est  à 
prendre  leur  proffit,  mais  à  ce  sont-ils  assez  experts  et  habiles;  item 
moult  couuoiteux  et  plus  que  nulles  autres  gens,  jà  ne  tiendroyent 
rien  de  choses  qu'ils  eussent  prorais;  telles  gens  valent  pis  que  Sar- 
razins  ne  payens...  »  Humbles  à  la  fois  et  présomptueux,  sobres  et 
prolifiques,  expansifs  et  tenaces,  pratiquant  avec  persistance  leur 
ancien  proverbe  ubi  bene,  ibi  patria^  et  gardant  néanmoins  tou- 
jours un  âpre  attachement  à  la  mère-patrie,  les  Allemands  s'infd- 
trent  en  tout  pays,  pénètrent  dans  toutes  les  régions,  ne  dédaignent 
aucun  coin  de  la  terre  habitable.  Ils  ont  leurs  familiers  et  consan- 
guins sur  tous  les  trônes  et  dans  tous  les  comptoirs  du  monde;  ils 
peuplent  les  centres  industriels  de  l' Europe  et  les  nouveaux  terri- 
toires des  États-Unis;  ils  exproprient  la  Pologne  et  la  Hongrie  et 
administrent  la  Grèce  ;  ils  décident  la  nomination  du  président  Lin- 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES. 


73f^ 


coin,  ils  fournissent  le  contingent  le  plus  fort  à  la  classe  gouver- 
nante dans  le  vaste  empire  des  tsars,  et  l'esprit  reste  confondu  de- 
vant les  perspectives  qu'ouvre  sur  l'avenir  cette  ubiquité  du  génie 
et  de  l'influence  de  la  Germanie.  A  ne  tenir  compte  que  du  pré- 
sent, la  langue  tudesque  «  résonne  (1)  »  déjà  dans  assez  de  pays 
demeurés  jusqu'à  ce  jour  en  dehors  du  Bund  pour  que  la  doctrine 
qui  vient  de  triompher  sur  l'Eider  devienne  l'objet  de  sérieuses  ré- 
flexions. Cette  langue  domine  dans  la  moitié  des  cantons  suisses, 
persiste  dans  l'Alsace  et  fait  journellement  des  conquêtes  dans  les 
districts  flamands  de  la  Belgique.  Les  provinces  russes  de  la  Bal- 
tique sont  sans  contredit  bien  plus  germanisées  que  l'ancien  Jut- 
land  méridional;  les  habitans  de  Mittau  et  de  Riga  s'enorgueillissent 
même  du  plus  pur  accent  allemand,  et  sans  parler  du  Luxembourg, 
au  sujet  duquel  le  parlement  de  Francfort  avait  déjà  en  I8Z18  élevé 
les  mêmes  plaintes  et  prétentions  qu'à  l'égard  des  duchés  de  l'Elbe, 
nous  ne  voyons  pas  en  conscience  les  Tsàsous  philologiques  que  pour- 
raient faire  valoir  les  Néerlandais  pour  ne  pas  subir  le  sort  des  Fri- 
sons du  Slesvig,  pour  échapper  un  jour  à  l'honneur  de  former,  eux 
aussi,  un  état-amiral  de  la  grande  confédération.  «  Au  bas-allemand 
appartiennent  les  dialectes  frisons,  ainsi  que  le  hollandais  et  le  fla- 
mand; »  tel  est  l'arrêt  de  la  plus  irrécusable  des  autorités,  de  cet  il- 
lustre Max  Mûller  que  l'université  d'Oxford  a  su-^enlever  à  l'Allema- 
gne, et  qui  n'a  pas  du  reste  négligé  de  faire,  lui  aussi,  et  devant  les 
Anglais,  son  plaidoyer  pour  la  Germanie  C^.)  dans  la  question  du 
Slesvig-Holstein.  «  Les  nations  et  les  langues  contre  les  dynasties 
et  les  traités,  voilà  ce  qui  a  refait  et  ce  qui  refera  encore  la  carte  de 
l'Europe,  »  a  dit  aussi  le  même  savant  dans  son  cours  classique  sur 
la  science  du  langage,  aux  applaudissemens  de  l'auditoire  exquis 
du  Royal  Institute,  et  il  est  à  parier  que  ce  mot  fera  encore  for- 
tune dans  tel  organe  voué  à  la  jjolitique  de  r avenir!...  Pourvu,  — 
ajouterions-nous  humblement,  —  que  ces  langues,  idiomes  et  pa- 
tois ne  soient  pas  tournés  contre  les  organismes  vivaces,  historiques 
et  traditionnels  des  nations,  pourvu  que  le  despotisme  ne  soit  pas 
seul  à  trouver  son  compte  au  déchirement  de  ces  traités ,  qui  con- 
tenaient peut-être  plus  d'une  stipulation  favorable  pour  les  pays 
opprimés,  les  dernières  garanties  des  peuples  malheureux,  subju- 
gués, et  qui  ne  garderaient  plus  alors  aucun  lambeau  de  droit  pour 

(1)  «  La  patrie  allemande  doit  s'étendre  partout  où  résonne  (klingt)  la  langue  alle- 
mande, »  dit  le  célèbre  chant  national  d'au-delà  du  Rhin,  le  chant  d'Arndt. 

(2)  Voj'ez  les  articles  intitulés  A  Gennan  plea  for  Germany,  by  professer  Millier,  dans 
!e  Times  de  1864.  Voyez  aussi  la  Science  du  Langage  de  Max  Mûller  dans  l'élégante 
traduction  de  MM.  Harris  et  Perrot;  les  paroles  que  nous  rapportons  dans  le  texte  se 
trouvent  aux  pages  185  et  13  de  cette  traduction. 


7/10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

couvrir  leur  corps  meurtri  :  nudi  in  midal...  Il  est  triste  de  penser 
que  le  principe  tant  prôné  des  nationalités  n'a  jusqu'ici  rapporté  de 
profits  clairs  qu'à  l'absolutisme.  L'Autriche  s'est  armée  en  18/i8  de 
ce  principe  de  la  nationalité  des  Croates,  des  Slovaques,  des  Serbes, 
des  Ragusiens,  etc.,  pour  en  accabler  la  Hongrie  défendant  ses 
libertés  antiques  et  sa  constitution.  A  l'heure  qu'il  est,  la  Russie 
«  protège  et  développe  »  dans  le  royaume  de  Pologne  les  nationa- 
lités «  ruthène,  allemande,  Israélite,  lithuanienne,  samogitienne  et 
lette,  »  pour  dissoudre  la  vie  organique  de  la  nation,  écrasée  jus- 
que dans  son  dernier  réduit.  Enfin  c'est  M.  de  Bismark  qui  est  le 
champion  du  droit  nouveau  sur  l'Eider,  ce  même  M.  de  Bismark 
qui  n'en  est  pas  à  donner  ses  gages  au  libéralisme,  et  qui  au  début 
de  sa  campagne  dans  les  duchés  déclarait  à  lord  Wodehouse  qu'il  n'y 
avait  pas  d'entente  possible  aussi  longtemps  que  les  institutions 
démocratiques  seraient  maintenues  dans  le  Danemark  (1)!...  Qu'on 
y  prenne  garde,  la  politique  a,  tout  aussi  bien  que  la  littérature, 
son  history  of  fiction,  et  plût  à  Dieu  que  le  futur  Dunlop  qui  se 
chargerait  d'écrire  une  telle  histoire  n'eût  pas  à  consacrer  tout  un 
chapitre  au  principe  sacré  des  nationalités  comme*  à  la  plus  déso- 
lante duperie  du  xix^  siècle!... 

La  grave  diplomatie  se  montre  d'ailleurs,  elle  aussi,  bien  souvent 
encline  à  d'étranges  illusions.  Elle  avait  cru  par  exemple  mettre  un 
terme  au  différend  dano-allemand  par  les  arrangemens  qu'elle  prit 
dans  les  années  1850-52.  A  première  vue,  il  est  vrai,  tout  dans  ces 
arrangemens  semblait  dicté  par  une  politique  saine,  désintéressée 
même,  et  on  pouvait  se  flatter  d'avoir  procédé  dans  les  formes  vou- 
lues, selon  les  préceptes  éprouvés  de  l'art.  Un  protocole  signé  à 
Londres,  le  h  juillet  1850,  par  les  représentans  de  l'Angleterre,  de 
la  France,  de  la  Russie,  de  V Autriche,  de  la  Suède  et  du  Dane- 
mark, établissait  en  principe  le  maintien,  pour  l'avenir,  de  «  l'in- 
tégrité de  la  monarchie  danoise  »  par  le  règlement  de  V  ordre 
éventuel  de  la  succession,  et  il  importe  de  constater  que  la  Prusse 
elle-même  avait  donné  dès  lors  (dans  une  convention  secrète)  son 
assentiment  plein  et  entier,  sans  nulle  restriction  ni  réserve,  à  ce 
principe  capital  (2).  Les  puissances  pensèrent  ensuite  à  régler  cet 

(1)  Dépêche  de  lord  Wodehouse  du  12  décembre  1863.  «  His  excellency  said...  Ger- 
many  would  never  be  on  good  terms  with  Denmark  as  long  as  the  présent  démocratie 
institutions  of  Denmark  were  maintained.  » 

(•2j  Ce  n'est  pas  là  un  des  moins  étranges  incidens  des  affaires  du  Slesvig-Holstein,  et 
c'est  M.  Layard,  le  sous-secrétaire  d'état  au  foreign-oftlce ,  qui  est  venu  récemment 
(dans  la  séance  de  la  chambre  des  communes  du  7  juillet  186i)  nous  révéler  cette 
«secrète  et  curieuse  histoire,  »  ainsi  cju'il  l'a  lui-même  appelée.  En  effet,  la  Prusse 
avait  ostensiblement  refusé  de  signer  le  protocole  de  Londres  du  4  juillet  1850  concer- 
nant la  succession  danoise,  et  son  plénipotentiaire,  M.  de  Cunsen,  crut  môme  de  bonne 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOxMATIQUES.  741 

ordre  éventuel  de  succession  :  elles  reconnurent  le  prince  Christian 
de  Glûcksbourg  comme  l'héritier  futur,  unique  et  légitime  de  tous 
les  états  de  Danemark,  et  s'appliquèrent  à  mettre  ses  droits  à  l'abri 
de  toute  contestation  ultérieure.  A  cet  effet,  l'empereur  Nicolas  dé- 
clarait, dans  un  protocole  daté  de  Varsovie,  5  juin  1851,  céder  au 
prince  de  Glûcksbourg  et  à  ses  descendans  les  titres  que  la  branche 
aînée  des  Holstein-Gottorp  pourrait  faire  valoir  sur  une  partie  quel- 
conque des  états  de  Frédéric  VII.  Une  cession  analogue  fut  égale- 
ment obtenue  des  autres  branches  agnatiques  ou  cognatiques  (la 
vieille  landgrave  de  Hesse,  le  prince  Frédéric  de  Hesse,  la  prin- 
cesse Marie  d'Anhalt,  etc.),  et  il  n'est  pas  jusqu'au  sujet  félon,  le 
duc  d'Augustenbourg,  dont  la  diplomatie  n'ait  alors  songé  à  s'as- 
surei"  le  concours  pour  l'œuvre  durable  qu'elle  croyait  ainsi  fonder. 
Prétendant  désabusé  et  seigneur  besoigneux,  le  duc  Christian-Au- 
guste, qui  vivait  alors  dans  l'exil  à  Francfort,  voulut  bien  signer  en 
1852,  et  contre  une  forte  somme  que  lui  paya  la  cour  de  Copen- 
hague, un  acte  solennel  de  renonciation  :  il  s'engageait  u  pour  lui 
et  sa  famille^  sur  l'honneur  et  la  foi  de  prince,  à  respecter  toutes 
les  mesures  prises  ou  encore  à  prendre  par  sa  majesté  le  roi  de  Da- 
nemark concernant  la  succession.  »  Et  par  cette  ironie  du  sort  qui 
semble  décidément  devoir  marquer  la  question  du  Slesvig-Holstein 
jusque  dans  les  moindres  détails,  c'est  M.  de  Bismark-Schoenhau- 
sen,  alors  plénipotentiaire  de  la  Prusse  près  la  diète  fédérale,  qui 
ménagea  toute  cette  délicate  transaction  avec  le  chef  des  Augus- 
ten bourg  et  y  attacha  son  nom!  Enfin,  et  pour  donner  à  ces  divers 
arrangemens  «  un  gage  additionnel  de  stabilité  par  un  acte  euro- 
péen, »  les  puissances  signataires  du  protocole  du  h  juillet  1850, 

foi  devoir  motiver  ce  refus  dans  un  long  mémoire  et  faire  pressentir  une  protestation 
formelle  de  la  part  de  son  gouvernement.  Or  ce  gouvernement  avait  déjà  deux  jours 
auparavant,  à  l'insu  de  son  plénipotentiaire,  reconnu  cette  succession  dans  un  article 
secret  rédigé  à  Berlin,  et  qui  fut  ajouté  au  protocole  de  Londres!  «  C'est  que  le  baron 
de  Bunsen,  disait  M.  Layard,  était  un  Slesvig-Holsteinois  violent  (a  violent  Slesvig- 
Holsteiner),  et  que  le  gouvernement  prussien  craignait  qu'il  ne  se  refusât  à  exécuter 
ses  instructions  en  cette  matière;  on  préféra  donc  signer  à  Berlin  cet  article  secret,  qui 
donnait  suite  {carrying  eut)  au  protocole  de  Londres...»  Cette  «curieuse  et  secrète  his- 
toire, »  bien  digne  de  la  politique  de  M.  de  Manteuffel,  a  du  reste  son  importance  au 
point  de  vue  légal.  Elle  détruit,  comme  l'a  dit  M.  Layard,  le  raisonnement  des  Alle- 
mands, qui  prétendaient  que  la  Prusse  n'a  reconnu  la  succession  danoise  que  depuis 
le  traité  de  Londres,  en  1852,  et  à  la  suite  des  fameux  «  éclaircissemens  «  donnés  par  le 
cabinet  de  Copenhague  dans  le  courant  de  1851  :  la  Prusse  avait,  tout  aussi  bien  que 
l'Autriche,  reconnu  cette  succession  dès  48^0  et  avant  tout  «  éclaircissement  »  de  la 
part  du  Danemark.  Ce  fait,  il  est  vrai,  fut  longtemps  ignoré,  et  M.  Gosh  lui-même 
(dans  son  ouvrage  souvent  consulté,  Denmark  and  Germany,  London  180^2,  voyez  sur- 
tout page  182,  en  note)  n'en  a  pas  eu  connaissance.  Seul  V Annuaire  des  Deux  Mondes 
entrevit  la  vérité  dès  1850.  —  Voyez  VAnnuaire  de  cette  année  à  la  page  93. 


742  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

auxquelles  vint  s'adjoindre  la  Prusse,  —  cette  fois  ouvertement  et 
publiquement,  —  proclamaient,  dans  le  traité  de  Londres  du  8  mai 
1852  et  d'une  manière  irrévocable,  les  droits  du  prince  de  Glûcks- 
bourg  à  «  succéder  à  la  totalité  des  états  actuellement  réunis  sous 
le  sceptre  de  sa  majesté  le  roi  Frédéric  VII,  »  et  reconnaissaient  en 
outre  ((  comme  permanent  le  principe  de  l'intégrité  de  la  monar- 
chie danoise  (1).  » 

Par  malheur,  bien  plus  permanent  se  montrait  dès  lors  un  autre 
((  principe  »  qui  devait  tôt  ou  tard  détruire  l'œuvre  de  Londres.  Les 
Allemands  n'avaient  cessé  de  camper  sur  le  territoire  danois  pen- 
dant que  la  diplomatie  européenne  était  occupée  de  ces  labo- 
rieuses négociations.  Ils  étaient  entrés  en  1848  dans  les  duchés 
pour  les  ravir  au  roi  Frédéric  VII  :  ils  y  restaient  pendant  les  an- 
nées 1850  et  1851  afin  de  rétablir  dans  le  Holstein  «  l'autorité  légi- 
time »  du  même  roi  au  nom  de  la  confédération!  et  ils  ne  se  re- 
tirèrent définitivement  au  commencement  de  1852  qu'après  avoir 
obtenu  de  la  cour  de  Copenhague  certains  «  éclaircissemens  »  dont 
il  était  aisé  de  prévoir  les  conséquences  fatales  et  désastreuses.  Ce 
n'étaient,  à  vrai  dire,  que  de  simples  explications  (2),  ou,  si  l'on  veut, 
un  échange  «  amical  »  d'idées,  et  le  traité  définitif  de  Londres  n'en 
faisait  aucune  mention.  Le  tout  s'était  borné  à  quelques  phrases 
insérées  dans  une  correspondance  du  ministre  danois  avec  les  cours 
allemandes;  mais  c'était  assez  pour  fournir  à  l'adversaire  une  arme 
redoutable  dont  il  se  promit  bien  de  faire  usage  au  moment  op- 
portun. Dans  cette  correspondance  malheureuse,  il  était  parlé  en 


(1)  Ont  déclaré  adhérer  au  traité  de  Londres  (outre  la  Hollande,  la  Belgique,  l'Es- 
pagne, le  Portugal,  la  Grèce  et  les  souverains  de  l'Italie)  parmi  les  états  de  la  confédé- 
ration germanique  :  le  Hanovre,  la  Saxe,  le  Wurtemberg,  la  Hesse  électorale  et  l'Olden- 
bourg; seuls  la  Bavière,  Bade,  la  Hesse-Darmstadt,  le  Meeklembourg  et  la  Saxe-Weimar 
n'avaient  pas  accédé.  Or  les  états  allemands  qui  avaient  donné  leur  sanction  au  traité 
formaient,  avec  l'Autriche  et  la  Prusse,  plus  de  la  moitié,  plus  des  deux  tiers  môme  de 
la  confédération,  et  cependant  la  confédération  devait  plus  tard  déclarer  ne  pas  être 
liée  par  un  traité  auquel  manquait  l'assentiment  de  la  diète  fédérale!...  Il  est  utile  aussi 
de  rappeler  les  termes  dont  s'est  servi  M.  de  Beust  dans  sa  note  du  2  décembre  1852  à_ 
l'égard  de  ces  stipulations  de  Londres  qu'il  devait  si  co-mplétement  répudier  en  18G4 
Dans  cette  note,  M.  de  Beust  «  se  plaisait  à  reconnaître  la  sagesse  des  vues  et  la  sollici- 
tude pour  les  grands  intérêts  politiques  de  l'Europe  dont  les  hautes  parties  contractantes 
ont  donné  dans  cette  circonstance  un  nouvel  et  éclatant  témoignage.  »  Le  ministre  de 
Saxe  n'hésitait  pas  à  déclarer  son  assentiment  au  traité  signé  à  Londres  le  8  mai  passé, 
«  s'associant  ainsi  à  une  combinaison  qui  servait  à  maintenir  l'intégrité  de  la  monar- 
chie danoise  et  à  assurer  en  même  temps  la  conservation  de  la  paix  générale.  » 

(2)  «  Les  droits  souverains  du  roi  de  Danemark  nous  sont  sacrés;  mais,  selon  notre 
conviction  la  plus  profonde,  il  ne  leur  serait  porté  aucune  atteinte,  si  la  position  de  sa 
majesté  l'amenait  à  donner  des  éclaircissemens  {Erlâuterungen)  à  ses  confédérés.  » 
(Dépêche  du  prince  Schwarzenberg  du  26  décembre  1851.) 


DEUX    NÉGOCIATIONS   DIPLOMATIQUES.  7/i3 

effet  des  «  intentions  »  de  la  cour  de  laisser  au  Slesvig  son  «  au- 
tonomie, »  d'y  placer  les  deux  nationalités  (allemande  et  Scan- 
dinave) «  sur  le  pied  d'une  égalité  parfaite,  »  et  d'élaborer  pour 
l'ensemble  des  états  une  constitution  commune.  Or  la  non -in- 
corporation du  Slesvig  dans  le  royaume  était  déjà  une  calamité 
immense,  «l'égalité  des  deux  nationalités  »  ouvrait  les  portes  à 
toutes  les  interprétations  et  réclamations  imaginables;  mais  que 
dire  d'une  «  constitution  tommune  »  pour  l'ensemble  des  états  du 
Danemark?  C'était  à  la  fois  une  monstruosité  et  une  impossibi- 
lité qui  ne  pouvaient  avoir  pour  effet  qu'un  déchirement  intérieur 
permanent  et  un  assujettissement  final  à  l'omnipotence  du  Bund 
étranger.  Et  ce  sont  là  les  conditions  que  dut  subir  le  Danemark 
en  1852  malgré  tant  et  de  si  puissans  protecteurs,  liélas!  et  en 
partie  sur  l'insistance  même  de  ces  protecteurs!  Alors,  comme 
plus  tard  en  1863,  lord  Palmerston  (il  faut  bien  avoir  cette  vérité 
toujours  présente  à  la  mémoire)  était  fermement  résolu  à  ne  ris- 
quer aucun  conflit  sérieux  avec  les  Allemands  malgré  leurs  vio- 
lences, leurs  audaces  même,  et  il  amenait  le  Danemark  récalci- 
trant à  des  concessions  déplorables  (1).  De  son  côté,  l'empereur 
Nicolas  tenait  avec  une  étrange  persistance  au  statu  quo,  et  par 
conséquent  à  «  l'autonomie  »  du  Slesvig.  En  outre  la  charte  très 
libérale  accordée  par  le  roi  Frédéric  à  ses  provinces  danoises  en 
18Zi9  portait  ombrage  au  tsar  :  une  nouvelle  constitution  a  com- 
mune »  qui  passerait  au  creuset  de  M.  de  Manteuffel  et  du  prince 
Schwarzenberg  souriait  bien  plus  à  son  esprit,  —  et  c'est  ainsi 
qu'on  se  garda  bien  de  retirer  du  corps  meurtri  de  la  nation  les 
traits  empoisonnés  qu'y  avaient  laissés  les  Allemands  au  moment 
de  partir. 

Quelques  mots  suffiront  à  résumer  toute  cette  situation.  Après 
une  guerre  désastreuse  interrompue  par  deux  armistices  et  termi- 
née par  une  paix  entre  les  belligérans  et  un  traité  européen,  «  gage 
additionnel  de  stabilité,  »  après  tant  de  conférences  et  de  proto- 
coles, l'intégrité  de  la  monarchie  danoise  se  trouvait,  en  1852, 
plus  menacée  que  jamais  :  l'épée  avait  été  tirée  deux  fois,  et  le 
nœud  gordien  n'était  en  fin  de  compte  que  bien  plus  compliqué, 
plus  resserré  encore.  En  vérité,  à  la  vue  de  son  impuissance  si 

(1)  En  1848,  lord  Palmerston  était  allé  jusqu'à  proposer  de  céder  la  moitié  du  Slesvig 
à  la  confédération  germanique,  —  proposition  que  les  deux  parties  furent  unanimes  à, 
rejeter.  Rien  de  plus  curieux,  pour  le  dire  en  général,  que  l'indulgence  inépuisable 
dont  le  superbe  ministre  fit  preuve  envers  l'Allemagne  pendant  toutes  ces  négociations 
de  1848-52;  on  ferait  bien  de  relire  les  dépêches  du  foreign-office  de  cette  époque  :  on 
y  trouve  l'explication  de  la  conduite  de  l'Angleterre  en  1863  et  1864  au  sujet  du  même 
différend. 


7!lh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

manifeste  à  résoudre  ne  fût-ce  que  cette  «  petite  affaire  »  des  du- 
chés, quoi  d'étonnant  que  la  diplomatie  européenne  ait  eu  une  juste 
méfiance  d'elle-même,  ait  fini  par  se  récuser  complètement,  alors 
qu'au  mois  de  novembre  1863  une  parole  auguste  la  sommait  sou- 
dain de  régler  hardiment  et  d'un  coup  les  plus  grosses  affaires  du 
monde,  et  de  «  reconstruire  sur  de  nouvelles  bases  »  tout  l'édifice 
de  l'humanité? 

«  La  paix  que  nous  fit  avoir  l'Europe  'en  1852  n'a  été  en  réalité 
qu'un  armistice^  »  disait,  dans  la  séance  du  rigsraad  du  11  mai 
1863,  l'homme  considérable  qui  avait  lui-même,  comme  ministre 
danois,  pris  une  part  active  dans  les  négociations  d'alors.  Cette  pa- 
role de  M.  Bluhme  est  à  la  fois  la  définition  la  plus  exacte  et  la  cri- 
tique la  plus  méritée  des  arrangemens  que  couronna  le  traité  de 
Londres.  La  guerre  était  au  fond  même  des  stipulations  de  la  paix, 
dans  la  fatalité  de  la  situation  qu'on  venait  de  créer.  Après  une  ex- 
périence si  chèrement  acquise,  le  Danemark  devait  bien  naturelle- 
ment, dans  l'intérêt  de  son  salut  et  de  son  indépendance,  n'épar- 
gner désormais  aucun  effort  pour  «  isoler  »  le  Holstein  autant  que 
possible  et  pour  resserrer  en  même  temps  les  liens  entre  ses  pos- 
sessions extra-fédérales.  Et  il  était  non  moins  naturel  que  l'Alle- 
magne se  prévalût,  elle,  du  statu  quo  malencontreusement  restauré 
sm'  l'Eider,  des  «  éclaircissemens  »  surtout  de  1851,  pour  em- 
pêcher à  la  fois  cet  isolement  d'une  part  et  cette  unification  de 
l'autre,  pour  se  plaindre  tantôt  de  a  l'atteinte  portée  à  l'autonomie 
du  Slesvig,  »  et  tantôt  pour  exiger  cette  «  constitution  commune 
à  tous  les  états  du  Danemark,  »  qui  devait  définitivement  asservir 
«  l'état-amiral  »  à  la  grande  patrie.  Ceci  bien  établi,  nous  nous 
dispenserons  volontiers  d'entrer  dans  les  détails  des  interminables 
récriminations  de  l'Allemagne  contre  «  la  perfidie  Scandinave,  » 
de  ses  plaintes  au  sujet  des  «  violences  »  exercées  dans  le  Slesvig 
par  les  false  Danish  dogs ,  ainsi  qu'on  s'exprimait  alors  de  l'au- 
tre côté  du  Rhin,  en  empruntant  une  citation  à  Shakspeare,  ap- 
paremment pour  mieux  toucher  le  cœur  de  lord  Palmerston.  Les 
mêmes  hommes  qui,  en  violation  audacieuse  des  traités,  extirpaient 
l'élément  national  du  grand -duché  de  Posen  et  proclamaient  le 
Mincio  «  une  frontière  allemande  »  poussaient  des  cris  de  rage  à 
la  moindre  apparition  d'un  nouveau  pasteur  ou  maître  d'école  da- 
nois aux  environs  de  Tôndern  ou  de  Flensborg.  Il  importe  même  de 
remarquer  que  le  bataillon  sacré  des  défenseurs  de  la  «  sainte 
cause  »  s'était  notablement  accru  en  Allemagne,  depuis  le  rétablis- 
sement de  la  paix,  de  toute  une  classe  de  Holsteinois  compromis 
dans  l'insurrection,  et  qui  trouvèrent  ensuite  dans  les  divers  états 
germaniques  un  accueil  enthousiaste  et  même  les  positions  les  plus 


DEUX    NEGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  745 

hautes  (1).  Disons-le  toutefois  :  depuis  1852  jusqu'en  1858,  le  Da- 
nemark jouissait  d'une  paix  relative  du  côté  de  ses  redoutables  voi- 
sins. La  guerre  des  pamphlets  et  des  journaux  continuait,  il  est 
vrai  ;  mais  les  cabinets  évitaient  volontiers  de  reprendre  le  débat, 
et,  si  le  Bund  intervenait  de  temps  à  autre  avec  ses  remontrances 
à  Copenhague,  c'était  plutôt  pour  empêcher  les  libertés  constitu- 
tionnelles de  se  développer  à  l'aise  dans  la  monarchie  de  Frédé- 
ric YII  que  pour  entamer  «  la  grande  œuvre.  »  Le  vent  soufflait 
alors  à  la  réaction  :  M.  de  Manteuffel  et  M.  de  Buol  avaient  garde 
de  se  créer  des  embarras  au  dehors  et  d'exciter  les  passions  à  l'in- 
térieur. Rien  ne  peint  mieux  les  dispositions  résignées  des  hommes 
d'état  germaniques  à  cette  époque  que  la  réponse  faite  par  M.  de 
Pfordten  le  23  mai  1853  à  une  députation  des  Holsteinois  qui  vin- 
rent porter  devant  lui  les  doléances  de  leurs  frères  opprimés  dans 
le  Slesvig.  «  Les  gouvernemens  allemands,  dit  alors  le  premier  mi- 
nistre de  Bavière,  ont  bien  mal  apprécié  la  cause  des  duchés,  et  par 
leur  assistance  n'ont  fait  qu'empirer  la  situation  de  ces  provinces, 
que  des  avocats  et  des  professeurs  avaient  agitées  et  entraînées. 
Les  duchés  sont  la  propriété  du  Danemark,  et  si  j'étais  ministre 
holsteinois,  je  daniserais  le  pays,  dût  une  migration  des  peuples 
s'ensuivre,..  (2).  » 

Peu  d'années  s'écoulèrent,  et  M.  de  Pfordten  vint  tenir  un  tout 
autre  langage  ;  il  devait  même  se  signaler  parmi  les  avocats  (3)  les 
plus  ardens,  les  plus  intraitables  de  la  sainte  cause  des  duchés! 
C'est  que  depuis  1859  les  esprits  de  l'autre  côté  du  Rhin  avaient 
reçu  une  forte  impulsion,  et  que,  selon  une  expression  officielle, 
une  ((  ère  nouvelle  »  {Neue  Aéra)  venait  de  commencer.  Grâce  aux 
événemens  du  dehors  et  de  l'intérieur,  à  la  guerre  d'ItaUe  et  à  la 
régence  du  prince  Guillaume  de  Prusse,  la  Germanie  reprenait  son 
essor  vers  la  vie  politique,  sa  course  éperdue  à  l'unité  et  à  la  li- 
berté à  travers  les  trente-huit  barrières  de  ses  trente-huit  souverai- 
netés, et,  comme  toujours,  la  pensée  du  Slesvig-Holstein  finit  par 
l'emporter  bien  vite  sur  toutes  les  autres  idées  de  progrès  et  de  ré- 

(1)  M.  Reventlow-Preetz  fut  promu  en  Prusse  à  la  pairie  à  vie,  M.  Beseler  à  la 
dignité  de  chancelier  de  l'université  de  Bonn,  M.  Droysen  devint  professeur  à  la  même 
université,  M.  Esmarch  fut  nommé  conseiller  de  la  cour  d'appel  suprême  en  Poméranie, 
M.  Geertz  capitaine  de  l'état-major-général  de  la  Prusse,  le  docteur  Lorentzen  rédacteur 
du  journal  officiel  de  Berlin;  MM.  Francke  et  Harbou  ne  tardèrent  pas  à  être  premiers 
ministres  à  Gotha  et  à  Saxe-Meiningen,  etc.  Ils  avaient  tous  figuré  dans  le  gouvernement 
provisoire  ou  dans  l'insurrection  des  duchés.  Ajoutons  que  Dahlmann  vivait  encore  :  il 
était  professeur  à  Bonn  et  exerçait  une  influence  considérable  sur  toute  l'Allemagne. 

(2)  Voyez  la  Gazette  de  Cologne  du  il  mars  1865. 

(3)  Voyez  le  Rapport  du  baron  de  Pfordten,  ministre  de  Bavière  près  la  diète  ger- 
manique, sur  la  succession  dans  le  Schlesivig-Holstein.  Francfort  ISGi. 


7ll6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forme.  Déjà,  dans  son  discours  d'ouverture  devant  les  chambres  de 
Berlin  (12  janvier  1859),  le  prince-régent  ne  put  se  dispenser  de 
toucher  à  la  question  des  duchés  ;  son  ministre  le  baron  de  Schlei- 
nitz  ne  tarda  point  à  entamer  avec  M.  Hall,  le  chef  du  cabinet  à 
Copenhague,  une  correspondance  de  plus  en  plus  aigre,  et  bientôt 
un  haut  fonctionnaire  dans  le  Holstein  portait  dans  un  banquet  pu- 
blic un  toast  chaleureux  «  à  Guillaume  le  conquérant!...  »  L'Alle- 
magne tressaillit  d'aise  et  d'allégresse;  les  chambres  de  Bade,  de 
Bavière,  de  Wurtemberg,  etc.,  retentirent  d'accens  belliqueux;  le 
Bimd  de  Francfort  redoubla  de  vigueur  :  il  accabla  le  gouverne- 
ment de  Copenhague  de  ses  monitoria,  exciialoria  et  inhibitoria. 
Au  commencement  de  1861,  il  prononçait  déjà  contre  le  Danemark 
une  «  exécution  fédérale  »  que  personne,  il  est  vrai,  ne  se  pressa 
di  exécuter...  Ce  qui'  ajoutait  aux  espérances  et  rehaussait  le  cœur 
de  tous  les  bons  citoyens,  c'était  de  voir  le  cabinet  de  Vienne  lui- 
même  venir  rejoindre  la  croisade  diplomatique,  ce  cabinet  si  lent 
d'ordinaire  dans  ses  mouvemens,  et  qui  avait  jusque-là  donné  si 
peu  de  gages  à  la  cause  du  Slesvig- Holstein!  L'Autriche,  en  effet, 
n'avait  pris  aucune  part  à  la  première  u  guerre  de  délivrance  »  sur 
l'Eider;  elle  s'était  même  alors  unie  aux  autres  grandes  puissances 
pour  s'opposer  à  la  convoitise  prussienne,  et  son  ambassadeur  n'a- 
vait pas  quitté  Copenhague  dans  le  courant  de  1848.  Dès  cette 
époque  toutefois,  et  pendant  les  négociations  de  1851,  le  prince 
Schwarzenberg  avait  subitement  «  changé  d'attitude;  »  la  prépon- 
dérance de  la  Prusse  une  fois  écartée,  la  cour  de  Vienne  voulut 
montrer  qu'elle  était  aussi  bonne  gardienne  du  patriotisme  germa- 
nique que  sa  rivale,  et  c'est  surtout  à  la  pression  de  la  diplomatie 
aulique  que  Frédéric  VII  avait  dû  accorder  des  «  explications  »  si 
grosses  d'avenir.  Ainsi  avait  agi  déjà  l'Autriche  absolutiste  de 
Schwarzenberg.  De  combien  plus  de  zèle  n'était  donc  pas  tenue  de 
faire  preuve  l'Autriche  libérale  de  M.  de  Schmerling,  l'empire  des 
Habsbourg  régénéré  par  le  progrès,  s' essayant  dans  la  vie  parle- 
mentaire et  aspirant  à  l'hégémonie  parmi  les  peuples  de  la  confé- 
dération! L'empereur  François-Joseph,  devenu  souverain  constitu- 
tionnel, ne  put  vraiment  pas  se  dispenser  d'entendre  à  son  tour  un 
grido  di  dolore;  il  crut  l'entendre  très  distinctement  même  du 
côté  de  la  Baltique,  et  M.  de  Bechberg  tint  à  honneur  de  ne  pas  se 
laisser  dépasser  par  M.  de  Schleinitz  dans  l'amertume  de  son  lan- 
gage à  l'égard  de  M.  Hall.  M.  de  Rechberg  fut  d'autant  plus  éner- 
gique dans  ses  paroles  qu'il  crut  ne  devoir  jamais  leur  donner  suite 
par  les  actes,  —  car  il  faut  bien  ne  pas  l'oublier  :  par  toutes  ces 
violentes  démonstrations  contre  le  Danemark,  c'était  plutôt  et  même 
exclusivement  une  expédition  à  Vintérieur  qu'entendaient  faire  les 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  1kl 

différens  gouvernemens  de  l'Allemagne.  Les  gouvernemens  des  pe- 
tits états  voyaient  dans  la  question  du  Slesvig-Holstein  un  utile 
dérivatif  à  l'agitation  unitaire  si  menaçante  pour  les  souverainetés 
particulières  des  princes;  l'Autriche  et  la  Prusse  n'y  cherchaient 
que  le  moyen  de  faire  «  des  conquêtes  morales  en  Allemagne,  » 
selon  le  mot  célèbre  du  prince-régent  :  de  toutes  parts  on  faisait 
les  enchères  du  patriotisme  avec  des  billets  tirés  sur  le  Danemark, 
et  qu'on  savait  devoir  être  protestés.  Quant  à  passer  l'Eider  et  à 
renouveler  l'expérience  de  18/i8,  certes  MM.  de  Rechberg  et  de 
Schleinitz  y  songeaient  aussi  peu  que  MM.  de  I^eust  et  de  Pfordten. 
L'entreprise  avait  échoué  à  une  époque  bien  autrement  favorable, 
au  moment  d'une  crise  révolutionnaire  universelle,  alors  que  le 
monde  était  livré  à  toutes  les  angoisses  d'une  commotion  politique 
et  sociale  :  comment  réussirait-elle  en  1862,  au  milieu  d'une  paix 
générale  et  en  face  des  puissances  jouissant  de  la  plénitude  de  leur 
liberté  et  de  leur  force? 

Ainsi  pensaient  tous  les  hommes  sérieux,  même  en  Allemagne; 
ainsi  pensait  surtout  le  Danemark,  et  il  ne  s'effrayait  pas  outre 
mesure  des  démonstrations  germaniques.  Il  avait  confiance  dans 
son  droit,  dans  l'opinion  et  l'appui  de  l'Europe.  La  rivalité  mani- 
feste et  toujours  croissante  entre  l'Autriche  et  la  Prusse  devenait 
d'ailleurs  pour  lui  un  motif  de  sécurité  de  plus.  Du  reste,  depuis  la 
fin  de  1861,  le  grand  flux  libéral  qui  avait  jusque-là  porté  les  es- 
prits en  Allemagne  perdait  visiblement  de  son  niveau ,  et  avec  lui 
devait  inévitablement  s'apaiser  aussi  l'agitation  pour  les  duchés. 
Vère  nouvelle  s'était  déjà  éclipsée;  le  régent  de  Prusse,  devenu  le 
roi  Guillaume  I",  était  entré  en  lutte  avec  les  «  hommes  du  pro- 
grès »  [Fortschrittsmânner) ,  un  conflit  constitutionnel  des  plus 
graves  avait  éclaté,  et  le  1k  septembre  1862  M.  de  Bismark  venait 
d'être  placé  à  la  tête  du  cabinet  de  Berlin.  Or  on  connaissait  de 
longue  date  l'opinion  de  M.  de  Bismark  sur  la  «  querelle  à' Alle- 
mand ^y  faite  au  roi  de  Danemark,  «  souverain  légitime  dans  les  du- 
chés; »  on  savait  de  plus  que  le  parti  auquel  appartenait  le  nou- 
veau ministre,  et  qui  lui  prêtait  son  appui  indispensable,  que  le 
parti  de  la  Croix  avait  toujours  répudié  le  slesvig-holsteinisme 
comme  une  invention  de  la  démagogie  :  on  avait  donc  toute  raison 
de  croire  à  l'assoupissement  prochain  de  ce  que  les  diplomates  de 
la  Grande-Bretagne  n'avaient  cessé  d'appeler  a  tediousand  a  vexed 
question.  Telle  était  la  situation  dans  l'automne  de  1862,  quand 
soudain,  le  jour  même  de  l'arrivée  au  pouvoir  de  M.  de  Bismark, 
au  moment  le  moins  opportun  et  du  quartier  le  plus  inattendu, 
partit  une  dépêche  incroyable  qui  fut  accueillie  en  Allemagne  avec 
les  transports  d'une  joie  frénétique,  et  remplit  par  contre  Gopen- 


7A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hague  d'une  stupeur  et  d'une  consternation  faciles  à  comprendre. 
La  missive  sonnait  en  effet  le  glas  funèbre  de  l'intégrité  du  Dane- 
mark :  elle  déchaîna  en  Allemagne  la  tempête  qui  au  bout  d'un  an 
devait  engloutir  la  moitié  des  états  de  la  monarchie  Scandinave.  La 
dépêche  était  datée  :  Gotha,  24  septembre  1862,  et  portait  la  si- 
gnature de  lord  John  Russell. 

IL 

«  La  question  des  duchés,  disait  ingénument  un  mémorandum 
germanique  du  commencement  de  1863  (1),  a  donné  matière  à 
un  entassement  de  pièces  d'une  abondance  qui  n'a  été  égalée  par 
aucun  procès  politique  ou  civil  des  temps  modernes,  »  et  il  est 
juste  d'ajouter  que  la  Grande-Bretagne  n'a  pas  fourni  le  contingent 
le  plus  mince  de  cette  formidable  collection  de  papiers.  Le  cabinet 
de  Saint-James  n'a  cessé  de  suivre  attentivement,  scrupuleusement 
le  démêlé  dano-allemand  dans  ses  oscillations  les  plus  fugitives,  et 
d'intervenir  à  tout  moment  par  des  conseils,  des  remontrances  et 
des  notes.  Lord  Malmesbury  n'a  fait  qu'un  court  passage  au  pouvoir 
dans  l'année  1858,  à  l'époque  relativement  la  plus  calme  du  long 
différend  :  il  a  pourtant  trouvé  le  moyen  (ainsi  que  le  racontait 
plus  tard  M.  Layard,  à  la  grande  hilarité  de  la  chambre  des  com- 
munes) pendant  les  quinze  mois  de  son  ministère  d'enrichir  le  fo- 
reign-office  de  «  sept  nouveaux  et  gros  volumes  in-folio  »  de  cor- 
respondance relative  aux  duchés.  On  se  doute  combien  plus  fertile 
a  du  être  dans  les  temps  qui  suivirent  la  plume  remuante,  diserte 
et  volontiers  dissertante  de  lord  John  :  sa  correspondance  fut  infa- 
tigable, intarissable,  pragmatique,  comme  devait  l'appeler  plus 
tard  «  et  sans  malice  »  le  très  honorable  M.  Disraeli  (2).  Toutefois, 
pour  être  plus  agité  et  agitant,  le  comte  Russell  n'en  gardait  pas 
moins,  jusqu'en  l'automne  1862,  l'attitude  traditionnelle  des  mi- 
nistres britanniques  dans  ce  litige  ;  il  suivait  la  ligne  de  conduite 

(1)  Voyez  le  mémorandum  du  baron  Plessen  au  comte  Platen,  ministre  de  Hanovre 
(dépêche  de  M.  Howard  au  comte  Russell,  26  février  1863). 

(2)  Le  nombre  des  pièces  présentées  au  parlement  anglais  pendant  la  première  ses- 
sion législative  de  1864,  et  relatives  aux  affaires  du  Danemark  dans  la  seule  année  1863, 
montait  à  huit  cent  quarante-cinq  numéros,  sans  compter  le  volume  des  protocoles  de 
la  conférence  de  Londres.  Ces  pièces,  distribuées  par  intervalles,  au  furet  à  mesure 
de  l'impression,  portaient  le  titre  général  de  Denmark  and  Germany ,  qui  n'a  pas 
varié;  mais  le  sous-titre  subit  une  altération  caractéristique  dans  le  cours  de  l'impres- 
sion... et  des  événemens.  Le  sous-titre  de  la  première  lirraison  disait  encore  :  «  Cor_ 
respondence  respecting  the  maintenance  of  the  integrity  of  the  Danish  monarchy ;  » 
dans  les  livraisons  suivantes,  il  fut  modestement  changé  en  «  Correspondence  respecting 
the  affairs  of  the  duchies  Holstein,  Schleswig  and  Laucnbourg.  » 


DEUX    NÉGOCIATIONS   DIPLOMATIQUES.  749 

qu'avaient  tenue  avant  lui  lord  Malmesbury  et  lord  Palmerston.  II 
recommandait  au  Danemark  la  patience,  la  circonspection,  et  à 
l'occasion  les  sacrifices  les  plus  pénibles;  mais  en  même  temps  il 
ne  se  lassait  pas  de  faire  aux  cours  allemandes  de  très  vertes  se- 
monces sur  leurs  prétentions  et  empiétemens  injustifiables.  —  Ré- 
sumons pour  la  dernière  fois  ces  prétentions  germaniques  et  éta- 
blissons-en la  valeur.  Au  point  de  vue  du  droit  international  et  des 
traités,  elles  n'en  avaient  aucune.  La  fameuse  théorie  de  «l'union  des 
deux  duchés,  »  la  théorie  au  slesviff-holsleimsme,  n'ayant  pas  triom- 
phé en  1852,  ayant  même  été  expressément  abandonnée  alors  (1), 
la  confédération  n'avait  pas  l'ombre  d'un  droit  écrit  à  invoquer  pour 
une  ingérence  dans  le  Slesvig,  et  quant  au  Holstein,  le  gouver- 
nement de  Copenhague  se  gardait  bien  d'y  donner  sujet  à  une 
plainte  sérieuse  quelconque.  A  défaut  de  tout  traité,  l'Allemagne  se 
prévalait  donc  des  «  éclaircissemens  »  fournis  en  1851  par  le  mi- 
nistère danois  sur  le  régime  futur  dans  les  duchés,  sur  «  l'intention  » 
du  roi  de  ne  pas  incorporer  le  Slesvig  et  de  proclamer  une  consti- 
tution commune  à  tous  les  états  de  la  monarchie.  Ce  terme  Erlihite- 
rungen  (a  éclaircissemens  »),  les  diplomates  germaniques  s'ingé- 
niaient à  le  supplanter  dans  leurs  factums  par  celui  de  Erkllirungen, 
qui  signifiait  à  la  fois  «  explications  »  et  «  déclarations',  )>  à  la 
suite  et  sous  leur  plume  toujours  glissante,  les  «  déclarations  »  de- 
venaient des  «  engagemens  »  {Verpflichlungen)^  des  engagemens 
formels,  solennels,  sacrés,  — des  slipulaiions !  Mais  outre  que  ces 
u  explications  »  n'en  demeuraient  pas  moins  de  simples  pourparlers 
ministériels  dépourvus  de  tout  caractère  juridique  et  obligatoire,  le 
roi  Frédéric  VII  s'y  était  conformé  dans  la  mesure  du  possible  et 
selon  toute  la  rigueur  de  la  lettre,  sinon  de  l'esprit.  Il  n'avait  pas 
incorporé  administrativement  le  Slesvig,  et  quant  à  la  constitution 
commune,  il  l'avait  promulguée  dès  le  2  octobre  1855;  mais  l'essai 
avait  été  démontré  si  impraticable  au  bout  de  deux  ans  que  la  diète 
fédérale  elle-même  en  avait  demandé  (2  novembre  1858)  et  obtenu 
la  suspension  pour  le  Holstein  et  le  Lauenbourg.  11  est  vrai  qu'après 
avoir  exigé  eux-mêmes  la  séparation  qui  venait  de  s'accomplir,  les 
Allemands  sommaient  derechef  le  gouvernement  de  Copenhague 
de  présenter  une  nouvelle  constitution  commune,  capable  de  les 
satisfaire  :  c'était  là  procéder  sans  ambage  à  l'assujettissement  dé- 
finitif de  la  monarchie  Scandinave  aux  volontés  du  Bund  étran- 

(1)  «  Le  gouvernement  impérial  reconnaît  absolument  au  roi  de  Danemark  le  droit 
^''annuler  l'ancienne  union  entre  le  Slesvig  et  le  Holstein  en  ce  qui  regarde  l'adminis- 
tration et  la  justice;  il  reconnaît  également  le  principe  que  l'autorité  de  la  dit  te  fédérale 
et  la  compétence  de  la  diète  ne  peuvent  avoir  aucune  force  sur  un  pays  n'appartciuint 
pas  à  la  confédération...  »  (Dépêche  du  prince  Schwarzenberg  du  20  décembre  1851.) 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ger,  c'était  prétendre  tenir  par  le  Holstein,  non-seulement  le  Sles- 
vig,  mais  le  Jutland  même  et  les  îles  !  Bien  plus,  avant  d'absorber 
«  r état-amiral,  »  les  Allemands  voulaient  encore  le  dissoudre.  En 
attendant  l'élaboration  de  la  nouvelle  constitution  commune,  ils 
demandaient  que  la  charte  du  2  octobre  1855  fût  abrogée  pour 
toutes  les  parties  du  royaume  indistinctement ,  et  remplacée  par 
quatre  assemblées  législatives  indépendantes  (dans  le  Holstein,  dans 
le  Lauenbourg,  dans  le  Slesvig,  dans  le  Jutland  et  les  îles),  quatre 
assemblées  qui  discuteraient,  chacune  séparément,  la  future  loi 
commune,  et  auraient,  dans  le  jyrovisoire,  «  une  influence  égale 
sur  les  intérêts  généraux.  »  Or,  pour  faire  voir  la  portée  de  pa- 
reilles exigences,  il  suffira  de  rappeler  simplement  les  observations 
qu'elles  suggérèrent,  dans  les  premiers  jours  de  1862,  au  comte 
Russell  lui-même.  «  L'Autriche,  demandait  excellemment  le  mi- 
nistre britannique  dans  sa  missive  à  lord  Loftus  du  6  janvier  1862, 
l'Autriche  souffrirait-elle  que  la  diète  hongroise  votât  sa  quote- 
part  du  budget  de  l'armée  et  de  la  marine,  et  la  Prussse  con- 
sentirait-elle à  ce  que  son  budget  militaire  fût  soumis  à  une  assem- 
blée composée  exclusivement  de  représentans  de  Posen?  Supposons 
que  le  Danemark  fût  sous  le  coup  de  quelque  danger  extérieur, 
serait-il  conforme  à  l'intérêt  de  la  nation  de*  convoquer  quatre  as- 
semblées diverses  afin  d'obtenir  les  subsides  pour  l'armée  et  la  ma- 
rine? L'Autriche  consentirait-elle  à  voir  son  armée  et  sa  flotte  dé- 
pendantes des  votes  séparés  des  diètes  de  Hongrie,  de  Bohême,  de 
Galicie  et  de  Vénétie?...  » 

Ainsi  parlait  en  janvier  1862  lord  John  Russell.  Dès  l'automne  de 
cette  année,  le  même  homme  d'état  devait  tenir  un  tout  autre  lan- 
gao-e,  un  langage  assurément  bien  étrange,  en  contradiction  com- 
plète avec  tout  ce  que  le  cabinet  de  Saint-James  avait  jusque-là 
soutenu  et  défendu!  Dans  sa  fameuse  dépêche  du  2il  septembre 
1862,  le  chef  du  foreign-office  commençait  d'abord  par  transcrire 
une  récente  note  prussienne  (du  22  août)  pleine  de  récrimina- 
tions contre  le  Danemark  :  il  adoptait  comme  authentiques  les  faits 
allégués  dans  un  document  émanant  du  cabinet  de  Berlin!  Par 
un  procédé  encore  plus  inusité  dans  les  traditions  de  chancellerie, 
et  comme  si  sa  majesté  la  reine  Victoria  n'avait  pas  eu  d'ambas- 
sadeur officiel  à  Copenhague,  lord  Russell  en  appelait  aux  rapports 
de  ses  agens  secrets  sur  l'Eider,  rapports  «  dignes  d'une  parfaite 
confiance,  »  et  qui  attestaient  la  violente  oppression  que  le  gou- 
vernement de  Frédéric  VII  n'aurait  cessé  d'exercer  sur  la  population 
allemande  dans  le  Slesvig.  On  avait  rempli  cette  province  de  fonc- 
tionnaires danois  dans  l'administration,  -de  prêtres  danois  dans  les 
églises  et  dans  les  écoles;  on  avait  laissé  exprès  en  oubli  la  dispo- 


DEUX    NÉGOCIATIONS   DIPLOMATIQUES.  75i 

sition  du  hiennium  iiniversîtatis,  c'est-à-dire  qu'on  avait  confié  des 
emplois  dans  le  Slesvig  à  des  personnes  que  n'avait  pas  préalable- 
ment endoctrinées  la  grande  et  patriotique  école  de  Kiel;  enfin  on 
avait  tja'annisé  les  particuliers  et  les  familles  par  des  ordonnances 
vexatoires.  Après  avoir  dressé  cet  acte  d'accusation  étrange  contre 
une  puissance  «  amie,  »  le  noble  lord  rappelait  avec  force  les  <(  ex- 
plications »  données  autrefois  en  1851  par  le  cabinet  de  Copenhague 
aux  cours  allemandes  sur  le  régime  futur  des  duchés.  On  a  vu  plus 
haut  les  périphrases  diverses,  toujours  ascendantes  et  dimatêri- 
ques,  que  les  diplomates  de  la  Germanie  avaient  su  employer  pour 
le  mot  fameux  de  ErUiuterungen;  le  comte  Russell  inventa  pour 
son  usage  une  périphrase  tout  à  fait  nouvelle,  celle  de  hounds  of 
honour.  Des  «liens  d'honneur,  »  affirmait-il,  avaient  été  formés 
par  le  gouvernement  danois  en  1851,  et,  pour  sauver  cet  «  hon- 
neur, ))  le  principal  secrétaire  d'état  ne  trouvait  rien  de  mieux  à 
proposer  au  monarque  que  de  souscrire  à  la  perte  de  la  monarchie. 
En  eff'et,  pour  réparer  le  mal,  lord  John  conseillait  de  détacher  tout 
à  fait  le  Slesvig  du  Demnark  propcr,  et  de  reconnaître  à  chacune 
des  quatre  provinces  dont  se  composerait  le  royaume  (le  Holstein, 
le  Lauenbourg,  le  Slesvig  et  le  Benmark  proper)  une  autonomie 
complète  et  une  assemblée  législative  indépendante!  «  En  général, 
devait  bientôt  dire  au  sujet  de  cette  conception  ingénieuse,  mais 
peu  originale  et  visiblement  traduite  de  l'allemand,  un  homme 
d'état  Scandinave,  —  en  général  les  souverains  de  l'Europe  trouvent 
déjà  de  la  difficulté  à  manier  un  seul  parlement;  le  principal  secré- 
taire d'état  fait  au  roi  de  Danemark  assurément  un  grand  honneur 
en  le  croyant  capable  d'en  manier  jusqu'à  quatre...  »  Il  est  vrai  que, 
pour  pallier  les  inconvéniens  possibles  d'une  pareille  «  constitu- 
tion, »  l'imperturbable  réformateur  proposait  d'établir,  en  dehors 
des  représentations  provinciales,  un  budget  annuel  fixé  pour  dix 
ans(l);  seuls,  les  crédits  supplémentaires  «  inévitables  »  seraient 
votés  «  librement  »  par  les  quatre  assemblées  législatives  ! . . . 

Telle  fut  la  panacée  merveilleuse  découverte  pour  les  maux  de 
la  situation  et  formulée  «  en  quatre  points  »  par  le  grand  auteur 
du  reform-bill,  que  M.  Disraeli  devait  plus  tard  saluer  en  plein 

(1)  Pour  dix  ans!...  Toujours  la  préoccupation  constante,  la  pensée  fixe  du  juste 
Ézéchias  :  sit  pax  in  diebus  meis!  C'est  ainsi  que,  l'année  suivante,  le  comte  Russell  ne 
répugnait  pas  à  voir  les  aspirations  de  la  Pologne  se  réaliser  dans  quinze  ou  vingt  ans, 
pourvu  qu'on  eût  une  paix  immédiate  (dépèche  à  lord  Blomfield  du  17  mars  1863) 
—  et  il  était  tout  prêt  alors  à  suggérer  même  un  projet  de  constitution  pour  la  Russie 
comme  il  l'avait  fait  en  1862  pour  le  Danemark.  «  Pourquoi  en  effet,  demandait-il  au 
baron  Brunnow,  pourquoi  des  institutions  représentatives  ne  seraient-elles  pas  accor- 
dées en  même  temps  au  royaume  de  Pologne  et  à  l'empire  de  Russie?  »  (Dépêche  à  lord 
Napier  du  10  avril  1863.) 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parlement  comme  le  Sieyès  contemporain  de  l'Europe.  Ainsi,  par 
sa  missive  célèbre  du  22  septembre  1862,  le  comte  Russell  ne  fai- 
sait pas  seulement  un  acte  manifeste  d'intervention  dans  les  af- 
faires intérieures  d'un  état  indépendant,  mais  il  prenait  en  main 
la  cause  de  l'Allemagne  contre  le  Danemark,  et  se  prononçait  hau- 
tement pour  les  prétentions  les  plus  excessives  et  les  plus  injus- 
tifiables de  MM.  de  Beust  et  de  Pfordten!  Le  noble  lord  était  su- 
bitement touché  de  la  grâce  du  National  Verein,  et  c'est  une  des 
belles  allées  du  charmant  parc  de  Gotha  qui  devint  la  route  de 
Damas  pour  cette  conversion  foudroyante!  Certes  il  y  a  quelque 
chose  de  piquant,  ou  plutôt,  comme  on  dirait  de  l'autre  côté  du 
Rhin,  quelque  chose  de  «  symbolique  »  dans  le  fait  qu'une  note  si 
mortelle  pour  le  Danemark  (1)  ait  été  écrite  le  jour  même  de  l' avè- 
nement de  M.  de  Bismark  et  dans  la  ville  qui  a  donné  son  nom  au 
parti  unitaire  de  la  Germanie,  sous  les  ombrages  hospitaliers  d'un 
patriote  aussi  ardent  que  le  duc  de  Cobourg.  Faut-il  pourtant  tout 
attribuer  aux  seules  séductions  du  lieu  et  de  l'entourage?  Ne  doit- 
on  pas  accorder  au  noble  lord  les  bénéfices  d'une  pensée  un  peu 
plus  sérieuse  et  politique?  Rappelons-nous  que  depuis  l'annexion 
de  la  Savoie  l'Angleterre  avait  commencé  à  tourner  ses  regards 
vers  l'Allemagne,  à  cultiver  avec  une  certaine  tendresse  un  grand 
peuple  si  rapproché  par  ses  origines  et  sa  foi,  placé  si  providen- 
tiellement entre  la  France  et  la  Russie.  Les  hommes  d'état  britan- 
niques avaient  pris  l'habitude  régulière  de  faire  une  tournée  de  va- 
cance sur  les  bords  du  Rhin  et  d'y  resserrer  les  liens  d'amitié  avec 
les  princes  et  les  ministres  de  la  Germanie.  Ainsi  faisait  chaque  été 
lord  Clarendon;  ainsi,  en  septembre  1862,  fit  lord  John  Russell, 
qui  accompagna  sa  gracieuse  majesté  la  reine  Victoria  dans  son 
voyage  à  Cobourg.  Or  cette  année  1862  était  singulièrement  tour- 
mentée et  ténébreuse;  l'explosion  de  la  Pologne  n'avait  pas  encore 
eu  lieu,  l'intimité  entre  les  deux  cabinets  des  Tuileries  et  de  Saint- 
Pétersbourg  devenait  de  jour  en  jour  plus  grande,  et  plus  grande 
aussi  l'inquiétude  des  autres  puissances;  on  parlait  de  vastes  pro- 

(1)  C'est  l'expression  même  de  la  Revue,  qui,  dès  le  n"  du  1"  janvier  1863,  signalait, 
avec  un  douloureux  pressentiment,  les  graves  conséquences  de  «  l'étourderie  »  de  lord 
Russell.  Le  ministre  anglais  s'est  plus  tard  défendu  d'avoir  subi  l'influence  de  l'entou- 
rage de  Gotha  lorsqu'il  écrivait  sa  note  :  il  affirmait  en  avoir  déjà  porté  le  germe  avant 
de  toucher  aux  frontières  de  l'Allemagne,  et  il  citait  en  témoignage  le  bizarre  passage 
suivant  de  la  dépêche  de  son  agent  a  Copenhague  :  «  Je  me  rappelle  parfaitement,  — 
lui  écrivait  M.  Pagct  le  28  janvier  1863,  —  que  votre  seigneurie  m'a  parlé,  pendant  notre 
rencontre  à  Bruxelles  au  commencement  de  septembre  dernier,  des  affaires  dano-alle- 
mandes.  Votre  seigneurie  m'a  donné  alors  les  contours  {outlines)  de  l'arrangement  qui 
s'était  présenté  à  son  esprit  {occurred).,  et  qu'elle  a  ensuite  développé  dans  sa  dépèche 
du  24  septembre.  » 


DEUX    NÉGOCIATIONS   DIPLOMATIQUES.  753 

jets  en  l'air  pour  le  remaniement  de  la  carte  de  l'Europe,  tant  à 
l'occident  qu'à  l'orient,  et  lord  Palmerston  déclarait  en  plein  parle- 
ment que  la  situation  lui  semblait  «  grosse  au  moins  d'une  demi- 
douzaine  de  guerres  respectables  (1).  »  Serait-ce  donc  l'appréhen- 
sion de  pareilles  éventualités  qui  aurait  converti  de  la  sorte  le 
ministre  britannique  à  la  foi  du  National  Vereîn,  et  aurait- il 
voulu  s'assurer  le  concours  futur  de  l'Allemagne  dans  des  occur- 
rences redoutables  par  cette  concession  faite  à  sa  passion  la  plus 
chère?  Dans  une  telle  hypothèse,  lord  John  pourrait  du  moins  plai- 
der les  circonstances  atténuantes  de  sa  démarche  incroyable,  et 
prétendre  avec  le  bon  Polonius  que  la  folie  n'avait  point  manqué 
de  méthode  (2).  11  aurait  ainsi,  en  septembre  1862,  abandonné  le 
roi  Frédéric  VII  pour  s'attacher  la  Germanie  en  face  de  l'alliance 
franco-russe,  comme  il  devait  l'année  suivante  sacrifier  la  Pologne 
pour  sauver  le  traité  de  Londres  et  lâcher  de  nouveau  le  traité  de 
Londres  devant  l'épouvantail  d'un  congrès  européen  à  Paris.  Singu- 
lier pilote  dans  tous  les  cas,  dont  tout  l'art  de  navigation  consiste- 
rait à  jeter  invariablement  par-dessus  le  bord  une  partie  de  sa  car- 
gaison à  la  moindre  annonce  d'une  tempête! 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  dépêche  de  Gotha  devint  le  signal  d'une 
recrudescence  violente  du  slesvig-holsteinisme  de  l'autre  côté  du 
Rhin,  et  c'est  d'elle,  à  dire  vrai,  que  date  diplomatiquement  le  dé- 
membrement de  la  monarchie  danoise.  Le  chef  du  foreign-office 
fut  si  glorieux  de  son  œuvre  qu'il  s'empressa  de  la  communiquer  à 
tous  les  cabinets  intéressés;...  il  n'y  eut  d'exception  que  pour  les 
deux  puissances  Scandinaves.  Le  gouvernement  de  Copenhague 
n'eut  connaissance  officielle  de  la  note  que  le  ilx  octobre;  quant  à 
la  Suède,  bien  que  signataire  du  traité  de  Londres,  elle  fut  dédai- 
gneusement laissée  à  l'écart,  ce  qui  donna  au  comte  Manderstroem 
l'occasion  d'écrire  «  qu'il  était  tenté  de  féliciter  le  ministre  anglais 
d'un  silence  si  opportun,  ses  dépêches  paraissant  écrites  à  l'adresse 
des  cours  ennemies  du  Danemark  ou  fort  ignorantes  de  ses  affaires, 
et  la  cour  de  Stockholm  n'étant  dans  l'un  ni  dans  l'autre  cas.»  Par 
contre,  les  cours  allemandes,  celles  de  Vienne  et  de  Berlin  notam- 
ment, ne  manquèrent  pas  d'adresser  au  cabinet  de  Saint- James 
leurs  complimens  sincères  :  le  débat  «  ramené  à  ces  termes,  »  elles 
l'acceptaient  de  grand  cœur!  11  faut  bien  noter  ceci  :  les  u  quatre 
points  »  et  les  quatre  parlemens  de  la  note  anglaise  du  2/i  septem- 
bre devaient  être,  pendant  toute  l'année  1863,  le  mot  d'ordre  de  la 


(1)  Voyez  la  première  partie  de  ce  travail  dans  la  Bévue  du  15  septembre  1864  :  les 
Alliances  depuis  le  congrès  de  Paris. 

(2)  «  Is  it  madness,  bas  it  metbod.  » 

TOME    LYI.    18C5.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diplomatie  germanique  dans  la  question  des  duchés.  Le  ministre 
du  Hanovre,  comte  Platen,  ne  tarissait  pas,  aux  mois  de  mars  et 
d'avril  de  cette  année ,  en  éloges  sur  les  ingénieuses  propositions 
deUord  Russell;  il  tenait  absolument  à  les  introduire  «  de  manière 
ou 'd'autre  »  dans  la  motion  qu'il  préparait  pour  la  diète  fédérale; 
il  les  mit  enfin  en  préambule  (1)  !  Le  comte  Rechberg  avait  au  mois 
de  janvier  1863  une  grande  confiance  dans  les  «  puissans  argumens 
employés  par  le  principal  secrétaire  d'état;  »  en  avril  et  encore  en 
juin,  il  regardait  la  dépêche  de  Gotha  «  comme  la  meilleure  base 
pour  une  entente  véritable  (2).  »  M.  de  Bismark  ne  manqua  point 
non  plus  (dans  sa  dépêche  à  M.  de  Balan  du  15  avril)  de  s'emparer 
de  l'expression  anglaise  de  boiinds  of  honour  et  de  reprocher  au 
Danemark  d'avoir  résisté  dans  l'automne  passé  «  à  la  médiation 
d'une  puissance  amie  et  impartiale.  »  Dans  le  rapport  présenté  à  la 
diète  fédérale  au  nom  de  sa  commission  executive,  M.  de  Pfordten 
insérait  tout  au  long  les  passages  principaux  du  document  britan- 
nique, et  dans  les  résolutions  du  9  juillet  le  Bund  lui-même  faisait 
au  comte  Russell  l'honneur  de  proclamer  sa  proposition  de  sep- 
tembre 1862  «  une  base  acceptable  pour  un  arrangement.  »  La 
diplomatie  germanique  se  maintint  jusqu'au  bout  dans  la  position 
que  lui  avait  livrée  si  inconsidérément  lord  John  Russell  ;  encore  à 
la  veille  de  l'invasion,  le  président  de  la  diète  fédérale  se  déclarait 
prêt  à  traiter  sur  le  terrain  de  la  note  du  24  septembre  (3),  et 
c'est  la  dépêche  de  Gotha  en  mains  que  l'Allemagne  devait  s'avan- 
cer jusqu'à  la  ligne  du  Danevirke. 

En  Angleterre,  l'œuvre  du  principal  secrétaire  d'état  eut  un  suc- 
cès bien  moins  durable.  Dans  une  nouvelle  dépêche  du  20  novem- 
bre 1862,  lord  Russell  avait,  il  est  vrai,  maintenu  encore  et  même 
développé  son  projet  de  Gotha.  «  Nul  argument  ab  inconvenîente, 
y  disait-il,  ne  peut  être  admis  à  prévaloir  contre  des  stipulations 
positives  et  des  engagemens  d'honneur.  «  Il  insistait  déjà  plus  fai- 
blement dans  une  missive  du  21  janvier  1863;  mais  depuis  il  se  tut, 
et  lord  Palmerston  devait  bientôt  venir  déclarer  à  la  chambre  des 
communes  que  le  projet  de  son  noble  ami  était  aussi  excellent 
qu'impraticable.  D'ailleurs  les  complications  de  Pologne  commen- 
çaient dès  lors  d'absorber  toute  l'attention  du  cabinet  de  Saint- 
James;  peut-être  aussi  le  résultat  immédiat  de  ces  complications, 
le  refroidissement  de  l'entente  franco-russe,  rendait-il  les  hommes 
d'état  britanniques  moins  soucieux  maintenant  des  bonnes  grâces 

(1)  Voyez  les  dépêches  de  sir  H.  Howard  au  comte  Russell  des  20  mars,  17  avril, 
20  avril  1863,  etc. 

(2)  Dépêches  de  lord  Blomfield  des  23  avril  et  2  juin  1863. 

(3)  Dépêche  de  sir  A.  Malet  du  24  septembre  1863. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  755 

de  la  Germanie  et  plus  favorables  au  Danemark.  Le  gouvernement 
de  Copenhague,  de  son  côté,  voulut  évidemment  profiter  de  la 
nouvelle  tournure  des  affaires,  du  toile  diplomatique  surtout  que 
venait  de  soulever  contre  M.  de  Bismark  sa  fameuse  convention 
militaire  avec  la  Russie  (février  1863),  afin  de  tenter  un  coup  dé- 
cisif «  pour  sortir  d'une  position  intolérable,  et  qu'il  ne  pouvait 
prolonger  à  moins  de  courir  le  risque  d'une  dissolution  complète  de 
la  monarchie  (1).  »  Déjà,  par  un  décret  du  12  novembre  1862,  le  roi 
Frédéric  Vil  avait  essayé  de  rendre  l'autonomie  du  Holstein  bien 
plus  complète  en  établissant  un  gouvernement  local  au  sein  même 
du  duché  :  il  convoqua  l'assemblée  législative  de  ce  pays  fédéral, 
afin  d'arriver  à  un  arrangement  amiable  ;  mais,  selon  l'expression 
même  de  l'ambassadeur  anglais,  M.  Paget  (dépêche  du  18  février 
1863),  les  prétentions  des  états  du  Holstein  n'allèrent  à  rien  moins 
«  qu'à  faire  passer  dans  leurs  mains  l'administration  de  toute  la 
monarchie.  »  Enfin  le  30  mars  le  gouvernement  danois  publia  la 
célèbre  patente  à  laquelle  l'Allemagne  devait  répondre  bientôt  par 
un  long  cri  de  guerre.  La  patente  n'était  cependant  qu'à  l'adresse 
du  Holstein  et  lui  faisait  les  concessions  les  plus  larges  :  une  in- 
dépendance législative  absolue,  un  ministère  des  finances  particu- 
lier, une  armée  séparée  et  formant  à  elle  seule  le  contingent  pour 
la  confédération  germanique. 

Examinant  la  proclamation  du  30  mars  à  tous  les  points  de  vue, 
l'ambassadeur  anglais,  M.  Paget  (dépêche  du  29  avril),  arrive  à  la 
conclusion  «  qu'elle  n'est  ni  blessante  pour  les  intérêts  du  Holstein, 
ni  calculée  de  manière  à  placer  ce  duché  dans  une  position  infé- 
rieure à  l'égard  des  autres  parties  de  la  monarchie  danoise.  Je  crois 
au  contraire  que  c'est  là  la  création  d'un  état  de  choses  dont  peu  de 
contrées  en  Europe  seraient  disposées  à  se  plaindre,  et  dont  le  Hols- 
tein lui-même  devrait  être  satisfait,  si  ses  pensées  se  bornaient  à 
ses  intérêts  légitimes  et  à  son  bien-être  national.  »  Et  l'ambassa- 
deur ajoutait  que ,  «  si  la  Germanie  voulait  désormais  moins  tenir 
à  la  lettre  des  cngagemens^  elle  pourrait  faciliter  l'amélioration  pra- 
tique d'un  état  de  choses  dont  elle  s'est  si  souvent  plainte  avec  tant 
de  véhémence.  »  La  véhémence  de  la  Germanie  redoubla  précisé- 
ment à  cause  de  ces  concessions  mêmes.  Ce  n'est  pas  l'autonomie 
du  Holstein  que  demandaient  les  Allemands,  mais  le  maintien  d'une 
situation  qui  leur  permît  toujours  d'intervenir  à  propos  de  ce  duché 
dans  les  affaires  de  V état-amiral .  Les  cabinets  de  Yienne  et  de 
Berlin  adressèrent  aussitôt  à  Copenhague  (13  et  15  avril)  des  pro- 
testations énergiques  contre  la  patente  du  30  mars,  et  ils  en  réfé- 

(1)  Dépêche  de  M.  Maiulcrstrocm  à  M.  Wachtmeister  du  11  février  1863. 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rèrent  k  la  diète  de  Francfort,  qui  remit  immédiatement  l'examen 
de  la  cause  à  ses  «  comités  réunis.  »  Déjà  le  9  mai  sir  A.  Malet  ap- 
pelait de  Francfort  l'attention  du  gouvernement  britannique  sur  la 
gravité  de  ces  événemens,  tout  en  indiquant  avec  une  rare  sagacité 
l'automne  de  1863  comme  l'époque  décisive  de  la  crise.  La  diète, 
pensait-il,  traînerait  avec  intention  les  affaires  en  longueur  jus- 
qu'au moment  où  la  saison  rigoureuse  ne  permettrait  plus  aux  Da- 
nois de  faire  usage  de  leur  marine,  qui  seule  pourrait  devenir  dan- 
gereuse aux  Allemands,  et  c'est  dans  le  même  sens  que  s'exprimait 
quelques  jours  plus  tard  lord  Loftus  dans  une  dépêche  du  26  mai 
datée  de  Munich. 

En  face  de  pareilles  éventualités ,  lord  Russell  se  décida  enfin  à 
sortir  de  la  réserve  qu'il  avait  gardée  dans  le  différend  dano-alle- 
mand  depuis  le  commencement  de  l'année  (1),  et  il  écrivit,  sous  la 
date  du  27  mai,  une  missive  identique  à  l'adresse  des  cours  de 
Vienne  et  de  Berlin,  dont  il  fit  remettre  aussi  une  copie  au  prési- 
dent de  la  diète  fédérale,  le  baron  Kubeck.  Le  ministre  britannique 
voulait  sans  doute,  par  ce  premier  acte  d'intervention,  réparer  le 
grand  mal  qu'il  avait  fait  au  Danemark;  mais  ce  qui  le  préoccupait 
surtout,  c'est  que  ce  nouvel  incident  ne  compliquât  la  situation  gé- 
nérale, assez  aggravée  déjà  par  les  affaires  de  Pologne.  «  Sans  dis- 
cuter la  déclaration  du  roi  de  Danemark  du  30  mars,  »  il  se  bornait 
donc  à  exprimer  «  combien  il  serait  désirable  que  rien  ne  vînt  aug- 
menter les  dangers  déjà  existans  et  les  complications  de  l'Europe.  » 
En  même  temps  il  faisait  observer  que  les  affaires  du  Slesvig  regar- 
daient la  politique  internationale,  «  et  ne  pouvaient  être  décidées 
par  la  diète  de  Francfort.  »  Quelques  jours  plus  tard  (9  juin),  il  de- 
mandait au  baron  Kubeck  si  la  diète  entendait  ne  discuter  que  les 
affaires  du  Holstein,  en  ajoutant  que  «  d'autres  puissances,  non 
germaniques,  faisaient  une  grande  distinction  entre  le  Holstein  et 
le  Slesvig.  »  La  diète  répondit  en  insérant  dans  le  rapport  de  son 
comité  (18  juin),  avec  force  éloges,  les  principaux  passages  de  la 
dépêche  de  Gotha,  et  en  la  proclamant  même  dans  ses  résolutions 
une  «  base  acceptable  d'arrangemens  »  (9  juillet);  mais  le  princi- 
pal secrétaire  d'état  avait  garde  maintenant  de  passer  par  cet  arc 
de  triomphe  qui  ressemblait  trop  bien  à  des  fourches  caudines,  et 
il  maintenait  son  importante  distinction  avec  d'autant  plus  de  force 

(1)  Le  i\  mars,  il  avait  répondu  sèchement  au  comte  Manderstroem,  qui  lui  demandait 
de  prêter  un  appui  moral  au  Danemark  dans  son  essai  d'arrangement  avec  les  états  du 
Holstein  :  Her  majesty's  government  will  not  interfère  (dépêche  à  M.  Jerningham).  — 
Après  la  publication  de  la  patente  du  3  mars,  il  se.  borna  à  recommander  au  Danemark, 
selon  l'habitude,  «  de  procéder  avec  la  plus  grande  prudence  et  circonspection,  eu  égard 
surtout  au  moment  présent.  »  (Dépêche  à  M.  Paget  du  22  avril.) 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  757 

que  la  diète  de  Francfort,  par  ses  dernières  résolutions,  avait 
sommé  le  gouvernement  de  Copenhague  de  retirer  la  patente  du 
30  mars,  et  d'informer  le  Bundestag ,  dans  un  délai  de  six  se- 
maines, des  préparatifs  qu'il  aurait  faits  pour  l'établissement  d'une 
constitution  commune,  —  faute  de  quoi  il  serait  procédé  à  une 
exécution  fédérale. 

La  cause  en  réalité  n'était  ni  des  plus  claires,  ni  traitée  avec 
toute  bonne  foi  et  décence.  La  majorité  des  états  composant  la  con- 
fédération germanique  avait  accepté  le  traité  de  Londres,  mais  la 
confédération  elle-même  déclarait  ne  pas  reconnaître  ce  traité! 
Tout  en  ne  reconnaissant  pas  «  ce  gage  européen  de  stabilité ,  » 
elle  en  appelait  cependant  «  aux  éclaircissemens  »  auxquels  avait 
donné  lieu  la  négociation  du  traité,  et  ces  éclaircissemens,  elle  en- 
tendait les  expliquer  suivant  ses  convenances!  Elle  voulait  l'auto- 
nomie du  Slesvig,  et  pour  y  arriver  plus  sûrement,  elle  prétendait 
imposer  aux  états  du  Danemark  une  constitution  plus  unitaire  !  En- 
fin elle  voulait  procéder  à  une  exécution  fédérale  au  sujet  d'un  pays 
qui  n'était  pas  un  pays  fédéral!  Les  ténèbres  cimmériennes  qui  en- 
veloppaient «  le  droit  »  s'étendaient  aussi  jusqu'à  la  mesure  par 
laquelle  on  voulait  «  le  rétablir.  »  Qu'était-ce  par  exemple  que  la 
mesure  dont  le  Danemark  était  menacé  ?  «  Une  exécution  fédérale 
ne  signifie  pas  la  guerre,  »  disait  le  comte  Rechberg  à  lord  Blom- 
field,  l'ambassadeur  anglais  à  Vienne.  Le  sous-secrétaire  d'état  à 
Berlin,  M.  Philipsborn,  «  niait  pertinemment  [demed)  qu'une  exé- 
cution fédérale  dans  le  Holstein  pût  signifier  une  invasion  dans  le 
Slesvig.  »  Le  plus  rassurant  fut  sans  contredit  le  comte  Platen, 
ministre  du  Hanovre.  Selon  cet  homme  d'état,  «  la  mesure  serait 
exécutée  de  manière  à  empêcher  un  conflit,  et  le  tout  se  bornerait 
à  l'envoi  d'un  commissaire  assisté  seulement  d'une  escorte  ou  d'une 
brigade.  »  C'était,  comme  on  le  voit,  la  question  banale  de  quatre 
hommes  et  un  caporal.  Le  prix  toutefois  de  la  lucidité  dans  le  lan- 
gage, c'est,  comme  de  juste,  M.  de  Bismark  qui  l'emporta;  le  mi- 
nistre prussien  déclarait  dans  sa  note  à  M.  de  Katte,  chargé  d'af- 
faires à  Londres,  «  qu'il  ne  voyait  pas  les  complications  ultérieures 
qui  pourraient  résulter  de  la  mesure  fédérale;  mais  si  la  guerre  en 
résultait  néanmoins,  ce  serait  alors  une  guerre  offensive  de  la  part 
du  Danemark  contre  la  confédération  germanique  (1)  !  » 

Pour  introduire  un  peu  de  clarté  dans  le  débat,  le  chef  du 
foreign-office  fit  le  31  juillet  une  seconde  démarche  officielle  au- 


(1)  Voyez  les  dépêches  de  lord  Blomfield  du  0  juin,  du  M.  Lowthor.du  4  septembre, 
de  M.  Howard  des  4  et  25  juillet,  et  enfin  la  dépôche  de  M.  de  Bismark  à  M.  de  Katte 
du  11  septembre. 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près  des  deux  grandes  puissances  allemandes.  Dans  une  dépêche  à 
l'adresse  du  comte  Rechberg  et  dont  copie  fut  ensuite  donnée  à 
M.  de  Bismark,  lord  Russell  demandait  d'abord  qu'on  voulût  bien 
indiquer  les  défauts  [defects]  trouvés  à  la  patente  du  30  mars,  et 
il  insista  surtout  pour  qu'on  séparât  la  question  holsteinoise  de 
celle  du  Slesvig,  qui  ne  pouvait  dépendre  que  d'une  négociation 
européenne.  «  Si  l'Allemagne,  poursuivait  le  ministre  britannique, 
persiste  à  confondre  le  Slesvig  avec  le  Holstein,  d'autres  puissances 
de  l'Europe  pourraient  bien  confondre  le  Holstein  avec  le  Slesvig 
et  lui  contester  le  droit  de  se  mêler  des  affaires  de  l'un  comme  de 
l'autre.  Une  telle  prétention  pourrait  devenir  aussi  dangereuse  à 
l'indépendance  et  à  l'intégrité  de  l'Allemagne  que  le  serait  une  in- 
vasion du  Slesvig  à  l'indépendance  et  à  l'intégrité  du  Danemark.  » 
Ce  langage  était  significatif  et  cachait  presque  une  menace.  C'est 
que  l'opinion  en  Angleterre  commençait  à  s'émouvoir  des  procédés 
de  la  Germanie  et  que  des  interpellations  pressantes  se  produisaieiit 
au  sein  du  parlement.  Lord  Derby,  qui  blâmait  sévèrement  le  ca- 
binet pour  son  intervention  diplomatique  en  Pologne,  s'exprimait 
d'une  manière  toute  différente  au  sujet  de  ses  efforts  pour  la  mo- 
narchie Scandinave.  «  L'intégrité  de  la  monarchie  danoise,  disait 
le  chef  du  parti  tory,  est  d'une  importance  vitale  pour  notre  pays; 
il  est  de  notre  intérêt  de  soutenir  {supjjort)  le  Danemark  contre 
toute  prétention  mise  en  avant  par  des  nations  ambitieuses  :  je  ré- 
pugne à  la  guerre,  mais  si  la  question  était  posée,  si  le  Danemark 
devait  être  détruit  ou  lésé  dans  son  intégrité,  il  ne  pourrait  exister 
alors  aucun  doute  sur  le  devoir  de  l'Angleterre.  »  Aussi  lord  Pal- 
merston  faisait-il,  le  23  juille^t,  dans  la  chambre  des  communes, 
la  déclaration  hautaine  et  depuis  si  souvent  rappelée  «  que  ceux 
qui  voudraient  s'attaquer  à  la  monarchie  de  Frédéric  VII  pour- 
raient bien  ne  pas  avoir  en  définitive  le  Danemark  seul  à  com- 
battre! » 

Plus  tard,  quand  l'opposition  reprochait  au  gouvernement  an- 
glais avec  tant  d'amertume  la  dépêche  du  31  juillet  et  les  fières 
paroles  qui  l'avaient  précédée  de  quelques  jours  au  parlement,  les 
ministres  britanniques  devaient  expliquer  qu'en  affirmant  que  le 
Danemark  ne  serait  pas  seul  à  lutter  pour  son  intégrité,  ils  avaient 
cru  qu'il  serait  secouru  par...  la  Suède  (1)!  Sans  doute  le  comte 
Manderstroem  intervenait  alors  activement  en  faveur  du  gouverne- 
ment de  Copenhague.  «  Nos  intérêts  les  plus  chers,  disait  une  note 
du  cabinet  de  Stockholm,  ne  pourraient  guère  nous  permettre  de 

(1)  Voyez  les  débats  du  parlement  des  8  et  9  juillet  1804,  surtout  les  discours  de 
M.  Layard,  sous-secrétaire  d'état,  et  du  duc  d'Argyll,  membre  du  gouvernement. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  759 

voir  d'un  œil  tranquille  écraser  nos  voisins  sous  des  prétextes  qui 
plus  tard  pourraient  mettre  en  danger  notre  propre  indépen- 
dance (1).»  Sans  doute  aussi  la  Suède  aurait  dû  se  trouver  à  côté  du 
Danemark  au  moment  du  danger,  elle  aurait  dû  affronter  une  dé- 
faite même  certaine  (peu  périlleuse  cependant),  ne  fût-ce  que  dans 
un  intérêt  purement  égoïste,  en  vue  de  l'avenir  et  de  «l'union 
Scandinave,  »  qui  tente,  à  ce  qu'on  affirme,  plus  d'un  esprit  élevé 
sur  le  bord  du  Maekr,  car  il  est  bon,  dans  l'occasion,  de  combattre 
non-seulement,  mais  d'essuyer  même  un  revers  «  pour  une  idée,  » 
et  le  Piémont  en  est  un  exemple  éclatant.  Toutefois  il  sera  bien  per- 
mis de  chercher  ailleurs  que  dans  ce  secours  espéré  des  Suédois  les 
raisons  qui  faisaient  tenir  aux  ministres  britanniques  un  langage  si 
affirmatif  quant  à  la  sécurité  du  Danemark.  Ces  raisons,  elles  étaient 
évidemment  dans  la  bonne  entente  avec  la  France  et  le  malaise  de 
l'Allemagne  elle-même  à  l'approche  de  la  crise. 

Depuis  l'insurrection  de  "Varsovie,  on  pouvait  remarquer  un  peu 
plus  de  cordialité  dans  les  rapports  entre  les  deux  cabinets  de 
•Saint-James  et  des  Tuileries  ;  le  spectre  de  l'alliance  franco-russe 
s'était  évanou-i,  les  deux  gouvernemens  faisaient  des  efforts  communs 
pour  la  Pologne,  et  de  même  la  France  appuyait  les  démarches  de 
l'Angleterre  dans  le  différend  dano- allemand.  Sans  prendre  en 
effet  dans  ce  dernier  débat  le  rôle  actif  et  principal,  M.  Drouyn  de 
Lhuys  ne  cessait  pourtant,  jusqu'au  mois  de  septembre,  de  seconder 
lord  Russell  dans  sa  sollicitude  pour  la  monarchie  de  Frédéric  VU. 
Dès  le  mois  d'avril,  il  avait  recommandé  la  modération  aussi  bien 
à  Vienne  qu'à  Copenhague  (2).  Deux  mois  plus  tard,  il  déclarait 
vouloir  agir  de  concert  avec  le  gouvernement  de  sa  majesté  bri- 
tannique dans  cette  affaire-,  il  donnait  son  approbation  à  la  dé- 
pêche significative  de  lord  Russell  du  31  juillet,  et  déclarait  vouloir 
écrire  en  ce  même  sens  à  ses  agens  (3).  Enfin,  dans  les  commence- 
mens  de  septembre  encore,  le  ministre  français  adhérait  pleinement 
à  une  nouvelle  missive  du  principal  secrétaire  d'état  dont  lord 
Cowley  lui  donnait  lecture,  et  où  le  comte  Russell  établissait  devant 
M.  de  Bismark  des  distinctions  toujours  plus  précises  :  il  y  main- 
tenait non-seulement  le  caractère  non  germanique  du  Slesvig,  mais 
rappelait  de  plus  que  le  Holstein  lui-même,  bien  que  pays  fédéral, 
<(  n'en  faisait  pas  moins  partie  du  territoire  d'un  souverain  indépen- 
dant dont  les  possessions  sont  comptées  pour  un  élément  nécessaire 
à  l'équilibre  de  l'Europe  [h).  »  Or,  si  cet  accord  entre  la  France  et 

(1)  Dépêche  de  M.  Manderstroem  au  comte  Wachtmeister  du  26  juillet. 

(2)  Voyez  les  dépêches  de  lord  Blomfield  du  23  et  de  M.  Paget  du  28  août. 

(3)  Dépêches  de  lord  Cowley  du  31  juillet  et  du  l'"''  août. 

(4)  Dépêche  du  comte  Russell  à  M.  Lowther  à  Berlin  du  31  août.  —  Dépêche  de  k)vd 


760  REVUE    DES    DEUX    iJOiNDES. 

l'Angleterre  était  déjà' de  nature  à  faire  sérieusement  réfléchir  l'Al- 
lemagne même  progressiste^  il  y  avait  plus  d'un  indice  qui  mon- 
trait les  gouvernemens  de  l'autre  côté  du  Rhin  beaucoup  moins 
décidés  que  ne  l'auraient  fait  croire  les  «  résolutions  »  du  Bund. 
M.  de  Bismark  se  tenait  sur  le  pied  d'une  neutralité  armée,  et  par- 
lait avec  une  absence  de  préjugés  tudesques  qui  semblait  rendre 
un  accommodement  pour  le  moins  possible;  quant  à  l'Autriche, 
il  n'était  que  trop  évident  que  dans  toutes  ses  démonstrations  elle 
cédait  seulement  au  désir  de  s'assurer  les  bonnes  grâces  des  petits 
états.  Le  moyen  imaginé  par  la  diplomatie  germanique  d'aller 
chercher  dans  le  Holstein  un  gage  matériel  pour  l'exécution  des 
«  promesses  »  danoises  rappelait  trop  le  procédé  analogue  de  l'em- 
pereur JNicolas  lorsqu'il  passait  le  Pruth  pour  ne  pas  faire  penser 
aussi  aux  conséquences  qu'avait  eues  pour  le  tsar  cette  manœuvre 
spécieuse,  et  lord  Loftus  ne  manqua  pas  d'insister  sur  ce  rappro- 
chement historique  devant  le  ministre  de  Bavière,  le  baron  de 
Schrenk  (dépêche  du  26  mai).  «  D'après  tout  ce  que  j'ai  pu  ap- 
prendre, —  mandait  de  Francfort  en  date  du  10  juillet  M.  Gorbett 
au  comte  Russell,  —  il  paraîtrait  que  le  gouvernement  de  Prusse 
et  surtout  celui  d'Autriche  croient  s'être  déjà  trop  avancés  pour 
abandonner  le  terrain  sans  se  rendre  ridicules  aux  yeux  de  l'Eu- 
rope, bien  qu'ils  ne  fussent  .pas  fâchés  de  le  faire,  s'ils  en  trou- 
vaient le  prétexte  dans  l'intervention  d'une  puissance  quelconque 
qui  apporterait  une  solution  pacifique  (1).  »  Enfin ,  dans  le  mois 
suivant  (août),  se  passa  un  événement  qui  mit  à  nu  toutes  les  di- 
visions intestines  de  la  Germanie,  et  semblait  presque  le  prélude 
d'une  guerre  civile...  L'empereur  François-Joseph,  on  s'en  sou- 
vient (2),  fît  à  cette  époque  une  tentative  plus  hardie  que  réflé- 
chie pour  réformer  le  Bund,  et  donna  le  signal  d'une  vaste  agi- 
tation que  lord  Glarendon  vint  étudier  sur  place.  La  journée  des 
princes  à  Francfort  échoua  piteusement,  mais  elle  entraîna  à  sa 
suite,  entre  l'Autriche  et  la  Prusse,  un  antagonisme  violent,  une 
hostilité  qui  allait  en  s'envenimant.  Un  déchirement  intérieur  de 
la  grande  patrie  et  une  rivalité  si  manifeste  de  l'Autriche  et  de 

Gowley  du  7  septembre.  —  «  Le  chargé  d'affaires  de  France  s'en  est  rapporté  à  la  der- 
nière déclaration  de  lord  Russell ,  qui  a  été  communiquée  à  Paris.  On  partage  à  Paris 
les  vues  du  ministre  britannique,...  »  écrit  également  M.  de  Bismark  à  M.  de  Katte  à 
Londres  dans  sa  dépêche  du  M  septembre. 

(1)  De  môme  le  ministre  danois,  M.  Hall,  écrivait  à  M.  de  Bille  à  Londres  le  3  sep- 
tembre :  «  On  a  si  souvent  répété  que  la  diète  ne  désirait  rien  plus  vivement  que  de 
pouvoir  se  retirer  de  la  position  trop  avancée  où  elle  s'était  engagée  un  peu  malgré 
elle...  » 

(2)  Voyez  la  troisième  partie  de  ce  travail,  M.  de  Bismark  et  l'alliance  du  nord,  — 
Revue  du  f""  janvier  1865. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  761 

la  Prusse  ne  permettaient  guère  de  croire  que  les  Allemands  s'en- 
tendissent pour  une  action  commune  dans  une  entreprise  qui  n'é- 
tait pas  certes  dépourvue  de  dangers,  et  le  cabinet  de  Saint-James 
eut  d'autant  plus  lieu  d'espérer  en  une  solution  pacifique  que  la 
réponse  danoise  à  la  sommation  fédérale  venait  d'arriver,  et  était 
rédigée  dans  le  ton  le  plus  conciliant.  En  effet,  tout  en  se  déclarant 
u  hors  d'état  dé  révoquer  l'ordonnance  du  30  mars,  »  le  cabinet 
de  Copenhague,  dans  sa  note  du  27  août,  laissait  la  porte  ouverte 
aux  négociations;  il  était  prêt  à  donner  à  la  diète  fédérale  «  toutes 
les  explications  qu'elle  pourrait  désirer  »  sur  les  différentes  dispo- 
sitions de  l'ordonnance  tant  incriminée. 

Le  comte  Russell  se  trompait  néanmoins.  Cet  antagonisme  même 
de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  pendant  et  après  la  journée  des 
princes  à  Francfort,  devait  avoir  précisément  pour  effet  de  stimuler 
leur  action  dans  l'affaire  des  duchés.  C'était  une  lutte  d'influence  et 
d'hégémonie  en  Allemagne  entre  la  cour  de  Vienne  et  celle  de 
Berlin,  et  il  était  évident  que  dans  cette  lutte  le  prix  ne  serait  ac- 
cordé qu'à  celui  qui  aurait  montré  le  plus  «  d'énergie  »  dans  la 
question  du  Slesvig-Holstein.  A  son  retour  de  Francfort,  le  comte 
Rechberg  s'exprimait  devant  lord  Blomfield  (dépêche  du  10  sep- 
tembre) avec  une  ardeur  inaccoutumée  [with  much  fervency)  au 
sujet  des  duchés;  il  déclarait  qu'il  lui  était  impossible  d'intervenir 
dans  les  résolutions  de  la  diète  fédérale,  à  quoi  l'ambassadeur  anglais 
répondit  que  la  question  devenait  décidément  sérieuse.  De  son  côté, 
M.  de  Bismark,  dans  sa  note  du  11  septembre,  en  réponse  à  la  der- 
nière communication  du  cabinet  britannique,  prenait  tout  à  coup  un 
ton  tranchant  dont  il  s! était  jusque-là  toujours  gardé.  Il  ne  se  refusa 
pas  le  plaisir  de  rappeler  la  dépêche  de  Gotha  ;  il  établit  la  thèse 
étonnante,  que  si  par  impossible  une  guerre  résultait  de  l'exécution 
fédérale,  ce  serait  une  guerre  offensive  que  le  Danemark  ferait  alors 
au  Bu7id,  et  il  finit  par  déclarer  qu'il  ne  pouvait  que  «  donner  libre 
carrière  aux  procédés  fédéraux.  »  La  situation  s'aggravait,  le  terme 
qu'avait  fixé  dès  le  printemps  sir  A.  Malet  approchait;  le  Bnnd  allait 
voter  l'exécution,  et  il  sembla  tout  naturel  à  lord  Russell  de  s'adres- 
ser de  nouveau  à  la  puissance  qui  avait  approuvé  jusque-là  toutes 
ses  démarches.  Il  demanda  donc  au  gouvernement  français  (16  sep- 
tembre) si  le  moment  n'était  pas  venu  d'offrir  en  commun  leurs 
«  bons  offices,  »  ou  même  de  rappeler  l'Autriche,  la  Prusse  et  la 
confédération  aux  obligations  du  traité  de  Londres;  mais  là  une 
déception  nouvelle  attendait  le  principal  secrétaire  d'état.  Cette  fois 
la  France  se  refusait  d'une  manière  assez  catégorique...  C'est  que 
le  cabinet  des  Tuileries  avait  déjà  éprouvé  la  bonne  volonté  de 
l'Angleterre  dans  cette  négociation  polonaise  à  laquelle  le  prince 


7(32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gortchakov  venait  précisément  de  mettre  une  brusque  fin  par  sa 
réponse  du  7  septembre  ;  c'est  qu'on  était  parfaitement  instruit  à 
Paris  des  obstacles  que  n'avait  cessé  d'opposer  la  politique  anglaise 
à  une  entente  sérieuse  entre  l'Autriche  et  la  France  ;  on  y  savait 
aussi  le  langage  tenu  tout  récemment  par  lord  Glarendon  à  Franc- 
fort. L'homme  d'état  britannique  y  avait  plaidé  devant  l'empereur 
François-Joseph  la  cause  de  la  paix  sur  l'Eider;  mais  il  avait  éga- 
lement dissuadé  le  Habsbourg  de  rien  entreprendre  sur  la  Yistule 
et  mis  l'Allemagne  en  garde  contre  les  desseins  ténébreux  de  l'em- 
pereur Napoléon.  M.  Drouyn  de  Lhuys  était  d'autant  moins  disposé 
à  suivre  lord  Russell  dans  une  passe  d'armes  contre  l'Allemagne 
qu'il  ne  désespérait  pas  encore  à  ce  moment  de  pouvoir  gagner 
l'Autriche  à  une  action  sérieuse  en  faveur  de  la  Pologne.  Aussi 
répondit-il  à  M.  Grey  que  le  mode  de  procéder  suggéré  par  sa  sei- 
gneurie serait  analogue  à  la  marche  qu'on  avait  suivie  dans  la 
question  polonaise,  et  dont  on  n'avait  pourtant  guère  lieu  d'être 
fier.  «  Je  n'ai  aucune  inclination ,  dit  le  ministre  français,  à  placer 
la  France  vis-à-vis  de  l'Allemagne  dans  la  position  où  elle  avait  été 
placée  vis-à-vis  de  la  Russie,  et  j'avoue  franchement  que  je  parlerai 
dans  ce  sens  à  l'empereur.  A  moins  que  le  gouvernement  britan- 
nique ne  fût  décidé  à  faire  quelque  chose  de  plus,  si  c'était  néces- 
saire, que  de  présenter  une  simple  note  et  de  se  contenter  d'une 
réponse  évasive,  je  suis  sûr  que  l'empereur  ne  consentira  point  à 
accepter  la  suggestion  de  sa  seigneurie...  (1).  » 

L'avertissement  était  formel,  et  il  eut  son  contre-coup  curieux 
dans  les  négociations  au  sujet  de  la  Pologne.  Désireux  de  mainte- 
nir l'accord  avec  la  France  dans  la  question  des  duchés,  irrité  aussi 
de  la  réponse  hautaine  du  prince  Gortchakov,  lord  Russell  imagina 
alors,  dans  les  derniers  jours  de  septembre,  de  déclarer  l'empereur 
de  Russie  déchu  de  ses  droits  sur  la  Pologne,  et  il  en  fit  la  proposi- 
tion formelle  aux  cabinets  des  Tuileries  et  de  Vienne.  On  a  raconté 
ici  déjà  les  incidens  dramatiques  de  cette  transaction  si  piteusement 
avortée  (2),  et  on  se  bornera  maintenant  à  n'indiquer  que  le  côté  par 
lequel  elle  touchait  aux  affaires  du  Danemark.  Le  moment  était  des 
plus  graves.  La  France  adhérait  pleinement  au  projet  du  ministre 
britannique,  et  l'Autriche  consentait  à  y  souscrire  sous  la  condition 
d'une  assurance  en  cas  d'attaque  de  la  part  de  la  Russie.  Si  l'An- 
gleterre eût  alors  accordé  les  garanties  demandées  par  la  cour  de 
"Vienne,  la  situation  aurait  peut-être  radicalement  changée,  le  salut 
du  Danemark  devenait  dans  tous  les  cas  certain;  mais  lord  Russell  se 


(1)  Dépêche  de  M.  Grey  au  comte  Russell  du  18  septembre. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  l''""  janvier  1865. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  763 

refusait  à  donner  la  moindre  des  garanties,  et  il  rejeta  ainsi  l'Autri- 
che irrévocablement  dans  l'agitation  allemande.  Restait  encore  une 
politique  beaucoup  plus  modeste,  mais  toujours  sensée  et  saine  :  c'é- 
tait de  donner,  au  moins  pour  sa  part,  suite  au  projet  de  déchéance, 
d'accorder  à  la  France  cette  satisfaction  et  ce  gage  de  fermeté,  et 
de  tenir  l'Allemagne  en  respect  par  la  manifestation  éclatante  de 
l'accord  toujours  conservé  entre  les  deux  grandes  puissances  de 
rOccident.  Lord  Russell  y  pensa  un  instant  :  il  formula  sa  déclara- 
tion de  forfeiture,  il  l'expédia  même  pour  Saint-Pétersbourg;  puis 
soudain  il  la  révoqua,  et  donna  tête  baissée  dans  le  piège  que  lui 
tendait  depuis  longtemps  M.  de  Bismark. 

Rien  de  plus  curieux  que  de  suivre,  dans  les  rapports  multipliés 
de  sir  Andrew  Buchanan,  le  langage  ondoyant  et  fuyant  de  M.  de 
Bismark,  au  sujet  de  la  controverse  dano-allemande,  jusqu'à  la  fin 
du  mois  d'octobre.  Au  moment  où  la  question  venait  de  se  poser 
dans  sa  forme  nouvelle  et  inquiétante,  à  la  suite  de  l'ordonnance 
du  roi  Frédéric  Yll  du  30  mars,  le  ministre  prussien  en  était  encore 
à  se  débattre  contre  la  tempête  qu'avait  soulevée  en  Europe  sa  con- 
vention militaire  avec  la  Russie.  Le  comte  Russell  fit  alors  tout  ce 
qui  était  en  son  pouvoir  pour  détourner  l'orage,  et  les  hommes  po- 
litiques d'au-delà  du  Rhin  se  demandaient  si  déjà  ces  obligations 
envers  lord  John  ne  paralyseraient  pas  toute  action  «  énergique  et 
patriotique  »  de  la  Prusse  dans  la  question  des  duchés.  Les  pro- 
gressistes de  la  chambre  de  Berlin  ne  faisaient  pas  même  à  M.  de 
Bismark  l'honneur  de  lui  supposer  aune  pensée  allemande,  «  et 
M.  Temme  lui  rappelait  les  termes  «  sacrilèges»  dans  lesquels  l'an- 
cien député  de  la  Marche  de  Brandebourg  avait  parlé  en  1849  de  la 
sainte  cause  du  Slesvig-Holstein.  «  Ce  n'est  pas  le  moyen  de  me 
faciliter  l'action  tant  réclamée  que  de  me  citer  des  lambeaux  des 
discours  d'autrefois,  »  répondit  ironiquement  le  chef  des  hobereaux 
devenu  président  du  conseil,  et  il  ajouta  avec  hauteur  :  «  Quand  je 
croirai  nécessaire  de  risquer  une  guerre,  je  la  risquerai  avec  ou 
sans  votre  approbation,  messieurs  les  députés!  »  Toutefois  il  s'em- 
pressa de  rassurer  l'ambassadeur  anglais  sur  ses  intentions  toutes 
pacifiques;  il  n'admettait  pas  (18  avril)  que  la  guerre  pût  être  la 
conséquence  du  conflit,  mais  en  même  temps  il  exprimait  dès  lors, 
et  lui  le  premier,  l'appréhension  que  les  droits  du  prince  Christian 
de  Gliicksbourg  à  la  succession  ne  fussent  sérieusement  ébranlés 
par  ce  nouvel  incident...  Le  mois  suivant  (23  mai)  et  à  plusieurs 
reprises,  il  affirmait  à  M.  Buchanan  que  la  Prusse  n'avait  pas  d'm- 
térét  spécial  dans  cette  question,  qu'elle  ne  prendrait  pas  l'initia- 
tive, et  M.  de  Quaade  lui-même,  l'ambassadeur  danois  à  la  cour  de 
Berlin,  crut  un  moment  que  la  Prusse  exercerait  son  influence  dans 


764  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  sens  de  la  modération!  Le  plus  plaisant,  c'est  que,  dans  le  cas 
d'une  occupation  militaire  du  Holstein,  M.  de  Bismark  se  promet- 
tait de  bien  veiller  à  ce  que  la  diète  n'y  employcât  les  troupes  prus- 
siennes :  il  avait  dès  lors  probablement  jeté  les  yeux  sur  le  gé- 
néral de  Haak  !  Un  autre  jour  (juillet),  il  étonna  le  diplomate 
anglais  par  la  brusque  mention  d'un  congrès  européen  possible  :  il 
lança  le  premier  alors  ce  mot  fatidique  qui,  quatre  mois  plus  tard, 
devait  retentir  d'une  autre  place  et  avec  un  tout  autre  éclat.  Du 
reste,  il  affirmait  confidentiellement  (30  mai)  Jie  pas  partager  du 
t'Ont  l'effervescence  allemande  dans  cette  affaire  du  Slesvig-Hol- 
stcin,  et  encore  au  mois  de  septembre  (19)  il  déclarait  avoir  fait 
tout  son  possible  pour  recommander  la  modération  à  Vienne  et  à 
Francfort... 

Pendant  tout  l'été  de  1863  en  effet,  M.  de  Bismark  ne  se  seiTait 
auprès  du  cabinet  de  Saint-James  du  différend  dano-allemand  que 
pour  assister  le  prince  Gortchakov  dans  la  controverse  relative  à  la 
Pologne  (1).  Ferme  et  inébranlable  dans  la  question  polonaise,  et 
affirmant  toujours  sa  solidarité  complète  sur  ce  point  avec  la  Rus- 
sie, le  ministre  prussien  se  montrait  par  contre  beaucoup  plus  facile 
et  traitable  en  ce  qui  regardait  les  duchés,  et  l'agitation  du  Slesvig- 
Holstein  semblait  le  contrarier  plutôt  que  l'exciter.  Ce  n'est  que 
vers  le  milieu  de  septembre  qu'il  commença  d'accentuer  avec  suite 
et  avec  force  sa  politique  contre  le  Danemark  :  c'était  après  la 
journée  des  princes  à  Francfort,  alors  qu'approchait  le  terme  fixé 
pour  le  vote  de  l'exécution  fédérale,  alors  aussi  que  la  dernière  ré- 
ponse du  prince  Gortchakov  allait  décider  de  l'abandon  définitif  de 
la  question  polonaise.  A  la  nouvelle  de  la  «  déclaration  de  dé- 
chéance »  que  lord  Russell  projetait  de  lancer  contre  l'empereur 
de  Russie,  M.  de  Bismark  fit  jouer  tous  ses  ressorts  (fin  septembre 
et  commencement  d'octobre).  Il  parla  d'un  casus  belli,  insinua  que 
le  roi  de  Danemark  pourrait  bien,  lui  aussi,  être  déclaré  déchu  de 
ses  droits  sur  les  duchés  pour  ne  pas  avoir  rempli  les  «  conditions  » 
qui  avaient  accompagné  le  traité  de  Londres,  et  parvint  ainsi  à 
ébranler  le  principal  secrétaire  d'état  dans  la  résolution  qu'il  avait 
annoncée  à  toute  l'Europe  par  son  célèbre  discours  de  Blairgowrie. 
Ajoutons  qu'au  même  moment  l'horizon  semblait  tout  à  coup  s'é- 
.  claircir  du  côté  de  la  Baltique.  La  diète,  il  est  vrai,  avait  décidé- 
ment voté  le  1"  octobre  l'exécution  fédérale;  mais  à  l'exaspération 
de  l'Allemagne  il  y  eut  un  temps  d'arrêt  inexplicable.  C'est  que 
M.  de  Bismark  venait  de  faire  entrevoir  à  lord  Russell  la  possibilité 
d'un  arrangement,  et  que  la  minute  suivante   était  convenue  le 

(1)  Voycr.  la  Revue  du  l""""  janvier  1805. 


DEUX    NÉGOCIATIONS    DIPLOMATIQUES.  765 

ik  octobre  entre  le  ministre  prussien  et  l'ambassadeur  anglais, 
sir  A.  Buchanan  :  «  Si  le  Danemark  déclare  à  la  diète  qu'il  est  prêt 
à  lui  donner  satisfaction  quant  aux  demandes  du  Holstein  et  du 
Lauenbourg  de  contrôler  la  législation  et  toutes  les  dépenses  des 
duchés,  prêt  à  accepter  la  médiation  de  la  Grande-Bretagne  pour 
l'arrangement  de  la  question  internationale,  la  Prusse  s'efforcera  de 
prévenir  l'exécution  (1).  »  Lord  Russell  s'était  mis  courageusement 
à  l'œuvre,  et  le  télégraphe  joua  continuellement  entre  Londres,  Co- 
penhague et  Berlin.  Le  Danemark  céda  aussi  sur  ce  point  :  il  con- 
sentait même  à  déclarer  provisoire  la  patente  du  30  mars.  «  Rien 
de  plus  courtois  et  de  plus  conciliant  que  le  langage  de  ce  docu- 
ment, écrit  sir  A.  Paget  le  26  octobre  au  sujet  de  la  nouvelle  dé- 
claration que  le  Danemark  venait  de  faire  à  la  diète.  Si  la  confédé- 
ration veut  négocier  au  lieu  à' exécuter,  elle  en  a  maintenant  tous 
les  moyens.  »  On  suit  avec  anxiété  dans  les  state-papers  le  cours 
de  cette  dernière  transaction;  on  respire,  avec  lord  John  Russell, 
en  lisant  des  dépêches  qui,  tantôt  de  Vienne,  tantôt  de  Francfort  et 
même  de  Stockholm,  annoncent  une  évolution  «  favorable;  »  puis 
on  est  brusquement  réveillé  par  la  missive  du  foreign-office  à  sir 
Andrew  Buchanan,  du  9  novembre,  conçue  en  ces  termes  :  «  Si  les 
informations  parvenues  de  Vienne  au  gouvernement  de  sa  majesté 
sont  exactes,  M.  de  Bismark  n'oppose  plus  aucune  objection  [no 
longer  offers  any  objection)  à  l'exécution  fédérale  dans  le  Holstein. 
D'un  autre  côté,  le  gouvernement  de  sa  majesté  est  informé  que 
le  ministre  d'Autriche  à  Francfort  a  reçu  pour  instructions  de  con- 
former sa  conduite  à  celle  de  son  collègue  de  Prusse.  »  Et  lord  Rus- 
sell ajoute  à  la  fin  :  «  Le  gouvernement  de  sa  majesté  ne  peut  que 
laisser  à  l'Allemagne  la  responsabilité  d'exposer  l'Europe  à  une 
guerre  générale...  » 

Ainsi,  après  avoir  leurré  pendant  un  mois  le  cabinet  de  Saint- 
James  en  lui  faisant  entrevoir  la  possibilité  d'un  arrangement, 
après  l'avoir  amené  à  obtenir  du  Danemark  les  concessions  les 
plus  extrêmes,  M.  de  Bismark  changeait  subitement  d'attitude  et 
pressait  l'exécution  fédérale!  C'est  que,  pendant  ce  temps,  lord 
Russell  avait  déjà  rappelé  de  l'Allemagne  certain  courrier  envoyé 
avec  une  «  communication  importante  »  pour  Saint-Pétersbourg,  et 
qu'il  avait  même  écrit  (le  20  octobre)  sa  célèbre  dépêche  à  lord 

(1)  Voyez  la  dépèche  de  M.  Buchanan  du  17  octobre.  Inclosure.  —  Minute  of  conver- 
sation between  M.  de  Bismark  and  sir  A.  Buchanan.  «  If  Denmark  would  déclare  to 
the  Diet  that  shc  is  ready  to  give  them  satisfaction  as  to  the  claim  of  Holstein  and 
Lauenburg  to  control  their  ovvn  législation  and  the  expedituro  of  ail  moneys  raised  in 
the  duchies,  to  accept  the  médiation  of  Great-Britain  for  the  arraiigment  of  the  inter- 
national question,  Prussia  cndeavour  to  prevent  exécution.  » 


766  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

INapier,  où  il  déclarait  que  «  le  gouvernement  de  sa  majesté  avait 
reçu  avec  satisfaction  l'assurance  que  l'empereur  de  Russie  conti- 
nuait  à  être  animé  d'intentions  bienveillantes  vis-à-vis  de  la  Po- 
logne et  conciliatrices  vis-à-vis  des  puissances  étrangères...  «  La 
situation  désormais  était  aplanie  de  toutes  parts.  Il  était  à  présumer 
que  la  France,  après  cette  dernière  épreuve,  ne  s'empresserait  guère 
de  suivre  le  descendant  des  anciens  whigs  dans  une  nouvelle  grand- 
remonstrancc,  le  comte  Rechberg  avait  dès  les  premiers  jours  d'oc- 
tobre fait  amende  honorable  à  la  Russie ,  et  quant  au  prince  Gort- 
chakov,  on  pouvait  bien  espérer  qu'ft  saurait  récompenser  tant  et  de 
si  éminens  services  par  une  abstention  bienveillante.  Restait  seu- 
lement l'homme  éconduit  avec  tant  d'audace ,  le  ministre  d'une 
fière  puissance  qui  avait  déclaré  qu'au  moment  du  danger  le  Da- 
nemark ne  combattrait  pas  seul  ;  mais  le  président  du  conseil  à 
Berlin  avait  eu  l'occasion  de  reconnaître  l'humeur  singulièrement 
endurante  des  hommes  d'état  britanniques  de  notre  temps.  D'ail- 
leurs le  discours  impérial  du  5  novembre  venait  de  retentir  dans  le 
monde  :  le  comte  Russell  avait  déjà  une  tout  autre  préoccupation, 
et  quelques  jours  plus  tard,  oubliant  la  minute  de  sir  A.  Buchanan, 
il  devait  insister  d'une  manière  très  pressante  et  très  amicale  au- 
près de  M.  de  Bismark  pour  qu'il  voulût  bien  décliner  l'appel  fait 
à  un  congrès  européen  à  Paris  ! 

JuLiAN  Klaczko. 


REVUE   SCIENTIFIQUE 


LES    VULGARISATEURS    DE    LA    SCIENCE. 


I.  L'Année  scientifique  et  industrielle,  par  M.  Louis  Figuier.  —  II.  Causeries  scientifiques,  par 
M.  Henri  de  Parville.  —  III.  La  Science  et  les  Savans  en  i864,  par  M.  Victor  Meunier.  — 
IV.  Aimuaire  scientifique  publié  par  M.  P.  Dehérain. 


Jl  y  a  de  jour  en  jour  un  plus  grand  nombre  de  personnes  qui  désirent 
être  initiées  aux  progrès  des  sciences.  Les  travaux  des  savans  ne  restent 
plus  confinés  dans  un  milieu  restreint;  l'écho  en  parvient  jusqu'à  la  foule. 
Nous  voyons  par  exemple  l'exposé  des  théones  et  des  applications  scienti- 
fiques jouer  un  rôle  important  dans  les  nombreuses  conférences  qui  se  fon- 
dent autour  de  nous;  mais  l'institution  de  ces  conférences  est  encore  trop 
récente  pour  que  nous  puissions  apprécier  dans  quelle  mesure  elles  con- 
tribuent à  instruire  la  masse  du  public.  Pendant  ces  dernières  années, 
c'est  par  un  groupe  assez  considérable  d'écrivains  vulgarisateurs  que  les 
connaissances  scientifiques  ont  surtout  été  propagées.  Enregistrer  pério- 
diquement les  faits,  les  travaux,  les  découvertes  qui  peuvent  intéresser  le 
monde  scientifique,  c'est  une  œuvre  utile,  mais  c'est  un  labeur  difficile. 
Les  vulgarisateurs  actuels  remplissent-ils  d'une  façon  satisfaisante  la  fonc- 
tion qu'ils  se  sont  donnée?  N'y  mettent-ils  pas  trop  de  hâte  et  de  légèreté? 
Ne  jettent-ils  pas  dans  le  public,  avec  quelques  idées  vraies,  beaucoup  de 
notions  fausses?  Telles  sont  les  questions  que  nous  nous  sommes  posées  en 
lisant  quelques-uns  des  annuaires  scientifiques  qui  ont  récemment  paru.  On 
en  publie  tous  les  ans  une  assez  grande  quantité.  Il  serait  préférable  sans 
contredit  qu'ils  fussent  moins  nombreux  et  meilleurs.  Nous  parlerons  de 
plusieurs  de  ces  livres  dont  les  auteurs  se  sont  proposé  de  retracer  le 
mouvement  des  sciences  pendant  l'année  I86Z1.  Cet  examen  nous  permettra 
de  signaler,  chemin  faisant,  quelques-uns  des  défauts  que  de  pareils  livres 


76S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  à  éviter  et  peut-être  de  marquer  quelques-unes  des  qualités  qu'ils  doi- 
vent offrir. 

M.  Figuier  s'est  acquis  une  certaine  notoriété  dans  la  presse  scientifi- 
que. Quand  il  traite  un  sujet  de  quelque  importance,  il  sait  l'exposer  avec 
clarté,  dans  une  langue  facile  et  suffisamment  précise.  C'est  du  moins 
une  qualité  que  présentent  quelques-uns  des  feuilletons  qu'il  publie 
dans  les  journaux  quotidiens.  Elle  est  moins  sensible  dans  son  annuaire, 
beaucoup  trop  vite  composé,  et  qui  est  un  amas  de  petits  faits  présentés 
sans  méthode  et  sans  soin.  M.  Figuier  d'ailleurs,  et  il  a  cela  de  commun 
avec  beaucoup  de  ses  concurrens,  ne  s'est  pas  mis  en  frais  pour  faire  son 
livre;  ce  sont  ses  feuilletons  mêmes,  gâtés  plutôt  qu'améliorés,  qu'il  a  dé- 
coupés en  en  classant  les  lambeaux  sous  des  rubriques  diverses,  astrono- 
mie, météorologie,  physique,  mécanique,  chimie,  histoire  naturelle,  hygiène 
publique,  médecine,  agriculture,  statistique,  arts  industriels,  etc.  Il  y  a 
joint  un  grand  nombre  d'emprunts  faits  très  crûment  aux  comptes-rendus 
de  l'Académie  des  sciences.  Aucune  liaison  entre  ces  matériaux  confus. 

Si  du  moins  les  faits  entassés  dans  les  pages  de  V Année  scientifique  et  in- 
dustrielle étaient  tous  exacts  et  présentés  dans  leur  vrai  jour,  on  aurait 
une  sorte  de  compendium  utile  à  consulter,  mais  cet  annuaire  n'est  point 
un  guide  sûr.  Hâtons-nous  d'ajouter  qu'un  pareil  guide  n'est  pas  facile  à 
trouver.  Les  théories  scientifiques  sont  encore  bien  incohérentes,  et  au  mi- 
lieu du  désarroi  général  il  n'est  pas  aisé  de  discerner  ce  qui  est  vrai  et  ce 
qui  est  véritablement  important.  Les  comptes-rendus  de  l'Académie,  qui 
sont  comme  le  Moniteur  de  la  science,  présentent  à  ce  sujet  un  spectacle 
singulier  que  reflètent  le  livre  de  M.  Figuier  et  les  livres  analogues.  Une 
grande  quantité  de  mémoires  et  de  communications  de  toute  sorte  sont 
adressés  à  l'Académie  des  sciences  et  viennent  s'entasser  sur  le  bureau  des 
secrétaires  perpétuels.  Ceux-ci  en  font  ou  sont  censés  en  faire  un  dépouil- 
lement tout  à  fait  sommaire  en  vue  d'éliminer  ce  qui  serait  grossièrement 
erroné;  le  reste  est  livré  pêle-mêle  à  la  publicité.  Travaux  sérieux  ou  fu- 
tiles, mémoires  inutiles  ou  importans  vont  se  confondre  dans  les  comptes- 
rendus.  Par  ce  temps  de  production  hâtive,  il  y  a  des  gens  qui  accablent 
l'Académie  de  communications  puériles  et  qui  arrivent  à  se  faire  connaître 
du  public  à  force  de  faire  citer  leur  nom.  Les  assertions  les  plus  légères, 
les  plus  hasardées  se  produisent  effrontément  et  prennent  place  à  côté  de 
l'exposé  des  recherches  les  plus  consciencieuses.  En  présence  de  ce  mé- 
lange bizarre,  que  fait  le  publiciste,  le  rédacteur  d'un  annuaire?  Il  recher- 
che les  faits  les  plus  piquans  ou  les  plus  nets,  ceux  qui  se  prêtent  le  mieux 
à  une  exposition  lucide  et  agréable,  les  théories  les  plus  propres  à  éveiller 
l'attention  du  lecteur.  Tout  paradoxe  est  sûr  d'être  recueilli  et  colporté  . 
Les  annuaires  fourmillent  donc  d'indications  fausses.  Il  y  a  plus  :  tel  fait 
qui  est  vrai  par  lui-même,  qui  a  été  contrôlé  par  des  savans  dignes  de  foi, 
qui  présente  toutes  garanties  d'authenticité,  devient  faux  parce  qu'on  lui 
donne  une  importance  exagérée;  c'était  un  incident,  une  exception,  on 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  769 

rérige  en  principe.  Ainsi  naissent  tant  de  théories   trompeuses  dont  la 
presse  scientifique  leurre  le  public. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  aux  vulgarisateurs ,  l'essentiel  n'est  pas  de 
raconter  des  faits,  même  jolis  et  intéressans,  mais  d'apprécier  et  de  choi- 
sir les  matériaux  qu'ils  offrent  au  public.  Qu'ils  soient  sobres  d'hypothèses» 
Il  semble  que  depuis  quelque  temps  il  y  ait  réaction  contre  cette  sage  mé- 
thode qu'on  nous  a  prêchée  depuis  cinquante  ans,  et  qui  consiste  à  accu- 
muler des  observations  soigneusement  vérifiées,  sans  essayer  des  synthèses 
prématurées.  L'impatience  gagne  beaucoup  de  gens.  Sur  un  détail  minime, 
ils  veulent  construire  de  vastes  ensembles.  Tel,  avec  une  expérience  de 
spectroscopie,  fait  la  théorie  complète  du  soleil.  Tel  autre,  en  comparant 
les  cheveux  de  quelques  Arabes  et  de  quelques  nègres,  refait  la  géologie. 
Des  vérités  intéressantes  deviennent  presque  des  erreurs,  parce  qu'on  en 
tire  des  conséquences  forcées.  Le  vulgarisateur  doit  se  défendre  contre 
cette  tendance  et  faire  œuvre  de  saine  critique. 

Le  livre  de  M.  Figuier  peut  nous  donner  un  autre  enseignement.  A  quelle 
classe  de  lecteurs  s'adresse  cet  annuaire  ?  Est-ce  à  ceux  qui ,  à  peu  près 
étrangers  aux  sciences,  veulent  acquérir  sur  quelques  points  principaux 
quelques  idées  sommaires?  Est-ce  au  contraire  aux  gens  spéciaux  qui  con- 
naissent assez  exactement  une  ou  plusieurs  parties  de  la  science?  M.  Fi- 
guier prétend  sans  doute  écrire  pour  les  uns  et  pour  les  autres.  C'est  pour 
les  premiers  qu'il  essaie  de  prendre  de  temps  en  temps  un  ton  enjoué; 
mais  ses  grâces  paraissent  un  peu  lourdes,  ses  plaisanteries,  qui  ne  sont 
que  dans  les  mots  et  qui  jurent  avec  le  fond  des  choses,  manquent  ordi- 
nairement leur  effet.  C'est  aux  autres  que  s'adresse  cette  quantité  de  faits, 
réunis  de  toutes  mains  et  confusément  juxtaposés  dans  des  pages  com- 
pactes; mais,  nous  l'avons  dit,  tous  ces  renseignemens  n'offrent  point  assez 
de  garanties  d'exactitude.  Ainsi  l'auteur  ne  réussit  pas  à  être  assez  agréa- 
ble pour  le  gros  public,  ni  assez  vrai  pour  les  gens  instruits.  Aussi  biea 
n'est-ce  pas  chose  aisée  que  de  faire  un  recueil  qui  satisfasse  à  ces  deux 
conditions.  Sans  doute  nous  connaissons  des  livres  qui  peuvent  à  la  fois 
ravir  les  simples  et  instruire  les  savans  ;  mais  ils  sont  rares.  Les  rédac- 
teurs d'annuaires  feraient  peut-être  sagement  de  ne  se  proposer  que  l'une 
de  ces  deux  fins,  ou  du  moins  d'incliner  résolument  de  l'un  ou  de  l'autre 
côté.  Ceux  qui  désirent  cependant  que  leur  livre  puisse  intéresser  tous  les 
lecteurs  arriveraient  peut-être  à  ce  résultat,  s'ils  divisaient  le  volume  en 
deux  parties.  La  première  contiendrait  les  généralités,  les  vues  d'ensemble, 
les  idées,  les  faits  principaux  sans  détails  arides;  nous  ne  tiendrions  pas 
d'ailleurs  à  y  rencontrer  ce  ton  badin  que  prennent  beaucoup  de  vulgari- 
sateurs sous  prétexte  d'enduire  de  miel,  pour  les  lèvres  de  la  foule,  les 
bords  du  calice  amer;  un  ton  ferme,  une  exposition  lucide  nous  suffiraient. 
La  seconde  partie  contiendrait  sous  forme  de  tableaux,  de  notes,  de  mé- 
moires spéciaux,  de  pièces  justificatives,  le  détail  soigneusement  contrôlé 

TOME  LVI.  —  1865.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  travaux  de  l'année  qui  paraissent  pouvoir  être  portés  à  l'actif  des  con- 
naissances humaines.  Chacun  trouverait  ainsi  dans  l'une  ou  l'autre  partie 
du  livre  ce  qu'il  désire  plus  particulièrement  rencontrer. 

C'est  aux  personnes  qui  veulent  avoir  des  progrès  de  la  science  une  no- 
tion tout  à  fait  superficielle  que  s'adresse  le  livre  de  M.  de  Parville.  Ses 
Causeries  scientifiques  sont  légères,  bien  légères,  assez  vives  d'ailleurs  et 
d'une  lecture  facile.  M.  de  Parville  ne  se  donne  pas  des  airs  de  savant.  Il 
cherche  à  tous  les  points  de  l'horizon  ce  qui  paraît  de  nature  à  provoquer 
l'attention  du  lecteur  blasé,  il  se  contente  d'annoncer  les  faits  principaux 
ou  de  recueillir  les  détails  piquans.  Ce  modeste  rôle  lui  suffit.  Il  reste  en 
quelque  sorte  en  dehors  des  questions  et  les  envisage  par  leui's  côtés  ex- 
térieurs. Il  décrira  l'empressement  du  public  à  l'ouverture  des  conférences 
de  la  Sorbonne  et  le  succès  éclatant  de  M.  Jamin  dans  cette  première  le- 
çon où  il  traita  des  trois  états  de  la  matière,  comment,  au  milieu  de  cette 
salle  immense,  la  table  du  professeur  est  chargée  ou  entourée  d'instru- 
mens  de  physique  d'un  aspect  imposant,  bobines  énormes  d'induction, 
grosses  machines  pneumatiques,  marmite  de  Papin,  appareil  Carré  pour 
faire  le  froid,  appareil  de  Thilorier  monté  sur  des  roues  et  semblable  à  une 
pièce  d'artillerie ,  appareil  de  Bianchi  pour  la  liquéfaction  du  protoxyde 
d'azote;  comment  le  professeur,  debout  au  milieu  d'un  grand  nombre 
d'aides  et  de  préparateurs,  dont  plusieurs  ont  un  nom  dans  la  science, 
commande  à  cette  légion  d'opérateurs  et  à  cet  attirail  d'instrumens,  fai- 
sant surgir  un  soleil  électrique,  éteignant  ou  rallumant  d'un  geste  tous  les 
becs  de  gaz  de  la  salle,  métamorphosant  d'un  mot  la  matière,  produisant 
les  froids  les  plus  intenses  et  les  plus  hautes  températures.  Congelant  du 
mercure  au  fond  d'un  creuset  de  platine  chauffé  à  blanc,  volatilisant  les 
métaux  par  le  courant  électrique.  L'aspect  de  la  salle,  la  physionomie 
même  de  la  leçon  sont  vivement  esquissés  par  M.  de  Parville.  Ailleurs  il 
décrira  le  mascaret  dans  les  eaux  de  la  Seine,  Caudebec  envahi  par  une 
armée  de  touristes,  toutes  les  lorgnettes  braquées  sur  Villequier,  comment 
le  flot,  après  avoir  franchi  le  coude  du  fleuve ,  s'avance  majestueusement 
sur  une  seule  ligne,  se  gonflant  jusqu'à  Caudebec,  puis  tout  à  coup  secoue 
la  Seine,  jusque-là  tranquille,  et  la  soulève  furieusement  hors  de  son  lit  au 
milieu  de  torrens  d'écume.  M.  de  Parville  ne  manque  pas  d'enregistrer 
l'arrivée  de  deux  cucujos  par  un  des  paquebots  du  Mexique  :  ce  sont  de  pe- 
tits coléoptères  qui  répandent  une  lumière  très  vive  et  dont  les  dames 
mexicaines,  dit-on,  font  des  objets  de  toilette  en  les  attachant  vivans  sur 
leurs  jupes  ou  dans  leurs  cheveux;  on  pense  si  elles  prennent  soin  de  ces 
bijoux  animés,  qu'il  faut  baigner  deux  fois  par  jour  et  nourrir  de  frag- 
mens  de  canne  à  sucre. 

Toute  cette  petite  chronique  est  faite  agréablement  par  M.  de  Parville. 
On  pourrait  dire,  sans  lui  en  faire  ni  un  blâme  ni  un  éloge,  que  son  livre 
paraît  surtout  écrit  pour  les  dames.  Il  répond  à  ce  mouvement  de  plus  en 
plus  marqué  qui  porte  le  monde  parisien  à  s'occuper  de  physique  amu- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  771 

santé  et  d'expériences  de  salon.  M.  de  Parville  a  d'ailleurs,  plus  peut-être 
que  ses  concurrens,  ce  défaut  commun  aux  vulgarisateurs,  et  qui  consiste 
à  accueillir  comme  vraie  toute  hypothèse  qu'on  peut  facilement  exprimer 
en  langage  ordinaire.  Son  livre  est  plein  d'assertions  tranchantes  sur  les 
questions  les  plus  controversées.  Il  ne  connaît  pas  le  doute,  et  les  difficultés 
disparaissent  sous  sa  plume  comme  par  enchantement.  Qui  ne  croirait, 
par  exemple,  en  lisant  ce  qu'il  dit  de  la  goutte,  que  cette  maladie  ne  soit 
près  d'être  complètement  vaincue?  Rien  de  plus  simple  en  effet  que  de  la 
combattre.  La  cause  de  la  goutte  est  une  accumulation  d'acide  urique  dans 
les  articulations.  Chassons  l'acide  urique.  Or  tous  les  sels  formés  par  l'acide 
benzoïque  ont  la  vertu  de  dissoudre  l'acide  urique ,  qu'ils  transforment  en 
acide  hippurique.  Le  goutteux  n'a  donc  qu'à  choisir  parmi  les  benzoates 
de  soude,  de  chaux,  de  magnésie,  de  potasse,  de  fer,  d'ammoniaque,  celui 
qui  convient  le  mieux  à  sa  constitution.  Voilà  l'acide  urique  dissous  et  éli- 
miné. Il  n'y  a  plus  pour  compléter  la  guérison  qu'à  fortifier  l'organisme  par 
une  infusion  de  quinquina,  de  chamadrys  ou  de  toute  autre  plante  amère. 
C'est  donc  une  affaire  entendue,  il  ne  restera  plus  de  goutteux  sur  la  terre 
que  ceux  qui  voudront  bien  l'être.  Dans  un  autre  ordre  d'idées,  M.  de  Par- 
ville  vient,  après  beaucoup  d'autres  il  est  vrai,  et  en  s'appuyant  de  l'auto- 
rité d'un  ingénieur  distingué,  apporter  son  projet  pour  la  fertilisation  des 
landes  de  Gascogne.  Il  s'agit  de  désagréger  les  collines  secondaires  des 
Pyrénées  par  une  chute  d'eau  empruntée  aux  sources  élevées  de  la  Nesle. 
La  roche  diluvienne,  broyée  par  un  torrent  artificiel,  donnera  un  limon 
que  des  canaux  pourront  répartir  sur  1,200,000  hectares  de  landes;  ces 
plages  stériles  formeront  en  moins  de  soixante  ans  la  plus  riche  province 
de  France.  Ce  n'est  pas  que  les  théories  que  M.  de  Parville,  comme  les 
autres  vulgarisateurs,  aime  ainsi  à  présenter  n'aient  souvent  pour  origine 
un  fait  vrai;  mais  ce  fait  originel,  simplifié  outre  mesure,  dépouillé  de 
toutes  les  circonstances  qui  l'accompagnent  dans  la  réalité,  donne  des  con- 
séquences ou  radicalement  fausses  ou  manifestement  exagérées. 

M.  Victor  Meunier,  au  début  de  son  livre  la  Science  et  les  Savans  en 
i86i,  se  rend  à  lui-même  le  témoignage  que  cet  ouvrage  ne  fait  double 
emploi  avec  aucun  de  ceux  que  ses  confrères  du  feuilleton  scientifique  ont 
pris  l'habitude  de  publier  à  la  fin  de  chaque  année.  C'est  qu'en  eff'et  M.  Meu- 
nier se  distingue  par  des  qualités  et  par  des  défauts  qu'on  chercherait  en 
vain  chez  ses  concurrens.  Et  d'abord  c'est  un  écrivain.  Que  ses  idées  nous 
choquent  ou  nous  charment,  nous  sommes  séduits  par  son  style  chaud, 
coloré.  Nous  nous  trouvons  en  face  d'un  homme  passionné,  dont  l'enthou- 
siasme, dont  la  colère  s'expriment  dans  une  langue  nerveuse.  M.  Meunier 
est  tour  à  tour,  et  souvent  même  à  la  fois,  un  apôtre  et  un  polémiste. 

Commençons  par  l'apôtre.  M.  Meunier  a  une  foi  ardente  dans  les  progrès 
de  la  science  et  dans  son  action  sur  l'avenir  du  monde.  Cette  foi  est  d'ail- 
leurs inséparable  de  ses  convictions  politiques.  On  retrouve  tout  entier 
dans  le  vulgarisateur  scientifique  d'aujourd'hui  l'ancien  rédacteur  de  la 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Démocratie  pacifique.  On  ne  peut  se  défendre  d'un  certain  étonnement 
quand  on  relit,  dans  leur  forme  ancienne,  ces  dithyrambes  sur  l'avènement 
du  peuple  par  la  science,  sur  la  constitution  d'un  nouvel  ordre  social,  et  il 
semble  que  ce  que  M.  Meunier  vient  d'écrire  soit  écrit  depuis  trente  ans. 
Ce  n'est  pas  que  ses  conceptions  ne  soient  vraies  dans  une  certaine  me- 
sure, ce  n'est  pas  que  ses  tendances  ne  soient  celles  où  nous  marchons 
tous  résolument,  savans  et  ignorans,  gouvernans  et  gouvernés;  mais  ce  qui 
caractérise  la  foi  de  M.  Meunier,  ce  qui  caractérisait  celle  des  écoles  so- 
cialistes il  y  a  trente  ans,  c'est  une  préoccupation  exclusive  de  rapprocher 
]es  fins  lointaines,  c'est  un  désir  excessif  de  formuler  ce  qui  peut  être  à 
peine  entrevu.  Telle  conséquence  que  l'homme  le  plus  froid  admettra  vo- 
lontiers ,  si  elle  se  présente  sans  forme  trop  précise  et  si  elle  se  rapporte 
à  une  époque  indéterminée,  choquera  son  bon  sens,  si  on  essaie  de  la  des- 
siner nettement  pour  un  avenir  prochain.  C'est  ce  que  nous  pourrons 
constater  à  chaque  pas,  si  nous  suivons  un  instant  M.  Meunier  dans  le 
développement  de  son  utopie  (1). 

La  science  doit  transformer  le  monde  matériel.  Ce  siècle,  qui  n'a  que 
soixante  ans,  a  créé  vingt  sciences  nouvelles,  la  géologie,  la  paléontologie, 
Tembryogénie,  l'anatomie  comparée,  la  chimie  organique,  la  météorologie, 
la  physique  du  globe,  etc.;  il  a  fait  les  chemins  de  fer,  les  bateaux  à  va- 
peur, le  télégraphe  électrique,  la  galvanoplastie,  le  daguerréotype,  cent 
autres  découvertes  auxquelles  le  passé  n'a  rien  de  comparable.  Où  donc 
tout  cela  doit-il  aboutir,  sinon  à  l'âge  d'or,  qu'une  aveugle  tradition  a  mis 
dans  le  passé  et  qui  est  devant  nous?  «Les  temps  sont  proches  où  il  y  aura 
d'autres  cieux  et  une  terre  nouvelle.  »  C'est  dans  un  véritable  Éden  que  va 
entrer  le  prolétaire,  le  patricien  de  l'avenir.  Là  toutes  les  puissances  de  la 
nature  le  serviront  docilement,  la  nourriture  y  sera  facile  et  abondante. 
«Une  pièce  de  terre  qui  rapportait  17  hectolitres  d'orge,  ayant  été  soumise 
à  l'action  de  l'électricité  atmosphérique,  a  produit  37  hectolitres,  plus  du 
double!  »  Inquiétez-vous  après  cela  des  moyens  de  nourrir  la  population! 
A  l'aide  des  réactifs  de  la  chimie,  on  convertit  les  bois  les  plus  vulgaires 
en  bois  de  luxe.  En  Éden,  «  l'acajou,  le  palissandre,  le  citronnier,  le  sandal, 
le  bois  de  rose,  sont  les  moins  précieuses  des  essences  employées  à  la  con- 
fection des  meubles  et  des  boiseries.  »  Ebelmen  a  fabriqué  des  pierres  pré- 
cieuses dans  son  laboratoire,  Despretz  a  fait  du  diamant,  d'ailleurs  l'essence 
de  térébenthine  est  composée  de  diamans  infiniment  petits;  donc  en  Éden 
les  diamans,  les  pierres  flamboyantes  abonderont,  et  ces  objets  «  ne  tire- 
ront plus  leur  valeur  de  leur  rareté,  mais  simplement  de  leur  magnificence.» 
Devenu  véritablement  roi  de  la  création,  l'homme  modifie  le  sol,  corrige 
ies  climats,  crée  des  animaux  pour  son  usage.  «  On  a  vu  que  chaque  être 
reproduit  transitoirement  dans  le  cours  de  son  développement  fœtal  les  ca- 

(!)  Les  principaux  traits  de  cette  utopie  se  retrouvent  dans  la  Science  et  les  Savans 
en  !S6i;  mais,  pour  en  connaître  les  détails,  on  peut  voir  un  livre  de  M.  Victor  Meunier, 
publié  en  18ô7,  l'Apostolat  scientifique. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  •  773 

ractères  d'êtres  qui  lui  sont  inférieurs.  Ainsi  il  y  a  un  moment  où  le  cer- 
veau du  mammifère  ressemble  à  celui  du  poisson,  comme  si  le  poisson 
s'était  arrêté  sur  le  chemin  qui  mène  au  mammifère...  Chez  certains  êtres, 
une  reproduction  en  sens  inverse  s'opère.  Ainsi  tel  genre  placé  au  plus  bas 
degré  d'une  famille,  avant  de  revêtir  ses  caractères  propres,  présente  suc- 
cessivement ceux  de  tous  les  genres  de  la  même  famille  qui  lui  sont  supé- 
rieurs. »  Rien  de  plus  facile,  à  l'aide  de  ces  observations,  que  de  créer  des 
races  d'animaux,  des  castes  zoolorjiques  propres  à  accomplir  les  différens 
travaux  qu'on  voudra  leur  assigner.  «  C'est  ainsi  que  la  science  s'en  va 
multipliant  et  améliorant  de  telle  sorte  les  produits  du  sol  et  ceux  de  l'in- 
dustrie, qu'il  devient  clair  comme  le  jour  que  les  besoins  naturels  et  arti- 
ficiels de  tous  les  hommes  peuvent  recevoir  leur  pleine  et  légitime  satis- 
faction. »  Les  hommes  ne  sont  pauvres  que  parce  qu'ils  sont  ignorans. 

Mais  ce  rôle  matériel  n'est  qu'une  des  fonctions  secondaires  de  la  science. 
En  créant  la  doctrine  universelle  de  ce  qui  est,  elle  est  en  train  d'instituer 
une  religion,  une  religion  dont  l'homme  aura  été  le  révélateur,  elle  est  en 
train  surtout  de  faire  une  société  conforme  à  la  nature  de  l'homme,  «  qui 
sera  pour  lui  non  un  tombeau  ou  un  bagne,  mais  un  milieu  bienfaisant, 
sain  à  la  fois  pour  le  corps,  pour  l'ùme  et  pour  l'esprit,  où  tous  les  devoirs 
et  tous  les  droits,  ceux  de  l'individu  et  ceux  de  la  collectivité,  seront 
remplis  et  garantis.  »  La  science  règle  la  morale  et  la  politique  comme  la 
religion.  «  Elle  est  l'église  et  l'état.  »  Toutes  les  actions  des  individus  et 
des  nations  se  réduisent  à  des  opérations  scientifiques.  «  La  science  gou- 
vernera la  société,  mais  à  sa  manière  :  en  se  bornant  à  faire  éclater  le 
vrai.  Ses  arrêts  ne  sont  pas  ceux  du  nombre  et  de  la  force,  ce  sont  des 
preuves.  »  La  science  prend  donc  possession  du  gouvernement,  elle  orga- 
nise les  rapports  des  hommes,  elle  règle  la  production,  elle  dirige  l'in- 
struction. «  Il  faut  se  représenter  ainsi  le  gouvernement  de  l'avenir  : 
îlambeau  des  esprits,  directrice  des  bras,  la  science  tient  à  la  fois  la  place 
de  l'église  et  de  l'état.  Non  pas  qu'elle  forme  une  caste  ou  une  classe,  un 
corps  extérieur  et  supérieur  à  la  nation.  Non.  Où  réside-t-elle  donc,  cette 
double  souveraine?  Qu'on  nous  montre  son  palais  et  ses  gardes!  Elle  réside 
dans  les  esprits;  sa  force  est  dans  les  habitudes  qu'elle  leur  a  inculquées.  » 
Maîtresse  de  l'enseignement,  elle  a  formé  une  génération  qui  sait  apprécier 
la  force  des  preuves,  des  hommes  chez  qui  l'accord  sur  le  vrai  est  tou- 
jours unanime.  On  ne  vote  plus,  car  l'habitude  de  voter  ne  témoigne  que 
de  l'incertitude  où  nous  sommes  à  l'égard  du  vrai  et  du  faible  empire  que 
la  vérité  exerce  sur  nous.  La  nouvelle  société  constituée  par  la  science 
apparaît  comme  une  agglomération  d'innombrables  sociétés  particulières 
correspondant  à  toutes  les  divisions  du  travail.  A  sa  tête  est  un  conseil, 
«  assemblée  politique  et  concile,  »  qui  enregistre  les  lois  théoriques  et 
pratiques,  à  la  découverte  desquelles  tout  le  monde  a  concouru,  et  qui 
érige  en  préceptes,  en  maximes,  les  conséquences  logiques  de  ces  lois. 
A  des  époques  déterminées,  une  assemblée  se  réunit  pour  donner  aux  pro- 


77i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

positions  du  corps  scientifique  la  confirmation  du  consentement  populaire; 
cette  assemblée  se  retire  ensuite,  «  laissant  au  conseil  exécutif  le  soin  de 
conduire  à  bonne  fin  les  entreprises  logiquement  déduites  des  lois  faites 
par  Dieu,  découvertes  par  l'esprit  humain,  reconnues  par  tous.  » 

En  voyant  ce  que  la  science  doit  faire  pour  Thomme,  M.  Meunier  se  pré- 
occupe de  ce  que  l'homme  doit  faire  pour  la  science.  Le  vulgarisateur,  tel 
qu'il  le  comprend,  doit  être  un  apôtre,  un  tribun.  Autrefois  on  s'attachait 
à  exposer  en  langue  commune  ce  qui  pouvait  être  mis  à  la  portée  de  tous; 
mais  aujourd'hui  il  s'agit  de  «  raconter  dans  la  langue  de  tout  le  monde  les 
eflbrts  de  la  science  pour  arriver  à  la  constitution  d'un  ordre  social  nou- 
veau, c'est-à-dire  d'un  nouvel  organisme  matériel  et  d'une  doctrine  nou- 
velle. »  Il  faut  montrer  les  choses  scientifiques  «  par  leur  résultat  der- 
nier, »  de  chaque  objet  dire  en  quoi  il  concourt  au  but,  de  combien  il 
nous  en  rapproche.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  organiser  ce  mouvement 
scientifique.  Sans  doute,  livré  à  lui-même,  ce  mouvement  se  continue  sans 
relâche.  Tout  travail  trouve  son  ouvrier,  «  et  quand  sur  une  moitié  du 
globe  les  chercheurs  se  livrent  au  repos,  les  chercheurs  sur  l'autre  moitié 
se  mettent  à  la  besogne;  les  deux  hémisphères  se  relèvent  tour  à  tour 
comme  des  sentinelles.  Le  mouvement  de  la  science,  insensible  comme 
celui  de  la  planète,  est  ininterrompu  comme  le  sien.  »  Ainsi,  sans  se  ra- 
lentir, les  savans  accumulent  les  matériaux  de  la  régénération  sociale, 
pendant  qu'à  côté  d'eux  les  hommes  d'état  s'agitent  sur  des  questions  vides 
et  «  tournent  une  meule  sous  laquelle  il  n'y  a  pas  de  grain  ;  »  mais  ce  tra- 
vail est  bien  lent.  Pour  réunir  les  efforts  des  travailleurs  isolés  et  les  mul- 
tiplier l'un  par  l'autre,  il  faut  quelque  association  puissante,  quelque  corps 
déjà  organisé  qui  puisse  mettre  son  autorité  au  service  de  la  grande  œuvre. 
M.  Meunier  cherche  autour  de  lui  et  jette  les  yeux  sur  l'Académie  des 
sciences.  Quel  beau  rôle  elle  pourrait  prendre!  «  Ce  siècle  se  donnerait  à 
elle;  tous  les  regards,  toutes  les  espérances  se  tourneraient  de  son  côté;  le 
retentissement  de  sa  parole  serait  tel  qu'on  n'entendrait  pas  d'autre 
bruit...  La  société  lui  devrait  de  se  connaître  et  d'avoir  conscience  de  son 
propre  travail.  »  Ici  l'on  ne  sait  si  l'on  doit  sourire  ou  frémir  en  songeant 
à  l'utopie  sociale  dont  M.  Meunier  veut  confier  l'exécution  à  une  classe  de 
l'Institut.  Bientôt  d'ailleurs  il  se  détourne  avec  colère  du  palais  Mazarin  : 
il  a  vu  des  académiciens  endormis,  dénués  de  toute  initiative  et  de  toute 
vocation  sociale;  il  a  vu  les  séances  incolores  de  cette  assemblée  officielle, 
dont  tout  le  travail  se  réduit  à  celui  des  secrétaires  perpétuels  lisant  au 
milieu  de  l'inattention  générale  une  correspondance  dépourvue  de  tout  in- 
térêt. C'est  donc  à  une  réunion  privée  qu'il  remettra  le  soin  de  diriger  le 
mouvement  rénovateur,  et  il  formera  V association  pour  la  consiitulion  des 
sciences.  Cette  association  se  recrutera  largement  parmi  tous  ceux  qui  tra- 
vaillent, soit  de  la  pensée,  soit  des  bras.  Ses  cadres  ne  seront  remplis  que 
lorsqu'elle  aura  réuni  tous  ceux  qui  vivent  dans  les  laboratoires  et  dans 
les  ateliers.  M.  Meunier  en  trace  le  plan  :  sociétés  spéciales  réparties  sur 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  775 

tout  le  territoire,  sociétés  générales  ou  académies  dans  les  principaux 
centres  de  population,  congrès  électif  se  réunissant  annuellement  à  Paris, 
administration  centrale  ou  ministère  des  sciences,  ayant  son  siège  dans  la 
capitale  et  dirigée  par  un  chef  que  nomme  le  congrès.  Vassociation  publie 
un  Moniteur  universel  quotidien;  elle  a  en  outre  un  recueil  mensuel  pour 
chaque  espèce  de  travaux,  et  par  conséquent  autant  de  recueils  différens 
qu'elle  établit  de  spécialités. 

Tels  sont,  dans  leurs  lignes  principales,  les  projets  et  les  vues  qui  font 
l'objet  de  l'apostolat  de  M.  Meunier.  Nous  ne  pouvons  d'ailleurs  donner  au- 
cune idée  de  l'accent  de  conviction  qui  anime  l'auteur,  ni  de  la  vigueur 
qu'atteint  parfois  son  langage.  Si  nous  avons  exposé  avec  quelques  déve- 
loppemens  ces  rêveries  scientifiques ,  c'est  qu'on  y  saisit  à  chaque  instant 
sur  le  vif  ce  procédé  qui  consiste  à  grossir  démesurément  un  détail  pour 
en  tirer  des  conséquences  fantastiques.  Les  thèses  que  M.  Meunier  sou- 
tient commencent  souvent  par  être  vraies,  puis  il  les  pousse  violemment 
hors  de  la  vérité.  Veut-on  voir,  par  exemple,  comment  une  idée  pratique 
diffère  d'une  conception  utopique,  on  comparera  le  projet  d'association 
dont  nous  venons  de  parler  avec  celui  que  M.  Le  Verrier  a  réalisé  dans  le 
courant  de  l'année  dernière  en  fondant  l'association  pour  l'avancement  de 
l'astronomie  et  de  la  physique  du  globe.  Cette  société  recrute  ses  adhérens 
de  toutes  parts;  chaque  membre,  en  y  entrant,  s'engage  à  amener  un  nou- 
vel associé;  en  vertu  de  cette  clause  d'apparence  modeste,  la  France  en- 
tière, que  disons-nous?  le  monde  entier,  doit  entrer  dans  l'association  de 
M.  Le  Verrier,  comme  il  devait  le  faire  dans  celle  de  M.  Meunier.  Il  n'est 
pas  jusqu'au  bulletin  international  de  l'Observatoire  qui  n'ait  un  faux  air  du 
moniteur  social  des  sciences.'  Cependant  l'association  pour  l'avancement 
de  l'astronomie  et  de  la  physique  du  globe  n'aspire  point  à  fonder  un  nou- 
vel ordre  social;  elle  prétend,  tout  au  plus,  à  constituer  une  science  nou- 
velle, la  météorologie. 

Nous  en  avons  fini  avec  l'utopie  de  M.  Meunier.  Aussi  bien,  dans  le  do- 
maine des  choses  réelles,  remplit-il  une  fonction  qui  ne  manque  pas  d'in- 
térêt. Il  s'y  charge  de  redresser  les  torts.  Dans  les  régions  de  la  science 
comme  dans  les  autres,  il  y  a  des  hommes  qui  souffrent  et  des  hommes  qui 
oppriment;  M.  Meunier  le  dit,  et  nous  le  croyons  sans  peine.  Soutenir  les 
uns,  attaquer  les  autres,  voilà  ce  qu'il  se  propose.  C'est  là  un  rôle  trop  né- 
gligé de  ses  confrères  pour  qu'il  ne  soit  pas  certain  de  s'y  rendre  utile, 
alors  même  qu'il  y  mettrait  quelque  exagération.  Il  y  déploie  beaucoup 
d'entrain;  ses  traits  dépassent  quelquefois  le  but,  mais  ils  portent  souvent. 
Sa  verve  gagne  le  lecteur,  et  on  se  sent  porté  à  lui  abandonner  les  gens  à 
qui  il  distribue  des  volées  de  bois  vert. 

Protéger  les  inventeurs  méconnus  est  naturellement  un  de  ses  premiers 
soins.  On  trouve  par  exemple  dans  son  livre  l'histoire  d'une  machine  agri- 
cole, d'une  piocheuse  à  vapeur,  dont  l'auteur  est  pendant  dix  ans  renvoyé 
de  l'Académie  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers,  du  Conservatoire  à  la 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maison  de  l'empereur,  et  ainsi  de  suite;  le  récit  des  tribulations  de  cet  in- 
venteur est  tout  à  fait  vivant.  «  J'ai  vu  une  machine.  C'était  une  machine 
glorieuse  entre  toutes.  Elle  devait  libérer  des  millions  d'hommes  de  la 
partie  la  plus  rude  de  leur  tâche  et  accroître  dans  d'énormes  propoi-tions 
la  masse  des  subsistances...  Qui  chargea-t-on,  croyez-vous,  d'examiner  l'in- 
vention? Un  paysan?  Non.  Un  général  d'artillerie...  Cependant  l'empereur 
avait  approuvé  l'idée  de  la  machine.  Il  ordonna  qu'on  la  construisît  à  ses 
frais...  Or  voici  :  on  mit  à  la  construire  autant  d'années  qu'il  eût  été  rai- 
sonnable d'y  mettre  de  mois,  après  quoi  on  la  jeta  dans  un  champ  où  elle 
resta  deux  ans  exposée  à  l'injure  du  temps.  Quand  elle  fut  bien  rouillée,  ou 
se  décida  à  l'essayer;  on  reconnut  alors  qu'elle  n'était  pas  construite  de 
manière  à  fonctionner  sérieusement.  Elle  avait  dévoré  une  somme  énorme, 
absurde.  La  chose  en  resta  là.  Le  souverain  perdit  son  argent,  l'inventeur 
son  temps,  le  peuple  l'espérance  d'un  grand  bien.  » 

L'Académie  des  sciences  tient,  comme  on  le  pense  bien,  une  place  impor- 
tante dans  la  polémique  de  M.  Meunier.  Il  la  relève  du  péché  de  paresse.  Si 
elle  possède  dans  son  sein  un  grand  nombre  de  savans  éminens,  elle  n'exerce, 
comme  corps,  aucune  influence  sur  le  travail  scientifique  de  la  nation. 
Aussi  les  chercheurs,  les  inventeurs,  désapprennent  la  route  du  palais  Ma- 
zarin.  «  Avez-vous  vu  qu'on  ait  informé  l'Académie  de  la  création  des  mo- 
teurs à  gaz  par  exemple,  ou  d'aucun  des  perfectionnemens  apportés  aux 
anciens  moteurs,  qu'on  l'ait  entretenue  de  ces  admirables  machines-outils 
qui  ont  porté  si  haut  la  puissance  de  l'atelier  industriel ,  qu'on  lui  ait  parlé 
de  tant  d'innovations  réalisées  dans  nos  moyens  de  transport,  dans  l'archi- 
tecture navale,  dans  la  télégraphie?  Lui  a-t-on  demandé  son  avis  sur  l'ap- 
plication de  l'air  comprimé  au  percement  des  tunnels  et  sur  l'emploi  de  la 
vapeur  en  agriculture?  L'a-t-on  avertie  de  l'invention  des  moissonneuses? 
Sait-elle  que  la  machine  à  coudre  existe?  «  Ici,  comme  d'ordinaire,  il  y  a 
du  vrai  et  du  faux  dans  les  reproches  que  M.  Meunier  fait  à  l'Académie. 
Qu'un  grand  mouvement  se  produise  sans  elle,  que  l'industrie  des  chemins 
de  fer  par  exemple,  remuant  d'énormes  capitaux,  suscite  des  découvertes 
qui  ne  vont  pas  se  faire  consacrer  au  palais  Mazarin,  que  des  inventions 
naissent  et  grandissent  toutes  seules,  sans  appui  officiel,  il  n'y  a  qu'à  s'en 
louer,  et  il  n'est  point  d'ailleurs  exact  de  dire  que  l'Académie  reste  com- 
plètement étrangère  à  ce  mouvement;  mais  quand  M.  Meunier  aiguillonne 
les  secrétaires  perpétuels  qui  devraient  donner  de  l'intérêt  aux  séances  de 
l'Académie,  quand  il  évoque  l'ombre  d'Arago  pour  les  rappeler  à  leurs  de- 
voirs, sa  critique  porte  juste  et  sa  voix  prend  une  véritable  autorité.  Arago 
était  le  modèle  du  secrétaire  perpétuel.  «  Arrivé  longtemps  avant  la  séance 
publique,  il  lisait  attentivement,  il  annotait  toutes  les  pièces  de  la  corres- 
pondance. Quand,  à  trois  heures,  il  prenait  place  au  bureau,  son  thème 
était  fait,  sa  leçon  était  apprise,  car  c'était  un  enseignement  véritable,  et 
souvent  de  l'ordre  le  plus  élevé.  Méthodiquement  classées  et  groupées  de 
manière  à  former  une  suite,  un  ensemble,  soit  qu'elles  se  complétassent 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  777 

réciproquement,  soit  qu'elles  se  fissent  opposition  l'une  à  l'autre,  les  pièces 
de  la  correspondance  devenaient  tour  à  tour  l'objet  d'explications  plus  ou 
moins  étendues,  toujours  lumineuses.  » 

Les  morts  servent  ainsi  souvent  à  M.  Meunier  pour  flageller  les  vivans. 
Il  fait  revivre  la  figure  de  Biot,  qui  refusa  toute  sa  vie  d'occuper  des  fonc- 
tions publiques,  et  il  le  cite  en  exemple  aux  savans  qui  couronnent  leur 
carrière  en  acceptant  des  dignités  administratives  ou  politiques.  —  Est-ce 
que  Biot,  dit  M.  Meunier,  n'aurait  pas  perdu,  pour  sa  gloire  et  pour  la 
science,  tout  le  temps  qu'il  eût  donné  à  des  fonctions  publiques?  Tel  grand 
chimiste  joue  un  rôle  administratif,  qui  gaspille  ainsi  son  talent  loin  des 
travaux  de  sa  profession  :  on  se  souviendra  du  chimiste  ;  qui  se  rappellera 
l'homme  politique?  —  Ici,  comme  on  le  voit,  nous  ne  sommes  plus  sur  les 
terres  de  l'utopie,  où  la  chimie  et  la  politique  ne  font  qu'un,  où  la  science 
gouverne  et  administre.  Dans  le  monde  pratique  que  M.  Meunier  consi- 
dère, la  science  et  le  gouvernement  différent  du  tout  au  tout.  Ce  que 
M.  Meunier  veut  défendre  avant  toute  chose,  c'est  l'indépendance  de  la 
théorie  scientifique,  c'est  l'esprit  de  libre  recherche.  Dès  que  les  savans 
prennent  place  dans  la  hiérarchie  politique,  l'auteur  les  voit  préoccupés 
exclusivement  d'étouflèr  les  témérités  de  la  libre  investigation;  ils  ne  re- 
gardent plus  les  problèmes  sous  leur  vrai  jour,  ils  ne  songent  plus  qu'à 
sauvegarder  l'ordre  établi.  Leurs  doctrines  deviennent  des  moyens  d'auto- 
rité. Ils  se  font  les  «  doctrinaires  de  la  science.  »  C'est  sur  Cuvier  que 
M.  Meunier  venge  la  libre  recherche,  sans  se  priver  d'ailleurs  d'interpeller 
directement  ceux  qui  suivent  l'exemple  de  Cuvier.  Cuvier  a  excellé  dans 
l'art  de  parvenir  et  dans  la  science  de  conduire  habilement  sa  vie.  Devenu 
maître  du  domaine  scientifique,  où  il  ne  tolère  aucune  indépendance,  il  fait 
de  son  autorité  un  instrument  de  l'omnipotence  impériale.  Cuvier  ne  croit 
pas  à  la  génération  spontanée  et  ne  permet  pas  qu'on  y  croie,  «  parce  que 
l'empereur  ne  le  veut  pas.  » 

Ce  qui  indigne  surtout  M.  Meunier,  c'est  l'espèce  de  féodalité  qu'il  dé- 
couvre dans  le  monde  de  la  science.  A  son  avis,  chaque  savant  officiel  tient 
en  fief  une  spécialité  des  connaissances  humaines,  y  dispose  de  tous  les 
instrumens  de  travail  et  y  exploite  à  son  profit  ou  au  profit  des  siens  tous 
les  moyens  de  progrès.  Ce  tableau  est  manifestement  noirci,  et  personne 
n'admettra  qu'il  corresponde  exactement  à  l'état  de  choses  actuel.  11  fau- 
drait sans  doute  remonter  d'un  demi -siècle  dans  l'histoire  des  sciences 
pour  trouver  une  époque  à  laquelle  il  s'applique  dans  toute  sa  rigueur. 
C'est  du  moins  à  des  années  déjà  lointaines  que  se  rapporte  une  anecdote 
que  M.  Meunier  a  recueillie  dans  l'éloge  de  Duméril  prononcé  à  la  fin  de 
1863  par  M.  Flourens.  M.  de  Candolle  avait  besoin  du  titre  de  docteur  pour 
être  nommé  professeur  de  botanique  dans  une  faculté.  Grâce  à  l'amitié  de 
Duméril,  il  fut  admis  sans  trop  de  rigueur  à  l'examen.  Plein  de  reconnais- 
sance, il  court  chez  son  protecteur;  mais  il  trouve  celui-ci  grave  et  com- 
passé, qui  lui  déclare  que  tout  n'est  pas  fini,  et  qu'il  faut  maintenant  passer 


778  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

devant  un  nouveau  jury.  Les  portes  s'ouvrent  alors;  le  nouveau  docteur 
voit  avec  étonnement  Cuvier  et  d'autres  graves  académiciens,  revêtus  des 
insignes  réglementaires,  s'approcher  de  lui,  l'affubler  d'un  grand  chapeau 
garni  de  lampions  et  lui  faire  subir  la  cérémonie  du  Malade  imaginaire, 
sans  épargner  ni  les  bene,  ni  les  juro,  ni  les  dignus  est  intrare.  M.  Meu- 
nier, que  ne  séduisent  pas  les  gaîtés  académiques,  prend  cette  mascarade 
par  le  côté  moral.  Il  s'étonne,  et  il  n'a  sans  doute  pas  tort,  que  ni  Duméril, 
qui  a  imaginé  cette  plaisanterie,  ni  Cuvier,  qui  l'a  exécutée,  ni  le  secré- 
taire perpétuel,  qui  la  raconte  comme  un  trait  de  bon  goût,  n'aient  remar- 
qué qu'elle  couvrait  un  acte  de  favoritisme. 

Si  M.  Meunier  est  ardent  dans  ses  attaques  contre  les  savans  officiels,  il 
ne  montre  pas  moins  de  passion  dans  le  choix  de  ses  doctrines.  Il  est  le 
champion-né  de  toutes  les  théories  qui  déplaisent  aux  grands  feudataires 
de  la  science.  Il  défend  la  cause  des  générations  spontanées  avec  une 
énergie  qui  se  traduit  par  de  regrettables  violences  de  langage  contre 
M.  Pasteur.  Nous  avons  à  peine  besoin  de  dire  qu'une  pente  naturelle  le 
porte  à  tirer  du  livre  de  M.  Darwin  les  conséquences  les  plus  désagréables 
pour  les  partisans  de  la  fixité  des  espèces.  Les  différentes  découvertes  qui 
tendent  à  prouver  l'existence  antédiluvienne  de  l'homme  n'ont  pas  de 
défenseur  plus  convaincu  que  lui.  Il  venge  M.  Boucher  de  Perthes  de  la 
longue  indifférence  du  monde  savant.  On  s'est  tu  pendant  vingt  ans  sur  les 
découvertes  de  M.  Boucher  de  Perthes,  et  on  ne  se  hasarde  maintenant  à  en 
admettre  la  réalité  que  par  suite  d'une  manœuvre  qui  assure  les  derrières 
des  «  doctrinaires  de  la  science.  »  Obligés  de  reconnaître  que  l'homme  a  été 
contemporain  des  grands  quadrupèdes  éteints,  de  l'éléphant  primitif,  de 
l'ours  et  du  lion  des  cavernes,  ils  prétendent  aujourd'hui  que  ces  animaux 
ne  sont  pas  fossiles  et  qu'ils  ont  perdu  la  vie  dans  le  déluge  de  la  Genèse. 

Quand  M.  Meunier  a  devant  lui  des  adversaires  dont  le  caractère  lui  est 
antipathique,  il  prend  un  ton  acerbe  qui  non-seulement  gâte  son  style, 
mais  qui  ôte  même  à  sa  polémique  toute  justesse.  Il  faut,  pour  le  goûter, 
suivre  les  discussions  qu'il  soutient  sans  animosité;  il  est  très  suffisamment 
vif  quand  il  est  de  sang-froid.  Nous  pouvons  citer  en  ce  genre  sa  querelle 
avec  M.  Hœfer  au  sujet  des  habitations  lacustres.  On  sait  que,  depuis  une 
dizaine  d'années,  des  habitations  bâtieé  sur  pilotis  ont  été  retrouvées  au 
fond  de  plusieurs  lacs  de  la  Suisse,  et  que  la  plupart  des  savans  qui  les  ont 
examinées  se  sont  accordés  à  y  reconnaître  la  trace  de  races  humaines 
disparues  avant  les  temps  historiques.  M.  Hœfer  eut  l'idée  d'attribuer  ces 
demeures  à  des  castors  qui  auraient  été,  à  une  époque  reculée,  les  pos- 
sesseurs de  la  contrée.  M.  Meunier  lui  montre  que  jamais  castors  n'ont  pu 
fendre  des  troncs  de  chêne,  de  hêtre,  de  bouleau  et  de  sapin,  ni  employer 
le  feu  et  la  hache  pour  façonner  en  pointe  des  extrémités  de  pieux.  On 
trouve,  il  est  vrai,  dans  les  habitations  lacustres,  des  os  de  castors;  mais 
on  y  trouve  aussi  des  os  de  gros  mammifères.  Les  castors  auraient  donc 
mangé  des  bœufs  et  des  chevaux?  Mais  mille  objets  trahissent  la  présence  de 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  779 

Phomme  dans  ces  restes  anté-historiques,  des  couteaux,  des  scies,  des  poin- 
çons, des  bracelets,  des  amulettes,  des  poteries  travaillées  à  la  main,  des 
cordes  fabriquées  avec  l'écorce  des  arbres.  M.  Meunier  presse  vivement 
son  adversaire  et  ne  le  quitte  enfin  que  quand  il  espère  lui  avoir  fait  re- 
gretter de  s'être  trop  légèrement  encastoriné. 

De  tout  ce  qui  précède,  on  pourra  conclure  que  M.  Meunier  occupe  dans 
la  critique  scientifique  une  place  utile,  et  que,  s'il  s'attaque  souvent  à  des 
torts  imaginaires,  il  lui  arrive  parfois  de  signaler  des  abus  réels.  Son  exalta- 
tion mystique  et  son  tempérament  batailleur  l'entraînent  malheureusement 
à  des  excès  d'imagination  ou  de  polémique  que  son  talent  ne  suffit  pas  à  ex- 
cuser. On  aurait  une  étrange  idée  du  mouvement  des  sciences  et  du  monde 
des  savans,  si  on  ne  s'en  rapportait  sur  ce  sujet  qu'à  M.  Meunier. 

Avec  VAnnuaire  de  M.  Dehérain,  nous  revenons  sur  un  terrain  plus 
ferme.  Nous  avons  gardé  ce  livre  pour  le  dernier,  parce  que  c'est  celui  qui 
nous  paraît  le  mieux  combiné  et  dont  le  plan  nous  semble  conçu  dans  les 
meilleures  conditions.  Et  d'abord  M.  Dehérain  ne  fait  pas  tout  seul  son  an- 
nuaire; il  a  raison.  La  collaboration  de  plusieurs  personnes  nous  paraît 
indispensable  pour  un  ouvrage  de  cette  nature.  Qui  peut  se  vanter  d'être 
assez  encyclopédique  pour  parler  pertinemment  de  choses  tout  à  fait  di- 
verses, pour  avoir  à  la  fois  une  opinion  raisonnée  sur  tous  les  problèmes 
de  la  physique,  de  la  chimie,  de  la  physiologie,  de  la  mécanique  appliquée, 
de  l'agriculture?  Nous  nous  défions  de  ce  savoir  d'occasion  que  les  vulga- 
risateurs déploient  sur  des  questions  qui  ne  leur  sont  point  familières.  Us 
ont  lu  avec  soin,  nous  le  voulons  bien,  les  derniers  mémoires  qui  ont  paru 
sur  la  matière  qui  les  occupe  ;  mais  ils  n'ont  pas  tout  compris,  ils  n'ont 
fait  qu'entrevoir  quelques  côtés  du  sujet.  Comment  en  donneraient-ils  une 
idée  exacte  au  public?  Les  plus  étourdis,  ceux  qui  ne  doutent  de  rien, 
tranchent  les  questions  et  commettent  de  lourdes  bévues.  Les  plus  con- 
sciencieux, sentant  bien  qu'ils  n'ont  qu'une  notion  imparfaite  des  travaux 
originaux  dont  ils  veulent  rendre  compte,  s'avancent  prudemment,  évitent 
avec  soin  les  explications  trop  nettes,  se  réfèrent  dans  des  termes  vagues  à 
des  précédens  que  leurs  lecteurs  ignorent  comme  eux-mêmes,  et  s'esqui- 
vent dans  un  épais  brouillard.  La  première  condition  pour  parler  des 
sciences  au  public  est  d'en  savoir  beaucoup  plus  long  qu'on  ne  veut  en 
dire.  Sans  vouloir  parquer  chacun  dans  une  spécialité  trop  restreinte,  nous 
aimerions  que  chacun  ne  traitât  que  de  cette  partie  de  la  science  à  laquelle 
sa  vie  est  plus  particulièrement  consacrée.  Il  faudrait  donc,  pour  faire 
l'annuaire  que  nous  désirerions  voir  paraître,  réunir  par  exemple  un  phy- 
sicien connaissant  les  mathématiques  et  la  chimie,  un  physiologiste  instruit 
dans  toutes  les  sciences  naturelles,  un  ingénieur  qui  se  tiendrait  au  cou- 
rant des  grands  travaux  ;  ce  serait  le  moins  qu'on  dût  faire.  Nous  ne  men- 
tionnons pas  les  autres  auxiliaires  auxquels  on  pourrait  recourir,  un  as- 
tronome, un  médecin,  un  géologue,  un  agriculteur,  etc.  Les  rédacteurs  se 
.  concerteraient  entre  eux  pour  coordonner  leur  œuvre,  en  fixer  l'esprit  et 


780  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  lignes  principales,  éviter  les  doubles  emplois  et  établir  les  points  de- 
jonction.  Rien  ne  les  empêcherait  de  faire  sortir  des  idées  générales  de 
l'ensemble  de  leurs  travaux  ;  leurs  généralisations  inspireraient  d'autant 
plus  de  confiance  et  présenteraient  d'autant  plus  d'intérêt  qu'elles  émane- 
raient d'hommes  dont  les  vues  sur  chaque  question  particulière  seraient 
plus  sûres.  Il  serait  naturel  d'ailleurs  qu'un  de  ces  collaborateurs  fut 
chargé  de  la  direction  de  l'œuvre  commune  et  remplît  les  fonctions  de  ré- 
dacteur en  chef.  Voilà  un  plan  qui  paraîtra  sans  doute  bien  solennel.  Il  est 
en  tout  cas  fort  éloigné  de  la  pratique  actuelle.  V Annuaire  de  M.  Dehérain 
semble  au  premier  abord  répondre  à  notre  désir,  mais  il  n'y  satisfait  que 
fort  incomplètement.  M.  Dehérain  n'est  pas  seulement  le  rédacteur  en  chef 
de  son  Anmiuire,  il  en  est  presque  le  rédacteur  unique;  la  collaboration  de 
ses  auxiliaires  est  plutôt  apparente  que  réelle.  Il  emprunte  à  ses  amis  quel- 
ques pages,  publiées  déjà  pour  la  plupart  dans  d'autres  recueils,  quelques- 
unes  intéressantes,  la  plupart  vides  ou  confuses.  Ces  travaux  juxtaposés 
précipitamment  forment  un  volume,  mais  non  point  un  livre.  Nous  n*y 
trouvons  pas  les  véritables  avantages  de  la  collaboration,  quoique  nous  y 
rencontrions  avec  plaisir  quelques  sujets  traités  sérieusement  par  des 
hommes  compétens. 

M.  Dehérain  ne  se  préoccupe  pas  d'enregistrer  dans  son  Annuaire  tous 
les  faits,  grands  et  petits,  qui  peuvent  former  le  bagage  scientifique  de 
l'année  I86/1.  Il  ne  prend  qu'un  nombre  restreint  de  questions  et  il  les 
traite  avec  développement.  C'est  évidemment,  en  principe,  la  meilleure 
méthode  à  suivre  que  de  présenter  les  sujets  dans  leur  ensemble  au  lieu 
de  les  hacher  en  menus  morceaux.  Nul  doute  qu'il  ne  faille  choisir  ce  pro- 
cédé dans  la  rédaction  d'un  annuaire;  mais  il  offre  dans  l'exécution  un 
genre  particulier  de  difficultés.  Chaque  année  agite  plus  ou  moins  tous 
les  sujets;  il  faut  que  le  rédacteur  n'en  prenne  que  quelques-uns.  Il  faut 
donc  qu'il  néglige  beaucoup  de  faits,  même  importans,  des  travaux,  des 
controverses  qui  ont  éveillé  l'attention  publique.  Il  faut  du  moins  qu'il 
répartisse  cette  provision  entre  plusieurs  années,  car,  à  moins  de  se  répé- 
ter sans  cesse,  ce  n'est  qu'au  bout  de  trois  ou  quatre  ans  qu'il  peut  s'oc- 
cuper de  nouveau  d'un  sujet  qu'il  a  déjà  touché.  Chaque  annuaire  particu- 
lier présente  ainsi  des  lacunes;  il  ne  peut  en  être  autrement.  Le  lecteur 
le  sait,  et  pourtant  il  se  résigne  avec  peine  à  ne  pas  être  renseigné  sur  tel 
travail,  telle  théorie  dont  il  a  récemment  entendu  parler.  Nous  signalons  là 
une  difficulté  qui  est  dans  la  nature  des  choses,  et  nous  serions  vraiment 
bien  embarrassé  s'il  nous  fallait  donner  quelques  indications  générales  sur 
la  meilleure  manière  de  la  résoudre.  C'est  au  rédacteur  de  l'annuaire  à 
faire  un  choix  judicieux  entre  les  matériaux  dont  il  peut  disposer,  tout 
en  conservant  autant  que  possible  les  bénéfices  de  Vaclualité. 

Pour  juger  en  toute  connaissance  de  cause  de  la  manière  dont  M.  Dehé- 
rain a  résolu  ce  problème,  il  faudrait  rapprocher  son  livre  de  ceux  qu'il  a 
publiés  les  années  précédentes  ;  mais  il  nous  suffit  d'avoir  indiqué  que  sc-ii 


REVUE    SCIEiNTIFIQUE.  78i 

procédé  général  nous  paraît  bon.  L'astronomie  n'est  représentée  dans  le 
volume  de  cette  année  que  par  un  article  de  M.  Guillemin  sur  l'histoire  des 
nébuleuses.  Bien  que  l'astronomie  soit  une  science  qui  ne  chôme  jamais  et 
qu'elle  ait  dans  les  deux  hémisphères  des  lunettes  incessamment  braquées 
vers  le  ciel,  nous  nous  résignons  facilement  à  attendre  un  nouvel  annuaire 
pour  être  renseigné  sur  les  trois  comètes  et  les  trois  planètes  nouvelles  qu'a 
vues  l'année  ISGZi.  Les  planètes  qu'on  découvre  maintenant  n'offrent  plus 
qu'un  médiocre  intérêt.  «  Les  planètes!  il  en  pleut  depuis  qu'on  les  paie!  » 
disait  Auguste  Comte,  faisant  ainsi  allusion  à  la  découverte  d'un  astre  de  gros 
calibre  qui,  trouvé  à  propos,  avait  fait  rapidement  la  fortune  scientifique 
d'un  savant.  —  M.  Dehérain  consacre  à  la  querelle  des  générations  sponta- 
nées un  article  sage,  éclectique,  dont  les  conclusions  sont  incontestables  : 
la  question  n'est  pas  près  d'être  résolue,  si,  comme  le  veulent  de  part  et 
d'autre  quelques  esprits  passionnés,  le  problème  à  trancher  est  celui  de 
l'origine  de  la  vie  sur  la  terre  ;  mais  cette  discussion  nous  a  déjà  donné  et 
nous  donnera  encore  une  foule  de  connaissances  nouvelles  sur  la  vie  des 
êtres  inférieurs,  ce  sera  le  résultat  le  plus  certain.  —  Les  leçons  de 
M.  Claude  Bernard  sur  les  poisons  végétaux  sont  analysées  dans  leur  en- 
semble. —  L'histoire  des  voyages  entrepris  pour  la  découverte  des  sources 
du  Nil  est  résumée  dans  un  article  intéressant.  —  Nous  nous  arrêterons  de 
préférence  à  un  travail  de  M.  Dehérain  sur  la  chaleur  solaire  et  à  un  article 
de  M.  Reitop  sur  les  systèmes  de  montagnes.  Les  cadres  en  sont  heureuse- 
ment tracés,  et  les  auteurs  y  font  entrer  sans  confusion  un  grand  nombre 
de  notions  utiles  et  de  faits  nouveaux. 

Tous  les  phénomènes  de  mouvement  et  de  vie  qui  se  produisent  à  la  sur- 
face de  notre  planète  peuvent  être  rapportés  à  la  chaleur  solaire  :  elle  est 
l'origine  des  vents,  des  grands  courans  réguliers  qui  s'établissent  dans 
notre  atmosphère,  comme  des  courans  accidentels  qui  viennent  la  trou- 
bler. C'est  la  chaleur  solaire  qui  pompe  l'eau  des  mers,  la  charrie  à  l'état  de 
vapeur  dans  les  régions  atmosphériques,  la  distribue  en  pluies,  la  con- 
dense sur  les  montagnes  en  neiges  ou  en  glaciers,  puis  la  résout  en  rivières 
et  en  fleuves.  C'est  aux  dépens  de  la  chaleur  solaire  que  se  produit  toute 
la  vie  végétale,  s'il  est  vrai  que  les  végétaux  vivent  en  décomposant  l'acide 
carbonique,  car  cette  décomposition  demande  de  la  chaleur  que  le  soleil 
seul  peut  fournir.  Cette  action  du  soleil  se  trouve  dès  lors  comme  emma- 
gasinée dans  le  végétal.  Nous  la  retrouvons  quand  nous  employons  celui-ci 
soit  comme  combustible,  soit  comme  aliment.  Toute  nutrition  provient 
d'ailleurs,  en  fin  de  compte,  d'élémens  végétaux;  c'est  donc  à  la  chaleur 
solaire  que  se  rapporte  ainsi  l'entretien  de  la  vie  animale.  C'est  elle  qui, 
par  l'alimentation  et  la  respiration,  fournit  à  nos  muscles  la  chaleur  qu'ils 
transforment  en  mouvement  et  en  travail.  Cette  esquisse  générale  se  prête 
aux  développemens  les  plus  variés.  M.  Dehérain  y  introduit  facilement  la 
théorie  des  vents  alizés,  celle  des  grands  courans  d'ouest  qui  nous  vien- 
nent de  l'Atlantique,  les  récens  travaux  de  M.  Tyndall  sur  le  pouvoir  aî>- 


7S-2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sorbant  et  émissif  de  la  vapeur  d'eau,  les  explications  nouvellement  données 
sur  le  rôle  des  montagnes  et  des  glaciers,  toute  la  théorie  de  l'équivalence 
de  la  chaleur  et  du  travail  mécanique.  M.  Dehérain  termine  son  travail  par 
l'exposé  des  idées  de  Mayer  sur  l'origine  même  de  la  chaleur  solaire.  Com- 
ment se  conserve  ou  se  renouvelle  cette  chaleur  dont  l'influence  entretient 
la  vie  sur  la  terre?  Le  soleil  ne  se  refroidira-t-il  pas?  Il  se  refroidirait  vite, 
en  quatre  ou  cinq  mille  ans  tout  au  plus,  si  la  chaleur  n'était  sans  cesse 
régénérée.  Dans  les  idées  de  Mayer,  les  pertes  que  le  soleil  subit  sans  cesse 
par  rayonnement  sont  compensées  par  la  chute  des  corps  célestes  qui 
viennent  se  précipiter  sur  la  surface  de  l'astre.  Les  aérolithes  communi- 
quent au  soleil ,  sous  forme  de  chaleur,  l'énorme  quantité  de  mouvement 
qu'ils  possédaient  dans  leur  gravitation  à  travers  l'espace.  Nous  l'avons  dit, 
toute  cette  masse  de  faits  est  bien  groupée  et  nettement  présentée  par 
M.  Dehérain.  D'ordinaire  son  ton  est  sérieux,  son  langage  précis;  mais 
pourquoi  de  temps  en  temps,  au  moment  où  l'on  s'y  attend  le  moins,  se 
jette-t-il  dans  le  dithyrambe?  Pourquoi  ce  lyrisme  intermittent?  Pourquoi 
par  exemple,  quand  il  nous  a  rassurés  sur  la  question  du  refroidissement 
solaire,  s'écrie-t-il  que  «  le  carquois  d'Apollon  est  inépuisable?  » 

M.  Reitop  retrace  en  quelques  pages  très  substantielles  la  théorie  de  la 
déformation  de  l'écorce  terrestre  et  des  soulèvemens  des  montagnes.  Il  ré- 
sume les  grands  travaux  que  M.  Élie  de  Beaumont  poursuit  à  ce  sujet  de- 
puis longues  années.  Il  explique  comment  les  couches  géologiques,  dont 
l'ancienneté  relative  est  connue,  donnent  des  indications  sur  l'âge  des 
montagnes.  Une  montagne  a-t-elle  soulevé  un  terrain,  c'est  qu'elle  est  plus 
jeune  que  lui.  Si  une  couche  vient  s'étendre  horizontalement  à  ses  pieds, 
la  montagne  est  plus  vieille  que  la  couche.  On  sait  ainsi,  par  exemple, 
que  les  Pyrénées  sont  plus  anciennes  que  les  Alpes,  car  les  mêmes  couches 
tertiaires  qu'on  trouve  soulevées  au  sommet  des  Alpes  viennent  s'étendre 
horizontalement  au  pied  des  Pyrénées.  Les  chaînes  de  montagnes  se  sont 
d'ailleurs  soulevées  suivant  des  directions  rectilignes,  ainsi  que  le  mon- 
trent les  Pyrénées,  le  Caucase,  les  Andes,  l'axe  volcanique  de  la  Méditer- 
ranée, et  alors  même  qu'elles  présentent,  comme  les  Alpes,  plusieurs 
soulèvemens  successifs,  leurs  lignes  enchevêtrées  peuvent  toujours  être 
ramenées  à  quelques  directions  principales.  Ces  directions  se  coupent  sous 
des  angles  liés  entre  eux  par  des  rapports  simples  (1),  et  cette  loi,  facile  à 
contrôler  dans  l'étendue  d'une  même  région,  se  vérifie  sur  toute  la  sur- 
face du  globe,  si  on  compare  entre  eux  les  arcs  de  grand  cercle  qui  cor- 
respondent sur  la  sphère  à  la  direction  des  chaînes  de  montagnes.  L'en- 
semble de  ces  arcs,  patiemment  étudié  par  M.  Élie  de  Beaumont  et  ramené 

(1)  Cela  est  vrai  non-seulement  des  montagnes,  mais  aussi  des  fentes  souterraines 
qui  ont  produit  les  filons.  A  la  surface  même  de  la  terre,  les  cours  des  rivières,  les 
contours  des  rivages,  se  prêtent  à  cette  décomposition  en  lignes  droites.  Les  cartes 
exactes  que  l'on  dresse  maintenant  présentent  des  arêtes  anguleuses  au  lieu  de  ces 
formes  arrondies  qu'aimaient  les  anciens  géographes. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  783 

à  ses  élémens  essentiels,  forme  sur  la  sphère  un  réseau  pentagonal  dont 
les  mailles  régulières  représentent  les  principaux  accidens  qui  ont  succes- 
sivement déformé  Técorce  terrestre.  On  peut  jusqu'à  un  certain  point  se 
figurer  cette  écorce  comme  une  coquille  d'œuf  légèrement  concassée  sur 
toute  sa  surface.  Le  long  des  lignes  de  fracture,  les  montagnes  se  sont 
soulevées.  Ces  lignes,  alors  même  qu'on  n'y  trouve  pas  de  montagnes,  ja- 
lonnent quelquefois  des  accidens  entre  lesquels  on  n'avait  jusqu'ici  soup- 
çonné aucune  relation.  Le  parallélisme  des  chaînes  de  montagnes  et  des 
autres  accidens  remarquables,  la  situation  relative  qu'ils  occupent  sur  le 
réseau  pentagonal,  donnent,  pour  en  fixer  la  chronologie,  des  indications 
qui  se  combinent  avec  celles  qu'on  sait  tirer  de  l'étude  des  terrains  géolo- 
giques. M.  Reitop,  tout  en  présentant  avec  beaucoup  de  netteté  ces  faits 
intéressans  et  en  développant  l'hypothèse  qui  sert  à  les  expliquer,  les  ac- 
compagne des  réserves  qu'il  y  a  lieu  de  faire  au  sujet  de  travaux  encore 
controversés;  tout  ce  morceau  peut  être  cité  comme  un  modèle  d'exposi- 
tion élémentaire. 

Nous  en  resterons  sur  cet  éloge;  aussi  bien  n'avons-nous  pas  ménagé  les 
critiques  dans  l'examen  des  récentes  tentatives  de  vulgarisation  de  la 
science.  Ces  critiques  d'ailleurs,  nous  n'hésitons  guère  à  le  dire,  ne  sont 
point  spécialement  applicables  aux  annuaires  que  nous  avons  pris  pour 
exemples;  il  serait  facile  de  les  étendre  à  la  plupart  des  livres  analogues. 
Ainsi  généralisées,  elles  embrassent  de  droit  presque  toute  cette  partie  de 
la  presse  quotidienne  qui  se  rapporte  aux  sciences,  puisque,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  indiqué,  les  annuaires  ne  sont  guère  composés  que  de  feuille- 
tons que  les  auteurs  n'ont  pas  toujours  pi'is  la  peine  de  revoir.  Si  nous 
nous  sommes  montré  sévère  envers  ces  vulgarisateurs  superficiels  de  la 
pensée  scientifique,  c'est  qu'il  nous  a  paru  vraiment  opportun  de  leur  dire 
que  le  public  attend  d'eux  autre  chose  que  ce  qu'ils  font.  Que  les  articles 
qu'ils  écrivent  au  jour  le  jour  soient  plus  sérieux  et  mieux  étudiés,  on 
peut  déjà  le  leur  demander  sans  montrer  trop  d'exigence;  mais  quand  ils 
prétendent  résumer  dans  un  livre  les  progrès,  les  conquêtes  scientifiques 
d'une  année,  il  faut  qu'ils  y  apportent  plus  de  soin  et  plus  de  méthode, 
qu'ils  ne  parlent  que  de  ce  qu'ils  savent  complètement,  qu'ils  se  réunissent 
au  besoin  en  nombre  suffisant  pour  traiter  pertinemment  toutes  les  ques- 
tions, qu'ils  choisissent  et  contrôlent  les  faits  à  placer  dans  leur  annuaire, 
qu'ils  en  composent  un  tableau  où  les  lois  de  la  perspective  soient  respec- 
tées, où  l'attention  soit  naturellement  appelée  sur  les  choses  principales. 
Voilà  quelques-unes  des  conditions  qu'ils  ont  à  remplir  pour  être  d'utiles 
intermédiaires  entre  les  savans  et  le  public.  Un  proverbe  accusateur  a 
longtemps  pesé  sur  les  faiseurs  de  traductions;  ils  avaient  mérité  qu'on 
dît  :  traduire  c'est  trahir.  Nos  vulgarisateurs  ont  à  prendre  garde  qu'on  ne 
leur  applique  un  jour  le  célèbre  proverbe  :  il  suffirait  d'y  changer  un  mot. 

Edgar  Saveney. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars  1865. 


Avec  la  place  exceptionnelle  qu'occupe  dans  notre  vie  politique  la  dis- 
cussion de  l'adresse  au  sein  du  corps  législatif,  peut-être  pour  bien  juger 
de  l'importance  du  débat  de  cette  année,  pour  en  mesurer  exactement  les 
tendances  logiques  et  les  suites  nécessaires,  faudrait-il  laisser  s'écouler 
quelque  temps  et  choisir  son  point  de  vue  à  distance.  Dans  le  moment  de 
îa  vie  politique  de  la  France  où  nous  nous  trouvons ,  on  ne  doit  pas  se  le 
dissimuler,  les  controverses  engagées  au  Palais-Bourbon  ne  sont  point  un 
exercice  oratoire,  elles  sont  des  actes  et  des  événemens.  Elles  font  marcher 
les  questions  intérieures  ;  elles  hâtent  le  développement  de  notre  vie  con- 
stitutionnelle; elles  prennent  par  conséquent  un  grand  intérêt  historique. 
C'est  pour  cela  qu'il  nous  semble  qu'on  les  apprécierait  avec  plus  de  jus- 
tesse, si  l'on  en  était  moins  rapproché  que  nous  ne  le  sommes  aujourd'hui. 

Nous  n'avons  assisté  encore  qu'au  prologue  de  la  discussion  de  l'adresse, 
à  la  discussion  générale.  La  question  du  progrès  constitutionnel  y  a  été 
posée  avec  plus  de  netteté,  abordée  avec  plus  de  décision,  serrée  de  plus 
près  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'à  présent.  M.  Ollivier,  M.  Thiers,  M.  Thuil- 
îier,  placés  dans  des  situations  bien  diverses  et  à  des  hauteurs  de  talent 
bien  différentes,  se  sont  partagé  ce  débat.  Le  libéralisme  qui  ne  voudrait 
pas  être  une  opposition ,  le  libéralisme  qui  ne  craint  point  d'être  une  op- 
position, et  le  gouvernement  se  sont  prononcés  et  expliqués  sur  le  pro- 
grès constitutionnel.  De  cet  échange  d'idées  accompli  devant  le  pays  at- 
tentif, il  sortira  nécessairement  quelque  chose,  et  les  positions  prises  par 
les  orateurs  en  qui  les  opinions  se  sont  personnifiées  influeront  sans  doute 
snv  le  mouvement  des  esprits.  Ce  sont  ces  résultats  de  la  discussion  que 
BOUS  ne  voudrions  point  nous  hâter  de  prévoir  et  de  prédire,  et  que  pour- 
tant nous  sommes  forcés  d'avoir  en  vue  en  réfléchissant  à  la  discussion 
générale  qui  vient  de  finir. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  785 

L'objet  véritable  de  cette  discussion  générale  peut  fort  aisément  et  fort 
simplement  se  définir.  Lorsqu'on  demande  au  gouvernement  le  progrès 
constitutionnel  et  le  rétablissement  ou  l'accroissement  de  la  liberté  poli- 
tique, ce  qu'on  lui  demande,  c'est  la  participation  des  citoyens  individuel- 
lement et  collectivement  au  gouvernement,  c'est  ce  que  l'on  appelle  en 
Angleterre  et  en  Amérique  le  self-government ,  c'est  ce  que  nous-mêmes 
depuis  1789  nous  appelons  en  termes  très  expressifs  et  en  excellent  fran- 
çais le  gouvernement  du  pays  par  le  pays.  La  participation  au  gouverne- 
ment ouverte  à  tous,  voilà  ce  que  la  révolution  française  a  voulu,  voilà  la 
formule  politique  des  sociétés  modernes,  voilà  l'œuvre  que  tous  les  peu- 
ples civilisés  de  notre  époque  pratiquent  ou  sont  en  train  de  réaliser.  Ce 
que  nous  nommons  libertés,  ce  sont  les  moyens  naturels  et  indispensables 
par  lesquels  peut  et  doit  s'accomplir  la  participation  de  tous  au  gouverne- 
ment; liberté  d'initiative  individuelle,  liberté  de  la  presse,  liberté  de  réu- 
nion, liberté  d'association,  liberté  électorale,  liberté  parlementaire,  ne 
sont  pas  autre  chose.  Il  n'y  a  point  à  faire  de  finesse,  il  n'y  a  point  à  s'em- 
barrasser dans  les  subtilités  :  les  moyens  pratiques  par  lesquels  une  nation 
exerce  son  droit  de  participation  au  gouvernement  nous  seront-ils  donnés 
ou  refusés?  nos  droits  seront-ils  reconnus  ou  niés?  En  supposant  que  l'ap- 
plication de  ces  libertés,  que  l'exercice  de  ces  droits  soient  encore  incom- 
plets, sera-t-il  permis  ou  interdit  d'espérer,  de  solliciter,  de  poursuivre' 
l'institution  progressive  des  moyens  par  lesquels  les  peuples  participent  au 
gouvernement  d'eux-mêmes?  Voilà  la  question  qui  domine  toute  la  poli- 
tique intérieure  de  la  France.  C'est  celle  qui  a  été  traitée  à  trois  points  de 
vue  dans  la  discussion  générale  de  l'adresse. 

A  notre  avis,  la  discussion  d'un  intérêt  de  cet  ordre,  au  lieu  de  diviser 
et  d'irriter  les  esprits,  devrait  avoir  par  excellence  la  vertu  de  les  disposer 
à  se  comprendre  et  de  les  concilier.  Cette  discussion,  bien  loin  en  efifet 
d'ébranler  les  principes  de  la  constitution  qui  nous  régit,  est  entièrement 
conforme  à  ces  principes.  Cette  constitution  a  son  principe  dans  la  souve- 
raineté nationale  apparaissant  sous  sa  forme  la  plus  complète,  qui  est  le 
suffrage  universel.  Elle  a  été  l'œuvre  d'une  délégation  solennelle  de  la 
souveraineté  nationale.  Le  prince  qui  a  été  revêtu  de  cette  délégation  en  a 
parfaitement  compris  la  portée.  D'une  part,  il  a  placé  la  constitution  sous 
l'autorité  des  principes  de  1789,  qui  ont  précisément  signalé  sinon  organisé 
les  libertés  politiques  par  lesquelles  vit  et  s'exerce  la  souveraineté  natio- 
nale; d'une  autre  part,  sachant  bien  que  cette  souveraineté  ne  peut  se  lier 
absolument  et  pour  toujours  à  une  forme  constitutionnelle  irrévocable- 
ment déterminée,  que  cette  souveraineté  ne  peut  se  proclamer  en  abdi- 
quant, ne  peut  se  manifester  en  se  détruisant,  —  il  a  déclaré  la  constitution 
perfectible  et  a  reconnu  qu'elle  attendait  son  couronnement.  La  constitu- 
tion peut  donc  se  développer,  et  ses  développemens  doivent  s'accomplir 
dans  la  direction  indiquée  avec  éclat  par  les  principes  de  1789.  En  un  tel 

CME  LVI.  —   18G5.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

état  de  choses,  il  semble  que  se  préoccuper  seulement  des  développemens 
à  donner  à  la  constitution,  c'est  déjà  travailler  à  augmenter  le  nombre  et 
la  force  des  adhésions  sur  lesquelles  cette  constitution  est  destinée  à  s'ap- 
puyer. De  notre  temps,  sous  le  présent  régime,  étudier,  élaborer  dans  un 
débat  contradictoire  les  libertés  complémentaires  par  lesquelles  peut  se 
continuer  et  s'achever  l'organisme  constitutionnel,  ce  n'est  pas  seulement, 
ce  nous  semble,  obéir  à  une  généreuse  inspiration  libérale,  c'est  montrer 
encore  et  surtout  un  véritable  esprit  de  conservation  prévoyante.  Tel  est 
pour  notre  compte  l'effet  que  nous  eussions  attendu  de  la  discussion  géné- 
rale de  l'adresse. 

Cette  discussion  a  été  ouverte  par  un  discours  de  M.  Emile  Ollivier,  dis- 
cours très  médité  et  fort  digne  d'attention  à  plus  d'un  titre.  Indépendam- 
ment de  sa  valeur  doctrinale,  ce,  discours  a  ce  caractère  de  manifester  une 
curieuse  évolution  exécutée  par  l'homme  politique  qui  l'a  prononcé.  Nous 
parlerons  peu  de  cette  évolution  ;  nous  croyons  que  la  France  présente  a 
un  trop  grand  besoin  de  voir  pratiquer  dans  son  sein  la  tolérance  politique 
pour  avoir  la  volonté,  quand  même  nous  enaurions  la  tentation,  de  juger 
avec  intolérance  la  conduite  politique  de  M.  Emile  Ollivier.  Les  antécédens 
de  cet  orateur  sont  connus,  il  y  a  fait  allusion  lui-même  l'autre  jour  :  ses 
premières  opinions  le  ralliaient  à  une  forme  politique  différente  de  celle 
qui  prévaut  aujourd'hui;  il  avait  été  envoyé  au  corps  législatif  avec  un  bap- 
tême d'origine  qu'il  invoqua  hardiment  une  fois  par  ces  propres  paroles  : 
«  moi  qui  suis  républicain  !  »  M.  Ollivier  a  cessé  de  croire  à  l'excellence  ab- 
solue d'une  forme  particulière  de  gouvernement;  il  offre  son  concours  à  un 
empire  libéral.  Nous  n'essaierons  point  de  porter  un  jugement  sur  cette 
conversion.  Peut-être  M.  Ollivier  eût-il  agi  plus  sagement,  s'il  en  eût  évité 
l'éclat  inutile;  peut-être  eût-il  pu  s'épargner  un  empressement  surabon- 
dant, peu  opportun  et  assez  mal  motivé  sur  un  échange  de  procédés  per- 
sonnels entre  la  majorité  et  lui,  et  ne  pas  tant  se  hâter  d'annoncer  qu'il 
voterait  l'adresse.  M.  Emile  Ollivier  a  été  un  peu  jeune  en  cela,  et  qui  sait 
si  tel  incident  imprévu  de  la  discussion  de  l'adresse  ne  rendra  point  péni- 
ble à  son  cœur  l'exécution  d'une  telle  promesse?  Mais  nous  ne  recherchons 
point  contre  M.  Ollivier  des  sujets  de  blâme;  nous  nous  attachons  plutôt 
à  comprendre  ses  intentions.  Avec  le  talent  et  l'amour  ardent  et  raisonné 
que  nous  lui  connaissons  pour  la  liberté,  nous  ne  pouvons  attribuer  à 
M.  Ollivier  que  des  intentions  généreuses.  Ce  sont  les  intérêts  de  la  liberté 
qui  ont  inspiré  sa  conduite.  Il  aura  cru  que,  pour  seconder  la  cause  de  la 
liberté,  il  ne  lui  suffisait  point  de  demeurer  avec  une  loyauté  stoïque  dans 
la  limite  légale  de  son  serment  de  député;  il  aura  pensé  que,  pour  amener 
le  gouvernement  à  la  liberté,  il  fallait  faire  au  gouvernement,  au  nom  de 
cette  cause  aimée,  des  avances  extraordinaires  et  signalées.  Une  démar- 
che qui  pouvait  attrister  ses  anciens  amis  aura  pris  alors  à  ses  yeux  les 
proportions  d'un  devoir  supérieur  qu'il  fallait  remplir  au  prix  des  sacri- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  787 

fices  personnels  les  plus  douloureux.  Qui  sait?  le  pouvoir,  la  majorité,  se- 
raient peut-être  touchés  de  ces  sacrifices  courageusement  consentis.  Le 
jeune  et  éloquent  libéral  ferait  tomber  ainsi  le  prétexte  de  la  défiance  qu'a- 
vaient pu  rencontrer  du  côté  du  gouvernement  ses  premières  revendica- 
tions. On  ne  pourrait  plus  l'accuser  d'arrière-pensée,  le  soupçonner  d'hosti- 
lité, dénoncer  dans  ses  protestations  libérales  le  calcul  et  les  manœuvres 
d'un  ennemi.  Il  aura  espéré  que  la  liberté  ne  serait  plus  suspecte  quand 
son  défenseur  aurait  cessé  lui-même  d'être  suspect.  Il  n'y  avait  plus  à  hé- 
siter :  pour  rendre  le  gouvernement  libéral,  il  fallait  faire  la  moitié  du  che- 
min et  inaugurer  le  libéralisme  gouvernemental.  M.  Emile  OUivier  aura 
vu  là  sans  doute  un  rôle  qui  n'était  point  rempli,  un  rôle  qui  peut  être 
utile  à  la  liberté  et  au  pays.  Ce  rôle  hardi  et  difficile  l'aura  tenté  :  il  s'en  est 
emparé  avec  décision.  La  tâche  que  M.  Emile  Ollivier  s'est  assignée  lui  eût 
été  assurément  plus  aisée,  si  M.  de  Morny  eût  vécu.  Le  président  du  corps 
législatif  lui  eût  continué  les  encouragemens  qu'il  lui  avait  déjà  donnés 
depuis  quelque  temps  d'une  façon  très  ouverte  et  fort  engageante.  En  mon- 
trant qu'il  ne  se  laissait  point  détourner  de  son  but  par  une  perte  telle  que 
celle  de  M.  de  Morny,  M.  Emile  Ollivier  a  fait  preuve  d'une  grande  résolu- 
tion et  d'une  grande  confiance  en  lui-même.  Nous  le  répétons,  nous  ne  ju- 
geons point  M.  Ollivier;  nous  nous  efforçons  de  le  comprendre.  Aussi  bien 
des  évolutions  de  ce  genre  ne  sont  point  sans  précédons  dans  notre  his- 
toire. Qui  ne  se  souvient  du  concours  donné  à  Napoléon  pendant  les  cent 
jours  par  d'éminens  libéraux  et  de  sincères  patriotes?  Qui  ne  se  rappelle 
la  conversion  de  Benjamin  Constant  après  le  20  mars?  Seulement  Benjamin 
Constant,  en  se  rendant  au  grand  homme  qui  venait  tenter  encore  une  fois 
la  fortune,  obtenait  en  échange  l'acte  additionnel.  M.  Ollivier  est  un  Ben- 
jamin Constant  qui  n'a  pas  encore  l'acte  additionnel  dans  sa  poche. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  on  lit  le  discours  de  M.  Ollivier  à  tête  reposée,  on 
est  bientôt  frappé  du  service  que  peut  rendre  à  la  cause  libérale  une  situa- 
tion semblable  à  celle  que  le  jeune  député  s'est  créée.  Toute  la  partie  de 
son  discours  où  il  montre  que  l'intérêt  du  gouvernement,  d'accord  avec 
son  devoir  envers  le  pays,  lui  conseille  de  compléter  la  constitution  par 
l'organisation  des  libertés  publiques  nous  paraît  irréfutable.  M.  Ollivier  a 
le  juste  sentiment,  le  sentiment  moderne  de  ce  que  les  institutions  doivent 
aux  générations  contemporaines  et  de  ce  que  la  participation  libre  des  ci- 
toyens aux  affaires  apporte  de  sève  et  de  force  à  un  pouvoir  populaire.  Les 
peuples  modernes,  la  France  surtout,  rajeunie  et  sans  cesse  inspirée  par  le 
grand  effort  de  1789,  ne  peuvent  plus  se  gouverner  de  haut  en  bas.  Le  gé- 
nie politique,  la  connaissance  des  intérêts,  les  capacités  dirigeantes  ne 
peuvent  plus  résider  exclusivement  dans  une  sphère  élevée  et  isolée;  les 
gouvernans  ne  sauraient  plus  trouver  leur  force  dans  une  orgueilleuse  et 
inaccessible  solitude.  Il  faut  que  la  vie  monte  sans  cesse  et  redescende  par 
tous  les  canaux  du  corps  social  et  politique.  C'est  cette  saine  et  magnifique 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

circulation  de  la  vie  que  veulent  assurer  ceux  qui  demandent  la  liberté. 
Sans  doute  la  liberté  est  belle  à  invoquer  au  nom  des  dogmes  de  la  foi  re- 
ligieuse et  des  principes  de  la  philosophie;  mais  elle  est  bonne  aussi  à  dé- 
fendre avec  les  maximes  du  sens  commun  et  au  nom  de  l'utilité  pratique  la 
plus  sensible.  Les  peuples  modernes  ne  peuvent  être  gouvernés  sagement, 
utilement,  avec  sécurité,  avec  une  force  et  une  prospérité  durables,  qu'en 
puisant  sans  cesse  en  eux-mêmes  par  les  voies  naturelles  et  libres  les  élé- 
mens  de  leur  gouvernement.  Il  n'y  a  pas  de  mécanisme  administratif  agis- 
sant de  haut  en  bas,  ayant  la  prétention  de  choisir  ses  instrumens  et  de  les 
diriger  discrétionnairement,  qui  puisse  égaler  l'équilibre  naturel  qui  naît 
du  jeu  des  libres  concurrences.  Il  n'est  ni  juste,  ni  humain,  ni  sage  par  con- 
séquent de  se  mettre  en  travers  et  de  retarder  l'expansion  des  libertés  poli- 
tiques, car  en  agissant  ainsi  on  frappe  de  paralysie,  d'étiolement,  d'impuis- 
sance des  intelligences  et  des  caractères  que  Dieu,  la  nature  et  l'histoire 
avaient  faits  et  préparés  pour  donner  tous  les  fruits  de  la  vie,  car  en  agis- 
sant ainsi  on  n'anéantit  pas  seulement  des  individus,  on  affaiblit  la  société 
tout  entière  et  on  débilite  en  peu  de  temps  le  pouvoir  lui-même.  M.  Emile 
Ollivier  a  exprimé  de  bien  justes  sentimens  lorsque  dans  la  cause  de  la 
liberté  il  a  plaidé  la  cause  des  générations  jeunes  à  qui  nous  sommes  tenus 
de  transmettre  la  vertu  virile  d'une  éducation  civique,  et  lorsqu'il  a  si- 
gnalé ce  besoin  vital  du  pouvoir  qui,  à  mesure  que  la  mort  éclaircit  les 
rangs  des  hommes  qui  avaient  acquis  l'expérience  du  gouvernement  dans 
les  agitations  de  la  liberté,  exige  que  cette  forte  école  où  se  forment  les 
esprits  politiques  ne  demeure  point  plus  longtemps  fermée.  En  passant 
par  la  bouche  d'un  libéral  qui  est  devenu  l'ami  du  gouvernement  au  prix 
de  sacrifices  personnels  qui  ne  sont  compensés  par  aucune  satisfaction  am- 
bitieuse, de  tels  conseils  acquièrent  une  autorité  nouvelle  et  particulière. 
Celui  qui  les  donne  n'est  soutenu  que  par  l'espérance  de  les  voir  suivis. 
Soit,  cette  espérance  ne  sera  point  une  épreuve  seulement  pour  M.  Olli- 
vier; le  sort  qu'elle  aura  est  attendu  par  le  parti  libéral  tout  entier 
comme  une  expérience  décisive. 

La  situation  de  M.  Thiers  est  à  coup  sûr  bien  différente  de  celle  de  M.  Olli- 
vier: elle  prête  une  autorité  plus  imposante  à  la  simple  et  belle  harangue 
de  l'inimitable  orateur.  M.  Thiers  a  pris  une  trop  grande  et  trop  longue 
part  aux  affaires  de  la  France,  il  a  trop  vécu,  pour  s'abandonner  aux  re- 
grets amers  ou  aux  espérances  hâtives.  Il  n'a  point  voulu  cependant  se  sé- 
parer des  destinées  de  son  pays,  et  il  a  accepté  avec  dignité  les  conditions 
auxquelles  il  lui  était  permis  de  prendre  part  encore  aux  affaires  publi- 
ques. C'est  au  nom  d'une  expérience  dont  la  gloire  rejaillit  sur  notre  pa- 
trie et  sur  notre  temps,  au  nom  d'un  complet  désintéressement,  au  nom 
de  la  constance  et  de  la  modération  d'une- vie  entière,  que  ses  conseils 
se  recommandent,  et  il  les  a  donnés  sous  cette  forme  qui  est  à  lui,  et  qu'on 
ne  se  lasse  pas  d'admirer.  Quelle  simplicité,  quelle  limpidité,  quel  bon 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  789 

sens,  quelle  grâce!  Nulle  récrimination,  nulle  aigreur,  nulle  rudesse,  une 
modération  exquise;  par  momens,  une  étincelle  de  cette  fierté  qui  sied  si 
bien  à  un  grand  esprit  qui  a  le  sentiment  de  soi-même  et  qui  sent  aussi  la. 
grandeur  de  la  patrie  pour  Thonneur  de  laquelle  il  parle;  de  l'esprit  tou- 
jours. Comme  M,  Thiers  a  fait  comprendre  que  c'est  la  liberté  qui  est  na- 
turelle, et  que  c'est  le  contraire  de  la  liberté  qui  est  ingénieux!  Que  ré- 
pondre à  rénumération  des  libertés  nécessaires  qu'il  a  expliquées  avec  la 
logique  du  bon  sens?  Comment  ne  pas  être  ému  de  cette  comparaison  qui 
nous  afflige  tant  lorsque  nous  sortons  de  France,  et  qui  nous  montre  les 
pays  voisins  jouissant  de  libertés  qu'ils  ont  apprises  à  notre  école  et  à 
notre  exemple,  et  dont  nous  sommes  cependant  privés?  Quelle  parole  éle- 
vée et  sage  que  celle  qui  rappelle  que  c'est  le  devoir  des  peuples  de  ne 
point  perdre  l'espérance,  et  que  c'est  le  devoir  des  gouvernemens  de  ne 
point  la  leur  retirer! 

Nous  ne  comprenons  point  qu'à  un  discours  à  la  fois  aussi  élevé  et  aussi 
calme  il  ait  été  opposé  par  M,  Tliuillier  une  réplique  aussi  véhémente.  Il 
nous  semble  qu'un  orateur  officiel  n'eût  point  dû  laisser  s'échapper  l'occa- 
sion de  s'établir  dans  la  région  élevée  et  sereine  où  M.  Ollivier  d'abord  et 
M.  Thiers  ensuite  appelaient  le  gouvernement.  Cette  occasion  n'aurait-elle 
pas  dû  attirer  surtout  le  premier  orateur  du  gouvernement,  M.  Rouher, 
qui  s'est  montré  plus  d'une  fois  capable  de  parler  dignement  des  questions 
qui  intéressent  la  liberté  et  le  progrès?  M.  Rouher,  en  homme  qui  doit 
songer  à  l'avenir,  a-t-il  répugné  à  se  compromettre  dans  un  débat  où. 
pour  le  moment,  il  aurait  été  obligé  d'opposer  à  la  pétition  des  libertés 
nécessaires  des  ajournemens  qu'on  aurait  pu  travestir  en  fins  de  non-rece- 
voir?  En  ce  cas,  il  faudrait  donner  une  interprétation  favorable  à  l'absten- 
tion de  M.  le  ministre  d'état.  Nous  n'en  regrettons  pas  moins  le  ton  et  l'ar- 
gumentation du  discours  de  M.  Thuillier.  Cet  orateur  a  du  feu  et  de 
l'énergie;  mais  les  circonstances  ne  demandaient  point  qu'il  mît  enjeu  ces; 
côtés  de  son  talent,  au  contraire.  M.  Thuillier,  nous  le  reconnaissons  d'ail- 
leurs, a  été  peut-être  entraîné  par  le  système  de  son  argumentation  plu- 
tôt que  par  sa  volonté.  M.  Thuillier  a  fait  de  la  politique  rétrospective;  il 
a  cherché  ses  argumens  dans  le  passé;  aux  libertés  régulières  et  modérées 
réclamées  aujourd'hui,  il  a  opposé  le  souvenir  des  excès  qui  ont  pu  être 
commis  autrefois  au  nom  de  ces  libertés  dans  des  momens  de  fièvre  révo- 
lutionnaire. Cette  méthode  de  récriminations  ne  nous  paraît  point  con- 
forme à  la  véritable  éloquence  gouvernementale,  à  qui  il  sied  moins  qu'à 
toute  autre  de  passionner  les  discussions.  L'inconvénient  de  ces  retours 
sur  le  passé,  c'est  d'amener  un  déluge  de  citations;  ces  citations  nécessai- 
rement tronquées  paraissent  injustes;  les  comparaisons  arbitraires  que  l'on 
établit  ainsi  entre  le  passé  et  le  présent,  sans  tenir  compte  de  la  différencfi 
des  circonstances,  blessent  les  esprits  impartiaux  et  irritent  en  sens  con- 
traire les  esprits  violens.  C'est  surtout  la  presse  qui  a  supporté  le  poids  des 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

récriminations  de  M.  Thuillier;  nous  croyons  que  la  cause  de  la  presse 
n'aura  point  à  souffrir  beaucoup  de  cet  ardent  réquisitoire.  Qu'a  prouvé 
M.  Thuillier  par  ses  citations  relatives  aux  journaux?  Que  la  presse,  dans 
les  temps  de  révolutions,  a  pu  être  un  instrument  de  désordre?  Croit -il 
qu'on  l'ignorât,  et  qu'y  a-t-il  à  cela  de  surprenant?  Les  époques  révolution- 
naires sont  des  époques  de  désordre,  et  tout  y  devient  aux  mains  des  fac- 
tions qui  s'entre-choquent  instrument  de  perturbation.  Est-il  philosophi- 
que et  politique  de  chercher  dans  ces  terribles  exceptions  des  motifs  plus 
particuliers  de  condamnation  contre  la  presse  que  contre  les  autres  mani- 
festations de  la  vie  publique?  Est-il  équitable  de  toujours  parler  à  propos 
de  la  presse  des  excès  commis  par  les  hommes  qui  en  ont  été  la  honte  et 
le  rebut,  et  de  se  taire  systématiquement  sur  les  services  rendus  par  les 
hommes  qui  en  ont  été  la  force  et  l'honneur?  Qui  pourra  calculer  ce  que 
la  presse  a  fait,  même  en  France,  dans  les  temps  réguliers  pour  l'instruction 
et  l'éducation  politique  du  public?  Qui  pourra  dire  les  exemples  de  fer- 
meté et  les  leçons  de  courage  qu'elle  a  donnés  dans  les  troubles  révolu- 
tionnaires, non-seulement  à  la  foule  des  citoyens,  mais  aux  hommes  d'état? 
Si  l'on  avait  à  porter  un  jugement  impartial ,  équitable  sur  la  presse  fran- 
çaise, on  prouverait  facilement  que  ce  n'est  point  elle  qui  est  responsable 
des  violences  qu'on  lui  impute.  On  a  commis  chez  nous  la  première  faute 
de  donner  une  importance  politique  excessive  à  la  presse  en  la  soumettant 
à  un  régime  légal  exceptionnel,  en  la  faisant  sortir  du  droit  commun  pour 
soumettre  les  délits  ou  les  crimes  commis  par  la  voie  des  publications  à 
des  mesures  répressives  ou  préventives  spéciales.  Presque  toujours  com- 
primée, ne  se  manifestant  que  par  intermittences,  il  est  naturel  que  la  li- 
berté de  la  presse  chez  nous  se  soit  laissé  emporter  dans  ses  réveils  à  des 
réactions  violentes,  et  n'ait  jamais  eu  le  temps  de  prendre  son  aplomb  ré- 
gulier. On  ne  réfléchit  pas  assez  en  outre  que  la  presse  n'a  jamais  été  équi- 
librée en  France  par  le  contre-poids  des  autres  libertés,  et  que  ses  écarts 
sont  surtout  provenus  de  ce  défaut  d'équilibre  :  l'influence  des  journaux 
n'a  point  été  tempérée  par  la  pratique  des  droits  de  réunion  et  d'associa- 
tion; l'initiative  individuelle  ou  collective  dans  la  vie  publique  n'a  guère 
trouvé  d'issue  que  dans  le  journal.  De  là  un  surcroît  d'importance  pour  la 
presse  française  dans  ses  momens  de  liberté  et  pour  elle  aussi  un  accrois- 
sement de  péril.  En  Belgique,  en  Italie,  en  Angleterre,  aux  États-Unis,  la 
presse  ne  traverse  point  les  éclipses  qu'elle  a  subies  en  France  parce  qu'elle 
y  est  contre-balancée  par  l'ensemble  des  autres  libertés  politiques .  Dans  un 
pays  où  la  liberté  de  la  presse  a  été  affermie  par  le  temps  et  par  l'exercice 
simultané  des  autres  libertés,  nous  venons  de  voir  un  gouvernement  po- 
pulaire subir  l'épreuve  de  la  plus  formidable  guerre  civile  qui  ait  jamais 
déchiré  un  état  au  milieu  de  journaux  complètement  libres,  plusieurs  des 
plus  influens  parmi  ces  journaux  soumettant  la  politique  du  président  et 
la  conduite  des  généraux  aux  critiques  quotidiennes  les  plus  sévères  et 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  791 

quelquefois  les  plus  injustes.  La  liberté  de  la  presse,  soumise  au  droit 
commun,  n'empêche  point  aujourd'hui  les  États-Unis  de  mener  à  fin  une 
guerre  civile  gigantesque.  Il  est  absurde  et  peu  fier  de  s'imaginer  et  de 
prétendre  que  nous  ne  savons  quelle  infirmité  originelle  et  constitution- 
nelle empêche  les  Français  de  supporter  une  liberté  que  d'autres  peuvent 
exercer  avec  un  tel  succès.  Nous  le  répétons,  les  accidens  antérieurs  de  la 
liberté  de  la  presse  en  France  ne  prouvent  rien.  L'impuissance  des  gouver- 
nemens  antérieurs  ne  saurait  nous  être  opposée  comme  une  fin  de  non-re- 
cevoir.  D'ailleurs  la  liberté  de  la  presse  est  un  problème  que  les  principes 
de  1789  nous  ont  imposé.  Les  échecs  des  régimes  précédons  ne  nous  affran- 
chissent point  de  la  nécessité  d'en  poursuivre  la  solution,  et  tant  que  nous 
ne  l'aurons  point  résolu,  les  principes  de  1789  demeureront  en  souffrance. 
Les  deux  séances  du  corps  législatif  qui  ont  suivi  celle  où  M.  Thiers  a 
parlé  nous  ont  montré  dans  la  majorité  des  dispositions  tout  autres  que 
celles  sur  lesquelles  nous  comptions  après  les  avances  si  conciliantes  de 
M.  Emile  Ollivier  et  les  exemples  de  modération  donnés  par  M.  Thiers. 
Dans  l'avant-dernière  séance,  un  mot  sur  le  2  décembre  a  été  malencon- 
treusement introduit  dans  le  débat  par  un  député  de  la  majorité.  Il  paraît 
que  dans  le  tumulte  des  interruptions  un  autre  mot  prononcé  par  M.  Pi- 
card, mais  qui  n'est  point  arrivé  à  la  publicité,  aurait  blessé  les  suscepti- 
bilités de  la  majorité  de  la  chambre.  La  faute  ou  le  contre-temps  est  d'avoir 
gratuitement  parlé  du  2  décembre.  Cette  date  et  l'événement  qu'elle  rap- 
pelle devraient  être  écartés  avec  soin  des  discussions  régulières  du  corps 
législatif,  et  nous  sommes  heureux  que  ce  ne  soit  point  l'opposition  qui  ait 
manqué  à  cet  égard  à  l'esprit  de  prudence  et  de  convenance.  Le  gouverne- 
ment actuel,  c'est  son  droit  et  son  devoir,  exige  pour  l'état  légal  et  consti- 
tutionnel du  pouvoir  le  respect  des  citoyens  et  notamment  des  députés  de 
l'opposition.  Cet  état  légal  se  rattache  à  une  date  postérieure  à  celle  qui 
était  rappelée  l'autre  jour  dans  le  corps  législatif.  Pourquoi  donc  ne  pas 
s'en  tenir  à  la  date  légale  du  plébiscite  qui  a  conféré  à  l'empereur  le  pou- 
voir constituant,  et  remonter  à  un  événement  que  ceux  pour  qui  il  a  été 
le  succès  peuvent  généreusement  abandonner  aux  appréciations  de  l'his- 
toire? Ne  nous  replaçons  pas  de  gaîté  de  cœur  au  lendemain  du  2  décem- 
bre, puisqu'entre  cette  époque  et  le  présent  il  y  a  le  20  décembre.  Quand 
on  est  dans  la  régularité  d'un  régime  constitutionnel,  il  ne  faut  point  in- 
voquer ces  actes  exceptionnels  qui  se  sont  passés  au-dessus  des  lois.  Cé- 
sar, avant  de  franchir  le  Rubicon,  avait  toujours  à  la  bouche  deux  vers 
d'Euripide  qu'on  peut  répéter  sans  pédanterie  dans  la  traduction  latine  de 
Cicéron  : 

Nam  si  violandum  est  jus,  regaandi  gratia 
Violanduni  est;  aliis  rébus  pietatem  colas. 

Nous  en  sommes  maintenant  aux  aliis  rébus,  et  nous  sommes  tous  inté- 
ressés à  répéter  la  devise  pietatem  colas.  Ce  premier  incident  a  été  suivi 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  lendemain  d'un  incident  qui  ne  nous  paraît  pas  moins  regrettable. 
M.  Jules  Favre  développait  le  premier  amendement  de  l'opposition.  11  cher- 
chait, ce  nous  semble,  à  lire  dans  les  anciennes  déclarations  du  prince 
Louis  les  desseins  constitutionnels  de  l'empereur  sur  l'avenir.  La  majorité 
a  paru  voir  dans  cette  investigation  historique,  entreprise  pour  arriver  à 
I-'intelligence  des  développemens  futurs  de  la  constitution,  un  procédé  peu 
respectueux  pour  le  chef  de  l'état,  une  discussion  de  la  personne  même  de 
l'empereur.  Interrompu  à  plusieurs  reprises  et  avec  vivacité,  M.  Jules 
Favre  a  cru  devoir  renoncer  à  la  parole.  Il  nous  est  difficile  de  nous  expli- 
quer ce  fait  pénible.  Il  nous  est  difficile  de  comprendre  que  des  membres 
de  la  majorité  qui  connaissent  l'éloquence  de  M.  Jules  Favre  aient  pu  ap- 
préhender que  cette  pensée  toujours  si  élevée,  cette  parole  à  la  fois  austère 
et  élégante,  pussent  manquer  au  respect  dû  par  un  député  au  chef  de  l'é- 
cat.  La  sollicitude  de  la  majorité  pour  l'empereur  a  été,  nous  le  craignons, 
en  cette  circonstance  déplacée  et  outrée.  C'est  bien  ce  qui  s'appelle  être 
plus  royaliste  que  le  roi.  L'empereur  ne  nous  semble  jamais  avoir  éprouvé 
la  crainte  d'être  discuté.  Il  a  permis  que  ses  écrits  politiques  fussent  réu- 
nis, les  soumettanf  apparemment  à  la  libre  appréciation  de  la  conscience 
publique.  Il  est  en  train  de  publier  un  livre  dont  il  s'attend  bien  à  voir 
contredire  certaines  doctrines  et  certaines  assertions  par  de  libres  dissi- 
dens.  11  y  a  plus,  ceux  qui  ne  veulent  point  que  la  suite  des  idées  de  l'em- 
pereur soit  discutée  méconnaissent  le  principe  même  de  la  constitution 
impériale,  ou  tombent  dans  une  étrange  inconséquence.  Si  on  leur  té- 
moigne le  désir  de  voir  rétablir  la  responsabilité  ministérielle  :  «  Vous  vio- 
lez, disent-ils,  la  constitution;  l'empereur  seul  est  responsable,  les  minis- 
tres ne  le  sont  plus.»  Et  maintenant,  si  on  se  permet  d'interroger  en  d'an- 
ciens écrits  la  pensée  impériale  :  «Vous  discutez  la  personne  d.*  l'empereur, 
s'écrient -ils,  cela  n'est  pas  permis.  »  Il  faudrait  pourtant  se  mettre  d'ac- 
cord avec  soi-même  et  nous  apprendre  ce  que  devient  la  responsabilité, 
si  le  chef  responsable  n'est  point  discutable.  Il  ne  faudrait  pas  cumuler  les 
avantages  de  la  constitution  de  1852  avec  les  vieux  erremens  parlemen- 
taires. Sous  la  monarchie  parlementaire,  le  roi,  étant  irresponsable,  était 
tenu  comme  ne  pouvant  mal  faire,  et  il  n'était  pas  permis  de  le  discuter; 
c'est  ce  que  l'on  appelait  la  fiction  de  l'irresponsabilité.  Prétendre  que  l'on 
ne  peut  pas  discuter,  quand  même  ce  serait  avec  dignité  et  convenance,  les 
opinions  ou  les  actes  de  l'empereur,  le  souverain  ayant  été  déclaré  respon- 
sable et  les  ministres  ne  l'étant  plus,  c'est  vouloir  introduire  aussi  dans  la 
constitution  de  1852  une  fiction  qui  s'appellerait  cette  fois  la  fiction  de  la 
responsabilité.  Nous  sommes  convaincus,  pour  notre  part,  qu'une  telle  pré- 
tention est  contraire  à  la  pensée  de  l'empereur.  Ceux  qui  veulent  mettre 
cette  entrave  à  la  liberté  de  discussion  dans  le  corps  législatif  sont  trahis 
par  un  zèle  maladroit.  Ils  se  méprennent  sur  l'esprit  de  nos  institutions, 
ils  essaient  d'enlever  à  l'empereur  un  des  grands  côtés  de  son  attitude. 
Sans  prendre  en  ce  moment  la  liberté  déjuger  l'économie  de  la  respon- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  798 

sabilité  telle  que  la  constitution  do  1852  l'a  fondée,  nous  n'hésitons  point 
à  dire  qu'il  y  a  quelque  chose  de  saisissant  dans  la  courageuse  franchise 
avec  laquelle  l'empereur  a  lié  la  responsabilité  à  l'initiative.  Voilà  un  sou- 
verain qui  s'avance  seul  devant  son  pays  et  devant  le  monde  et  qui  déclare 
avec  un  accent  résolu  :  «  J'exerce  l'initiative  suprême,  mais  je  prends  tout 
sur  moi,  je  réponds  seul  de  tout!  »  Ce  spectacle  a  sa  grandeur.  Les  inter- 
rupteurs de  M.  Jules  Favre  cherchent  sans  le  savoir  à  priver  de  cette 
grandeur  le  souverain.  Nous  nous  plaisons  à  placer  d'autres  sentimens  dans 
l'âme  de  l'empereur  et  à  croire  qu'il  préfère  au  zèle  pusillanime  des  en- 
nemis de  la  discussion  l'expression  grave  et  mâle  de  l'opinion  de  ceux  qu'il 
invite  à  le  juger. 

Les  scènes  parlementaires  ne  doivent  point  nous  faire  perdre  de  vue  le 
changement  qui  vient  de  s'opérer  à  la  tête  d'un  de  nos  départemens  minis- 
tériels les  plus  importans.  M.  Boudet  a  quitté  le  ministère  de  l'intérieur;  ii 
est  remplacé  par  M.  le  marquis  de  Lavalette.  Par  une  coïncidence  curieuse, 
M.  Thiers  rendait  à  l'esprit  modéré  de  M.  Boudet  un  hommage  mérité  le 
jour  même  où  M.  Boudet  cessait  d'être  ministre.  Il  est  délicat  pour  un 
écrivain  de  louer  un  ministre  de  l'intérieur,  qui  se  présente  particulière- 
ment à  nous  sous  la  forme  de  ministre  des  avertissemens.  Nous  croyons 
cependant  devoir  remercier  M.  Boudet  de  s'être  montré  moins  féroce  en- 
vers la  presse  que  certains  de  ses  prédécesseurs  et  d'avoir  apporté  à  l'in- 
térieur les  bonnes  traditions  administratives.  Lvos  antécédens  de  M.  de 
Lavalette,  la  présence  d'esprit  et  l'habileté  avec  laquelle  il  conduisit  autre- 
fois à  Constantinople  la  grande  négociation  des  lieux  saints,  la  franchise  et 
la  fermeté  courtoise  qu'il  a  montrées  plus  récemment  à  Rome,  donnent  à 
présumer  que  l'ancien  diplomate  ne  sera  point  un  ministre  de  l'intérieur 
ordinaire.  Son  entrée  au  ministère,  à  ce  qu'on  suppose,  augmentera  l'ho- 
mogénéité du  cabinet.  M.  de  Lavalette  est  un  moins  nouveau  venu  au 
ministère  de  l'intérieur  que  beaucoup  de  gens  ne  s'en  doutent.  Si  notre 
juémoire  ne  nous  trompe,  il  fut  attaché  au  cabinet  du  ministre  sous  M.  de 
Martignac.  Ce  nom  de  Martignac  est  à  la  fois  un  aimable  souvenir  et  un 
bon  augure.  Espérons  que  celui  qui  fut  l'un  des  jeunes  aides  de  camp  du 
ministre  libéral  de  Charles  X  ramènera  un  éclair  de  cette  élégante  gaîté, 
de  cette  humeur  facile  de  1828,  si  regrettées  par  nos  pères  ou  par  nos 
aînés,  dans  ce  ministère,  depuis  si  longtemps  rébarbatif,  qui  nomme  les 
préfets,  écoute  la  police,  avertit  et  supprime  les  journaux. 
■  La  politique  étrangère,  quoiqu'elle  ait  été  effleurée  dans  quelques  dis- 
cours lus  pendant  la  discussion  générale  de  l'adresse  au  corps  législatif, 
n'a  point  été  sérieusement  abordée  encore.  L'affaire  sera  chaude,  nous 
nous  y  attendons,  surtout  à  propos  de  l'Italie  et  de  la  convention  du 
15  septembre.  Nous  aimons  mieux  attendre  ces  débats  frais  que  de  revenir 
vers  ceux  qui  se  sont  engagés  au  sénat  sur  le  même  sujet,  et  qui  seraient 
oubliés,  s'ils  n'avaient  été  terminés  par  une  allocution  très  logique,  très 
condensée  et  très  chaleureuse  de  M.  Rouher.  Après  les  discours  alternés 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  nos  cardinaux  et  de  nos  légistes,  le  discours  sensé  et  net  de  M.  Rou- 
her  nous  semble  avoir  ramené  le  débat  au  vrai.  Au  lieu  d'entasser  mille  ima- 
ginations sur  ce  que  feront  ou  ne  feront  pas  dans  deux  ans  le  pape  et 
ritalie,  pourquoi  ne  pas  prendre  la  convention  au  sens  littéral  et  ne  pas 
attendre  l'avenir  avec  confiance?  Croyons  que  la  convention  sera  exécu- 
tée. Elle  le  sera,  nous  en  sommes  convaincus,  par  l'Italie,  beaucoup  moins 
friande  qu'on  ne  le  suppose  en  France  d'accroître  ses  difficultés  religieuses, 
de  transporter  son  gouvernement  à  Rome,  et  qui  ne  serait  pas  médiocre- 
ment désappointée,  si  elle  cessait  de  posséder  la  papauté  dans  son  sein.  Que 
ne  laisse-t-on  en  présence  l'un  de  l'autre  et  en  tête  à  tête  le  royaume 
d'Italie  et  la  cour  de  Rome?  On  est  Italien  des  deux  côtés,  on  se  connaît  à 
fond,  on  n'est  point  sot  :  ce  serait  bien  le  diable  si  l'on  ne  parvenait  point 
à  s'entendre  entre  soi,  quand  l'étranger,  le  barbare  aura  tourné  les  talons. 
Si  l'on  ne  prend  pas  le  parti  d'accepter  la  convention  dans  sa  signification 
littérale,  on  n'est  en  présence  de  tous  côtés  que  de  chimères,  d'utopies,  de 
projets  irréalisables,  de  visions  impossibles.  On  prétend  que  la  convention 
du  15  septembre  rencontrera  au  corps  législatif  un  redoutable  adversaire; 
il  nous  charmera  par  son  esprit,  mais  nous  serons  bien  étonnés  s'il  peut 
nous  suggérer  une  solution  de  la  question  italienne  et  romaine  plus  mo- 
dérée et  plus  praticable  que  la  convention  du  15  septembre.  L'Italie,  en 
attendant,  achève  de  terminer  ses  préparatifs  et  de  se  mettre  en  règle. 
Les  lois  d'unification  administrative  sont  votées.  Ce  sont  surtout  les  me- 
sures financières  projetées  par  M.  Sella  qui  méritent  d'être  prises  en  con- 
sidération. Le  ministre  des  finances  s'est  décidé  à  recourir  à  l'emprunt 
plus  tôt  que  nous  ne  nous  y  étions  attendus.  M.  Sella,  envisageant  la  situa- 
tion financière  de  l'Italie,  a  voulu  l'embrasser  dans  une  période  qui  dépasse 
l'exécution  de  la  convention  du  15  septembre.  Il  est  très  sage  d'avoir 
étendu  ainsi  les  prévisions  financières  au-delà  de  la  grande  échéance  poli- 
tique. Il  a  calculé  que  les  insufTisances  du  trésor  s'élèveraient  au  milieu  de 
1867  à  625  millions,  et  ces  insuffisances,  il  a  voulu  les  combler  immédiate- 
ment par  une  aliénation  des  chemins  de  l'état  qui  doit  rapporter  200  mil- 
lions et  par  un  emprunt  de  /i25  millions.  Ce  parti-pris,  que  M.  Sella  com- 
plète par  des  mesures  et  des  augmentations  d'impôt  qui  doivent  accroître 
les  revenus  ordinaires,  créera  sans  doute  à  l'Italie  une  situation  financière 
exceptionnellement  favorable.  L'Italie  pourra  voir  venir,  munie  d'argent,  les 
événemens  que  les  deux  prochaines  années  peuvent  réserver  à  l'Europe.  Il 
y  a  peu  d'états  sur  le  continent  qui  seront  aussi  bien  lestés  pour  affron- 
ter l'inconnu.  Cette  sécurité  financière  relative  ne  peut  manquer,  une  fois 
l'emprunt  négocié,  d'exercer  une  influence  favorable  au  crédit  du  pays  et 
à  la  hausse  des  fonds  italiens.  A  ce  point  de  vue,  il  n'est  point  inoppor- 
tun de  rendre  au  prédécesseur  de  M.  Sella,  à  M.  Minghetti,  une  justice  qui 
lui  est  due  et  qui  doit  aussi  profiter  au  crédit  de  l'Italie.  Les  attaques  de  parti 
dirigées  contre  les  anciens  ministres,  MM.  Minghetti  et  Peruzzi,  avaient 
beaucoup  nui  depuis  six  mois  au  crédit  des  fonds  italiens.  Les  ennemis  de 


REVUE,    —   CHRONIQUE.  795 

M.  Minghetti  avaient  prétendu  que  les  documens  présentés  par  ce  ministre 
sur  la  situation  financière  étaient  inexacts  et  ne  laissaient  point  voir  toute 
la  gravité  de  cette  situation;  on  l'accusait  encore  de  n'avoir  préparé  au- 
cune ressource  pour  faire  face  aux  découverts.  L'exposé  financier  de 
M.  Sella,  qui  n'est  certes  point  intéressé  à  se  faire  l'apologiste  complaisant 
de  son  prédécesseur,  a  dissipé  ces  calomnieuses  erreurs.  Les  cliifi"res  du 
découvert  donnés  par  M.  Sella  ont  à  très  peu  de  chose  près  coïncidé  avec 
les  chiffres  de  M.  Minghetti.  Rien  donc  n'avait  été  dissimulé.  En  quittant  le 
ministère  à  la  fin  de  septembre,  M.  Minghetti  laissait  à  son  successeur  un 
encaisse  au  trésor  de  75  millions;  la  vente  des  chemins  de  l'état  avait  été 
convenue;  enfin  les  nouveaux  impôts  établis  par  M.  Minghetti  ont  donné 
des  résultats  si  satisfaisans,  que  c'est  dans  l'augmentation  de  certains  de 
ces  impôts,  celui  de  la  richesse  mobilière  par  exemple,  que  M.  Sella  cher- 
che les  nouveaux  produits  qu'il  doit  ajouter  au  revenu  ordinaire.  Ces  faits 
sont  intéressans  à  noter  à.  un  double  point  de  vue  :  d'abord  ils  lavent  un 
serviteur  éminent  de  l'Italie  e-t  le  cabinet  qu'il  présidait  d'imputations  im- 
méritées; ensuite  ils  montrent  au  public  financier  de  l'Europe  que  l'on 
peut  avoir  confiance  dans  la  sincérité  des  chiffres  présentés  par  les  mi- 
nistres italiens,  puisque  les  états  financiers  exposés  par  deux  ministres 
appartenant  à  des  partis  différons  se  confirment  en  se  contrôlant  l'un  par 
l'autre,  et  donnent  des  résultats  concordans.  e.  forcade. 


LE  CONGRES  SUD -AMERICAIN  ET  LE  PEROU. 

On  connaît  aujourd'hui  les  clauses  du  traité  conclu  entre  l'Espagne  et 
le  Pérou.  Le  dernier  mot  est  resté  à  la  force.  Le  gouvernement  péruvien 
a  dû  accepter  l'ultimatum  qui  lui  a  été  signifié  par  l'amiral  Pareja.  L'Es- 
pagne a  désavoué  ses  premiers  plénipotentiaires  pour  s'être  servis  du  mot 
de  «  revendication  »  dans  la  déclaration  qui  a  suivi  la  prise  des  îles  Chin- 
chas;  mais  en  même  temps  le  Pérou  a  dû  reconnaître  toutes  les  dettes  ré- 
clamées par  le  gouvernement  espagnol  et  payer  les  frais  de  l'expédition. 
L'opinion  publique,  dans  le  continent  du  sud  tout  entier,  a  profondément 
ressenti  la  blessure  faite  par  ces  derniers  événemens  à  l'amour-propre,  à 
l'orgueil  de  la  jeune  race  américaine.  A  ce  moment,  chacune  des  petites 
républiques  néo-latines  de  l'Amérique  du  Sud  était  doublement  représentée 
au  Pérou  ;  à  côté  et  indépendamment  du  corps  diplomatique  ordinaire,  ac- 
crédité auprès  du  général  Pezet,  un  congrès  sud-américain  siégeait  à  Lima. 

Dans  les  premiers  mois  de  I86/1,  une  circulaire  du  ministre  des  relations 
extérieures  du  Pérou,  M.  Ribeyro,  avait  invité  tous  les  états  du  continent 
sud-américain  à  former  un  congrès  où  seraient  discutées  les  bases  d'une 
ligue  propre  à  «  fusionner  les  forces  matérielles  et  intellectuelles  de  la 
race  néo-latine.  »  En  présence  d'une  chambre  qu'il  se  sentait  impuissant  à 
contenir,  et  où  les  aspirations  les  plus  démagogiques  tendaient  à  se  faire 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  violemment,  le  gouvernement  du  général  Pezet  avait  cru  pouvoir  dé- 
tourner le  danger  qui  le  menaçait  en  prenant  Tinitiative  d'un  mouvement 
national  vers  l'unification  des  peuples  de  l'Amérique  du  Sud.  M.  Ribeyro 
voulait  jouer  avec  la  révolution  comme  M.  de  Cavour  et  pour  les  mêmes 
motifs  :  l'Autrichien  n'était-il  pas  au  Mexique?  Du  reste,  l'idée  d'une  grande 
ligue  néo-latine  n'était  pas  nouvelle  en  Amérique,  et  depuis  quelques  années 
elle  y  préoccupait  certains  esprits  qui  cherchaient  le  moyen,  peut-être 
insoluble,  d'unifier  la  patrie  hispano-américaine  sans  toucher  à  la  jalouse 
indépendance  des  divers  états  qui  la  composent.  Un  écrivain  est  allé  jus- 
qu'à indiquer  les  bases  que  devrait  avoir  cette  confédération  nouvelle  (1)  : 
réunion  annuelle  d'une  diète  centrale,  levée  d'un  contingent  militaire  fé- 
déral, Zollverein  sud-américain  plus  libéral  que  le  ZoUverein  allemand,  as- 
similation des  législations  diverses,  uniformité  des  monnaies,  poids  et  me- 
sures. Un  autre  écrivain,  un  poète,  a  déjà  donné  un  nom  à  la  grande  patrie 
pour  laquelle  il  rêve  des  destinées  éclatantes  :  comme  réparation  d'une  sé- 
culaire injustice,  l'Amérique  du  Sud,  unie  et  pacifiée,  s'appellerait  la  Co- 
lombie. 

Le  gouvernement  du  Pérou  cherchait  donc  à  faire  passer  du  domaine 
des  idées  spéculatives  dans  celui  des  réalités  politiques  un  projet  que  l'opi- 
nion publique  était  toute  disposée  à  comprendre.  De  là  l'enthousiasme  avec 
lequel  la  presse  américaine  accueillit  la  circulaire  de  M.  Ribeyro.  La  plu- 
part des  gouvernemens  conviés  au  congrès  durent  répondre  presque  im- 
médiatement qu'ils  adhéraient  à  la  proposition  qui  leur  était  faite.  De 
toutes  ces  réponses,  la  plus  remarquable  fut  celle  de  la  plus  faible  et  de 
la  dernière  venue  des  républiques  néo-latines,  la  Bolivie.  Tout  en  s'en- 
gageant  à  se  faire  représenter  au  congrès,  le  gouvernement  du  général 
Belzu  insistait  sur  la  nécessité  de  ne  pas  froisser  les  susceptibilités  euro- 
péennes, et  aussi  de  restreindre  les  efforts  de  la  future  fédération  à  l'étude 
des  améliorations  qu'une  entente  commune  pouvait  seule  amener;  il  indi- 
quait comme  exemple  l'opportunité  qu'il  y  aurait  à  proclamer  la  liberté 
de  la  navigation  des  fleuves  et  des  rivières  du  continent  sud-américain. 

Malgré  les  sympathies  qui  lui  étaient  acquises,  la  proposition  de  M.  Ri- 
beyro serait  restée  saqs  effet  probablement  et  n'aurait  réuni  que  des  adhé- 
sions stériles  sans  l'incident  qui  surgit  tout  à  coup  dans  les  eaux  mêmes 
du  Pérou,  comme  pour  justifier  les  appréhensions  de  son  gouvernement, 
îl  serait  inutile  de  revenir  sur  ce  qui  a  été  dit  dans  la  Revue  au  sujet  de  la 
mission  de  M.  Salazar.  Ne  pouvant  se  faire  recevoir  au  Pérou  avec  son 
titre,  qui,  bien  que  reconnu  par  le  droit  diplomatique,  avait  le  tort  de 
rappeler,  dans  cette  circonstance,  la  dénomination  sous  laquelle  sa  ma- 
jesté très  catholique  envoyait  autrefois  les  inspecteurs  chargés  de  la  sur- 
veillance de  ses  colonies,  le  commissaire  espagnol  était  allé  rejoindre 
l'amiral  Pinzon  à  la  hauteur  des  îles  Chinchas,dont  les  forces  de  la  reine 

(,l)  Correo  d'Ultrainar,  février  18G2. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  797 

avaient  immédiatement  pris  possession.  Dès  que  cet  événement  était  connu, 
les  membres  du  corps  diplomatique  accrédité  à  Lima  se  réunissaient  pour 
maintenir  le  principe  de  l'intégrité  du  territoire  péruvien  et  pour  protester 
contre  le  droit  de  revendication  énoncé  dans  la  déclaration  que  les  agens 
de  l'Espagne  venaient  de  rendre  publique.  Eu  même  temps  une  crise  poli- 
tique renversait  M.  Ribeyro  et  le  remplaçait,  comme  ministre  des  affaires 
étrangères,  par  un  membre  de  l'extrême  gauche,  M.  Paclieco. 

Le  nouveau  ministre  se  rattacha  aussitôt  à  l'idée  émise  par  son  prédé- 
cesseur; il  rédigea  une  nouvelle  circulaire  pour  réclamer  avec  instance  le 
concours  des  républiques  sud-américaines  et  pour  hâter  la  réunion  du 
congrès.  Le  gouvernement  du  général  Pezet  choisit,  pour  donner  l'exem- 
ple, le  délégué  qui  devait  le  représenter  dans  l'assemblée  future.  C'était  le 
docteur  Paz  Solivan,  appartenant  aux  opinions  extrêmes  du  pays  :  ce  choix 
indiquait  l'esprit  qui ,  dans  l'intention  du  ministère  Pacheco,  devait  prési- 
der aux  délibérations  du  congrès  et  aux  actes  ultérieurs  du  gouvernement. 
Obéissant  à  la  même  tendance,  la  chambre  nationale  imposait  au  pouvoir 
exécutif,  par  une  loi  du  13  septembre  186Zi,  l'obligation  de  déclarer  la 
guerre  à  l'Espagne.  Peu  de  jours  après,  la  corvette  chilienne  Esmeralda 
amenait  au  Callao  M,  Montt,  plénipotentiaire  au  congrès.  L'arrivée  de  ce 
beau  navire,  dans  lequel  les  Péruviens  se  plaisaient  à  voir  déjà  l'avant- 
garde  des  forces  auxiliaires  de  l'Amérique  latine,  rendit  un  peu  d^e  con- 
fiance aux  masses  ébranlées.  Des  saints  sans  fin  furent  échangés  entre  les 
forts  du  pays  et  la  corvette  alliée.  M.  Montt,  ancien  président  du  Chili, 
resté  le  chef  incontesté  d'un  parti  puissant,  apportait  à  Lima  l'autorité  de 
son  nom  et  les  conseils  de  son  expérience,  A  ce  moment,  le  congrès  n'a- 
vait pas  encore  commencé  à  se  réunir  officiellement;  mais  plusieurs  des 
membres  qui  devaient  le  composer  étaient  arrivés  déjà.  On  comptait  à 
Lima,  outre  les  représentans  du  Pérou  et  du  Chili,  les  envoyés  de  la  Nou- 
velle-Grenade, du  Venezuela  et  de  la  Bolivie.  MM.  Sarmiento  et  Pedro  Ita, 
plénipotentiaires  de  la  République  Argentine  et  de  l'Equateur,  étaient  pro- 
chainement attendus.  Le  Brésil,  à  qui,  malgré  sa  forme  politique,  une  invi- 
tation avait  été  aussi  adressée  par  le  Pérou,  n'avait  pas  répondu  par  un 
refus  absolu,  et  demandait  à  connaître,  avant  de  se  décider,  l'attitude  de 
la  future  assemblée. 

Pendant  ce  temps,  les  événemens  marchaient,  et  la  situation  devenait 
plus  compliquée.  La  chambre  péruvienne,  livrée  aux  passions  qui  avaient 
inspiré  l'imprudente  loi  du  13  septembre,  continuait  à  pousser  des  cris  de 
guerre  et  à  menacer  par  ses  orateurs  non-seulement  l'Espagne,  mais  en- 
core les  états  vieillis  de  l'Europe.  La  violence,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
exagéré,  éclatait  à  chaque  instant  dans  les  gestes,  dans  les  regards  des 
membres  de  l'assemblée.  C'était  le  réveil  de  l'esprit  indien  jetant  un  der- 
nier défi  aux  envahisseurs  de  quatre  siècles.  Un  député  plus  modéré,  ayant 
essayé  d'émettre  un  doute  sur  l'étendue  des  ressources  militaires  du  pays 
et  sur  les  dangers  possibles  d'une  lutte ,  était  violemment  expulsé  de  la 


798  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

salle  des  séances.  Le  président  Pezet,  un  peu  moins  persuadé  que  la  chambre 
de  l'invincibilité  du  Pérou,  comprenait  vers  quel  abîme  ces  manifestations 
irréfléchies  l'entraînaient.  Il  cherchait  à  sortir  de  la  voie  sans  issue  dans 
laquelle  il  se  sentait  engagé.  Les  conseils  de  guerre  qu'il  réunissait  étaient 
d'ailleurs  d'accord  pour  lui  démontrer  l'impossibilité  d'une  résistance 
contre  les  forces  même  réduites  de  l'Espagne.  Malgré  la  perte  de  la  frégate 
Triunfo,  la  division  navale  de  l'amiral  Pinzon  était  suffisante  pour  anéantir 
toutes  les  défenses  maritimes  du  Pérou.  Une  activité  inaccoutumée  régnait 
pourtant  dans  le  port  du  Callao.  On  remuait  la  terre  avec  une  ardeur  fé- 
brile pour  élever  des  remparts.  Un  ingénieur  blindait  une  corvette  avec 
des  rails  empruntés  au  chemin  de  fer.  Pour  convertir  un  ponton  en  batte- 
rie flottante,  on  y  transportait  une  des  locomotives  desservant  la  voie  du 
Callao  à  Lima.  Malheureusement  ces  tentatives  mêmes  n'aboutissaient  qu'à 
démontrer  l'impuissance  du  pays.  Autorisé  par  les  conseils  des  quelques 
hommes  politiques  que  compte  le  Pérou,  le  général  Pezet  se  décidait  alors 
à  dégager  sa  conduite  des  passions  de  l'assemblée  et  à  changer  son  minis- 
tère. Le  portefeuille  des  relations  extérieures,  abandonné  par  M.  Pacheco, 
échut  à  M.  Calderon,  connu  pour  ses  opinions  modérées  et  pour  ses  ten- 
dances sympathiques  vers  les  hommes  et  les  idées  du  vieux  monde.  Cette 
espèce  de  coup  d'état  n'eut  pas  lieu  sans  provoquer  des  protestations.  Les 
comités  démocratiques  s'agitèrent  et  poussèrent  les  hauts  cris.  L'associa- 
tion des  défenseurs  de  l'indépendance  demanda  à  la  chambre  de  proclamer 
la  déchéance  du  président.  Le  désordre  devint  tel  que  le  vieux  général 
Castilla  lui-même  conseilla  une  prompte  répression.  Les  émeutiers  furent 
chargés  sur  la  place  publique  par  un  piquet  de  cavalerie,  et  tout  finit  par 
quelques  arrestations.  L'opinion  s'émut  peu,  du  reste,  de  ces  manifesta- 
tions, auxquelles  le  peuple  de  la  capitale  ne  prit  aucune  part.  On  ne  pou- 
vait en  effet  contester  sérieusement  au  président,  dans  les  circonstances 
suprêmes  où  il  était  placé,  le  droit  de  changer  ses  ministres. 

Bien  qu'il  ne  fût  pas  encore  officiellement  installé,  le  congrès  crut  le 
moment  venu  de  se  mêler  à  la  politique  active  et  de  tenter  une  démarche 
qui  constatât  son  existence  politique.  Dans  la  nuit  du  31  octobre,  le  va- 
peur Talca,  de  la  compagnie  anglaise  du  Pacifique,  partait  secrètement 
pour  les  îles  Chinchas,  ayant  à  son  bord  le  secrétaire  de  la  légation  chi- 
lienne porteur  d'une  communication  adressée  par  le  congrès  à  l'amiral 
Pinzon.  Le  commandant  des  forces  espagnoles  fit  à  cet  envoyé  un  accueil 
poli,  mais  réservé;  il  dut  lui  répondre  que  ses  instructions  ne  l'autorisaient 
^  traiter  qu'avec  le  Pérou.  Les  membres  du  congrès  crurent  que  cette  ré- 
ponse leur  avait  été  faite  parce  qu'ils  ne  s'étaient  pas  encore  officiellement 
constitués.  Ils  se  trompaient  :  une  seconde  démarche  qu'ils  essayèrent  un 
peu  plus  tard  auprès  de  l'amiral  Pareja,  successeur  de  l'amiral  Pinzon, 
n'eut  pas  plus  de  succès,  bien  que  leurs  séances  fussent  déjà  ouvertes. 
Pouvait-il  en  être  autrement?  A  quel  titre  le  congrès  sud-américain  vou- 
lait-il se  faire  représenter  auprès  du  commandant  des  forces  espagnoles? 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  799 

Pouvait-il  avoir  une  existence  officielle  aux  yeux  de  l'agent  militaire  d'une 
puissance  européenne?  Il  n'était  pas  encore,  comme  le  parlement  de  Franc- 
fort, une  diète  diplomatiquement  accréditée,  formant  la  tête  d'une  grande 
confédération  et  constituant  elle-même  un  gouvernement.  En  présence  du 
corps  diplomatique  ordinaire,  résidant  au  Pérou,  chacun  des  membres  du 
congrès  ne  représentait  même  pas  aux  yeux  de  l'amiral  espagnol  le  gou- 
vernement qui  l'avait  envoyé  à  Lima.  On  comprend  du  reste  que,  fidèle  à 
une  pratique  ordinaire  de  la  guerre,  M.  Pareja,  comme  M.  Pinzon,  ait  tenu 
à  séparer  les  adversaires  qui  se  présentaient  à  la  fois,  et  ait  insisté  pour 
n'avoir  affaire  qu'à  l'un  d'eux,  le  seul  qui  l'intéressât  réellement. 

Repoussée  dans  ses  tentatives  de  négociation,  l'assemblée  sud-améri- 
caine n'en  serait  pas  moins  intervenue  d'une  manière  utile  dans  le  conflit 
hispano-péruvien,  s'il  faut  en  croire  un  article  inséré  dans  l'un  des  jour- 
naux les  plus  importans  de  Lima  sous  le  titre  de  Révélations.  D'après  cet 
article,  le  gouvernement  du  général  Pezet  aurait  invoqué  l'appui  du  con- 
grès pour  le  soutenir  dans  sa  lutte  contre  les  exagérations  de  la  chambre 
péruvienne.  Les  membres  de  l'assemblée  sud-américaine,  se  jugeant  supé- 
rieurs, comme  représentans  de  la  patrie  commune,  aux  députés  du  pays, 
auraient  suspendu  l'effet  de  la  loi  du  13  septembre,  et  ce  serait  en  vertu 
de  leur  autorisation  formelle  que  le  cabinet  de  Lima  aurait  pu  se  dispen- 
ser de  déclarer  la  guerre  à  l'Espagne.  Cette  version  du  Comercio  n'a  rien 
d'invraisemblable;  elle  a  été  admise  sans  difficulté  au  Pérou,  et  nous  avons 
tout  lieu  de  la  croire  conforme  à  ce  qui  s'est  réellement  passé.  Bien  que 
représentant  les  opinions  les  plus  avancées,  les  députés  du  congrès  ont 
tous  pris  une  part  plus  ou  moins  directe  à  l'administration  des  affaires 
publiques  dans  leur  pays;  ils  ont  donc  tous' pu  acquérir  un  peu  de  ce  sens 
pratique,  de  cette  mesure  politique  que  ne  manque  jamais  de  donner  l'exer- 
cice du  pouvoir.  C'aurait  été  là,  du  reste,  la  dernière  intervention  de 
l'assemblée  sud  -  américaine  dans  les  événemens  du  jour;  elle  n'aurait  pris 
aucune  part  aux  négociations,  qui  ont  été  conduites  par  l'une  des  indivi- 
dualités les  plus  remarquables  du  Pérou,  le  général  Vivanco.  De  manières 
élégantes,  d'un  esprit  habile  et  insinuant,  d'une  énergie  sans  brutalité,  cet 
ancien  président  du  Pérou  est  parvenu  à  calmer  sur  plusieurs  points  les 
susceptibilités  de  l'amiral  espagnol,  et  il  a  fait  certainement  pour  son  pays 
tout  ce  que  lui  permettaient  les  difficiles  conjonctures  qù  il  était  placé. 

C'est  au  moment  où  l'amiral  Pareja  venait  embosser  son  escadre  devant 
Callao,  où  la  chambre  péruvienne  se  déclarait  en  permanence,  où  le  géné- 
ral Pezet,  enfermé  dans  l'arsenal,  acceptait  enfin  l'ultimatum  qui  lui  était 
signifié,  c'est  alors  que  l'on  apprenait  au  Pérou  la  chute  du  gouvernement 
bolivien,  succombant  sous  une  émeute  de  quelques  hommes  provoquée  par 
un  bas  officier.  Pendant  cette  succession  d'événemens  qui  constataient 
d'une  façon  si  triste  et  si  vraie  l'impuissance  de  ces  états  à  se  gouverner 
eux-mêmes  et  à  se  défendre  au  dehors,  le  congrès  annonçait  officiellement, 
un  peu  trop  bruyamment  peut-être,  qu'il  avait  signé  «  premièrement  un 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

traité  d'union  et  d'alliance  défensive  entre  les  républiques  représentées 
dans  l'assemblée,  en  second  lieu  un  traité  destiné  à  assurer  la  conservation 
de  la  paix  entre  lesdits  états.  » 

Est-ce  là  l'obscur  commencement  d'une  grande  œuvre?  Les  efforts  de 
quelques  hommes  politiques  parviendront-ils  à  établir  les  élémens  de  cette 
fédération  qui  doit  communiquer  à  l'Amérique  latine  cette  puissance  que 
des  institutions  analogues  ont  déjà  donnée  à  une  autre  partie  du  même  con- 
tinent? Une  race  nouvelle  se  forme  dans  ces  jeunes  états  de  la  fusion  de 
tous  les  peuples  que  plusieurs  siècles  y  ont  violemment  réunis.  Les  restes 
des  anciennes  familles  espagnoles  disparaissent  peu  à  peu.  Le  sang  indien, 
qu'aucune  défaveur  de  caste  n'a  jamais  frappé  sérieusement,  apporte  à  la 
descendance  affaiblie  des  conquérans  la  sauvage  énergie  de  sa  sève.  Élé- 
gante et  vigoureuse  de  formes,  douée  de  passions  ardentes,  d'une  intel- 
ligence peut-être  trop  rapide  parce  qu'elle  est  exposée  à  rester  superfi- 
cielle, possédant  l'esprit  de  ruse,  bien  qu'elle  ait  des  manières  expansives, 
d'une  imagination  vive  et  poétique,  —  sa  littérature  naissante  le  prouve, 
—  cette  race  hispano-américaine  a  semblé  jusqu'à  présent  manquer  d'une 
qualité  essentielle  :  elle  a  été  impuissante  à  constituer  un  gouvernement 
stable.  Dieu  lui  a  donné,  du  Mexique  à  l'extrémité  du  Chili,  un  splendide 
domaine  ;  mais  l'immensité  même  de  cet  espace  ne  sera-t-elle  pas  un  pre- 
mier obstacle  à  l'établissement  de  la  nouvelle  confédération?  Les  trente- 
deux  millions  d'habitans  qui  la  peupleraient  seraient  répartis  sur  une 
surface  de  trois  cent  quatre-vingt-dix  milles  carrés,  c'est-à-dire  qu'une 
population  numériquement  inférieure  à  celle  de  la  France  devrait  occuper 
et  détenir  un  territoire  trente-huit  fois  plus  grand!  Comprend-on  quelles 
étendues  vides,  inconnues,  recèleraient  les  profondeurs  du  nouvel  état? 
Comment  établir  la  cohésion  politique  nécessaire  entre  des  pays  si  séparés, 
si  lointains?  Ne  verrait- on  pas,  au  sein  même  du  congrès  néo-latin,  se 
réveiller  l'antagonisme  des  élémens  espagnol  et  portugais  qui  ensanglante 
encore  aujourd'hui,  avec  une  violence  nouvelle,  l'une  des  rives  de  la  Plata? 
Quelle  serait  d'ailleurs  l'impuissance  du  gouvernement  central  à  faire  exé- 
cuter ses  volontés!  Quelles  difficultés  ne  rencontrerait-il  pas  pour  trans- 
mettre même  ses  ordres  à  de  telles  distances,  des  bords  du  Pacifique  à 
ceux  de  l'Océan,  à  travers  les  solitudes  de  l'intérieur  ou  les  tempêtes  du 
cap  Horn!  La  nature,  les  circonstances,  ne  sont-elles  donc  pas,  quant  à 
présent,  opposées  à  un  projet  dont  il  convenait  toutefois  de  constater  la 
grandeur,  et  dont  la  réalisation  appartiendra  peut-être  à  un  avenir  moins 
éloigné  que  nous  ne  le  croyons  aujourd'hui?  j.  de  lasselbe. 


V.  DE  Mars. 


L'ITALIE 

ET    LA    VIE    ITALIENNE 


IV. 

LES    ÉGLISES.   —    LA    SOCIETE    R  O  M  A  I IV  E    (t). 


15  mars  1864,  les  églises. 

Il  paraît  que  tes  amis  m'accusent  d'irrévérence;  quand  on  est 
à  Rome,  c'est  pour  admirer  et  non  pour  remarquer  que  les  men- 
dians  sont  sales,  et  qu'aux  coins  de  rue  il  y  a  des  tronçons  de  chou. 
Mes  chers  amis,  comme  il  vous  plaira;  je  vais  vous  choquer  encore 
davantage.  Dites  que  je  viens  ici  dans  la  mauvaise  saison,  que  je 
note  les  impressions  du  moment,  que  je  parle  en  profane,  en  simple 
curieux,  en  amateur  d'histoire,  que  je  n'ai  manié  ni  l'ébauchoir, 
ni  le  pinceau,  ni  le  tire-ligne  :  tout  cela  est  vrai;  mais  laissez  cha- 
que instrument  rendre  le  son  qui  lui  est  propre,  n'exigez  pas  un 
air  approuvé,  vérifié,  transmis  de  serinette  en  serinette,  pour  la 
plus  grande  gloire  de  la  tradition. 

Par  exemple,  je  ne  pourrai  jamais  admettre  que  les  églises  de 
Rome  soient  chrétiennes,  et  j'en  suis  bien  fâché,  car  cela  me  fera 
du  tort.  S'il  y  a  un  endroit  au  monde  où  il  est  à  propos  d'éprou- 
ver l'attendrissement,  la  componction,  la  vénération,  le  sentiment 
grandiose  et  douloureux  de  l'infini,  de  Y  au-delà,  c'est  ici,  et  par 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  décembre  1864,  du  1"  et  du  15  janvier  1865. 

TOME   LYI.  —   15   AVRIL   1865.  51 


802  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malheur  on  y  éprouve  des  sentimens  contraires.  Que  de  fois  par  con- 
traste j'ai  pensé  à  nos  églises  gothiques,  —  Reims,  Chartres,  Paris, 
Strasbourg  surtout!  J'avais  revu  Strasbourg  trois  mois  auparavant, 
et  j'avais  passé  une  après-midi  seul  dans  son  énorme  vaisseau 
noyé  d'ombre.  Un  jour  étrange,  une  sorte  de  pourpre  ténébreuse  et 
mouvante,  mourait  dans  la  noirceur  insondable.  Au  fond,  le  chœur 
et  l'abside  avec  leur  cercle  massif  de  colonnes  .rondes,  la  forte 
église  primitive  et  demi-romaine,  disparaissaient  dans  la  nuit,  tige 
antique  enfoncée  dans  la  terre,  tige  épaisse  et  indestructible  autour 
de  laquelle  était  venue  s'épanouir  et  fleurir  toute  la  végétation  go- 
thique. Point  de  chaises  dans  la  grande  nef,  à  peine  cinq  ou  six 
fidèles  à  genoux  ou  errant  comme  des  ombres.  Le  misérable  mé- 
nage, la  friperie  du  culte  ordinaire,  l'agitation  des  insectes  hu- 
mains, ne  venaient  point  troubler  la  sainteté  de  la  solitude.  Le 
large  espace  entre  les  piliers  s'étalait  noir  sous  la  voûte  peuplée  de 
clartés  douteuses  et  de  ténèbres  presque  palpables.  Au-dessus  du 
chœur  tout  noir,  une  seule  fenêtre  lumineuse  se  détachait,  pleine  de 
figures  rayonnantes,  comme  une  percée  sur  le  paradis. 

Le  chœur  était  rempli  de  prêtres,  mais  de  l'entrée  on  n'en  dis- 
tinguait rien,  tant  l'ombre  était  épaisse  et  la  distance  grande.  Point 
d'ornemens  visibles  ni  de  petites  idoles.  Seuls  dans  l'obscurité, 
parmi  les  grandes  formes  qu'on  devinait,  deux  chandeliers ,  avec 
leurs  flambeaux  allumés,  luisaient  aux  deux  coins  de  l'autel,  pareils 
à  des  âmes  tremblantes.  Des  chants  montaient  et  redescendaient  à 
intervalles  égaux  comme  des  encensoirs  qui  se  balancent.  Parfois 
les  voix  claires  et  lointaines  des  enfans  de  chœur  faisaient  penser  à 
une  mélodie  de  petits  anges,  et  de  temps  en  temps  une  ample  mo- 
dulation d'orgue  couvrait  tous  les  bruits  de  sa  majestueuse  har- 
monie. 

On  avance,  et  les  idées  chrétiennes  envahissent  l'esprit  par  un 
jet  nouveau  à  mesure  qu'un  nouvel  aspect  s'ouvre.  Arrivé  à  l'ab- 
side, lorsque  dans  la  crypte  déserte  et  froide  on  a  vu  le  grand 
archevêque  de  pierre,  un  livre  à  la  main,  couché  pour  l'éternité, 
comme  un  pharaon,  sur  son  sépulcre,  et  qu'on  se  retourne  au  sor- 
tir de  la  voûte  mortuaire ,  la  rosace  orientale  éclate  au-dessus  de 
l'énorme  obscurité  des  premiers  arceaux,  dans  sa  bordure  noire  et 
bleue,  avec  ses  broderies  d'incarnat  violacé,  avec  ses  innombrables 
pétales  d'améthyste  et  d'émeraude,  avec  la  douloureuse  et  ardente 
.splendeur  de  ses  pierreries  mystiques,  avec  les  scintillemens  entre- 
croisés de  sa  sanglante  magnificence.  C'est  là  le  ciel  entrevu  le  soir 
en  rêve  par  une  âme  qui  aime  et  qui  souffre.  Au-dessous,  comme 
une  muette  forêt  septentrionale,  les  piliers  allongent  leurs  files  co- 
lossales. La  profondeur  des  ombres  et  la  violente  opposition  des 


l'italie  et  la.  vie  italienne.  803 

jours  rayonnans  sont  une  image  de  la  vie  chrétienne  plongée  dans 
ce  triste  monde  avec  des  échappées  sur  l'autre.  Cependant  des 
deux  côtés,  à  perte  de  vue,  sur  les  vitraux,  les  processions  violettes 
et  rougeâtres,  toute  l'histoire  sacrée  scintille  en  révélations  appro- 
priées à  la  pauvre  nature  humaine. 

Comme  ces  barbares  du  moyen  âge  ont  senti  le  contraste  des 
jours  et  des  ombres  !  que  de  Rembrandts  il  y  a  eu  parmi  les  maçons 
qui  ont  préparé  ces  ondoiemens  mystérieux  des  ténèbres  et  des 
lueurs!  Gomme  il  est  vrai  de  dire  que  l'art  n'est  qu'expression, 
qu'il  s'agit  avant  tout  d'avoir  une  âme,  qu'un  temple  n'est  pas  un 
amas  de  pierres  ou  une  combinaison  de  formes,  mais  d'abord  et 
uniquement  une  religion  qui  parle!  Cette  cathédrale  parlait  tout 
entière  aux  yeux,  dès  le  premier  regard,  au  premier  venu ,  à  un 
pauvre  bûcheron  des  Vosges  ou  de  la  Forêt-Noire,  demi-brute  en- 
gourdie et  machinale,  dont  nul  raisonnement  n'eût  pu  percer  la 
lourde  enveloppe,  mais  que  sa  misérable  vie  au  milieu  des  neiges, 
sa  solitude  dans  sa  chaumine,  ses  rêves  sous  les  sapins  battus  par 
la  bise,  avaient  rempli  de  sensations  et  d'instincts  que  chaque 
forme  et  chaque  couleur  réveillaient  ici.  Le  symbole  donne  tout  du 
premier  coup  et  fait  tout  sentir;  il  va  droit  au  cœur  par  les  yeux 
sans  avoir  besoin  de  traverser  la  raison  raisonnante.  Un  homme 
n'a  pas  besoin  de  culture  pour  être  touché  de  cette  énorme  allée, 
avec  ses  piliers  graves  régulièrement  rangés,  qui  ne  se  lassent  pas 
de  porter  cette  sublime  voûte;  il  lui  suffit  d'avoir  erré  dans  les 
mois  d'hiver  sous  les  futaies  mornes  des  montagnes.  11  y  a  un 
monde  ici,  un  abrégé  du  grand  monde  tel  que  le  christianisme  le 
conçoit  :  ramper,  tâtonner  des  deux  mains  contre  des  parois  hu- 
mides dans  cette  vie  ténébreuse,  parmi  les  vacillemens  de  clartés 
incertaines,  parmi  les  bourdonnemens  et  les  chuchotemens  aigres 
de  la  fourmilière  humaine,  et,  pour  consolation,  apercevoir  çà  et  là 
dans  les  sommets  des  figures  rayonnantes,  le  manteau  d'azur,  les 
yeux  divins  d'une  Vierge  et  d'un  petit  enfant,  le  bon  Christ  tendant 
ses  mains  bienfaisantes,  pendant  qu'un  concert  de  hautes  notes 
argentines  et  d'acclamations  triomphantes  emporte  l'âme  dans  ses 
enroulemens  et  dans  ses  accords. 

15  mars,  le  Gesu. 

Ce  sont  ces  souvenirs  et  d'autres  pareils  qui  me  gâtent  ou  plutôt 
qui  m'expliquent  les  églises  de  Rome.  Elles  sont  presque  toutes  du 
xvii«  siècle  ou  de  la  fin  du  xvi%  en  tout  cas  modernisées,  et  portent 
la  marque  de  la  restauration  catholique  qui  suivit  le  concile  de 
Trente.  A  partir  de  cette  époque,  le  sentiment  religieux  se  trans- 
forme; l'ascendant  est  aux  jésuites.  Ils  ont  un  goût,  comme  ils  ont 


SOh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  théologie  et  une  politique;  toujours  une  conception  nouvelle 
des  choses  divines  et  humaines  produit  une  façon  nouvelle  d'en- 
tendre la  beauté  :  l'homme  parle  dans  ses  décorations,  dans  ses 
chapiteaux ,  dans  ses  coupoles,  parfois  plus  clairement  et  toujours 
plus  sincèrement  que  dans  ses  actions  et  ses  écrits. 

Pour  voir  ce  goût  dans  tout  son  éclat,  il  faut  aller  près  de  la  place 
de  Venise,  au  Gesu,  monument  central  de  la  société,  bâti  par  Vi- 
gnoles  et  Jacques  de  La  Porte  dans  le  dernier  quart  du  xvi^  siècle. 
La  grande  renaissance  païenne  s'y  continue,  mais  s'y  altère.  Les 
voûtes  à  plein-cintre,  la  coupole,  les  pilastres,  les  frontons,  toutes 
les  grandes  parties  de  l'architecture  sont,  comme  la  renaissance 
elle-même,  renouvelées  de  l'antique;  mais  le  reste  est  une  déco- 
ration, et  tourne  au  luxe  et  au  colifichet.  Avec  la  solidité  de  son 
assiette  et  les  rondeurs  de  ses  formes,  avec  la  pompeuse  majesté  de 
ses  pilastres  chargés  de  chapiteaux  d'or,  avec  ses  dômes  peints  où 
tournoient  de  grandes  figures  drapées  et  demi-nues,  avec  ses  pein- 
tures encadrées  dans  des  bordures  d'or  ouvragé,  avec  ses  anges  en 
relief  qui  s'élancent  du  rebord  des  consoles,  cette  église  ressemble 
à  une  magnifique  salle  de  banquet,  à  quelque  hôtel  de  ville  royal 
qui  se  pare  de  toute  son  argenterie,  de  tous  ses  cristaux,  de  son 
linge  damassé ,  de  ses  rideaux  garnis  de  dentelle ,  pour  recevoir  un 
monarque  et  faire  honneur  à  la  cité.  La  cathédrale  du  moyen  âge 
suggérait  des  rêveries  grandioses  et  tristes,  le  sentiment  de  la  mi- 
sère humaine,  la  divination  vague  d'un  royaume  idéal  où  le  cœur 
passionné  trouvera  la  consolation  et  le  ravissement.  Le  temple  de 
la  restauration  catholique  inspire  des  sentimens  de  soumission, 
d'admiration,  ou  du  moins  de  déférence,  pour  cette  personne  si 
puissante ,  si  anciennement  établie ,  surtout  si  accréditée  et  si  bien 
meublée,  qu'on  appelle  l'église. 

De  toute  cette  décoration  imposante  et  éblouissante,  une  idée 
jaillit  pareille  à  une  proclamation  :  «  L'ancienne  Rome  avait  réuni 
l'univers  dans  un  empire  unique;  je  la  renouvelle  et  je  lui  succède. 
Ce  qu'elle  avait  fait  pour  les  corps,  je  le  ferai  pour  les  esprits.  Par 
mes  missions,  mes  séminaires,  ma  hiérarchie,  j'établirai  universel- 
lement, éternellement  et  magnifiquement  l'église.  Cette  église  n'est 
pas,  comme  le  veulent  vos  protestans,  l'assemblée  des  âmes  alar- 
mées et  indépendantes,  chacune  active  et  raisonneuse  devant  sa 
Bible  et  sa  conscience,  ni,  comme  le  voulaient  les  premiers  chré- 
tiens, l'assemblée  des  âmes  tendres  et  tristes  mystiquement  unies 
par  la  communauté  de  l'extase  et  l'attente  du  royaume  de  Dieu  : 
elle  est  un  corps  de  puissances  ordonnées,  une  institution  sainte, 
subsistante  par  elle-même  et  souveraine  des  esprits.  Elle  ne  réside 
pas  en  eux,  elle  ne  dépend  pas  d'eux,  elle  a  sa  source  en  soi.  Elle 


l' ITALIE    ET    LA    VIE    ITALIENNE.  805 

est  une  sorte  de  Dieu  intermédiaire  substitué  à  l'autre  et  muni  de 
tous  ses  droits.  » 

Une  pareille  ambition  a  sa  grandeur  et  provoque  des  sentimens 
puissans.  Sans  doute  elle  n'a  rien  de  commun  avec  la  vie  spirituelle 
intérieure,  avec  le  dialogue  continu  de  la  conscience  chrétienne 
occupée  à  s'examiner  devant  le  Dieu  juste  :  elle  est  tout  humaine, 
et  ressemble  au  zèle  qu'un  moine  avait  pour  son  ordre,  un  sujet 
français  du  xvii*  siècle  pour  la  monarchie;  mais  par  elle  l'homme 
se  sent  compris  dans  un  grand  établissement  durable  qu'il  préfère 
à  lui-même,  dans  lequel  il  s'oublie,  pour  lequel  il  travaille  et  se 
dévoue.  C'était  la  passion  d'un  Romain  pour  sa  Rome;  en  effet,  la 
Rome  nouvelle  est  à  la  Rome  antique  ce  qu'une  de  ces  églises  à 
coupole  est  au  Panthéon  d'Agrippa,  je  veux  dire  une  copie  altérée, 
surchargée,  la  même  au  fond  pourtant,  sauf  cette  différence,  que  le 
gouvernement  de  la  seconde  Rome ,  étant  spirituel ,  non  temporel , 
va  de  l'âme  au  corps,  non  du  corps  à  l'âme.  Dans  l'une  comme 
dans  l'autre,  il  s'agit  de  régler  la  vie  humaine  tout  entière  d'après 
un  plan  préconçu,  au-dessous  d'une  autorité  absolue,  hors  de  la- 
quelle tout  semble  désordre  et  barbarie.  Là  où  l'un  employait  la 
force,  l'autre  emploie  l'habileté,  les  ménagemens,  la  patience,  les 
calculs  de  la  diplomatie  et  de  la  politique  ;  mais  le  fond  du  cœur 
n'a  pas  changé,  et,  pour  les  habitudes  de  l'âme,  rien  n'est  plus 
semblable  à  un  sénateur  romain  qu'un  prélat  catholique. 

C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  mettre  pour  comprendre  les 
édifices  ecclésiastiques  de  ce  pays.  Ils  glorifient  non  le  christia- 
nisme, mais  l'église.  Ce  nouveau  catholicisme  s'appuie  sur  des  sup- 
ports nombreux  et  tous  solides  : 

Sur  l'habitude.  —  L'homme  a  l'intelligence  moutonnière;  sur 
cent,  il  n'y  en  a  pas  trois  qui  aient  le  loisir  ou  l'esprit  de  se  faire 
par  eux-mêmes  une  opinion  en  matière  religieuse.  La  voie  est  toute 
faite  :  quatre-vingt-dix-sept  la  suivent;  des  trois  qui  restent,  il  y 
en  a  deux  et  demi  qui,  ayant  tâtonné  infructueusement,  rentrent 
fatigués  dans  le  sentier  frayé. 

Sur  le  bel  ordre  régulier  et  l'extérieur  imposant  de  l'institution. 
—  Depuis  le  concile  de  Trente,  la  discipline  ecclésiastique  s'est  res- 
serrée; sous  le  contre-coup  de  la  réforme,  on  a  pourvu  à  l'instruc- 
tion et  à  la  décence  du  clergé. 

Sur  la  pompe  et  le  prestige  du  culte  et  des  édifices,  sur  les 
grandes  œuvres  opérées,  missions,  conversions,  sur  l'antiquité  de 
l'institution,  et  tout  ce  que  M.  de  Chateaubriand  a  développé  dans 
son  beau  style. 

Sur  l'imagination  superstitieuse,  plus  ou  moins  grande  selon  les 
climats,  très  forte  dans  les  pays  du  midi,  terrible  au  moment  de  1% 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort.  —  Un  homme  à  sang  chaud,  à  conceptions  colorées  et  pas- 
sionnées, est  pris  par  les  yeux.  J'en  ai  vu  qui  se  croyaient  raison- 
neurs et  voltairiens  :  un  enterrement,  la  vue  d'une  madone  dans  sa 
châsse  étincelante,  parmi  les  flamboiemens  des  cierges  et  les  nuages 
de  parfums,  les  met  hors  d'eux,  les  jette  par  terre  à  genoux.  Dans 
ces  sortes  de  têtes,  l'idée  ne  peut  pas  résister  à  l'image. 

Sur  l'utilité  répressive.  —  Les  gouvernemens,  les  gens  établis, 
propriétaires  et  conservateurs,  y  trouvent  une  police  de  surcroît, 
celle  des  choses  morales. 

Sur  la  portion  de  vertu  qui  s'y  développe.  —  Certaines  âmes  y 
naissent  nobles,  ou,  par  délicatesse  naturelle,  retrouvent  la  poésie 
de  la  tradition  mystique;  telle  Eugénie  de  Guérin. 

Ce  ne  sont  là  que  les  lignes  générales;  il  y  a  d'autres  traits  plus 
particuliers  ajoutés  par  les  jésuites,  et  qui  sont  le  propre  de  l'ordre  : 
on  fait  vingt  pas  dans  cette  église,  et  tout  de  suite  on  les  aperçoit. 
Entre  ces  mains  ingénieuses  et  délicates,  la  religion  s'est  faite  mon- 
daine; elle  veut  plaire,  elle  pare  son  temple  comme  un  salon, 
môme  elle  le  pare  trop;  on  dirait  qu'elle  fait  montre  de  sa  richesse  : 
elle  tâche  d'amuser  les  yeux,  de  les  éblouir,  de  piquer  l'attention 
blasée,  de  paraître  galante  et  pimpante.  Les  petites  rotondes  sur 
les  deux  côtés  de  la  grande  nef  sont  de  charmans  cabinets  de  mar- 
bre, frais  et  demi-obscurs  comme  des  boudoirs  ou  des  bains  de 
belles  dames.  Les  colonnes  de  marbre  précieux  dressent  de  toutes 
parts  leurs  fûts  polis,  où  serpentent  des  teintes  orangées,  roses  et 
verdâtres.  Une  tapisserie  de  marbres  revêt  les  murs  de  ses  bigar- 
rures luisantes;  aux  corniches,  de  jolis  anges  de  marbre  blanc  s'é- 
lancent, déployant  leurs  jambes  élégantes.  Les  dorures  multipliées 
courent  parmi  les  chapiteaux,  scintillent  autour  des  peintures,  s'é- 
panouissent en  gloires  au-dessus  des  autels,  rampent  le  long  des 
balustrades  en  filets  lumineux,  s'entassent  dans  les  sanctuaires  en 
bouquets  ouvragés,  en  prodigues  efîlorescences,  avec  un  air  de  fête 
qui  fait  penser  à  une  galerie  princière  prête  pour  un  bal.  Dans  ces 
fauves  reflets  de  l'or,  parmi  ces  incrustations  de  marbres  colorés, 
à  travers  l'air  encore  chargé  de  vagues  parfums  d'encens,  on  voit 
se  remuer  de  grands  groupes  de  marbre  blanc  qui  proclament  le 
nouvel  esprit,  celui  d'orthodoxie  et  d'obéissance  :  la  Religion  qui 
terrasse  V Hérésie,  l'Eglise  qui  accable  les  faux  Docteurs.  Sur  la 
gauche  s'élève  le  trône  du  patron  du  lieu,  le  grand  autel  de  saint 
Ignace,  derrière  une  balustrade  de  bronze  toute  peuplée  d'aimables 
petits  anges  dorés  qui  jouent,  tout  encadrée  de  boules  d'agate,  tel- 
lement ornée  et  enjolivée  que  rien  ne  J'égale,  sauf  l'échafaudage  de 
figures,  de  flambeaux,  de  feuillages,  de  dorures  qui  montent  au- 
dessus,  entassés  et  emmêlés  comme  une  garniture  de  cheminée 


l' ITALIE    ET   LA    VIE    ITALIENNE.  S07 

royale  ou  comme  un  reposoir.  Là,  dans  la  main  du  Père  éternel, 
est  le  célèbre  globe,  le  plus  grand  morceau  de  lapis-lazuli  que  l'on 
connaisse;  là  est  la  statue  d'argent  de  saint  Ignace,  haute  de  neuf 
pieds.  Un  prêtre  qui  balaie  le  pourtour  soulève  les  tapis  pour  me 
montrer  les  incrustations  de  marbre;  il  passe  sa  main  avec  complai- 
sance sur  le  luisant  des  agates;  il  me  parle  avec  regret  des  flam- 
beaux d'or  qui  ont  été  enlevés  pendant  les  guerres  de  la  révolution; 
il  est  heureux  de  servir  un  si  bel  autel,  et  le  préfère  à  celui  du 
chœur,  qu'il  juge  trop  simple.  Il  m'engage  à  revenir  demain,  pour 
voir  de  mes  yeux  la  statue  d'argent,  haute  de  neuf  pieds;  aujour- 
d'hui elle  est  dans  ses  enveloppes  :  «  Toute  d'argent,  monsieur,  et 
haute  de  neuf  pieds;  il  n'y  a  rien  de  pareil  au  monde!  »  Le  paysan, 
l'ouvrier  du  xvii"  siècle,  se  découvraient  avec  crainte  dans  la  mai- 
son d'un  personnage  si  riche.  Le  gentilhomme,  l'élégant  s'y  trou- 
vait dans  son  monde,  parmi  des  meubles  aussi  pomponnés  et  aussi 
fastueux  que  les  siens.  En  outre  il  y  rencontrait  des  femmes  parées 
et  écoutait  de  la  bonne  musique. 

Tout  cela  fait  partie  d'un  système.  Dès  qu'on  parcourt  les  pays 
du  midi,  on  s'en  trouve  pénétré.  Je  l'ai  déjà  vu  en  Belgique,  dans 
le  bon  pays  tranquille  et  docile  regagné  par  le  duc  de  Parme,  dans 
l'église  des  jésuites  d'Anvers,  dans  la  décoration  intérieure  de 
presque  toutes  les  vieilles  cathédrales,  dans  cette  célèbre  chaire  de 
Sainte-Gudule,  véritable  jardin,  où  l'on  a  mis  des  treillages,  des 
feuillages,  un  paon,  un  aigle,  toute  sorte  de  bêtes,  toute  la  ména- 
gerie du  paradis,  Adam  et  Eve  ^*êtus  décemment,  l'ange,  qui  veut 
être  en  colère,  et  qui  a  l'air  riant.  Toute  chose  jésuitique  porte 
ainsi  un  air  riant  et  de  commande,  réveille  des  idées  de  commodité 
et  d'agrément  :  par  exemple,  au-dessus  de  la  tête  du  prédicateur, 
un  ciel  de  lit  en  nuages  pareil  à  une  alcôve;  plus  haut  encore,  la 
Madone,  une  jeune  demoiselle  svelte  et  gracieuse,  prête  pour  le 
bal,  aux  jolis  bras  minces.  Le  commentaire  de  ces  décorations  est 
Y  Imago  primi  sœculi,  superbe  livre  illustré  qui  est  comme  le  ma- 
nifeste du  goût  jésuitique.  On  y  voit  le  jésuite  en  nourrice  berçant 
le  divin  poupon,  ou  bien  encore  le  jésuite  pêcheur  prenant  les  âmes 
au  filet;  plus  bas,  des  vers  latins  et  des  vers  français  en  style  de 
collège.  Ce  ne  sont  que  gentillesses  mignardes,  jeux  de  mots  pré- 
cieux, agrémens  de  bel  esprit,  doucereuses  fadeurs,  bref  tous  les 
bonbons  de  la  confiserie  dévote. 

S'ils  ont  fabriqué  des  bonbons,  c'est  avec  génie;  la  preuve  est 
qu'ils  ont  reconquis  de  cette  façon  la  moitié  de  l'Europe,  et  s'ils  y 
sont  parvenus,  c'est  qu'ils  ont  trouvé  une  des  idées  capitales  de 
leur  temps.  A  ce  moment,  le  catholicisme  devait  pour  subsister 
faire  une  volte-face;  c'est  par  eux  qu'il  l'a  faite.  Après  la  glorieuse 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  universelle  renaissance,  au  milieu  de  ces  industries,  de  ces  arts, 
de  ces  sciences  nouvelles  qui  abritaient,  embellissaient,  élargissaient 
la  vie  humaine,  la  religion  ascétique  du  moyen  âge  ne  pouvait  plus 
durer.  On  ne  pouvait  plus  regarder  le  monde  comme  un  cachot,  ni 
l'homme  comme  un  ver  de  terre,  ni  la  nature  comme  un  voile  fragile 
et  temporaire,  misérablement  interposé  entre  Dieu  et  l'âme,  pour 
laisser  entrevoir  çà  et  là  par  ses  déchirures  le  monde  surnaturel» 
seul  solide  et  subsistant.  On  avait  pris  confiance  en  la  force  et  en  la 
raison  humaine  ;  on  commençait  à  sentir  la  stabilité  des  lois  natu- 
relles; on  jouissait  de  la  demi-protection  établie  par  les  monarchies 
régulières;  on  goûtait  avidement  le  bien-être  que  toutes  les  sources 
versaient  à  flots.  La  santé  et  la  vigueur  étaient  revenues,  et  les 
muscles  bien  nourris,  le  cerveau  équilibré,  la  chaude  et  rouge  on- 
dée de  la  vie  abondamment  épandue  dans  les  veines,  répugnaient  à 
la  fièvre  mystique,  aux  douloureuses  visions,  aux  angoisses  et  aux 
élancemens  extatiques  que  la  maigreur  du  jeûne  et  le  trouble  des 
nerfs  surexcités  avaient  produits.  Il  fallait  que  la  religion  s'accom- 
modât à  la  nouvelle  condition  des  hommes;  elle  était  forcée  de  se 
tempérer,  de  retirer  ou  d'alléger  la  malédiction  qu'elle  avait  je- 
tée sur  la  terre,  d'autoriser  ou  de  tolérer  les  instincts  naturels, 
d'accepter  ouvertement  ou  par  un  détour  l'épanouissement  de  la  vie 
temporelle,  de  ne  plus  condamner  la  recherche  et  le  goût  du  bien- 
être.  Elle  se  conforma  au  temps,  et  au  nord  comme  au  midi,  chez 
les  peuples  germaniques  comme  chez  les  peuples  latins,  on  vit  in- 
sensiblement le  christianisme  se  rapprocher  du  monde.  Le  protes- 
tant honora  l'examen  libre,  le  travail  utile,  le  mariage  grave,  la  vie 
de  famille,  l'acquisition  honnête  de  la  richesse,  la  jouissance  mo- 
dérée des  contentemens  domestiques  et  des  aisances  corporelles. 
«  Notre  affaire,  disait  Addison,  est  d'arriver  ici-bas  à  la  vie  com- 
mode, et  là-haut  à  la  vie  heureuse.  »  Le  jésuite  atténua  la  redou- 
table doctrine  de  la  grâce,  tourna  les  prescriptions  rigides  des 
conciles  et  des  pères,  inventa  la  direction  indulgente,  la  morale 
relâchée,  la  casuistique  accommodante,  la  dévotion  facile,  et  par 
le  plus  adroit  maniement  des  distinctions,  des  restrictions,  des  in- 
terprétations,  des  probabilités  et  de  toutes  les  broussailles  théo- 
logiques, parvint,  de  ses  mains  souples,  à  rendre  à  l'homme  la 
liberté  du  plaisir.  «  Amusez-vous,  soyez  jeunes;  seulement  venez 
de  temps  en  temps  me  conter  vos  affaires.  Croyez  en  outre  que  je 
vous  rendrai  bien  des  petits  services.  » 

Mais  pour  relâcher  un  frein  il  fallait  en  resserrer  un  autre.  Contre 
les  déréglemens  des  instincts  à  demi  déchaînés ,  le  protestant  avait 
trouvé  une  digue  dans  l'éveil  de  la  conscience,  dans  l'appel  à  la 
raison,  dans  le  développement  de  l'action  ordonnée  et  laborieuse.  Le 


l'italie  et  la  vie  italienne.  809 

jésuite  en  chercha  une  dans  la  direction  méthodique  et  mécanique 
de  l'imagination.  C'est  là  son  coup  de  génie:  il  a  découvert  dans  la 
nature  humaine  une  couche  inconnue  et  profonde  qui  sert  de  sup- 
port à  toutes  les  autres,  et  qui,  une  fois  inclinée,  communique  son 
inclinaison  au  reste,  en  sorte  que  dorénavant  tout  roule  sur  la  pente 
ainsi  pratiquée.  Notre  fond  intime  n'est  pas  la  raison  ni  le  raison- 
nement, mais  les  images.  Les  figures  simples  des  choses,  une  fois 
transportées  dans  notre  cerveau,  s'y  ordonnent,  s'y  répètent,  s'y 
enfoncent  avec  des  affinités  et  des  adhérences  involontaires;  quand 
ensuite  nous  agissons,  c'est  dans  le  sens  et  par  l'impulsion  des 
forces  ainsi  produites,  et  notre  volonté  sort  tout  entière,  comme  une 
végétation  visible,  des  semences  invisibles  que  la  fermentation  in- 
térieure a  fait  germer  sans  notre  concours.  Quiconque  est  maître  de 
la  cave  obscure  où  l'opération  s'accomplit  est  maître  de  l'homme; 
il  n'a  qu'à  semer  les  graines,  à  gouverner  la  pousse  souterraine  : 
la  plante  adulte  sera  ce  qu'il  lui  plaira.  11  faut  lire  leurs  Exercitia 
spiritualia  pour  savoir  comment,  sans  poésie,  sans  philosophie,  sans 
aucun  emploi  des  forces  nobles  de  la  religion,  on  peut  s'emparer  de 
l'homme.  Ils  ont  une  recette  pour  rendre  les  gens  dévots  et  l'appli- 
quent dans  leurs  retraites;  l'effet  est  certain. 

«  Le  premier  point,  disent  ces  savans  psychologues  (1),  est  de 
construire  le  lieu  en  imagination,  c'est-à-dire  de  se  figurer  qu'on 
voit  les  synagogues,  les  fermes,  les  villes  que  le  Christ  parcourait 
dans  ses  prédications...  Il  faut  se  représenter,  par  une  sorte  de  vi- 
sion de  l'imagination,  un  endroit  corporel,  par  exemple  un  temple 
ou  une  montagne  sur  laquelle  nous  trouvons  Jésus-Christ  ou  la 
vierge  Marie  et  les  autres  choses  qui  ont  rapport  à  la  méditation... 
Le  second  point  est  d'entendre  par  l'ouïe  intérieure  ce  que  disent 
tous  les  personnages,  par  exemple  les  personnes  divines  conversant 
ensemble  dans  le  ciel  sur  le  rachat  du  genre  humain,  ou  bien  la 
Vierge  et  l'ange  dans  une  petite  chambre  traitant  ensemble  du  mys- 
tère de  l'incarnation...  Si  notre  méditation  a  pour  fond  une  chose 
incorporelle,  comme  par  exemple  la  considération  des  péchés,  on 
pourra  construire  le  lieu  en  telle  sorte  que  par  l'imagination  nous 
voyions  notre  âme  enchaînée  comme  dans  une  prison  dans  ce  corps 
corruptible,  et  l'homme  lui-même  exilé  dans  cette  vallée  de  larmes 
parmi  les  bêtes  brutes.  »  De  même,  pour  bien  sentir  la  condition  du 
chrétien,  il  est  à  propos  de  se  figurer  deux  armées,  le  Christ  avec 
les  saints  et  les  anges  dans  un  vaste  champ  près  de  Jérusalem,  et 
Lucifer,  «  chef  des  impies,  dans  un  autre  champ  près  de  Babylone, 
assis  sur  un  siège  pleia  de  feu  et  de  fumée,  horrible  d'aspect 

(1)  Édition  1044,  p.  62,  96,  120,  106,  80,  104. 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  visage  terrible.  Ensuite  il  faudra  se  mettre  devant  les  yeux  ce 
même  Lucifer  convoquant  les  démons  innombrables  et  les  en- 
voyant pour  nuire  dans  tout  l'univers,  sans  qu'aucune  cité,  aucun 
lieu,  aucune  classe  de  personnes  soit  exempte  de  leurs  attaques.  » 
Tous  les  tours  de  la  roue  sont  comptés.  S'il  s'agit  de  l'enfer,  a  le 
premier  point  est  de  contempler  par  l'imagination  les  vastes  incen- 
dies des  enfers  et  les  âmes  enfermées  dans  certains  feux  corporels, 
•  comme  en  des  cachots.  Le  second  est  d'entendre  par  l'imagination 
les  plaintes,  les  sanglots,  les  liurlemens  et  les  blasphèmes  qui  écla- 
tent là  contre  le  Christ  et  ses  saints.  Le  troisième  est  de  respirer 
par  l'imagination  la  fumée,  le  soufre  et  la  puanteur  d'une  sorte  de 
sentine  ou  de  boue  et  de  pourriture.  Le  quatrième  est  de  goûter 
aussi  en  imagination  les  choses  les  plus  amères,  comme  les  larmes, 
l'aigreur,  le  ver  de  la  conscience.  Le  cinquième  est  de  toucher  en 
quelque  sorte  ces  feux  dont  le  contact  consume  les  âmes.  »  Chaque 
dent  de  l'engrenage  mord  à  son  tour  :  d'abord  les  images  de  la  vue, 
puis  celles  de  l'ouïe,  puis  celles  de  l'odorat,  du  goût,  du  toucher; 
la  répétition  et  la  persistance  du  choc  approfondissent  Fempreinte. 
On  travaillera  ainsi  cinq  heures  par  jour.  Dans  les  intervalles  de  re- 
pos, on  ne  se  laissera  pas  distraire.  On  ne  verra  personne  du  dehors. 
On  évitera  de  parler  aux  religieux  de  la  maison.  On  se  gardera  de  lire 
ou  d'écrire  quelque  chose  qui  n'ait  pas  rapport  à  la  méditation  du 
jour.  On  y  reviendra  la  nuit.  Expérience  faite,  le  traitement  produit 
son  effet  en  quatre  semaines.  A  mon  sens,  c'est  beaucoup;  je  connais 
bon  nombre  de  gens  qui,  à  ce  régime,  au  bout  de  quinze  jours,  au- 
raient des  hallucinations;  il  n'en  faudrait  pas  dix  à  une  tête  chaude, 
à  une  femme,  à  un  enfant,  à  une  cervelle  ébranlée  et  triste.  Ainsi 
martelée  et  enfoncée,  l'empreinte  est  indestructible.  Vous  pouvez 
laisser  passer  le  torrent  des  passions  et  de  la  vie  mondaine  ;  dans 
vingt  ans,  trente  ans,  aux  approches  de  la  mort,  au  temps  des 
grandes  angoisses,  on  verra  reparaître  la  marque  profonde  sur  la- 
quelle il  aura  vainement  coulé. 

18  mars.  Santa-Maria  del  Popolo,  les  couvens,  le  Quirinal. 

Nous  sommes  allés  aujourd'hui  à  cinq  ou  six  églises;  l'architec- 
ture est  souvent  emphatique ,  affectée ,  même  extravagante ,  mais 
jamais  plate. 

D'abord  à  Santa-Maria  del  Popolo,  qui  est  du  xv'^  siècle,  moder- 
nisée par  le  Bernin,  mais  encore  sérieuse.  —  De  larges  arcades  se 
déploient  en  files,  séparant  la  grande  nef  des  petites,  et  l'effet  de 
toutes  ces  fortes  courbes  est  grave  et  grand.  Quantité  de  tombeaux 
portent  l'impression  jusqu'à  l'émotion   tragique;  l'église  en  est 


l'italie  et  la  vie  italienne.  811 

peuplée,  vingt  cardinaux  y  ont  leur  monument.  Leurs  statues  dor- 
ment sur  la  pierre  ;  d'autres  effigies  rêvent  à  demi  couchées,  ou 
prient;  souvent  il  n'y  a  qu'un  buste,  parfois  une  seule  tête  de  mort 
au-dessus  d'une  inscription  et  d'un  mémorial;  plusieurs  sépulcres 
sont  dans  le  pavé,  et  les  pieds  des  fidèles  ont  usé  le  relief  des 
figures.  Partout  la  mort  présente  et  palpable;  sous  la  dalle  funé- 
raire, on  sent  qu'il  y  a  des  ossemens,  les  misérables  débris  d'un 
homme,  et  ces  froides  formes  de  marbre  immobile  qui  reposent 
éternellement  dans  le  coin  d'une  chapelle,  levant  leur  doigt  maigre, 
sont  tout  ce  qui  subsiste  d'une  chaude  vie  frémissante,  qui  s'est 
brûlée  avec  des  flamboiemens  et  des  éclairs  aux  yeux  du  monde, 
pour  ne  laisser  d'elle-même  qu'un  petit  tas  de  cendre.  Nos  églises 
de  France  n'ont  pas  cette  pompe  mortuaire.  Dans  ce  cimetière  de 
marbre,  parmi  ces  magnificences  et  ces  menaces,  devant  ces  cha- 
pelles aussi  brillantes  que  l'agate  et  parées  d'os  en  sautoir,  devant 
ces  statues  de  saints  imposans  et  ces  crânes  de  cuivre  qui  luisent 
incrustés  dans  la  pierre,  on  est  ébloui  et  on  a  peur.  C'est  avec  des 
décorations  riches  et  des  dénoûmens  meurtriers  que  nos  théâtres 
populaires  prennent  le  peuple. 

Le  procédé  est  bien  plus  visible  encore  chez  les  capucins  de  la 
place  Barberini.  Nous  avons  rencontré  en  arrivant  un  enterrement 
qui  passait;  par  derrière  marchait  une  procession  de  moines  blancs, 
des  cierges  à  la  main,  et  leurs  yeux  noirs  luisaient,  seuls  vivans, 
à  travers  leurs  cagoules.  Une  seconde  file  suivait,  celle  des  capu- 
cins, quelques-uns  à  barbe  grise,  la  tête  toute  blanche,  roulant 
dans  leurs  mains  les  grains  de  leur  chapelet  et  chantant  je  ne  sais 
quelle  psalmodie  lugubre.  Nous  en  voyons  de  pareils  à  l'Opéra,  où 
ils  font  rire.  Ici  le  sérieux  de  la  mort  vous  prend  à  la  gorge. 

Nous  sommes  entrés  dans  leur  couvent,  qui  est  médiocre.  La 
longue  arcade  intérieure  est  tapissée  de  mauvais  portraits  de  moines 
avec  des  inscriptions  en  vers  sur  la  mort,  toutes  édifiantes,  c'est- 
à-dire  terrifiantes.  Ces  pauvres  gens,  presque  tous  d'âge  mûr,  inu- 
tiles, sans  parens,  sans  amis,  ayant  employé  leur  vie  à  s'éteindre, 
font  peine  à  voir.  Sur  les  murs  sont  des  imprimés  indiquant  les 
prières  et  stations  de  la  semaine  sainte  qui  procurent  l'indulgence 
plénière,  puis  les  pratiques  d'efficacité  moindre  par  lesquelles  on 
gagne  dix  années  d'indulgences  applicables  à  autrui  et  partant 
transmissibles.  A  quoi  un  moine  ordinaire  peut-il  songer  ici,  sinon 
à  s'approvisionner  de  pardons?  C'est  un  gros  capital  à  gagner;  s'il 
a  des  amis,  un  neveu,  un  filleul,  un  vieux  père  mort,  il  leur  fera 
cadeau  de  son  surplus.  Tout  son  souci  doit  être  de  bien  employer 
son  temps,  de  choisir  les  chapelles  les  plus  fructueuses,  de  faire  le 
plus  de  génuflexions  et  de  récitations  qu'il  pourra.  S'il  est  bon 


812  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ménager  et  assidu,  il  rachètera  cinq  ou  six  âmes  outre  la  sienne. 
Le  grand  saint  Liguori,  le  théologien  le  plus  accrédité  du  dernier 
siècle,  avait  ce  principe  :  un  chrétien  zélé  est  à  peu  près  certain 
d'éviter  l'enfer;  mais  comme  nul  n'est  exempt  de  péché,  il  est  à 
peu  près  certain  de  ne  pas  éviter  le  purgatoire  :  donc,  s'il  est  sensé, 
il  ajoutera  tous  les  jours  à  son  capital  d'indulgences.  Mettons  qu'il 
gagne  cent  jours  seulement  aujourd'hui,  —  et  il  le  peut  par  une 
seule  prière,  —  il  sortira  du  purgatoire  trois  mois  et  dix  jours  plus 
tôt. 

Faute  de  débouchés  et  par  pauvreté,  les  paysans  doivent  fournir 
des  recrues,  et,  une  fois  moines,  thésauriser  en  matière  d'indul- 
gences comme  un  campagnard  en  matière  d'écus;  l'occupation  est 
appropriée  à  leur  condition,  à  leur  éducation  et  à  leur  intelligence. 
En  outre  ils  sortent,  et  pour  cinq  sous  accompagnent  les  enterre- 
mens.  Comme  l'ordre  a  gardé  quelque  chose  de  son  ancien  esprit 
populaire,  ils  vont  visiter  les  bonnes  femmes,  indiquent  des  re- 
mèdes, enseignent  des  oraisons,  vendent  des  amulettes.  —  Envi- 
ron quatre  mille  moines  à  Rome  (1)  ! 

Nous  avons  parcouru  l'église,  et  nous  avons  vu  plusieurs  ta- 
bleaux du  Guide ,  un  charmant  Saint  Michel,  les  jambes  nues , 
chaussé  de  bottines ,  aimable  et  brillant  page  militaire ,  avec  une 
tête  d'amoroso;  tout  à  côté,  et  pour  contraste,  un  Saint  François 
du  Dominiquin,  hâve  et  consumé.  Dans  un  autre  bâtiment  est  la 
cellule  d'un  moine  célèbre;  on  y  a  mis  un  autel,  et  le  pape  y  vient 
dire  la  messe.  Toutes  ces  traces  du  moyen  âge  ascétique,  cette  dé- 
votion d'enfant  ou  de  barbare,  cette  façon  d'exalter  et  de  rabougrir 
l'homme,  me  désolent.  Le  frère  qui  nous  conduit  est  à  peu  près  fou, 
c'est  un  idiot  triste;  il  pousse  de  grands  soupirs,  et  répète  toujours 
les  mêmes  mots,  d'une  voix  détraquée,  avec  des  yeux  hagards.  In- 
tende poco,  dit  le  frère  qui  le  remplace. 

Celui-ci  nous  mène  dans  la  chapelle  souterraine,  horrible  et 
étonnant  amas  de  momies.  Cinq  ans  suffisent  à  la  terre  du  cimetière 
pour  dessécher  un  corps;  au  bout  de  ce  temps,  il  est  tout  préparé, 
et  on  l'étalé.  Quatre  chambres  sont  remplies  de  ces  squelettes,  et 
on  les  y  a  groupés  en  manière  de  décoration.  Les  fémurs,  les  omo- 
plates, les  humérus,  les  bassins  font  des  bouquets,  des  guirlandes, 
une  élégante  tapisserie.  Un  goût  curieux  et  raffiné  a  disposé  tout 
cet  ameublement;  parfois  un  crâne  au  bout  d'une  chaîne  de  ver- 
tèbres descend  du  plafond,  formant  une  lampe  suspendue;  deux 
bras,  avec  leurs  articulations  et  leurs  mains  noueuses  étendues,  se 
correspondent  en  guise  de  pendans  de  cheminée.  Les  os  creux  de 

(1)  Stato  Délie  Anime  dell'  aima  città  di  Roma,  1863;  —  en  tout  6,494  ecclésiastiques. 


l'italie  et  la  vie  italienne.  813 

la  hanche  s'entassent  les  uns  au-dessus  des  autres  comme  des  files 
d'aiguières  sur  un  buffet  de  parade.  Sur  tout  le  mur  et  toute  la 
voûte,  on  voit  courir  les  fémurs  et  les  radius  en  dessins  contour- 
nés, en  jolies  et  capricieuses  arabesques;  çà  et  là,  dans  un  coin, 
un  buisson  de  cages  thoraciques  hérisse  ses  étages  blanchâtres  de 
clavicules  et  de  côtes.  Le  sol  est  une  rangée  de  fosses,  les  unes 
pleines,  les  autres  qui  attendent.  Les  morts  récens  sont  dans  leur 
froc;  le  moine  nous  en  montre  un,  son  ami,  mort  en  1858  :  il  était  fort 
grand,  mais  le  cimetière  l'a  atténué,  réduit  à  l'extrême,  et  sa  peau 
jaune  colle  sur  ses  bras  raidis,  sur  son  visage,  dont  k  chair  semble 
avoir  fondu.  Le  moine  ajoute  que  deux  frères  sont  fort  malades,  que 
l'un  d'eux  probablement  mourra  cette  nuit,  et  nous  montre  la  fosse 
déjà  faite.  Ce  pauvre  homme,  avec  sa  barbe  grise  et  ses  vieux  yeux 
noyés,  a  l'air  tout  guilleret  en  donnant  cette  explication,  il  rit;  im- 
possible de  rendre  l'effet  de  cette  gaîté  en  pareil  lieu  et  en  pareil 
sujet.  Songez  que  chaque  moine  vient  prier  tous  les  jours  dans  cette 
chapelle,  et  sentez  par  quelles  prises  corporelles  la  machine  ainsi 
maniée  doit  enserrer  et  ployer  l'homme  ! 

Nous  avions  besoin  de  changer  d'air,  et  nous  sommes  allés  tout 
près  de  là,  à  Santa- Maria  degli  Angeli.  C'était  la  bibliothèque  des 
Thermes  de  Dioclétien;  les  Romains  y  venaient,  après  le  bain,  cau- 
ser, passer  les  heures  chaudes  de  la  journée.  Michel-Ange  en  a  fait 
une  église,  et  sous  Benoît  XIV  Vanvitelli  a  remanié  tout  l'édifice. 
Pour  une  salle  de  lecture  ou  de  promenade,  on  ne  peut  imaginer 
rien  de  mieux  entendu,  de  mieux  aéré  et  de  plus  grave;  on  était 
bien  là  pour  penser,  et  les  magnifiques  et  gigantesques  colonnes 
qui  subsistent  encore  sont  dignes  de  porter  la  noble  courbe,  l'ample 
rondeur  de  l'énorme  voûte.  Toujours  la  même  impression  revient 
à  Rome,  celle  d'un  christianisme  mal  plaqué  sur  le  vieux  paga- 
nisme. 

Un  honnête  chartreux  tout  gris.  Alsacien  et  bonhomme,  nous  a 
conduits  jusqu'à  la  fresque  du  Dominiquin  qui  est  dans  le  chœur. 
Cette  vaste  fresque,  qui  représente  le  martyre  de  saint  Sébastien, 
est  d'une  extrême  beauté,  mais  vise  à  l'effet.  L'intention  visible  est 
de  rassembler  une  quantité  d'attitudes;  on  y  voit  un  homme  à  che- 
val, plusieurs  bourreaux  penchés  en  arrière  ou  en  avant,  un  autre 
à  genoux  qui  choisit  des  flèches,  une  femme  toute  portée  sur  une 
jambe,  comme  si  elle  allait  courir,  une  autre  à  genoux  presque 
sous  les  pieds  du  cheval;  tous  ces  personnages  vont  se  heurter. 
Au-dessus,  les  anges,  qui  apportent  une  couronne,  planent  et  sem- 
blent nager,  comme  s'ils  avaient  plaisir  à  déployer  leurs  membres. 
Les  chairs  sont  vivantes,  il  y  a  des  portions  de  corps  qui  rappellent 
la  manière  des  Vénitiens,  en  outre  plusieurs  femmes  de  la  physio- 


814  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nomie  la  plus  expressive,  partout  une  sorte  d'éclat  et  de  joie  répan- 
due dans  l'agitation,  l'entassement  des  corps  renversés,  des  drape- 
ries qui  ondoient,  des  belles  chairs  lumineuses.  L'effet  total  est  celui 
d'un  grand  et  riche  air  de  bravoure  soigné  et  réussi.  Cette  peinture 
si  mondaine  est  l'accompagnement  de  la  restauration  jésuitique. 

Le  cloître  des  Chartreux,  qui  est  derrière,  a  été  dessiné  par  Mi- 
chel-Ange. Je  crois  qu'il  y  a  peu  de  choses  au  monde  aussi  grandes 
et  aussi  simples;  la  simplicité  surtout,  si  rare  dans  les  édifices  de 
Rome,  produit  une  impression  uniqu-e  et  qu'on  n'oublie  pas.  Une 
cour  énorme,  carrée,  solitaire,  se  découvre  tout  d'un  coup,  enca- 
drée de  colonnes  blanches  qui  portent  de  petites  arcades.  Au-des- 
sus luit  gaîment  le  rouge  pâle  des  tuiles.  Rien  de  plus;  de  chaque 
côté,  pendant  cent  trente  pas,  on  voit  s'arrondir  et  s'abaisser  la 
courbe  élégante  des  arcs  au-dessus  des  fûts  légers,  qui  ne  se  lassent 
pas  de  répéter  leur  svelte  colonnade.  Au  centre  jaillit  et  ondoie 
une  fontaine  entre  quatre  cyprès  de  douze  pieds  de  tour;  ils  bruis- 
sent  éternellement  d'un  murmure  sonore  et  charmant,  qui  fait  venir 
aux  lèvres  le  vers  de  Théocrite  :  «  les  cyprès  qui  babillent  se  con- 
tent ton  h  y  menée.  »  Leur  bruissement  est  un  vrai  chant,  et  au- 
dessus  d'eux,  aussi  doucement  qu'eux,  l'eau  chante  dans  sa  vasque 
de  pierre.  On  ne  se  lasse  pas  de  regarder  ces  énormes  troncs  gri- 
sâtres, dont  la  sève  surabondante  a  de  siècle  en  siècle  crevassé 
l'écorce,  qui  tout  de  suite  montent  en  un  faisceau  de  branches, 
mais  qui,  redressant  et  serrant  leurs  rameaux,  les  gardent  tous 
collés  contre  leur  corps.  La  pyramide  noirâtre,  d'une  forte  et  saine 
couleur,  remue  incessamment  et  monte  haut  dans  la  lumière,  en 
découpant  le  clair  azur  du  ciel.  La  cour,  plantée  de  laitues,  d'ar- 
tichauts, de  fraisiers,  rit  dans  ses  verdures  nouvelles,  et  de  loin 
en  loin,  sous  les  arcades,  on  voit  passer  des  chartreux  silencieu- 
sement dans  leurs  robes  blanches. 

Notre  brave  moine,  pour  compléter  notre  plaisir,  a  voulu  abso- 
lument nous  montrer  le  trésor  du  couvent,  j'entends  la  chapelle 
aux  reliques.  C'est  une  sorte  de  crypte  où  l'on  allimie  de  petites 
torches  de  cire,  dont  on  porte  le  bout  enflammé  jusque  sur  les  vi- 
trines. Au  premier  coup  d'oeil,  on  se  croit  dans  un  muséum  :  toutes 
les  pièces  sont  étiquetées,  et  il  y  en  a  de  toutes  les  parties  du 
corps.  Quelques  squelettes  sont  complets,  et  l'on  voit  des  carti- 
lages, des  portions  de  peau  sous  les  bandelettes.  Dans  une  vitrine, 
au-dessous  de  l'autel ,  est  une  momie,  saint  Liber;  en  face  est  un 
enfant  trouvé  avec  son  père  et  sa  mère  dans  les  catacombes.  Rien 
ne  se  perd  à  Rome;  voilà,  toute  vivante. encore,  la  dévotion  du  plus 
noir  moyen  âge,  celle  qui  régnait  au  xi"  siècle,  lorsque  le  roi  Kanut, 
venant  en  Italie,  achetait  pour  100  talens  d'or  un  bras  de  saint 


l' ITALIE    ET    LA    VIE    ITALIENNE.  815 

Augustin.  Elle  avait  commencé  avec  l'invasion  des  barbares,  elle 
a  duré  jusqu'à  Luther.  A  partir  de  ce  moment,  avec  Pie  V,  Paul  lY, 
Sixte-Quint,  une  autre  religion  épurée  et  savante  s'est  établie,  celle 
qui,  par  les  séminaires,  la  discipline,  la  restauration  des  canons,  a 
formé  le  prêtre  tel  que  nous  le  connaissons,  tel  que  le  catholicisme 
noble  et  lettré  de  la  France  au  xvii''  siècle  nous  l'a  montré,  c'est- 
à-dire  régulier  dans  sa  conduite,  d'extérieur  correct  et  décent,  sur- 
veillé, se  surveillant  lui-même,  sorte  de  préfet  ou  de  sous-préfet 
moral,  fonctionnaire  d'une  grande  administration  intellectuelle, 
qui  aide  les  gouvernemens  laïques  et  maintient  l'ordre  dans  les 
esprits.  La  différence  est  énorme  entre  les  papes  guerriers,  épicu- 
riens, païens  du  commencement  du  xvi"  siècle,  et  les  papes  dévots, 
pieux,  ecclésiastiques  de  la  fm  du  même  siècle,  entre  Léon  X,  bon 
vivant,  grand  chasseur,  amateur  de  farces  crues,  entouré  de  bouf- 
fons, passionné  pour  les  fables  antiques,  et  Sixte- Quint,  ancien 
moine  franciscain,  qui  démolit  le  Septizonium  de  Septime-Sévère, 
qui  transporte  l'obélisque  devant  Saint-Pierre  pour  le  faire  chré- 
tien (1)  et  veut  purger  Rome  de  toutes  les  traces  de  l'ancien  paga- 
nisme. 

iNous  sommes  revenus  par  Santa-Maria  délia  Yittoria  pour  voir 
la  sainte  Thérèse  du  Bernin.  Elle  est  adorable  :  couchée,  évanouie 
d'amour,  les  mains,  les  pieds  nus  pendans,  les  yeux  demi-clos,  elle 
s'est  laissée  tomber  de  bonheur  et  d'extase.  Son  visage  est  maigri, 
mais  combien  noble!  C'est  la  vraie  grande  dame  qui  a  séché  «  dans 
les  feux,  dans  les  larmes,  »  en  attendant  celui  qu'elle  aime.  Jus- 
qu'aux draperies  tortillées,  jusqu'à  l'allanguissement  des  mains 
défaillantes,  jusqu'au  soupir  qui  meurt  sur  ses  lèvres  entr'ouvertes, 
il  n'y  a  rien  en  elle  ni  autour  d'elle  qui  n'exprime  l'angoisse  vo- 
luptueuse et  le  divin  élancement  de  son  transport.  On  ne  peut  pas 
rendre  avec  des  mots  une  attitude  si  enivrée  et  si  touchante.  Ren- 
versée sur  le  dos,  elle  pâme,  tout  son  être  se  dissout;  le  moment 
poignant  arrive,  elle  gémit;  c'est  son  dernier  gémissement,  la  sen- 
sation est  trop  forte.  L'ange  cependant,  un  jeune  page  de  quatorze 
ans,  en  légère  tunique,  la  poitrine  découverte  jusqu'au-dessous  du 
sein,  arrive  gracieux,  aimable;  c'est  le  plus  joli  page  de  grand  sei- 
gneur qui  vient  faire  le  bonheur  d'une  vassale  trop  tendre.  Un  sourire 
demi-complaisant,  demi-malin,  creuse  des  fossettes  dans  ses  fraî- 
ches joues  luisantes;  sa  flèche  d'or  à  la  main  indique  le  tressaille- 
ment délicieux  et  terrible  dont  il  va  secouer  tous  les  nerfs  de  ce 
corps  charmant,  ardent,  qui  s'étale  devant  sa  main.  On  n'a  jamais 
fait  de  roman  si  séduisant  et  si  tendre.  Ce  Bernin,  qui  me  sem- 

(1,  Voyez  l'inscription  dans  laquelle  il  se  glorifie  de  cette  victoire  sur  les  faux  dieux. 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blait  si  ridicule  à  Saint-Pierre,  a  trouvé  ici  la  sculpture  moderne 
toute  fondée  sur  l'expression,  et  pour  achever  il  a  disposé  le  jour 
de  manière  à  verser  sur  ce  délicat  visage  pâle  une  illumination  qui 
semble  celle  de  la  flamme  intérieure,  en  sorte  qu'à  travers  le  mar- 
bre transfiguré  qui  palpite  on  voit  luire  comme  une  lampe  l'âme 
inondée  de  félicité  et  de  ravissement. 

Le  commentaire  d'un  pareil  groupe  est  dans  les  traités  mystiques 
contemporains,  dans  ce  célèbre  Guide  de  Molinos,  réimprimé  vingt 
fois  en  douze  ans,  et  qui  de  palais  en  palais,  dans  cette  Rome  inoc- 
cupée, conduisait  les  âmes  par  les  sentiers  embrouillés  d'une  spi- 
ritualité nouvelle  jusqu'à  l'amour  sans  amant,  et  de  là  plus  loin  (1). 
Tandis  que  l'Espagne  exaltée  se  consumait  dans  son  catholicisme 
comme  un  cierge  dans  sa  flamme,  et  par  ses  peintres,  par  ses 
poètes,  prolongeait  l'enthousiasme  fiévreux  dont  saint  Ignace  et 
sainte  Thérèse  avaient  brûlé,  la  sensuelle  Italie,  ôtant  les  épines 
de  la  dévotion,  la  respirait  comme  une  rose  épanouie,  et  dans  les 
belles  saintes  de  son  Guide,  dans  les  séduisantes  Madeleines  de  son 
Guerchin,  dans  les  gracieuses  rondeurs  et  les  chairs  riantes  de  ses 
derniers  maîtres,  accommodait  la  religion  aux  douceurs  volup- 
tueuses de  ses  mœurs  et  de  ses  sonnets.  «  Il  y  a  six  degrés  dans  la 
contemplation,  disait  Molinos  :  ce  sont  le  feu,  l'onction,  l'élévation, 
l'illumination,  le  goût  et  le  repos...  L'onction  est  une  liqueur  suave 
et  spirituelle,  qui,  se  répandant  dans  toute  l'âme,  l'instruit  et  la 
fortifie...  Le  goût  est  un  goût  savoureux  de  la  divine  présence... 
Le  repos  est  une  suave  et  merveilleuse  tranquillité,  où  l'abondance 
de  la  félicité  et  de  la  paix  est  si  grande  qu'il  semble  à  l'âme  qu'elle 
est  dans  un  sommeil  suave,  comme  si  elle  s'abandonnait  et  se  re- 
posait sur  la  divine  poitrine  amoureuse...  Il  y  a  beaucoup  d'autres 
degrés  de  la  contemplation,  comme  l'extase,  les  transports,  la  li- 
quéfaction, la  pâmoison,  le  triomphe,  le  baiser,  les  embrasse- 
mens,  l'exultation,  l'union,  la  transformation,  les  fiançailles,  le 
mariage  (2).  »  Il  professait  tout  cela  et  arrivait  à  la  pratique.  Dans 
ce  monde  affaissé  et  gâté,  où  l'esprit,  vide  de  grands  intérêts,  n'é- 
tait rempli  que  d'intrigues  et  de  parades,  la  partie  passionnée  et 
imaginative  de  l'âme  ne  trouvait  d'autre  débouché  que  la  conver- 
sation sentimentale  et  galante.  De  l'amour  terrestre,  quand  venait 
le  remords,  on  passait  à  l'amour  céleste,  et  au  bout  d'un  temps, 
sous  une  pareille  doctrine ,  on  éprouvait  que  de  l'amant  au  direc- 
teur rien  n'était  changé. 

J'ai  lu  dernièrement  VAdone  de  Marini,  et  c'est  dans  ce  poème, 

(1)  Voyoz  les  articles  41  et  42  de  son  interrogatoire.  «  En  ces  cas  et  autres,  qui  sans 
cela  seraient  coupables,  il  n'y  a  pas  péché,  parce  qu'il  n'y  a  pas  consentemeui.  » 
{-)  Guida  Spiriliiale,  1675,  liv.  ii,  p.  183. 


l'italie  et  la  vie  italienne.  817 

le  plus  populaire  du  siècle,  qu'on  peut  voir  plus  clairement  qu'ail- 
leurs la  grande  transformation  des  sentimens,  des  mœurs  et  des 
arts.  Elle  apparaît  déjà  dans  l'Armide  et  dans  la  pastorale  du  Tasse. 
Quel  contraste,  si  l'on  regarde  la  tragique  Léda  de  Michel-Ange  ! 
Gomme  tout  s'est  tourné  vers  la  grâce  et  vers  la  mollesse  !  comme 
on  est  descendu  vite  jusqu'à  la  fadeur  et  à  la  mignardise!  comme 
on  voit  arriver  les  mœurs  des  sigisbés!  Ce  poème  de  vingt  chants 
semble  fait  pour  être  soupiré  par  un  bel  adolescent  aux  pieds  d'une 
dame  oisive,  sous  les  colonnades  d'une  villa  de  marbre,  aux  tièdes 
soirées  d'été,  parmi  les  bruissemens  des  jets  d'eau  qui  murmurent, 
sous  les  parfums  des  fleurs  allanguies  par  la  chaleur  du  jour.  Ils 
parlent  d'amour,  et  pendant  dix  mille  vers  ils  ne  parlent  pas  d'autre 
chose.  Le  magnifique  étalage  des  fêtes  galantes  et  des  jardins  allé- 
goriques, l'engageant  et  inépuisable  roman  des  aventures  amou- 
reuses s'emmêle  dans  leur  esprit  comme  les  senteurs  trop  fortes 
des  roses  innombrables  amoncelées  autour  d'eux  en  bouquets  et  en 
buissons.  Dans  cette  volupté  universelle,  leur  cœur  se  noie.  Que 
peut-il  faire  de  mieux,  et  que  leur  reste-t-il  encore  à  faire?  L'éner- 
gie virile  s'est  dissoute  ;  sous  la  minutieuse  tyrannie  qui  interdit 
tout  essor  à  la  pensée  et  à  l'action,  l'homme  s'est  efféminé;  il  ne 
sait  plus  vouloir,  et  ne  songe  plus  qu'à  jouir.  Aux  genoux  d'une 
femme,  il  oublie  le  reste;  une  robe  ondoyante  qui  traîne  suffît  à  ses 
rêves.  En  revanche,  son  âme  affaissée  a  perdu  tout  accent  noble 
et  mâle;  parce  qu'il  ne  veut  plus  qu'aimer,  il  ne  sait  plus  aimer  :  il 
est  à  la  fois  doucereux  et  grossier,  il  n'est  plus  capable  que  de  des- 
criptions licencieuses  ou  d'adorations  fades;  il  n'est  plus  qu'un  ga- 
lant de  cabinet  et  un  domestique  de  boudoir.  Avec  son  sentiment, 
sa  parole  s'est  gâtée.  Il  délaie  son  idée  et  la  charge  d'affectations, 
il  abonde  en  exagérations  et  en  concetti,  il  s'est  fait  un  jargon  avec 
lequel  il  bavarde.  Pour  comble,  il  est  hypocrite;  il  met  en  tête  de 
ses  chants  les  plus  risqués  une  explication  savante,  afin  de  prouver 
que  ses  indécences  sont  morales  et  pour  désarmer  la  censure  ec- 
clésiastique,  dont  il  a  peur.  Amour  profane,  amour  sacré,  tout 
tombe  au  même  niveau  avec  le  xvii^  siècle,  et,  dans  le  Bernin 
comme  dans  Marini,  la  grâce  maniérée  et  abandonnée  laisse  aper- 
cevoir l'abaissement  de  l'homme  exclu  de  la  vie  virile  et  réduit  au 
culte  des  sens. 

Nous  avons  achevé  la  journée  aux  jardins  du  Quirinal,  qui  ont 
été  bâtis  par  un  pape  du  temps,  Urbain  VIII.  Ils  sont  sur  une  col- 
line, et  s'étagent  depuis  le  sommet  jusqu'au  bas  de  la  pente;  il 
nous  semblait  nous  promener  dans  un  paysage  de  Pérelle  :  hautes 
charmilles,  cyprès  taillés  en  forme  de  vases,  plates-bandes  bordées 
de  buis  qui  font  des  dessins,  colonnades  et  statues.  Le  jardin  a  la 

TOME  LVI.  —  1865.  52 


81S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

régularité  froide  et  la  correction  grave  du  siècle,  celle  qui  avec  l'éta- 
blissement des  monarchies  bien  assises  et  de  l'administration  dé- 
cente se  répandit  sur  tous  les  arts  de  l'Europe.  L'église  à  cette 
époque  est,  comme  la  royauté,  un  pouvoir  incontesté,  qui  repré- 
sente aux  yeux  de  ses  sujets  avec  dignité,  sérieux  et  convenance. 
Mais  ces  jardins  ainsi  entendus  conviennent  mieux  en  Italie  que 
chez  nous.  Les  charmilles  sont  en  lauriers  et  en  buis,  qui  durent  l'hi- 
ver, et  qui  l'été  préservent  du  soleil;  les  chênes-liéges,  qui  ne  per- 
dent jamais  leur  verdure,  font  en  tout  temps  un  ombrage  épais; 
les  murailles  d'arbustes  vivaces  arrêtent  le  vent.  Les  eaux  qui  jail- 
lissent de  tous  côtés  occupent  les  yeux  par  leur  mouvement  et  con- 
servent la  fraîcheur  des  allées.  Des  balustrades,  on  aperçoit  toute 
la  ville,  Saint-Pierre  et  le  Janicule,  dont  la  ligne  sinueuse  ondule 
dans  la  pourpre  du  soir.  Pour  un  pape  et  des  dignitaires  ecclésias- 
tiques qui  sont  câgés,  graves,  et  se  promènent  en  robe,  ces  allées  ré- 
gulières, cette  décoration  monumentale,  c'est  justement  ce  qui  con- 
vient. Au  printemps,  il  est  doux  de  passer  ici  une  heure,  sous  les 
rayons  tièdes  du  soleil,  devant  la  grande  arcade  de  cristal  que  le 
ciel  clair  étend  au-dessus  des  allées.  On  descend  ensuite  par  de 
grands  escaliers,  ou  sur  des  pentes  adoucies,  jusqu'au  bassin  cen- 
tral où  cinquante  jets  d'eau  partis  des  bords  viennent  rassembler 
leurs  eaux  bleuâtres.  Tout  à  côté  une  rotonde  pleine  de  mosaïques 
offre  sous  sa  voûte  l'ombre  et  la  fraîcheur.  Ces  bruits,  cette  agita- 
tion de  l'eau,  ces  statuettes,  ce  grand  horizon  en  face  de  cette  salle 
d'été,  servent  de  distractions  et  reposent  l'esprit  fatigué  par  les 
affaires.  Un  jour  on  y  ajoute  un  groupe,  un  autre  jour  on  abat  ou 
on  plante  un  massif;  le  plaisir  de  bâtir  est  le  seul  qui  reste  à  un 
prince,  surtout  à  un  prince  âgé,  ennuyé  par  les  cérémonies. 

20  mars,  Sainte-Marie-Majeure,  Saint-Jean  de  Latran. 

Mes  amis  me  disent  qu'il  faut  s'abandonner  davantage,  goûter 
les  choses  en  elles-mêmes,  ne  plus  songer  à  leur  origine,  laisser 
là  l'histoire.  Fort  bien  aujourd'hui,  ils  ont  raison,  mais  c'est  qu'il 
fait  beau. 

Ces  jours-là,  on  va  au  hasard  devant  soi  dans  les  rues,  et  on  re- 
garde là-haut  l'admirable  azur.  Pas  un  nuage  au  ciel.  Le  magni- 
fique soleil  y  luit  en  triomphe,  et  le  dôme  bleu  de  velours  immaculé, 
tout  rayonnant  d'illuminations  matinales,  semble  rendre  à  la  vieille 
ville  ses  journées  de  fête  et  de  faste.  Les  murs  et  les  toits  tranchent 
avec  une  force  extraordinaire  dans  l'air  limpide.  A  perte  de  vue, 
on  suit  l'arcade  du  ciel  serrée  entre  les  deux  fdes  de  maisons.  On 
avance  sans  y  penser,  et  on  trouve  à  chaque  tournant  des  décora- 


l'italie  et  la  vie  italienne.  810 

tions  d'opéra  toutes  fraîches  :  — un  énorme  palais  massif  étayé  sur 
ses  bossages,  —  une  rue  en  pente  qui  s'abaisse  et  se  redresse  jusqu'à 
un  obélisque  lointain,  et  qui,  frappée  en  travers  par  le  soleil,  en- 
veloppe ses  personnages,  comme  ferait  un  tableau,  dans  une  alter- 
native d'ombre  et  de  lumière;  — un  ancien  palais  démantelé,  dont  on 
a  fait  un  magasin,  où  des  dragons  rouges  dorment  contre  un  mur 
grisâtre,  où  fleurissent  des  amandiers  blancs  à  côté  d'un  pin-para- 
sol debout  sur  un  tertre  vert  ;  —  une  place  où  ruisselle  une  large 
fontaine,  des  églises  à  gauche  pompeuses  et  parées  comme  d'opu- 
lentes mariées,  souriantes  dans  la  splendeur  de  l'azur,  en  face  une 
promenade  jetée  en  travers,  et  dont  les  arbres  commencent  à  ver- 
dir; —à  la  fm  une  interminable  rue  solitaire,  entre  les  hauts  murs 
de  quelque  couvent,  de  quelque  villa  invisible;  sur  les  crêtes,  des 
fleurs  pendantes,  çà  et  là  des  armoiries  lézardées  par  l'invasion  des 
giroflées  et  des  mousses,  toute  la  rue  tranchée  en  deux  par  l'ombre 
noire  et  la  lumière  éblouissante  ;  —  au  loin  dans  l'air  transparent 
une  porte  monumentale  :  c'est  Porta-Pia;  delà  on  voit  la  campagne 
grise,  et  à  l'horizon  la  neige  sur  les  arêtes  des  montagnes. 

En  revenant,  nous  avons  suivi  cette  rue,  qui  monte  et  descend, 
bordée  de  palais  et  de  vieilles  haies  d'épines,  jusqu'à  Sainte-Ma- 
rie-Majeure. Sur  une  large  éminence,  la  basilique,  surmontée  de 
ses  deux  dômes,  s'élève  noblement,  à  la  fois  simple  et  complète, 
et  lorsqu'on  est  entré,  le  plaisir  devient  plus  vif  encore.  Elle  est 
du  v^  siècle,  et  lorsqu'on  l'a  refaite  plus  tard,  on  a  gardé  le  plan 
général,  toute  l'idée  antique.  Une  ample  nef  à  voûte  horizontale 
s'ouvre  soutenue  par  deux  rangées  de  blanches  colonnes  ioniennes. 
On  est  tout  réjoui  de  ce  grand  efl'et  obtenu  par  des  moyens  si  sim- 
ples; on  se  croirait  presque  dans  un  temple  grec  :  ces  colonnes 
ont  été  dérobées,  dit-on,  à  un  temple  de  Junon.  Chacune  d'elles, 
nue  et  polie,  sans  autre  ornement  que  les  délicates  courbures 
de  son  petit  chapiteau,  est  d'une  beauté  saine  et  charmante.  On 
sent  là  tout  le  bon  sens  et  tout  l'agrément  de  la  vraie  construc- 
tion naturelle,  la  file  de  troncs  d'arbres  qui  portent  des  poutres 
posées  à  plat  et  qui  font  promenoir.  Tout  ce  qu'on  a  bâti  de- 
puis est  barbare,  et  d'abord  les  deux  chapelles  de  Sixte-Quint  et 
de  Paul  Y,  avec  leurs  peintures  du  Guide,  du  Joseppin,  de  Gigoli, 
avec  leurs  sculptures  du  Bernin  et  leur  architecture  de  Fontana  et 
de  Flaminio.  Yoilà  des  noms  célèbres,  et  l'on  a  prodigué  l'argent; 
mais  tandis  qu'avec  de  petits  moyens  l'antique  fait  un  grand  efl'et, 
le  moderne  fait  un  petit  efl'et  avec  de  grands  moyens.  Quand  on 
s'est  rempli  et  ébloui  les  yeux  par  les  pompeuses  rondeurs  de  ces 
voûtes  et  de  ces  dômes ,  par  les  splendeurs  de  ces  marbres  multi- 
colores, de  ces  frises  et  de  ces  piédestaux  d'agate,  de  ces  colonnes 


820  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  jaspe  oriental,  de  ces  anges  pendus  par  le  pied,  de  ces  reliefs 
de  bronze  et  d'or,  on  se  dépêche  de  sortir  comme  d'une  boutique 
et  d'une  bonbonnière.  Il  semble  que  cette  grande  boîte  resplendis- 
sante, dorée,  ouvragée  du  parvis  à  la  lanterne,  ait  accroché  et  dé- 
chiré par  toutes  les  pointes  de  ses  colifichets  la  toile  délicate  de 
l'imagination  songeuse,  et  le  svelte  profil  de  la  moindre  colonne 
vous  remue  plus  que  cet  étalage  de  tapissiers  et  d'enrichis.  —  Pa- 
reillement la  façade,  chargée  de  balustres,  de  frontons  courbes  et 
aigus,  de  statues  juchées  sur  les  pierres,  est  une  devanture  d'hôtel 
de  ville.  Seul,  le  campanile  du  xiv^  siècle  est  agréable  à  voir;  en  ce 
temps-là,  c'était  une  des  tours  de  la  ville,  le  signe  distinctif  qui  la 
marquait  dans  les  vieux  plans  si  noirs  et  si  âpres,  et  la  gravait  à 
jamais  dans  la  pensée  toute  corporelle  encore  du  compagnon  voya- 
geur et  du  moine.  —  H  y  a  des  traces  de  tous  les  âges  dans  les 
vieilles  basiliques;  on  y  voit  les  divers  états  du  christianisme,  d'a- 
bord engagé  dans  les  formes  païennes,  puis  traversant  le  moyen 
âge  et  la  renaissance,  pour  s'afl'ubler  enfin  et  s'attifer  des  parades 
modernes.  L'âge  byzantin  lui-même  y  a  laissé  sa  marque  dans  ces 
mosaïques  de  la  grande  nef  et  de  l'abside,  dans  ces  christs  et  dans 
ces  vierges  vides  de  sang  et  de  vie,  spectres  aux  grands  yeux  fixes, 
immobiles  sur  les  fonds  d'or  et  les  parois  rouges,  fantômes  d'un 
art  épuisé  et  d'un  monde  évanoui. 

Voici  tout  près  de  là  Saint-Jean  de  Latran,  encore  plus  gâté;  le 
plafond  est  demeuré  horizontal,  mais  les  colonnes  antiques  ont  dis- 
paru pour  faire  place  à  des  pilastres  plaqués  et  à  des  arcades.  Le 
Bernih  y  a  mis  douze  statues  colossales  des  apôtres,  et  ces  grands 
gaillards  de  marbre  blanc,  chacun  dans  sa  niche  de  marbre  vert, 
se  démènent  avec  des  poses  de  matamores  et  de  modèles.  L'agita- 
tion de  leurs  draperies,  leur  geste  voulu,  semblent  dire  au  public  : 
«  Regardez  comme  nous  sommes  remarquables!  »  C'est  ici  le  mal- 
heureux goût  du  XVII®  siècle,  ni  païen,  ni  chrétien,  ou  plutôt  l'un 
et  l'autre,  et  chacun  des  deux  gâtant  l'autre.  Joignez-y  les  dorures 
du  plafond,  les  festons  et  les  rosaces  du  parvis,  les  agréables  cha- 
pelles; l'une,  celle  des  Torlonia,  toute  neuve,  est  un  charmant 
boudoir  de  marbre  pour  prendre  le  frais;  elle  est  blanche,  brodée 
d'or  sous  une  jolie  coupole  bosselée  de  caissons,  parée  d'élégantes 
statues  bien  propres,  bien  sentimentales,  bien  fades,  bien  sem- 
blables à  des  poupées  de  mode.  Tout  à  côté  s'ouvre  la  chapelle  de 
Clément  XII,  plus  ample  et  plus  somptueuse;  là  du  moins  les  figures 
de  femme  ont  de  l'esprit,  de  la  réflexion,  de  la  finesse;  ce  sont  des 
dames  du  xviii''  siècle  sachant  leur  monde,  capables  de  garder  leur 
rang,  et  non  des  bourgeoises  de  keepsakc,  qui  veulent  avoir  de  l'âme. 
Mais  les  deux  chapelles  sont  des  salons,  l'une  pour  les  falbalas,. 


l'italie  et  la  vie  italienne.  821 

l'autre  pour  les  crinolines.  En  manière  de  contraste  et  de  complé- 
ment, on  nous  montre  le  grand  autel,  où  sont  les  têtes  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul.  «  Sur  cet  autel  même,  nous  dit  un  jeune 
prêtre,  saint  Pierre  disait  la  messe.  »  Tout  à  l'heure,  en  passant, 
je  suis  entré  à  Santa-Pudentiana,  et  j'ai  vu  la  margelle  d'un  puits 
où  la  sainte  recueillit  le  sang  de  plus  de  trois  mille  martyrs.  A  côté 
de  Saint-Jean  de  Latran  est  une  chapelle  avec  trois  escaliers.  L'un 
d'eux  vient  du  palais  de  Pilate;  on  l'a  recouvert  de  bois,  et  les  dé- 
vots le  montent  sur  leurs  genoux  :  je  viens  de  les  voir,  trébuchant, 
cahotés  et  grimpant;  ils  mettent  une  demi-heure  à  se  hisser  ainsi 
jusqu'au  haut,  s'accrochant  des  mains  aux  marches  et  aux  mu- 
railles pour  mieux  s'imprégner  de  la  sainteté  du  lieu.  Il  faut  voir 
leur  sérieux,  leurs  grands  yeux  fixes.  Un  paysan  surtout,  en  veste 
et  pantalon  bleus  déchirés,  avec  de  gros  souliers  à  clous,  aussi  in- 
culte et  lourd  que  ses  bestiaux ,  cognait  de  ses  genoux  le  bois  re- 
tentissant, et,  quand  le  marbre  devenait  visible,  baisait  et  rebaisait 
la  place.  Au  sommet  est  une  image  sur  une  grille  entre  des  cierges, 
et  l'on  baise  incessamment  la  grille.  Une  pancarte  affichée  porte 
une  prière  de  vingt  mots  à, peu  près  :  quiconque  récitera  la  prière 
gagnera  une  indulgence  de  cent  jours.  La  pancarte  invite  les  fidèles 
à  apprendre  la  prière  par  cœur,  afin  de  la  réciter  le  plus  souvent 
possible  et  d'augmenter  ainsi  leur  provision  d'indulgences.  On  se 
croirait  en  pays  bouddhique  :  des  dorures  pour  les  gens  du  monde, 
des  reliques  pour  les  gens  du  peuple;  c'est  bien  ainsi  que  depuis 
deux  cents  ans  on  entend  le  culte  en  Italie. 

Toutes  ces  idées  s'effacent  lorsque  de  l'entrée  on  contemple  la 
majestueuse  ampleur  de  la  grande  nef,  toute  blanche  sous  l'or  de 
sa  voûte.  Le  soleil,  qui  baisse,  traverse  les  fenêtres  et  s'abat  sur  le 
parvis  en  grandes  chutes  de  lumière.  L'abside,  sillonnée  de  vieilles 
mosaïques,  courbe  ses  rondeurs  d'or  et  de  pourpre  sombre  entre 
les  blancheurs  éblouissantes  des  rayons  lancés  comme  des  poignées 
de  dards.  On  avance,  et  tout  à  coup,  du  péristyle,  l'on  voit  se 
déployer  l'admirable  place.  11  n'y  a  rien  d'égal  à  Rome,  et  l'on  ne 
peut  imaginer  un  spectacle  plus  simple,  plus  grave  et  plus  beau  : 
d'abord  la  place  en  pente,  énorme,  déserte;  au-delà,  une  esplanade 
où  l'herbe  pousse,  puis  une  longue  allée  verte  où  s'allongent  des 
files  d'arbres  sans  feuilles;  tout  à  l'extrémité,  sur  le  ciel,  une  grande 
basilique,  Santa-Croce,  avec  son  campanile  brun  et  ses  toits  de" 
tuile.  On  n'a  pas  l'idée  d'un  tel  déploiement  d'espace  si  bien  peu- 
plé, d'une  solitude  si  calme  et  si  noble.  Les  paysages  qui  l'enca- 
drent sur  les  deux  flancs  l'ennoblissent  encore.  Sur  la  gauche  se 
hérisse  un  entassement  rougeâtre  d'arcades  ruinées,  de  massifs  dé- 
mantelés, la  vieille  ceinture  disloquée  de  la  muraille  de  Bélisaire. 


822  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Sur  la  droite  se  développe  la  large  campagne,  au  milieu  un  aque- 
duc éclairé,  dans  le  lointain  des  montagnes  rayées  et  bleuâtres, 
marbrées  de  grandes  ombres,  et  çà  et  là  tachetées  de  villages 
blancs.  L'air  lumineux  enveloppe  toutes  ces  grandes  formes;  le  bleu 
du  ciel  est  d'une  douceur  et  d'un  éclat  divins,  les  nuages  y  nagent 
pacifiquement  comme  des  cygnes,  et  de  toutes  parts,  entre  les  bri- 
ques roussies,  sous  les  créneaux  disjoints,  au  milieu  du  réseau  des 
cultures,  on  voit  se  lever  en  bouquets  des  chênes-liéges,  des  cy- 
près, des  pins,  illuminés  par  le  soleil  qui  penche. 

Je  suis  resté  une  heure  sur  l'escalier  du  tricUnium^  sorte  d'abside 
isolée  qui  borde  la  place.  L'herbe  y  pousse  et  descelle  les  marches; 
les  lézards  sortent  des  trous  et  viennent  se  chauffer  au  soleil  sur 
le  marbre.  Nul  bruit;  de  temps  en  temps,  une  charrette,  quelques 
ânes,  traversent  le  pavé  abandonné.  S'il  y  a  au  monde  un  endroit 
propre  à  reposer  les  âmes  fatiguées,  à  les  assoupir  insensiblement, 
à  les  caresser  par  l'attouchement  de  rêves  mélancoliques  et  nobles, 
c'est  celui-ci.  Le  printemps  est  venu  :  des  lumières  jeunes  se  posent 
avec  un  ton  doux  sur  les  assises  de  pierre  ;  le  soleil  nouveau  luit 
avec  une  grâce  inexprimable,  et  sa  bonté  se  répand  dans  l'air  at- 
tiédi. Les  bourgeons  sortent  de  leur  enveloppe,  et  ces  grands  édi- 
fices de  pierre,  relégués  dans  un  coin  oublié  de  Rome,  semblent, 
comme  des  exilés,  avoir  acquis  dans  leur  solitude  une  sérénité  har- 
monieuse qui  atténue  leurs  défauts  et  augmente  leur  dignité.  Au 
premier  coup  d'oeil,  la  façade  est  choquante;  ses  arcades  coupées 
au  milieu  comme  les  appartemens  trop  hauts  dont  on  fait  deux 
étages,  ses  colonnes  empilées,  son  balustre  chargé  de  saints  qui  se 
remuent  et  s'étalent  comme  des  acteurs  pendant  un  finale,  toute  la 
décoration  semble  emphatique.  Au  bout  d'une  heure,  les  yeux  sont 
habitués,  on  se  laisse  gagner  aux  impressions  de  bien-être  et  de 
beauté  qui  sortent  de  toutes  choses;  on  trouve  l'église  riche  et  so- 
lide, on  pense  aux  processions  pontificales  qui  à  des  jours  réglés 
se  déploient  sous  ses  voûtes,  et  on  les  compare  à  quelque  arc  de 
triomphe  érigé  pour  recevoir  dignement  le  césar  spirituel,  succes- 
seur des  césars  romains. 

Les  rues,  San-Andrea  délia  Valla,  Santa-Maria  del  Transtevere. 

Il  y  a  trois  cent  quarante  églises  à  Rome  ;  tu  n'exiges  pas  que  je 
les  visite  toutes. 

Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  je  crois,  c'est  d'entrer  à  l'église  qu'on 
rencontre  quand  l'envie  vous  en  prend,  à  Santa-Maria-sopra-Mi- 
nerva,  pour  entendre  un  chant  qui  roule  dans  la  solitude  des  nefs 
et  voir  une  large  ondée  de  lumière  qui  tombe  des  vitraux  violets; 


l' ITALIE    ET   LA    VIE    ITALIENNE.  823 

à  Santa-Trinita  del  Monte,  pour  regarder  la  Descente  de  Croix  si 
délabrée  de  Daniel  de  Volterre,  surtout  pour  jeter  un  coup  d'œil  au 
passage  sur  les  cours  de  ce  couvent  de  nonnes,  pareil  à  une  forte- 
resse fermée,  murée,  muette,  au-dessus  du  tumulte  de  la  place 
d'Espagne.  On  sort  avec  une  quantité  de  demi-idées  ou  de  com- 
mencemens  d'idées  qui  s'enchevêtrent,  se  développent  sourdement 
d'elles-mêmes;  tout  ce  petit  peuple  intérieur  travaille  comme  une 
couvée  de  vers  à  soie  qui  filent  :  la  toile,  incessamment  agrandie, 
finit  par  se  compléter  sans  qu'on  le  veuille  et  recevoir  dans  ses 
mailles  les  événemens  courans,  les  rencontres  vulgaires,  un  détail 
qui  d'abord  passait  inaperçu,  et  qui  maintenant  prend  de  l'intérêt. 
Dès  lors  tous  ces  objets  s'accordent,  s'attachent  et  font  un  ensemble; 
il  n'est  rien  qui  ne  trouve  sa  place,  par  exemple  aujourd'hui,  sous 
cette  bande  d'azur  et  de  riche  lumière  soyeuse  tendue  comme  un 
dais  au-dessus  des  rues,  cette  vieille  boue  grise  qui,  de  ses  vénéra- 
bles mouchetures,  encrasse  les  devantures  des  maisons,  —  ces  bornes 
écornées,  ces  barreaux  rouilles  où  des  générations  d'araignées  hé- 
ritent des  toiles  paternelles,  — ces  corridors  noirs  dont  le  vent  a  seul 
agité  la  poussière,  ces  marteaux  de  porte  dépeints  qui  ont  fini  par 
user  le  boulon  de  fer  sur  lequel  ils  retombent ,  —  ces  fritures  qui 
bouillottent  dans  une  graisse  noire  au  pied  d'une  colonne  lépreuse, 
ces  âniers  qui  arrivent  sur  la  place  Barberini  avec  leurs  bêtes  char- 
gées de  bois,  surtout  ces  campagnards  vêtus  de  laine  bleue  et  chaus- 
sés de  grosses  jambières  de  cuir,  qui  devant  le  Panthéon  s'entassent 
silencieusement,  pareils  à  des  animaux  sauvages  vaguement  effarou- 
chés par  la  nouveauté  de  la  ville.  Ils  n'ont  pas  l'air  niais,  comme 
nos  paysans;  ils  ressemblent  plutôt  à  des  loups  et  à  des  blaireaux 
pris  au  piège.  Beaucoup  de  têtes  parmi  eux  sont  régulières  et  fortes; 
elles  tranchent  tout  de  suite  parmi  celles  des  soldats  français,  plus 
mignonnes  et  plus  gentilles.  Un  de  ces  paysans,  avec  ses  longs 
cheveux  noirs  et  son  visage  noble  et  pâle,  a  l'air  du  Suonatore  de 
Raphaël;  ses  sandales,  attachées  à  ses  pieds  par  des  lanières  de 
cuir,  sont  les  mêmes  que  celles  des  statues  antiques.  Il  a  orné  d'une 
plume  de  paon  son  mauvais  chapeau  gris  bossue,  et  se  campe 
avec  un  air  d'empereur  contre  une  borne  qui  est  un  dépôt  d'or- 
dures. Dans  les  femmes  qui  lorgnent  et  se  montrent  aux  fenêtres, 
on  démêle  d'abord  deux  types.  L'un  est  la  tête  énergique  au  men- 
ton carré,  au  visage  fortement  appuyé  sur  sa  base,  aux  yeux  noirs 
flamboyans,  au  regard  fixe;  le  nez  est  saillant,  le  front  busqué,  le 
col  court  et  les  épaules  larges.  L'autre  est  la  tête  de  camée,  mi- 
gnarde,  amoureuse;  le  contour  des  yeux  finement  dessiné,  les  traits 
spirituels,  nettement  marqués,  tournent  à  l'expression  affectée  et 
doucereuse. 


82ZI  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  bureaux  de  loterie  sont  pleins  et  les  numéros  affichés  aux  vi- 
tres. Voilà  la  grande  préoccupation  de  ces  gens-là  :  ils  calculent  des 
ambes  et  des  ternes,  ils  rêvent  des  numéros,  ils  tirent  des  indices 
de  leur  âge,  du  quantième  du  mois,  ils  raisonnent  sur  la  forme  des 
chiffres,  ils  ont  des  pressentimens,  ils  font  des  neuvaines  aux  saints 
et  à  la  madone;  la  cervelle  Imaginative  travaille,  s'encombre  de 
rêves,  déborde  tout  d'un  coup  du  côté  de  la  peur  et  de  l'espérance; 
les  voilà  à  genoux,  et  cet  accès  de  désir  ou  de  crainte  est  leur  reli- 
gion. 

Cette  façon  de  sentir  est  ancienne.  Nous  venons  d'entrer  à  San- 
Andrea  délia  Valle  pour  voir  les  peintures  de  Lanfranc  et  surtout 
les  quatre  évangélistes  du  Dominiquin.  Ils  sont  très  beaux,  mais 
tous  païens,  et  ne  parlent  qu'à  l'imagination  pittoresque;  saint 
André  est  un  Hercule  vieux.  Autour  des  évangélistes  s'étalent  de 
superbes  femmes  allégoriques,  l'une,  poitrine  et  jambes  nues, 
levant  ses  bras  nus  vers  le  ciel,  l'autre,  coiffée  d'un  casque,  se 
penchant  avec  la  plus  hautaine  arrogance.  A  côté  de  saint  Marc, 
des  enfans  folâtres  jouent  sur  l'énorme  lion,  et  d'en  bas,  parmi  les 
grandes  draperies  soulevées,  on  voit  dans  les  raccourcis  les  cuisses 
nues  des  anges.  Certainement  le  spectateur  ne  venait  chercher  ici 
que  des  gestes  hardis,  des  corps  puissans,  capables  de  remuer  les 
sympathies  d'un  athlète  gesticulateur.  11  n'était  pas  choqué,  bien 
au  contraire;  son  saint  lui  était  représenté  aussi  fort  et  aussi  fier 
que  possible  :  il  se  le  figurait  ainsi.  Si  vous  aviez  pour  prince  un 
personnage  d'outre-mer  que  vous  n'eussiez  jamais  vu,  mais  qui,  par 
quelque  moyen  merveilleux,  pût  à  volonté  vous  tuer  ou  vous  faire 
riche,  c'est  avec  de  pareils  traits  que  vous  l'imagineriez. 

Je  n'ai  pas  grand'chose  à  te  dire  de  Santa-Maria  del  Transtevere 
ni  des  autres  églises;  les  impressions  déjà  reçues  s'y  répètent.  Une 
double  rangée  de  colonnes  empruntées  à  un  temple  antique,  un 
plafond  plat  surchargé  de  bossages  et  de  moulures  d'or,  une  As- 
somption du  Guide  trop  haut  placée,  effacée  par  cet  entassement 
de  dorures,  une  abside  ronde  où  de  vieilles  figures  raides  se  déta- 
chent sur  un  fond  d'or,  des  statues  de  morts  couchées  gravement 
et  dormant  pour  toujours  sur  leur  tombe,  voilà  Sainte-Marie  du 
Transtevere.  Chaque  église  pourtant  a  son  caractère  propre  ou  quel- 
que pièce  frappante.  —  A  San-Pietro-in-Montorio,  c'est  une  Flagel- 
lation de  Sébastien  del  Piombo;  les  attitudes  sculpturales,  le  vigou- 
reux corps,  les  muscles  tendus  et  tordus  du  patient  et  des  bourreaux 
rappellent  que  Michel-Ange  fut  le  conseiller  du  peintre  et  souvent 
son  maître.  —  A  San-Clemente,  c'est  une  église  enfouie,  nouvelle- 
ment déterrée,  où  parmi  des  colonnes  de  vert  antique,  sous  la  clarté 
d'une  torche,  on  voit  des  peintures  qui  passent  pour  les  plus  vieilles 


l'italie  et  la.  vie  italienne.  825 

de  Rome,  raides  et  piteuses  figures  byzantines  :  une  vierge  dont  la 
poitrine  tombe  comme  celle  d'une  bête  à  lait.  —  A  San-Francesco  à 
Ripa,  c'est  une  décoration  intérieure  de  dorures  et  de  marbres  la 
plus  fastueuse  et  la  plus  exagérée  qu'on  puisse  voir,  construite  au 
siècle  dernier  par  les  corporations  de  métier,  savetiers,  fruitiers, 
meuniers,  chaque  morceau  portant  le  nom  de  la  corporation  qui  l'a 
fourni.  Il  y  a  ainsi,  presque  dans  chaque  rue,  un  curieux  fragment 
d'histoire.  Ce  qui  n'est  pas  moins  frappant,  c'est  le  contraste  de 
l'église  et  de  ses  alentours.  Au  sortir  de  San-Francesco  à  Ripa,  on 
se  bouche  le  nez,  tant  l'odeur  de  la  morue  est  forte;  le  Tibre  jaune 
roule  entre  des  restes  de  piles,  près  de  grands  bâtimens  blafards, 
devant  des  rues  mornes  et  mortes.  —  En  revenant  de  San-Pietro- 
in-Montorio,  j'ai  trouvé  un  quartier  indescriptible,  horribles  rues  et 
ruelles  infectes,  pentes  raides  bordées  de  bouges,  corridors  grais- 
seux peuplés  de  cloportes  humains,  vieilles  femmes  jaunes  ou 
plombées  qui  fixent  sur  le  passant  leurs  yeux  de  sorcières,  enfans 
en  pleine  sécurité  qui  s'accroupissent  à  la  façon  des  chiens  et  les 
imitent  sur  ce  pavé  sans  vergogne,  chenapans  drapés  dans  leur 
guenille  rousse,  qui  fument  inclinés  contre  le  mur,  cohue  sale  et 
fourmillante  qui  se  presse  aux  boutiques  de  friture.  Du  haut  en  bas 
de  la  rue,  les  ruisseaux  dégringolent  dans  les  débris  de  cuisine, 
rayant  de  leur  fange  noirâtre  les  pavés  pointus.  Au  bas  est  le  pont 
San-Sisto  ;  le  Tibre  n'a  point  de  quais,  et  les  taudis  suintans  y 
trempent  leurs  escaliers  effondrés,  comme  autant  de  torchons  ter- 
reux lavés  dans  la  bourbe.  Dorures  et  taudis,  mœurs  et  physiono- 
mies, gouvernement  et  croyances,  présent  et  passé,  tout  cela  se 
tient,  et  au  bout  d'un  instant  on  sent  toutes  ces  dépendances. 

22  mars,  la  société,  la  bourgeoisie. 

Je  t'ai  décrit  à  peu  près  tout  ce  que  je  puis  observer  par  moi- 
même,  le  dehors  :  quant  au  dedans,  je  veux  dire  les  mœurs  et  les 
caractères,  tu  comprends  bien  qu'au  bout  d'un  mois  je  ne  puis  dire 
grand' chose  de  mon  crû;  mais  j'ai  des  amis  de  diverses  classes  et 
d'opinions  diverses,  tous  très  complaisans,  plusieurs  très  judicieux. 
Voici  le  résumé  de  cinquante  ou  soixante  conversations  et  discus- 
sions menées  à  fond  et  sans  réticences. 

Très  peu  d'artistes  dans  cette  ville  peuplée  d'œuvres  d'art.  Il  y  a 
trente  ans,  on  avait  M.  Gamuccini  et  des  imitateurs  froids  de  Da- 
vid; aujourd'hui  on  tourne  à  la  fadeur  gracieuse;  les  sculpteurs 
donnent  au  marbre  un  poli  parfait  pour  plaire  aux  enrichis  d'outre- 
monts  :  c'est  là  leur  fort,  et  ils  ne  vont  guère  au-delà.  La  plupart 
sont  des  ouvriers  qui  confectionnent  des  copies.  Le  gros  public  est 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tombé  aussi  bas;  les  Romains  ne  sentent  leurs  chefs-d'œuvre  que 
par  l'admiration  des  étrangers.  C'est  que  la  vraie  culture  leur  est 
interdite.  Impossible  de  voyager  sans  un  passeport  du  pape,  et  ce 
passeport  est  souvent  refusé.  Un  artiste  italien  qu'on  me  nomme 
n'a  pu  obtenir  d'aller  à  Paris.  —  Allez-y,  si  vous  voulez,  mais  vous 
ne  rentrerez  pas.  On  craint  qu'ils  n'en  rapportent  des  maximes 
libérales. 

Les  médecins  sont  des  donneurs  de  lavemens,  les  avocats  des 
praticiens  de  chicane.  Tous  sont  confinés  dans  leur  spécialité.  La 
police,  qui  laisse  faire  ce  que  l'on  veut,  ne  souffre  pas  qu'on  s'oc- 
cupe d'aucune  des  sciences  qui  avoisinent  la  religion  ou  la  poli- 
tique. Un  homme  qui  étudie  et  lit  beaucoup,  même  chez  lui  et 
portes  closes,  tombe  sous  sa  surveillance.  On  le  tracasse,  on  l'as- 
siège de  visites  domiciliaires  pour  saisir  des  livres  défendus;  on 
l'accuse  d'avoir  des  gravures  obscènes.  Il  est  soumis  au  precetto, 
c'est-à-dire  à  l'obligation  de  rentrer  chez  lui  à  \Avc  Maria  et  de 
n'en  pas  sortir  le  soleil  couché;  s'il  y  manque  une  fois,  on  l'en- 
ferme; un  diplomate  étranger  me  nomme  un  de  ses  amis  à  qui  la 
chose  est  arrivée.  —  On  cite  à  Rome  un  mathématicien  et  un  ou 
deux  antiquaires;  mais  en  somme  les  savans  y  sont  méprisés  ou 
inquiétés.  Si  quelqu'un  est  érudit,  il  le  cache  ou  demande  excuse 
pour  sa  science,  la  représente  comme  une  manie.  L'ignorance  est 
bien  venue,  elle  rend  docile. 

Quant  aux  professeurs,  les  premiers,  ceux  de  l'université,  ont 
trois  cents  ou  quatre  cents  écus  par  an  et  font  cinq  leçons  par  se- 
maine; ceci  montre  la  haute  estime  qu'on  fait  de  la  science.  Pour 
vivre,  les  uns  se  font  médecins,  architectes,  les  autres  employés, 
bibliothécaires;  plusieurs,  qui  sont  prêtres,  ont  l'argent  de  leurs 
messes,  et  tous  vivent  plus  que  sobrement.  J'ai  compté  dans  l'al- 
manach  quarante-sept  chaires,  il  y  a  cinq  cents  élèves  à  l'univer- 
sité, environ  dix  élèves  par  chaire.  Le  pape  vient  d'autoriser  un  cours 
de  géologie  qui  a  quatre  auditeurs;  il  n'y  a  pas  de  cours  d'histoire 
profane.  En  revanche,  les  cours  de  théologie  sont  fort  nombreux. 
Ceci  montre  l'esprit  de  l'institution;  les  sciences  du  moyen  âge  y 
fleurissent,  les  sciences  modernes  restent  à  la  porte.  Dans  la  faculté 
de  médecine,  point  de  clinique  d'accouchement  :  pour  tout  ensei- 
gnement, on  y  trouve  des  tableaux  représentant  les  organes,  et  ces 
tableaux  sont  couverts  d'un  rideau;  un  sot  célèbre  par  son  igno- 
rance vient  d'y  être  appelé  par  une  intrigue  de  femmes.  Le  reste  est 
à  l'avenant.  Les  professeurs  sont  des  barbiers  de  village,  quelques- 
uns  seulement  ont  passé  une  ou  deux  semaines  à  Paris,  et  prati- 
quent dans  les  hôpitaux  des  traitemens  qui  sont  arriérés  d'un  siè- 
cle. Dans  l'hospice  des  maladies  de  peau,  on  fait  aux  teigneux  des 


l' ITALIE    ET    LA    VIE    ITALIENNE.  827 

incisions  à  la  tête;  la  plaie  cicatrisée,  on  les  range  en  file,  et  on 
leur  passe  sur  la  tête  un  pinceau  enduit  d'une  certaine  mixture;  le 
même  pinceau  sert  à  tous,  et  il  y  a  peut-être  des  années  qu'il  sert. 
On  peut  juger  sur  tout  cela  de  la  dignité  et  de  l'importance  des 
professions  libérales. 

Y  a-t-il  ici  quelque  ressort  moral?  La  plupart  de  mes  amis  ré- 
pondent que  non;  le  gouvernement  a  gâté  l'homme.  Les  gens  sont 
extraordinairement  intelligens,  calculateurs,  rusés,  mais  non  moins 
égoïstes;  personne  ou  presque  personne  ne  risquera  pour  l'Italie  sa 
vie  ou  son  argent.  Ils  crieront  fort,  laisseront  les  autres  se  mettre 
en  avant,  mais  ne  feront  pas  le  plus  petit  sacrifice.  Ils  trouvent  que 
se  dévouer  c'est  être  dupe;  ils  sourient  finement  en  voyant  le  Fran- 
çais qui  s'enflamme,  qui,  au  mot  de  patrie  et  de  gloire,  va  se  faire 
casser  les  os. 

Ils  ne  se  livrent  pas,  ils  s'accommodent  à  vous,  ils  sont  infiniment 
polis  et  patiens,  ils  ne  laissent  pas  échapper  le  plus  léger  sourire 
au  milieu  des  barbarismes  et  des  fautes  de  prononciation  grotesques 
que  commet  toujours  un  étranger.  Ils  restent  maîtres  d'eux-mêmes, 
ne  veulent  point  se  compromettre,  ne  songent  qu'à  tirer  leur  épin- 
gle du  jeu,  à  profiter,  à  duper  autrui,  à  se  duper  les  uns  les  autres. 
Ce  que  nous  appelons  délicatesse  leur  est  inconnu;  tel  antiquaire 
illustre  reçoit  fort  bien  des  marchands  une  remise  sur  tous  les  ob- 
jets qu'il  leur  fait  vendre,  et  il  y  a  nombre  d'usuriers  parmi  les 
personnages  les  plus  riches  et  les  plus  nobles. 

Chacun  ici  a  son  protecteur;  impossible  de  subsister  autrement  : 
il  en  faut  un  pour  obtenir  la  moindre  chose,  pour  se  faire  rendre 
justice,  pour  toucher  son  revenu,  pour  garder  son  bien.  La  faveur 
règne.  Ayez  à  votre  service  ou  dans  votre  famille  une  jolie  femme 
complaisante,  vous  sortirez  du  plus  mauvais  pas  blanc  comme 
neige.  Un  de  mes  amis  compare  ce  pays  à  l'Orient,  où  il  a  voyagé, 
avec  cette  différence  que  ce  n'est  pas  la  force  ici,  mais  l'adresse 
qui  mène  les  choses  ;  l'homme  habile  et  bien  appuyé  peut  tout  ob- 
tenir. La  vie  est  une  ligue  et  un  combat,  mais  sous  terre.  Sous  un 
gouvernement  de  prêtres,  on  a  horreur  de  l'éclat;  point  d'énergie 
brutale  :  on  se  mine  et  on  se  contremine  avec  des  manœuvres  sa- 
vantes et  des  chausse-trapes  creusées  dix  ans  d'avance. 

Comme  l'initiative  et  l'action  sont  nuisibles  et  mal  vues,  la  pa- 
resse est  en  honneur.  Quantité  de  gens  vivent  à  Rome  on  ne  sait 
comment,  sans  revenu  ni  métier.  D'autres  gagnent  dix  écus  par 
mois  et  en  dépensent  trente;  outre  leur  place  visible,  ils  ont  toute 
sorte  de  ressources  et  d'expédiens.  D'abord  le  gouvernement  fait 
pour  deux  ou  trois  cent  mille  écus  d'aumônes,  et  chaque  prince  ou 
noble  se  croit  obligé  à  la  charité  par  rang  et  tradition  :  tel  donne 


828  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

six  mille  écus  par  an.  Comptez  encore  qu'il  y  a  des  huona  manda 
partout;  certaines  gens  portent  quinze  placets  par  jour,  et  sur 
quinze  un  ou  deux  réussissent;  le  pétitionnaire  peut  dîner  le  soir, 
et  voilà  un  métier  tout  trouvé.  Ce  métier  a  ses  suppôts;  à  cet  effet, 
on  voit  des  écrivains  publics  en  plein  vent,  le  chapeau  sur  la  tête, 
un  parapluie  à  côté  d'eux,  leurs  papiers  maintenus  par  de  petits 
pavés,  écrivant  des  suppliques.  Enfin,  dans  cette  misère  univer- 
selle, tout  le  monde  s'assiste;  un  mendiant  n'est  pas  un  homme 
déclassé,  un  galérien  non  plus;  ce  sont  d'honnêtes  gens,  aussi  hon- 
nêtes que  les  autres,  seulement  il  leur  est  arrivé  malheur  :  sur  cette 
réflexion,  les  plus  pauvres  donnent  quelques  baïoques.  Ainsi  s'en- 
tretient la  fainéantise  ;  dans  la  montagne,  du  côté  de  Frascati,  je 
trouvais  à  chaque  pâturage  un  homme  ou  un  enfant  pour  ouvrir  la 
barrière  ;  aux  portes  des  églises,  un  pauvre  diable  s'empresse  de 
vous  lever  la  portière  de  cuir.  Ils  attrapent  ainsi  cinq  sous,  six  sous 
par  jour,  dont  ils  vivent. 

Je  connais  un  custode  qui  a  six  écus  par  mois;  outre  cela,  de 
loin  en  loin,  il  raccommode  un  vieil  habit  moyennant  trois  ou  qua- 
tre baïoques;  la  famille  meurt  de  faim,  et  parfois  emprunte  deux 
pauls  (vingt  sous)  à  un  voisin  pour  achever  la  semaine.  Néan- 
moins le  fils  et  la  fille  vont  à  la  promenade  le  dimanche  très  bien 
vêtus.  Cette  fille  est  sage  parce  qu'elle  n'est  pas  encore  mariée; 
une  fois  le  mari  accroché,  ce  sera  autre  chose  :  on  trouvera  tout 
naturel  qu'elle  pourvoie  à  sa  toilette  et  aide  son  mari.  Quantité  de 
ménages  vivent  ainsi  de  la  beauté  de  la  femme  :  le  mari  ferme  les 
yeux  et  parfois  les  ouvre;  dans  ce  cas,  c'est  pour  mieux  remplir  ses 
poches.  La  honte  ne  le  gêne  pas;  il  y  a  tant  de  pauvreté  dans  le  mezzo 
ceto,  et  quand  les  enfans  viennent,  l'homme  est  si  à  plaindre,  qu'il 
souffre  sans  se  gendarmer  un  protecteur  riche.  «  Ma  femme  veut 
des  robes,  qu'elle  se  gagne  des  robes!  »  D'ailleurs  l'effet  général 
du  gouvernement  est  déprimant;  l'homme  est  plié  aux  bassesses, 
il  est  habitué  à  trembler,  à  baiser  la  main  de  l'ecclésiastique,  à 
s'humilier;  de  génération  en  génération,  la  fierté,  la  force  et  la  ré- 
sistance virile  ont  été  extirpées  comme  de  mauvaises  herbes;  celui 
qui  les  porte  en  soi  est  foulé,  il  a  fini  par  en  perdre  la  semence.  Un 
type  de  cet  état  d'esprit  est  le  calendrino  des  anciennes  marion- 
nettes, c'est  le  laïque  accablé,  affaissé,  en  qui  le  ressort  intérieur 
est  cassé,  qui  a  pris  parti  de  rire  de  tout,  même  de  lui,  qui,  arrêté 
par  des  brigands,  se  laisse  dépouiller  en  plaisantant  et  en  leur  di- 
sant :  «  Vous  êtes  des  chasseurs!  »  amère  bouffonnerie,  arlequi- 
nade  volontaire  qui  aide  à  oublier  les  maux  de  la  vie  !  Ce  caractère 
est  fréquent;  le  mari,  résigné,  avili,  subit  le  bonheur  de  sa  femme. 
Sa  part  faite,  il  se  promène,  va  prendre  au  café  sa  tasse  de  trois 


l' ITALIE    ET    LA    VIE    ITALIENNE.  829 

SOUS,  regarde  le  temps  qu'il  fait  et  se  donne  le  plaisir  d'étaler  dans 
les  rues  le  drap  neuf  de  sa  redingote.  Un  Romain,  une  Romaine 
mettent  sur  eux  tout  l'argent  qu'ils  gagnent  ou  qu'on  leur  donne. 
Ils  se  nourrissent  peu  et  mal,  mangent  des  pâtes,  du  fromage,  des 
choux,  du  fenouil;  point  de  feu  l'hiver;  leurs  meubles  sont  misé- 
rables, tout  est  pour  l'apparence.  On  voit  dans  les  rues,  au  Pincio, 
quantité  de  femmes  en  superbes  manteaux  de  velours,  une  foule 
de  jolis  jeunes  gens  frisés,  en  gants  neufs  :  le  dessus  est  pimpant, 
reluisant,  frais;  mais  n'allez  pas  jusqu'au  linge. 

A  côté  de  la  paresse  fleurit  l'ignorance,  comme  un  chardon  à 
côté  d'une  ortie.  Un  de  nos  amis  a  vécu  quelque  temps  aux  envi- 
rons du  lac  Némi;  impossible  l'après-midi  d'avoir  une  lettre;  le  mé- 
decin, le  curé  et  l'apothicaire  choisissaient  cette  heure-là  pour  leur 
promenade,  et  il  n'y  avait  qu'eux  dans  le  village  qui  sussent  lire. 
Il  en  est  à  peu  près  de  même  à  Rome.  On  me  cite  une  famille  de 
nobles  qui  vivent  dans  deux  chambres  et  en  louent  cinq  autres; 
c'est  là  tout  leur  revenu.  Des  quatre  filles,  une  seule  est  capable 
d'écrire  une  note;  on  l'appelle  la  savante  [la  dotta).  Le  père  et  les 
fils  vont  au  café,  boivent  un  verre  d'eau  bien  claire,  lisent  le  jour- 
nal; voilà  leur  existence.  Nul  avenir  pour  un  jeune  homme;  il  est 
tout  heureux  d'obtenir  dans  la  daterie  ou  ailleurs  une  place  de 
six  écus  par  mois;  ni  commerce,  ni  industrie,  ni  armée;  beaucoup 
se  font  moines,  prêtres,  viyent  de  leurs  messes  ;  il  n'osent  pas  cher- 
cher fortune  hors  du  pays;  la  police  ferme  la  porte  au  verrou  sur 
ceux  qui  sortent. 

Partant  les  intérieurs  sont  des  taudis.  Les  demoiselles  en  ques- 
tion restent  en  robes  de  chambre  fripées,  fagotées  comme  des  souil- 
lons, jusqu'à  quatre  heures  du  soir.  Je  connais  un  intérieur  où  long- 
temps j'ai  pris  les  femmes  pour  des  ravaudeuses;  je  les  trouvais 
nettoyant  des  bottes  :  ce  n'était  que  désordre,  linge  sale,  écuelles 
cassées  sur  la  table  et  sur  le  pavé;  toute  la  marmaille  mangeait 
dans  la  cuisine.  Un  dimanche,  je  les  vois  en  chapeau,  ayant  l'air 
de  dames,  et  j'apprends  que  le  frère  est  avocat;  ce  frère  paraît,  il  a 
la  tenue  d'un  gentleman. 

Je  demande  à  quoi  tous  ces  jeunes  gens  passent  leur  temps.  —  A 
rien  ;  la  grande  affaire  en  ce  pays  est  d'agir  le  moins  possible.  On 
peut  comparer  un  jeune  Romain  à  un  homme  qui  fait  la  sieste  ;  il  est 
inerte,  il  hait  l'effort,  et  serait  très  fâché  d'être  dérangé,  d'être 
forcé  d'entreprendre  quoi  que  ce  soit.  Quand  il  est  sorti  de  son  bu- 
reau, il  s'habille  du  mieux  qu'il  peut,  et  va  passer  sous  une  cer- 
taine fenêtre;  cela  dure  des  après-midi.  De  temps  en  temps,  la 
femme  ou  la  jeune  fille  lève  un  coin  du  rideau  pour  lui  montrer 
qu'elle  le  sait  là.  Ils  ne  pensent  pas  à  autre  chose;  cela  n'a  rien 


830  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'étonnant,  la  sieste  prédispose  à  l'amour.  Ils  se  promènent  inces- 
samment sur  le  Corso,  suivent  les  femmes,  savent  leur  nom,  leur 
petit  nom,  leur  amant,  tout  le  passé  et  tout  le  présent  de  leur  in- 
trigue; ils  vivent  ainsi  la  tête  remplie  de  commérages;  du  reste,  à 
ce  métier,  l'esprit  s'aiguise  et  devient  perspicace.  Entre  eux,  ils 
sont  polis,  sourians,  complimenteurs,  mais  dissimulés,  toujours  en 
garde,  occupés  à  se  supplanter  et  à  se  jouer  de  mauvais  tours. 

Dans  la  classe  moyenne,  il  y  a  des  soirées,  mais  singulières.  Les 
amans  s'observent  d'un  bout  du  salon  à  l'autre;  impossible  de  cau- 
ser avec  une  jeune  fille,  son  amant  le  lui  a  défendu.  On  prend  des 
verres  d'eau  sans  sucre;  chacun  s'occupe  à  suivre  sa  pensée  ou  à 
observer  autrui.  On  sort  par  momens  de  cette  réflexion  silencieuse 
pour  écouter  un  morceau  de  musique.  Dans  la  très  petite  bourgeoi- 
sie, on  ne  sert  rien  du  tout,  pas  même  un  verre  d'eau.  Il  y  a  un 
piano,  le  plus  souvent  quelqu'un  chante.  Point  de  feu  l'hiver,  les 
dames  font  cercle  gardant  leurs  manchons.  Les  plus  favorisées  re- 
çoivent une  chaufferette  pour  les  mains.  Gela  paraît  suffisant;  ici 
on  n'est  pas  difficile. 

On  tient  les  jeunea  filles  enfermées;  par  conséquent  elles  tâchent 
de  sortir.  Dernièrement  une  d'elles,  qui  s'échappait  le  soir  pour 
aller  à  un  rendez-vous,  a  pris  froid,  est  morte;  ses  amies  ont  fait 
une  sorte  de  démonstration,  et  sont  venues  en  troupes  baiser  le 
corps;  à  leurs  yeux,  c'était  une  martyre,  morte  pour  la  cause  de 
l'idéal.  Leur  vie  consiste  à  se  dire  tout  bas  qu'elles  ont  un  amant, 
entendez  un  jeune  homme  qui  pense  à  elles,  leur  fait  la  cour,  passe 
devant  leur  fenêtre,  etc.  Cela  occupe  leur  imagination  et  leur  tient 
lieu  d'un  roman  écrit;  elles  en  font  au  lieu  d'en  lire.  De  cette  façon 
elles  ont  eu  souvent  cinq  ou  six  passions  avant  leur  mariage.  Pour 
ce  qui  est  de  la  vertu,  elles  ont  une  tactique  particulière  :  livrer  les 
approches,  garder  la  forteresse,  et  chasser  habilement,  continû- 
ment et  résolument  au  mari. 

Notez  que  cette  galanterie  n'est  pas  fort  décente  ;  au  contraire, 
elle  est  singulièrement  naïve  ou  singulièrement  crue.  Ces  mêmes 
jeunes  gens  qui  tournent  dix-huit  mois  autour  d'une  fenêtre  et  se 
nourrissent  de  rêveries  abordent  avec  des  mots  de  Rabelais  une 
femme  qui  marche  seule  dans  la  rue.  Même  avec  la  femme  qu'ils 
aiment,  ils  ont  des  paroles  à  double  entente,  des  gentillesses  in- 
décentes. Un  de  mes  amis  se  trouve  un  jour  dans  une  partie  de 
campagne  avec  un  jeune  homme  et  une  jeune  femme  qui  parais- 
saient fort  épris;  à  chaque  instant,  ils  oubliaient  qu'ils  étaient  en 
public.  11  dit  à  son  voisin  :  «  Voilà  sans  doute  de  nouveaux  mariés, 
mais  ils  se  croient  dans  leur  chambre.  »  Le  voisin  ne  répond  pas, 
semble  embarrassé,  c'est  lui  qui  était  le  mari.  —  Notre  ami  prétend 


l'italie  et  la  vie  italienne.  831 

que  la  grande  passion  italienne  tant  vantée  par  Stendhal,  l'adora- 
tion persévérante,  le  culte  absolu,  l'amour  capable  de  se  suffire  et 
de  durer  toute  la  vie,  devient  aussi  rare  ici  qu'en  France.  A  tout 
le  moins  la  délicatesse  y  manque;  quelques  femmes  s'éprennent, 
mais  du  dehors;  ce  qu'elles  admirent,  c'est  un  beau  garçon,  bien 
portant  et  bien  habillé,  qui  a  du  linge  blanc  et  des  chaînes  d'or. 
Rien  de  doux  ni  de  féminin  dans  leur  caractère;  elles  seraient  de 
bonnes  compagnes  en  des  occasions  dangereuses  où  il  faudrait 
déployer  de  l'énergie,  mais  dans  les  circonstances  ordinaires  elles 
sont  tyranniques  et  en  fait  de  bonheur  toutes  positives.  Les  ex- 
perts en  pareille  matière  déclarent  qu'on  entre  en  servitude  dès 
qu'on  devient  l'amant  d'une  Romaine;  elle  exige  de  vous  des  soins 
infinis,  accapare  tout  votre  temps;  vous  devez  être  toujours  à  votre 
poste,  offrir  le  bras,  apporter  des  bouquets,  donner  des  colifichets, 
être  attentif  ou  en  extase,  faute  de  quoi  elle  conclut  que  vous  avez 
une  autre  maîtresse ,  vous  ramène  à  l'instant  à  votre  devoir,  de- 
mande sur  place  des  preuves  parlantes.  Dans  ce  pays,  le  temps  d'un 
homme,  n'étant  réclamé  ni  par  la  politique,  ni  par  l'industrie,  ni 
par  la  littérature,  ni  par  la  science,  est  une  marchandise  sans  ache- 
teurs; selon  la  règle  économique  de  l'oflre  et  de  la  demande,  la 
valeur  est  diminuée  d'autant,  et  même  devient  nulle;  à  ce  taux-là, 
une  femme  peut  l'employer  en  génuflexions  et  en  phrases. 

Ils  se  sont  accommodés  à  cette  vie,  qui  nous  semble  si  réduite  et 
presque  morte.  Faute  de  lectures  et  de  voyages,  ils  ne  font  pas  de 
comparaison  ni  de  retour  sur  eux-mêmes;  les  choses  ont  toujours 
été  ainsi,  elles  seront  toujours  ainsi  :  une  fois  acceptée,  cette  néces- 
sité ne  paraît  pas  plus  étrange  que  la  rnalaria.  D'ailleurs  beaucoup 
de  choses  contribuent  à  la  rendre  supportable.  On  vit  ici  à  très  bon 
marché  :  un  ménage  qui  a  deux  enfans  et  une  servante  dépense 
2,500  francs;  3,000  francs  sont  autant  que  6,000  à  Paris.  On  peut 
sortir  en  casquette,  en  habit  râpé  ;  personne  ne  contrôle  autrui , 
chacun  songe  à  prendre  du  plaisir;  les  fredaines  sont  tolérées;  ayez 
votre  billet  de  confession,  fuyez  les  libéraux,  faites  preuve  de  doci- 
lité et  d'insouciance,  vous  trouverez  le  gouvernement  patient,  ac- 
commodant, d'une  indulgence  paternelle.  Enfin  les  gens  d'ici  ne 
sont  pas  exigeans  en  fait  de  bonheur  ;  une  promenade  le  dimanche 
en  bel  habit  cà  la  villa  Borghèse,  un  dîner  dans  une  tratloria  à  la 
campagne ,  voilà  une  perspective  qui  défraie  leurs  rêves  pour  une 
semaine.  Ils  savent  flâner,  bavarder,  se  contenter  du  peu  qu'ils  ont, 
savourer  une  bonne  salade  fraîche,  jouir  d'un  verre  d'eau  bien  pure 
dégusté  en  face  d'un  bel  efl"et  de  lumière.  De  plus  il  y  a  chez  eux  un 
fonds  de  bonne  humeur;  ils  croient  qu'il  faut  passer  son  temps  agréa- 
blement, que  l'indignation  inutile  est  une  sottise,  que  la  tristesse 
est  une  maladie  ;  leur  tempérament  va  vers  la  joie ,  comme  une 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plante  vers  le  soleil.  A  La  bonne  humeur  joignez  la  bonhomie.  Un 
prince  parle  familièrement  à  ses  domestiques,  rit  avec  eux;  un  pay- 
san des  environs,  pour  qui  vous  êtes  une  sorte  de  seigneur,  vous 
tutoie  sans  difficulté;  un  jeune  homme  du  monde  décrit  et  détaille 
une  jeune  fille  du  monde  comme  si  elle  était  sa  maîtresse.  Le  sans- 
gêne  est  complet;  ils  ne  connaissent  pas  les  petites  contraintes  de 
notre  société,  la  réserve  et  la  politesse. 

Souhaitent-ils  vivement  devenir  Italiens?  Oui  et  non.  Mes  amis 
prétendent  qu'ils  détesteraient  les  Piémontais  au  bout  d'un  mois. 
Ils  sont  habitués  à  la  licence,  à  l'impunité,  à  la  paresse,  au  régime 
de  la  faveur,  et  se  sentiraient  mal  à  l'aise,  s'ils  en  étaient  privés. 
En  somme,  ici  quiconque  est  bien  appuyé,  bien  apparenté,  peut 
faire  ce  qu'il  veut,  pourvu  qu'il  ne  s'occupe  pas  de  politique.  Les 
nouveaux  tribunaux  établis  dans  les  Romagnes,  à  Bologne  par 
exemple,  ont  dissous  et  puni  des  sociétés  de  voleurs  qui  trouvaient 
des  receleurs  dans  la  meilleure  compagnie.  Un  paysan  qui  a  tué  son 
ennemi,  miais  dont  le  cousin  est  domestique  d'un  cardinal,  en  est 
quitte  pour  deux  ans  de  galères  ;  il  est  condamné  pour  vingt  ans, 
mais  on  le  gracie  par  degrés,  et  il  revient  dans  son  village,  où  il 
n'est  pas  moins  considéré  qu'auparavant.  Ce  sont  des  sauvages,  ils 
ne  se  soumettraient  pas  aisément  à  la  contrainte  de  la  loi.  —  D'ail- 
leurs le  sentiment  moral  leur  manque,  et  s'ils  ne  l'ont  pas,  la  faute 
n'en  est  pas  toute  à  leurs  chefs.  Considérez  les  mauvais  gouverne- 
mens  allemands  du  siècle  dernier,  tout  aussi  absolus  et  arbitraires 
que  celui-ci  :  les  mœurs  y  étaient  honnêtes  et  les  principes  sévères, 
le  tempérament  des  sujets  atténuait  les  vices  de  la  constitution;  à 
Rome,  il  les  aggrave.  L'homme  ici  n'a  pas  naturellement  l'idée  de 
la  justice  ;  il  est  trop  fort,  trop  violent,  trop  Imaginatif,  pour  ac- 
cepter ou  s'imposer  un  frein  ;  quand  il  se  croit  en  guerre,  il  ne  li- 
mite pas  son  droit  de  guerre.  Il  y  a  six  jours,  une  bombe  fit  ex- 
plosion chez  le  principal  libraire  papal  ;  le  parti  avancé  veut  ainsi 
faire  preuve  d'énergie  en  Europe,  et  croit  effrayer  ses  ennemis;  ils 
admettent,  comme  Orsini,  la  souveraineté  du  but;  on  sait  comment 
ils  ont  assassiné  Rossi.  Les  peuples  d'au-delà  des  monts  ont  là- 
dessus  des  sentimens  qui  manquent  aux  Romains. 

23  mars,  la  noblesse. 

Quant  à  l'aristocratie,  on  la  dit  bête.  On  passe  en  revue  devant 
moi  les  principales  familles  :  plusieurs  ont  voyagé,  sont  passable- 
ment instruits,  ne  sont  pas  méchans;  mais,  par  une  particularité 
singulière  qui  tient  sans  doute  au  nombre  trop  petit  des  croise- 
mens,  à  la  stagnation  du  sang,  toujours  enfermé  dans  les  mêmes 
veines,  presque  tous  ont  l'esprit  foncièrement  obtus  et  borné;  on 
peut  regarder  leurs  portraits  dans  la  jolie  comédie  du  comte  Giraud, 


l' ITALIE    ET   LA    VIE    ITALIENNE.  833 

rAjo  nel  mihai'razzo.  Pareillement  le  prince  Lello,  dans  la  Tolla 
de  M.  Edmond  About,  est  pris  sur  le  vif,  et  ses  lettres  ridicules  sont 
authentiques.  —  Je  réponds  que  je  connais  quatre  ou  cinq  nobles 
ou  grands  seigneurs  romains,  tous  parfaitement  bien  élevés  et  ai- 
mables, quelques-uns  érudits  ou  cultivés,  l'un  entre  autres  pré- 
venant comme  un  prince,  spirituel  comme  un  journaliste,  savant 
comme  un  académicien,  outre  cela  artiste  et  philosophe,  si  fin,  si 
fécond  en  mots  piquans  et  en  idées  de  toute  sorte  qu'il  défraierait 
à  lui  seul  la  conversation  du  plus  brillant  et  du  plus  libre  salon  pa- 
risien. —  On  me  réplique  qu'il  ne  faut  pas  juger  sur  des  exceptions, 
et  que  dans  une  compagnie  de  sots,  si  sots  qu'ils  soient,  il  y  a  tou- 
jours des  gens  d'esprit.  Trois  ou  quatre  (sans  plus),  ouverts,  actifs, 
tranchent  sur  la  foule  moutonnière.  Ceux-ci  sont  libéraux,  les  au- 
tres papalins,  enfermés  dans  leur  éducation,  dans  leurs  préjugés, 
dans  leur  inertie,  comme  une  momie  dans  ses  bandelettes.  On 
trouve  sur  leur  table  de  petits  livres  dévots  ou  des  chansons  gri- 
voises; à  cela  se  réduisent  leurs  importations  françaises.  Leurs  fils 
servent  dans  la  garde  noble,  se  font  une  raie  au  milieu  de  la  tête, 
et  poursuivent  les  femmes  de  leur  sourire  de  coiffeur. 

Très  peu  de  salons;  l'esprit  de  société  manque,  et  on  ne  s'amuse 
guère.  Chaque  grand  seigneur  reste  au  logis,  et  le  soir  reçoit  ses 
familiers,  gens  qui  appartiennent  à  la  maison  comme  les  tentures 
et  les  meubles.  On  ne  va  pas  dans  le  monde,  comme  à  Paris,  par 
ambition,  pour  se  ménager  des  relations,  pour  acquérir  des  appuis; 
de  pareilles  démarches  seraient  inutiles.  C'est  dans  d'autres  eaux, 
dans  les  eaux  ecclésiastiques,  qu'il  faut  pêcher.  Les  cardinaux  sont 
le  plus  souvent  fils  de  paysans  ou  de  petits  bourgeois ,  et  chacun 
d'eux  a  son  entourage  intime  qui  le  suit  depuis  vingt  ans;  son  mé- 
decin, son  confesseur,  son  valet  de  chambre  arrivent  par  lui  et  dis- 
pensent ses  grâces.  Un  jeune  homme  ne  parvient  qu'en  s'attachant 
ainsi  à  la  fortune  d'un  prélat  ou  à  celle  de  ses  gens;  cette  fortune 
est  un  gros  vaisseau  que  le  vent  pousse  et  qui  traîne  après  lui  les 
petites  barques.  Notez  que  ce  grand  crédit  des  prélats  ne  leur  donne 
pas  de  salons.  Pour  obtenir  une  faveur  ou  une  place,  il  ne  faut 
pas  s'adresser  à  un  cardinal,  à  un  chef  de  service;  il  répond  très 
obligeamment  et  s'en  tient  là.  Poussez  des  ressorts  plus  secrets, 
adressez-vous  au  barbier,  au  premier  domestique,  à  l'homme  qui 
passe  la  chemise.  Un  matin,  il  parlera  de  vous  et  dira  avec  insis- 
tance :  «  Ah  !  éminence,  un  tel  pense  si  bien ,  il  parle  de  vous  si 
respectueusement!  » 

Une  autre  circonstance  mortelle  à  l'esprit  de  société,  c'est  le 
manque  de  laisser- aller.  Les  gens  se  défient  les  uns  des  autres, 
veillent  sur  leurs  paroles,  ae  s'épanchent  pas.  Un  étranger  qui  pen- 

TOME  LVI.  —  18G5.  53 


834  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dant  vingt  ans  a  tenu  ici  un  salon  important  nous  disait  que,  s'il 
quittait  Rome,  il  n'aurait  pas  dans  six  mois  deux  lettres  à  y  écrire; 
eu  ce  pays-ci,  on  n'a  point  d'amis.  Partant  la  seule  occupation  est 
l'amour;  les  femmes  passent  la  journée  à  leur  balcon,  ou,  si  elles 
sont  riches,  vont  à  la  messe,  de  là  au  Corso,  puis  encore  au  Corso. 
La  sensibilité,  n'ayant  pas  comme  ailleurs  son  débouché  journa- 
lier, produit,  quand  elle  trouve  son  emploi,  des  passions  violentes, 
et  parfois  des  explosions  terribles. 

Le  grand  malheur  pour  les  hommes,  c'est  de  n'avoir  rien  à  faire;  ils 
se  rongent  ou  s'endorment  sur  place.  Faute  d'occupation,  ils  rusent 
l'un  contre  l'autre,  ils  s'épient  et  se  tracassent  comme  des  moines 
oisifs  et  clos  dans  leur  couvent.  C'est  surtout  vers  le  soir  que  le  poids 
du  désœuvrement  devient  accablant;  on  les  voit  dans  leurs  immenses 
salons,  devant  leurs  fdes  de  tableaux,  bâiller,  tourner,  attendre. 
Viennent  deux  ou  trois  habitués,  toujours  les  mêmes,  apportant  des 
commérages;  Rome  à  cet  égard  est  tout  à  fait  une  ville  de  province. 
On  s'enquiert  d'un  domestique  renvoyé,  d'un  meuble  acheté,  d'une 
visite  trop  tard  ou  trop  tôt  rendue;  incessamment  le  ménage  et  la 
vie  intime  sont  percés  à  jour;  nul  ne  jouit  du  grand  incognito  de 
Londres  ou  de  Paris.  Quelques-uns  s'intéressent  à  la  musique  ou  à 
l'archéologie;  on  parle  des  fouilles  récentes,  et  l'imagination,  les 
affirmations,  se  donnent  carrière  :  c'est  la  seule  étude  demi-vi- 
vante; le  reste  est  languissant  ou  mort;  les -journaux  et  les  revues 
étrangères  n'arrivent  pas  ou  sont  arrêtés  une  fois  sur  deux,  et  les 
livres  modernes  manquent.  Ils  ne  peuvent  pas  causer  de  leur  car- 
rière, ils  n'en  ont  pas;  la  diplomatie  et  les  hauts  emplois  sont  aux 
prêtres,  et  l'armée  est  étrangère.  Reste  l'agriculture  :  plusieurs  s'y 
adonnent,  mais  indirectement;  ils  louent  aux  paysans  par  l'inter- 
médiaire des  mercanti  di  campagna ,  ceux-ci  ordinairement  sous- 
louent  aux  possesseurs  de  troupeaux  napolitains  qui  viennent  ici 
passer  l'hiver  et  le  printemps.  La  terre  est  fort  bonne,  l'herbe  très 
abondante.  Tel  mercanle  sous-loue  2.5  écus  pour  six  mois  ce  qu'il  a 
loué  il  écus  pour  l'année;  il  recueille  encore  à  peu  près  5  écus  sur 
les  foins,  et  gagne  ainsi  3  pour  1  ;  on  peut  compter  qu'en  moyenne 
il  gagne  2  pour  1;  aussi  font-ils  de  grandes  fortunes.  Quelques-uns 
se  ruinent  pour  trop  entreprendre  :  ils  achètent  et  engraissent  des 
bestiaux,  et  l'épidémie  se  jette  en  travers;  mais  les  autres,  enrichis, 
sont  les  chefs  de  la  bourgeoisie,  s'habillent  bien,  commencent  à  rai- 
sonner, sont  libéraux,  souhaitent  une  révolution  qui  les  mette  à  la 
tête  des  affaires,  surtout  des  affaires  municipales.  Quelques-uns, 
ayant  atteint  une  opulence  énorme,  achètent  une  terre,  puis  un 
titre;  l'un  d'eux  est  duc.  —  Un  noble  de  Rome  ne  peut  pas  se  passer 
d'eux;  il  ne  connaît  pas  les  paysans,  il  ne  vit  pas  parmi  eux;  s'il 
voulait  leur  louer  directement,  il  rencontrerait  une  ligue.  Il  n'a 


L  ITALIE    ET    LA    VIE    ITALIENNE.  835 

rien  de  commun  avec  eux,  il  n'est  point  aimé  d'eux;  il  joue  à  leurs 
yeux  le  rôle  de  parasite.  D'autre  part,  il  est  mal  avec  le  mercante^ 
par  lequel  il  se  sent  exploité.  A  son  tour,  le  mercante  passe  aux 
yeux  des  paysans  pour  une  sorte  d'usurier  nécessaire.  Les  trois 
classes  sont  séparées,  il  n'y  a  pas  de  gouvernement  naturel. 

Il  n'en  est  pas  de  même  dans  la  Romagne  devenue  italienne,  où 
les  nobles  sont  campagnards,  dans  un  ou  deux  cantons  de  l'état 
papal;  mais  les  nobles  de  Rome  qui  voudraient  vivre  sur  leur 
terre,  l'exploiter  eux-mêmes,  prendre  le  gouvernement  écono- 
mique et  moral  du  pays,  trouvent  aujourd'hui  plus  de  difficultés 
que  jamais.  D'abord  les  bras  manquent  :  les  conscriptions  de  Vic- 
tor-Emmanuel ont  pris  beaucoup  d'Abruzzais  qui  venaient  faire  les 
gros  travaux;  les  chemins  de  fer  romains  occupent  un  assez  grand 
nombre  de  Romains,  et  la  campagne  romaine  est  presque  vide  d'ha- 
bitans.  En  outre  les  affaires  sont  soumises  au  régime  du  bon  plaisir: 
la  sortie  des  grains  n'est  pas  libre;  il  faut  une  permission  spéciale 
pour  toute  opération  ou  entreprise,  et  vous  n'obtenez  de  permis- 
sions que  selon  votre  degré  de  faveur.  Le  gouvernement  intervient 
jusque  dans  vos  affaires  privées.  Par  exemple,  un  locataire  ou  fer- 
mier ne  vous  paie  pas  ;  vous  lui  accordez  trois  mois ,  au  bout  des 
trois  mois  trois  autres,  et  ainsi  de  suite.  A  la  fin,  excédé,  vous  vous 
décidez  à  le  mettre  à  la  porte  ;  mais  son  neveu  est  chanoine,  et  le 
gouverneur  du  district  vous  fait  demander  un  nouveau  répit  pour  le 
pauvre  homme.  Un  an  se  passe,  vous  envoyez  l'huissier;  l'huissier 
s'arrête,  apprenant  à  la  porte  qu'un  cardinal  s'intéresse  à  l'affaire. 
Vous  rencontrez  le  cardinal  dans  le  monde  ;  il  vous  prie  de  la  part 
du  pape  d'user  de  miséricorde  envers  un  honnête  homme  qui  n'a 
jamais  manqué  au  devoir  pascal,  et  dont  le  neveu  marque  par  ses 
vertus  dans  la  daterie. 

L'homme  a  besoin  d'une  occupation  forte  qui  l'emploie  et  d'une 
justice  exacte  qui  le  contienne  :  il  est  comme  l'eau,  il~lui  faut  une 
pente  et  une  digue;  sinon,  le  fleuve  limpide,  utile,  agissant,  de- 
vient un  marécage  stagnant  et  fétide.  Ici  la  répression  ecclésias- 
tique barre  la  voie  au  fleuve,  et  le  régime  du  bon  plaisir  perce  in- 
cessamment la  digue;  le  marécage  s'est  fait,  et  on  vient  d'en  voir 
le  détail.  Si  l'on  trouve  tant  de  vilenies  et  de  misères,  c'est  que 
l'action  libre  manque,  et  aussi  la  justice  exacte.  Mes  amis  m'aver- 
tissent de  ne  point  juger  cette  nation  sur  son  état  présent  :  le  fond 
vaut  mieux  que  l'apparence;  il  faut  distinguer  ce  qu'elle  est  de  ce 
qu'elle  peut  être.  Selon  eux,  la  force  et  l'esprit  y  abondent,  et  pour 
m'en  convaincre  ils  vont  demain  me  conduire  dans  les  faubourgs  et 
la  campagne  pour  me  montrer  les  hommes  du  peuple,  surtout  les 
paysans. 

H.  Taine. 


UNE    PAGE 


LA  VIE  DE  VOLTAIRE 


l'aventure   de   FRANCFORT   d'APRÈS   LES   RÉCITS    ALLEMANDS. 


On  s'est  fort  occupé  de  Voltaire  depuis  quelques  années  en  An- 
gleterre et  en  Allemagne.  L'humoriste  puritain  Thomas  Garlyle, 
dans  la  longue  étude  qu'il  consacre  à  Frédéric  le  Grand,  ayant 
rencontré  sur  sa  route  le  convive  de  Potsdam,  avait  beau  jeu  pour 
donner  carrière  à  sa  verve  fantasque,  aiguillonnée  par  les  incartades 
du  poète,  et  on  peut  croire  qu'il  n'a  point  manqué  l'occasion  (1). 
Qu'on  se  figure  l'imagination  la  plus  vive  et  le  rigorisme  le  plus 
acéré,  qu'on  se  représente  un  Michelet  et  un  Joseph  de  Maistre  réu- 
nis dans  le  même  écrivain  :  ce  sera  Carlyle  jugeant  Voltaire.  Avant 
lui,  l'énergique  Macaulay,  à  propos  du  livre  de  M.  Thomas  Ca-mp- 
bell  sur  Frédéric  et  son  temps,  avait  buriné  le  portrait  de  l'au- 
teur du  Mondain  avec  une  netteté  magistrale.  Au-delà  du  Rhin, 
un  critique  libéral,  disciple  de  Goethe  et  non  pas  de  Schlegel, 
M.  Hermann  Hettner,  dans  un  large  tableau  de  la  culture  intellec- 
tuelle au  xviii^  siècle,  a  consacré  à  la  France  tout  un  volume  où 
Voltaire  est  l'objet  d'une  étude  impartiale  et  précise  (2).  M.  Preuss, 

(1)  History  of  Friedrich  II  of  Prussia,  callcd  Frederick  the  Great,  by  Thomas  Car- 
lyle. L'ouvrage,  dont  neuf  volumes  ont  paru  (18o8-186i),  n'est  pas  encore  terminé. 

(2)  Literaturgeschichte  des  achtsehnten  Jahrhùnderts,  von  Hermann  Hettner.  Quatre 
volumes  ont  paru;  Brunswick  1856-1864. 


VOLTAIRE   A    FRANCFORT.  837 

le  savant  éditeur  des  œuvres  complètes  de  Frédéric  le  Grand,  avait 
déjà  publié  une  biographie  considérée  comme  classique  chez  nos 
voisins,  et  qui  l'avait  désigné  d'avance  pour  la  tâche  laborieuse 
qu'il  vient  d'accomplir.  A  cette  vie  de  Frédéric,  l'auteur  avait  ajouté 
des  monographies  sur  divers  épisodes  du  même  sujet  :  ici  un  li\Te 
sur  la  jeunesse  du  prince  et  son  avènement  au  trône,  là  une  série 
d'études  sur  les  amis,  les  parens,  les  compagnons  du  héros.  Enfin 
n'oublions  pas  un  ouvrage  spécialement  consacré  aux  rapports  du 
poète  et  du  roi  :  Frédéric  le  Grand  et  Voltaire^  tel  est  le  titre  de 
ce  livre,  ou  plutôt  de  ce  manifeste,  où  un  démocrate  allemand, 
élève  de  Louis  Boerne,  M.  Jacob  Yenedey,  se  porte  le  défenseur  du 
roi  de  Prusse  avec  une  incroyable  violence  de  parti-pris,  et,  n'ad- 
mettant pas  même  de  circonstances  atténuantes  pour  le  poète  ou- 
tragé, le  condamne  à  un  pilori  éternel  (1). 

Parmi  tant  d'écrivains  qui  ont  surtout  considéré  Voltaire  dans  ses 
relations  av^c  l'Allemagne,  comment  se  fait-il  que  pas  un  seul  n'ait 
cherché  à  compléter  nos  renseignemens  sur  ses  trois  années  de  sé- 
jour à  Berlin?  rs'y  a-t-il  donc  à  ce  sujet  aucune  trouvaille  à  faire? 
Les  archives  de  l'état,  les  papiers  de  Frédéric,  les  mémoires  des 
contemporains,  sont-ils  donc  obstinément  muets  sur  un  deie  plus 
étranges  épisodes  du  siècle  passé  ?  On  a  rassemblé ,  il  y  a  une 
-soixantaine  d'années,  les  documens  du  procès  intenté  à  Voltaire 
par  le  Juif  Hirschel,  triste  aventure  qui  dès  le  début  souleva  l'opi- 
nion du  pays  Contre  l'hôte  de  Frédéric,  et  qui  n'est  pas  plus  claire 
aujourd'hui  qu'il  y  a  cent  ans,  malgré  la  publication  de  toutes  les 
pièces.  Ce  qui  serait  plus  clair  et  surtout  plus  digne  de  l'histoire» 
ce  seraient  des  renseignemens  familiers  sur  la  vie  de  Voltaire  à  Ber- 
lin, sur  l'emploi  de  ses  loisirs  à  Potsdam,  des  renseignemens  di- 
rects, sincères,  comme  les  confidences  que  M'"*  de  Graifigny  écrivait 
du  château  de  Cirey  à  son  ami  Panpaii,  comme  les  témoignages  du 
secrétaire  Collini  sur  les  voyages  du  poète  et  sa  manière  de  travail- 
ler en  voiture.  Nous  n'avons  que  les  actes  publics  de  tel  ou  tel  épi- 
sode, les  lettres  de  Voltaire  et  de  Maupertuis,  du  roi  de  Prusse  et 
de  la  margrave  de  Bayreuth  ;  les  actes  privés  seraient  ici  le  complé- 
ment indispensable  des  documens  officiels,  et  tant  que  la  grande 
décacheteuse  de  lettres,  comme  on  l'a  spirituellement  nommée,  tant 
que  la  critique  de  nos  jours  n'aura  pas  retrouvé  la  vie  de  Voltaire 
à  Berlin  comme  on  a  retrouvé  la  vie  de  Voltaire  à  Cirey,  il  y  aura 
une  lacune  considérable  dans  le  tableau  de  la  société  européenne 
au  xv!!!*"  siècle.  Ikie  tradition  conservée  chez  les  Berlinois  affirme 
que  Voltaire  était  avare  et  rapace;  Macaulay,  d'après  cette  tradi- 

'1)  Friedrich  cler  Grosse  und  Vollaire,  von  J.  Venedey,  1  vol.  in-S";  Leipzig  1859. 


838  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  sans  doute,  raconte  que  le  roi,  dans  ses  heures  de  colère  contre 
le  poète,  lui  retranchait  sa  ration  de  sucre  et  de  chocolat,  si  bien 
que  le  poète,  pour  se  venger,  faisait  main  basse  sur  les  bougies  des 
antichambres  et  les  enfermait  dans  ses  malles.  Quelle  est  la  valeur 
de  ces  traditions  populaires?  Macaulay  a-t-il  eu  raison  de  les  ré- 
péter? Voilà  bien  des  questions  sans  réponse.  Ne  dites  parque  ce 
sont  là  des  choses  indignes  de  l'histoire  littéraire;  à  ces  détails  mi- 
sérables, si  on  en  retrouvait  l'origine,  viendraient  se  joindre  infail- 
liblement des  révélations  plus  importantes. 

En  attendant  que  la  critique  allemande  pousse  de  ce  côté  ses  dé- 
couvertes, nous  avons  jugé  utile  de  recueillir  et  d'examiner  de  près 
certaines  pièces  publiées  assez  récemment  sur  l'arrestation  de  Vol- 
taire à  Francfort.  Si  le  séjour  de  l'auteur  du  Mondain  auprès  de 
Frédéric  II  est  un  épisode  décisif  en  cette  turbulente  carrière,  l'a- 
venture de  Francfort  a  droit  à  une  enquête  spéciale,  car  elle  est 
le  dernier  mot  de  cet  épisode  et  le  point  de  départ  de  toutes  les 
fureurs  du  poète  contre  le  roi.  En  vain  leur  vieille  amitié  parut- 
elle  se  renouer  quelques  années  plus  tard,  en  vain  la  réconciliation 
fut-elle  scellée  par  une  nouvelle  correspondance  où  s'entre-croisent 
les  paroles  flatteuses  :  il  n'est  pas  besoin  d'y  regarder  bien  avant 
pour  voir  que  l'affection  si  sincère  et  si  vive  des  premiers  jours  a 
disparu  à  jamais.  Et  que  vais-je  parler  d'affection?  Leurs  esprits 
seuls  s'unissent  encore  ;  il  y  a  désormais  entre  ces  deux  cœurs  un 
abîme  de  sentimens  amers,  haine  d'un  côté,  défiance  de  l'autre. 
Lorsque  Voltaire,  dans  la  dernière  période  de  sa  vie,  prodigue  à 
Frédéric  tant  d'éblouissans  hommages,  c'est  précisément  l'époque 
où  il  trace  de  son  ami  un  portrait  tout  différent,  peinture  intime, 
secrète,  comme  le  Justinien  de  Procope,  et  destinée  à  déshonorer 
devant  l'avenir  celui  qu'il  a  glorifié  devant  ses  contemporains. 
D'autre  part,  lorsque  Frédéric,  après  la  mort  de  Voltaire,  prononce 
son  éloge  funèbre  à  l'académie  de  Berlin,  personne  n'a  besoin  de 
lui  apprendre  que  Voltaire  était  son  ennemi  implacable,  que  Vol- 
taire l'avait  poursuivi  de  ses  ressentimens  à  l'heure  du  plus  grand 
péril,  que  la  haine  de  la  tsarine  Elisabeth,  cette  haine  qui  avait 
failli  lui  être  si  funeste  pendant  la  guerre  de  sept  ans,  avait  été  en- 
tretenue par  Voltaire.  D'où  venait  donc  cette  ardeur  obstinée  de 
vengeance  chez  un  esprit  si  mobile  et  au  fond  si  humain?  Du  scan- 
dale de  Francfort. 

Ce  scandale,  on  ne  le  connaissait  jusqu'ici  que  par  les  clameurs 
du  poète  et  la  relation  de  son  secrétaire,  le  Florentin  Collini.  Je  dis 
les  clameurs  du  poète,  vrai  charivari  en  effet,  cris  de  colère,  cris  de 
honte,  dissimulés  et  rassemblés  sous  ce  titre  :  Mémoires  pour  servir 
à  la  vie  de  M.  de  Voltaire,  écrits  par  lui-même.  Ces  pages  étaient- 


VOLTAIRE    A   FRANCFORT.  83^ 

elles  destinées  à  voir  le  jour?  On  l'a  nié,  nous  le  savons;  il  faudrait 
cependant  aujourd'hui  une  certaine  candeur  pour  se  payer  de  telles 
excuses.  L'auteur,  dit-on,  voulait  brûler  son  manuscrit;  que  ne  l'a- 
t-il  jeté  au  feu?  L'auteur,  après  l'affront  subi  à  Francfort,  l'âme 
aigrie,'le  cœur  gros,  avait  épanché  sa  rancune  dans  ces  pages  sar- 
castiques,  simple  résumé  de  ses  conversation^,  simple  écho  d'un 
ressentiment  qu'il  devait  bien  vite  oublier.  Pourquoi  donc  ce  récit 
composé  avec  tant  d'art?  pourquoi  ce  mélange  d'éloges  et  d'ou- 
trages entrelacés  avec  une  si  perfide  industrie?  pourquoi  ces  deux 
copies  gardées  si  soigneusement  ou  si  complaisamment  divulguées? 
En  1781,  presque  au  lendemain  de  la  mort  de  Voltaire,  le  marquis 
de  Luchet,  son  ami,  expose  l'aventure  de  Francfort  à  peu  près 
comme  la  raconteront  les  Mémoires.  Les  Mémoires  eux-mêmes  ne 
tardent  pas  à  paraître  dans  l'édition  de  Kehl  (1785-1789),  et  les 
éditeurs  ont  beau  affirmer  que  cet  écrit  n'était  pas  destiné  au  pu- 
blic, ils  ne  regrettent  pas  de  l'avoir  produit  au  grand  jour.  Laissons 
là  toutes  ces  comédies.  Voltaire,  en  rédigeant  les  mémoires  qui  ont 
si  fort  irrité  les  défenseurs  de  Frédéric  II,  savait  très  bien  ce  qu'il 
faisait.  Les  accusations  de  l'auteur  s'adressaient  à  la  postérité,  c'est 
à  la  postérité  de  les  juger.  Le  texte  est  là,  comique  et  cynique; 
c'est  à  nous  de  voir  ce  que  le  besoin  de  vengeance  a  mêlé  de  ca- 
lomnies odieuses  aux  bouffonneries  rabelaisiennes.  Pour  accomplir 
cette  tâche  et  débrouiller  ce  chaos,  de  nouveaux  témoins  sont  né- 
cessaires; tcslis  umis,  tcstis  mdlus.  Ici  se  place  le  second  document 
de  notre  enquête,  l'ouvrage  posthume  de  Gollini  publié  en  1807  (1). 
CoUini,  secrétaire  de  Voltaire  à  Berlin  et  son  compagnon  d'infor- 
tune à  Francfort,  avait  raconté  aussi  ses  souvenirs,  et  bien  qu'il 
soutienne  la  même  cause  que  son  patron,  c'est  déjà  un  témoignage 
de  plus  qui  modifie  un  peu  l'aspect  des  choses.  Voilà  les  mémoires 
secrets  de  l'irascible  poète  exposés  à  une  sorte  de  contrôle.  Or,  sans 
parler  des  imputations  flétrissantes  lancées  par  le  poète  à  l'adresse 
du  roi  et  contre  lesquelles  proteste  la  vie  entière  de  Frédéric  le 
Grand,  il  était  difficile  de  ne  pas  tenir  pour  suspectes  certaines  par- 
ties de  l'aventure  de  Francfort,  quand  on  voyait  le  récit  de  Gollini 
s'écarter  sensiblement  de  la  narration  du  maître.  A  supposer  même 
que  Voltaire  n'ait  pas  eu  intérêt  à  déguiser  la  vérité,  la  colère,  une 
juste  colère,  ne  devait-elle  pas  troubler  sa  vue? 

L'affaire  en  était  là  depuis  bien  des  années,  les  doutes  se  prolon- 
geaient et  se  prolongeraient  encore  sans  l'incident  inattendu  que 
nous  voulons  faire  connaître  à  nos  lecteurs.  Un  troisième  témoin 

(1)  Mon  séjour  auprès  de  Voltaire  et  lettres  inédites  que  m'écrivit  cet  homme  célèbre 
jusqu'à  la  dernière  année  de  sa  vie,  par  Côme-Alexandre  Gollini,  1  vol.  in-S";  Paris 
i807. 


840  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tient  d'apparaître  après  un  siècle  de  silence,  et  ce  témoin  n'est  au- 
tre que  l'agent  même  de  Frédéric  II,  ce  trop  célèbre  Freytag  im- 
mortalisé par  les  sarcasmes  de  Voltaire.  Un  des  derniers  représen- 
tans  de  la  tradition  du  xViii"  siècle  en  Allemagne  et  l'un  des  hommes 
qui  ont  inauguré  l'âge  nouveau,  un  ami  de  Goethe  et  d'Henri  Heine, 
M.  Varnhagen  d'EnSe,  a  eu  l'heureuse  chance  de  retrouver  à  Berlin 
presque  toutes  les  pièces  de  ce  singulier  procès,  les  ordres  de  Fré- 
déric, les  rapports  de  M.  le  baron  de  Freytag,  son  résident  h  Franc- 
fort, les  lettres  de  ce  même  baron  aux  ministres  du  rai,  ses  commu- 
nications avec  ses  employés,  ses  requêtes,  ses  plaintes,  ses  cris,  bref 
tout  le  dossier  de  l'aventure,  un  doss'ier  sur  Voltaire  rédigé  par  une 
chancellerie  tudesque  (1)  !  Ce  dossier,  M.  Varnhagen  d'Ense  l'a  étu- 
dié avec  une  partialité  tout  allemande;  je  voudrais  le  débrouiller 
sans  parti-pris.  Il  s'agit  de  détails  qui  ont  leur  importance,  puis- 
qu'ils éclairent  d'un  jour  nouveau  un  épisode  intéressant  à  plus 
d'un  titre  de  l'histoire  du  xviii'^  siècle;  mais  ni  l'Allemagne  ni  la 
France,  il  faut  le  dire  tout  de  suite,  ne  sont  engagées  dans  ce 
débat. 

1. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  en  détail  les  querelles  d'académie  et 
d'antichambre  à  la  suite  desquelles  l'auteur  du  Mondain  fut  obligé 
de  quitter  la  cour  de  Prusse;  qu'il  nous  soit  permis  seulement  de 
les  rappeler  en  peu  de  mots  pour  la  commodité  de  notre  récit.  C'est 
tant  pis  pour  Voltaire,  si,  au  moment  d'apprécier  sa  parole  dans 
l'aventure  de  Francfort,  nous  le  trouvons  à  Berlin  en  flagrant  délit 
d'injustice  et  de  cruauté  envers  un  écrivain  français  des  plus  res- 
pectables et  qu'il  avait  précédemment  glorifié  lui-même  en  termes- 
magnifiques.  La  raillerie  de  Voltaire,  à  quelque  objet  qu'elle  s'at- 
taque, est  tellement  incisive,  que  tous  ses  adversaires,  sérieux  ou 
frivoles,  innocens  ou  coupables,  une  fois  atteints  et  mordus,  en  ont 
gardé  la  trace.  Qu'est-ce  que  Maupertuis  aujourd'hui  pour  qui- 
conque admet  la  tradition  sans  y  regarder  de  près?  Un  personnage 
ridicule  et  burlesque.  Qu'était  ce  même  homme  il  y  a  cent  ans?  On 
|)eut  le  comparer  ta  ce  qu'a  été  de  nos  jours  M.  Alexandre  de  Hum- 
boldt.  La  république  des  sciences  n'avait  guère  de  citoyen  plus  con- 
sidérable. Disciple  de  Newton,  il  avait  été  le  premier  interprète,  le 
pi'emier  défenseur  des  découvertes  du  savant  anglais  contre  les  par- 
tisans de  la  physique  cartésienne.  En  1736,  âgé  de  trente-huit  ans 

(1)  DenkwtirdigkeUen  und  vermischte  Schriften,  von  K.  A.  Varnhagen  von  Ense,  acli- 
ter  Band;  Leipzig  1859.  —  C'est  nn  recueil  des  œuvres  posthunics  de  Varnhagen  pu- 
bliées par  sa  uièce,  M"<^  Ludmila  Assing. 


VOLTAIRE   A    FRANCFORT.  84f 

à  peine,  il  est  envoyé  en  Lapouie  à  la  tête  d'une  grande  expédition 
scientifique  pour  vérifier  une  des  conjectures  les  plus  hardies  de  ^^ew— 
ton,  la  théorie  de  l'aplatissement  de  la  terre  aux  deux  pôles.  La  com- 
mission chargée  du  même  travail  dans  l'Amérique  du  Sud  est  pré- 
sidée par  M.  de  La  Condamine;  Maupertuis  préside  la  commission 
du  nord.  Il  part  au  printemps  de  1736,  et  Voltaire  le  salue  de  ses- 
vers  spirituellement  et  joyeusement  enthousiastes.  Le  poète  anime 
les  constellations  polaires  qui  s'écrient,  frappées  d'admiration  à  la 
vue  des  intrépides  voyageurs  :  a  Ces  gens  sont  fous  ou  ces  gens 
sont  des  dieux!  »  Il  prédit  que  Newton  va  être  justifié,  que  les  cal- 
culs du  génie  vont  être  consacrés  par  des  observations  solennelles, 
que  le  globe  sera  bien  et  dûment  convaincu  d'être  plat  aux  deux 
extrémités  de  son  axe,  et  mêlant  sa  gaîté  intarissable  à  ses  chants 
inspirés,  il  plaisante  en  passant  le  pauvre  jjeuple  rimeur  privé 
désormais  de  cette  métaphore  classique,  de  ce  beau  nom  de  machine 
ronde 

Que  nos  flasques  auteurs,  en  chevillant  leurs  vers, 
Donnaient  à  l'aventure  à  ce  plat  univers. 

Partez  donc,  Maupertuis,  Clairault,  Lemonnier,  Outhier,  vous  aussi 
leur  digne  auxiliaire,  vous  le  poète  virgilien  et  le  vulgarisateur  de 
la  science,  brillant  comte  Algarotti,  allez. 

Sous  le  ciel  des  frimas, 
Porter  en  grelottant  la  lyre  et  le  compas, 
Et  sur  des  monts  glacés  traçant  des  parallèles, 
Faire  entendre  aux  Lapons  vos  chansons  immortelles! 

Ils  partent,  et,  deux  ans  après,  lisant  le  rapport  de  Maupertuis, 
Voltaire  éclate  en  transports  de  joie.  Il  admire  le  voyageur  et  le  sa- 
vant, il  le  glorifie  en  prose  et  en  vers,  il  écrit  une  page  où  il  y  a 
plus  de  souffle  épique  assurément  que  dans  toute  la  Heiiriade,  il 
montre  les  dieux  étonnés  de  l'audace  de  l'homme,  les  cieux  émus, 
l'empyrée  qui  s'agite,  et  parmi  les  mondes  que  mesure  le  génie 
les  grands  maîtres  apparaissant  soudain,  Newton  et  Descartes  ve- 
nant féliciter  le  Leibnitz  de  la  France.  Ces  magnifiques  éloges  po- 
pularisent le  nom  du  hardi  voyageur,  et,  je  le  répète,  celui  qu'on 
appelait  le  nouveau  Leibnitz  ne  paraissait  pas  tout  à  fait  indigne 
alors  de  ce  prodigieux  triomphe. 

Quelques  années  plus  tard,  Maupertuis  est  à  Berlin;  le  roi  l'a 
marié,  l'a  doté,  l'a  comblé  d'honneurs,  l'a  nommé  enfin  président 
perpétuel  de  son  académie.  Voltaire  va  l'y  rejoindre,  et  bientôt  ce 
Maupertuis,  si  poétiquement  célébré  en  des  épîtres  enthousiastes, 
est  l'objet  des  plus  violentes  satires,  tracées  par  la  même  plume  et 
signées  du  même  nom.  Il  n'y  a  pas  pour  Voltaire  de  bouITomierie 


842  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

assez  aristophanesque  dès  qu'il  s'agit  de  ridiculiser  Maupertuis.  On 
connaît  cette  histoire;  on  sait  les  occasions  ou  du  moins  les  pré- 
textes, la  querelle  de  Maupertuis  et  du  mathématicien  Koenig,  les 
torts  évidens  de  Maupertuis,  enfin  l'intervention  soudaine  de  Vol- 
taire, qui  n'a  que  faire  dans  ce  débat,  mais  qui  va  le  détourner  à 
son  profit  pour  assassiner  moralement  l'ami  du  roi,  le  protégé  du 
roi,  le  président  de  l'académie  du  roi.  Telle  est  au  fond  la  véritable 
explication  de  ce  duel  :  c'est  le  duel  de  deux  favoris,  l'un  qui  tient 
le  sceptre  de  la  science  avec  des  prétentions  un  peu  lourdes,  l'autre 
qui  d'une  main  légère  fait  étinceler  à  tous  les  yeux  le  sceptre  de 
l'esprit  moqueur.  Frédéric  osera-t-il  encore  donner  la  préférence  à 
l'homme  qui  sera  devenu  la  risée  de  l'Europe?  Ainsi  pense  Voltaire, 
et  au  moment  où  la  querelle  des  deux  savans  agite  la  ville,  au  mo- 
ment où  Maupertuis,  malgré  l'appui  d'Euler,  semble  condamné  par 
l'opinion,  il  écrit  la  Diatribe  du  docteur  Akakia.  Impossible  d'être 
plus  alerte  et  de  mieux  saisir  l'occasion  au  vol. 

Ce  n'est  pas  assez  pourtant  d'avoir  l'esprit  alerte,  il  faut  mesurer 
ses  coups.  Voltaire  avait  trop  chargé  la  mine,  et,  tout  en  blessant 
l'ennemi  avec  sa  mitraille,  il  sera  forcé  de  battre  en  retraite.  Fré- 
déric défend  le  président  de  son  académie;  il  n'a  pu  s'empêcher  de 
sourire  en  lisant  les  railleries  du  docteur,  mais  il  jette  le  manuscrit 
au  feu,  ordonnant  que  toutes  ces  querelles  finissent.  Le  poète  ne  se 
rend  pas;  une  autre  copie  de  son  œuvre  est  imprimée  en  Hollande, 
et  voilà  bientôt  le  pamphlet  qui  court  la  ville.  A  la  nouvelle  de 
cette  rébellion ,  le  roi  se  sent  blessé  ;  le  pamphlet  sera  brûlé  une 
seconde  fois,  non  plus  par  Frédéric  souriant  et  sous  le  manteau  de 
la  cheminée,  mais  publiquement,  sur  la,  place  des  Gendarmes,  de  la 
main  du  bourreau.  Voltaire  indigné  renvoie  à  Frédéric  les  joujoux 
dont  il  se  moque,  la  clé  d'or  et  la  croix  bleue;  il  veut  quitter  la 
Prusse,  qui  n'est  plus  à  ses  yeux  qu'^«^  grossier  corps  de  garde. 
Frédéric  refuse  de  le  laisser  partir  avant  d'avoir  calmé  sa  colère,  il 
le  mande  presque  militairement  de  Berlin  à  Potsdam  (1),  et  on  sait 
quels  cris  cette  violence  arrache  au  prisonnier.  Ses  lettres  à  M'"^  De- 
nis, au  comte  d'Argental,  sont  pleines  de  lamentations  tragiques. 
Que  faire?  que  devenir?  comment  échapper  à  un  homme  qui  dispose 
de  cent  mille  baïonnettes?  Ce  Salomon  du  Nord  n'est  désormais 
qu'un  tyran  de  la  plus  vile  espèce,  un  Denys  de  Syracuse,  un  maître 

(1)  Une  des  feuilles  publiques  de  Berlin,  le  Journal  de  Spener,  annonce  officiellement, 
dans  un  numéro  de  février  1753,  que  le  roi  a  ordonné  à  M.  de  Voltaire  de  se  rendre  à 
Potsdam  avec  sa  suite  le  30  janvier,  afin  de  s'installer  de  nouveau  dans  son  apparte- 
ment, et  que  M.  de  Voltaire  est  en  effet  installé  à  Sans-Souci.  —  Ce  détail  est  donné 
par  M.  Jacob  Venedey,  si  empressé  pourtant  à  défendre  tous  les  actes  de  Frédéric  II.  — 
Voyez  Friedrich  der  Grosse  und  Voltaire,  pages  132-133. 


VOLTAIRE    A   FRANCFORT.  8^3 

plus  absolu  que  le  Grand-Turc.  Qui  délivrera  Voltaire  de  ses  griffes? 
Enfin,  à  force  de  se  plaindre,  il  obtient  la  permission  de  partir,  sous 
condition  toutefois  :  il  reviendra,  il  reprendra  sa  place  à  la  cour, 
tous  les  griefs  seront  oubliés,  et  les  beaux  jours  de  Sans-Souci  re- 
commenceront. Le  roi  ne  veut  pas  que  cette  rupture  soit  un  scan- 
dale public  et  devienne  l'amusement  de  l'Europe.  Point  de  bruit  si 
je  ne  le  fais,  c'était  là  sa  devise.  Voltaire  promet  tout,  sauf  à  ne  rien 
tenir,  et  la  comédie  est  jouée  de  part  et  d'autre  jusqu'à  la  dernière 
heure.  C'est  le  20  mars  1753  que  Voltaire  reçoit  la  permission  de 
quitter  la  Prusse;  il  n'en  profite  que  six  jours  plus  tard,  et  pendant 
ces  six  jours  il  soupe  chaque  soir  chez  le  roi.  Quels  soupers,  quel 
entrain,  quel  retour  d'enthousiasme  chez  Voltaire,  si  vous  en  croyez 
sa  lettre  au  duc  de  Richelieu!  Quelle  tendresse  aussi  dans  l'âme  de 
Frédéric,  à  ne  juger  que  ses  actes  apparens!  Frédéric  s'éloigne  de 
Potsdam  le  jour  même  où  son  ami  malade  se  met  en  route  pour  les 
eaux  de  Plombières;  une  fois  Voltaire  parti,  quel  serait  l'ennui  du 
roi  dans  son  palais  abandonné!  Pour  un  tel  chagrin,  il  n'y  a  que  la 
distraction  des  affaires;  il  s'en  va  donc  en  Silésie  faire  l'inspection 
des  troupes.  C'est  ainsi  que  les  deux  amis  se  quittèrent  le  26  mars 
1753  pour  ne  plus  se  revoir,  ni  à  Berlin  ni  ailleurs,  a  Qu'il  ne  re- 
vienne jamais!  disait  Frédéric;  c'est  un  homme  bon  à  lire,  mais^ 
dangereux  à  connaître.  »  Voltaire  écrivait  de  son  côté  :  «  Il  voulut 
que  je  soupasse  avec  lui;  je  fis  donc  encore  un  souper  de  Damo- 
clès,  après  quoi  je  partis  avec  promesse  de  revenir  et  avec  le  ferme 
dessein  de  ne  le  revoir  de  ma  vie  (1).  » 

Voilà  donc  Voltaire  en  route  pour  Plombières  avec  son  secrétaire 
Gollini.  De  Berlin ,  il  se  rend  directement  à  Leipzig,  où  il  séjourne 
une  vingtaine  de  jours,  mettant  ordre  à  ses  affaires,  rangeant  ses 
livres  et  ses  papiers  dans  ses  malles,  écrivant  force  lettres  à  ses 
amis  de  Paris,  rendant  visite  à  l'illustre  Gottsched,  conférant  avec 
l'imprimeur  Breitkopf  qui  a  sous  presse  plusieurs  de  ses  ouvrages, 
respirant  les  premières  émanations  du  printemps  sous  les  ombrages 
délicieux  de  la  Rosenthal,  en  un  mot  occupé  des  choses  les  plus  in- 
offensives du  monde.  Il  part  ensuite  pour  Gotha,  où  le  grand-duc 
et  la  grande-duchesse,  apprenant  qu'il  vient  de  descendre  à  l'hôtel 
des  Hallebai^des,  l'obligent  à  loger  au  château  et  l'y  gardent  trois 
semaines.  De  là  il  va  rendre  visite  au  landgrave  de  Hesse;  puis,  se 
dirigeant  vers  la  France,  il  arrive  à  Francfort.  C'est  là  que  l'atten- 
dait cette  aventure  de  Vandales  au  souvenir  de  laquelle  il  poussera 
des  cris  de  rage  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Écoutons  le  récit  qu'il  en 
fait.  L'Allemagne  nous  envoie  aujourd'hui  la  justification  des  Van- 

(1)  Mémoires  pour  servir  à  la  vie  de  M.  de  Voliaire,  écrits  par  lui-mêms. 


Shh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dales  accusés  par  Yoltaire  et  CoUi ni;  avant  d'entendre  la  défense, 
il  faut  lire  l'acte  d'accusation  : 

«  Il  y  avait  à  Francfort  un  nommé"  Freytag,  banni  de  Dresde  après  y  avoir 
été  mis  au  carcan  et  condamné  à  la  brouette,  devenu  depuis  dans  Franc- 
fort agent  du  roi  de  Prusse,  qui  se  servait  volontiers  de  tels  ministres, 
parce  qu'ils  n'avaient  de  gages  que  ce  qu'ils  pouvaient  attraper  aux  pas- 
sans.  Cet  ambassadeur  et  un  marchand  nommé  Sclimid,  condamné  ci-devant 
à  l'amende  pour  fausse  monnaie,  me  signifièrent,  de  la  part  de  sa  majesté 
le  roi  de  Prusse,  que  j'eusse  à  ne  point  sortir  de  Francfort  jusqu'à  ce  que 
j'eusse  rendu  les  effets  précieux  que  j'emportais  à  sa  majesté.  «  Hélas! 
messieurs,  je  n'emporte  rien  de  ce  pays-là,  je  vous  jure,  pas  même  les 
moindres  regrets.  Quels  sont  donc  les  joyaux  de  la  couronne  brandebour- 
geoise  que  vous  redemandez?  —  C'étre,  mon  sir,  répondit  Freytag,  l'œuvre 
de  poës/ùe  du  rot  mou  gracieux  mailre.  —  Oh  !  je  lui  rendrai  sa  prose  et 
ses  vers  de  tout  mon  cœur,  lui  répliquai-je,  quoique  après  tout  j'aie  plus 
d'un  droit  à  cet  ouvrage.  11  m'a  fait  présent  d'un  bel  exemplaire  imprimé 
à  ses  dépens.  Malheureusement  cet  exemplaire  est  à  Leipzig  avec  mes  au- 
tres effets.  »  Alors  Freytag  me  proposa  de  rester  à  Francfort  jusqu'à  ce 
que  le  trésor  qui  était  à  Leipzig  fût  arrivé,  et  il  me  signa  ce  beau  billet  : 
«  Monsir,  sitôt  le  gros  ballot  de  Leipzig  sera  ici,  où  est  l'œuvre  de  poë- 
shie  du  roi  mon  maître,  que  sa  majesté  demande,  et  l'œuvre  de  poëshin 
rendu  à  moi,  vous  pourrez  partir  où  vous  paraîtra  bon.  A  Francfort,  1  de 
juin  1753.  Freytag,  résident  du  roi  mon  maître.  »  J'écrivis  au  bas  du  billet  : 
Bon  pour  V œuvre  de  pocsltie  du  roi  voire  luailrë;  de  quoi  le  résident  fut 
très  satisfait. 

«  Le  17  de  juin  arriva  le  grand  ballot  de  poëshie.  Je  remis  fidèlement  ce 
sacré  dépôt,  et  je  crus  pouvoir  m'en  aller  sans  manquer  à  aucune  tète  cou- 
ronnée; mais  dans  l'instant  que  je  partais  on  m'arrête,  moi,  mon  secré- 
taire et  mes  gens;  on  arrête  ma  nièce  :  quatre  soldats  la  traînent  au  milieu 
des  boues  chez  le  marchand  Schmid,  qui  avait  je  ne  sais  quel  titre  de  con- 
seiller privé  du  roi  de  Prusse.  Ce  marchand  de  Francfort  se  croyait  alors 
un  général  prussien  :  il  commandait  douze  soldats  de  la  ville  dans  cette 
grande  affaire  avec  toute  l'importance  et  la  grandeur  convenables.  Ma 
nièce  avait  un  passeport  du  roi  de  France,  et  de  plus  elle  n'avait  jamais 
corrigé  les  vers  du  roi  de  Prusse.  On  respecte  d'ordinaire  les  dames  dans 
les  horreurs  de  la  guerre;  mais  le  conseiller  Schmid  et  le  résident  Freytag, 
en  agissant  pour  Frédéric,  croyaient  lui  faire  leur  cour  en  traînant  le 
pauvre  sexe  dans  les  boues.  On  nous  fourra  tous  dans  une  espèce  d'hôtel- 
lerie à  la  porte  de  laquelle  furent  postés  douze  soldats  :  on  en  mit  quatre 
autres  dans  ma  chambre,  quatre  dans  un  grenier  où  l'on  avait  conduit  ma 
nièce,  quatre  dans  un  galetas  ouvert  à  tous  les  vents,  où  l'on  fit  coucher 
mon  secrétaire  sur  de  la  paille.  Ma  nièce  avait,  à  la  vérité,  un  petit  lit;  mais 
ses  quatre  soldats,  avec  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  lui  tenaient  lieu  de 
rideaux  et  de  femmes  de  chambre. 

«  Nous  avions  beau  dire  que  nous  en  appelions  à  César,  que  rempereur 
avait  été  élu  à  Francfort,  que  mon  secrétaire  était  Florentin  et  ï^ujet  de. 


VOLTAIRE    A   FRANCFORT.  845 

sa  majesté  impériale,  que  ma  nièce  et  moi  nous  étions  sujets  du  roi  très 
chrétien,  et  que  nous  n'avions  rien  à  démêler  avec  le  margrave  de  Bran- 
debourg; on  nous  répondit  que  le  margrave  avait  plus  de  crédit  dans 
Francfort  que  l'empereur.  Nous  fûmes  douze  jours  prisonniers  de  guerre, 
et  il  nous  fallut  payer  cent  quarante  écus  par  jour.  Le  marchand  Schmid 
s'était  emparé  de  tous  mes  effets,  qui  me  furent  rendus  plus  légers  de 
moitié.  On  ne  pouvait  payer  plus  chèrement  Vœiivre  de  poëshie  du  roi  de 
Prusse.  Je  perdis  environ  la  somme  qu'il  avait  dépensée  pour  me  faire 
venir  chez  lui  et  pour  prendre  de  mes  leçons.  Partant,  nous  fûmes  quittes. 

«  Pour  rendre  l'aventure  plus  complète,  un  certain  Van  Duren,  libraire 
à  La  Haye,  fripon  de  profession  et  banqueroutier  par  habitude,  était  alors 
retiré  à  Francfort.  C'était  le  même  homme  à  qui  j'avais  fait  présent,  treize 
ans  auparavant,  du  manuscrit  de  l'Anli-Machiavel  de  Frédéric.  On  retrouve 
ses  amis  dans  l'occasion.  11  prétendit  que  sa  majesté  lui  redevait  une  ving- 
taine de  ducats  et  que  j'en  étais  responsable.  Il  compta  l'intérêt  et  l'inté- 
rêt de  l'intérêt.  Le  sieur  Fichard,  bourgmestre  de  Francfort,  qui  était 
même  le  bourgmestre  régnant,  comme  cela  se  dit,  trouva,  en  qualité  de 
bourgmestre,  le  compte  très  juste,  et  en  qualité  de  régnant  il  me  fit  dé- 
bourser trente  ducats,  en  prit  vingt-six  pour  lui,  et  en  donna  quatre  au 
fripon  de  libraire. 

«  Toute  cette  affaire  d'Ostrogoths  et  de  Vandales  étant  finie,  j'embrassai 
mes  hôtes  et  je  les  remerciai.de  leur  douce  réception.  » 

La  narration  est  charmante,  très  vive,  très  fine,  très  française 
par  la  netteté  du  langage;  est-elle  française  aussi  par  la  droiture  et 
la  sincérité?  n'y  manque-t-il  pas  des  choses  essentielles?  C'est  ce 
qu'il  s'agit  d'examiner  à  la  lumière  des  documens  nouveaux.  Nos 
voisins  les  Allemands,  libéraux  ou  démocrates,  sont  impitoyables 
aujourd'hui  contre  Voltaire;  ils  veulent  absolument  en  faire  un 
fourbe,  un  élève  des  jésuiles,  un  esprit  égoïste  et  sans  flamme, 
tandis  que  Frédéric  en  face  de  lui  exprimerait  l'idéal  de  son  temps. 
Singulier  entêtement  du  patriotisme!  En  répondant  à  Varnhagen 
d'Ense  comme  à  M.  Venedey,  donnons-nous  le  mâle  plaisir  de  l'im- 
partialité, élevons-nous  par  la  justice  au-dessus  des  passions  d'un 
autre  âge. 

Je  né  veux  pas  faire  le  philosophe  de  Sans-Souci  meilleur  qu'il 
n'était;  il  faut  reconnaître  pourtant  qu'à  travers  toutes  les  comé- 
dies de  sa  rupture  avec  Voltaire,  il  se  conduisit  royalement  envers 
lui,  puisqu'il  eut  confiance  dans  sa  loyauté.  Parmi  les  bagages  du 
fugitif  se  trouvait  un  recueil  de  poésies  de  Frédéric,  recueil  secret, 
confidentiel,  imprimé  seulement  pour  quelques  amis,  car  les  prin- 
cipaux cabinets  de  l'Europe,  surtout  le  gouvernement  de  Louis  XV 
et  de  M"'*  de  Pompadour,  y  étaient  l'objet  des  plus  injurieux  sar- 
casmes. Frédéric,  en  se  séparant  de  Voltaire,  et  bien  qu'il  ne 
comptât  point  sur  son  retour,  ne  lui  avait  pas  redemandé  ces  dan- 


REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

gereuses  confidences.  Or,  à  peine  sorti  de  Berlin,  le  prisonnier  s'en 
donne  à  cœur  joie.  Quel  bonheur  de  respirer  librement!  Quelles  dé- 
lices de  préparer  sa  vengeance!  A  Leipzig,  à  Gotha,  il  commence 
le  feu,  tantôt  harcelant  Maupertuis  de  nouvelles  attaques  au  point  de 
s'attirer  une  provocation  au  pistolet  à  laquelle  il  répond  publique- 
ment par  une  véritable  mitraille  de  bouffonneries  et  d'insultes,  tantôt 
criblant  le  roi  de  Prusse  de  traits  empoisonnés  et  lui  suscitant  par- 
tout des  ennemis.  Il  avait  pour  cela  des  armes  terribles  dans  les 
poésies  du  roi.  Le  recueil  en  question  renfermait  les  vers  que  Vol- 
taire lui-même,  au  temps  de  sa  plus  grande  faveur  à  Berlin,  signa- 
lait en  ces  termes  dans  une  lettre  à  M'""  Denis  :  «  Savez-vous  bien 
qu'il  a  fait  un  poème  dans  le  goût  de  ma  Pucelle,  intitulé  le  Palla- 
dium? Il  s'y  moque  de  plus  d'une  sorte  de  gens...  »  Parmi  ces  gens 
de  plus  d'une  sorte  bafoués  par  Frédéric  se  trouvaient  au  premier 
rang  les  chefs  de  la  politique  européenne ,  souverains  et  ministres; 
les  personnages  officiels  des  cours  allemandes  n'y  étaient  pas  épar- 
gnés, et  l'on  comprend  que  Voltaire  eût  beau  jeu  pour  soulever 
contre  son  ami  de  la  veille  des  ressentimens  implacables.  S'il  com- 
mence à  Gotha,  que  sera-ce  donc  à  Versailles?  Potsdam  s'émeut  des 
premières  indiscrétions  du  poète  émancipé;  Frédéric,  prévenu  par 
ses  amis,  n'hésite  pas  à  y  couper  court,  et,  à  peine  revenu  de  Silé- 
sie ,  il  se  décide  à  faire  saisir  entre  les  mains  de  Voltaire  le  livre 
accusateur. 

Gomment  s'y  prendre  pour  exécuter  ce  coup  de  main?  On  re- 
connaît ici  le  stratégiste  impétueux,  le  maître  accoutumé  à  être 
obéi  sur  un  signe,  et  non  le  diplomate  consommé.  M.  Varnhagen 
d'Ense,  ancien  membre  des  légations  prussiennes,  et,  bien  que  de- 
venu démocrate  vers  la  fin  de  sa  vie,  fort  attaché  aux  formes  de 
l'étiquette,  estime  que  tous  les  scandales  de  l'aventure  de  Francfort 
ont  eu  pour  principe  un  ordre  mal  conçu.  Au  lieu  de  confier  l'af- 
faire à  son  ministre  des  relations  extérieures,  c'est-à-dire  à  un 
homme  qui  devait  connaître  l'importance  des  termes  clairs  et  pré- 
cis, Frédéric  en  chargea  un  personnage  à  tout  faire,  le  maître  Jac- 
ques du  palais,  M.  de  Fredersdorff.  Le  11  avril  1753,  M.  de  Fre- 
dersdorif  adresse  à  M.  le  baron  de  Freytag,  résident  prussien  à 
Francfort,  une  instruction  dont  voici  le  résumé  :  —  Par  ordre  de  sa 
majesté  le  roi,  lorsque  Voltaire  passera  par  Francfort,  ce  qui  ne 
saurait  tarder,  M.  le  résident  et  conseiller  de  guerre  baron  de 
Freytag,  accompagné  de  M.  le  conseiller  aulique  Schmid,  ira  lui 
redemander  sa  clé  de  chambellan  ainsi  que  la  croix  et  le  ruban  de 
l'ordre  pour  le  mérite.  En  outre,  comme  les  bagages  de  Voltaire 
sont  adressés  de  Berlin  à  Francfort,  et  qu'il  s'y  trouve  beaucoup 
de  lettres  et  d'écritures  de  l'auguste  main  de  sa  majesté,  M.  de 


YOLTAIRE   A   FRANCFORT.  8â7 

Freytag  fera  ouvrir  en  sa  présence  toutes  ces  malles,  toutes  ces 
caisses,  sans  oublier  les  coffres  particuliers  du  voyageur,  et  saisira 
tous  les  papiers  susdits,  ainsi  qu'un  livre  pareillement  contenu  dans 
les  bagages.  —  Le  chambellan  ajoute  :  «  Gomme  ce  Voltaire  est 
fort  intrigant,  vous  aurez  soin  l'un  et  l'autre  de  prendre  toutes  les' 
précautions  pour  qu'il  ne  puisse  rien  soustraire  à  vos  recherches. 
Quand  vous  aurez  tout  fouillé,  les  objets  saisis  devront  être  empa- 
quetés avec  soin  et  envoyés  à  Potsdam  à  mon  adresse.  Dans  le  cas 
où  Voltaire  ne  consentirait  pas  de  bonne  grâce  à  la  saisie,  on  le  me- 
nacera de  l'arrêter;  si  cela  ne  suffît  point,  on  l'arrêtera  en  effet, 
puis,  l'opération  terminée  sans  complimens,  on  le  laissera  pour- 
suivre son  voyage.  »  Est-ce  donc  là  un  ordre  mal  rédigé?  M.  Varn- 
hagen  a-t-il  raison  de  vouloir  absolument  que  Frédéric  soit  irrépro- 
chable en  cette  affaire,  et  que  ses  agens  seuls,  par  leurs  maladresses, 
endossent  la  responsabilité  du  scandale?  Mais  qui  ne  voit  la  main 
du  roi  de  Prusse  dans  cet  ordre  impatient,  impérieux,  formulé  avec 
injure?  Il  fallait,  dit  le  méthodique  Varnhagen,  indiquer  nettement 
le  livre  réclamé  par  le  roi,  au  lieu  de  signaler  en  termes  vagues 
de  «  nombreuses  lettres  et  écritures  (1),  »  dont  la  recherche  allait 
prolonger  une  situation  scabreuse,  embrouiller  les  agens  prussiens, 
exaspérer  Voltaire  et  transformer  une  affaire  secrète  en  un  scandale 
européen.  Ehl  mon  Dieu,  ce  n'est  pas  la  désignation  plus  ou  moins 
précise  du  livre  qui  a  troublé  la  cervelle  de  ce  baron,  c'est  l'ordre 
même,  l'ordre  où  se  révèle  si  visiblement  une  personne  despotique, 
l'ordre  de  fouiller  et  d'arrêter  Voltaire  au  nom  du  roi  de  Prusse 
dans  une  ville  libre,  dans  une  ville  où  se  faisait  le  couronnement 
des  empereurs.  Le  résident  devait  penser  que  l'affaire  était  bien 
grave  pour  qu'on  violât  tant  de  convenances  à  la  fois.  Après  cela, 
qu'un  homme  d'esprit  s'en  fût  tiré  plus  habilement,  que  M.  de 
Freytag  ait  été,  non  pas  un  scélérat,  comme  l'affirme  Voltaire,  mais 
un  triple  sot,  comme  M.  Varnhagen  l'a  prouvé  sans  le  vouloir,  ce 
n'est  pas  nous  qui  soutiendrons  le  contraire. 

Voyez-le  à  l'œuvre  dès  le  premier  jour.  L'instruction  du  facto- 
tum de  Frédéric  était  arrivée  à  Francfort  le  19  avril  ;  sans  perdre 
une  minute,  le  baron  propose  un  plan  de  campagne  à  son  collabo- 
rateur, j'allais  dire  à  son  complice  M.  Schmid.  «  1°  Les  gardiens  de 
la  porte  de  Tous-les-Saints  et  de  la  porte  de  Friedberg  (2)  seront 
chargés  de  surveiller  avec  la  plus  grande  attention  l'arrivée  de 
M.  de  Voltaire  ;  non-seulement  on  lui  demandera  dans  quel  logis  il 
se  propose  de  descendre,  mais  on  fera  suivre  immédiatement  la 

(1)  Viele  Briefe  und  Scripturen. 

(2)  Littéralement  les  écrivains  de  la  porte,  Thorschreiber,  espèce  de'surveillans,  em- 
ployés d'octroi  ou  de  police. 


8Zi8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

voiture  afin  de  s'assurer  si  elle  se  rend  en  effet  à  l'hôtellerie  indi- 
quée. En  même  temps,  un  exprès  sera  envoyé  à  M.  Sclimid  pour 
le  prévenir.  11  sera  expressément  défendu  aux  gardiens  des  portes 
de  laisser  soupçonner  à  M.  de  Voltaire  les  mesures  prises  à  son 
égard  ;  mais  comme  il  faut  prévoir  les  indiscrétions  ou  les  trahisons 
de  ces  agens,  on  trouvera  un  prétexte  qui  expliquera  ces  mesures  à 
leurs  yeux;  on  leur  dira,  par  exemple,  qu'il  s'agit  de  remettre  à 
M.  de  Voltaire  un  paquet  à  lui  destiné.  Il  faut  prévoir  aussi  le  cas 
où  M.  de  Voltaire  prendrait  un  autre  nom  que  le  sien;  on  aurait 
donc  soin  de  signaler  à  M.  Schmid  tous  les  Français  qui  arriveraient 
à  Francfort  avec  un  certain  équipage  (1).  On  n'oubliera  pas  d'ail- 
leurs de  donner  aux  gardiens  de  ville  le  signalement  exact  de  sa 
personne.  2°  S'entendre  avec  le  maître  de  poste  M.  Klees,  dont  le 
premier  postillon  espionnera  M.  de  Voltaire  dès  son  arrivée  sous 
prétexte  de  lui  offrir  ses  services  pour  la  continuation  de  son 
voyage.  3"  Envoyer  à  Friedberg  un  homme  de  confiance  qui  s'in- 
stallera chez  le  maître  de  poste  jusque  l'arrivée  de  Voltaire. 
A"  Même  tactique  au  relai  de  poste  de  Hanau.  5°  S'informer,  chacun 
de  son  côté,  des  hôtels  où  Voltaire  est  descendu  pendant  la  route. 
6°  Se  préoccuper  du  cas  où  Voltaire  serait  déjà  installé  à  Francfort, 
envoyer  dans  les  principaux  hôtels  de  la  ville  des  espions  qui  de- 
manderaient :  N'est-ce  pas  ici  qu'est  descendu  un  gentilhomme  fran- 
çais nommé  Maynvillar?  —  On  répondra  nécessairement  non.  Et 
si  c'est  Là  qu'est  notre  homme,  on  ajoutera  sans  doute  :  Il  y  a  bien 
ici  un  Français^  mais  il  s'appelle  Voltaire.  De  cette  manière,  nous 
aurons  le  renseignement  que  nous  cherchons,  sans  l'avoir  demandé. 
1"  Le  facteur  qui  me  porte  mes  lettres  est  à  ma  dévotion;  je  saurai 
par  lui  s'il  est  arrivé  déjà  des  missives  au  nom  de  Voltaire  et  en  quel 
lieu  on  les  lui  adresse.  »  Le  baron  de  Freyt^g  priait  le  conseiller 
Schmid  de  méditer  ce  plan,  iVy  joindre  ses  observations  écrites  et 
de  le  lui  renvoyer  au  plus  tôt,  à  quoi  le  conseiller  Schmid  ne  ré- 
pondit que  par  un  cri  d'admiration. 

0  finesse  allemande!  ô  machiavélisme  de  cette  police  tudesque! 
la  grande  conspiration  est  à  l'œuvre;  gardiens  de  ville,  postillons, 
facteurs  de  la  poste  aux  lettres,  toute  une  escouade  de  limiers  a 
commencé  la  besogne.  Au  milieu  de  ces  roueries  naïves  et  conscien- 
cieuses, une  chose  embarrasse  les  deux  chefs;  quel  est  ce  livre 
mentionné  à  la  fin  des  instructions  de  M.  de  Fredersdorff?  Le  cham- 
bellan du  roi  de  Prusse  a  fait  comme  les  personnes  qui  réservent  le 
post-scriptum  pour  le  point  essentiel  de  leurs  missives  ;  il  a  parié 
<le  lettres  du  roi,  d'écritures  du  roi,  par  conséquent  de  manuscrits, 

(1)  Aile  FranzQsen  die  mit  einer  reputierliclien  Equipage  einkommen. 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  849 

et  soudain,  récapitulant  ses  ordres,  il  recommande  de  ne  pas  ou- 
blier le  livre  qui  doit  se  trouver  dans  les  caisses  du  voyageur.  Quel 
livre?  Voltaire  aura  sans  doute  plus  d'un  livre  parmi  ses  bagages. 
Freytag  et  Scbmid,  relisant  vingt  fois  la  dépêche,  pèsent  chaque 
mot  dans  la  balance,  interprètent  le  fond,  interprètent  la  forme,  et 
bientôt,  de  commentaire  en  commentaire,  n'y  voient  plus  que  du 
feu.  Le  plus  sûr  est  de  s'adresser  à  Berlin.  D'ailleurs  ils  ont  besoin 
d'un  supplément  d'instructions  pour  un  cas  non  prévu.  Si  les 
caisses  du  voyageur  avaient  déjà  passé  par  Francfort,  si  on  les  avait 
expédiées  directement  à  la  frontière  de  France,  que  faire?  G'esi  le 
21  avril  que  Freytag  adresse  ces  questions  au  chambellan,  «  Dans 
le  cas  où  les  caisses  auraient  déjà  traversé  Francfort,  répond  M.  de 
Fredersdorff  en  date  du  29,  Voltaire  devra  être  retenu  dans  la  ville 
jusqu'à  ce  qu'il  les  ait  fait  revenir  et  que  vous  ayez  pu  les  fouiller 
tous  les  deux,  vous  et  M.  Schmid.  Il  faut  que  tous  les  manuscrits 
du  roi  soient  rendus.  Quant  au  livre  dont  la  restitution  est  la  chose 
principale,  il  porte  ce  titre  :  OEiivres  de  poésie.  »  Nouvel  embarras 
des  scrupuleux  commissaires  :  est-ce  un  livre  imprimé  ou  un  livre 
manuscrit?  «  Évidemment,  se  disent-ils,  ce  ne  peut-être  qu'un  ou- 
vrage manuscrit,  le  roi  ne  mettrait  pas  tant  d'ardeur  à  réclamer  un 
exemplaire  d'un  ouvrage  déjà  livré  au  public.  »  Et  cette  interpré- 
tation inexacte  allait  amener  tout  un  imbroglio  d'indignités  et  de 
sottises.  En  attendant,  les  commissaires  triomphent.  Un  journal 
vient  de  leur  apprendre  que  M.  de  Voltaire,  retenu  encore  à  Go- 
tha, ne  tardera  pas  à  rentrer  en  France  par  Francfort  et  Strasbourg. 
Décidément  les  voilà  maîtres  du  terrain,  chacun  est  à  son  poste  : 
que  Voltaire  change  de  nom  tant  qu'il  voudra,  on  a  l'œil  sur  lui; 
•"  l'il  vienne  par  Friedberg  ou  par  Hanau,  sa  voiture  sera  signalée 
au  relais  de  poste,  comme  le  corsaire  par  la  vigie  attentive.  Vic- 
toire! Voltaire  est  pris. 

Cette  conspiration,  ce  plan  d'attaque,  ces  machines  de  guerre, 
cette  niaiserie  consciencieuse  et  tumultueuse,  ce  fracas  à  propos 
d'une  affaire  qui  voulait  de  la  discrétion  et  de  la  mesure,  en  un 
mot  ce  dossier  bizarre,  publié  le  plus  sérieusement  du  monde  par 
M.  Varnhagen,  ne  semble-t-il  pas  le  comble  du  burlesque?  Eh  bien! 
les  confidences  de  CoUini,  le  secrétaire  de  Voltaire,  ajoutent  encore 
à  la  boufibnnerie  du  spectacle.  Ces  souvenirs  de  Golli.ni,  publiés  en 
1807  et  fort  oubliés  aujourd'hui,  acquièrent  un  intérêt  nouveau  de- 
puis que  M.  Varnhagen  nous  a  livré  les  pièces  de  l'aventure  de 
Francfort.  Grâce  à  Collini  et  au  critique  allemand,  on  peut  compa- 
rer deux  tableaux  qui  se  font  valoir  l'un  l'autre  :  ici  le  trouble,  les 
ci'aintes,  les  machinations  des  conspirateurs,  là  l'insouciance  et  la 
sécurité  de  l'homme  qui  pourra  bientôt  dire  comme  le  Persan  Rica  : 

TOME  LVI.  —   18G5.  5i 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'ai  troublé  le  repos  d'une  grande  ville.  Un  des  plus  anciens  bio- 
graphes et  apologistes  de  Voltaire,  l'abbé  Duvernet,  raconte  que  le 
roi  de  Prusse,  à  son  retour  de  Silésie,  aurait  dit  un  jour  en  causant 
avec  l'abbé  de  Prades  et  le  baron  de  Pœllnitz  :  «  Voltaire  va  passer 
sa  vie  désormais  à  me  déshonorer  !  »  si  bien  que  le  baron ,  prenant 
l'exclamation  au  tragique  et  voulant  prouver  son  dévouement,  se 
serait  écrié  :  «  Dites  un  mot,  sire,  et  je  vais  le  poignarder!  »  Le 
baron  de  Pœllnitz,  espèce  de  fou  de  cour,  connaissait  trop  bien 
Frédéric  pour  lui  proposer  un  assassinat,  et  si  l'abbé  de  Prades  l'a 
entendu  tenir  ce  propos,  l'abbé  de  Prades  s'est  trompé  sur  l'inten- 
tion, pure  bouffonnerie  chez  l'aventurier.  Il  est  certain  du  moins 
que  le  métier  d'espion  convenait  mieux  à  Pœllnitz  que  le  métier  de 
sicaire,  et  Voltaire  en  effet  le  rencontra  dans  la  ville  de  Gassel, 
c'est-à-dire  à  sa  dernière  grande  étape  avant  Francfort.  La  ren- 
contre était  de  nature  à  lui  causer  quelque  surprise,  peut-être 
même  une  certaine  inquiétude;  il  avait  laissé  Pœllnitz  à  Potsdam, 
et  il  le  retrouvait  tout  à  coup  sur  son  chemin  !  Il  se  contenta  pour- 
tant de  dire  à  Gollini  :  «  Que  fait  donc  Pœllnitz  à  Gassel?  »  Puisque 
cet  incident  ne  le  troublait  pas  davantage,  on  peut  se  représenter 
son  insouciance  lorsqu'il  approche  de  Francfort,  et  que,  touchant 
au  terme  du  voyage,  il  se  voit  déjà  installé  à  Plombières. 

Gollini  nous  a  fait  connaître  sa  manière  de  voj^ager;  il  a  décrit  sa 
comfortable  berline,  véritable  ambulance,  non  pas  d'un  malade 
opulent,  mais  plutôt  d'un  esprit  toujours  en  éveil,  et  que  son  acti- 
vité dévore.  «  C'était  un  carrosse  coupé,  large,  commode,  bien  sus- 
pendu, garni  partout  de  poches  et  de  magasins.  Le  derrière  était 
chargé  de  deux  malles,  et  le  devant  de  quelques  valises.  Sur  le 
banc  étaient  placés  deux  domestiques,  dont  l'un  était  de  Potsdam  et 
servait  de  copiste.  Quatre  chevaux  de  poste  et  quelquefois  six,  selon 
la  nature  des  chemins,  étaient  attelés  à  sa  voiture...  Voltaire  et 
moi  occupions  l'intérieur  avec  deux  ou  trois  portefeuilles  qui  ren- 
fermaient les  manuscrits  dont  il  faisait  le  plus  de  cas,  et  une  cas- 
sette où  étaient  son  or,  ses  lettres  de  change  et  ses  effets  les  plus 
précieux.  C'est  avec  ce  train  qu'il  parcourait  alors  l'Allemagne. 
Aussi  à  chaque  poste  et  dans  chaque  auberge  étions-nous  abordés 
et  reçus  à  la  portière  avec  tout  le  respect  que  l'on  porte  à  l'opu- 
lence. Ici  c'était  M.  le  baron  de  Voltaire,  là  M.  le  comte  ou  M.  le 
chambellan,  et  presque  partout  c'était  son  excellence  qui  arrivait. 
J'ai  encore  des  mémoires  d'aubergistes  qui  portent  :  j^our  son  excel- 
lence M.  le  comte  de  Voltaire  avec  secrétaire  et  suite.  Toutes  ces 
scènes  divertissaient  le  philosophe,  qui  méprisait  ces  titres  dont  la 
vanité  se  repaît  avec  complaisance,  et  nous  en  riions  ensemble  de 
bon  cœur.  Ce  n'était  point  non  plus  par  vanité  qu'il  voyageait  de  la 
sorte.  Déjà  vieux  et  maladif,  il  aimait  et  aima  toujours  les  commo- 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  851 

dites  de  la  vie,  il  était  fort  riche  et  faisait  un  noble  usage  de  sa 
fortune...  »  Yanité  ou  non,  il  est  manifeste  du  moins  qu'il  ne  se 
cachait  pas  :  ce  ne  sont  pas  les  procédés  d'un  homme  qui  veut 
échapper  à  la  police  prussienne.  Il  allait  donc  ainsi  à  petites  jour- 
nées, commodément,  prenant  toutes  ses  aises,  en  grand  seigneur  et 
surtout  en  poète,  en  écrivain  amoureux  de  son  art.  Il  travaillait 
toujours  ;  il  rimait  des  épîtres,  il  combinait  des  stances,  il  dictait 
des  lettres;  Gollini  était  plutôt  las  d'écrire  que  Voltaire  de  dicter. 
C'était  une  improvisation  perpétuelle,  une  fête,  un  enchantement, 
et  des  gaîtés  d'enfant  mêlées  à  des  malices  de  singe!  Il  riait,  de 
quel  rire,  on  le  sait,  tour  à  tour  joyeux  ou  cruel,  innocent  ou  per- 
fide !  il  riait  pour  s'amuser  lui-même',  pour  se  tenir  en  joie,  pour 
se  donner  la  comédie.  C'est  ainsi  qu'il  avait  voyagé  de  Berlin  à 
Leipzig,  de  Leipzig  à  Gotha,  de  Gotha  à  Cassel;  c'est  ainsi  que  de 
Cassel  il  se  dirigeait  vers  Francfort,  s'arrêtant  quelques  heures  à 
Friedberg  pour  visiter  les  mines,  sans  se  douter  que  précisément 
là,  dans  cette  ville  de  Friedberg,  un  espion  payé  à  un  thaler  par 
jour  le  guettait  depuis  six  semaines,  et  venait  de  prendre  sa  course, 
impatient  de  signaler  enfin  son  arrivée  à  M.  le  baron  de  Freytag. 
Le  contraste  est-il  assez  plaisant?  Ici  une  société  secrète  organisée 
pour  déjouer  les  ruses  de  Voltaire  et  mettre  la  main  sur  lui  malgré 
ses  déguisemens,  là  Voltaire  qui  arrive  en  grand  équipage,  le  front 
haut,  reconnu  et  salué  par  tous  de  ville  en  ville;  ici  un  conciliabule 
de  lourdauds,  là  un  esprit  de  feu  pétillant  d'étincelles. 

Voltaire  est  donc  arrivé  à  Francfort-sur-le-Mein  par  la  porte  de 
Friedberg,  dans  la  soirée  du  31  mai  1753;  il  est  descendu  à  l'hôtel 
du  Lion-d'Or,  il  y  a  passé  la  nuit,  et  le  lendemain  matin  il  se  dis- 
pose à  repartir,  quand  apparaît  solennellement  M.  le  baron  de 
Freytag,  résident  de  sa  majesté  le  roi  de  Prusse,  «  escorté,  dit  Gol- 
lini, d'un  officier  recruteur  et  d'un  bourgeois  de  mauvaise  mine.  » 
Ce  bourgeois  de  mauvaise  mine  était  un  sénateur  de  Francfort, 
nommé  Rlicker,  que  M.  Schmid  avait  désigné  pour  tenir  sa  place 
en  cas  d'absence.  Une  grande  société  de  commerce,  établie  en  vue 
des  rapports  de  la  Prusse  avec  l'Orient,  avait  tenu  son  assemblée 
générale  à  Emden  le  28  mai,  et  M.  Schmid  n'avait  pu  se  dispenser 
de  s'y  rendre.  Cet  incident  même  était  devenu  pour  Freytag  une 
nouvelle  cause  de  perplexités  bouffonnes.  Il  avait  écrit  au  cham- 
bellan du  roi  pour  lui  exposer  l'embarras  où  le  plongeait  le  départ 
de  M.  Schmid  et  lui  soumettre  le  choix  du  suppléant.  «  Non, ^ non, 
point  de  suppléant!  avait  répondu  Fredersdorlf.  Pas  de  nouveau  té- 
moin! M.  Schmid,  je  l'espère,  sera  de  retour  avant  l'arrivée  de  Vol- 
taire; sinon,  vous  procéderez  seul.  »  Seul!  dans  une  affaire  si 
grave!  quand  il  s'agissait  sans  doute  de  secrets  d'état!  Heureuse- 
ment pour  le  baron,  cette  réponse  du  chambellan,  écrite  le  29  mai. 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  parvint  à  Francfort  que  dans  les  premiers  jours  de  juin,  les  per- 
quisitions étaient  finies,  et  M.  le  sénateur  Rûcker  avait  pu  donner 
au  diplomate  le  précieux  secours  de  son  assistance.  Il  faut  mainte- 
nant laisser  la  parole  à  Freytag,  qui  va  raconter  lui-même  dans 
son  rapport  officiel  la  séance  du  1'"  juin.  La  scène  se  passe  à  l'hô- 
tel du  Lion-d'Or. 

» 
«...  Voltaire  étant  arrivé  hier  ici,  je  me  suis  présenté  chez  lui  avec  le  sé- 
nateur Rûcker  et  le  lieutenant  de  Brettwitz.  officier  de  recrutement.  Après 
les  politesses  d'usage,  je  lui  exposai  les  très  gracieuses  intentions  de  votre 
majesté.  Il  fut  consterné,  ferma  les  yeux  et  se  renversa  sur  son  fauteuil. 
Je  ne  lui  avais  encore  parlé  que  des  papiers.  Après  s'être  recueilli  un  in- 
stant, il  appela  son  ami  Collini,  que  j'avais  prié  de  se  retirer,  le  fit  ve- 
nir dans  sa  chambre  et  m'ouvrit  deux  caisses,  une  grande  valise,  ainsi  que 
deux  portefeuilles,  II  fit  encore  mille  contestations  de  sa  fidélité  à  votre 
majesté,  puis  se  trouva  mal  de  nouveau,  et  le  fait  est  qu'il  a  l'air  d'un 
squelette.  Dans  la  première  caisse,  je  trouvai  le  paquet  ci-joint,  enveloppé 
sous  la  marque  A,  que  je  donnai  en  dépôt  à  l'officier  sans  l'ouvrir.  Le  reste 
de  la  visite  a  duré  de  neuf  heures  du  matin  à  cinq  heures  de  l'après-midi. 
Je  n'ai  trouvé  qu'un  poème,  dont  il  a  eu  beaucoup  de  peine  à  se  séparer, 
et  que  j'ai  placé  dans  le  paquet  A.  J'ai  fait  sceller  ce  paquet  par  le  séna- 
teur, et  j'y  ai  apposé  aussi  mon  cachet.  Je  lui  demandai  sur  l'honneur  s'il 
n'avait  pas  autre  chose;  il  affirma  par  serment  quod  non.  Nous  en  vînmes 
alors  au  livre  des  œuvres  de  poésie;  il  me  dit  que  ce  livre  se  trouvait  dans 
une  grande  caisse  de  voyage,  mais  qu'il  ignorait  si  cette  caisse  était  à 
Leipzig  ou  à  Hambourg.  Là-dessus  je  lui  déclarai  que  je  ne  pouvais  le  lais- 
ser partir  de  Francfort  avant  d'avoir  examiné  cette  caisse.  Aussitôt  il  me 
fit  mille  instances  pour  obtenir  de  continuer  sa  route  :  il  avait  besoin  de 
prendre  les  bains,  sans  quoi  sa  mort  était  certaine.  Voyant  de  graves  in- 
convéniens  à  ce  que  l'affaire  fût  portée  devant  le  conseil  de  la  ville,  sur- 
tout parce  qu'il  se  donne  le  titre  de  (jentilhomnie  de  la  chambre  h  la  cour 
de  France,  et  que  dans  cette  circonstaùce  les  magistrats  feraient  beaucoup 
de  difficultés  pour  autoriser  l'arrestation,  j'ai  fini  par  convenir  avec  lui 
qu'il  resterait  prisonnier  sur  parole  dans  la  maison  qu'il  habite  en  ce  mo- 
ment jusqu'à  l'arrivée  du  ballot  de  Leipzig  ou  de  Hambourg,  et  qu'il  me 
donnerait  pour  ma  garantie  deux  paquets  de  ses  papiers,  tels  qu'ils  se 
trouvaient  alors  sur  sa  table,  enveloppés  et  scellés  de  sa  main.  Le  maître 
de  l'hôtel  est  un  certain  M.  Hoppe  qui  a  un  frère  au  service  de  votre  ma- 
jesté en  qualité  de  lieutenant  ;  j'ai  pris  avec  lui  toutes  les  mesures  néces- 
saires pour  que  le  prisonnier  ne  puisse  ni  s'évader  ni  expédier  ses  bagages. 
L'idée  m'était  venue  de  le  faire  garder  de  près  par  quelques  grenadiers: 
mais  Ip  service  militaire  est  organisé  de  telle  sorte  en  cette  ville  que  je 
compte  plus  sur  la  parole  de  Voltaire,  confirmée  par  serment,  que  sur  la 
surveillance  des  gardes.  Comme  il  est  réellement  faible  et  dans  un  misé- 
rable état  de  santé,  je  lui  ai  donné  le  meilleur  médecin  de  la  ville;  j'ai  mis 
aussi  à  sa  disposition  ma  cave  et  ma  maison  tout  entière.  Là-dessus,  je  l'ai 
laissé  passablement  calme  et  consolé ,  après  qu'il  m'eut  livré  sa  clé  de 
chambellan  avec  la  croix  et  le  ruban  de  son  ordre. 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  85:^ 

«  Le  soir  du  même  jour,  vers  sept  heures,  il  m'envoya  le  décret  de  sa 
li^inination  de  chambellan  (voir  le  paquet  sous  la  lettre  C),  et  ce  matin 
un  manuscrit  de  la  main  du  roi  (paquet  D),  qui  était  tombé,  dit-il,  sous 
la  table  pendant  nos  recherches.  Je  ne  sais  pas  combien  il  attend  encore 
de  caisses,  et  comme  j'ignore  absolument  si  les  papiers  que  je  dois  saisir 
sont  nombreux  ou  non,  le  mieux  serait  d'envoyer  ici  un  secrétaire  du  roi 
qui  procéderait  à  une  perquisition  plus  exacte,  d'autant  que  je  ne  connais 
pas  l'écriture  de  votre  majesté. 

«  J'oubliais  de  dire  qu'il  a  écrit  en  ma  présence  à  son  commissionnaire 
de  Leipzig  pour  lui  donner  l'ordre  d'expédier  à  mon  adresse  le  ballot  men- 
tionné ci-dessus.  Il  m'a  prié  en  même  temps  d'écrire  au  chambellan  intime 
de  votre  majesté,  M.  de  Fredersdorff,  afin  d'obtenir  qu'on  ne  le  retînt  pas 
ici  plus  longtemps.  Il  voulait  même  que  cette  lettre  fût  envoyée  par  un 
estafette;  mais  comme  les  frais  de  la  journée  s'élèvent  déjà  ù  trois  louis 
d'or,  je  me  suis  servi  de  la  poste  ordinaire,  » 

jusqu'ici  tout  va  Lien.  Ce  n'est  vraiment  pas  un  mauvais  homme 
que  ce  diplomate  prussien  transformé  en  commissaire  de  police.  11 
est  poli,  compatissant,  hospitalier,  économe,  un  peu  trop  économe 
quand  il  s'agit  d'une  lettre  urgente,  d'une  lettre  qui  intéresse  le 
plus  précieux  de  tous  les  biens,  la  liberté  individuelle,  si  étrange- 
ment confisquée,  mais  enfin  il  n'est  pas  indifférent  à  la  santé  de  son 
hôte;  il  lui  procure  un  bon  médecin,  il  veut  bien  ne  pas  installer  un 
corps  de  garde  à  sa  porte,  ayant,  il  est  vrai,  une  médiocre  confiance 
dans  les  grenadiers  de  Francfort,  et  finalement,  lorsqu'il  a  mis  sa 
cave  au  service  de  l'illustre  victime,  il  est  heureux  de  l'avoir  con- 
solée. Dieu  veuille  que  cette  courtoisie  ne  subisse  de  part  et  d'autre 
aucune  atteinte! 

11  est  impossible  pourtant  de  ne  pas  noter  ici  certaines  choses  qui 
ne  présagent  pas  une  issue  favorable  à  un  conflit  engagé  de  la  sorte  : 
d'un  côté  la  consciencieuse  pesanteur  de  l'agent  de  Frédéric,  de 
l'autre  l'irritation  bien  naturelle  de  Voltaire,  jointe  malheureusement 
à  un  peu  de  mauvaise  foi.  La  première  visite  s'est  prolongée  de  neuf 
heures  du  matin  à  cinq  heures  du  soir,  huit  grandes  heures  pour 
entrer  en  matière  !  Gomment  ne  pas  prendre  en  haine  un  négocia- 
teur si  impitoyablement  scrupuleux?  Mais  aussi  comment  ce  négo- 
ciateur ne  serait-il  point  en  garde  contre  les  malices  de  Voltaire, 
quand  il  le  voit  se  donner  si  vite  un  démenti?  Voltaire  feint  d'igno- 
rer d'abord  si  le  fameux  ballot  est  à  Hambourg  ou  à  Leipzig,  parce 
qu'il  espère  dépister  ainsi  les  recherches  et  rester  maître  des  poésies 
secrètes  du  roi  ;  dès  qu'il  apprend  que  l'arrivée  de  ce  ballot  est  la 
condition  de  sa  délivrance,  il  sait  très  bien  que  le  ballot  est  à  Leip- 
zig, c'est  à  Leipzig  qu'il  s'adresse  pour  qu'on  le  lui  expédie  au  plus 
tôt.  et  c'est  de  Leipzig  en  effet  qu'il  ne  tardera  pas  à  le  recevoir.  Ces 
contradictions  n'avaient  pas  dû  échapper  à  Freytag,  car  si  le  pauvre 


85A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

homme  demandait  à  Berlin  un  auxiliaire,  ce  n'est  point  seulement 
qu'il  se  défiât  de  son  ignorance,  c'était  surtout  que  les  ruses  de  Vol- 
taire, combinées  avec  les  ordres  pressans  de  Fredersdorff,  lui  don- 
naient je  ne  sais  quelle  haute  idée  de  la  mystérieuse  affaire  confiée 
à  ses  soins.  Il  faut  ajouter,  pour  compléter  la  scène  du  1"  juin,  que 
le  billet  de  Freytag  inséré  dans  les  mémoires  de  Voltaire  est  évi- 
demment l'œuvre  du  narrateur.  Le  billet  authentique,  conservé  aux 
archives  de  Berlin,  est  rédigé  en  termes  plus  simples.  L'honnête 
résident  est  bien  assez  comique  avec  son  importance  et  ses  tribu- 
lations sans  qu'il  soit  besoin  d'en  faire  une  caricature.  Voici  le 
reçu  du  bonhomme  d'après  la  transcription  littérale  qu'en  a  donnée 
M.  Varnhagen  : 

«  J'ai  reçu  de  M.  de  Voltaire  deux  paquets  d'écritures  cachetés  de  ses 
armes,  et  que  je  lui  rendrai  après  avoir  reçu  la  grande  malle  de  Leipzig 
ou  de  Hambourg  où  se  trouve  l'œuvre  des  poésies  que  le  roi  demande. 

a  Freytag,  résident.  » 
<(  Francfort,  le  1"''  juin  1753.  » 

Au  verso  de  la  page,  Voltaire  lui-même  a  tracé  ces  mots  en 
grosses  lettres  soigneusement  formées,  qui  contrastent  avec  l'écri- 
ture hâtive  du  résident  :  Promesses  de  M.  de  Freytag.  Il  était  donc 
relativement  assez  calme,  si  on  compare  son  attitude  de  ce  premier 
jour  avec  l'exaspération  que  vont  lui  causer  bientôt  les  maladresses 
et  les  brutalités  de  ses  gardiens.  C'est  à  peine  s'il  se  souvient 
qu'il  est  prisonnier  sur  parole.  Sa  merveilleuse  activité  d'esprit 
lui  fournit  des  distractions  toujours  prêtes.  Le  soir  même  du  jour 
où  il  est  resté  neuf  heures  en  tête  à  tête  avec  le  consciencieux 
Freytag,  il  a  déjà  repris  la  plume.  Sa  nièce,  qui  l'attend  à  Stras- 
bourg, recevra  demain  le  récit  de  son  aventure,  et  s'empressera 
de  le  rejoindre  à  Francfort.  Il  a  sur  le  métier  un  ouvrage  com- 
mencé à  la  prière  de  la  duchesse  de  Gotha,  les  Annales  de  l'Em- 
pire; quelle  occasion  de  revoir  et  de  rédiger  ses  notes!  Plusieurs 
jours  s'écoulent  ainsi  sans  que  le  prisonnier  songe  à  se  plaindre  : 
l'arrivée  de  M'"''  Denis,  les  soins  d'une  correspondance  immense, 
la  rédaction  de  ses  Annales,  les  visites  à  recevoir,  en  voilà  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  le  distraire.  N'est-ce  pas  avant  tout  un  es- 
prit? Penser,  causer,  écrire,  n'est-ce  pas  sa  vie?  Peu  à  peu  ce- 
pendant les  visites  mêmes  qu'il  reçoit  lui  font  sentir  ce  qu'a  de 
révoltant  le  procédé  de  la  police  prussienne.  Soit  que  des  per- 
sonnes éminentes  de  la  cité  lui  promettent  leur  appui  auprès  des 
magistrats,  soit  qu'il  s'irrite  de  ne  pouvoir  répondre  à  l'empres- 
sement dont  il  est  l'objet,  un  désir  de  résistance  vient  de  s'éveiller 
en  lui.  Un  rayon,  une  étincelle,  c'est  assez  pour  embraser  une 
telle  âme;  l'explosion  est  imminente.  Un  prince  allemand  que  Voï- 


YOLTAIRE    A    FRANCFORT.  85& 

taire  avait  rencontré  dans  ses  voyages,  le  duc  de  Meiningen,  vient 
d'arriver  à  Francfort,  et  Voltaire  veut  lui  présenter  ses  hommages. 
—  Impossible!  répond  Freytag.  Le  refus  du  geôlier  a  beau  être 
formulé  avec  toute  politesse;  comment  Voltaire  se  résignerait-il 
plus  longtemps  à  de  pareilles  violences?  C'est  dans  le  récit  même 
de  Freytag  qu'il  faut  noter  l'attitude  nouvelle  du  poète,  l'irritation 
de  cette  fine  et  nerveuse  nature,  irritation  que  la  maladie  accroît 
encore,  et  qui  va  devenir  pour  lui  un  supplice  de  toutes  les  heures. 
Voici  le  rapport  daté  du  5  juin  : 

«  Le  rapport  très  humble  envoyé  par  la  dernière  poste  à  sa  majesté 
royale  sous  le  couvert  de  votre  excellence  est  déjà  sans  doute  entre  vos 
mains.  A  l'arrivée  de  ce  Voltaire,  je  n'eus  pas  d'autre  moyen  que  de  pren- 
dre l'assistant  proposé  par  M.  Schmid  ;  quant  à  l'officier,  qui  ne  sait  pas 
un  mot  de  français,  je  l'ai  amené  pour  ma  sûreté  personnelle  autant  que 
pour  imposer  respect  au  Voltaire  (1).  Je  m'épargnais  ainsi  la  nécessité  de 
recourir  à  une  arrestation  publique  ;  mais,  comme  je  suis  persuadé  main- 
tenant qu'il  a  encore  bien  des  manuscrits  par-devers  lui,  je  ne  vois  aucun 
moyen  de  s'en  emparer,  sinon  de  le  reconduire  bon  gré  mal  gré  dans  les 
états  du  roi,  chose  qui  ne  pourrait  s'exécuter  qu'en  vertu  d'une  réquisition 
spéciale.  Il  commence  à  se  faire  ici  de  bons  amis  qui  lui  font  peut-être 
espérer  la  protection  des  magistrats.  Quand  je  suis  retourné  chez  lui,  il 
s'est  montré  assez  insolent.  Il  demandait  à  changer  d'hôtel,  il  voulait  aller 
faire  sa  cour  au  duc  de  Meiningen.  J'ai  dû  lui  refuser  avec  toute  la  poli- 
tesse possible.  Alors  il  s'est  écrié  :  Comment!  voire  roi  me  veut  arrêter  ici, 
dans  ime  ville  impériale!  Pourquoi  ne  l'a-t-il pas  fait  dans  ses  états?  Vous 
êtes  un  homine  sans  miséricorde,  vous  me  donnez  la  mort,  et  vous  serez 
tous  sîirement  dans  la  disgrâce  du  roi  (2).  Après  lui  avoir  répondu  assez 
sèchement,  je  me  retirai.  Il  paraît  souffreteux  et  affaissé;  est-ce  une  co- 
médie qu'il  joue?  ou  bien  a-t-il  en  effet  toujours  l'air  d'un  squelette?  Je 
n'en  sais  rien.  Lorsque  ses  ballots,  qui  courent  le  monde,  seront  arrivés 
ici,  j'aurai  besoin  d'un  ordre  ostensible  ou  d'une  réquisition  pour  le  faire 
arrêter  dans  toutes  les  formes.  » 

On  voit  par  ces  derniers  mots  que  Freytag  était  décidé  à  violer 
ses  promesses,  et  que  l'arrivée  du  fameux  ballot,  bien  loin  de  mettre 
fin  à  la  captivité  du  poète,  devait  être  le  signal  de  son  arrestation, 
d'une  arrestation  non  plus  timide  et  clandestine,  mais  publique. 
Freytag,  dans  l'ardeur  de  son  zèle,  comme  aussi  dans  l'ignorance 
absolue  des  choses  qui  causaient  l'inquiétude  du  roi  son  maître, 
était  persuadé  que  Voltaire  emportait  des  manuscrits  de  la  plus 
haute  importance,  qu'il  y  avait  bien  autre  chose  que  le  ballot  de 
Leipzig,  bien  autre  chose  que  le  recueil  des  œuvres  de  poésie,  et, 
prévoyant  que  le  captif,  ces  œuvres  de  poésie  une  fois  remises  aux 

(1)  Mir  bei  dem  Voltaire  Respect  su  machen. 

(2)  Ces  paroles  sont  en  français  dans  le  texte  du  rapport;  on  a  ici  le  cri  même  de 
Voltaire  fidèlement  répété. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mains  du  geôlier,  réclamerait  la  liberté  promise,  il  ne  pouvait  se 
tirer  d'embarras  que  par  une  impudente  violation  de  ses  engage- 
mens.  L'intérêt  du  roi  rassurait  sa  conscience.  Il  invoquait  d'ailleurs 
ses  restrictions  mentales  et  tâchait  de  se  persuader  que  la  promesse 
en  question  était  seulement  pro  forma ,  ruse  de  guerre  destinée  à 
rassurer  l'ennemi,  stratégie  permise  où  l'honneur  n'a  rien  à  voir.  Il 
faut  même  que  le  tacticien  ait  laissé  entrevoir  quelque  chose  de 
cela,  car  on  ne  comprendrait  pas  que  Voltaire,  espérant  d'un  jour  à 
l'autre  l'arrivée  du  ballot  et  pouvant  compter  sur  sa  délivrance  à 
heure  ûxq^  ait  commencé  dès  le  5  juin  une  guerre  si  vive  contre  le 
roi  et  son  geôlier.  C'est  pourtant  ce  qui  arrive.  Dans  cette  prison, 
fort  odieuse  il  est  vrai,  mais  qui  peut  s'ouvrir  demain,  le  voilà  qui 
se  démène  comme  un  condamné  sans  espoir.  Il  écrit  de  tous  côtés, 
à  Paris,  à  Mayence,  à  Vienne.  Il  se  cherche  des  protecteurs  et  il 
cherche  à  Frédéric  des  ennemis.  L'ennemi  naturel  du  roi  de  Prusse, 
c'est  l'empereur  d'Allemagne,  l'époux  de  Marie-ïhérèse;  quel  coup 
de  maître  s'il  pouvait  intéresser  l'empereur  à  sa  cause!  Il  écrit  donc 
à  l'empereur  d'Allemagne  cette  curieuse  lettre  publiée  par  M.  Beu- 
chot,  qui  s'éclaire  aujourd'hui  d'une  lumière  nouvelle,  puisqu'elle 
porte  la  date  du  5  juin  et  qu'elle  correspond  si  exactement  à  la  vi- 
site ainsi  qu'au  rapport  de  Freytag.  «  Sire,  c'est  moins  à  l'empe- 
reur qu'au  plus  honnête  homme  de  l'Europe  que  j'ose  recourir  dans 
une  circonstance  qui  l'étonnera  peut-être  et  qui  me  fait  espérer  en 
secret  sa  protection;  »  puis,  après  avoir  dit  quelle  espèce  de  récla- 
mation lui  adresse  le  roi  de  Prusse,  il  ajoute  :  «  Je  n'importunerais 
pas  sa  sacrée  majesté,  s'il  ne  s'agissait  que  de  rester  prisonnier  jus- 
qu'à ce  que  Wviwre  de  poéshie  que  AI.  Freytag  redemande  fût  arri- 
vée à  Francfort;  mais  on  me  fait  craindre  que  M.  Freytag  n'ait  des 
desseins  plus  violens  en  croyant  faire  sa  cour  à  son  maître,  d'autant 
plus  que  toute  cette  aventure  reste  encore  dans  le  plus  profond  se- 
cret. »  Il  ne  soupçonne  pas  le  roi  de  se  porter  à  de  telles  extrémités 
'(  contre  un  vieillard  moribond  qui  lui  avait  tout  sacrifié,  qui  ne  lui 
a  jamais  manqué,  qui  n'est  point  son  sujet,  qui  n'est  plus  son 
chambellan  et  qui  est  libre;  »  mais  ce  sont  les  violences  du  résident 
prussien  qu'il  faut  craindre,  à  moins  qu'on  ne  puisse  invoquer  une 
protection  supérieure.  Voltaire  est  sauvé,  si  l'empereur  d'Allemagne 
veut  bien  le  recommander  à  Francfort.  «  Sa  sacrée  majesté  a  mille 
moyens  de  protéger  les  lois  de  l'empire  et  de  Francfort,  et  je  ne 
pense  pas  que  nous  vivions  dans  un  temps  si  malheureux  que 
\î.  Freytag  puisse  impunément  se  rendre  maître  de  la  peisonne  et 
de  la  vie  d'un  étranger  dans  la  ville  où  sa-  sacrée  majesté  a  été  cou- 
ronnée. » 

Voltaire  a-t-il  donc  espéré  que  cette  lettre  produirait  bientôt  son 
effet?  Ignorait-il  la  lenteur  des  chancelleries  allemandes,  surtout  de 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  857 

la  cliancellerie  impériale?  Pas  le  moins  du  monde;  il  lui  suffisait 
que  de  façon  ou  d'autre  le  résident  prussien  fût  tenu  en  échec  par 
les  sympathies  autrichiennes.  C'est  pourquoi  il  confie  sa  lettre  au 
comte  de  Stadion,  conseiller  intime  de  l'empereur,  et  pour  le  mo- 
ment ministre  d'état  de  l'électeur  de  Mayence  (1).  De  Mayence  à 
Francfort,  la  route  n'est  pas  longue,  et  en  supposant  môme  que  la 
réponse  de  Vienne  se  fasse  un  peu  attendre,  c'est  déjà  fort  bien  fait 
que  d'opposer  l'influence  d'un  comte  de  Stadion  aux  prétentions 
d'un  baron  de  Freytag.  Il  est  fâcheux  seulement  que  Voltaire,  en 
échange  du  service  qu'il  demande,  propose  de  gagner  incognito  la 
capitale  de  l'empire  et  de  révéler  à  l'empereur  les  secrets  du  roi 
de  Prusse  :  u  Votre  excellence  peut  assurer  l'empereur  ou  sa  sacrée 
majesté  l'impératrice  que,  si  je  pouvais  avoir  l'honneur  de  leur  par- 
ler, je  leur  dirais  des  choses  qui  les  concernent.  Peut-être  mon  voyage 
ne  serait  pas  absolument  inutile.  »  Une  fois  engagés  en  de  pareilles 
luttes,  les  plus  forts  souvent  perdent  la  tête;  comment  s'étonner 
que  Voltaire,  exaspéré  par  l'allront  et  mal  défendu  par  sa  con- 
science, ait  voulu  employer  des  armes  qu'une  main  loyale  doit  tou- 
jours repousser?  Gomment  ne  pas  s'en  affliger  aussi?  Quoi!  Voltaire 
est  innocent.  Voltaire  s'est  soumis  de  bonne  foi  aux  réclamations 
qu'on  lui  adresse;  dans  un  petit  nombre  de  jours,  il  aura  échappé 
à  la  police  de  Frédéric,  et  au  moment  où  il  croit  sa  liberté  menacée 
par  le  plus  odieux  des  parjures,  il  ne  pousse  pas  des  cris  à  en  rem- 
plir l'Europe  entière!  C'est  tout  bas  qu'il  se  plaint,  c'est  en  secret 
qu'il  s'agite;  on  ne  reconnaît  pas  ici  l'homme  qui  a  la  conscience 
nette  et  le  droit  de  parler  franc.  U  est  bien  évident  que  s'il  avait 
porté  l'affaire  par  ses  clameurs  devant  le  tribunal  de  l'Europe,  de- 
vant l'Europe  aussi  Frédéric  aurait  pu  lui  répondre.  Les  deux  amis^ 
se  valaient.  Une  lettre  publiée  par  M.  Varnhagen  prouve  de  la  façon 
la  plus  claire  que  plusieurs  semaines  avant  l'arrivée  de  Voltaire  à 
Francfort  on  connaissait  à  Berlin  ses  indélicatesses,  disons  le  mot 
quoi  qu'il  en  coûte,  ses  trahisons.  Cette  lettre  est  une  réponse  de 
lord  Maréchal  à  M'"'^  Denis.  Lord  Maréchal,  ministre  du  roi  de  Prusse 
à  Paris  ('2),  avait  reçu  de  la  nièce  de  Voltaire  une  lettre  fort  pres- 
sante où  celle-ci,  avant  de  se  rendre  auprès  du  prisonnier  de  M.  de 
Freytag,  suppliait  le  ministre  de  s'entremettre  en  cette  déplorable 
affaire.  Lord  Maréchal  lui  répond  en  ces  termes  : 

(1)  La  lettre  dont  il  s'agit  ne  porte  pas  d'adresse  dans  le  Voltaire  de  Beuchot;  c'est 
M.  Varnliagen  d'Ense  qui  croit  avoir  trouvé  le  destinataire,  et  ses  raisons  nous  parais- 
sent fort  plausibles. 

(!2)  George  Keith,  connu  sous  le  nom  de  lord  Maréchal,  appartenait  à  une  ancienne 
5'amille  écossaise,  et  avait  servi  dès  sa  jeunesse  la  cause  des  Stuarts  avec  une  intrépide 
ardeur.  Son  frère,  le  maréchal  Keith,  au  service  de  la  Prusse,  réussit  à  l'attii-er  à  Berlin. 
Lord  Maréchal  fut  successivement  ambassadeur  en  France,  en  Espagne,  et  gouverneur 


858  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  J'espère,  madame,  que  vous  aurez  vu  votre  oncle  pour  votre  satisfac- 
tion et  son  profit.  Votre  bon  sens  et  douceur  le  calmeront  et  le  remet- 
tront, je  me  flatte,  à  la  raison.  N'oubliez  pas  surtout  le  contrat.  J'ai  répondu 
au  roi  mon  maître  de  votre  honnêteté,  je  ne  m'en  repens  pas  ;  mais  je  suis 
embarrassé  du  retardement,  et  si  je  ne  l'ai  pas  bientôt,  je  ne  saurai  que 
dire.  Il  y  a  aussi  certains  écrits  ou  poésies  qu'il  me  faut;  je  compte  sur 
votre  bon  esprit,  et  permettez -moi  de  vous  représenter  encore  que  votre 
oncle,  s'il  se  conduit'sagement,  non-seulement  évitera  le  blâme  de  tout  le 
monde,  mais  qu'en  homme  sensé  il  le  doit  par  intérêt.  Les  rois  ont  les  bras 
longs. 

«  Voyons  les  pays  (et  ceci  sans  vous  offenser)  où  M.  de  Voltaire  ne  s'est 
pas  fait  quelque  aifaire  ou  beaucoup  d'ennemis.  Tout  pays  d'inquisition  lui 
doit  être  suspect;  il  y  entrerait  tôt  ou  tard.  Les  musulmans  doivent  être 
aussi  peu  contons  de  son  Mahomet  que  l'ont  été  les  bons  chrétiens.  Il  est 
trop  vieux  pour  aller  à  la  Chine  et  devenir  mandarin.  En  un  mot,  s'il  est 
sage,  il  n'y  a  que  la  France  qui  lui  convienne.  Il  y  a  des  amis;  vous  l'aurez 
avec  vous  pour  le  reste  de  ses  jours  :  ne  permettez  pas  qu'il  s'exclue  de  la 
douceur  d'y  revenir.  Et,  vous  sentez  bien,  s'il  lâchait  des  discours  ou  des 
épigrammes  offensantes  envers  le  roi  mon  maître,  un  mot  qu'il  m'ordonne- 
rait de  dire  à  la  cour  de  France  suffirait  pour  empêcher  M.  de  Voltaire  de 
revenir,  et  il  s'en  repentirait  quand  il  serait  trop  tard.  Genûs  irrUabile 
vaium;  votre  oncle  ne  dément  pas  le  proverbe.  Modérez-le;  ce  n'est  pas 
assez  de  lui  faire  entendre  raison ,  forcez-le  de  la  suivre.  Horace,  me  sem- 
ble, dit  quelque  part  que  les  vieillards  sont  babillards;  sur  son  autorité,  je 
vais  vous  faire  un  conte.  Quand  la  discorde  se  mit  parmi  les  Espagnols 
conquérans  du  Pérou,  il  y  avait  à  Cusco  une  dame  (je  voudrais  que  ce  fût 
plutôt  un  poète  pour  mon  histoire)  qui  se  déchaînait  contre  Pizarro.  Un 
certain  Caravajal,  partisan  de  Pizarro  et  ami  de  la  dame,  vint  lui  conseiller 
de  se  modérer  dans  ses  discours;  elle  se  déchaîna  encore  plus,  Caravajal, 
après  avoir  tâché  inutilement  de  l'apaiser,  lui  dit  :  «  Comadre,  vio  que  para 
hacer  callar  ima  muger  et  menester  apretar  la  gar ganta  (ma  commère,  je 
vois  que  pour  faire  taire  une  femme  il  faut  lui  serrer  le  gosier),  »  et  il  la 
fit  dans  le  même  moment  pendre  au  balcon.  Le  roi  mon  maître  n'a  jamais 
fait  de  méchancetés,  je  défie  ses  ennemis  d'en  dire  une  seule;  mais  si 
quelque  grand  et  fort  Preusser,  offensé  des  discours  de  votre  oncle,  lui 
donnait  un  coup  de  poing  sur  la  tête,  il  l'écraserait.  Je  me  flatte  que,  quand 
vous  aurez  pensé  à  ce  que  je  vous  écris,  vous  serez  convaincue  que  le 
meilleur  ami  de  votre  oncle  lui  conseillerait  comme  je  fais,  et  que  c'est 
par  vraie  amitié  et  sincère  attachement  pour  vous  que  je  vous  parle  si 
franchement.  Je  voudrais  vous  servir,  je  voudrais  adoucir  le  roi.  Empêchez 
votre  oncle  de  faire  des  folies,  il  les  fait  aussi  bien  que  des  vers,  et  qu'il 
ne  détruise  pas  ce  que  je  pourrais  faire  pour  vous,  à  qui  je  suis  fidèlement 
dévoué.  Bonsoir.  Ne  montrez  pas  ma  lettre  à  votre  oncle,  brûlez-la,  mais 
dites-lui-en  bien  la  substance  comme  de  vous-même.  » 

de  Neuchatel,  où  il  eut  occasion  de  protéger  Jean-Jacques  Rousseau.  On  connaît  les 
tendres  paroles  que  lui  adresse  Jean- Jacques  à  la  fin  des  Confessions  :  «  O  bon  milord! 
ô  mon  père!  »  D'Alembert  a  écrit  son  éloge.  Lord  Maréchal,  né  en  1685,  mourut  à. 
Potsdam  en  1778.  Il  avait  soixante-huit  ans  au  moment  de  l'aventure  de  Francfort. 


VOLTAIRE    A   FRANCFORT.  859 

On  connaît  les  adversaires  publics  de  Voltaire,  et  ils  inspirent  en 
général  si  peu  de  sympathie  que  leurs  attaques,  bien  loin  de  le  dé- 
créditer auprès  de  la  foule,  ont  plutôt  faussé  le  jugement  public  en 
sens  contraire.  N'est-il  pas  curieux  d'entendre  ici  l'opinion  d'un 
sage,  d'un  noble  vieillard  accoutumé  à  peser  ses  paroles?  La  lettre 
est  vive,  ce  sont  des  conseils  à  la  prussienne;  mais  sous  la  rudesse 
de  la  forme  il  y  a  des  vérités  bonnes  à  recueillir.  «  Empêchez  votre 
oncle  de  faire  des  folies,  il  les  fait  aussi  bien  que  des  vers!  »  Voilà 
donc  ce  qu'on  pouvait  dire  sans  passion,  hélas!  de  l'homme  qui 
avait  constitué  à  lui  seul  pendant  trente  ans  le  parti  de  l'humanité, 
et  qui  allait  protester  encore  jusqu'à  son  dernier  soufïle  contre  les 
iniquités  du  vieux  monde!  Au  reste,  s'il  va  se  laisser  entraîner  à 
plus  d'une  folie  dans  cette  misérable  aventure,  les  agens  du  roi  de 
Prusse  à  Francfort  seront  les  premiers  coupables. 

II. 

Voltaire  était  allé  au-devant  des  conseils  de  milord  Maréchal;  il 
s'était  soumis  déjà  malgré  les  excitations  de  ses  amis,  et  il  atten- 
dait patiemment  l'arrivée  du  ballot  de  Leipzig,  quand  le  langage 
de  Freytag  lui  fit  soupçonner  que  l'arrivée  même  de  ce  ballot  ne 
serait  pas  le  terme  de  son  emprisonnement.  Le  roi  ne  peut  pas 
cependant  lui  faire  un  procès  de  tendance,  le  roi  ne  peut  le  sé- 
questrer ainsi  pour  les  propos  qu'il  a  tenus  et  ceux  qu'il  peut  te- 
nir encore.  Que  lui  veut-on  enfin?  La  lettre  de  milord  Maréchal  lui 
rappelle  un  certain  contrat  passé  entre  le  souverain  et  le  poète  an 
sujet  de  l'installation  de  Voltaire  à  Berlin.  Le  roi  paraît  tenir  abso- 
lument à  ce  contrat;  Voltaiïe  affirme  qu'il  l'a  perdu.  Si  c'est  là  ce 
qui  motive  les  nouvelles  rigueurs  dont  on  le  menace,  il  fera  écrire 
par  M'"^  Denis  deux  lettres  qui  donnent  toute  satisfaction  à  cet 
égard.  Nous  les  avons,  ces  lettres;  M.  Varnhagen  en  a  retrouvé  les 
brouillons  corrigés  de  la  main  de  Voltaire.  La  première,  adressée 
au  ministre  prussien  à  Paris,  est  conçue  en  ces  termes  (c'est  une 
réponse  à  la  réclamation  du  roi)  : 

«  J'ai  à  peine  la  force  de  vous  écrire,  mylord.  J'arrive  ici  très  malade, 
et  j'y  trouve  mon  oncle  mourant  et  en  prison  dans  une  auberge  abomi- 
nable. Il  est  affligé  de  la  colère  d'un  prince  qu'il  a  adoré  et  qu'il  voudrait 
aimer  encore;  mais  son  innocence  lui  donne  un  courage  dont  je  suis  éton- 
née moi-même  au  milieu  de  tous  les  maux  qui  l'environnent.  11  est  très 
vrai  qu'il  n'a  point  le  contrat  dont  il  est  question,  il  est  très  vrai  qu'il  a 
cru  me  l'avoir  envoyé  et  que  peut-être  il  me  l'a  envoyé  en  effet;  il  se  peut 
faire  qu'il  se  soit  perdu  dans  une  lettre  qui  ne  me  sera  point  parvenue 
comme  bien  d'autres,  peut-être  aussi  sera-t-il  dans  cette  caisse  qui  est  en 
chemin  pour  revenir  ou  dans  ses  papiers  à  Paris.  Pour  obvier  à  tous  ces 


8Ô0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jnconvéniens,  n'ayant  pas  la  force  d'écrire,  il  vient  de  dicter  à  un  homme 
sûr  un  écrit  qui  non-seulement  le  justifie,  mais  annule  à  jamais  ce  con- 
trat, et  qui  doit  assurément  désarmer  sa  majesté.  Je  crois,  mj^lord,  que 
vous  serez  content,  d'autant  que  si  jamais  ce  contrat  se  retrouve,  notre 
premier  soin  sera  de  le  rendre,  malgré  l'écrit  que  nous  vous  envoyons;. 
«  Je  suis  si  malade  et  mon  oncle  me  donne  pour  sa  vie  des  inquiétudes 
si  réelles  qu'il  ne  me  reste  que  la  force  de  vous  demander  pour  lui  et  pour 

moi  votre  amitié. 

«  MiGNOT  Denis.  » 
«  A  Francfort,  ce  M  juin.  » 

La  seconde  lettre,  également  corrigée  par  Voltaire,  peut-être 
même  écrite  sous  sa  dictée,  est  adressée  au  roi  de  Prusse  : 

«  Sire, 

«  Je  n'aurais  jamais  osé  prendre  la  liberté  d'écrire  à  votre  majesté  san;^ 
la  situation  cruelle  où  je  suis;  mais  à  qui  puis-je  avoir  recours,  sinon  à  un 
monarque  qui  met  sa  gloire  à  être  juste  et  à  ne  point  faire  de  malheu- 
reux? 

«  J'arrive  ici  pour  conduire  mon  oncle  aux  eaux  de  Plombières;  je  le 
trouve  mourant,  et  pour  comble  de  maux  il  est  arrêté  par  les  ordres  de 
votre  majesté  dans  une  auberge  sans  pouvoir  respirer  l'air.  Daignez  avoir 
compassion,  sire,  de  son  âge,  de  son  danger,  de  mes  larmes,  de  celles  de 
sa  famille  et  de  ses  amis.  Nous  nous  jetons  tous  à  vos  pieds  pour  vous  en 
supplier. 

«  Mon  oncle  a  sans  doute  eu  des  torts  bien  grands,  puisque  votre  majesté, 
à  laquelle  il  a  toujours  été  attaché  avec  tant  d'enthousiasme,  le  traite  avec 
tant  de  dureté  ;  mais,  sire,  daignez  vous  souvenir  de  quinze  ans  de  bontés 
dont  vous  l'avez  honoré,  et  qui  l'ont  enfin  arraché  des  bras  de  sa  famille  à 
qui  il  a  toujours  servi  de  père. 

«  Votre  majesté  lui  redemande  votre  livre  imprimé  de  poésies  dont  elle 
l'avait  gratifié.  Sire,  il  est  assurément  prêt  à  le  rendre,  il  me  l'a  juré.  11  ne 
l'emportait  qu'avec  votre  permission,  il  le  fait  revenir  avec  ses  papiers 
dans  une  caisse  à  l'adresse  de  votre  ministre.  Il  a  demandé  lui-même  qu'on 
visite  tout,  qu'on  prenne  tout  ce  qui  peut  concerner  votre  majesté.  Tant 
de  bonne  foi  la  désarmera  sans  doute.  Vos  lettres  sont  des  bienfaits;  notre 
famille  rendra  tout  ce  que  nous  trouverons  à  Paris. 

«  Votre  majesté  m'a  fait  redemander  par  son  ministre  le  contrat  d'enga- 
gement. Je  lui  jure  que  nous  le  rendrons  dès  qu'il  sera  retrouvé.  Mon 
oncle  croit  qu'il  est  à  Paris,  peut-être  est-il  dans  la  caisse  de  Hambourg; 
mais,  pour  satisfaire  votre  majesté  plus  promptement,  mon  oncle  vient  de 
dicter  un  écrit  (car  il  n'est  pas  en  état  d'écrire)  que  nous  avons  signé  tous 
deux;  il  vient  d'être  envoyé  à  mylord  Maréchal,  qui  doit  en  rendre  compte 
à  votre  majesté.  Sire,  ayez  pitié  de  mon  état  et  de  ma  douleur.  Je  n'ai  de 
consolation  que  dans  vos  promesses  sacrées  et  dans  ces  paroles  si  dignes 
de  vous  :  Je  serais  au  désespoir  d'élre  cause  du  malheur  de  mon  ennemi  ; 
comment  pourrais-je  l'être  du  malheur  de  mon  ami?  Ces  mots,  sire,  tracés 
de  votre  main  qui  a  écrit  tant  de  belles  choses,  font  ma  plus  chère  espé- 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  861 

rance.  Rendez  à  mon  oncle  une  vie  qu'il  vous  avait  dévoilée  et  dont  vous 
rendez  la  fin  si  infortunée,  —  et  soutenez  la  mienne;  je  la  passerai  comme 
lui  à  vous  bénir...  » 

«  D?:nis.  » 
«  De  Francfort-sur-le-Mein,  ce  M  juin.  » 

Il  est  impossible  que  le  roi  ne  se  rende  pas  à  ces  raisons  ou  ne 
soit  pas  touché  par  ces  prières.  Huit  jours  après,  le  17  juin,  arrive 
enfin  le  ballot  impatiemment  attendu  ;  le  livre  des  poésies  secrètes 
de  Frédéric  va  être  remis  entre  les  mains  de  Freytag  :  Voltaire  sera- 
t-il  libre?  Pas  encore,  voici  de  nouveaux  obstacles.  Freytag,  tou- 
jours effarouché,  voyant  partout  des  conspirations  et  des  pièges,  a 
écrit  de  nouveau  à  Berlin  pour  avoir  des  ordres  plus  précis,  surtout 
des  ordres  plus  sévères.  Or  le  roi  est  absent,  et  Fredersdorff,  cà  qui 
le  résident  de  Francfort  a  fini  par  communiquer  son  tremblement 
perpétuel,  n'ose  prendre  sur  lui  d'éclaircir  l'affaire  embrouillée  par 
le  pauvre  homme.  Il  lui  ordonne  simplement  de  surseoir  jusqu'à 
l'arrivée  du  prochain  courrier.  Rappelez-vous  que  les  postes  ne  mar- 
chaient pas  comme  aujourd'hui,  que  les  courriers  prussiens  ne  par- 
taient que  deux  fois  la  semaine,  et  qu'un  message  de  Berlin  mettait 
six  ou  sept  jours  avant  de  parvenir  à  Francfort.  Surseoir  après  un 
délai  si  prolongé!  retenir  encore  l'illustre  captif  après  qu'il  a  rempli 
ses  engagemens!  Le  conseiller  Schmid,  arrivé  depuis  peu,  trouve  la 
chose  si  exorbitante  qu'il  propose  de  passer  outre,  de  s'en  tenir  aux 
premiers  ordres,  ou  plutôt  aux  seuls  ordres  reçus  de  Berlin,  c'est- 
à-dire  de  visiter  le  ballot,  de  saisir  le  livre  de  poésies,  et  de  laisser 
Voltaire  continuer  son  voyage.  Freytag  avait  peur,  il  est  vrai,  de 
provoquer  chez  son  prisonnier  une  explosion  de  colère  bien  légi- 
time, mais  il  avait  plus  peur  encore  de  ne  pas  avoir  deviné  les  mys- 
térieuses intentions  du  monarque.  Le  jour  donc  où  Voltaire  lui 
annonce  l'arrivée  du  ballot  et  se  déclare  prêt  à  satisfaire  aux  con- 
ditions posées  de  part  et  d'autre,  Freytag  lui  adresse  l'agréable  mor- 
ceau que  voici  : 

«  Monsieur, 

«  Par  un  ordre  précis  que  je  viens  de  recevoir  à  ce  moment,  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  dire  que  l'intention  du  roi  est  que  tout  reste  dans  l'état  où 
est  l'affaire  à  présent,  sans  fouiller  et  sans  dépaqueter  le  ballot  en  question, 
sans  renvoyer  la  croix  et  la  clé,  et  sans  innover  la  moindre  chose,  jusqu'à 
la  première  poste  qui  arrivera  jeudi  qui  vient.  J'espère  que  les  ordres  de 
cette  nature  sont  les  suites  de  mon  rapport  du  5  de  ce  mois  dans  lequel 
je  ne  pouvais  pas  assez  louer  et  admirer  votre  résignation  à  la  volonté  du 
roi,  votre  obéissance  de  rester  dans  la  maison  où  vous  êtes  malgré  votre 
infirmité,  et  vos  conteslalions  sincères  de  votre  fidélité  envers  sa  majesté. 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  je  mérite  avec  tout  cela,  monsieur,  votre  amitié  et  votre  bienveillance, 
je  serai  charmé  de  pouvoir  me  nommer  votre  très  humble,  etc..  » 

On  devine  la  fureur  de  Voltaire  et  de  sa  nièce.  Ce  jour-là  même. 
M'"*"  Denis  adresse  à  l'abbé  de  Prades,  un  des  hôtes  de  Sans-Souci, 
une  lettre  destinée  manifestement  à  être  mise  sous  les  yeux  du  roi. 
L'indignation  y  éclate.  Ce  sont  des  cris  plutôt  que  des  plaintes. 
«  Le  livre  est  arrivé,  monsieur,  il  est  dans  la  caisse  que  M.  Freytag 
a  entre  les  mains;  on  ne  veut  pas  l'ouvrir!  on  nous  empêche  de 
partir!  Mon  oncle  est  prisonnier  dans  sa  chambre,  avec  les  jambes 
et  les  mains  enflées!  et  pour  sûreté  du  livre,  de  ce  livre  qui  est 
arrivé,  il  a  encore  donné  deux  liasses  de  ses  propres  papiers  reçus 
en  dépôt  par  M.  Freytag  !  »  Elle  transcrit  alors  les  deux  billets  par 
lesquels  Freytag  s'engage  à  laisser  partir  Voltaire  aussitôt  après  la 
restitution  du  livre,  elle  les  agite  pour  ainsi  dire  entre  ses  mains 
crispées,  elle  les  met  sous  les  yeux  de  Frédéric,  elle  étale  enfin 
toutes  ces  indignités  commises  au  nom  du  roi  et  qui  rejailliront  sur 
le  trône  :  «  M.  de  Voltaire  a  satisfait  à  tous  ses  engagemens,  et  ce- 
pendant on  le  retient  encore  prisonnier!  on  ne  lui  rend  ni  sa  caisse, 
ni  ses  deux  paquets,  ni  sa  liberté,  que  M.  de  Freytag  lui  avait  pro- 
mise au  nom  du  roi  en  présence  de  M.  Rlicker,  avocat.  »  Elle  ose 
demander  alors  si  le  roi  a  changé  d'avis,  si  M.  Freytag  se  conforme 
à  ses  ordres,  s'il  ne  s'agit  plus  seulement  du  livre  de  poésies,  mais 
du  contrat  désormais  annulé  qui  liait  le  poète  au  monarque.  «  Mon 
oncle  et  moi,  s'écrie-t-elle,  nous  le  cherchons  sans  cesse  depuis 
deux  mois.  Je  donnerais  quatre  pintes  de  mon  sang  pour  qu'il  fût 
retrouvé;  mais  que  le  roi  daigne  se  ressouvenir  que  ce  contrat  était 
sur  un  petit  chilfon  de  papier  fort  facile  à  perdre,  que  mon  oncle  a 
beaucoup  de  papiers,  qu'il  brûle  souvent  des  brouillons.  »  Et  d'ail- 
leurs que  contenait-il,  ce  titre  égaré?  Des  remercîmens  de  Voltaire 
à  Frédéric  pour  la  pension  que  le  roi  lui  promettait  pendant  la  du- 
rée de  son  séjour  à  Berlin.  Or  Voltaire  a  envoyé  au  roi  un  acte  de 
renonciation  expresse;  que  veut-on  de  plus? 

Une  chose  curieuse,  c'est  qu'au  moment  où  M'"*  Denis  s'éver- 
tuait de  la  sorte  pour  obtenir  du  roi  l'élargissement  de  Voltaire,  Fré- 
déric faisait  ordonner  à  Freytag  de  laisser  Voltaire  poursuivre  son 
voyage,  sous  la  seule  condition  de  s'engager  par  écrit  à  lui  ren- 
voyer son  livre  de  poésies  fidèlement,  in  originali,  sans  en  prendre 
ou  laisser  prendre  copie.  Frédéric  demandait  donc  beaucoup  moins 
que  Voltaire  n'avait  déjà  donné;  ce  livre,  on  l'avait  sous  la  main, 
et  on  craignait  de  s'en  emparer  trop  tôt;  on  voulait  le  garder  dans 
le  ballot  suspect,  afin  d'avoir  un  motif  de  garder  Voltaire  en  même 
temps.  D'où  venait  donc  la  difiîculté?  De  la  lenteur  des  courriers  et 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  863 

du  retard  des  nouvelles.  On  ne  peut  s'empêcher  de  sourire  en  pen- 
sant combien  les  progrès  de  nos  jours  eussent  épargné  de  sottises 
à  Frédéric  et  à  ses  gens.  L'ordre  d'élargir  Voltaire  sous  condition, 
sous  une  condition  déjà  remplie  surabondamment,  est  daté  du 
16  juin,  et  ne  parviendra  dans  Francfort  que  le  23.  Cependant 
Voltaire,  retenu  à  Francfort  dès  le  18,  Voltaire,  qui,  faute  de  con- 
naître les  dispositions  meilleures  de  Frédéric ,  ne  voit  pas  d'issue  à 
cette  situation  intolérable,  prend  la  résolution  de  s'évader. 

Il  faut  écouter  ici  un  des  acteurs  de  la  scène,  le  secrétaire  du 
poète,  devenu  son  aide-de-camp.  Ce  dernier  mot  ne  dit  rien  de 
trop  :  c'était  bien  un  acte  de  guerre,  et  l'on  verra  tout  à  l'heure 
qu'il  pouvait  y  avoir  danger  de  mort  pour  les  fugitifs.  Voici  donc, 
d'après  Coilini,  et  le  plan  de  campagne  imaginé  par  Voltaire  et  les 
incidens  qui  en  arrêtèrent  l'exécution.  «  Il  devait  laisser  la  caisse 
entre  les  mains  de  Freytag.  M""^  Denis  serait  restée  avec  nos  malles 
pour  attendre  l'issue  de  cette  odieuse  et  singulière  aventure;  Vol- 
taire et  moi  devions  partir,  emportant  seulement  quelques  valises, 
les  manuscrits  et  l'argent  renfermé  dans  la  cassette.  J'arrêtai  en 
conséquence  une  voiture  de  louage  et  préparai  tout  pour  notre  dé- 
part,* qui  ressemblait  assez  à  la  fuite  de  deux  coupables.  A  l'heure 
convenue,  nous  trouvâmes  le  moyen  de  sortir  de  l'auberge  sans 
être  remarqués.  Nous  arrivâmes  heureusement  jusqu'au  carrosse 
de  louage;  un  domestique  nous  suivait,  chargé  de  deux  porte- 
feuilles et  de  la  cassette.  Nous  partîmes  avec  l'espoir  d'être  enfin 
délivrés  de  Freytag  et  de  ses  agens.  Arrivés  à  la  porte  de  la  ville 
qui  conduit  au  chemin  de  Mayence,  on  arrête  le  carrosse  et  on  court 
instruire  le  résident  de  notre  tentative  d'évasion.  En  attendant  qu'il 
arrive.  Voltaire  expédie  son  domestique  à  M'"""  Denis.  Freytag  pa- 
raît bientôt  dans  une  voiture  escortée  par  des  soldats,  et  nous  y 
fait  monter  en  accompagnant  cet  ordre  d'imprécations  et  d'injures. 
Oubliant  qu'il  représente  le  roi  son  maître,  il  monte  avec  nous,  et, 
comme  un  exempt  de  police,  nous  conduit  ainsi  à  travers  la  ville  et 
au  milieu  de  la  populace  attroupée.  On  nous  conduisit  de  la  sorte 
chez  un  marchand  nommé  Schmid,  qui  avait  le  titre  de  cons-eiller 
du  roi  de  Prusse  et  était  le  suppléant  de  Freytag.  La  porte  est  bar- 
ricadée et  des  factionnaires  apostés  pour  contenir  le  peuple  assem- 
blé. Nous  sommes  conduits  dans  un  comptoir.  Des  commis,  des  va- 
lets et  des  servantes  nous  entourent.  M'""  Schmid  passe  devant 
Voltaire  d'un  air  dédaigneux  et  vient  écouter  le  récit  de  Freytag, 
qui  raconte  de  l'air  d'un  matamore  comment  il  est  parvenu  à  faire 
cette  importante  capture  et  vante  avec  emphase  son  adresse  et  son 
courage...  Qu'on  se  représente  Vsiuieur  de  la  Ilenriade  et  de  Mé- 
rope,  celui  que  Frédéric  avait  nommé  son  ami,  ce  grand  homme 


86A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  de  son  vivant  reçut  à  Paris,  au  milieu  du  public  enivré,  les  hon- 
neurs de  l'apothéose,  entouré  de  cette  valetaille,  accablé  d'injures, 
traité  comme  un  vil  scélérat,  abandonné  aux  insultes  des  plus  gros- 
siers et  des  plus  méchans  des  hommes,  et  n'ayant  d'autres  armes 
que  sa  rage  et  son  indignation  !  On  s'empare  de  nos  effets  et  de  la 
cassette,  on  nous  fait  remettre  tout  l'argent  que  nous  avions  dans 
nos  poches;  on  enlève  à  Voltaire  sa  montre,  sa  tabatière  et  quelques 
bijoux  qu'il  portait  sur  lui.  Il  demande  une  reconnaissance,  on  la 
refuse.  «  Comptez  cet  argent,  dit  Schmid  à  ses  commis,  ce  sont 
des  drôles  capables  de  soutenir  qu'il  y  en  avait  une  fois  autant.  » 
Je  demande  de  quel  droit  on  m'arrête,  et  j'insiste  fortement  pour 
qu'il  soit  dressé  un  procès-verbal.  Je  suis  menacé  d'être  jeté  dans 
un  corps-de-garde.  Voltaire  réclame  sa  tabatière,  parce  qu'il  ne 
peut  se  passer  de  tabac;  on  lui  répond  que  l'usage  est  de  s'emparer 
de  tout.  Ses  yeux  étincelaient  de  fureur  et  se  levaient  de  temps  en 
temps  vers  les  miens,  comme  pour  les  interroger...  » 

Viennent  ensuite  des  scènes  de  cabaret,  où  le  grotesque  le  dis- 
pute à  l'odieux.  Cette  expédition  (c  ayant  altéré  le  résident  et  toute 
sa  séquelle,  »  Schmid  fait  apporter  du  vin  pour  abreuver  les  vain- 
queurs. On  boit,  on  trinque,  en  présence  de  Voltaire  et  de  Collini, 
«  à  la  santé  de  son  excellence  monseigneur  Freytag!  »  Un  certain 
Dorn,  espèce  de  fanfaron  qu'on  avait  envoyé  sur  une  charrette  à  la 
poursuite  des  fugitifs,  apprenant  que  Voltaire  est  arrêté,  revient  en 
toute  hâte  réclamer  sa  part  du  triomphe.  «  Si  je  l'avais  attrapé  en 
route,  s'écrie-t-il,  je  lui  aurais  brûlé  la  cervelle!  »  Ainsi  croît  de 
minute  en  minute  une  véritable  émulation  d'héroïsme.  Après  deux 
heures  passées  de  }a  sorte,  on  conduit  les  prisonniers  «  dans  une 
mauvaise  gargote  à  l'enseigne  du  Bouc,  »  où  les  attendaient  douze 
soldats  commandés  par  un  sous-officier.  Voltaire  et  Collini  sont  en- 
fermés séparément,  et  chacun  d'eux  est  gardé  à  vue  par  trois  sol- 
dats portant  la  baïonnette  au  bout  du  fusil.  C'est  le  redoutable 
Dorn,  comme  l'appelle  Voltaire,  qui  a  installé  ses  hôtes  à  l'auberge 
du  Bouc,  après  quoi  il  se  rend  au  Lion- d'Or,  où  M'"^  Denis  gardait 
les  arrêts  par  ordre  du  bourgmestre.  Une  escouade  de  soldats  l'ac- 
compagne, car  le  redoutable  Dorn  ne  marche  jamais  sans  ses 
troupes;  mais  ce  héros  est  aussi  un  homme  à  stratagèmes,  et,  lais- 
sant ses  grenadiers  sur  le  seuil,  il  se  présente  à  M""^  Denis  comme 
un  envoyé  de  son  oncle  qui  demande  à  la  voir.  Elle  sort,  les  soldats 
l'entourent,  et  la  voilà  conduite,  non  pas  auprès  de  son  oncle,  mais 
dans  un  galetas  de  l'auberge  du  Bouc,  n'ayant.  Voltaire  l'a  dit, 
«  que  des  soldats  pour  femmes  de  chambre  et  leurs  baïonnettes 
pour  rideaux.  »  Collini  ajoute  ce  détail,  qui  complète  la  peinture  : 
«  Dorn  eut  l'insolence  de  se  faire  apporter  à  souper,  et,  sans  s'in- 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  865 

quiéter  des  convulsions  horribles  dans  lesquelles  une  pareille  aven- 
ture avait  jeté  M"""  Denis,  il  se  mit  à  manger  et  à  vider  bouteille  sur 
bouteille.  »  Et  tout  cela  se  passe  à  Francfort,  dans  une  ville  libre, 
au  nom  de  celui  que  Voltaire  avait  appelé  Marc-Aurèle,  au  nom  du 
chef  couronné  de  la  philosophie  du  xviii^  siècle!  «  Dussé-je  vivre 
dix  siècles,  s'écrie  l'honnête  Collini,  je  n'oublierai  jamais  ces  atro- 
cités! » 

Mais  le  récit  de  Collini  n'est-il  pas  suspect?  Il  est  bien  permis  de 
crier  quand  on  a  subi  de  pareilles  avanies;  je  ne  serais  pas  étonné 
que  l'auteur  de  ce  tableau  eut  un  peu  forcé  le  ton  et  charbonné  sa 
peinture.  Collini  et  Voltaire  ont  parlé;  à  Freytag  de  se  défendre. 
Rappelons-nous  toutefois  que,  si  les  captifs  sont  un  peu  suspects 
dans  leurs  accusations,  le  geôlier  ne  l'est  pas  moins  dans  son  apo- 
logie. Que  dit-il?  Sur  les -premières  circonstances  de  l'arrestation, 
le  rapport  publié  par  M.  Varnhagen  d'Ense  est  parfaitement  con- 
forme au  récit  qu'on  vient  de  lire.  En  détaillant  avec  une  complai- 
sance comique  ses  émotions,  ses  embarras,  ses  mesures  d'urgence 
au  moment  où  ses  espions  viennent  lui  annoncer  l'évasion  de  Vol- 
taire, il  confirme  ingénument  les  appréciations  de  Collini.  Je  le  vois 
d'ici  triomphant  et  je  devine  ses  airs  de  matamore.  Quant  aux  scènes 
scabreuses,  elles  ont  à  peu  près  disparu.  Pas  un  mot  de  l'intermède 
bachique  dans  le  comptoir  de  M.  Schmid;  en  revanche,  voici  laiî 
tableau  assez  vif  des  menées,  des  mouvemens,  des  grimaces,  des 
contorsions  de  Voltaire  et  du  jeune  Italien.  «  Ah!  s'écrie  le  pauvre 
geôlier,  j'ai  vu  enfin  à  quelles  gens  nous  avions  affaire!  les  plus 
terribles  bandits  n'eussent  pas  fait  de  tels  mouvemens  pour  échap- 
per à  nos  mains.  »  Gomme  ce  style  de  police  fait  honneur  au  roi  de 
Prusse!  Outrager  la  victime  parce  qu'elle  a  essayé  de  fuir,  et  s'in- 
digner de  ce  qu'elle  résiste!  Mais  le  sentiment  du  droit  ne  saurait 
entrer  dans  cette  pauvre  cervelle;  il  y  a  toute  une  page  du  rap- 
port où  le  résident  prussien  s'évertue  à  prouver  que  la  promesse 
faite  par  lui  à  Voltaire  n'est  point  de  celles  qui  engagent.  Après 
cela,  est-il  bien  nécessaire  de  discuter  tous  les  détails  de  son  récit? 
Il  affirme  que  l'hôtelier  du  Lion  d'Or,  trouvant  Voltaire  trop  ladre, 
a  refusé  absolument  de  le  recevoir;  il  affirme  que  Voltaire,  dans  le 
comptoir  de  M.  Schmid,  a  encore  essayé  de  s'évader,  et  qu'on  s'est 
décidé  alors  à  le  conduire  sous  bonne  garde  à  l'auberge  du  Bouc;  il 
affirme  que  le  sergent  Dorn  ne  s'est  pas  installé  de  son  autorité 
privée  dans  la  chambre  de  M""'  Denis ,  mais  que  M'"*"  Denis  a  voulu 
être  rassurée  par  sa  présence  et  lui  a  même  offert  un  louis  d'or  pour 
sa  peine.  Sans  mettre  à  nu  toutes  les  invraisemblances  d'un  récit 
où  éclate  à  chaque  ligne  la  maladresse  du  geôlier,  il  suffit  de  con- 
stater qu'il  avoue  les  faits  les  plus  graves,  les  indignités  les  plus 

TOME  LVI.  —  1865.  55 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

scandaleuses  de  cette  aventure,  je  veux  dire  l'emprisonnement  de 
Voltaire,  de  son  secrétaire  et  de  sa  nièce,  gardés  tous  trois  à  vue 
par  des  soldats  armés  de  pied  en  cap  comme  les  derniers  des  mal- 
faiteurs. Voltaire  dit  qu'il  y  en  avait  trois  dans  chacun  des  galetas; 
il  n'y  en  avait  que  deux  d'après  le  rapport  officiel.  «  Voyez  l'exa- 
gération du  poète!  »  s'écrie  très  sérieusement  le  scrupuleux  Varn- 
liagen. 

Ces  violences  avaient  eu  lieu  le  20  juin;  le  21,  Freytag  reçoit 
de  Berlin  les  instructions  en  date  du  16  qui  ordonnent  la  mise 
en  liberté  de  Voltaire.  Le  scandale  va  donc  finir?  Pas  encore. 
Freytag,  qui  se  pique  d'être  fin,  décide  que  la  tentative  d'évasion 
du  20  juin  a  créé  une  situation  toute  nouvelle,  et  que  les  ordres 
rédigés  le  16  à  Berlin  n'ont  plus  de  valeur  à  moins  d'être  expres- 
sément confirmés.  Voilà  donc  Voltaire  enfermé  à  l'auberge  du 
Bouc,  déshonoré  devant  toute  une  ville  et  obligé  de  s'humilier  aux 
pieds  de  ce  résident  imbécile,  pour  obtenir  au  moins  un  adoucisse- 
ment à  ses  maux.  C'est  du  21  juin  qu'est  datée  cette  supplique  à 
Freytag  : 

«  Je  vous  conjure,  monsieur,  d'avoir  pitié  d'une  femme  qui  a  fait  deux 
cents  lieues  pour  essuyer  de  si  horribles  malheurs.  Nous  sommes  ici  très 
mal  à  notre  aise,  sans  domestiques,  sans  secours,  entourés  de  soldats.  Nous 
vous  conjurons  de  vouloir  bien  adoucir  notre  sort.  Vous  avez  eu  la  bonté 
de  nous  promettre  de  nous  ôter  cette  nombreuse  garde.  Souffrez  que  nous 
retournions  au  Lion  d'Or^  sous  notre  serment  de  n'en  partir  que  quand  sa 
majesté  le  roi  de  Prusse  le  permettra.  Il  y  a  là  un  petit  jardin  nécessaire 
pour  ma  santé,  où  je  prenais  des  eaux  de  Schwalbach.  Tous  nos  meubles  y 
sont  encore,  nous  payons  à  la  fois  deux  hôtelleries,  nous  espérons  que 
vous  daignerez  entrer  dans  ces  considérations.  Au  reste,  monsieur,  j'avais 
toujours  cru  que  tout  serait  fini  quand  le  volume  de  sa  majesté  serait  re- 
venu, et  je  le  croyais  avec  d'autant  plus  de  raison  que  M.  Riicker  avait  pro- 
posé de  me  faire  laisser  caution  pour  sûreté  du  retour  de  la  caisse.  Voilà 
ce  que  j'avais  eu  l'honneur  de  vous  dire  hier.  Enfin,  monsieur,  je  vous  prie 
d'excuser  les  fausses  terreurs  qu'on  m'avait  données.  Soyez  très  persuadé 
que  ni  ma  nièce,  ni  M.  Collini,  ni  moi,  nous  ne  sortirons  que  quand  il 
plaira  à  sa  majesté.  Nous  n'avons  ici  aucun  secours,  même  pour  écrire  une 
lettre.  Pardonnez,  je  vous  prie,  et  ne  nous  accablez  pas.  M"'"  Denis  a  vomi 
toute  la  nuit,  elle  se  meurt.  Nous  vous  demandons  la  vie.  » 

Ni  ces  plaintes,  ni  ce  serment,  ni  cette  humilité  de  la  victime  s'a- 
baissant  jusqu'à  demander  pardon  au  lieu  d'invoquer  son  droit,  ne 
désarment  la  défiance  obstinée  du  résident.  Comment  céderait-il 
quand  les  ordres  mêmes  de  Frédéric  ont  tant  de  peine  à  lui  faire 
lâcher  sa  proie?  Vainement  Voltaire  a-t-il  écrit  à  la  margrave  de 
Bayreuth,  sœur  du  roi  de  Prusse,  le  jour  de  l'arrestation  :  «  J'ai 


'  VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  867 

voulu  partir  aujourd'hui  20,  ayant  satisfait  à  tous  mes  engagemeus. 
On  a  arrêté  mon  secrétaire,  ma  nièce  et  moi.  Nous  avons  douze  sol- 
dats aux  portes  de  nos  chambres.  Ma  nièce,  à  l'heure  que  j'écris, 
est  dans  les  convulsions.  Nous  sommes  persuadés  que  le  roi  n'ap- 
prouvera pas  cette  horrible  violence.  »  Vainement  M""'  Denis  a-t-elle 
écrit  le  lendemain  au  roi  lui-même  :  «  Mon  oncle  a  cru  avec  raison 
être  en  droit  de  partir  le  20,  laissant  à  votre  ministre  la  caisse  et 
d'autres  effets  que  je  comptais  reprendre  le  21,  et  c'est  le  20  que 
nous  sommes  arrêtés  de  la  manière  la  plus  violente.  On  me  traite, 
moi  qui  ne  suis  ici  que  pour  soulager  mon  oncle  mourant,  comme 
une  femme  coupable  des  plus  grands  crimes  :  on  met  douze  sol- 
dats à  nos  portes.  Aujourd'hui  21,  le  sieur  Freytag  vient  nous  si- 
gnifier que  notre  emprisonnement  doit  nous  coûter  cent  vingt-deux 
écus  et  quarante  kreutzers  par  jour,  et  il  apporte  à  mon  oncle  un 
écrit  à  signer,  par  lequel  mon  oncle  doit  se  taire  sur  tout  ce  qui  est 
arrivé,  ce  sont  ses  propres  mots,  et  avouer  que  les  billets  du  sieur 
Freytag  n'étuienl  que  des  billets  de  consolation  et  d'amitié  qui  ne 
tiraient  point  à  conséquence.  11  nous  fait  espérer  qu'il  nous  ôtera 
notre  garde.  Voilà  l'état  où  nous  sommes  le  21  juin,  à  deux  heures 
après  midi.  »  Vainement  enfin  le  roi,  étonné  de  ces  clameurs  et 
commençant  à  craindre  le  scandale,  ordonne-t-il  à  Freytag  de 
mettre  imntédiatement  Voltaire  en  liberté.  —  «  Impossible!  répond 
le  geôlier,  la  situation  a  changé  depuis  la  date  de  cet  ordre.  Vol- 
taire est  entouré  de  visiteurs  qui  sans  doute  viennent  comploter 
avec  lui.  Ce  sont  des  libraires,  des  journalistes,  c'est  le  duc  de 
Meiningen  et  ses  cavaliei^s.  Tout  cela  est  louche.  »  C'est  le  25  juin 
que  Freytag  a  reçu  l'ordre  du  roi;  pendant  une  douzaine  de  jours 
encore,  ce  serviteur  enragé  va  protester  contre  l'imprudence  de 
son  maître.  Nouvelles  plaintes  de  Voltaire  et  de  M™*  Denis  adres- 
sées soit  à  Frédéric,  soit  à  l'abbé  de  Prades;  nouveaux  ordres  du 
roi  enjoignant  à  Freytag  de  terminer  au  plus  tôt  cette  affaire  si  mal 
conduite  et  de  laisser  partir  les  prisonniers. 

«  J'ai  reçu  une  lettre  de  la  nièce  de  Voltaire  que  je  n'ai  pas  trop  com- 
prise; elle  se  plaint  que  vous  l'avez  fait  enlever  à.  son  auberge  et  conduire 
à  pied  avec  des  soldats  qui  l'escortaient.  Je  ne  vous  avais  rien  ordonné  de 
tout  cela.  Il  ne  faut  jamais  faire  plus  de  bruit  qu'une  (chose?)  ne  le  mé- 
rite. Je  voulais  que  Voltaire  vous  remît  la  clef,  la  croix  et  le  volume  de 
poésies  que  je  lui  avais  confiés.  Dès  que  tout  cela  vous  a  été  remis,  je  ne 
vois  pas  de  raison  qui  ait  pu  vous  engager  à  faire  ce  coup  d'éclat.  Rendez- 
leur  donc  la  liberté  dès  ma  lettre  reçue.  Je  veux  que  cette  affaire  en  reste 
là,  qu'ils  puissent  aller  où  ils  voudront,  et  que  je  n'en  entende  plus  parler. 
Sur  ce,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  garde. 

«  Frédéric.  « 
«  A  ma  maison  de  Sans-Souci,  le  26  juin  1753.  » 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  J'ai  reçu  une  lettre  de  Voltaire  qui  me  parle  encore  de  sa  liberté.  Vous 
devez  avoir  reçu  les  ordres  que  je  vous  ai  donnés  de  le  laisser  aller  où 
bon  lui  semblera,  ainsi  que  sa  nièce.  Je  n'avais  d'autres  prétentions  sur 
lui  que  de  le  dépouiller  de  la  croix,  de  la  clé  de  chambellan,  et  de  re- 
tirer le  livre  que  je  lui  avais  confié.  Vous  m'avez  écrit  qu'il  avait  satisfait 
à  tout  ce  que  je  demandais  de  lui.  Ne  différez  donc  point  de  mettre  fin  à 
tout  cela,  parce  que  sans  doute,  s'il  était  survenu  quelque  incident  nou- 
veau, vous  m'en  auriez  averti.  Sur  ce,  je  prie  Dieu,  etc.. 

«  Frédéric.  » 
«  A  Potsdam,  ce  9  juillet  1753.  » 

Tel  était  le  zèle  acharné  de  Freytag  que  ce  second  billet  n'aurait 
peut-être  pas  été  plus  efficace  que  le  premier,  si  Voltaire  n'avait 
réussi  à  faire  intervenir  le  bourgmestre  de  Francfort;  c'est  à  lui, 
non  au  résident  prussien,  que  Voltaire  dut  enfin  sa  liberté  le 
6  juillet  1753,  après  trente-six  jours  d'un  emprisonnement  clan- 
destin d'abord  et  presque  consenti,  mais  bientôt  accompli  publi- 
quement, avec  scandale  et  violence,  au  mépris  de  la  parole  jurée. 

Certes  il  y  avait  là  de  quoi  faire  perdre  patience  à  un  esprit 
moins  vif  et  moins  irritable  que  Voltaire;  mais  il  y  a  des  situations 
qui  obligent,  et,  pour  la  dignité  du  rôle  que  Voltaire  rehiplissait 
devant  l'Europe  du  xviii'=  siècle,  nous  regrettons  qu'il  n'ait  pas  eu 
toujours  une  attitude  plus  noble  en  face  de  son  imbécile  geôlier.  Ce 
ne  sont  pas  seulement  les  rapports  de  Freytag  qui  nous  le  montrent 
en  flagrant  délit  de  pasquinades,  il  suffit  d'interroger  Collini  pour 
s'édifier  sur  ce  point.  Qu'est-ce  par  exemple  que  cette  scène  dans 
la  cour  de  M.  Schmid?  «  Tandis  qu'il  était  dans  la  cour,  raconte 
Collini,  on  vint  m' appeler  et  me  dire  d'aller  le  secourir.  Je  sors, 
je  le  trouve  dans  un  coin,  entouré  de  personnes  qui  l'observaient 
de  crainte  qu'il  ne  prît  la  fuite,  et  je  le  vois  courbé,  se  mettant  les 
doigts  dans  la  bouche  et  faisant  des  efforts  pour  vomir.  Je  m'écrie, 
effrayé  :  «  Vous  trouvez-vous  donc  mal?  »  Il  me  regarde,  des 
larmes  sortaient  de  ses  yeux,  il  me  dit  à  voix  basse  :  Fingo, 
fingo...  Ces  mots  me  rassurèrent.  »  Prétendait-il  s'enfuir,  comme 
l'ont  cru  ses  gardiens?  ne  songeait- il  qu'à  se  moquer  d'eux  et  à 
bafouer  la  pudeur  de  M'"''  Schmid,  comme  M.  Schmid  se  l'est  ima- 
giné? ou  bien  faut-il  admettre  l'explication  de  Collini  et  dire  qu'il 
croyait  par  ce  stratagème  apaiser  la  fureur  de  cette  canaille?  En 
tout  cas,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'un  Voltaire  devait  se  défendre. 
Qu'est-ce  encore  que  la  scène  du  pistolet  le  matin  même  du  jour 
où  Voltaire  est  rendu  enfin  à  la  liberté?  Cette  scène,  plus  puérile 
que  sérieuse  assurément.  Voltaire  l'avait  niée  dans  ses  mémoires; 
mais  Collini  l'a  racontée  en  détail,  et  le  rapport  de  Freytag  la  con- 
firme aujourd'hui.  En  s' oubliant  de  la  sorte,  Voltaire  nous  découvre 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  869 

lui-même  les  torts  secrets  qui  le  réduisaient  à  F  impuissance.  Quels 
cris  aurait  jetés  le  futur  avocat  de  Galas,  de  Sirven,  de  Labarre,  s'il 
avait  osé  porter  cette  cause  devant  l'opinion  européenne?  Son  grand 
tort  en  cette  affaire  est  de  n'avoir  pu  traduire  le  roi  de  Prusse  à  la 
barre  du  droit  commun  sans  s'attirer  des  répliques  écrasantes.  On 
les  soupçonnait  déjà,  ces  répliques,  par  la  lettre  de  lord  Maréchal 
à  M'""  Denis  ;  on  les  devine  tout  à  fait  dans  la  lettre  de  la  margrave 
de  Bayreuth  au  roi  de  Prusse  son  frère.  En  demandant  grâce  pour 
le  prisonnier,  la  spirituelle  margrave  le  flétrit  dans  les  termes  les 
plus  durs,  et  c'est  seulement  après  s'être  radoucie  qu'elle  le  traite 
de  fou.  Il  est  vrai  qu'elle  le  place  en  fort  bonne  compagnie.  «  Son 
sort,  dit- elle,  est  pareil  à  celui  du  Tasse  et  de  Milton.  Us  finirent 
leurs  jours  dans  l'obscurité;  il  pourrait  bien  finir  de  même...  » 

Est-ce  à  dire  que  Frédéric  n'ait  aucun  reproche  à  se  faire?  Non 
certes.  Ma  conclusion  est  tout  autre.  Quelque  témoignage  qu'on 
invoque,  Voltaire,  Collini  ou  Freytag,  il  est  impossible  de  ne  pas 
condamner  Frédéric.  La  moindre  de  ses  fautes  en  cette  triste  aven- 
ture, c'est  son  indifférence.  Une  affaire  qui  demandait  les  mains 
les  plus  délicates  est  confiée  à  des  lourdauds,  et  il  les  laisse  agir 
à  tort  et  à  travers  sans  plus  s'inquiéter  de  ce  qui  se  passe;  quel 
mépris  du  droit!  quelle  insolence  de  despote!  Au  moment  où  Frey- 
tag croit  avoir  déplu  au  roi  par  l'excès  de  son  zèle,  il  lui  donne 
naïvement  cette  excuse  :  «  Je  croyais  l'affaire  si  grave,  j'étais  si 
résolu  à  me  faire  restituer  tous  les  manuscrits  de  votre  majesté, 
que,  si  Voltaire  m'eût  échappé,  si  je  l'avais  atteint,  non  à  la  bar- 
rière, mais  en  pleine  campagne,  et  qu'il  eût  refusé  de  retourner  à 
Francfort,  je  n'aurais  pas  hésité  à  lui  casser  la  tête  d'un  coup  de 
pistolet.  »  Voilà  le  danger  que  courait  Frédéric  avec  de  tels  agens  ; 
et  il  les  laisse  procéder  à  leur  guise!  et  il  ne  se  réveille  qu'à  la 
dernière  extrémité!  Une  des  choses  les  plus  graves  à  mon  avis 
dans  les  pièces  que  publie  M.  Varnhagen,  ce  sont  les  complimens 
que  le  grand  factotum  Fredersdorff  adresse  à  Freytag  au  nom  même 
du  roi.  Voici,  par  exemple,  ce  qu'il  lui  écrit  le  lli  juillet  1753  : 
<(  Vous  avez  agi  en  fidèle  serviteur  du  roi,  conformément  à  ses  au- 
gustes ordres;  personne  ici,  personne  dans  le  monde  entier  ne  sera 
dupe  des  mensonges  et  des  calomnies  de  Voltaire.  »  Accorder  un 
certificat  de  probité  à  Freytag  quand  Voltaire  exaspéré  l'accuse  de 
n'avoir  prolongé  sa  détention  que  pour  le  voler  à  loisir,  je  com- 
prends cela;  mais  signaler  en  lui  un  fidèle  serviteur,  un  homme 
qui  a  bien  compris  et  bien  exécuté  les  ordres  de  son  maître,  en 
vérité  c'est  trop  fort. 

Le  ressentiment  de  Voltaire  fut  implacable.  Le  pauvre  Freytag 
a  payé  cher  ses  balourdises;  malgré  les  assurances  de  Freders- 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dorlT,  le  monde  entier  a  cru  longtemps  sur  la  foi  de  Voltaire  que 
le  résident  de  Francfort  n'était  pas  seulement  un  sot,  mais  un  fri- 
pon. Six  ans  après  l'aventure,  au  milieu  de  la  guerre  de  sept  ans, 
au  moment  où  le  prince  de  Soubise,  commandant  l'armée  française 
en  Allemagne,  se  dirigeait  sur  Francfort,  Voltaire  écrivait  de  Ferney 
à  Collini,  qui  se  trouvait  alors  à  Strasbourg  et  le  pressait  de  saisir 
l'occasion  pour  se  venger;  il  fallait,  disait-il,  voir  le  prince  de  Sou- 
bise dès  son  entrée  à  Francfort,  lui  présenter  un  mémoire,  deman- 
der son  appui  auprès  du  magistrat,  obtenir  enfin  sous  la  protection 
de  nos  armes  la  punition  des  coupables  et  la  restitution  de  l'argent 
volé.  Collini  rédigea  le  mémoire  et  le  soumit  à  Voltaire,  qui  le  ren- 
voya courrier  par  courrier  entièrement  refait  de  sa  main,  avec  une 
lettre  en  minute  pour  le  prince  de  Soubise.  Si  Collini  abandonna 
ces  poursuites,  Voltaire  ne  renonça  point  à  sa  vengeance.  Collini  ne 
craint  pas  d'affirmer  «  qu'il  y  songea  toute  sa  vie.  »  Quand  les  his- 
toriens de  l'Allemagne,  M.  Preuss,  M.  Venedey,  nous  disent  que  le 
philosophe  de  Ferney  fut  un  des  plus  terribles  ennemis  du  philo- 
sophe de  Sans-Souci,  qu'il  contribua  plus  que  personne  à  soulever 
l'Europe  pour  l'écraser,  qu'il  déchaîna  les  Russes  contre  lui  au  mo- 
ment le  plus  critique  de  la  guerre  de  sept  ans,  on  est  tenté  de  voir 
d'at)ord  dans  ces  paroles  une  exagération  révoltante.  Aujourd'hui, 
après  les  révélations  de  l'affaire  de  Francfort,  on  ne  doit  plus  être 
aussi  prompt  à  repousser  un  pareil  témoignage. 

Qu'on  relise  à  cette  lumière  la  correspondance  du  poète  pendant 
les  péripéties  de  la  lutte.  Avec  quelle  joie  il  parle  des  succès  «  ob- 
tenus du  Dieu  des  armées  contre  son  ancien  et  étrange  Salomon  du 
Nord!  »  Frédéric  tombera,  glorieusement  sans  doute,  mais  il  tom- 
bera, aux  applaudissemens  du  monde.  <(  C'est  une  nouveauté  dans 
l'histoire  que  les  plus  grandes  puissances  de  l'Europe  aient  été  obli- 
gées de  se  liguer  contre  un  marquis  de  Brandebourg;  mais  avec 
cette  gloire  il  aura  un  malheur  :  c'est  qu'il  ne  sera  plaint  de  per- 
sonne. Il  ne  savait  pas,  lorsque  je  le  quittai,  que  mon  sort  serait 
préférable  au  sien.  Je  lui  pardonne  tout,  hors  la  barbarie  vandale 
dont  on  usa  avec  M'"*'  Denis.  »  Toujours  le  souvenir  des  outrages 
de  Francfort!  il  y  revient  sans  cesse.  «  Voici  bientôt  le  temps  où 
M""^  Denis  pourrait  demander  les  oreilles  de  ce  coquin  de  Francfort 
qui  eut  l'insolence  de  faire  arrêter  dans  la  rue,  la  baïonnette  dans  le 
ventre,  la  femme  d'un  officier  du  roi  de  France,  voyageant  avec  le 
passeport  du  roi  son  maître  (1).  »  Comme  il  presse,  comme  il  en- 
courage le  maréchal  de  Richelieu!  Comme  il  l'excite  à  vaincre!  Ce 
n'est  plus  le  patriotisme  des  jours  de  Fontenoy,  c'est  l'ardeur  de  la 

.      (I)  Juillet-août  1757. 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  871 

haine.  «  J'ai  confié  ma  vengeance  à  trois  ou  quatre  cent  mille 
hommes!  »  Il  n'a  plus  de  goût  pour  la  poésie,  il  écrit  l'histoire  de 
Russie  pour  l'impératrice  Elisabeth,  (c  Comment  voulez-vous  que  je 
résiste  à  la  fille  de  Pierre  le  Grand?...  11  importe  de  connaître  un 
pays  qui  venge  la  maison  d'Autriche,  n  Si  Frédéric  lui  écrit  encore, 
il  se  moque  de  ses  lettres;  il  les  communique  au  duc  de  Richelieu, 
au  comte  de  Ghoiseul;  il  s'en  sert  pour  le  perdre.  La  détresse  du 
héros  ne  l'émeut  pas.  «  Le  roi  de  Prusse  vient  de  m'écrire  une  lettre 
très  touchante:  mais  j'ai  toujours  l'aventure  de  M'"*'  Denis  sur  le 
cœur.  Si  je  me  portais  bien,  j'irais  faire  un  tour  à  Francfort  dans 
l'occasion  (1).  »  Ainsi,  à  travers  les  émotions  de  la  guerre  qui  tient  le 
monde  en  suspens,  ce  souvenir  ne  le  quitte  pas  !  Comment  s'éton- 
ner que,  mêlant  ses  griefs  aux  griefs  de  l'Europe,  il  finisse  par  ré- 
sumer toutes  ses  colères  dans  un  mot  plein  de  menaces,  et  que  le 
chef  couronné  de  l'esprit  nouveau  s'appelle  désormais  pour  lui 
«  l'ennemi  public?  » 

Mais,  dira-t-on,  malgré  tant  de  paroles  amères,  le  roi  et  le  poète 
se  sont  réconciliés.  La  correspondance  interrompue  a  repris  son 
cours.  Brisé  en  1753,  le  fil  se  renoue  en  1757  et  va  se  dérouler 
pendant  plus  de  vingt  ans  encore.  Voltaire  a  beau  rire  d'abord 
des  confidences  du  roi  et  des  bons  tours  qu'il  lui  joue,  peu  à  peu 
cette  duplicité  lui  répugne,  les  griefs  s'effacent,  le  ton  s'apaise, 
l'amitié  semble  renaître...  Oui,  l'amitié  de  Frédéric  et  de  Voltaire, 
pure  affaire  de  théâtre!  Il  ne  suffit  pas  de  dire,  à  la  vue  de  ces 
orages,  que  l'amitié  n'est  possible  qu'entre  égaux  et  que  les  fa- 
miliarités de  Voltaire,  malgré  tous  les  prestiges  de  son  esprit, 
l'exposaient  à  d'insolentes  représailles;  il  ne  suffit  pas  de  rappeler 
le  précepte  de  Montaigne  qnil  faut  marcher  en  telles  amitiés  la 
bride  à  la  main^  avec  prudence  et  précaution^  ni  le  mot  si  net,  si 
digne,  si  français  de  Rivarol,  à  propos  de  ses  rapports  avec  les 
puissans  du  monde  :  «  je  les  tiens  à  distance  par  le  respect.  »  Non, 
la  question  est  plus  sérieuse  ;  il  y  a  autre  chose  ici  que  les  impru- 
dences d'un  bel  esprit  devenu  le  camarade  d'un  roi,  il  y  a  une  pro- 
fanation de  l'amitié.  L'amitié  veut  des  âmes  saines,  car  si  l'amitié 
est  une  victoire  perpétuelle  sur  l'égoïsme,  l'amitié  est  une  vertu,  la 
fleur  des  vertus  de  l'homme,  a  dit  un  poète  de  nos  jours.  Frédéric 
et  Voltaire  sont  de  rares  esprits,  ce  ne  sont  pas  les  âmes  où  puisse 
s'épanouir  cette  fleur  d'or.  Quel  spectacle  que  celui  de  ces  deux 
hommes  unissant  leurs  passions,  les  plus  généreuses  comme  les 
plus  funestes,  et  au  fond  se  méprisant  l'un  l'autre!  Les  écrivains 
allemands,  aujourd'hui  si  durs  pour  Voltaire  et  qui  font  de  Fré- 

(1)  12  septembre  1757. 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déric  une  sorte  de  victime  royale  outragée  par  le  Pétrone  de  la 
France,  devraient  bien  y  regarder  d'un  peu  plus  près.  Dans  la 
grande  comédie  de  cette  amitié  qui  unissait  les  esprits,  mais  non 
les  cœurs,  Voltaire  s'est  peut-être  montré  le  moins  coupable;  l'ex- 
cuse de  ses  courtisaneries ,  c'est  qu'il  recherchait  dans  le  roi  de 
Prusse  le  protecteur  de  l'esprit  nouveau.  Frédéric  cherche  des 
éloges,  et  en  même  temps  il  est  heureux  d'humilier  le  flatteur.  Il 
provoque  la  louange  et  il  la  rejette.  Il  ne  peut  se  passer  des  lettres 
de  Voltaire,  et  il  affecte  pour  ses  outrages  comme  pour  ses  caresses 
une  souveraine  indifférence.  Il  y  a  plus  de  cynisme,  mais  en  re- 
vanche plus  de  cœur  chez  Voltaire;  il  y  a  plus  de  dignité,  mais  plus 
d'insolence  et  d'insensibilité  chez  Frédéric.  Si  Frédéric  a  pu  dire  à 
Voltaire  :  «  Vous  souillez  votre  plume,  »  Voltaire  a  pu  lui  répondre  : 
«  Vous  prenez  toujours  un  plaisir  méchant  à  humilier  les  autres 
hommes.  »  Plus  on  étudie  leur  longue  correspondance,  coupée  en 
deux  par  le  scandale  de  Francfort,  cette  correspondance  où  tous 
les  tons  se  heurtent,  où  toutes  les  passions  s'entremêlent,  plus  on 
aperçoit  entre  eux  une  sorte  de  charme  irritant  qui  les  fait  s'attirer 
sans  cesse  et  invinciblement  se  repousser.  Admiration ,  éblouisse- 
ment,  intérêt,  vanité,  on  peut  y  voir  tour  à  tour  les  choses  les  plus 
diverses,  on  n'y  trouvera  jamais  l'amitié. 

Ici  s'offre  à  nous  un  rapprochement  fait  à  souhait,  comme  dit 
Fénelon,  pour  le  plaisir  de  la  pensée.  Au  moment  et  dans  la  ville 
même  où  se  passaient  les  scènes  que  nous  venons  de  décrire,  gran- 
dissait un  enfant  merveilleusement  doué  qui  devait  en  effacer  un 
jour  les  traces  les  plus  fâcheuses.  Le  petit  Wolfgang,  celui  qui  in- 
scrira le  nom  de  Goethe  parmi  les  grands  noms  du  monde  nouveau, 
avait  quatre  ans  à  peine  en  1753.  Quelques  années  après,  quand  il 
parcourait  sa  ville  natale  avec  ses  compagnons  d'études,  quand  il 
en  prenait  possession,  comme  il  l'a  si  bien  dit,  est-il  possible  que 
le  souvenir  de  l'arrestation  de  Voltaire  n'ait  pas  été  une  des  pre- 
mières impressions  de  sa  curiosité  si  précoce  et  si  vive  ?  Il  disait, 
soixante-dix  ans  plus  tard,  à  Eckermann  :  «  Vous  n'avez  aucune 
idée  du  rôle  que  jouaient  dans  ma  jeunesse  Voltaire  et  ses  grands 
contemporains,  et  de  la  domination  morale  qu'ils  exerçaient.  »  Vol- 
taire et  Goethe,  quelle  distance  de  l'un  à  l'autre!  Et  du  monde  où 
domine  le  premier  au  monde  où  le  second  a  établi  son  pacifique 
empire,  quel  progrès  du  niveau  général!  Au  lieu  de  sacrifier  Vol- 
taire à  Frédéric,  les  critiques  allemands  dont  nous  venons  de  par- 
ler auraient  mieux  fait  d'opposer  la  figure  sereine  du  chantre 
d'Hermann  et  Dorothée  à  la  figure  sarcastique  de  l'auteur  du  Mon- 
dain. Voltaire,  par  ses  railleries  implacables,  a  élevé  de  nouvelles 
barrières  entre  l'esprit  français  et  l'esprit  germanique;  Goethe,  par 


VOLTAIRE    A    FRANCFORT.  S73 

l'impartialité  de  son  génie,  a  rapproché  les  deux  peuples.  Et  si  l'on 
voulait  poursuivre  ce  parallèle,  comme  la  fausse  amitié  de  Frédéric 
et  de  Voltaire  fait  mieux  apprécier  l'amitié  si  virile  et  si  pure  de 
Schiller  et  de  Goethe  !  Le  xviii*  siècle  s'épure  avec  de  tels  hommes, 
l'humanité  s'élève,  et  l'on  sent  qu'un  âge  meilleur  se  prépare. 

Ce  progrès,  si  manifeste  de  Voltaire  à  Goethe,  n'est  pas  moins 
grand  peut-être  de  Goethe  jusqu'à  nos  jours.  Si  nous  faisons  un 
retour  sur  nous-mêmes  après  avoir  étudié,  pièces  en  main ,  cette 
aventure  de  Francfort,  il  est  difficile  de  ne  pas  remarquer  avec 
orgueil  certains  contrastes  entre  notre  société  et  celle  du  dernier 
siècle.  Se  figure -t -on  aujourd'hui  un  Freytag  violant  toutes  les 
lois,  tous  les  engagemens,  toutes  les  formes  protectrices  du  droit 
commun,  je  ne  dis  pas  à  l'égard  d'un  Voltaire,  mais  simplement 
du  premier  venu,  sans  que  l'Europe  entière  s'en  émeuve?  Il  est  vrai 
que  ces  avantages  de  la  société  nouvelle  sont  dus  à  Voltaire  lui- 
même  et  à  ses  compagnons  d'armes;  c'est  là  même  ce  que  le  récit 
de  l'aventure  de  Francfort  ne  permet  pas  d'oublier.  Si  de  tels  scan- 
dales ne  sont  plus  possibles  au  xix*  siècle,  ce  n'est  pas  seulement 
parce  que  l'opinion  et  les  lois  protègent  mieux  qu'autrefois  la  li- 
berté individuelle,  c'est  aussi  parce  que  l'écrivain  se  protège  lui- 
même  par  le  sentiment  de  sa  dignité.  Dans  ce  monde  immense  des 
lettres  où  sont  disséminés  tant  de  talens  et  d'où  les  royautés  ont 
disparu,  supposez  un  homme  investi  de  l'autorité  que  Voltaire  avait 
conquise  :  le  verrait-on  courtiser  un  Frédéric,  une  Elisabeth,  une 
Catherine  II,  pour  assurer  le  triomphe  de  ses  principes?  Non,  certes; 
il  s'adresserait  à  l'opinion  elle-même,  il  voudrait  être  le  leader  du 
parlement  universel.  Du  plus  grand  au  plus  humble,  spontanément 
ou  de  parti-pris,  tel  est  le  but  que  se  propose  tout  écrivain  digne 
de  ce  nom.  C'est  là  un  signe  des  jours  nouveaux  et  un  éclatant  symp- 
tôme de  progrès...  Défions-nous  toutefois  de  cet  orgueil;  le  mal  est 
prompt  à  se  transformer,  et  chaque  situation  a  ses  embûches.  La 
démocratie  qui  nous  emporte  peut  avoir  également  ses  flatteurs. 
Voltaire,  en  ses  meilleurs  jours,  reprochait  à  Frédéric  de  prendre 
plaisir  à  humilier  ses  semblables;  que  ce  soit  là  aussi  notre  sollici- 
tude vis-à-vis  de  la  démocratie  triomphante.  Travaillons  à  la  rendre 
libérale,  à  lui  inspirer  le  sentiment  de  tous  les  droits,  à  la  préser- 
ver de  cette  jalousie  farouche,  ennemie  de  tout  ce  qui  s'élève.  Fai- 
sons en  sorte  que  les  sociétés  issues  de  89  n'oublient  jamais  ces 
grandes  paroles  prononcées  à  la  tribune  de  l'assemblée  consti- 
tuante :  «  Il  faut  rendre  l'homme  respectable  à  l'homme.  » 

Saint-René  Taillandier. 


LES  ÉTATS-UNIS 


PENDANT  LA  GUERRE. 


II. 

DE  L'ATLANTIQUE  AU  MISSISSIPI.  —  L'AMERICAIN  DE  L'OUEST. 


Pendant  l'automne  de  ISQh ,  on  commençait  aux  États-Unis  une 
campagne  électorale  dont  quelques  incidens  ont  été  racontés  dans 
la  Revue  (1).  Un  voyage  fait  à  la  même  époque  environ,  pendant 
les  mois  d'octobre  et  de  novembre,  me  permettait  d'observer,  de 
l'Atlantique  au  Mississipi,  une  des  régions  les  plus  intéressantes  du 
territoire  américain.  Dans  les  souvenirs  de  ce  voyage  que  je  re- 
cueille ici,  il  sera  peu  question  de  la  guerre,  et  pourtant  on  verra 
sans  peine  quel  lien  les  rattache  à  la  situation  présente.  L'une  des 
choses  en  effet  qui  frappent  le  plus  dans  les  États-Unis  du  nord, 
c'est  que  presque  rien  n'y  rappelle  les  terribles  luttes  qui,  depuis 
quatre  années,  ont  un  si  grand  retentissement  dans  le  monde.  La 
physionomie,  si  l'on  me  permet  le  mot,  de  New-York,  de  Philadel- 
phie, de  Boston,  de  toutes  les  villes  du  nord,  est  aujourd'hui  ce 
qu'elle  était  avant  que  l'Union  fût  déchirée.  Rien  n'interrompt,  rien 
ne  gêne  les  relations  habituelles  de  la  vie,  l'activité  commerciale 
et  industrielle,  les  hardiesses  de  l'esprit  d'entreprise;  les  armées 
sont  loin,  les  recrues  restent  dans  les  camps,  hors  des  villes;  on 
continue  de  bâtir  des  églises,  des  monumens,  des  maisons,  on  ne 
bâtit  point  jusqu'ici  de  casernes.  Il  faut  aller  jusqu'à  Washington  à 
l'est,  jusqu'à  Saint-Louis  dans  la  vallée  du  Mississipi,  pour  se  sen- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  décembre  IStii. 


LES   ÉTATS-UxMS    PENDANT   LA    GUERRE.  876 

tir  sur  le  théâtre  de  la  guerre.  Dans  les  grands  états  qui  s'étendent 
à  des  latitudes  plus  élevées,  on  ne  voit  qu'une  démocratie  paisible 
et  livrée  à  tous  les  travaux  de  la  paix.  Son  étonnante  prospérité, 
sa  résolution,  sa  confiance,  son  entrain  presque  joyeux,  étonnent 
l'observateur.  Pour  apercevoir  les  blessures  causées  par  la  guerre 
civile,  il  faut  sortir  du  bruyant  théâtre  de  la  vie  publique,  s'asseoir 
à  ces  foyers  où  gémissent  les  femmes,  les  sœurs,  les  filles,  et  là 
même  la  douleur  ne  connaît  point  le  découragement.  Plus  grands 
ont  été  les  sacrifices,  plus  fière  elle  demeure  :  elle  se  nourrit  de 
larmes  silencieuses  et  de  glorieux  souvenirs.  Les  confidences  que 
j'en  ai  reçues  sont  de  celles  que  l'on  doit  garder  pour  soi,  comme 
une  marque  d'amitié  en  même  temps  que  comme  un  enseignement; 
ma  tâche  n'est  que  celle  d'un  narrateur  occupé  à  étudier  la  vie  gé- 
nérale d'un  peuple  au  milieu  d'une  grande  crise  sociale  et  politique. 

I. 

Boston  a  été  appelée  quelquefois  la  «  ville  aux  trois  collines.  » 
Gomme  elle,  une  grande  partie  de  la  Nouvelle-Angleterre  est  for- 
mée de  mamelons  doucement  arrondis.  Quand  cette  terre  n'avait 
pas  de  nom,  un  rabot  puissant  y  a  enlevé  toutes  les  aspérités; 
des  stylets  irrésistibles,  passant  sur  les  dures  syénites,  sur  les 
granités  cristallins ,  sur  les  vertes  diorites ,  sur  les  poudingues 
remplis  de  noyaux  arrondis,  y  ont  dessiné  un  réseau  de  sillons 
droits  et  de  stries.  Est-ce,  comme  le  croit  Agassiz,  un  puissant  gla- 
cier couvrant  toute  l'Amérique  du  Nord  qui  a  laissé  ces  traces,  qui 
a  broyé  les  roches  et  modelé  le  terrain  actuel?  Un  violent  déluge 
a-t-il  roulé  pêle-mêle  tous  les  débris  qui  couvrent  de  leur  rude 
manteau  les  couches  siluriennes  de  la  Nouvelle-Angleterre?  Sont-ce 
seulement  des  montagnes  de  glace  venues  du  pôle  qui  ont  déposé 
ici  leur  cargaison  de  blocs  erratiques,  comme  elles  la  laissent  tom- 
ber aujourd'hui  sur  les  bancs  de  Terre-Neuve?  Voilà  les  questions 
que  je  m'adressais  en  traversant,  à  la  fin  du  mois  de  septembre 
dernier,  les  tranchées  du  chemin  de  fer  qui  conduit  de  Boston  à 
Portland  dans  le  Maine,  et  qui  au-delà  se  dirige  vers  le  Canada, 
en  passant  au  pied  des  Montagnes -Blanches,  que  j'allais  visiter. 
Peu  de  personnes  autour  de  moi  s'occupaient  du  paysage  :  hommes 
et  femmes  lisaient  les  journaux  du  matin;  des  soldats  convalescens 
ou  en  congé,  enveloppés  de  leurs  manteaux  bleus,  continuaient  à 
demi-voix  les  conversations  des  camps.  Quelques  Anglais  seule- 
ment, en  route  pour  le  Canada,  regardaient  passer,  avec  un  air  de 
curiosité  lassée,  les  collines  arrondies  couronnées  de  petits  cèdres, 
les  bouquets  d'ormes,  d'érables  et  de  chênes,  les  petites  maisons 
de  bois  propres  et  coquettes,  entourées  d'arbres  et  de  vergers,  les 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fleurs  jaunes  des  verges  d'or  et  les  grappes  brunes  des  soumacs, 
qui  partout  bordaient  la  voie.  Ils  cherchaient  peut-être,  sans  pou- 
voir la  trouver,  quelque  cabane,  quelque  masure,  quelque  trace  de 
misère  ;  mais  si  la  nature  américaine  conserve  encore  çà  et  là  la 
grâce  du  désordre,  si  parfois  un  arbre  mort  se  mêle  aux  arbres  vi- 
vans,  si  des  Qeurs  sauvages  bordent  les  champs  cultivés,  toutes 
les  demeures  de  l'homme,  construites  avec  soin,  ont  je  ne  sais  quel 
air  décent  et  achevé  qui  étonne  toujours  le  voyageur  européen. 

Jusqu'à  Portland,  le  chemin  de  fer  s'éloigne  peu  de  la  mer,  qui 
étincelle  et  frissonne  sous  le  soleil  radieux.  Sa  frange  d'écume  vient 
battre  capricieusement  les  rochers  sauvages  de  Nahant,  baiser  les 
grèves  de  Marblehead  et  mourir  au  pied  des  belles  forêts  de  pins  de 
Beverley.  A  Newbury-Port,  on  traverse  l'embouchure  de  la  rivière 
Merrimac,  à  Portsmouth  celle  du  Piscatagua;  les  cours  d'eau  ont 
conservé  les  beaux  noms  indiens,  les  villes  n'ont  pour  la  plupart 
que  des  noms  de  hasard  et  étrangers.  Dans  les  vallées  s'étendent  des 
prés  marécageux  où  la  haute  marée  pénètre  et  laisse  sur  les  herbes 
une  poussière  saline;  on  y  garde  en  tas  le  foin,  qu'on  dispose  sur 
de  petits  pilotis  pour  le  mettre  à  l'abri  des  hautes  eaux.  Des  sables 
et  des  graviers  qui  couvrent  les  rivages  du  Nouveau-Hampshire  et 
du  Maine  sortent  çà  et  là,  comme  des  murailles,  des  collines  ro- 
cheuses, arrondies  et  usées.  Les  pâturages  succèdent  aux  bois,  les 
bois  aux  pâturages  :  les  feuilles  dentelées  des  érables,  rouges, 
jaunes,  violettes,  purpurines,  se  découpent  sur  le  sombre  fond  des 
sapins  ou  sur  la  verdure  bleuâtre  des  grands  pins.  On  ne  se  lasse 
point  d'admirer  cette  riche  végétation,  dont  le  déclin  est  plus  splen- 
dide  que  la  maturité;  les  coteaux  boisés  ressemblent  de  loin  à  la 
palette  d'un  peintre.  Les  chênes,  à  la  fin  de  septembre,  gardent 
encore  leur  couleur  ordinaire,  mais  tous  les  autres  arbres  non  ré- 
sineux sont  déjà  touchés  par  la  main  de  l'automne. 

Portland  a  une  rade  magnifique;  les  schistes  presque  verticaux 
de  la  côte  s'y  enfoncent  sous  la  mer  et  forment  une  enceinte  où 
peuvent  entrer  sans  difficulté  les  plus  grands  vaisseaux  du  monde. 
Le  Great-E aster n,  auquel  tant  de  ports  sont  fermés,  y  peut  péné- 
trer. On  compte  à  Portland  vingt-cinq  églises  pour  une  population 
de  25,000  habitans.  L'esprit  puritain  a  poussé  de  profondes  racines 
chez  tous  ces  pêcheurs  et  ces  bûcherons  du  Maine.  Un  soldat  qui 
retournait  à  Bangor  me  n:i;ontait  les  pénibles  marches  qu'il  avait 
faites  dans  la  dernière  campagne  d'été  en  Virginie.  «  Il  fallait  tout 
jeter,  monsieur,  havre-sacs,  couvei'tures,  habits  de  rechange.  Le 
jour  vint  où  je  jetai  ma  bible  de  poche,  qui  ne  m'avait  pas  quitté 
depuis  deux  ans.  »  A  l'armée,  il  était  resté  fidèle  au  Maine  liqnor 
laiv  et  n'avait  jamais  trempé  ses  lèvres  que  dans  de  l'eau.  Le  nord 
n'a  peut-être  pas  de  meilleurs  régimens  que  ceux  de  cette  pro- 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  877 

vince,  composés  d'hommes  grands,  robustes,  sobres,  patiens  chas- 
seurs, bûcherons  hardis;  le  log-house  de  leurs  forêts,  construit 
avec  des  troncs  non  équarris,  a  servi  de  modèle  aux  abris  que  les 
fédéraux  construisent  dans  leurs  quartiers  d'hiver.  Depuis  le  com- 
mencement de  la  guerre,  le  Maine  a  fourni  en  tout  61,000  hommes 
à  l'armée  et  à  la  marine  des  États-Unis,  c'est-à-dire  près  d'un 
dixième  de  sa  population  entière.  Dans  la  seule  année  186/i,  cet  état 
adonné  1,846  matelots  et  17, lZi8  soldats,  sur  lesquels  3,525  étaient 
des  vétérans  réengagés. 

Les  quais  de  Portland  et  toutes  les  gares  de  chemins  de  fer  du 
Maine  sont  encombrés  de  troncs  de  pins  et  de  planches.  Le  centre 
principal  du  commerce  du  bois  est  pourtant  Bangor,  sur  la  ri- 
vière Penobscot.  Le  pin  blanc  {pimis  strobus)  est  l'essence  la  plus 
recherchée  de  la  grande  forêt  qui  couvre  sans  interruption  la  moitié 
septentrionale  du  Maine,  la  plus  grande  partie  du  Nouveau-Bruns- 
wick,  le  nord-est  de  l'état  de  New-York  et  les  parties  adjacentes  du 
Canada.  Cet  arbre,  au  feuillage  clair  et  aux  longues  pointes,  peut 
atteindre  jusqu'à  soixante  mètres  de  hauteur.  On  s'en  sert  exclusi- 
vement pour  la  construction  des  mâts,  et  le  bois,  découpé  en  plan- 
ches, en  lattes,  en  tuiles,  en  pièces  de  toute  forme  et  de  toute  gran- 
deur, est  expédié  dans  tous  les  États-Unis.  Les  arbres  résineux 
couvrent  tout  le  plateau  situé  entre  l'Atlantique  et  le  Saint-Lau- 
rent. Les  eaux  du  Maine  se  versent  au  nord  dans  le  Saint-Jean  et 
dans  la  rivière  Chaudière,  au  sud  dans  le  Penobscot  et  le  Kennebec, 
qui  descendent  vers  les  fiords  de  la  côte.  Un  archipel  de  lacs,  s'il 
est  permis  d'employer  cette  expression,  interrompt  seul  la  monoto- 
nie du  désert  de  verdure.  Les  niveaux  ne  sont  que  peu  différens,  et 
les  bateliers  passent  de  l'un  à  l'autre  par  de  courts  portages  (c'est 
l'expression  adoptée  depuis  longtemps  par  les  Canadiens).  Suivant 
une  vieille  tradition  indienne,  le  Penobscot  pourrait  couler  à  son 
gré,  soit  au  nord,  soit  au  sud. 

A  partir  de  Portland,  le  chemin  de  fer  qui  va  de  Boston  au  Ca- 
nada traverse  des  régions  boisées  et  solitaires;  le  manteau  des  sa- 
bles et  des  graviers  couvre  de  ses  ondulations  la  charpente  rocheuse 
qui  surgit  par  intervalles  en  murs  de  plus  en  plus  élevés.  Le  long 
de  la  voie,  il  ne  reste  souvent  dans  la  forêt  que  des  souches  noir- 
cies :  on  les  a  même  parfois  arrachées,  et  les  racines  hérissées  for- 
ment les  premières  clôtures  des  champs.  Le  vocabulaire  de  la  géo- 
graphie américaine  est  fécond  en  surprises  :  nous  voici  tout  d'un 
coup  à  Oxford,  puis  un  peu  plus  loin  à  Paris;  ce  Paris  inconnu  se 
compose  de  quelques  maisons  perdues  dans  les  érables  et  les  chênes 
de  la  vallée  du  Petit-Androscoggin.  Le  soleil  couchant  jette  ses 
dernières  flammes  sur  l'or  et  sur  la  pourpre  des  bois,  il  jaunit  les 
lacs  endormis  où  la  rivière  a  ses  sources.  Un  peu  au-delà ,  on  des- 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cend  dans  la  vallée  du  Grand -Androscoggin,  qui  arrive  avec  un 
bruit  joyeux  des  collines  où  le  Gonnecticut  prend  aussi  naissance. 
On  suit  cette  vallée  jusqu'à  Gorham,  dans  le  Nouveau-Hampshire, 
et  des  deux  côtés  s'allongent  dans  l'ombre  les  lignes  déjà  solen- 
nelles et  grandioses  des  chaînes  qui  servent  d'enceinte  au  massif 
des  Montagnes-Blanches.  La  nuit  est  venue  quand  le  train  nous  dé- 
pose à  la  porte  de  V Alpine- H ouse;  du  vestibule  en  bois,  je  vois  s'é- 
loigner le  panache  étincelant  de  la  locomotive;  en  face,  le  croissant 
de  la  lune  brille  doucement  au-dessus  des  montagnes  qui  remplis- 
sent tout  un  côté  du  ciel. 

Je  partis  le  lendemain  de  bonne  heure  pour  faire  l'ascension  du 
Mont -Washington,  le  dôme  le  plus  élevé  des  Montagnes-Blanches 
(l'altitude  de  cette  montagne  est  égale  à  six  mille  deux  cent  qua- 
tre-vingt-cinq pieds)  ;  une  route  carrossable  a  été  pratiquée  dans 
ces  dernières  années  jusqu'au  sommet.  Elle  conduit  d'abord,  en 
remontant  une  vallée  sauvage,  jusqu'au  pied  même  de  la  mon- 
tagne, arrondie  comme  un  bouclier.  La  route,  coupée  de  fondrières, 
traverse  une  forêt  où  les  bouleaux  sont  encore  plus  nombreux  que 
les  arbres  résineux.  On  apprend  bien  vite  à  distinguer  parmi  ces 
derniers  le  pérusse  [abies  Canadensis)^  au  feuillage  fin,  transparent 
et  léger,  formant  une  dentelle  un  peu  plus  claire  sur  le  vert  noirâtre 
des  autres  sapins.  Au  sortir  de  cette  forêt,  on  entre  dans  un  vaste 
amphithéâtre  de  toutes  parts  encaissé  par  des  montagnes.  On  y  a 
bâti  un  grand  hôtel  en  bois,  nommé  le  Glen-llouse-,  en  face  du 
Mont-Washington  et  de  ses  pentes  énormes,  l'immense  hôtel  a  l'air 
d'une  hutte.  Un  ours  brun ,  attaché  à  une  chaîne,  se  promène  mé- 
lancoliquement autour  du  pieu  qui  le  tient  prisonnier.  On  lui  a 
laissé  du  moins  la  vue  libre  des  bois  où  il  est  né. 

G'est  au  Glen-House  que  commence  la  véritable  ascension.  La 
lourde  voiture,  attelée  de  six  chevaux  vigoureux,  s'élève  lentement 
le  long  des  rampes  pratiquées  sur  le  flanc  de  la  montagne,  parmi 
les  rochers,  les  fleurs  sauvages,  les  érables,  les  bouleaux,  les  sa- 
pins. Çà  et  là  on  voit  les  traces  d'un  incendie;  la  rociic  grise  et  nue 
ne  porte  plus  que  des  troncs  blanchis,  pareils  de  loin  à  des  fan- 
tômes. Les  érables  disparaissent  les  premiers,  les  bouleaux  ensuite; 
mais  cette  dernière  essence  a  une  rusticité  et  une  force  de  résis- 
tance remarquables,  car  on  en  retrouve  des  représentans  jusqu'à 
une  très  grande  hauteur.  La  zone  des  sapins  a  je  ne  sais  quoi  de 
triste,  de  désolé;  partout  l'on  voit  des  troncs  morts  penchés  sur  les 
arbres  vivans,  des  branches  déchirées,  des  mousses  pendantes. 
Bientôt  les  sapins,  battus  par  les  vents,  s'accrochent  par  des  racines 
plus  tortueuses  aux  rochers;  mais  la  bise  et  le  froid  finissent  par 
triompher  de  cette  force  secrète  qui  circule  avec  la  sève  et  qui  la 
porte  vers  le  ciel.  Vaincus,  écrasés,  courbés,  les  derniers  sapins  de- 


LES   ETATS-UNIS    PENDANT   LA    GUERRE.  879 

viennent  des  nains  difformes;  ils  se  traînent  comme  des  mousses 
monstrueuses  à  la  surface  du  sol  et  dans  les  interstices  béans  du 
gneiss.  Plus  haut  même,  dans  la  région  où  les  lichens  rampent 
comme  des  moisissures  tenaces  sur  les  cimes  éternellement  battues 
par  les  vents,  la  nature,  comme  pour  témoigner  de  sa  fécondité, 
sème  encore  çà  et  là  des  fleurs  d'une  exquise  beauté.  Ce  jardin  sus- 
pendu dans  les  airs  voit  éclore  les  plantes  exotiques  du  Labrador  et 
de  la  Laponie;  mais  ces  délicates  merveilles  échappent  aux  regards 
superficiels,  et  la  montagne,  au-delà  de  la  zone  des  conifères,  n'est 
plus  qu'un  vaste  désert  de  pierre.  Le  gneiss  qui  forme  la  cime,  brisé 
en  gigantesques  morceaux,  montre  ses  veines  onduleuses  et  irrégu- 
lières de  quartz,  de  feldspath  et  de  mica  miroitant.  Du  vaste  amon- 
cellement des  pierres,  l'œil  descend  avec  plaisir  sur  les  pentes  som- 
bres hérissées  de  sapins  et  dans  les  profondeurs  des  vallées,  où  la 
rouille,  l'orange  et  l'écarlate  des  bouleaux  et  des  érables  tachent  le 
fond  velouté  des  conifères. 

Chemin  faisant,  j'engage  la  conversation  avec  le  cocher  par  des 
éloges  sur  son  habileté  à  tenir  en  main  ses  six  chevaux.  Le  cocher 
devient  communicatif,  me  raconte  qu'il  est  né  dans  l'état  de  New- 
York,  qu'il  est  démocrate  et  votera  pour  Mac-Glellan.  Il  se  plaint 
de  la  guerre,  du  prix  élevé  de  toutes  choses,  mais  surtout  de  la 
conscription.  Il  a  été  lui-même  la  veille  à  Portland  s'acheter  un 
remplaçant  chez  un  de  ses  amis,  ancien  cocher  comme  lui,  devenu 
recruteur  [substitut e-brocker)  et  agent  de  remplacement.  «  Ces 
marchands  d'hommes,  me  dit-il,  valent-ils  mieux  que  les  mar- 
chands de  noirs?  »  En  l'interrogeant,  je  découvre  néanmoins  que 
son  remplaçant  ne  lui  coûtera  que  500  dollars,  somme  qu'il  faut 
encore  réduire  à  peu  près  de  moitié,  si  on  veut  l'évaluer  en  or,  et 
qui  assurément  semblera  peu  élevée  après  quatre  ans  de  guerre. 

Une  mince  couche  de  nuages  qui  depuis  le  matin  s'attachait  opi- 
niâtrement au  sommet  du  Mont -Washington  m'empêcha  de  jouir 
complètement  de  la  vue  qui  s'y  déploie,  et  dont  le  propre  est  que 
rien  n'y  rappelle  l'homme  :  on  n'aperçoit  que  la  forêt  sans  limites; 
quelques  lacs  y  sont  jetés  çà  et  là,  comme  les  fragmens  d'un  mi- 
roir brisé  sur  un  tapis.  Ni  vallées  cultivées,  ni  villes,  ni  villages; 
les  ondulations  des  montagnes  cachent  les  lieux  où  l'homme  s'est 
fait  une  petite  place.  Dans  l'immense  solitude  où  ils  vivaient,  est-il 
étonnant  que  les  Indiens  aient  personnifié  les  montagnes?  La  race 
anglo-saxonne  n'a  pas  assez  respecté  les  noms  qu'ils  leur  ont  don- 
nés. Le  Mont-Agiochook  est  devenu  le  Mont -Washington.  Voici 
pourtant  encore,  dans  le  lointain,  Monadnoc  et  le  cône  du  Kear- 
sage  (1),  qui  ont  gardé  leurs  noms  bizarres,  et  dans  l'interminable 

(1)  Presque  tous  les  monitors  de  la  flotte  américaine  ont  emprunté  leurs  noms  aux 
montagnes  de  la  Nouvelle-Angleterre. 


880  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

forêt  qui  s'étend  vers  le  nord-est,  la  masse  du  Ktaadn  reste  comme 
une  tache  bleuâtre  visible  sur  l'horizon.  De  ce  côté,  la  civilisation 
n'a  encore  imprimé  que  peu  de  traces.  Il  n'est  pas  besoin  d'aller 
au-delà  du  Mississipi  pour  voir  la  forêt  vierge  et  l'Indien  :  à 
quelques  lieues  seulement  de  Gorham  ou  de  Bangor,  vous  les  re- 
trouverez. Sous  ce  sombre  manteau  de  forêts  qui  s'étend  en  plis 
majestueux,  sur  ce  sol  humide  et  spongieux  où  des  générations  vé- 
gétales sans  nombre  ont  laissé  leurs  dépouilles,  vivent  encore, 
comme  il  y  a  plusieurs  siècles,  l'ours,  le  loup,  le  lynx,  le  caribou, 
le  gauche  et  gigantesque  mouse,  qui,  tenant  sa  vaste  ramure  abais- 
sée en  arrière,  se  fraie  avec  la  poitrine  un  chemin  à  travers  les 
branches.  Avec  eux  vit  aussi  l'homme  primitif  qu'ont  connu  les  pre- 
miers émigrans. 

Au-delà  des  derniers  villages,  on  trouve  encore  un  asile  et  un 
lit  grossier  chez  les  bûcherons  en  quête  des  plus  beaux  pins;  plus 
loin,  on  ne  s'aventure  qu'avec  un  guide  indien,  on  n'a  plus  d'autre 
lit  que  les  branches  de  Varbor  vitœ  étendues  sur  la  mousse,  on  n'en- 
tend d'autres  bruits  dans  l'effrayante  solitude  que  les  cris  inconnus 
des  animaux  qui  s'appellent  ou  le  retentissement  soudain  causé  par 
la  chute  d'un  arbre  séculaire,  note  solennelle  qui  seule  marque  la 
fuite  du  temps.  Voilà  bien  l'Amérique  telle  que  la  virent  les  pre- 
miers voyageurs.  La  civilisation  n'a  occupé  à  ces  latitudes  que  des 
côtes,  des  vallées;  elle  a  glissé  autour  d'immenses  provinces  monta- 
gneuses, comme  l'eau  tourne  autour  des  rochers.  Les  mâts  des  vais- 
seaux américains,  qui  traversent  toutes  les  mers,  les  planches  des 
îuaisons  de  la  Nouvelle- Angleterre,  entre  lesquelles  s'abritent  tant 
d'ambitions,  de  calculs,  de  passions,  viennent  de  régions  où  l'In- 
dien chasse  en  paix  comme  ses  aïeux.  La  géographie  d'une  partie 
du  Maine  est  encore  presque  aussi  incertaine  que  celle  des  Monta- 
gnes-Rocheuses. Les  géologues  de  l'état  de  New-York  prennent  des 
guides  indiens  pour  explorer  les  Monts-Akirondak. 

Sur  le  sommet  du  Mont- Washington,  formé  d'une  petite  plaine 
rocheuse,  on  a  bâti  une  maison  à  un  étage  qui  porte  le  nom  de 
Tip-Top  house;  elle  est  entourée  de  blocs  de  gneiss  et  protégée 
ainsi  contre  le  vent  furieux  qui  souffle  presque  sans  relâche  à  cette 
hauteur.  Les  rafales  sont  si  violentes  au  haut  de  la  montagne,  que, 
pour  leur  donner  moins  de  prise,  notre  cocher  crut  prudent  d'en- 
lever les  toiles  qui  recouvraient  le  char-à-banc,  car  il  est  arrivé 
que  des  voitures  ont  été  enlevées  et  jetées  par  dessus  les  murs  de 
pierres  amoncelées  qui  bordent  la  route.  L'ascension  avait  duré 
cinq  heures,  la  descente  ne  fut  pas  beaucoup  plus  rapide;  la  voiture 
redescendit  avec  des  cahots  affreux  les  rudes  pentes  où  elle  s'était 
traînée  le  matin.  De  temps  à  autre,  les  masses  rampantes  du  brouil- 
lard étaient  chassées  plus  haut  et  laissaient  les  regards  plonger  dans 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  881 

les  profondeurs  verdâtres  ou  azurées  des  montagnes;  puis  le  vent 
rejetait  le  brouillard  dans  la  vallée,  et  le  sommet  du  Mont-Jefferson, 
qui  fait  face  au  Mont-Washington,  apparaissait  au-dessus  d'une 
brume  légère  comme  une  île  placée  à  une  hauteur  inaccessible. 

De  Gorham,  on  peut  se  rendre,  en  traversant  les  Montagnes- 
Blanches,  à  Littleton  dans  la  vallée  du  Connecticut  :  le  trajet  est 
long  et  fatigant  à  cause  du  mauvais  état  de  la  route,  qui  en  beau- 
coup d'endroits  n'est  formée  que  de  troncs  demi-pourris  posés  les 
uns  contre  les  autres.  Le  paysage  en  revanche  est  admirable,  car 
on  côtoie  du  côté  nord  tout  le  massif  des  Montagnes-Blanches  et 
des  montagnes  plus  basses  dites  «  de  Franconie,  »  qui  se  rattachent 
au  flanc  occidental  de  la  chaîne.  On  aperçoit  dans  toute  leur  ma- 
jesté les  monts  Madison,  Adams,  Jefferson  et  Washington,  dont  les 
dômes  presque  égaux  s'appuient  sur  une  base  commune;  les  ver- 
sans,  plus  inclinés  du  côté  septentrional,  y  montrent  fort  nettement 
les  larges  bandes  des  zones  végétales  qui  s'y  superposent.  Au- 
dessus  de  la  zone  bigarrée  des  contreforts  inférieurs  court  la  ligne 
épaisse  et  noire  des  sapins,  que  dominent  les  sommets  gris  et  viola- 
cés, sans  arbres. 

On  arrive  à  travers  bois  à  un  petit  village  nommé  JefTerson:  d'un 
côté  se  dressent  les  massives  Montagnes-Présidentielles;  de  l'autre, 
fuient  les  ondulations  sans  fin  des  montagnes  de  Franconie  et 
de  celles  qui  enserrent  la  vallée  du  Connecticut.  Le  Mont-La- 
fayette  (l'altitude  est  de  3,200)  et  le  Mont-Pemigewasset  (altitude 
de  /i,100  pieds)  élèvent  leur  tête  au-dessus  de  ces  flots  montagneux 
de  toute  nuance,  de  toute  couleur,  de  toute  forme,  qui  reculent 
dans  un  désordre  plein  de  grâce.  On  peut  étudier  à  Jefferson  ce 
que  j'appellerais  volontiers  l'embryogénie  d'un  village  américain. 
Le  fermier  qui  vient  s'établir  dans  une  région  aussi  déserte  com- 
mence par  brûler  la  forêt  :  le  feu  consume  le  taillis  et  ne  laisse  de- 
bout que  les  souches  et  les  troncs  charbonnés  des  plus  gros  arbres; 
ces  troncs  sont  coupés  et  forment,  couchés  bout  à  bout,  les  pre- 
mières clôtures.  On  y  enferme  quelques  bœufs;  on  voit  ces  animaux, 
au  poil  long  et  roux,  errer  dans  ces  étranges  pâturages  remplis  de 
rochers;  ailleurs,  liés  au  joug,  ils  arrachent  les  souches,  ils  défon- 
cent et  creusent  le  terrain  où  l'on  établit  les  fondations  de  la  mai- 
son d'habitation,  de  la  grange,  de  l'écurie,  des  hangars,  détachés 
les  uns  des  autres  à  cause  de  la  fréquence  des  incendies;  les  sou- 
ches retirées  du  sol  sont  disposées  les  racines  en  l'air,  en  longues 
clôtures  qui  de  loin  ressemblent  à  des  rangées  de  cactus  mons- 
trueux et  difformes.  Les  blocs  de  pierre  sont  enlevés  un  à  un  et  ser- 
vent à  faire  des  murs.  Les  bâtimens  de  ferme  sont  de  légères  con- 
.structions  en  bois;  la  maison  d'habitation  est  ordinairement  bâtie 

TOME  LVI.  —   1865.  50 


882  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

avec  soin,  elle  est  spacieuse,  propre,  et  aux  fenêtres  bien  fermées 
sourient  les  visages  roses  et  frais  de  robustes  enfans.  Parmi  les  mai- 
sons qui  bordent  la  route  à  d'assez  longs  intervalles,  j'en  distingue 
une  où,  dans  une  grande  salle,  on  n'aperçoit  que  des  bancs  de  bois; 
c'est  l'école,  qui  n'est  jamais  oubliée. 

Après  le  village  de  Jefferson,  on  rentre  dans  la  solitude  des  bois 
jusqu'à  Littleton.  Ce  petit  bourg  est  placé  sur  un  affluent  du  Gon- 
necticut,  l'Ammonoosuc,  dont  les  eaux,  qui  roulent  entre  des  ro- 
chers, font  mouvoir  un  grand  nombre  de  scieries.  Dans  ce  recoin 
du  Nouveau-Hampshire ,  quelque  chose  vint  encore  me  rappeler  la 
guerre  et  la  politique.  A  la  porte  de  l'auberge  était  une  grande 
affiche  indiquant  l'itinéraire  du  collecteur  des  nouveaux  impôts  de 
guerre  dans  le  troisième  district  électoral  de  l'état.  Les  contri- 
buables étaient  invités  à  venir  payer  la  taxe  dite  du  revenu  inté- 
rieur à  des  jours  spécifiés  dans  les  diverses  villes  où  le  collecteur 
devait  s'arrêter,  s'ils  ne  voulaient  aller  s'acquitter  à  ses  bureaux 
d'Orford.  Dans  les  districts  ruraux,  souvent  très  étendus,  les  col- 
lecteurs sont  obligés,  on  le  voit,  de  faire  des  tournées  de  village 
en  village  pour  percevoir  les  impôts  :  les  contribuables  reçoivent 
d'avance  par  la  poste  les  lettres  d'avis  où  le  chiffre  de  leur  quote- 
part  est  fixé.  Les  retardataires  sont  punis  d'une  amende  qui  s'élève 
à  10  pour  100  du  chiffre  de  leur  taxe. 

De  Littleton  part  un  petit  embranchement  de  chemin  de  fer 
qui  serpente  jusqu'à  la  grande  et  belle  vallée  du  Connecticut.  La 
ligne  suit  toutes  les  sinuosités  de  ce  fleuve,  et  le  traverse  plu- 
sieurs fois  sur  des  ponts  de  bois  treillissés,  recouverts  d'un  toit. 
Tantôt  le  train  reste  à  l'intérieur  de  ces  galeries,  tantôt  il  roule 
sur  le  sommet;  les  rails,  dans  ce  dernier  cas,  sont  placés  au  haut  du 
toit  aplati,  et  l'on  aperçoit  des  deux  côtés  les  eaux  transparentes 
qui  descendent  sur  les  rochers.  La  vallée  traverse  de  riantes  mon- 
tagnes, entre  lesquelles  le  fleuve  circule  au  fond  d'une  plaine  fer- 
tile, formée  de  dépôts  alluvionnaires.  Les  terrains  sont  disposés  en 
terrasses  naturelles  qui  se  succèdent  comme  les  marches  d'un  gi- 
gantesque escalier.  La  ligne  ferrée  suit  ces  grands  plans  nivelés 
d'avance;  sur  les  larges  terrasses  se  succèdent  les  beaux  champs, 
les  pâturages,  les  villes  florissantes,  les  villages  prospères.  Le  fleuve 
s'élargit  de  plus  en  plus;  à  Holyoke,  les  eaux  sont  retenues  par  un 
magnifique  barrage  qui  a  330  mètres  de  long  et  10  mètres  de  haut. 
Cette  force  hydraulique  donne  le  mouvement  à  d'importantes  fila- 
tures de  coton,  à  des  scieries,  à  des  ateliers  divers.  Un  peu  après 
Holyoke,  on  aperçoit  les  usines  de  Springfield.  Cette  ville  est  une 
des  plus  florissantes  du  Massachusetts  :  la  population,  qui  en  1850 
était  de  11,766  habitans,  s'élève  aujourd'hui  à  20,000.  L'arsenal, 


LES  ÉTATS-UNIS  PENDANT  LA  GUERRE.  883 

qui  est  le  plus  important  des  États-Unis,  occupe  un  très  grand 
nombre  d'ouvriers  :  on  y  garde  toujours  200,000  fusils.  Il  n'est  cer- 
tainement pas  de  ville  d'industrie  moins  noire  et  moins  triste  :  les 
ateliers  ressemblent  de  loin  à  des  palais;  la  force  hydraulique  étant 
presque  la  seule  employée,  le  ciel  n'est  point  assom])ri  par  les 
fumées  du  charbon  ;  les  coquettes  villas  sont  comme  ensevelies 
derrière  le  feuillage  des  ormes  et  des  érables;  rien  ne  vient  ternir 
les  contre-vents  verts,  les  colonnettes  blanches  des  vérandahs,  les 
bois  peints  de  toute  couleur,  les  angles  et  les  moulures  du  grès 
rouge.  L'industrie  ne  traîne  pas  encore  à  sa  suite,  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre,  les  liaillons  de  la  misère,  la  dégradation  des  mœurs, 
l'abrutissement,  l'ignorance;  l'homme  est  regardé  comme  un  pro- 
duit aussi  important  que  ceux  que  le  commerce  échange  :  l'ouvrier 
reste  supérieur  à  l'œuvre. 

Springfîeld  n'est  pas  très  éloigné  d'Albany,  la  capitale  politique 
de  l'état  de  New-York.  On  traverse  d'abord  la  partie  occidentale  du 
Massachusetts,  la  plus  montueuse,  la  plus  pittoresque  de  cet  état. 
On  suit  quelque  temps  un  des  afîluens  du  Gonnecticut,  puis  on 
entre  dans  le  grand  bassin  de  l'Hudson.  Aux  approches  d'Albany 
se  voient  les  monts  Catskill,  dont  les  crêtes  ont  ces  formes  quadran- 
gulaires,  simulant  des  tours  crénelées,  des  ruines,  des  marches 
d'escalier,  qui  presque  toujours  caractérisent  les  montagnes  de 
grès.  La  vallée  de  l'Hudson  se  déroule  à  perte  de  vue  avec  ses  bois, 
ses  prés,  ses  nombreux  villages.  La  transition  entre  le  Massachu- 
setts et  le  New-York  se  marque  assez  nettement  :  dans  ce  dernier 
état,  les  champs,  les  enclos  sont  plus  vastes,  les  bâtimens  de  ferme 
plus  spacieux,  les  maisons  d'habitation  en  revanche  plus  petites  et 
moins  propres.  A  Albany,  les  voyageurs  descendent  des  wagons  et 
montent  sur  un  bateau  à  vapeur  qui  va  sans  cesse  d'une  rive  à 
l'autre  de  l'Hudson.  Ces  bateaux-bacs,  sans  poupe  ni  proue,  sont 
de  véritables, rues  mouvantes  :  au  milieu  du  pont  se  tiennent  les 
voitures,  les  omnibus,  les  chevaux,  les  camions;  des  deux  côtés 
sont  de  longues  salles  d'attente  peur  les  piétons.  Quand  le  bateau 
arrive  au  quai  de  débarquement,  l'extrémité  du  large  pont  se  place 
au  niveau  d'un  plancher  mobile;  voitures  et  piétons,  sans  perdre  un 
moment,  se  ruent  dans  toutes  les  directions ,  et  le  bateau,  sans  se 
retourner,  repart  bientôt  pour  l'autre  rive. 

La  rivière  Hudson  est  une  des  principales  artères  du  commerce  des 
États-Unis.  C'est  sur  ses  eaux  que  Robert  Fulton  fit  en  1808  le  pre- 
mier essai  de  la  navigation  à  vapeur.  Quelle  serait  sa  surprise,  s'il 
pouvait  voir  aujourd'hui  les  gigantesques  steamers  étages  qui  vont 
sans  cesse  de  New-York  à  Albany,  emportant  des  centaines  de  voya- 
geurs !  Les  derniers  construits  sont  assurément  les  plus  beaux  spé- 
cimens de  bateaux  de  rivière  qui  existent  dans  le  monde  entier. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Outre  ces  grandes  maisons  mouvantes,  le  fleuve  porte  sans  cesse 
plus  d'un  millier  de  bateaux  à  voiles.  Les  plus  gros  vaisseaux  peu- 
vent remonter  le  fleuve  jusqu'à  Hudson,  et  les  schooners  vont  jus- 
qu'à Albany  et  Troy  (à  une  distance  de  166  milles  de  l'embouchure), 
où  la  marée  se  fait  encore  sentir.  Outre  son  fleuve  et  ses  chemins 
de  fer,  Albany  possède  encore  des  canaux  qui  établissent  une  com- 
munication avec  le  lac  Érié,  le  lac  Ontario,  le  lac  Champlain.  Cette 
ville  est  un  des  plus  grands  marchés  de  bois  du  monde  entier.  Elle 
reçoit  les  pins  blancs  du  Michigan  et  du  Canada,  les  chênes,  les 
cerisiers  sauvages,  les  peupliers  de  l'Ohio,  les  pins  communs  de 
Pensylvanie  et  de  New-York.  Il  y  passe  en  outre  une  immense  quan- 
tité de  céréales,  de  laine  et  de  tabac.  Le  petit  établissement  fondé 
en  1614  parles  Hollandais  est  devenu  une  cité  considérable,  qui 
a  quarante  églises,  onze  écoles  publiques,  dix  banques,  un  capitole, 
un  hôtel  de  ville  en  marbre,  un  observatoire,  une  université,  une 
école  de  médecine,  une  école  normale  pour  les  instituteurs  et  les 
institutrices  de  l'état,  et  de  nombreux  établissemens  charitables.  A 
Albany,  on  entre  dans  le  grand  courant  qui  conduit  les  émigrans  dans 
les  états  du  nord-ouest.  Les  familles  allemandes  qui  vont  s'établir 
dans  le  Michigan,  l'Illinois  et  le  Wisconsin  prennent  à  New-York 
des  billets  avec  lesquels  elles  peuvent  se  rendre  sans  s'arrêter  à  Dé- 
troit et  à  Chicago.  Le  train  du  chemin  de  fer  dit  New-York  Central 
était  si  rempli  de  femmes  et  d'enfans  que  j'eus  quelque  peine  à  y 
trouver  de  la  place.  En  traversant  les  faubourgs  d'Albany,  on  aper- 
çoit beaucoup  d'enseignes  et  de  noms  germaniques.  Ici  l'on  vend  du 
loger  béer,  là  du  vin  du  Rhin  !  Bien  que  New-York  ait  une  population 
allemande  plus  nombreuse  qu'aucune  autre  ville  du  monde,  sauf 
Vienne  et  Berlin,  on  peut  affirmer  que  le  vrai  Germain  ne  s'arrête 
pas  volontiers  sur  les  côtes  de  l'Atlantique.  Il  aime  trop  la  sohtude 
et  l'indépendance.  Il  est  encore  aujourd'hui  ce  qu'il  était  quand 
Tacite  dépeignait  si  fidèlement  ses  mœurs.  Dans  la  colonisation  de 
l'ouest,  il  a  pris  le  rôle  du  pionnier  :  il  aime  l'isolement,  il  défri- 
che la  forêt,  et  fait  sortir  les  premières  moissons  de  la  terre.  Sa 
robuste  compagne  le  suit  volontiers  dans  les  champs,  et  ne  s'en- 
ferme point,  comme  l'Américaine,  dans  la  maison.  Leurs  blonds 
enfans  grandissent  au  désert,  dans  les  sillons,  dans  les  bois,  et  de 
bonne  heure  travaillent.  Quand  le  laboureur  a  terminé  sa  tâche, 
celle  du  Yankee  commence  :  le  producteur  est  suivi  du  spéculateur. 
L'Américain  apporte  parmi  ces  familles  fixées  au  sol,  isolées,  dé- 
fiantes, sobres,  économes,  demi-sauvages  encore,  l'esprit  d'entre- 
prise, les  institutions  communales  et  civiles,  les  solidarités  de  la  vie 
publique,  l'éducation,  les  tentations,  les  goûts,  les  habitudes  d'une 
civilisation  avancée.  Tout  est  muscle  chez  le  paisible,  lent,  labo- 
rieux Allemand;  tout  est  nerf  chez  le  maigre  Yankee,  aux  yeux  bril- 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  885 

lant  d'un  feu  sombre,  au  front  soucieux,  au  cou  mobile  et  allongé. 
L'esprit  chez  l'un,  le  corps  chez  l'autre,  ne  connaissent  ni  trêve  ni 
repos  :  l'un  crée  la  richesse,  l'autre  la  fait  circuler;  l'un  travaille, 
l'autre  s'ingénie  à  inventer  sans  cesse  des  instrumens  de  travail 
plus  parfaits.  Ils  ne  s'aiment  guère,  mais  ils  sont  nécessaires  l'un  à 
l'autre.  Le  Yankee,  à  l'esprit  délié,  aventureux,  toujours  prêt  à  sai- 
sir l'occasion,  aussi  généreux  qu'avide,  amoureux  d'idées  géné- 
rales, rhéteur  politique  et  religieux,  sociable  et  ambitieux,  a  trop 
de  mépris  pour  la  lenteur  patiente  et  la  taciturnité  de  l'Allemand. 
Il  ne  comprend  pas  ce  rêveur  qui  préfère  à  tout  les  grands  hori- 
zons des  plaines  solitaires,  cette  âme  qui  vit  d'une  vie  tout  inté- 
rieure, et  pour  qui  l'indépendance  est  le  plus  beau  prix  du  travail; 
mais  ces  deux  fortes  races  se  complètent  naturellement  :  l'une 
achève  ce  que  l'autre  commence,  et  de  leur  mariage  sortira  quelque 
jour,  au  moins  dans  l'ouest,  une  race  nouvelle  où  les  belles  facul- 
tés mentales  et  physiques  trouveront  un  meilleur  équilibre. 

En  quittant  Albany,  on  monte  par  une  pente  rapide  le  versant 
de  la  vallée  de  l'Hudson.  Sur  le  grand  et  riche  plateau  qui  le  do- 
mine se  succèdent  les  fermes  et  les  taillis.  Sur  les  champs  qui  se 
déroulent  à  perte  de  vue,  les  tiges  jaunies  du  maïs  sont  liées  en 
cônes  alignés;  des  vaches  rousses  errent  dans  les  pâturages.  Çà  et 
là,  le  limon  du  plateau  s'appauvrit,  et,  devenant  trop  sableux,  ne 
porte  plus  que  de  petits  pins  blancs.  On  aperçoit  de  temps  à  autre 
les  bateaux  qui  remontent  lentement  le  canal  Érié,  longtemps  pa- 
rallèle au  chemin  de  fer.  Schenectady,  situé  sur  ce  canal,  est  un 
des  plus  anciens  établissemens  des  Hollandais.  En  1690,  cette 
ville  n'avait  qu'une  église  et  une  soixantaine  de  maisons,  et  fut 
brûlée  par  un  parti  de  Français  et  d'Indiens.  Jusqu'en  1825,  elle 
est  restée  l'entrepôt  principal  du  commerce  entre  la  vallée  de 
l'Hudson  et  l'ouest.  Le  Mohavvk,  tributaire  de  l'Hudson,  a  des  ra- 
pides au-dessous  de  ce  point,  et  toutes  les  marchandises  étaient 
autrefois  transportées  à  Albany  par  une  route  ordinaire  :  aujour- 
d'hui le  canal  qui  unit  le  Mohawk  au  lac  Érié  et  les  chemins  de 
fer  ont  réduit  des  neuf  dixièmes  les  frais  de  transport.  Les  loco- 
motives passent  au-dessus  du  canal  et  de  la  rivière  sur  un  pont 
qui  a  330  mètres  de  longueur.  A  partir  de  Schenectady,  on  re- 
monte la  vallée  du  Mohawk.  A  Little-Fall,  les  eaux  se  précipitent 
entre  des  montagnes  escarpées  dont  les  roches  ont  les  formes  les 
plus  hardies  et  semblent  des  forteresses  démantelées.  Le  canal 
longe  le  chemin  de  fer  au  fond  de  la  vallée  étroite,  et  on  le  voit 
s'engouffrer  dans  une  coupure  de  la  montagne.  De  distance  en  dis- 
tance, des  barrages  arrêtent  l'eau  et  fournissent  la  force  hydrau- 
lique à  des  établissemens  industriels.  Plus  loin,  la  vallée  s'évase, 
se  couvre  de  gras  pâturages  où  errent  des  troupeaux.  A  Franc- 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fort  (encore  un  souvenir  de  l'Allemagne!),  une  immense  chemi- 
née, entourée  d'usines  en  brique,  sert  de  centre  à  une  agglomé- 
ration de  jolies  petites  maisons  de  bois  blanc  où  demeurent  des 
ouvriers.  La  locomotive  essoufflée  vient  enfin  s'arrêter  au  milieu 
d'Utica.  Cette  ville,  fondée  par  on  ne  sait  quel  Gaton  obscur  vers 
1793,  a  aujourd'hui  six  grands  hôtels,  vingt  églises,  publie  plu- 
sieurs journaux  quotidiens  et  cinq  journaux  hebdomadaires;  elle  a 
cinq  banques,  s'éclaire  au  gaz,  possède  des  filatures  de  coton,  de 
laine,  des  fonderies,  des  tanneries,  des  ateliers  de  construction 
pour  le  chemin  de  fer.  En  1830,  c'était  encore  un  village,  et  sa 
charte  municipale  ne  date  que  de  cette  époque.  L'établissement  le 
plus  intéressant  est  la  maison  de  fous,  qui  appartient  à  l'état  de 
New-York.  Le  docteur  Bringham,  qui  en  était  autrefois  directeur,  a 
fondé  en  IBM  un  journal  aliéniste  intitulé  American  Journal  of 
Jnsanity,  et  destiné  à  répandre  des  idées  plus  humaines  en  ce  qui 
concerne  le  traitement  de  la  folie.  Le  docteur  John  Gray,  directeur 
actuel  de  l'asile  et  éditeur  de  ce  journal,  fidèle  aux  mêmes  idées, 
oblige  les  fous  à  se  guérir  eux-mêmes  et  leur  laisse  presque  pleine 
liberté.  Son  système  consiste  à  faire  appel  à  ce  qui  leur  reste  de 
raison  pour  les  amener  à  surveiller  et  à  vaincre  leur  déraison  :  la 
folie  n'est  jamais,  suivant  lui,  complète  au  début;  elle  n'envahit 
d'abord  qu'un  coin  de  l'esprit.  Il  explique  au  malade  sa  maladie, 
lui  fait  peur  de  la  folie  complète ,  incurable ,  et  lui  apprend  à  uiser 
de  sa  volonté  contre  le  fantôme  qui  vient  le  hanter.  Cette  méthode 
produit,  m'a-t-on  assuré,  dans  un  très  grand  nombre  de  cas  de 
merveilleux  résultats;  mais  le  succès  dépend  sans  doute  en  grande 
mesure  du  tact,  de  la  fermeté,  des  qualités  morales  de  ceux  qui 
l'appliquent. 

Les  chutes  de  Trenton  sont  à  quelque  distance  d'Utica.  Un  em- 
branchement de  chemin  de  fer  y  conduit  par  une  contrée  sauvage 
et  pastorale  que  traverse  le  Ganada-Creek,  un  petit  affluent  du 
Mohawk.  En  arrivant  près  de  Trenton,  la  locomotive,  attelée  à  quel- 
ques vieilles  voitures  usées,  passe  timidement  sur  un  frêle  pont  de 
bois  jeté  à  une  très  grande  hauteur  au-dessus  d'un  torrent.  On 
s'occupe  de  vider  des  tombereaux  de  ballast  à  travers  les  poutrelles 
pour  noyer  peu  à  peu  les  appuis  dans  un  remblai;  mais  le  passage 
est  encore  dangereux,  et  le  voyageur  ne  se  rassure  guère  avant  que 
la  locomotive  ait  cessé  de  rouler  sur  la  maigre  charpente.  Après  une 
nuit  passée  dans  une  méchante  auberge,  je  me  rendis  de  bon  ma- 
tin aux  chutes.  Je  traversai  un  petit  bois,  et,  descendant  un  esca- 
lier rustique,  me  trouvai  au  fond  d'une  gorge  en  face  de  la  cascade 
inférieure.  On  ne  saurait  imaginer  paysage  plus  imprévu  :  rien  ne 
l'annonce,  rien  ne  le  fait  deviner.  Le  Canada-Creek  coule  au  fond 
d'une  vallée  étroite  qui  forme  comme  une  coupure  dans  la  plaine  : 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  887 

le  lit  de  cette  rivière  est  creusé  dans  des  couches  calcaires  super- 
posées comme  les  feuillets  d'un  livre;  minces  et  d'épaisseur  égale, 
elles  dessinent  une  série  de  traits  parallèles  et  horizontaux  sur  les 
murs  de  la  vallée.  Des  deux  côtés  et  au  niveau  de  l'eau ,  ces  cou- 
ches forment  comme  de  petits  trottoirs,  tantôt  plus  larges,  tantôt 
plus  étroits.  On  avance  lentement  sur  ces  dalles  naturelles,  en  fou- 
lant aux  pieds  d'innombrables  fossiles  de  l'époque  silurienne.  Les 
eaux  descendent,  sombres  et  écumantes,  sur  les  marches  de  cet  es- 
calier naturel.  En  se  tenant  aux  chaînes  de  fer  scellées  dans  la 
pierre,  on  longe  les  portions  les  plus  étroites  qui  demeurent  libres 
entre  le  torrent  et  le  rocher.  Quand  on  arrive  à  une  cascade,  le  trot- 
toir devient  escalier  ;  on  monte  rapidement  les  degrés  glissans  au 
milieu  d'une  poussière  liquide  et  transparente  où  le  soleil  dessine 
d'admirables  arcs-en-ciel  circulaires.  Parvenu  au  niveau  du  déver- 
soir, on  peut  regarder  à  loisir  les  eaux  qui,  en  franchissant  le  seuil, 
se  colorent  d'une  belle  teinte  jaune,  due  à  la  nature  chimique  des 
calcaires  noirâtres  qu'elles  ont  lavés  :  on  les  dirait  mêlées  de  poix 
ou  de  bitume,  ou  l'on  croirait  voir  couler  des  masses  de  verre  fondu, 
pareil  à  celui  dont  on  fait  les  bouteilles  communes.  Cette  teinte 
disparaît  dans  les  flocons  frissonnans  qui  montent  et  descendent 
sans  cesse  au  bas  de  la  cascade  en  remous  dont  la  blancheur  fatigue 
le  regard.  La  deuxième  chute  est  la  plus  élevée  et  la  plus  pitto- 
resque. La  nappe  moirée  qui  bondit  et  ruisselle  sur  les  noirs  rochers 
est  encadrée  par  les  flancs  boisés  de  la  vallée  ;  les  branches  traî- 
nantes et  tristes  de  Yarbor  vitœ  se  penchent  sur  les  eaux  bouil- 
lonnantes; les  bouleaux  au  tronc  argenté,  les  érables  s'attachent 
en  désordre  aux  parois  du  rocher,  et  couronnent  les  sommets  en 
mêlant  leur  feuillage  coloré  des  riches  teintes  de  l'automne  aux 
sombres  pointes  des  sapins.  Çà  et  là,  une  liane  rougie  trace  comme 
une  ligne  de  sang.  Rien  dans  mes  souvenirs  ne  dépasse  cette  cas- 
cade de  Trenton  pour  l'harmonie,  la  beauté  des  lignes,  la  richesse 
et  le  contraste  des  couleurs.  C'est  un  paysage  de  dimensions  res- 
treintes, mais  achevé;  rien  n'y  rappelle  l'homme  :  pas  une  maison, 
pas  une  route,  pas  même  un  sentier  visible,  pas  une  hutte  rus- 
tique ou  un  siège  de  bois;  la  solitude  profonde,  la  tristesse  de 
cette  vallée  oubliée,  le  murmure  doux  et  monotone  des  eaux,  tout 
invite  au  repos  et  à  la  rêverie. 

De  retour  à  Utica,  je  traversai  jusqu'aux  chutes  du  Niagara  les 
plaines  riches  et  monotones  de  l'état  de  New-York.  Sur  tout  ce  tra- 
jet, le  pays  conserve  le  même  caractère  :  de  vastes  prés  naturels 
entourés  de  frêles  clôtures  de  bois,  çà  et  là  quelque  village  formé 
de  maisons  alignées  le  long  de  larges  avenues  d'arbres  et  entourées 
de  jardins  et  de  vergers,  des  taillis,  des  futaies  où  les  pins  blancs 
se  mêlent  aux  érables,  aux  bouleaux,  aux  chênes,  aux  ormes,  dont 


888  REVUE    DES   DEUX    AIONDES. 

les  branches  retombent  en  courbes  régulières  comme  les  longues 
plumes  d'un  panache.  On  ne  se  lasse  point  d'admirer  les  tons  écla- 
tans  du  feuillage;  chaque  essence  a  sa  livrée  d'automne  :  l'érable, 
rouge  écarlate,  couleur  de  groseille  ou  de  rubis,  se  reconnaît  de 
très  loin;  l'orme  donne  des  massifs  jaunâtres,  le  vert  lutte  encore 
contre  le  jaune  et  le  rouge  dans  l'érable  sucré.  Le  soleil  couchant 
vient  dorer  la  vaste  plaine  et  resplendit  à  travers  les  bouquets  de 
bois;  nulle  description  ne  peut  donner  l'idée  des  splendeurs  de  ce 
spectacle.  Les  nuages  légers,  franges  immobiles  suspendues  aux 
bords  de  l'horizon,  semblent  flotter  dans  la  pourpre,  dans  le  feu, 
dans  le  sang  ;  on  ne  distingue  plus  les  sillons,  la  rude  glèbe,  les 
friches  de  la  plaine ,  convertie  en  un  lac  rose  ou  violet.  Les  ormes 
lointains  reluisent  comme  de  frêles  bouquets  d'améthyste  ou  de 
grenat;  mais  ces  crépuscules  féeriques  ne  durent  pas  assez  long- 
temps :  le  soleil  s'arrête  à  peine  sur  l'horizon,  les  irisations  s'éva- 
nouissent par  degrés  dans  une  ombre  d'abord  légère,  et  bientôt  de 
plus  en  plus  opaque. 

Entre  Utica  et  le  Niagara,  on  rencontre  deux  villes  importantes, 
Syracuse  et  Rochester.  En  1820,  Syracuse  était  un  village  de  trois 
cents  habitans;  aujourd'hui  la  population  dépasse  trente  mille  âmes, 
elle  a  25  églises  (dont  quatre  catholiques)  et  8  écoles  publiques. 
Elle  doit  sa  prospérité  à  ses  mines  de  sel,  les  plus  importantes  des 
États-Unis.  A  une  profondeur  de  100  mètres  environ,  on  puise  une 
eau  qui  renferme  dix  fois  plus  de  sel  que  l'eau  de  mer.  Les  puits 
sont  creusés  et  l'eau  pompée  aux  frais  de  l'état  de  New-York, 
propriétaire  des  terrains  salifères.  L'eau  est  fournie  à  des  indus- 
triels qui  la  concentrent  pour  fabriquer  le  sel  et  qui  paient  un  droit 
minime  par  mètre  cube.  Il  y  a  en  outre  à  Syracuse  beaucoup  de 
manufactures,  des  fabriques  d'instrumens  aratoires,  de  machines 
à  vapeur,  de  poêles  en  fer,  des  papeteries,  des  tanneries,  des  mou- 
lins. Le  canal  Érié  traverse  la  ville  de  l'est  à  l'ouest,  il  est  lui- 
même  traversé  à  angle  droit  par  le  canal  Oswego,  qui  se  dirige  au 
nord  vers  le  lac  Ontario.  La  ville  est  coupée  de  larges  rues  qua- 
drangulaires;  le  chemin  de  fer  suit  l'une  d'elles  et  traverse  à  ni- 
veau les  quartiers  les  plus  animés  ;  pendant  que  les  trains  ralentis 
passent  devant  les  grands  hôtels,  les  boutiques,  les  hautes  maisons 
de  brique  et  de  pierre,  des  enfans  s'amusent,  au  risque  de  se  faire 
écraser,  à  sauter  sur  les  petites  plates-formes  qui  terminent  à  l'a- 
vant et  à  l'arrière  toutes  les  voitures  de  chemins  de  fer  en  Amérique. 

Rochester  n'a  commencé  à  être  une  ville  qu'en  183il  :  en  1855, 
sa  population  était  de  4/1,000  habitans.  La  rivière  Genesee  lui  fournit 
une  force  hydraulique  presque  illimitée;  aussi  ses  moulins  sont-ils 
peut-être  les  plus  actifs  qu'il  y  ait  aux  États-Unis.  Sur  une  longueur 
de  h  kilomètres,  la  rivière  descend  de  75  mètres;  trois  barrages 


LES   ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  889 

successifs  ont  31,  7  et  25  mètres  de  haut.  On  moud  annuellement 
à  Rochester  plus  de  600,000  ])arils  de  farine.  Les  eaux  du  canal 
Érié,  qui  passe  au  milieu  de  la  cité,  traversent  la  rivière  sur  un  bel 
aqueduc  de  pierre  qui  a  280  mètres  de  long.  Un  second  canal  re- 
monte la  vallée  du  Genesee  et  va  rejoindre  la  vallée  de  la  rivière 
Alleghany,  qui  à  Pittsburg,  en  Pensylvanie,  devient  l'Hudson  en 
s'unissant  au  Mohongahela. 

J'arrivai  dans  la  nuit  au  village  du  Niagara,  et  m'y  rendis  à 
l'un  des  immenses  hôtels  qu'on  a  construits  pour  les  milliers  de 
voyageurs  qui  chaque  année  visitent  les  cataractes.  Je  distinguais 
déjà  de  loin  deux  notes  profondes,  —  l'une  qui  venait  des  rapides, 
l'autre  des  chutes,  la  première  pluâ  élevée,  la  seconde  plus  grave 
et  plus  solennelle.  Dès  le  matin,  je  courus  au  Niagara  :  les  eaux 
des  grands  lacs  du  nord  de  l'Amérique  n'arrivent  au  lac  Ontario, 
la  dernière  et  la  plus  basse  de  ces  mers  intérieures,  que  par  une 
large  et  profonde  fracture  creusée  dans  la  langue  de  terrain  silu- 
rien qui  unit  le  Canada  occidental  à  l'état  de  New-York.  Ce  pas- 
sage naturel  est  comme  une  gigantesque  écluse  placée  par  la  nature 
entre  les  deux  lacs  Érié  et  Ontario ,  dont  le  premier  a  un  niveau 
plus  élevé  de  100  mètres  que  le  second.  Les  eaux  y  coulent  du  sud 
au  nord  :  avant  d'arriver  au  Niagara,  elles  descendent  un  long  plan 
légèrement  incliné  dont  le  lit  inégal  et  rocheux  forme  les  rapides. 
Au  bout  de  ce  plan,  elles  se  divisent  en  deux  branches,  et,  pas- 
sant à  gauche  et  à  droite  de  l'île  dite  de  la  Chèvre,  arrivent  à  l'ex- 
trémité de  cette  île,  au  précipice  où  elles  s'engouffrent.  Entre  la 
petite  île  qui  semble  se  pencher  sur  l'abîme  et  la  rive  américaine 
est  la  plus  petite  cataracte,  dont  le  déversoir  est  droit  comme  celui 
d'un  immense  barrage  d'usine.  Les  eaux  y  courent  de  l'ouest  à 
l'est,  perpendiculairement  à  la  direction  générale  de  la  vallée  ;  du 
côté  canadien,  la  crête  de  la  grande  cataracte  a  la  forme  d'un  fer 
à  cheval.  Les  eaux  roulent  sur  ce  demi-cercle  en  masses  si  épaisses 
que  le  nuage  de  fumée  soulevé  au  bas  de  la  chute  monte  en  tour- 
billonnant jusqu'à  plus  de  300  mètres  de  haut.  Une  petite  tour  en 
pierre  a  été  bâtie  sur  l'extrême  pointe  de  l'île  de  la. Chèvre  :  l'obser- 
vateur placé  au  sommet  voit  arriver  de  loin  les  eaux  qui  se  préci- 
pitent en  écumant  sur  les  rapides;  chaque  marche  du  rocher  est 
marquée  par  une  frange  blanche  et  agitée;  çà  et  là,  un  rocher  dé- 
taché du  lit  ou  quelque  tronc  de  sapin  échoué  s'entoure  d'une  crête 
de  flots  plus  élevés  et  plus  furieux.  La  masse  liquide,  emportée  par 
son  irrésistible  poids,  vient  enfin  tomber  dans  l'enceinte  en  fer  à 
cheval.  La  nappe  circulaire,  verte  au  sommet,  se  moire  au-dessous 
de  stries  argentées  qui  ondulent  et  frémissent  comme  des  panaches 
fouettés  par  le  vent.  La  belle  ligne  céruléenne  du  sommet  reste 
seule  immobile,  et  les  eaux  viennent  passer  sous  son  inflexible 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

niveau.  La  vitesse  en  est  telle  que  la  hardie  parabole  qu'elles  dé- 
crivent reste  encore  sensiblement  éloignée  de  la  verticale  au  mo- 
ment où  elles  se  brisent  au  pied  de  la  cataracte,  à  une  profon- 
deur de  50  mètres.  Je  descendis  dans  une  mince  tour  de  bois 
qui  enveloppe  un  escalier  en  hélice  jusqu'au  fond  de  la  vallée  du 
côté  de  la  chute  canadienne,  et  suivis  un  petit  sentier  qui  ser- 
pente sur  les  calcaires  schisteux,  noirs  et  fétides,  qui  forment  la 
partie  inférieure  du  grand  mur  le  long  duquel  le  fleuve  se  déverse. 
Au  sommet  de  ce  mur,  des  couches  épaisses  de  calcaire  dur  et 
compacte  surplombent  les  minces  schistes,  qui  se  délitent  et  que 
les  eaux  usent  sans  relâche.  Il  arrive  quelquefois  que  des  rochers 
se  détachent  de  cette  épaisse  table  calcaire  et  toml3ent  au  pied  de 
la  cataracte.  L'écharpe  courbée  des  eaux  forme  comme  une  voûte 
sous  laquelle,  en  se  couvrant  de  toile  imperméable,  on  peut  s'a- 
vancer très  loin.  Je  remarquai  deux  femmes,  descendues  dans  un 
affreux  accoutrement,  qui  n'eurent  point  le  courage  de  pénétrer 
dans  la  pluie  et  le  tonnerre  de  la  cascade;  un  enfant  d'une  quin- 
zaine d'années  qui  les  accompagnait  suivit  seul  le  guide ,  un  noir 
robuste,  qui  l'entraîna  plutôt  qu'il  ne  le  conduisit  aussi  loin  qu'on 
peut  aller.  Je  les  vois  encore  se  traîner  le  long  du  rocher,  le  noir 
soutenant  l'enfant  d'une  main  contre  la  muraille  de  pierre,  et  de 
l'autre  lui  montrant  avec  de  grands  gestes  la  muraille  des  eaux.  Ces 
deux  figures  confuses,  l'une  craintive,  l'autre  énergique  et  comme 
menaçante,  se  sont,  je  ne  sais  pourquoi,  gravées  dans  ma  mémoire. 
Du  côté 'américain,  on  peut  aussi  descendre  par  une  tourelle  au 
pied  de  la  cataracte  et  se  mouiller  en  quelques  instans  des  pieds  à 
la  tête  dans  un  enfoncement  qu'on  nomme  la  «  caverne  des  vents.  » 
Pour  aller  d'une  rive  à  l'autre,  on  traverse  le  fleuve  dans  un  petit 
bateau  à  vapeur  à  une  petite  distance  de  la  cataracte,  car  les  eaux 
n'ont  qu'un  très  faible  courant  après  leur  chute.  Un  peu  plus  loin, 
on  rencontre  aussi  le  magnifique  pont  suspendu  en  treillis  de  fer 
qui  est  jeté  à  une  hauteur  de  83  mètres  à  travers  la  vallée,  et  qui 
joint  le  chemin  de  fer  du  Centre  de  New-York  au  G rcat- Western 
du  Canada.  Les  locomotives  roulent  au  sommet  de  la  poutre  en 
treillis,  qui  a  266  mètres  de  longueur;  les  voitures  et  les  piétons 
passent  sur  le  tablier  inférieur.  C'est  de  la  rive  canadienne  qu'on 
aperçoit  le  mieux  l'ensemble  des  chutes.  La  sombre  masse  de  l'île 
de  la  Chèvre  se  penche  entre  les  deux  nappes  éblouissantes;  le 
nuage  qui  s'élève  en  tournoyant  du  fer  à  cheval  semble  sortir  d'une 
chaudière  souterraine.  Au-dessus  du  seuil  verdàtre  du  long  déver- 
soir se  dessinent  en  lignes  parallèles  les  franges  écumeuses  des  ra- 
pides jusqu'à  la  sévère  muraille  des  sapins  dont  s'entoure  le  triste 
horizon. 
Je  n'ai  jamais  vu  un  bon  tableau  du  Niagara;  un  seul  peintre 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  891 

eût  peut-être  été  capable  de  rendre  la  terrible  majesté  de  ce  spec- 
tacle :  c'est  Ruysdaël.  Il  eût  choisi  sans  doute  quelque  jour  où  les 
eaux  sont  plus  sombres,  où  les  grands  nuages  traînans  promènent 
des  ombres  plus  lourdes  et  plus  menaçantes,  où  les  rapides  semblent 
irrités,  où  les  sapins  se  penchent  sous  un  vent  froid  et  furieux.  La 
chute  canadienne  m'a  fait  penser  tout  de  suite  au  grand  paysagiste 
de  l'école  flamande.  De  ce  côté,  rien  ne  dépare  la  sévérité  du  ta- 
bleau. Du  côté  américain ,  les  rapides  sont  gâtés  par  des  usines  et 
des  maisons.  On  voudrait  faire  la  solitude  autour  de  ce  lieu  ;  il  n'y 
faudrait  qu'eaux,  bois  et  rochers.  On  voudrait  abattre  ces  hôtels 
qui  ressemblent  à  des  casernes,  ces  boutiques  où  l'on  vend  au  naïf 
voyageur  des  contrefaçons  de  l'industrie  primitive  des  Indiens,  arcs, 
mocassins,  écrans  de  plumes  ornés  d'oiseaux  aux  couleurs  écla- 
tantes, boîtes  en  écorce  de  bouleau,  brodées  avec  les  poils  colorés 
du  mouse  et  des  grains  de  verre,  raquettes  pointues  qui  servent 
à  marcher  sur  la  neige.  Il  reste  encore  une  petite  tribu  indienne 
aux  environs  du  village  de  Niagara;  mais  ce  n'est  pas  ici  qu'il  faut 
venir  chercher  l'homme  rouge  avec  sa  coiffure  en  plumes  d'aigle, 
ses  colliers,  ses  ceintures  bariolées,  ses  jambières  frangées  :  j'aper- 
çus seulement  deux  Indiennes  assises  sur  un  tronc  d'arbre,  la  tête 
enveloppée  de  sombres  capuches.  Dans  les  antichambres  de  l'Hôtel 
de  la  Cataracte,  je  fis  aussi  rencontre  d'un  homme  au  teint  cuivré, 
vêtu  avec  une  fausse  élégance;  ses  cheveux  noirs  et  luisans  étaient 
soigneusement  séparés  en  boucles;  une  grosse  épingle  en  faux  dia- 
mans  brillait  sur  sa  chemise,  d'une  blancheur  douteuse.  Son  sourire 
obséquieux  laissait  voir  des  dents  brillantes  et  bien  rangées.  Je  me 
détournai  avec  pitié  de  ce  représentant  dégénéré  d'une  noble  race 
que  la  civilisation  dégrade  avant  de  l'anéantir. 

II. 

Le  Canada  occidental,  que  le  voyageur  traverse  en  allant  du  Nia- 
gara à  Détroit,  dans  le  Michigan,  n'offre  d'intérêt  qu'à  l'agriculteur. 
La  forêt  y  occupe  encore  de  très  grandes  surfaces;  mais  partout  où 
elle  a  été  coupée  s'étendent  de  beaux  champs  où  les  boules  d'or 
des  potirons  brillent  à  travers  les  tiges  du  maïs.  Autour  des  mai- 
sons, des  pommiers  déjà  vieux  se  penchent  sous  leurs  fruits.  Que 
dire  de  Sainte-Catherine,  de  Hamilton,  de  London,  de  toutes  ces 
villes  qui  se  ressemblent,  et  où  la  locomotive  ne  s'arrête  qu'un  in- 
stant? La  géographie  connaît  à  peine  ces  lieux,  à  demi  villes,  à 
demi  villages,  où  vit  une  population  obscure,  sans  nationalité  bien 
définie,  sans  passé  comme  sans  avenir,  servante  dédaignée  d'une 
métropole  lointaine  et  de  plus  en  plus  indifférente.  Hamilton,  ville 
grande  et  prospère,  bâtie  en  pierre,  domine  le  lac  Ontario,  qui 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étincelle  sous  le  soleil  comme  un  bouclier  d'acier.  On  suit  d'abord 
le  lac,  puis  on  s'élève  par  des  pentes  boisées  sur  le  plateau  de  la 
péninsule  canadienne.  L'extrémité  occidentale  de  cette  péninsule 
est  baignée  d'un  côté  par  le  lac  Saint- Clair,  de  l'autre  par  le  lac 
Érié.  J'arrivai  à  dix  heures  du  soir  à  Windsor,  situé  sur  le  détroit 
qui  unit  ces  deux  lacs.  Sur  la  rive  opposée.  Détroit,  éclairé  par  la 
lune  en  son  plein ,  semblait  sortir  de  l'eau.  Les  lumières  du  port 
brillaient  au  loin ,  et  les  fanaux  colorés  des  bateaux  à  vapeur  glis- 
saient en  tous  sens;  un  bateau-bac  traversait  rapidement  le  canal, 
où  ses  feux  rouges  se  réverbéraient  sur  les  rides  de  l'eau.  Le  gé- 
missement étrange  du  sifflet  des  chaudières  troublait  seul  le  silence 
de  la  nuit.  La  grande  ourse,  pâlie  par  la  lumière  de  la  lune,  sem- 
blait descendre  sur  la  ville  endormie.  Ce  tableau  avait  quelque 
chose  de  féerique,  et  malgré  le  froid  piquant  de  la  nuit  je  demeu- 
rai sur  le  pont  du  vapeur  qui  m'emportait  vers  Détroit,  pendant  que 
les  nombreux  émigrans  avec  qui  j'avais  voyagé  toute  la  journée  dé- 
voraient le  souper  qu'on  leur  avait  préparé  dans  la  salle  à  manger. 
En  admirant  ce  vaste  canal,  qui  a  presque  un  kilomètre  de  large, 
je  me  rappelai,  avec  une  fierté  mêlée  de  regrets,  que  des  Français 
avaient  les  premiers  apporté  la  civilisation  dans  ce  lieu,  qui  n'a  plus 
de  français  que  le  nom.  Quand  un  gouvernement  insouciant  livra  le 
Canada  à  l'Angleterre,  n'est-ce  pas  ici  qu'un  héros,  Pontiac,  re- 
commença seul  la  lutte,  et  combattit  héroïquement  pour  la  France 
en  même  temps  que  pour  l'indépendance  de  sa  race?  Hélas!  la 
France  ne  connaît  plus  ce  noble  martyr,  et  son  nom  ne  se  retrouve 
aujourd'hui  que  dans  un  comté  inconnu  de  l'Illinois  (1). 

Le  lendemain  matin,  le  charme  était  rompu.  Détroit,  qui  le  soir 
m'était  apparue  comme  transfigurée  dans  la  vapeur  lumineuse  de  la 
lune,  se  montra  ce  qu'elle  est  réellement,  une  ville  à  demi  achevée, 
où  les  masures  de  bois  avoisinent  de  gigantesques  constructions  en 
pierre  ou  en  brique,  où  d'immenses  avenues,  tracées  pour  une  ca- 
pitale, longent  presque  partout  des  terrains  vagues  et  encore  inoc- 
cupés. C'est  bien  là  la  cité  de  l'ouest,  où  les  extrêmes  se  touchent; 
ici  on  construit,  à  côté  l'on  démolit  pour  reconstruire  :  tous  les 
styles  se  heurtent,  tout  se  mêle,  hangars,  maisons  de  bois,  villas 
ornées  de  vérandahs  blanches,  grands  massifs  de  pierre  et  de  bri- 
que, où  s'étagent  les  magasins  et  reluisent  les  criardes  enseignes, 
temples  grecs  aux  colonnes  de  bois  peint  et  aux  frontons  nus,  églises 
gothiques  dont  le  temps  n'a  pu  encore  user  les  angles  et  auxquelles 
des  lierres  plantés  hier  essaient  en  vain  de  donner  un  air  de  vé- 
tusté. Aux  trottoirs  de  pierre  larges  comme  des  rues  succèdent 
des  trottoirs  en  planches  ou  des  fondrières;  des  voitures  de  cam- 

(1)  Voyez  VHistonj  of  the  Conspiracy  of  Pontiac,  par  F.  Parkman;  Boston  1851. 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT   LA    GUERRE.  893 

pagne  allemandes ,  faites  de  deux  longues  planches  soutenues 
contre  quatre  piquets  et  traînées  par  des  chevaux  rustiques,  pas- 
sent à  côté  des  beaux  camions  peints  en  rouge  et  des  longs  omnibus 
qui  roulent  sur  des  rails.  Il  y  a  quelque  part  des  monumens,  un 
hôtel  de  ville,  un  palais  de  justice,  une  douane,  une  banque  bâtie 
dans  le  style  grec,  un  théâtre,  un  muséum;  mais  le  vrai  monument 
de  l'ouest  est  toujours  l'hôtel  :  dans  les  vastes  antichambres  pavées 
en  marbre  se  presse  incessamment  un  peuple  de  voyageurs,  de 
curieux,  de  spéculateurs  occupés  à  lire  les  journaux,  les  mons- 
trueuses affiches,  les  nouvelles  télégraphiques,  la  cote  de  l'or  et  le 
registre  où  s'inscrivent  les  nouveaux  arrivans.  Les  domestiques 
noirs  courent  en  tous  sens;  de  la  buvette  [bar-room),  remplie  de 
groupes  bruyans,  sort  une  odeur  de  tabac  et  d'eau-de-vie.  Dans  les 
salons  couverts  de  riches  tapis  aux  éclatantes  couleurs ,  les  dames 
reçoivent  leurs  visites;  parfois  une  jeune  fille  essaie  la  dernière 
valse  de  Paris  sur  un  piano  dont  les  touches  lassées  ne  rendent 
plus  qu'un  son  faux  et  éteint.  Dans  l'énorme  salle  à  manger  s'al- 
longent les  tables  autour  desquelles  on  s'assoit  à  toute  heure  et 
où,  sous  des  noms  différens,  on  fait  trois  ou  quatre  fois  par  jour  le 
même  repas.  A  côté  d'une  femme  habillée  avec  la  dernière  élé- 
gance, dont  les  fines  mains  couvertes  de  bagues  ne  touchent  aux 
mets  qu'avec  une  savante  lenteur,  s'assoit  un  robuste  fermier  qui 
en  quelques  instans  a  dévoré  tout  ce  qu'on  lui  apporte.  Un  enfant 
boit  du  lait  à  la  glace  dans  un  verre  pendant  qu'un  officier  en  congé 
vide  une  bouteille  de  catawba.  Les  nègres  agiles  et  sourians  se  tien- 
nent derrière  les  taciturnes  mangeurs,  surveillant  leurs  moindres 
désirs  et  toujours  prêts  aies  satisfaire.  L'hôtel  est  dans  l'ouest,  avec 
le  meeting  politique,  un  organe  et  un  instrument  de  sociabilité;  la 
vie  est  trop  affairée  pour  les  rapports  sociaux  qui  demandent  des 
loisirs,  qui  exigent  le  goût  désintéressé  des  choses  de  l'esprit,  l'ap- 
plication demi -sérieuse,  demi-frivole,  à  la  poursuite  d'un  idéal 
de  convention.  La  rudesse  démocratique  ignore  ou  dédaigne  les 
nuances,  les  degrés,  les  classifications;  au  milieu  de  tant  d'égaux, 
l'homme  se  sent  en  réalité  seul.  Chacun  a  sa  maison  où,  avec  sa 
femme  et  ses  enfans,  il  s'enferme;  mais  à  l'hôtel  l'Américain  voit 
de  nouveaux  visages,  il  entend  parler  d'autre  chose  que  de  ses 
propres  affaires,  il  apprend  à  aimer  l'ordre,  la  propreté,  le  luxe, 
les  chambres  spacieuses  et  élevées;  il  forme  ses  manières  sur  celles 
des  étrangers  auxquels  il  se  trouve  mêlé.  Il  épie  les  mouvemens, 
écoute  les  moindres  paroles  des  personnages  célèbres,  généraux, 
hommes  d'état,  orateurs  ou  écrivains,  que  le  hasard  a  pour  un  jour 
amenés  à  ses  côtés.  Parmi  ce  flot  continuel  de  nouveaux  arrivans, 
au  milieu  de  tant  de  figures  diverses,  il  en  vient  à  connaître  mieux 
que  sur  les  cartes  la  grandeur  de  son  pays  :  s'il  ne  peut  en  visiter 


894  .     REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  états,  tous  les  états  viennent  le  visiter.  Son  horizon  s'élar- 
git, et  du  centre  de  ce  vaste  continent  ses  regards  plongent  jusque 
sur  les  bords  de  l'Atlantique,  jusqu'au  golfe  du  Mexique,  jusqu'aux 
vallées  de  la  Californie.  L'hôtel  est  comme  l'abrégé  de  la  confédé- 
ration. 

De  Détroit  à  Chicago,  on  traverse  en  ligne  droite  l'état  agricole 
du  Michigan.  Rien  ne  distrait  le  regard  sur  cette  fertile  plaine  :  on 
ne  voyage  pas  dans  l'ouest,  on  est  transporté  d'un  lieu  à  un  autre. 
Parmi  les  champs  et  les  bois,  on  traverse  comme  d'un  bond  toutes 
les  phases  de  la  civilisation.  Ici  des  feux  consument  lentement  les 
derniers  troncs  d'arbres  dans  une  partie  de  la  forêt  qu'on  veut  don- 
ner à  la  culture;  dans  les  pâturages  encore  remplis  de  fleurs  sau- 
vages, d'astères  violettes,  de  verges  d'or,  de  molènes  {verbascum), 
errent  des  vaches  entre  les  souches  noircies  et  les  blocs  erratiques; 
dans  les  premiers  enclos ,  la  charrue  passe  lentement  en  contour- 
nant les  dernières  souches;  sur  les  champs  déjà  bien  nettoyés,  le 
soc  trace  sans  difficulté  ses  sillons  parallèles.  Les  premiers  abris 
sont  des  huttes  élevées  à  la  hâte;  plus  tard,  l'émigrant  enrichi  bâtit 
une  maison  plus  grande  ;  les  planches  sont  peintes  en  jaune  ou  en 
blanc,  et  des  contre-vents  verts  encadrent  les  fenêtres.  Enfin  dans 
les  centres  les  plus  importans  s'élèvent  des  constructions  en  pierre 
ou  en  brique.  Les  stations  ne  diffèrent  que  par  le  nom.  Qui  a  songé 
à  donner  à  l'une  d'elles  celui  du  héros  hellène  Ypsilanti?  Chelsea, 
Albion,  viennent  après  :  on  s'arrête  un  moment  dans  un  endroit 
marqué  Paw-Paw  sur  les  cartes  les  plus  récentes,  mais  qui  au- 
jourd'hui a  reçu  déjà  un  nom  anglais  et  banal.  Le  chemin  de  fer 
suit  longtemps  les  eaux  dormantes  du  Kalamazou,  qui  se  traîne 
entre  des  bois  d'érables  jaunis.  La  nuit  arrive,  et  la  prairie  nue 
prend  l'aspect  d'un  lac  noir,  immobile  et  sans  reflets.  Sur  les  rives 
méridionales  du  lac  Michigan,  la  steppe  n'est  traversée  d'aucune 
ondulation;  sa  surface  unie  reproduit  exactement  cette  forme  idéale 
que  l'astronomie  dans  ses  calculs  suppose  à  la  terre;  la  circonfé- 
rence de  l'horizon  est  aussi  parfaite  que  celle  dont  le  marin  sur 
son  vaisseau  reste  le  centre  mobile.  Cette  fuite  rapide  à  travers  le 
désert  morne,  silencieux  et  sans  limites  semble  un  rêve.  Quelques 
lumières  se  montrent  enfin  sur  le  fond  obscur  de  l'horizon  comme 
des  étoiles  au  moment  de  leur  lever.  On  arrive  à  Chicago. 

Chicago  est  la  reine  de  l'ouest;  c'est  la  capitale  des  grands  états 
producteurs  de  céréales.  Il  y  a  trente-trois  ans,  les  Indiens  erraient 
encore  librement  sur  les  rives  du  lac  Michigan,  où  s'élèvent  main- 
tenant des  églises,  des  hôtels,  des  monumens,  des  maisons  pour 
une  population  de  180,000  habitans.  L'immense  damier,  découpé 
de  larges  rues,  s'étend  à  perte  de  vue  au  nord,  au  sud,  à  l'ouest. 
A  l'est  est  le  port,  où  se  pressent  les  mâts  d'une  multitude  de  ba- 


LES    ÉTATS-UNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  895 

teaux.  Ils  -entrent  dans  la  petite  rivière  qui  a  donné  son  nom  à  la 
ville,  et  qui,  dans  son  milieu,  se  divise  en  deux  branches;  douze 
ponts  tournans  les  traversent,  et  font  communiquer  les  diverses 
parties  de  la  cité.  De  petits  remorqueurs,  pareils  à  de  gros  insectes 
flottant  sur  l'eau,  traînent  sans  cesse  les  bateaux  chargés  de  blé. 
Chicago  est  un  entrepôt  colossal;  il  reçoit  d'une  part  les  céréales 
de  l'ouest,  de  l'autre  tous  les  produits  manufacturés  que  les  états 
de  l'est  lui  envoient  en  échange.  Aussi  quelques  rues  ont-elles  au- 
tant d'animation  que  la  Cité  de  Londres.  Partout  on  bâtit  :  les  an- 
ciennes maisons  de  bois  sont  jetées  bas  pour  faire  place  à  des  mai- 
sons hautes  et  vastes;  on  construit  déjà  pour  l'avenir,  on  taille  le 
beau  marbre  d'Athènes  (l'Athènes  de  l'Illinois),  on  sculpte  le  bois, 
on  mêle  à  la  pierre  les  belles  briques  de  Milwaukee,  d'une  couleur 
claire  et  dorée.  Il  n'y  a  pas  une  ville  de  l'Union  qui  ait  une  rue 
comparable  à  l'Avenue-Michigan,  bordée  sur  une  immense  lon- 
gueur de  charmantes  maisons,  qui  ont  toutes  vue  sur  le  lac.  Elles 
ne  sont  point  une  copie  servile  les  unes  des  autres,  comme  les 
maisons  des  quartiers  élégans  de  New-York.  Beaucoup  d'entre  elles 
ont  des  toits  à  la  Mansard,  et  en  général  il  m'a  semblé  y  recon- 
naître une  tendance  à  l'imitation  des  formes  françaises,  qui  se  trahit 
aussi  à  l'intérieur  dans  les  ameublemens.  On  goûte  mieux  nos  usa- 
ges, nos  modes,  sur  les  rives  du  lac  Michigan  qu'aux  bords  de  la 
Tamise.  Les  églises,  presque  toutes  asservies  au  style  gothique, 
sont  en  revanche  d'un  goût  détestable.  Il  est  une  rue,  dont  j'oublie 
le  nom,  où  il  y  en  a  presque  autant  que  de  maisons.  Toutes  les 
sectes  se  coudoient,  et  les  congrégations,  n'étant  pas  très  nom- 
breuses, ne  bâtissent  point  de  monumens  assez  spacieux  pour  avoir 
un  grand  air  architectural.  Les  églises  gothiques  en  particulier, 
qui  sont  comme  des  réductions,  ont  quelque  chose  de  pauvre,  de 
mesquin  et  souvent  de  grotesque.  L'architecture  religieuse  est  au 
reste,  dans  tous  les  États-Unis,  soumise  à  des  conditions  particu- 
lièrement défavorables.  J'ai  fait  le  calcul  qu'il  y  a  en  moyenne  une 
église  pour  mille  habitans  sur  l'étendue  entière  du  pays.  Il  n'est 
pas  besoin  de  vastes  nefs,  d'ailes  spacieuses,  de  voûtes  inacces- 
sibles dans  les  temples  où  se  réunissent  ces  petites  congrégations, 
et  qu'elles  sont  obligées  d'élever  de  leurs  propres  deniers.  Dans  les 
communautés  protestantes,  l'église  perd  tout  ce  que  gagne  le  sen- 
timent religieux. 

Si  Chicago  est  en  quelque  sorte  la  ville  représentative  de  l'ouest, 
son  rôle  peut  être  figuré  par  deux  sortes  d'établissemens,  les  élé- 
vateurs et  les  abattoirs  dits  packing-houses.  Ce  sont  les  deux  ma- 
melles de  l'ouest  d'où  sortent  sans  cesse  le  pain  et  la  viande.  J'allai 
d'abord  voir  un  élévateur.  Qu'on  se  figure  un  vaste  édifice  sans 
fenêtres,  très  élevé,  subdivisé  à  l'intérieur  en  plusieurs  étages.  L'é- 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tage  inférieur  est  traversé  par  une  longue  galerie  où  peuvent  enti-er 
deux  trains  conduits  par  des  locomotives.  Les  voitures  arrivent 
des  dépôts  voisins,  où  la  compagnie  de  l'élévateur  reçoit  les  blés 
des  diverses  lignes  de  chemin  de  fer  avec  lesquelles  sa  gare  est  en 
communication.  D'un  côté  de  l'élévateur  coule  la  rivière  Chicago, 
de  l'autre  un  canal  qui  communique  avec  la  rivière.  Les  bateaux 
peuvent  ainsi  venir  se  ranger  le  long  de  l'édifice  aussi  facilement 
que  les  trains  pénètrent  à  l'intérieur.  Quand  des  voitures  chargées 
de  blé  y  sont  entrées,  on  abaisse  la  porte  latérale  des  trucs,  et  le  blé 
roule  dans  une  large  rigole  qui  court  tout  le  long  de  la  voie.  Sui- 
vons-le dans  sa  marche.  Au  haut  du  vaste  bâtiment  tourne  un  axe 
de  fer  mis  en  mouvement  par  une  machine  à  vapeur  de  130  che- 
vaux. Cet  arbre  de  couche  porte  de  distance  en  distance  des  tam- 
bours où  s'applique  une  large  courroie  sur  laquelle  s'attachent  des 
auges.  Celles-ci  viennent  puiser  le  blé  dans  la  rigole  inférieure  dont 
j'ai  parlé  et  l'élèvent  à  l'étage  supérieur.  Après  quelques  tours  de 
roue,  le  blé  est  parvenu  sous  le  toit  et  va  se  déverser  dans  une 
caisse  de  bois  cubique  de  très  grande  capacité.  Une  fois  emmaga- 
siné dans  cette  boîte,  il  est  pesé  à  la  façon  des  voitures  qui  passent 
sur  une  balance;  puis  on  l'envoie  dans  un  des  réservoirs  définitifs 
où  se  classent  déjà  des  céréales  de  toute  nature  et  de  toute  qualité. 
Dans  cette  vue,  on  amis  au-dessous  de  l'orifice  inférieur  du  réservoir 
où  se  fait  le  pesage  un  ajutage  en  bois  :  cet  ajutage  mobile  peut 
être  à  volonté  dirigé  vers  l'un  ou  l'autre  des  vingt  canaux  en  bois  qui 
vont  se  dégorger  dans  de  grandes  tours  qui  remplissent  presque 
tout  le  corps  de  l'édifice.  Quand  on  veut  faire  sortir  le  blé  de  l'élé- 
vateur, on  n'a  qu'à  l'abandonner  à  son  propre  poids;  il  vient  rem- 
plir des  sacs  à  l'étage  inférieur  ou  descend  dans  les  bateaux  par  des 
canaux  quadrangulaires  en  bois  pareils  à  ceux  que  tout  le  monde  a 
vus  dans  les  moulins.  Le  fleuve  des  graines  nourricières  coule, 
coule  sans  cesse,  et  va  se  répandre  en  tous  sens  dans  les  états  de 
l'est  et  vers  les  ports  de  l'Atlantique. 

L'élévateur  que  je  visitai  en  détail  peut  recevoir  jusqu'à  trois  cent 
mille  boisseaux  {bushels)  de  céréales  :  on  pourrait  craindre  qu'ainsi 
chargé,  le  réservoir  n'éclatât;  mais  les  tours  de  bois  sont  très 
solidement  construites,  et  l'édifice  entier  est  entouré  d'épaisses 
murailles  de  brique.  Treize  roues  élévatrices  font  monter  chacune 
A, 000  boisseaux  dans  une  heure;  on  peut  donc  emmagasiner 
pendant  ce  temps  52,000  boisseaux.  L'édifice  entier  peut  se  rem- 
plir en  une  demi-journée.  On  comprend  facilement  l'utilité  de  ces 
gigantesques  réservoirs  :  le  producteur  y  peut  apporter  à  sa  conve- 
nance une  quantité  quelconque  de  céréales  ;  on  la  pèse ,  on  la  nu- 
mérote, et  il  reçoit  immédiatement  un  certificat  de  dépôt  négociable 
sur  le  marché  de  Chicago.  La  compagnie  prélève  un  droit  de  2  cents 


LES  ETATS-UNIS  PENDANT  LA  GUERRE. 


897 


(le  cent  est  la  centième  partie  du  dollar)  par  boisseau  emmagasiné 
et  s'engage  à  garder  le  blé  pour  un  laps  de  temps  qui  ne  peut  dé- 
passer vingt  jours;  au-delà  de  ce  terme,  le  déposant  est  tenu  de 
payer  un  demi-cent  par  jour  et  par  boisseau.  Les  frais  de  la  com- 
pagnie s'élèvent  par  jour  à  175  dollars  :  ce  chiffre  permet  d'évaluer 
facilement  l'étendue  des  bénéfices  qu'elle  réalise. 

Les  élévateurs,  on  le  voit,  ne  sont  autre  chose  que  des  docks  à 
blé  :  on  les  trouve  partout  où  le  commerce  des  céréales  a  pris  une 
grande  extension,  à  Chicago,  à  Milvvaukee,  à  BulTalo.  Chicago  en 
possède  18  qui  peuvent  recevoir  en  tout  10  millions  de  boisseaux. 
La  capacité  des  plus  considérables  est  de  1,250,000  boisseaux. 
En  18À5,  la  quantité  de  céréales  embarquée  à  Chicago  sur  le  lac 
était  de  1  million  seulement  de  boisseaux  ;  en  185Zi,  ce  chiffre 
s'élevait  à  12  millions;  du  1"  avril  1863  au  1*^'"  avril  186/1,  il  a 
atteint  5/i,7Zil,839  boisseaux  (comprenant  18,298,532  de  froment, 
2Zi,906,93/i  de  maïs,  9,909,175  d'avoine,  683,9Zi6  de  seigle,  et 
9Zi3,252  d'orge).  Le  tonnage  total  des  navires  qui  pendant  l'année 
iSQli  sont  entrés  dans  le  port  de  Chicago,  steamers,  remorqueurs, 
bricks  et  schooners,  s'élève  à  223,970  tonneaux  (1). 

Ces  chiffres  démontrent  que  la  guerre  n'a  point  interrompu 
jusqu'ici  le  développement  de  l'agriculture  dans  l'ouest.  Finan- 
cièrement, tout  le  poids  de  la  lutte  gigantesque  où  l'Union  est 
engagée  a  pesé  sur  les  états  de  l'Atlantique.  L'ouest,  loin  de  s'ap- 
pauvrir, s'est  enrichi.  Avant  la  crise  actuelle,  la  dette  hypothécaire 
y  avait  pris  des  proportions  inquiétantes.  L'année  18Z|8  avait  été 
marquée  par  une  prospérité  extraordinaire,  et  à  cette  époque  les 
fermiers,  enivrés  par  le  succès,  avaient  tous  fait  de  larges  em- 
prunts pour  acheter  de  la  terre  et  pour  faire  des  améliorations 
de  toute  espèce.  Malheureuseuicnt  pour  eux,  le  blé  atteignit  de 

(1)  J'emprunte  encore  quelques  chiffres  sur  l'importance  de  ce  commerce  des  céréales 
aux  documens  du  Doard  of  Tvaile  de  Chicago. 

CERÉ.\LES     SORTIES     DE     CHICAGO    DE     1859    A     1864. 


Années. 

Froment. 

Maïs. 

Avoine, 

Seigle. 

Orge. 

Total. 

18.59 

,    1830 

1861 

1862 

1863-64.. 

10,759,3.59 
15,832,8.57 
23,853,143 
22,508,143 
18,298,532 

4,217,654 
13,700,113 
24,-372,725 
29,452,610 
24,906,934 

1,174,177 
1,091,698 
1,633,237 
3,1.2,366 
9,909,175 

478,162 
156,642 
393,813 
871,796 
683,946 

131,449 
267,4-19 
226,534 
.539,195 
943,252 

16,753,795  boisseaux. 
31,108,759         — 
.50,481,862         — 
56,484,110         — 
.54,741,839         — 

Une  partie  du  froment  sort  à  l'état  de  farine  :  il  y  a  neuf  grands  moulins  à  Chicago. 
En  1803-04,  1,507,810  barils  de  farine  ont  été  expédiés  de  cette  ville.  La  guerre  a 
donné  une  grande  activité  à  la  production  dos  avoines,  comme  on  peut  le  vérifier  sur 
notre  tableau.  Les  chemins  de  fer  qui  rayonnent  vers  le  sud  sont  encombrés  sans  cesse 
de  trains  qui  transportent  l'avoine  aux  différentes  armées. 

TOME  LVl.  —  1805.  57 


898  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

1850  à  1857  des  prix  de  moins  en  moins  rémunérateurs  :  pendant 
la  crise  de  1857,  il  tomba  à  20,  à  15,  même  à  10  cents  le  boisseau. 
L'ouest  se  crut  ruiné  et  perdit  presque  l'espoir  de  payer  sa  dette. 
Avant  la  guerre,  le  maïs  valait  30  cents,  le  froment  75  cents  envi- 
ron. Depuis  l'introduction  du  papier-monnaie,  les  prix  se  sont  na- 
turellement beaucoup  élevés  :  au  mois  d'octobre  186Zi,  le  maïs  se 
cotait  1  dollar,  et  le  froment  1  dollar  30  cents.  Le  fermier  s'est  trouvé 
ainsi  en  mesure  de  rembourser  avec  du  papier  ce  qu'il  avait  reçu 
en  espèces.  L'accroissement  des  prix  ne  lui  a  pas  permis  seule- 
ment de  se  libérer  très  rapidement,  il  a  pu  encore  faire  des  éco- 
nomies et  des  placemens,  soit  en  terres,  soit  dans  les  emprunts 
fédéraux.  La  guerre  a  balayé  dans  tous  les  états  de  l'ouest  cette 
multitude  de  billets  de  banque  qui  jadis  les  inondaient;  ils  ont  été 
renvoyés  dansl'est,  et  l'on  n'y  reçoit  plus  que  les  greenbacks,  les  bil- 
lets verts  delà  dette  nationale.  Il  est  vrai  de  dire  que  les  salaires  ont 
notablement  augmenté  :  les  ouvriers  de  campagne,  qui  jadis  rece- 
vaient de  12  à  15  dollars  par  mois,  exigent  aujourd'hui  25  dollars; 
mais  l'emploi  de  nombreuses  machines  agricoles  a  beaucoup  amoin- 
dri la  main-d'œuvre,  et  un  grand  nombre  d'agriculteurs  sur  leurs 
petites  fermes  n'ont  point  besoin  d'avoir  recours  à  des  bras  étran- 
gers. A  mesure  que  le  recrutement  faisait  des  vides  dans  la  popu- 
lation de  l'ouest,  l'émigration  venait  les  remplir,  car  elle  se  dirige 
toujours  de  préférence  vers  les  états  les  plus  éloignés  de  l'Atlanti- 
que. A  la  faveur  de  toutes  ces  circonstances,  l'ouest  a  pu  s'enrichir 
par  la  guerre,  et  la  prospérité  dont  il  jouit  a  singulièrement 'exalté 
le  sentiment  de  fidélité  à  l'Union.  Ceux  qui  songent  à  détacher  les 
états  du  nord-ouest  de  ceux  du  centre  et  de  l'Atlantique  connaissent 
bien  peu  les  sentimens  de  la  population  qui  a  rempli  les  vastes  pro- 
vinces devenues  les  greniers  de  l'Union.  La  doctrine  de  la  sécession 
n'y  a  encore  converti  personne,  et  ceux  qui  se  plaisent  à  tracer  en 
imagination  les  limites  d'une  confédération  occidentale  doivent  être 
cherchés  ailleurs  que  dans  l'ouest. 

Après  le  pain,  la  viande.  Après  ma  visite  à  l'élévateur,  je  me  ren- 
dis dans  un  des  abattoirs  de  Chicago.  Les  packing-hoiiscs  sont  pla- 
cés loin  du  centre  de  la  ville,  sur  la  prairie,  qui  de  toutes  parts  l'en- 
toure. A  quelque  distance  des  quartiers  populeux,  on  arrive  dans 
des  faubourgs  où  des  masures  de  bois  s'élèvent  çà  et  là,  orientées 
au  hasard.  Les  rues  sont  pourtant  déjà  tracées,  et  les  larges  ave- 
nues s'étendent  à  perte  de  vue.  La  route  n'est  point  pavée;  les  voi- 
tures enfoncent  dans  le  sable  ou  roulent  en  cahotant  sur  un  che- 
min fait  de  planches  juxtaposées.  Le  long  des  maisons,  des  trottoirs 
de  bois  sont  supportés  sur  des  pieux.  Suivons  dans  la  plaine  un  de 
ces  grands  troupeaux  que  des  guides  à  cheval  conduisent  lentement 


LES    ÉTATS-UNIS   PENDANT   LA    GUERRE.  899 

vers  les  parcs  voisins  des  abattoirs.  Pendant  quelques  jours,  enfer- 
més entre  des  planches,-  les  bœufs  paissent  l'herbe  sèche  et  rare  de 
la  prairie,  presque  dépouillée  aux  abords  de  la  grande  cité.  Quand 
le  moment  est  venu,  on  les  amène  à  l'abattoir.  Des  brins  de  foin 
qu'on  leur  présente  les  attirent  jusqu'à  la  porte  où  ils  sont  atten- 
dus. Au  moment  où  un  bœuf  dépasse  le  seuil,  il  est  saisi  par  les 
cornes  et  entraîné  par  une  corde  qui  s'enroule  sur  un  treuil.  Un 
coup  de  massue  achève  en  un  instant  le  malheureux  animal.  A  ses 
jambes  de  derrière  s'accrochent  des  harpons  de  fer;  il  est  enlevé, 
dépouillé  de  sa  peau,  vidé,  fendu  en  deux.  Les  deux  moitiés  pré- 
parées sont  portées  sur  une  immense  enclume  de  bois;  tout  au- 
tour, les  bouchers  vigoureux  font  sans  cesse  retomber  leur  hache.  A 
peine  détachés,  les  morceaux  sont  saisis  avec  des  crocs,  salés  et  em- 
paquetés dans  des  barils.  Dans  ces  proportions,  la  boucherie  prend 
quelque  chose  de  grandiose.  On  voit  les  grands  corps  saignans  avan- 
cer le  long  des  poutres  auxquelles  ils  sont  suspendus;  les  crocs  où 
ils  s'attachent  glissent  sur  de  petits  rails  en  fer.  L'un  après  l'autre, 
les  immenses  quartiers  arrivent  devant  l'enclume  où  résonnent  sans 
relâche  les  couperets  affilés.  Dans  les  journées  les  plus  actives, 
en  octobre  et  en  novembre,  on  tue  dans  l'abattoir  que  je  visitai  jus- 
qu'à 3/40  bœufs.  Il  y  a  place  dans  la  vaste  usine  à  viande  pour 
700  bœufs  coupés  en  deux.  Qu'on  se  figure  les  1,400  moitiés  pendues 
à  de  longues  poutres  parallèles!  350  ouvriers  sont  sans  cesse  à  l'ou- 
vrage. Outre  340  bœufs,  ils  tuent  encore  et  préparent  chaque  jour 
1,800  cochons.  Une  longue  cuve  quadrangulaire  remplie  d'eau 
chaude  reçoit  les  cadavres  de  ces  animaux.  Ils  tombent  un  à  un, 
après  avoir  reçu  le  coup  de  mort,  dans  le  compartiment  extrême  où 
l'eau  est  presque  bouillante;  ils  y  flottent  quelque  temps,  puis  les 
bouchers  les  saisissent,  les  nettoient,  les  raclent  avec  de  petits 
chandeliers  de  fer.  On  n'a  pu  trouver  d'instrument  plus  commode 
ni  plus  expéditif  pour  enlever  les  soies  dures  de  ces  bêtes.  Le  bou- 
cher, tenant  le  chandelier  par  sa  partie  allongée,  frotte  sans  relâche 
avec  le  bord  recourbé  du  support,  et  enlève  les  soies  comme  par 
longs  copeaux.  Pendant  ce  temps,  les  cadavres  flottent  encore  sur 
l'eau,  traversée  par  un  incessant  jet  de  vapeur;  le  porc,  dépouillé,  se 
trouve  bientôt  pris  dans  une  sorte  de  berceau  de  fer  qui  le  retourne 
et  le  jette  sur  une  table.  Là  on  le  nettoie  de  nouveau;  il  prend  la 
couleur  rose  et  délicate  des  jeunes  cochons  de  lait  :  des  crocs  entrent 
alors  entre  les  tendons  de  ses  membres  postérieurs.  L'animal  est 
enlevé  et  pendu  par  les  pieds.  D'un  seul  coup  de  couteau,  le  ventre 
est  fendu;  les  mains  plongent  entre  ses  flancs  et  rejettent  les  intes- 
tins bouffis ,  la  bile  verdâtre ,  les  rubans  dentelés  et  graisseux  des 
tripes.  Le  sang  descend  dans  une  rigole  :  rien  n'est  perdu,  tout  est 


000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recueilli  et  mis  à  part;  le  porc  dépouillé  et  fendu  vient  prendre  sa 
place  dans  un  magasin  oii  il  se  dessèche  avant  d'être  découpé.  Il  y 
a  quelque  chose  d'homérique  dans  ce  perpétuel  massacre,  et  l'on 
finit  par  trouver  une  poésie  sauvage  dans  ces  scènes  sanglantes;  on 
oublie  ce  qu'il  y  a  de  révoltant  et  d'odieux,  pour  ne  penser  qu'à 
l'ordre,  à  l'activité,  à  la  grandeur  des  résultats  obtenus.  Le  mal- 
heureux ouvrier  qui  achète  la  viande  à  bon  marché  dans  les  fau- 
bourgs de  Liverpool  ou  de  Londres  sait-il  qu'il  la  doit  à  ces  rudes 
bouchers  de  Chicago,  dont  les  bras  trempent  toute  la  journée  dans 
le  sang?  Les  abattoirs  sont  de  vastes  laboratoires  où  s'amassent 
les  matériaux  nécessaires  à  la  vie  humaine  :  la  (leur  sauvage  de  la 
prairie,  la  gentiane  azurée,  les  graminées  avec  lesquelles  a  joué  le 
vent  descendu  des  Montagnes-Rocheuses,  ont  passé  dans  ces  chair» 
où  jouent  aujourd'hui  la  hache  et  le  couteau,  et  qui  deviendront 
bientôt  la  chair  d'un  peuple. 

Le  commerce  de  la  viande  s'est  développé  à  Chicago  avec  autant 
de  rapidité  que  celui  du  blé.  Cincinnati  était,  il  y  a  encore  quel- 
ques années,  le  marché  principal  des  porcs,  ce  qui  lui  avait  valu  le 
surnom  de  Porcopolis;  mais  aujourd'hui  Chicago  a  pris  les  devans: 
par  les  lacs,  les  canaux  et  les  chemins  de  fer  qui  de  toutes  parts 
y  rayonnent,  cette  ville  peut  distribuer  la  viande  plus  rapidement 
et  plus  économiquement  que  nulle  autre.  En  1863-6/i,  on  a  mis 
en  barils  dans  les  58  abattoirs  de  Chicago  90Zi,659  porcs;  pen- 
dant l'année  1862-63,  le  chiffre  était  presque  d'un  million;  en 
1857-58,  il  n'était  que  de  90,262  :  il  a  donc  décuplé  en  six  années. 
Pendant  l'année  qui  finissait  au  31  mars  186Zi,  on  avait  reçu  en 
outre  à  Chicago  300,622  têtes  de  bestiaux  contre  209,655  reçus 
pendant  l'année  qui  avait  précédé.  Un  grand  nombre  de  bœufs  ne 
font  que  traverser  la  ville  et  sont  dirigés  par  le  lac  vers  les  états  de 
l'ouest.  La  ville  de  New-York  par  exemple,  qui  en  1863  a  consommé 
26Zi,091  têtes  de  bestiaux,  en  a  reçu  118,692  de  l'illinois.  Veut-on 
savoir  ce  que  cette  ville  de  meuniers,  de  bouchers  et  de  marchands 
fait  pour  l'éducation  primaire  :  elle  a  fondé  17  écoles  de  district  et 
une  école  supérieure.  Pendant  l'année  1863,  ces  écoles  ont  été  fré- 
quentées chaque  jour  en  moyenne  par  10,000  élèves.  Le  fonds  des 
écoles  [school  fund),  qui  consiste  en  terres  concédées  par  la  muni- 
cipalité, est  estimé  à  900,000  dollars.  Aux  revenus  qui  en  déri- 
vent s'ajoute  la  taxe  des  écoles,  votée  et  perçue  chaque  année. 
Pendant  l'année  1803,  le  budget  de  l'instruction  primaire  a  été  de 
146,655  dollars,  ce  qui  permet  de  porter  la  dépense  par  élève  en 
moyenne  à  12,67  dollars  (il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  sommes 
sont  évaluées  en  papier-monnaie  :  en  or,  au  cours  de  200,  le  bud- 
get des  écoles  s'élèverait  encore  à  366,635  francs). 


LES    ÉTATS-UÎNIS    PENDANT    LA    GUERRE.  ÔOî 

Les  grands  travaux  d'utilité  publique  qui  s'exécutent  à  Chicago 
peuvent  rivaliser  avec  ceux  des  plus  grandes  capitales.  Un  réseau 
(le  magnifiques  égouts  s'étend  sous  la  ville  entière;  les  maisons  re- 
<}oivent  l'eau  à  tous  les  étages.  Cette  eau  est  prise  sur  les  bords  du 
lac  et  élevée  par  de  puissantes  machines  à  vapeur  dans  un  vaste 
réservoir;  mais  les  nombreux  abattoirs,  les  tanneries  et  les  divers 
établissemens  situés  le  long  de  la  rivière  envoient  beaucoup  d'im- 
puretés sur  les  bords  du  lac,  et  pour  avoir  une  eau  plus  saine,  l'in- 
génieur de  la  ville,  M.  Chesbrough,  a  conçu  le  projet  hardi  d'aller 
chercher  l'eau  du  lac  à  3  kilomètres  du  bord  à  l'aide  d'un  tunnel 
creusé  sous  le  lit  et  communiquant  avec  une  tour  creuse,  percée 
d'ouvertures  à  des  hauteurs  diverses.  Ces  portes  peuvent  s'auvrir 
ou  se  fermer  à  volonté,  de  telle  façon  que  pendant  l'été,  par  exem- 
ple, on  ne  laissera  entrer  dans  le  tunnel  que  les  eaux  du  fond  du 
lac,  non  échauffées  par  le  soleil.  Ce  beau  travail  est  en  voie  d'exé- 
cution, et  la  tour  en  bois  qui  doit  servir  de  prise  d'eau  était  déjà 
terminée  quand  je  quittai  Chicago. 

Après  ma  visite  aux  abattoirs  de  Chicago,  je  fus  conduit  à  un 
camp  nommé  le  Camp-Douglas  (partout  ce  nom  se  retrouve  dans 
i'Illinois),  où  l'on  gardait  environ  dix  mille  prisonniers  confédérés. 
Douze  longues  rangées  de  maisons  de  bois  parallèles  avaient  été 
élevées  pour  recevoir  les  confédérés;  le  vaste  camp  était  entouré 
d'une  palissade,  au  haut  de  laquelle  courait  un  balcon  de  bois  où 
se  promenaient  les  sentinelles  fédérales.  Je  ne  fus  point  admis  k 
rintérie*  de  la  vaste  enceinte,  et  j'aperçus  seulement  quelques 
prisonniers,  revenant  d'une  corvée,  qui  traversaient  avec  leurs 
gardiens  les  grandes  places  d'armes,  autour  desquelles  s'allongent 
les  casernes  des  soldats  fédéraux,  maisons  basses,  élevées  à  la. 
hâte,  et  qui  n'ont  qu'un  rez-de-chaussée.  La  plupart  portaient  en- 
core leur  uniforme  gris  et  ces  chapeaux  de  feutre  mou  qui  semblent 
être  la  coiffure  favorite  des  deux  armées.  Les  prisonniers  du  sud 
ont  toujours  été  traités  dans  les  camps  du  nord  avec  la  plus  grande 
humanité;  leur  nourriture  est  la  même  que  celle  de  leurs  gardiens, 
et  leur  sort  n'est  en  réalité  pas  beaucoup  plus  malheureux.  Dans  le 
sud  au  contraire,  il  est  avéré  que  les  prisonniers  du  nord  ont  été 
souvent  l'objet  des  traitemens  les  plus  barbares;  le  récit  de  leurs 
souffrances  est  peut-être  la  page  la  plus  lamentable  de  la  guerre, 
il  montre  jusqu'à  quel  degré  l'institution  de  l'esclavage  endurcit 
les  âmes.  C'est  le  17  octobre  que  je  vis  le  Camp-Douglas  :  peu  de 
temps  après,  à  la  veille  de  l'élection  présidentielle,  la  police  de 
Chicago  mit  la  main  sur  des  malfaiteurs  qui,  venus  du  Canada  et 
des  provinces  du  sud,  avaient  projeté  de  mettre  le  feu  à  la  ville  sur 
plusieurs  points,  et  de  délivrer,  à  la  faveur  de  l'incendie,  les  dix 
mille  prisonniers  gardés  dans  le  camp.  Sans  doute  on  était  déjà  sur 


002  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  traces  de  cette  conspiration  au  moment  de  mon  passage,  car 
depuis  quelques  jours  personne  n'avait  été  admis  à  entrer  dans 
l'enceinte  palissadée. 

III. 

Si  vive  et  si  intelligente  que  soit  dans  les  cités  de  l'ouest  l'im- 
pulsion donnée  aux  travaux  d'art,  à  l'industrie,  au  commerce,  à 
l'éducation  publique,  ce  qu'on  y  trouve  encore  de  plus  intéressant, 
c'est  le  peuple.  On  se  fatigue  de  voir  des  écoles,  des  églises,  des 
monumens,  des  usines,  des  banques,  on  ne  se  lasse  point  d'étudier 
les  hommes.  Dans  notre  vieille  Europe,  l'histoire,  les  institutions 
politiques,  les  traditions,  ont  créé  une  sorte  de  hiérarchie  sociale 
qui  asservit  l'individu  autant  qu'elle  le  protège  :  ce  qui  est  un  ap- 
pui est  en  même  temps  une  barrière.  Toutes  les  tâches  sont  divi- 
sées, toutes  les  places  prises.  La  force  individuelle  multiplie  son  ac- 
tion en  se  concentrant  sur  des  objets  constans  et  définis  :  l'artiste, 
le  savant,  le  musicien,  l'industriel,  doivent  viser  à  la  perfection.  La 
haute  culture  enveloppe  les  intelligences  d'élite  comme  d'une  toile 
subtile,  composée  de  doutes,  de  réserves,  de  dédains,  à  travers 
laquelle  l'enthousiasme  et  la  joie  ont  peine  à  passer  :  on  est  plus 
tenté  de  rester  témoin  que  de  devenir  acteur.  Dans  quelques  villes 
même  des  états  de  l'Atlantique  dont  l'histoire  est  déjà  ancienne, 
l'esprit  de  famille,  l'esprit  de  coterie,  l'esprit  provincial,  sont  déjà 
aussi  intolérans  que  dans  les  pays  européens,  et  la  chaîne  des  tra- 
ditions, si  elle  n'est  aussi  longue,  y  est  aussi  tenace.  Dans  l'ouest  vit 
un  peuple  sans  traditions,  un  peuple  nouveau,  naïf,  créateur,  encore 
enfant,  bien  que  la  civilisation  ait  mis  entre  ses  mains  toutes  les 
armes  de  la  maturité.  Tout  lui  semble  facile,  tout  lui  paraît  beau. 
Il  est  joyeux  et  impatient;  un  enthousiasme  chronique  l'enivre. 
Aussi  son  langage  est-il  empreint  d'une  perpétuelle  exagération. 
Quel  nom  l' Illinois  a-t-il  donné  à  son  homme  d'état  favori,  Dou- 
glas? Il  l'a  appelé  le  petit  géant  de  l'ouest.  Je  ne  pouvais  m'empê- 
cher  de  sourire  quand  j'entendais  dire  à  tout  instant  d'un  personnage 
médiocre  et  inconnu  hors  de  sa  ville  ou  de  son  comté  :  He  is  a  splen- 
did  man  (c'est  un  homme  splendide).  C'est  la  formule  de  l'ouest; 
le  talent  y  prend  trop  vite  les  proportions  du  génie,  la  médiocrité 
celles  du  talent.  L'éloquence  politique  dédaigne  les  artifices,  l'iro- 
nie froide,  les  déductions  sévères  de  la  logique,  et  se  contente  trop 
souvent  de  l'invective,  des  bruyantes  déclamations,  des  plaisante- 
ries grossières;, les  journaux  ont  le  ton  violent  du  pamphlet.  Les 
seules  doctrines  religieuses  qui  réussissent  à  remuer  profondément 
les  consciences  sont  les  doctrines  calvinistes.  Par  leur  effrayante 
logique,  leur  brutale  simplicité,  elles  ébranlent  des  âmes  qui  reste- 


LES   ÉTATS-UNIS    PENDANT   LA   GUERRE.  905 

raient  insensibles  à  un  enseignement  philosophique  ou  enveloppé 
de  mysticisme  :  il  leur  faut  la  vue  nette  d'un  enfer,  la  croyance  à 
la  prédestination  les  met  à  l'aise,  elles  ne  peuvent  se  reposer  que 
dans  une  sorte  de  fanatisme  tranquille  qui  ignore  toute  finesse  et 
toute  critique.  L'esprit  d'analyse  n'a  encore  rien  défloré  :  on  ne 
connaît  ni  règle  ni  mesure.  Non-seulement  l'habitant  de  l'ouest  ad- 
mire tout,  mais  il  veut  que  vous  admiriez  tout  avec  lui.  S'il  s'ex- 
tasie devant  une  église,  un  tableau,  un  monument,  il  ne  soupçonne 
point  qu'ils  puissent  vous  paraître  affreux  et  jouit  naïvement  du 
plaisir  que  vous  n'éprouvez  pas.  Ouvert  et  généreux,  il  montre,  il 
donne  tout  ce  qu'il  a,  et  son  hospitalité  a  quelque  chose  de  vrai- 
ment royal,  car  tout  ce  qu'il  a  touché  se  transforme,  vu  à  travers 
son  imagination.  A  Chicago,  je  fus  conduit  dans  une  chambre  où 
l'on  gardait  quelques  paquets  poudreux  de  cartes,  de  journaux,  de 
livres  modernes  :  c'était  la  bibliothèque  de  la  «  Société  historique 
de  Chicago,  »  et  je  fus  informé  que  le  prince  de  Galles  y  avait  été 
solennellement  conduit  pendant  sa  visite  dans  cette  ville.  Partout 
où  j'ai  visité  des  bibliothèques  publiques,  on  a  cru  nécessaire  de 
me  dire  :  a  Ceci  n'est  pas  encore  la  bibliothèque  d'Astor  (la  plus 
belle  de  New-York  et  des  États-Unis),  ni  le  British  Muséum;  mais 
nous  ne  faisons  que  commencer.  »  La  générosité ,  comme  l'enthou- 
siasme, ne  connaît  point  de  limites.  Un  jeune  homme  qui  en  quel- 
ques années  a  fait  une  grande  fortune  en  distillant  des  eaux-de-vie 
vient  de  donner  d'un  seul  coup  un  million  de  dollars  à  la  ville  de 
Chicago  pour  bâtir  un  nouveau  théâtre.  Depuis  plusieurs  années, 
l'observatoire  de  Harvard-Collège,  près  de  Boston,  possède  un  ma- 
gnifique télescope,  qui  entre  les  mains  de  MM.  Bond  a  rendu  de  très 
grands  services  à  la  science  astronomique.  Chicago  a  voulu  dépasser 
Boston  et  vient  de  faire  l'acquisition  d'un  objectif  qui  est  d'un  tiers 
plus  large  que  celui  de  l'université  du  Massachusetts.  Il  s'est  trouvé 
un  riche  marchand  pour  l'acheter,  un  autre  pour  en  payer  la  mon- 
ture, un  troisième  pour  donner  les  autres  instrumens,  de  sorte  que 
rien  ne  manque  plus  à  l'observatoire  de  Chicago  qu'un  astronome. 
La  confiance  est,  après  l'enthousiasme,  le  trait  le  plus  caracté- 
ristique des  populations  de  l'ouest.  Elles  ne  connaissent  ni  ces  in- 
quiétudes ni  ces  timidités  qui  ailleurs  débilitent  les  hommes.  Dans 
des  pays  où  tout  est  encore  à  créer,  où  il  reste  tant  à  faire,  tout 
homme  est  le  bienvenu  :  il  sent  qu'on  a  besoin  de  lui,  il  peut  dé- 
battre ses  services  et  faire  ses  conditions.  On  dirait  que  chaque  ci- 
toyen, en  se  levant,  relit  les  statistiques  officielles  publiées  chaque 
année  par  le  gouvernement;  à  tout  moment  il  les  récite  :  a  nos  res- 
sources, nos  exportations,  notre  territoire,  notre  blé,  nos  mines,  » 
ces  mots  reviennent  sans  cesse  dans  sa  conversation.  Tout  cela. 


^Oà  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

-semble-t-ll,  appartient  à  chaque  individu  :  aussi  chacun  sera-t- il  vo- 
lontiers et  tour  à  tour  marchand,  fermier,  mineur;  chacun  guette 
la  fortune  et  la  suit  n'importe  où  elle  va  le  conduire.  Tout  le  monde 
connaît  aujourd'hui  l'histoire  de  M.  Lincoln,  un  vrai  représentant 
de  l'ouest,  successivement  batelier,  bîicheron,  fermier,  avocat,  dé- 
"puté,  président  de  la  république.  Grant,  Sherman,  les  meilleurs 
généraux  de  l'Union,  sont  des  hommes  de  l'ouest. 

En  politique,  les  états  de  l'ouest  sont  plus  profondément  qu'au- 
cune autre  partie  de  l'Union  imbus  des  principes  démocratiques; 
la  souveraineté  populaire  y  est  devenue  un  dogme,  une  religion. 
Elle  ne  connaît  aucune  règle,  elle  repousse  tous  les  freins.  Les 
mandats  politiques  sont  toujours  impératifs  et  de  plus  courte  durée 
que  partout  ailleurs.  Le  suffrage  universel  désigne  les  représentans- 
du  pouvoir  judiciaire  comme  ceux  du  pouvoir  exécutif.  La  société 
est  trop  mobile,  trop  fluide,  pour  s'emprisonner  volontiers  dans  des 
formes.  Sans  cesse  on  modifie  les  lois,  et  les  états  amendent  leurs 
constitutions  sitôt  qu'ils  croient  y  apercevoir  une  gêne  ou  un  dé- 
faut, La  souveraineté  populaire  ne  s'incline  pas  volontiers  devant 
les  engagemens  pris  par  les  générations  passées;  le  citoyen  de 
d'ouest  cTirait  volontiers  comme  le  pionnier  de  Lowell  : 

The  serf  of  his  own  past  is  not  a  man  (I). 

Est-ce  la  tyrannie  de  l'opinion  publique  qui  rend  les  individus  plus 
versatiles,  ou  la  versatilité  des  individus  qui  rend  l'opinion  plus 
tyrannique?  Dans  une  société  laborieuse,  pressée,  ardente,  qui  ne 
regarde  jamais  du  côté  du  passé  et  pour  qui  il  semble  que  l'avenir 
ne  vienne  jamais  assez  vite,  chacun  veut  se  sentir  entraîné  dans  le 
courant  le  plus  rapide;  il  n'y  a  ni  asiles,  ni  cloîtres,  ni  châteaux 
forts,  ni  retraites  paisibles  pour  les  mécontens.  Ailleurs  la  dévotion 
d'une  secte,  les  caresses  des  classes  patriciennes,  les  plaisirs  soli- 
taines  de  l'étude,  les  jouissances  que  procurent  les  arts,  peuvent 
adoucir  les  regrets  et  affermir  la  fidélité  de  ceux  qui  sont  vaincus; 
•mais  il  faudrait  à  l'homme  un  cœur  d'acier  pour  résister  aux  en- 
traînemens  de  l'opinion  là  où  il  n'y  a  point  d'autre  autorité  recon- 
nue, où  elle  asservit  la  loi  civile  et  interprète  jusqu'à  la  loi  divine. 
Quand  la  mer  abandonne  une  portion  de  son  lit  qu'elle  a  couverte  de 
sables,  on  remarque  des  couches  qui  avec  le  temps  se  convertissent 
en  grès  d'une  certaine  dureté  :  ainsi,  dans  les  provinces  les  plus 
anciennes  de  l'Union,  la  démocratie  n'est  plus  un  sable  toujours 
fiuide  et  agité;  les  intérêts  déjà  séculaires,  les  traditions  enracinées, 

(i)  «  Le  serf  de  son  propre  passé  n'est  pas  un  homme.  »  —  Lowell,  professeur  h 
rufiiversité  de  Cambridge,  est  un  des  poètes  les  plus  estimés  et  les  plus  originaux  des. 
■J'>tatR-Uni3. 


LES    ÉTATS-UMS   PENDANT   LA   GUERRE.  90&- 

îes  longs  antagonismes,  les  institutions  locales,  introduisent  des- 
forces conservatrices  dans  l'état.  L'individu  peut  bien  plus  lacile- 
ment  jouer  avec  ces  forces  divergentes  et  souvent  contraires  qu'il 
ne  peut  échapper  à  cette  force  souveraine,  unique,  écrasante,  qui. 
entraîne  tout  devant  elle  dans  une  jeune  démocratie.  C'est  dans  les 
anciens  états  seulement  que  surgissent  les  idées  nouvelles  et  que- 
survivent  les  idées  surannées.  Le  Massachusetts  seul  a  pu  servir 
pendant  de  longues  années  de  forteresse  aux  abolitionistes.  C'est 
là  aussi  que  les  doctrines  du  vieux  parti  fédéraliste  ont  résisté  le 
plus  fortement  à  l'école  démocratique  triomphante.  Cet  état  restera 
longtemps  encore  le  guide  et  comme  le  protecteur  intellectuel  du 
pays,  car  c'est  là  que  les  droits  de  l'intelligence  individuelle  sont, 
le  plus  hautement  reconnus  et  le  mieux  sauvegardés. 

Tant  que  durera  l'influence  morale  des  états  de  l'Atlantique  sur 
«ceux  de  l'ouest,  il  n'y  a  point  lieu  de  trop  redouter  ce  qu'on  pourrait 
nommer  l'ivresse  démocratique  de  ces  derniers  états.  Il  faut  réfléchir 
aussi  que  l'esprit  d'anarchie  ne  peut  faire  de  grands  progrès  dans^ 
ime  communauté  liée  au  sol  et  vouée  principalement  à  l'agriculture. 
Dans  chaque  nouveau  sillon  creusé  par  la  charrue  germent  avec 
les  premiers  blés  l'instinct  conservateur  et  l'amour  de  la  patrie.  Le 
pied  posé  au  centre  du  continent,  le  robuste  fermier  de  l'ouest  s'en 
considère  comme  le  maître  et  le  roi  :  l'Amérique  véritable  ne  com- 
mence pour  lui  que  sur  les  versans  occidentaux  de  la  chaîne  allé- 
ghanienne;  la  fierté  nationale  qui  s'allume  dans  son  cœur  n'est 
pas  seulement  nourrie  par  la  passion  démocratique,  elle  s'inspire 
encore  du  spectacle  de  ces  plaines  sans  limites  ouvertes  à  son  am- 
bition, de  ces  fleuves  géans  dont  les  uns  courent  vers  les  régions 
polaires,  les  autres  vers  les  mers  tropicales.  Les  vieux  états  sont 
restés,  à  beaucoup   d'égards,  des  dépendances  de  l'Europe,  ils 
lui  empruntent  non-seulement  des  étoffes  et  des  machines,  mais 
encore  des  idées;  l'ouest  échappe  entièrement  à  cette  action  de 
l'Europe.  Par  je  ne  sais  quel  charme  étrange,  quelle  puissante  fas- 
cination, ceux  qui  marchent  vers  les  Montagnes-Rocheuses  ne  re- 
gardent plus  vers  l'Atlantique;  l'émigrant  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre ne  regrette  point  dans  la  prairie  les  collines  où  il  est  né, 
l'Irlandais  ne  songe  pas  à  retourner  dans  son  île  humide,  l'Alle- 
mand lui-même,  fidèle  encore  à  sa  langue  natale,  devient  infidèle 
à  son  pays.  De  ces  races  diverses  sort  une  race  nouvelle,  forte 
comme  le  sol  généreux  qui  la  nourrit,  indépendante  et  fière.  L'a- 
mour de  la  liberté,  le  sentiment  de  l'égalité,  deviennent  pour  elles- 
comme  des  passions  congénitales;  ses  croyances  politiques  ne  sont 
pas,  comme  chez  l'Européen,  des  armes  contre  une  tyrannie;  elles 
n'ont  pas  besoin  de  s'envelopper  de  formules;  sa  foi  est  udr  fol 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vivante.  C'est  surtout  de  rAméricain  de  l'ouest  qu'on  peut  dire  qu'il 
ne  se  croit  pas  seulement,  mais  qu'il  est  l'égal  de  tous  ceux  qui  l'en- 
tourent. Un  peu  d'alcali  efface  la  tache  faite  par  l'acide  sur  un  mor- 
ceau de  soie;  mais  toute  femme  sait  que  l'acide  laisse  toujours  une 
trace  légère.  L'esprit  démocratique  de  l'ouest  est  l'étoffe  vierge  que 
rien  n'a  encore  ternie. 

On  ne  connaîtrait  point  une  des  causes  les  plus  actives  de  la  pros- 
périté de  l'ouest,  si  l'on  n'étudiait  ses  lois  territoriales.  Ailleurs  le 
cadastre  a  suivi  des  siècles  de  possession  :  ici  le  cadastre  précède 
la  colonisation.  Le  fermier  n'est  pas  le  seul  pionnier  du  désert;  il 
est  accompagné,  souvent  précédé  du  géomètre.  Qui  n'a  été  frappé, 
en  regardant  la  carte  des  États-Unis,  de  voir  tant  de  limites  rectan- 
gulaires, simplement  formées  de  méridiens  et  de  parallèles  ter- 
restres? Ailleurs  les  fleuves,  les  montagnes,  la  constitution  géologi- 
que, séparent  les  provinces;  sur  le  territoire  de  l'Union  américaine, 
la  géodésie  a  tracé  des  frontières  tout  idéales.  Elle  a  déterminé,  avec 
la  rigueur  qui  caractérise  toutes  les  opérations  de  la  science,  non- 
seulement  les  limites  des  états,  mais  celles  des  circonscriptions 
municipales,  et  à  l'intérieur  de  ces  dernières  les  bornes  de  la  pro- 
priété individuelle.  Les  cartes  de  l'illinois,  du  Wisconsin,  du  Min- 
nesota, semblent  de  grands  damiers;  on  y  voit  les  terres  divisées  en 
carrés  qui  ont  six  milles  de  long  et  six  milles  de  large.  Ces  groupes 
municipaux  [toivnships)  suivent  le  méridien,  et  la  série  qu'ils  for- 
ment dans  la  direction  du  sud  au  nord  se  nomme  range  ou  rangée. 
Chaque  future  commune  ou  toixmship  est  subdivisée  en  trente- six 
sections,  renfermant  un  mille  carré  ou  6h0  acres.  La  section  est 
découpée  en  quatre  parties  {quarter- sections)  de  160  acres,  qui 
peuvent  enfin  elles-mêmes  se  subdiviser  en  quatre  :  le  carré  de 
AO  acres  demeure  la  plus  petite  fraction  territoriale.  Comme  les 
méridiens  terrestres  vont  sans  cesse  en  se  rapprochant  vers  le  pôle, 
les  toivnships  ne  pourraient  conserver  la  même  superficie,  si  les 
rangées  n'étaient  de  temps  en  temps  interrompues.  De  distance  en 
distance,  une  nouvelle  parallèle  terrestre  est  prise  pour  base.  Les 
angles  de  chaque  commune  sont  marqués  par  des  bornes  fixes,  et 
on  conserve  sur  les  plans  de  l'agence  territoriale  la  trace  de  toutes 
les  déterminations  géodésiques. 

Ces  grandes  opérations  cadastrales  commencèrent  jadis  sur  la 
rivière  Ohio;  le  vaste  réseau  des  lignes  qui  forment  les  frontières 
immuables  des  subdivisions  territoriales  s'est  depuis  étendu  en 
tous  sens  jusqu'au  Mississipi,  et  au-delà  de  ce  fleuve  jusqu'aux 
sources  du  Missouri.  Des  opérations  pareilles  ont  été  exécutées  dans 
la  Californie,  l'Orégon,  sur  le  territoire  de  Washington,  et  quelque 
jour  les  deux  réseaux  se  rejoindront  aux  Montagnes-Rocheuses.  Le 


LES  ÉTATS-UNIS  PENDANT  lA  GUERRE.  007 

voyageur  qui  des  états  de  l'Atlantique  arrive  dans  les  plaines  de 
l'ouest  ne  peut  manquer  d'être  frappé  du  contraste  entre  les  formes 
irrégulières  des  propriétés  dans  les  vieux  états  et  les  figures  rectan- 
gulaires des  terres  dans  les  états  nouveaux.  Grâce  au  système  de 
numérotage  qui  a  été  adopté  pour  les  toivnships  et  les  sections,  un 
lot  dans  la  prairie  peut  se  trouver  aussi  facilement  qu'une  maison 
dans  les  rues  d'une  grande  ville. 

Ce  n'était  pas  assez  de  mettre  la  propriété  à  l'abri  de  toutes  les 
usurpations  dans  des  pays  sans  police ,  ouverts  à  tous  les  aventu- 
riers, où  la  nature  n'a  tracé  elle-même  presque  aucune  limite  et  ne 
fournit  aucune  défense;  il  fallait  rendre  l'acquisition  de  la  terse 
aussi  facile  que  les  titres  sont  assurés.  L'état  n'a  jamais  concédé  les 
terres,  mais  il  les  cède  aux  conditions  les  plus  libérales.  Chacun 
peut  acheter  un  lot  de  40,  80,  160,  320  ou  6ZiO  acres  ou  une  réu- 
nion de  semblables  lots  au  prix  de  1,25  dollar  par  acre.  La  loi  exige 
le  paiement  immédiat;  mais  en  18/iJ  une  loi  dite  Aq  préemption  fit 
une  exception  en  faveur  des  pionniers  établis  déjà  sur  des  terres 
invendues.  A  la  condition  qu'ils  n'achètent  pas  moins  de  1(30  acres, 
il  leur  est  accordé  un  délai  de  douze  mois,  et  dans  certains  cas  un 
délai  plus  long,  pour  se  libérer  envers  le  trésor.  Un  émigrant  aven- 
tureux qui  veut  user  des  bénéfices  de  la  loi  de  préemption  choisit 
un  lot;  il  s'y  établit  avec  sa  famille,  bâtit  une  maison,  défriche,  en- 
semence. Il  envoie  aux  officiers  territoriaux  du  district  une  déclara- 
tion écrite  où  il  fait  connaître  qu'il  est  citoyen  américain,  ou,  s'il 
est  étranger,  qu'il  a  l'intention  d'obtenir  la  naturalisation.  Si  le  lot 
qu'il  occupe  a  déjà  été  offert  en  vente  publique,  mais  sans  trouve»* 
d'acheteur,  il  est  obligé  de  se  libérer  envers  le  trésor  public  après 
douze  mois  de  possession,  et  reçoit  avec  sa  quittance  un  titre  de 
propriété  définitif;  si  la  terre  entre  dans  le  réseau  géodésique  déjà 
tracé  sans  pourtant  qu'elle  ait  encore  été  mise  en  vente,  il  n'est 
tenu  de  payer  la  somme  de  1,25  dollar  par  acre  que  le  jour  où  le 
lot  est  offert  en  vente  publique  par  les  agens  territoriaux ,  ce  qui 
peut  n'arriver  qu'après  quelques  années  de  possession. 

Pendant  mon  séjour  à  Chicago,  je  visitai  les  bureaux  du  chemin 
de  fer  de  l'Illinois-Central.  La  compagnie  qui  a  construit  les  lignes 
de  Chicago  et  de  Dubuque  à  Cairo  est  en  même  temps  une  grande 
compagnie  foncière,  car  elle  a  reçu  à  l'origine  la  concession  d'une 
large  bande  de  terrain  avoisinant  la  ligne.  Un  fermier  en  quête 
d'un  lot  trouve  non-seulement  dans  les  bureaux  de  la  compagnie 
une  carte  détaillée  de  toutes  les  sections  qui  restent  inoccupées, 
mais  il  peut  y  examiner  des  échantillons  des  terrains  arables  pris 
dans  toutes  les  subdivisions  territoriales,  une  collection  de  tous  les 
produits  agricoles  obtenus  dans  les  parties  déjà  cultivées,  blés  de 


-003  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toutes  les  variétés,  tiges  de  maïs  aussi  hautes  que  de  jeunes  bam- 
bous, épis  gigantesques  de  sorghum,  feuilles  de  tabac,  fleurs  du 
cotonnier.  Un  agriculteur  intelligent  peut  d'un  coup  d'œil  se  ren- 
dre compte  des  ressources  de  l'état  et  de  la  nature  de  ses  terrains. 

La  compagnie  fait  bâtir  à  l'avance,  dans  les  communes  où  elle 
veut  appeler  l'émigration,  des  églises  et  des  maisons  d'école.  Les 
conditions  qu'elle  fait  aux  fermiers  sont  les  suivantes  :  elle  leur  cède 
SO  acres  à  10  dollars  l'acre,  si  le  paiement  est  fait  immédiatement,  ou 
bien  ils  ont  la  faculté  de  s'acquitter  en  donnant,  au  moment  de  la 
vente,  /i8  dollars,  et  en  payant  la  même  somme  au  bout  de  la  pre- 
mière, de  la  seconde  et  de  la  troisième  année  de  possession.  L'an- 
nuité au  bout  de  la  quatrième  année  devient  236  dollars;  au  bout  de 
la  cinquième  et  de  la  sixième  année,  22/i  dollars.  La  septième  et  la 
huitième,  qui  sont  les  dernières,  sont  de  212  et  de  200  dollars.  De- 
puis la  guerre,  les  fermiers  ont  fait  des  bénéfices  qui  ont  permis  à 
beaucoup  de  se  libérer  en  un  ou  deux  ans  envers  la  compagnie.  Il 
n'y  a  que  peu  d'états  dont  le  sol  puisse  le  disputer  en  fertilité  aux 
terres  noirâtres  de  l'Illinois;  le  gras  limon  qui  recouvre  cette  ré- 
gion, aussi  vaste  que  l'Angleterre,  a  porté  en  1861  une  récolte  de 
35  millions  de  boisseaux  de  froment  et  de  l/iO  millions  de  bois- 
seaux de  maïs,  sans  compter  les  avoines,  le  seigle,  l'orge,  les 
pommes  de  terre,  les  patates,  le  chanvre,  le  lin,  les  betteraves,  le 
tabac,  le  sorghum.  Pendant  l'année  1863,  l'Illinois  a  exporté  4  mil- 
lions de  tonnes  de  céréales.  Ces  immenses  plaines,  qui  n'ont  encore 
qu'une  population  de  1,700,000  âmes,  nourriront  un  jour  sans 
peine  de  15  à  20  millions  d'habitans. 

Les  chiffres  de  la  statistique  sont  trop  froids,  trop  vides,  pour 
laisser  à  l'esprit  une  impression  durable  :  on  ne  saurait  bien  com- 
prendre la  grandeur  de  l'ouest,  ni  deviner  ses  destinées,  si  l'on  n'a 
parcouru  ses  plaines  sans  fin.  Que  de  fois,  debout  sur  la  plate- 
forme à  l'arrière  d'un  train,  ai-je  regardé  fuir  le  ruban  de  fer  qui 
courait  en  ligne  droite  jusqu'à  l'horizon!  Au-delà  des  champs  cul- 
tivés qui  çà  et  là  bordaient  la  voie,  s'étendait  au  loin  la  prairie  so- 
litaire, tantôt  unie  comme  un  lac,  tantôt  soulevée  par  de  molles 
ondulations.  Par  instans  l'ombre  d'un  nuage  courait  sur  les  hautes 
herbes  qui,  tour  à  tour  assombries  et  éclairées,  semblaient  en  mou- 
vement comme  des  flots  paresseux.  Pendant  combien  de  temps  ces 
grands  jardins  du  désert  sont-ils  restés  inutiles  à  l'homme?  L'In- 
dien n'y  a  pas  laissé  plus  de  traces  que  le  buffle,  l'élan,  le  castor 
ou  le  loup  qui  hurle  encore  la  nuit  dans  la  plaine.  Les  feux  des 
tribus  sauvages  n'ont  point  détruit  les  germes  des  fleurs  de  la  soli- 
tude. Combien  de  fois  la  plaine  ne  s'est-elle  point  parée  de  leur 
riche  moisson,  et  combien  de  fois  l'été  ne  les  a-t-il  pas  flétries! 


LES   ÉTATS-UNIS    PENDANT   LA    GUERRE.  909 

Mais  la  civilisation  peut  arracher  au  désert  sa  vaine  parure;  elle 
ne  rend  jamais  ce  qu'elle  a  pris,  et  quelques  années  lui  suffisent 
pour  jeter  les  fondemens  d'un  empire. 

Ces  pensées  me  revinrent  souvent  à  l'esprit  pendant  le  voyage 
que  je  fis  de  Chicago  au  Haut-Mississipi.  Parmi  les  lignes  ferrées 
qui  rayonnent  du  lac  Michigan  vers  le  grand  ileuve,  je  choisis  celle 
qui  va  le  plus  au  nord  et  qui  traverse  l' Illinois  septentrional  et  l'é- 
tat entier  du  Wisconsin.  Dans  cette  dernière  province,  on  traverse 
encore  presque  partout  la  solitude ,  rarement  on  aperçoit  des  mai- 
sons; beaucoup  de  champs  n'ont  pas  encore  de  clôtures,  et  les  tiges 
jaunies  du  maïs  se  mêlent  à  leurs  confins  aux  tiges  pressées  des 
verges  d'or  ou  aux  herbes  dures  des  marécages.  Au  milieu  du  désert 
se  montrent  à  de  longs  intervalles  le  clocher  et  les  toits  de  quelque 
village  naissant,  entouré  de  ses  vergers.  A  Portage- City,  on  entre 
dans  une  région  très  boisée,  où  le  sol  devient  sableux;  dans  les  val- 
lées, les  sables,  durcis  comme  du  grès,  forment  des  murailles  sem- 
blables à  celles  de  tours  ou  de  forteresses  en  ruine.  Cette  contrée 
stérile  est  couverte  de  bois  de  chênes  et  d'érables,  auxquels  çà  et 
là  se  mêlent  quelques  pins.  Le  train  s'arrête  un  instant  à  une  sta- 
tion nommée  Kilbourn-Gity  :  je  regarde  de  tous  côtés  pour  voir  la 
ville,  mais  je  n'aperçois  qu'une  masure  en  bois,  devant  laquelle 
erre  un  cochon  solitaire.  A  Sparte,  un  enfant  à  cheval  vient  prendre 
le  paquet  de  journaux  que  lui  jette  le  conducteur  du  train,  et  se 
sauve  au  grand  galop  vers  le  petit  village  qui,  au  milieu  de  ces 
bois  sauvages,  a  reçu  le  nom  de  la  fière  cité  du  Péloponèse.  Quel- 
ques lignes  bleuâtres  Indiquent  bientôt  les  falaises  qui  bordent  le 
Mississlpi;  le  chemin  de  fer  quitte  les  plateaux  boisés  du  Wisconsin 
et  descend  graduellement  à  travers  les  jaunes  coupures  du  sable, 
bordées  de  taillis  épais,  de  lianes  éparses,  de  fleurs  sauvages, 
jusqu'à  la  large  plaine  d'alluvion  où  le  fleuve  suit  ses  paresseux 
méandres.  Les  saules  et  les  joncs  marquent  les  lignes  des  petits 
canaux  qui  circulent  en  tous  sens.  Des  troupeaux  de  bœufs  se 
tiennent  immobiles  et  comme  ensevelis  au  milieu  des  hautes  herbes. 
Des  champs  de  fleurs  sauvages  se  balancent  sous  le  vent  léger. 
Voici  enfin  le  fleuve  avec  ses  bancs  de  sable,  ses  îles  sans  nombre 
aux  rives  rongées,  couvertes  d'ormes  et  d'érables.  On  aperçoit  des 
deux  côtés  de  la  vallée  comme  de  hautes  falaises  dont  les  promon- 
toires fuient  en  retraite  les  uns  derrière  les  autres  et  vont  se  perdre 
dans  la  brume  de  l'horizon. 

La  Crosse,  tel  est  le  nom  de  la  station  où  s'arrête  le  chemin  de 
fer.  Sur  tout  le  Haut-Mississipi,  on  pourrait  se  croire,  si  l'on  ne  re- 
gardait qu'aux  noms,  dans  une  province  française.  Au-dessous  de 
La  Crosse,  on  trouve,  sur  le  Mississipi,  Prairie-du-Chien,  —  que  les 


910  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Américains  prononcent  Prairie-du-Chêne,  —  et  Dubuque;  au  nord, 
dans  le  fertile  Minnesota,  on  arrive  à  Saint- Paul,  la  capitale  de 
l'état,  et  aux  chutes  de  Saint-Antoine,  qui  reçurent  en  1680  leur 
nom  du  père  Hennepin.  L'extrémité  du  Lac-Supérieur  qui  se  rap- 
proche des  sources  du  Mississipi  s'appelle  encore  Fond-du-Lac; 
mais  ce  nom  menace  déjà  de  dégénérer  en  Fondulac.  Bien  que  La 
Crosse  soit  depuis  longtemps  marquée  sur  les  cartes,  elle  n'a, 
comme  ville,  que  dix  ans  environ  d'existence,  et  compte  pourtant 
10,000  habitans.  Le  flot  de  l'émigration  se  répand  depuis  plusieurs 
années  avec  une  grande  rapidité  vers  les  terres  fertiles  du  Haut- 
Mississipi.  Saint-Paul  a  déjà  9,000  habitans,  huit  églises,  plusieurs 
hôtels,  trois  imprimeries,  des  écoles  et  un  capitole.  La  Crosse,  mal- 
gré ses  boutiques  neuves  alignées  sur  la  berge  du  fleuve,  ses  ma- 
gasins, son  élévateur,  dont  la  masse  domine  la  gare  du  chemin  de 
fer,  a  encore  un  aspect  de  misère  et  d'abandon.  Les  vaches  errent 
en  liberté  sur  les  sables,  où  on  commence  à  tracer  des  rues  qua- 
drangulaires.  On  se  sent  bien  loin  de  la  civilisation.  Dans  la  salle 
basse  de  l'auberge,  autour  du  poêle  de  fer  rougi,  se  tiennent  des 
groupes  taciturnes  et  presque  farouches.  On  peut  observer  ces 
figures  d'aventuriers  si  communes  dans  toute  la  vallée  du  Missis- 
sipi; les  barbes  sont  rudes  et  incultes,  les  vêtemens  grossiers,  les 
chapeaux  mous  s'enfoncent  sur  des  yeux  sombres,  qui  semblent 
suivre  dans  le  vide  quelque  image  sinistre.  C'est  à  La  Crosse  que 
j'aperçus  pour  la  première  fois  de  véritables  Indiens  :  quatre 
hommes  drapés  dans  de  longues  couvertures  de  laine  rouge,  une 
femme  enveloppée  d'un  manteau  gris  et  un  enfant  demi-nu  se  te- 
naient au  bord  du  fleuve  autour  d'un  grand  feu  de  bois.  Les  hommes 
étaient  tête  nue;  leur  chevelure  noire,  épaisse,  pareille  à  des  pa- 
quets de  crin  en  désordre,  flottait  librement  au  vent  et  couvrait 
presque  leurs  sombres  visages.  A  côté  d'eux ,  des  avirons  et  des 
rames  gisaient  à  terre;  de  temps  en  temps,  ils  jetaient  dans  le  feu 
qu^elques  morceaux  de  bois,  et  le  groupe  frileux  s'enveloppait  d'un 
nuage  plus  noir  et  plus  agité.  A  quelque  distance,  des  bateaux  à 
vapeur  élevaient  leurs  blancs  étages  superposés  au-dessus  du  mi- 
roir du  fleuve.  J'avais  tout  ensemble  devant  moi  les  anciens  maîtres 
du  Mississipi  et  ses  maîtres  actuels.  La  fumée  du  feu  allumé  par 
les  Indiens  montait  dans  le  ciel  à  côté  des  fumées  vomies  par  ces 
machines  puissantes  qui  conduisent  aujourd'hui  le  voyageur  depuis 
l'embouchure  du  Mississipi  jusqu'aux  abords  du  Lac- Supérieur. 
Toute  l'histoire  de  l'Amérique  n'était- elle  pas  écrite  dans  ce  ta- 
bleau? 

Auguste  Laugel. 


L'EPREUVE 


RICHARD  FEVEREL 


PREMIÈRE    PARTIE     (1). 


I. 

Il  y  a  quelque  vingt-cinq  ans  parut  en  Angleterre  sous  le  voile 
de  l'anonyme  un  petit  volume  fort  mince  intitulé  :  Paperasses  d'un 
Pèlerin.  C'était  un  recueil  de  maximes,  d'aphorismes,  de  sentences, 
qui  trahissaient  un  lecteur  assidu  de  La  Rochefoucauld.  L'auteur 
n'avait  pas  l'air  cependant  de  courir  après  la  renommée  des  sati- 
riques; il  ne  cherchait  pas  l'épigramme  brillante,  le  tour  de  phrase 
à  surprises,  l'étincelle  qui  jaillit  du  choc  des  antithèses.  On  devi- 
nait en  lui  un  homme  revenu  de  bien  des  illusions ,  mais  non  pas 
de  toutes,  profondément  blessé,  mais  non  pas  à  mort,  un  de  ces 
mutilés  qui,  la  main  sur  une  poitrine  palpitante,  regardent  triste- 
ment tomber  goutte  à  goutte  leur  sang  qui  coule  encore.  Sa  pensée 
avait  deux  faces,  l'une  ironique,  l'autre  bienveillante  :  elle  mor- 
dait, elle  caressait  tour  à  tour;  elle  était  parfois  d'une  âpreté  cy- 
nique, parfois  d'une  tolérance  toute  chrétienne.  «  Je  suis  heureux, 
disait-il  par  exemple,  quand  le  vice  de  mon  voisin  m'est  révélé...  » 

(1)  Le  roman  que  nous  essayons  de  faire  connaître  ici  est  l'œuvre  d'un  écrivain  dont 
nos  lecteurs  ont  déjà  pu  apprécier  le  talent  original,  l'auteur  de  Sandra  Belloni , 
M.  George  Meredith.  Dans  ce  nouveau  récit,  tlie  Ordeal  of  Richard  Feverel,  on  retrouve 
les  qualités  qui  ont  valu  à  M.  George  Meredith  tant  de  légitimes  succès  en  Angleterre. 
Chez  lui,  le  romancier  est  aussi  un  observateur  pénétrant,  un  critique  impitoyable  des 
faiblesses  humaines,  et  c'est  à  ce  titre  qu'il  mérite  de  nous  intéresser. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  première  vue,  cette  exaltation  sauvage  semblait  celle  d'un  misan- 
thrope; en  y  regardant  de  plus  près,  on  y  discernait  une  arrière- 
pensée  de  tolérance.  Il  disait  aussi  :  «  La  vie  est  un  ennuyeux 
moyen  d'apprendre  que  nous  sommes  des  imbéciles...  »  Laissant 
de  côté  cette  épithète  désobligeante,  on  pouvait  enlever  à  la  pensée 
quelque  chose  de  son  amertume,  car  l'auteur  ajoutait  immédia- 
tement :  «  Lorsque  nous  arrivons  à  nous  reconnaître  pour  tels,  nous 
sommes  déjà  quelque  chose  de  mieux.  » 

Sur  un  seul  chapitre,  le  faiseur  d'aphorismes,  —  Vaphoriste, 
comme  il  s'appelait  lui-même,  —  se  montrait  impitoyable.  On  ne 
comprenait  pas  qu'un  homme  né  d'une  femme  traitât  les  femmes 
avec  tant  de  sévérité,  on  le  comprenait  d'autant  moins  que  dans 
tout  le  reste  du  livre  se  révélait  une  âme  courtoise  et  chevaleres- 
que; mais  ici  l'équilibre  était  rompu,  la  vue  du  philosophe  se  trou- 
blait, le  spleen  ruisselait  sous  sa  plu^e.  «  Il  faut  bien  espérer,  di- 
sait-il avec  une  gravité  singulière,  qu'une  fois  le  reste  de  l'univers 
soumis  à  sa  domination,  l'homme  finira  par  civiliser  la  femme...  » 
Et  après  cette  effrayante  impertinence  il  passait  immédiatement  à 
d'autres  sujets  sans  le  moindre  trouble  apparent,  avec  le  sang-froid 
de  la  conviction  la  mieux  arrêtée.  On  voyait,  clair  comme  le  jour, 
que  la  femme  était  à  ses  yeux  une  espèce  de  chat  sauvage  dont  la 
domestication  lui  semblait  un  problème  à  peu  près  insoluble.  Ce- 
pendant, et  grâce  aux  progrès  incessans  de  l'humanité,  on  pouvait 
à  la  rigueur  espérer  que  l'indomptable  animal,  apprivoisé  par  de- 
grés, trouverait  sa  place  dans  les  rouages  compliqués  de  l'harmonie 
universelle. 

Cette  monstrueuse  hérésie,  —  elle  aurait  dû  perdre  le  livre,  — 
fut  précisément  ce  qui  le  sauva  de  l'oubli.  Les  femmes  particuliè- 
rement l'accueillirent  avec  une  faveur  marquée  et  tout  à  fait  im- 
prévue. Ces  bizarres  créatures  préfèrent  ou  semblent  préférer  celui 
qui  les  hait  à  celui  qui  Ir-s  aime  :  elles  s'enquirent  de  l'auteur  ano- 
nyme. En  guise  de  signature,  au-dessous  du  titre,  était  un  griffon 
entre  deux  gerbes  de  blé.  Fallait-il  voir  là  un  symbole  ou  des  ar- 
moiries? La  question  fut  sérieusement  débattue  entre  ladics  dans 
plus  d'un  boudoir  élégant,  les  plus  poétiques  optant  pour  le  sym- 
bole, les  plus  vaniteuses  pour  l'écusson  héraldique.  «Tu  crois  qu'une 
femme  t'adore,  disaient  les  Paperasses  d'un  Pèlerin;  mais  ce  n'est 
pas  de  toi,  mon  ami,  c'est  de  la  difficulté  qu'elle  est  éprise!  »  Une 
de  ces  dames  prouva  la  vérité  de  l'axiome  en  se  donnant  pour  mis- 
sion de  passer  en  revue  sur  les  registres  du  Herald -collège  toute 
la  série  des  blasons  britanniques;  elle  constata  ainsi,  au  prix  d'un 
immense  travail,  que  le  «  griffon  entre  deux  gerbes  »  figurant  sur 
le  timbre  des  armoiries  appartenait  à  sir  Austin  Absworthy  Bearne 
Feverel,  baronet,  de  Raynham-Abbey,  dans  l'un  des  comtés  de 


l'épreuve    de    RICHARD   FEVEREL.  913 

l'ouest,  —  un  homme  opulent,  un  galant  homme  dont  l'histoire 
était  assez  triste. 

Avant  de  la  raconter,  achevons  celle  des  Paperasses  d'un  Pèlerin. 
A  peine  le  voile  de  l'anonyme  fut-il  percé,  l'auteur  vit  pleuvoir  chez 
lui  toute  sorte  de  billets  parfumés  qui  l'étonnèrent  au  dernier 
point,  et,  après  l'avoir  ennuyé  quelque  peu,  finirent  par  le  flatter 
considérablement.  Parmi  ses  «belles»  correspondantes,  quelques- 
unes  le  réprimandaient  du  ton  le  plus  doux,  certaines  autres  ac- 
ceptaient ses  anathèmes  avec  une  humilité  touchante,  ou,  cuirassées 
d'orgueil,  le  raillaient  impitoyablement.  Les  curieuses  hasardaient 
mille  conjectures  sur  les  motifs  probables  d'une  antipathie  qu'elles 
déclaraient  ne  pas  comprendre;  les  mélancoliques  se  plaignaient 
en  longues  phrases,  avec  force  mots  soulignés,  d'être  méconnues 
et  sacrifiées  à  l'orgueil  viril;  les  moins  timides  réclamaient  sans 
façon  l'hospitalité  de  Vaphoriste  pour  venir  débattre  avec  lui,  bien 
à  loisir,  les  points  délicats  de  sa  doctrine.  Ce  qu'elles  faisaient  là, 
toutes  y  avaient  songé  plus  ou  moins;  toutes  auraient  voulu  s'asseoir 
aux  pieds  de  Gamaliel  et  s'abreuver  de  sagesse  à  la  source  mêmQ. 

Sir  Austin  aurait  cru  manquer  à  ses  devoirs,  s'il  n'avait  relevé 
tous  les  gants  qu'on  jetait  ainsi  à  son  hospitalité.  Les  portes  de 
Raynham-Abbey  s'ouvrirent  à  l'essaim  des  réclamantes,  et  le  pro- 
priétaire se  trouva  promu  pour  quelques  semaines  à  la  dignité  du 
professeur  qui  expose  et  défend  un  système  attaqué  de  toutes  parts. 
Soutenu  par  de  fortes  convictions,  il  joua  ce  rôle  avec  une  majesté 
sereine,  et  dans  le  choc  des  débats  eut  parfois  d'heureuses  inspi- 
rations, ce  jour-là  principalement  où  il  soumit  à  son  auditoire  de 
l'autre  sexe  la  double  hypothèse  d'une  femme  que  le  hasard  ap- 
pellerait à  vivre  dans  une  île  exclusivement  peuplée  d'êtres  barbus, 
et  d'un  homme  échouant  après  un  naufrage  sur  une  autre  île  ha- 
bitée seulement  par  des  filles  d'Eve.  <(  Qu'arriverait-il  dans  les  deux 
cas?»  se  demandait  Vaphoriste,  ou  plutôt  il  posait  la  question  à 
l'espèce  de  tribunal  constitué  sous  ses  auspices.  Il  fut  unanime- 
ment convenu,  et  sans  trop  de  peine,  que,  vînt-elle  à  tomber  parmi 
les  sauvages  les  plus  abrutis,  la  femme  unique,  transformée  en  di- 
vinité, deviendrait  aussitôt  l'objet  de  tous  les  respects,  de  tous  les 
hommages,  de  toutes  les  adorations;  mais  l'homme!  quel  serait  le 
sort  de  l'homme  unique?  En  ferait-on  un  grand-prêtre?  Métamor- 
phose difficile  pour  un  matelot  naufragé.  Lui  décernerait-on  la  cou- 
ronne? Un  roi  peut  se  marier,  et  dès  lors  se  posait  de  nouveau  la 
question:  à  qui  appartiendra  cette  épave?  Ici  la  cour  se  divisa. 
Quelques  dames  insinuèrent  assez  vaguement  qu'il  serait  à  propos 
de  «parquer»  cet  échantillon  de  l'espèce  masculine  jusqu'à  ce  qu'on 
trouvât  l'occasion  de  le  réexpédier  en  lieu  sûr,  sans  aucun  dommage 

TOME  Lvi.  —  18G5.  58 


914  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

corporel.  «  Ce  parti-pris  n'en  serait  que  plus  louable,  ajouta  l'une 
d'elles,  s'il  s'agissait  d'un  pamphlétaire  satirique,  d'un  aphoi^iste 
aux  railleries  acérées...  »  Mais  la  majorité  des  juges,  obéissant  à  la 
voix  de  la  conscience,  avoua  que  l'infortuné  dont  il  était  question 
passerait  dans  leur  île  un  assez  mauvais  quart  d'heure,  si  même  il 
n'était  exposé  à  subir  le  sort  infligé  par  les  femmes  de  Thrace  au  ' 
doyen  des  poètes  mythologiques.  «  Mis  en  pièces,  »  tel  fut  le  ver- 
dict de  ces  dames,  bien  convaincues,  paraît-il,  que  le  sentiment  de 
l'appropriation  l'emporte  chez  la  femme  sur  des  instincts  plus  che- 
valeresques. Sir  Austin  triomphait,  comme  on  dit,  sur  toute  la  ligne. 

Dans  le  fond,  il  n'en  aurait  pas  moins  rendu  les  armes  à  quel- 
qu'une de  ses  gracieuses  ennemies,  qui  avaient  fort  bien  deviné 
sous  sa  dureté  apparente  une  faiblesse  réelle,  et  sous  le  masque  de 
Diogène,  sous  l'amertume  d'un  cœur  froissé,  un  de  ces  vaincus  pré- 
destinés qu'elles  attèlent  infailliblement  tôt  ou  tard  à  leur  quadrige 
triomphal.  Par  bonheur  pour  lui,  par  malheur  pour  celles  qui  s'é- 
taient promis  de  le  soumettre,  il  avait  contre  elles  une  double  dé- 
fense. Les  approches  de  son  cœur,  —  à  cela  près  fort  accessible,  — 
étaient  gardées  d'abord  par  un  fds,  puis  par  un  système. 

L'un  et  l'autre  furent  officiellement  présentés  aux  dames  qui  sié- 
geaient, nous  l'avons  dit,  en  cour  de  justice.  Elles  trouvèrent  chez 
l'enfant  une  beauté,  une  vivacité  rares;  quant  au  système,  il  leur 
parut  tout  à  fait  énigmatique.  «  Le  péché,  disait  sir  Austin  avec  son 
aplomb  magistral,  est  un  élément  étranger  à  notre  sang.  Il  faut 
y  voir  une  maladie  qu'on  pourrait  appeler  la  maladie  de  la  pomme, 
et  contre  laquelle  nous  luttons  depuis  Adam.  C'est  donc  une  erreur, 
c'est  une  faute  de  regarder  la  jeunesse  comme  naturellement  en- 
cline au  péché.  C'est  également  une  faute  et  une- erreur  de  la  croire 
essentiellement  et  radicalement  pure.  Nous  avons,  j'en  conviens, 
perdu  le  paradis;  mais  encore  faut-il  se  rappeler  que  nous  y 
sommes  nés,  qu'il  devait  nous  appartenir,  que  nous  pouvons  y  ren- 
trer. Le  serpent  existe  chez  chacun  de  nous;  mais  le  triomphe  de 
l'intelligence  humaine,  le  témoignage  le  plus  irréfragable  de  sa 
puissance,  c'est  de  forcer  le  monstre  à  combattre  contre  lui-même 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  complètement  anéanti.  Supposons  que  mon  fils 
ait  de  l'orgueil.  L'orgueil  humain  est  un  amalgame  où  le  bien  et  le 
mal  sont  équilibrés  dans  de  justes  proportions.  Il  pousse  mon  fils  à 
se  croire  plus  que  ses  semblables  :  faisons  en  sorte  qu'il  l'incite  à 
les  dépasser  effectivement.  Dès  qu'il  en  sera  là,  l'erreur  dont  il  était 
dupe  s'évanouissant  d'elle-même,  l'effet  aura  triomphé  de  la  cause, 
l'ennemi  lui-même  aura  servi  à  remporter  la  victoire;  le  diable  sera 
mort  sous  ses  propres  coups...  Ne  le  pensez-vous  pas?  »  continua  sir 
Austin,  très  satisfait  de  lui-même  et  jetant  un  sourire  à  son  audi- 


l'épreuve  de  richard  feverel.  915 

toire  ébahi ,  qui  commençait  à  le  trouver  insupportable.  Personne 
ne  répondit  à  cette  question,  et  l'exposé  du  système  s'acheva  sans 
encombre.  A'ous  en  résumerons  seulement  les  données  essentielles. 
L'âge  d'or  renaîtrait  sur  la  terre,  suivant  sir  Austin,  le  jour  où 
chaque  père,  prenant  au  sérieux  sa  responsabilité,  porterait  sur  la 
vie  un  regard  scientifique.  A  partir  de  ce  moment,  on  élèverait 
entre  la  corruption  et  la  jeunesse  des  barrières  infranchissables;  on 
laisserait  en  revanche  se  développer  librement  l'être  physique,  ap- 
pelé à  une  croissance  spontanée,  comme  celle  des  arbres  de  l'Éden. 
Un  certain  degré  d'énergie  morale  serait  ainsi  acquis  au  moment 
fatal  où  viendrait  à  se  déclarer  d'elle-même  la  maladie  de  la 
pomme,  combattue  dès  lors  avec  succès,  et  laissant  l'homme  dans 
un  état  de  quasi-perfection  où  le  baronnet,  muni  de  recettes  à  lui 
spéciales,  comptait  bien  placer  son  fils  unique. 

Peut-être  eût-il  été  à  propos  de  mieux  expliquer  ce  que  l'orateur 
entendait  par  u  maladie  de  la  pomme;  »  mais  il  dut  croire  qu'il  était 
compris,  car  aucune  de  ces  dames  ne  lui  demanda  là-dessus  le 
moindre  renseignement  :  une  intuition  cachée  qui  les  faisait  rougir 
en  dedans,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi,  réfrénait  à  cet  égard  leur 
curiosité  non  satisfaite.  Au  surplus,  la  théorie  savante  du  baronnet 
eut  pour  excellent  résultat  l'évacuation  graduelle  de  son  domicile 
envahi.  Ses  belles  visiteuses,  que  sa  sœur,  mistress  Doria  Forey, 
surveillait  de  près,  tout  en  leur  faisant  les  honneurs  du  château 
avec  la  grâce  la  plus  exquise,  s'éclipsèrent  l'une  après  l'autre  à 
mesure  qu'elles  se  décourageaient.  Il  ne  resta  sur  la  brèche  que 
lady  Emmeline  Blandish,  jeune  veuve  du  voisinage,  qui  se  moquait 
doucement  de  son  hôte,  appréciait  fort  haut  ses  qualités  réelles,  et 
ne  désespérait  pas  de  le  ramener  un  jour,  par  une  influence  gm- 
duellement  acquise,  à  des  idées  plus  saines  et  plus  pratiques.  En 
attendant,  elle  étudiait  à  fond  le  système,  elle  s'en  pénétrait  avec 
une  déférence  légèrement  ironique,  pour  mieux  le  combattre  et 
l'annihiler  quand  le  moment  serait  venu. 

Il  est  temps  et  plus  que  temps  de  jeter  un  coup  d'œil  rétro- 
spectif sur  l'histoire  de  sir  Austin.  Les  Feverel  dataient  de  loin.  Le 
premier  baronnet  de  leur  race,  bien  évidemment  normande,  signait 
son  nom  «  Fiervarelle,  »  et  ce  nom  ainsi  orthographié  réveillait 
l'idée  d'une  fanfare  lointaine  ralliant  les  troupes  du  conqueror, 
perdues  à  Pevensey  dans  les  brouillards  du  champ  de  bataille.  Cet 
illustre  personnage,  guerroyant  sur  les  frontières  du  pays  de  Galles, 
mêla  son  sang  à  celui  d'une  princesse  Ap-Grufîudh  qui  lui  fut  don- 
née en  mariage  avec  d'immenses  domaines.  De  là  cette  teinte  cymri, 
—  autant  vaut  dire  galloise,  —  signalée  dans  la  tournure  d'esprit 
et  les  tendances  aventureuses  que  manifestaient  les  annales  de  leur 


016  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

race.  Soit  a  maladie  de  la  pomme,  »  soit  toute  autre  cause,  les  Feve- 
rel  semblaient  se  transmettre,  avec  de  magnifiques  constitutions,  le 
germe  de  quelque  pestilence  héréditaire.  Leur  titre  de  baronnet, 
—  dont  ils  étaient  si  fiers,  répétant  à  tout  propos  cet  adage  aristo- 
cratique :  mieux  vaut  baromiic  vieille  que  duché  neuf,  —  ce  titre, 
sans  cesse  périclitant  et  souvent  dévolu  à  un  fils  unique,  avait 
failli  s'éteindre  plusieurs  fois  déjà.  Sir  Garadoc  Feverel,  le  prédéces- 
seur de  sir  Austin,  était  encore  un  de  ces  rejetons  précieux  qu'on 
avait  vus  sur  le  point  de  périr  avant  de  porter  fruit.  Maintenant 
même  le  chef  de  la  famille  n'avait  qu'un  fils,  et  ne  semblait  pouvoir 
en  espérer  d'autres,  séparé  qu'il  était  de  sa  femme  encore  vivante. 
Il  faut  toucher  ici  à  un  sujet  délicat,  sur  lequel  nous  glisserons 
de  notre  mieux,  d'autant  que  l'histoire  en  elle-même  n'a  rien  de 
très  neuf.  Le  baronnet,  marié  par  inclination,  avait  un  ami.  Cet 
ami  était  un  poète,  son  camarade  de  collège,  qu'il  avait  pu  croire 
appelé  au  plus  brillant  avenir  et  dont  il  oublia  trop,  fasciné  par  ces 
promesses  de  génie,  l'égoïsme  insouciant,  rinsuiïisance  morale. 
Avant  même  d'avoir  quitté  le  collège,  Denzil  Somers,  dissipateur 
précoce,  avait  dévoré  un  modeste  patrimoine.  Sir  Austin  lui  con- 
féra sur  ses  domaines  quelques  attributions  de  surveillance  pure- 
ment nominales,  et,  se  l'associant  ainsi  définitivement,  l'admit  à 
partager  le  luxe  et  les  plaisirs  de  sa  magnifique  existence.  Ne  con- 
trariant jamais  par  de  froids  calculs  les  généreuses  impulsions  de 
sa  belle  âme,  il  n'imagina  point  que  son  mariage  dût  rien  changer 
à  cette  intimité,  déjà  cimentée  par  le  temps.  «  Voici  votre  frère, 
dit-il  à  sa  femme  en  lui  présentant  le  poète...  Voici  votre  sœur,  » 
ajouta-t-il  en  présentant  le  poète  à  lady  Feverel.  Comment  au- 
rait-il pu  s'imaginer  que  ce  versificateur  sentimental  et  satirique  à 
la  fois,  —  dont  les  compositions  devaient  leur  vogue  à  je  ne  sais 
quel  fonds  d'austérité  immaculée,  de  raideur  conservatrice  qui 
plaît  par-dessus  tout  à  l'élite  du  public  lisant  (et  payant),  —  était 
simplement  un  adepte  des  voluptés  secrètes  et  des  vices  décens? 
Gomment  se  serait-il  douté  en  revanche  que  cette  frêle  créature, 
insignifiante,  inexpérimentée,  dont  l'admiration  romanesque  l'avait 
séduit,  dont  la  sentimentalité  raffinée,  les  délicatesses  excessives, 
semblaient  autant  de  garanties  contre  des  entraînemens  coupables, 
en  viendrait  à  s'éprendre  d'une  espèce  de  parasite  oisif  contre  le- 
quel tout  d'abord  elle  avait  manifesté  les  plus  vives  répugnances? 
C'est  pourtant  à  la  longue  ce  qui  arriva,  sans  qu'on  puisse  trop  sa- 
voir de  quel  côté  vint  la  tentation,  car  les  deux  complices  avaient 
pour  la  repousser  des  motifs  identiques,  puisés  dans  les  plus  sim- 
ples calculs  d'intérêt  personnel.  Mais  n'importe  :  après  cinq  ans 
de  mariage  et  douze  ans  d'amitié,  sir  Austin  se  trouva  un  jour 


l'épreuve  de  riceiard  feverel.  917 

aussi  complètement  abandonné  que  possible,  n'ayant  plus  à  aimer 
ici-bas  qu'un  beau  petit  garçon,  sa  vivante  image,  dont  le  berceau 
pouvait  sembler  un  étroit  logis  pour  les  afTections  de  cette  grande 
âme.  Il  pardonna  sans  peine  à  l'ami  déloyal,  le  jugeant  au-des- 
sous de  sa  colère.  Quant  à  la  femme  coupable,  il  ne  put  jamais  lui 
trouver  une  excuse.  Simplement  ingrate  envers  son  bienfaiteur,  — 
car  elle  ne  lui  avait  apporté  ni  fortune  ni  alliances,  —  peut-être 
lui  aurait-il  fait  remise  de  sa  faute,  n'étant  pas  homme  à  se  préva- 
loir de  ses  générosités  et  à  écraser  sous  l'accumulation  de  ses  mé- 
rites celle  qui  les  avait  méconnus.  Malheureusement  il  l'avait  élevée 
à  son  niveau,  il  l'y  maintenait  même  après  le  crime,  et,  la  traitant 
comme  son  égale,  il  la  déclarait  indigne  de  toute  clémence. 

Devant  ce  monde  dont  elle  avait  désenchanté  à  ses  yeux  les  plus 
brillans  aspects,  il  garda  une  attitude  impassible  et  sereine,  ses 
intimes  eux-mêmes  y  furent  trompés.  Mistress  Doria  Forey,  la 
sœur  de  sir  Austin,  prédisait  hautement  le  prompt  oubli  de  cette 
mésaventure  conjugale,  «  qui  ne  pouvait  laisser  une  empreinte  inef- 
façable sur  le  cœur  d'un  Feverel.  »  A  certains  égards,  elle  se  trom- 
pait; l'énergie  de  son  frère  fut  purement  passive.  Il  ne  put  prendre 
sur  lui  de  tenir  comme  jadis  table  ouverte  dans  cette  vaste  salle 
à  manger  où  une  torque  d'or,  encadrée  sur  un  fond  de  velours  et 
qu'avait  jadis  portée  un  Ap-Gruiïudh,  figurait  entre  deux  éten- 
dards poudreux,  élimés,  qu'un  Feverel  avait  enlevés  à  la  pointe 
de  l'épée  sur  quelque  champ  de  bataille.  Sir  Austin  lui  devait,  à 
cette  salle  à  manger,  d'avoir  été  renvoyé  trois  fois  de  suite  à  la 
chambre  des  communes  par  les  électeurs  reconnaissans  de  son 
hospitalité  princière.  Il  la  ferma  cependant,  et,  si  ce  rapproche- 
ment est  permis,  se  ferma  comme  elle,  renonçant  à  son  mandat 
parlementaire  et  congédiant  en  silence  tous  ses  rêves  d'ambition. 
On  s'étonna  généralement  d'une  métamoYphose  si  complète  sur- 
venue chez  un  homme  si  fier  et  si  confiant  en  lui-même;  mais  les 
gens  âgés  qui  de  longue  date  connaissaient  les  Feverel  ne  se  mon- 
trèrent pas  autrement  surpris.  «  C'est  dans  le  sang,  disaient- ils; 
le  père,  sir  Garadoc,  le  grand-père,  sir  Algernon,  étaient  de  singu- 
liers personnages.  Dans  l'existence  de  ces  gens-là  vient  toujours  un 
moment  où  ils  se  jettent  tant  soit  peu  sur  la  gauche.  C'est  \ épreuve 
des  Feverel,  »  ajoutaient-ils  l'index  posé  sur  le  front,  par  un  geste 
éminemment  significatif.  Du  reste,  à  ce  moment-là  sir  Austin  pen- 
sait comme  eux,  et  son  orgueil  humilié  se  consolait  par  cette  singu- 
lière croyance  qu'une  malédiction  spéciale  pesait  sur  toute  sa  race. 

En  attendant,  et  alors  qu'on  admirait  son  attitude  stoïque  et  ré- 
signée sous  les  coups  du  sort,  lacamériste  spécialement  chargée  de 
passer  la  nuit  auprès  du  petit  Richard  voyait  fréquemment  une 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grande  forme  noire  lui  cacher  la  lampe  suspendue  au-dessus  du 
berceau.  Cette  apparition  quasi -fantastique  avait  fini  par  ne  plus 
l'effrayer.  Un  soir  cependant  elle  se  réveilla,  étrangement  émue, 
au  bruit  d'un  sanglot  profond.  Le  baronnet,  debout  à  côté  du  petit 
lit  et  la  tête  cachée  dans  ses  mains,  pleurait  silencieusement  à 
chaudes  larmes.  De  temps  à  autre,  sous  les  plis  du  manteau  noir 
qui  l'enveloppait  jusqu'aux  pieds,  on  voyait  tout  son  corps,  ébranlé 
par  un  sursaut  douloureux ,  rappeler  avec  effort  le  souffle  qui  lui 
manquait.  La  pauvre  fille,  d'abord  stupéfaite,  ne  pouvait  en  croire 
ses  yeux,  et  demeura  quelques  instans  immobile  comme  la  pierre; 
puis,  devant  un  spectacle  si  extraordinaire,  son  cœur  se  mit  à  pal- 
piter en  dépit  d'elle-même.  —  Oh!  monsieur!  —  s'écria- t-elle, 
pleurant  aussi  sans  pouvoir  s'en  empêcher;  mais  sir  Austin,  avec 
un  geste  indigné,  la  somma  de  se  rendormir  et  quitta  immédiate- 
ment la  chambre. 

Toute  marque  de  sympathie  donnée  à  un  Feverel  pendant  son 
«  épreuve  »  constituait  un  grave  délit  :  surprendre  un  moment  de 
faiblesse  chez  le  principal  membre  de  l'altière  famille  était  une  of- 
fense impardonnable.  Diane  au  bain  ne  gardait  pas  sa  beauté  avec 
des  soins  plus  jaloux  que  sir  Austin,  déposant  sa  cuirasse  pour  quel- 
ques minutes,  la  nudité  de  son  cœur  saignant.  L'infortunée  qui  dans 
cette  circonstance  avait  joué  le  rôle  d'Actéon  fut  mandée  le  lende- 
main matin  dans  le  cabinet  de  son  maître,  et  n'en  sortit,  —  large- 
ment rémunérée  d'ailleurs  par  une  petite  pension  viagère,  —  que 
pour  quitter  à  l'instant  même  Raynham-Abbey. 

II. 

Point  d'école  publique,  aussi  peu  de  camarades  que  possible,  un 
ecclésiastique  pour  professeur,  à  intervalles  réglés  une  visite  mé- 
dicale, d'ailleurs  une  surveillance  étroite,  un  contrôle  de  tous  les 
instans  sous  les  yeux  d'un  père  qui  était  à  la  fois  un  précepteur, 
un  confesseur,  un  compagnon  de  jeux,  et  qui  gardait  l'innocence 
de  cet  enfant  comme  le  dragon  mythologique  les  pommes  du  jardin 
des  Hespérides,  telle  fut  en  somme  l'éducation  de  Richard  Feverel. 
On  lisait  dans  les  Paperasses  d'un  Pèlerin  :  «  La  santé  est  la  vertu 
du  corps,  la  vérité  celle  de  l'âme;  la  vaillance  est  l'unisson  de  ces 
deux  santés.  »  Le  système  tout  entier  reposait  sur  cette  base,  et 
pendant  plusieurs  années  de  suite  reçut  une  application  triomphale 
sous  les  yeux  des  personnes  admises  à  l'intimité  de  sir  Austin. 
Parmi  elles  figurait  en  premier  lieu  sa  sœur,  mistress  Doria  Forey, 
rtjariée  jeune  à  un  cadet  de  grande  famille  que  certains  héritages 
prévus  devaient  rendre  fort  riche,  mais  qui  par  malheur  était  mort 


L EPREUVE    DE    RICHARD    FEVEREL.  91@ 

avant  d'hériter,  lui  laissant  une  fille  unique,  à  l'avenir  de  laquelle 
l'aimable  veuve  sacrifiait,  non  sans  mérite,  l'espérance  très  légitime 
d'un  nouvel  hymen.  Goûtant  encore  le  monde  et  pouvant  y  vivre 
d'une  manière  agréable,  sinon  brillante,  elle  était  venue  s'enterrer 
à  la  campagne  pour  y  prendre  chez  son  frère  le  sceptre  du  ménage 
abandonné  par  une  épouse  infidèle.  Dans  cette  détermination  de 
lïiistress  Doria,  la  tendresse  prévoyante  d'une  mère  jouait  pour  le 
moins  un  aussi  grand  rôle  que  l'affection  d'une  sœur.  Son  imagina- 
tion, anticipant  sur  le  cours  des  années,  avait  pressenti  comme  une 
chance  éminemment  probable  l'union  future  de  Richard  et  de  Glare, 
du  cousin  et  de  la  cousine,  appelés  à  grandir  l'un  près  de  l'autre  et 
par  conséquent  à  s'aimer.  Sur  ce  dernier  point,  —  qui  contrariait 
quelque  peu  le  système,  —  elle  gardait  un  religieux  silence,  ap- 
prouvant de  la  façon  la  plus  explicite  les  idées  et  les  projets  de  son 
frère,  mais  se  réservant  de  saper  par  la  base,  avec  le  concours  de 
miss  Clare  et  de  ses  yeux  de  gazelle,  l'édifice  laborieux  qu'il  élevait 
à  grand'peine. 

Lady  Emmeline  Blandish,  dont  mistress  Doria  Forey  ne  voyait 
pas  les  assiduités  sans  quelque  jalousie  secrète,  envisageait  les 
théories  de  sir  Austin  avec  une  faveur  marquée,  non  que  son  esprit 
alerte  et  vif  ne  lui  suggérât  quelquefois  des  doutes  sérieux  et  des 
objections  railleuses,  mais  elle  était  dominée  par  la  tendre  admira- 
tion, l'espèce  de  culte  que  lui  inspiraient  la  hauteur  d'âme,  la  déli- 
catesse de  sentiment,  la  générosité  dévouée,  la  courtoisie  chevale- 
resque de  ce  prétendu  misanthrope  qu'elle  savait  au  fond  le  meilleur 
des  hommes.  Le  système  comptait  encore  un  adhérent,  et  les  Pa- 
perasses d'un  Pèlerin  un  citateur  perpétuel  dans  la  personne  d'un 
neveu  de  sir  Austin,  Adrian  Harley,  que  le  père  de  Richard  avait 
choisi  entre  tous  pour  l'aider  à  réaliser  son  difficile  programme. 
Adrian  était  un  philosophe  précoce.  On  l'avait  surnommé  le  «jeune 
homme  sage.  »  En  effet,  toujours  acquis  à  l'idée  reçue,  partisan  dé- 
cidé de  la  majorité,  il  s'était  posé  le  problème  de  satisfaire  tous 
ses  instincts,  voire  tous  ses  appétits,  sans  rien  perdre  de  la  consi- 
dération qui  est  ici-bas  pour  l'homme  bien  avisé  une  des  nécessités 
de  l'existence.  D'amis,  il  n'en  avait  guère,  à  moins  de  compter 
pour  tels  Horace  et  Gibbon,  deux  aristocrates  littéraires  dont  la  fré- 
quentation l'aidait  à  prendre  l'humanité  pour  ce  qu'elle  a  toujours 
été,  pour  ce  qu'elle  sera  peut-être  toujours  :  un  cortège  éminem- 
ment grotesque,  avec  le  rire  des  dieux  comme  fond  de  tableau.  Et 
si  les  dieux  rient,  pourquoi  les  mortels  ne  riraient-ils  pas?  C'est  ce 
que  se  demandait  Adrian,  comfortablement  installé  dans  cette  espèce 
d'olympe  où  l'avait  irrévocablement  appelé  la  bienveillance  de  sir 
Austin,  à  qui  le  recommandaient  une  instruction  solide,  une  rare 


920  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vivacité  d'intelligence  et  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie  un 
aplomb,  une  maturité,  un  sens  pratique  dont  l'influence,  discrète- 
ment et  savamment  ménagée,  se  faisait  sentir  sans  se  laisser  aperce- 
voir. Dans  le  fond,  Adrian  ressemblait  à  ces  dieux  païens  qu'il  ai- 
mait tant.  Gomme  eux,  il  vivait  fort  satisfait  de  lui-même,  sur  un 
édredon  de  nuages  baigné  d'une  tiède  lumière,  aux  dépens  de 
l'humanité  asservie.  Ni  Jupiter,  ni  Apollon,  ne  guettaient  d'un  re- 
gard plus  calme  et  plus  ardent  à  la  fois  les  terrestres  beautés  parmi 
lesquelles  il  s'agissait  de  choisir  l'objet  de  leur  caprice  divin.  Ni 
l'un  ni  l'autre  ne  le  poursuivaient  dans  l'épaisseur  des  bois  avec 
une  impunité  plus  heureuse.  Et,  pour  le  «  jeune  homme  sage,  »  le 
bon  renom  qu'il  usurpait  ainsi  n'en  était  que  plus  savoureux.  On 
dit  que  les  fruits  volés  ont  une  saveur  particulière;  peut-être  en 
est-il  ainsi  des  récompenses  qu'on  ne  mérite  pas. 

A  tout  prendre,  on  n'aurait  pu  l'accuser  d'hypocrisie.  Il  ne  sollici- 
tait par  aucune  manœuvre  la  bonne  opinion  du  monde;  il  n'affichait 
expressément  aucun  dehors  de  vertu.  Son  langage  même,  empreint 
d'un  léger  cynisme,  écartait  toute  idée  de  duplicité  savante.  Il  por- 
tait un  masque  à  la  vérité,  mais  c'était  celui  de  tout  le  monde,  et 
tout  le  monde  le  lui  pardonnait  instinctivement  en  faveur  de. sa 
parfaite  sérénité,  de  son  embonpoint  fleuri,  de  son  humeur  tou- 
jours égale,  de  son  amabilité  toujours  prête,  mais  plus  particu- 
lièrement remarquable  après  un  bon  dîner.  Mistress  Doria  Forey, 
tout  en  le  ménageant  beaucoup,  lui  reprochait,  il  est  vrai,  son 
<(  manque  de  cœur;  »  mais  ceci  pouvait  tenir  à  une  circonstance 
particulière.  Tory  passionnée,  la  sœur  de  sir  Austin  jugeait  volon- 
tiers les  gens  d'après  leur  opinion  sur  la  condamnation  et  la  mort 
de  Charles  I".  Pour  être  bien  venu  d'elle,  il  fallait  s'apitoyer  sur  le 
roi-martyr.  Adrian  au  contraire  tenait  pour  Cromwell.  De  là  ce  re- 
proche d'insensibilité. 

Sir  Austin  avait  un  autre  neveu,  tout  différent  du  premier  et  bien 
plus  digne  de  son  affection.  C'était  son  jeune  filleul  Austin  Went- 
worth,  que  Richard  avait  pris  en  grande  amitié.  Le  baronnet  au 
contraire  lui  témoignait  une  froideur  étrange,  bien  que  sous  beau- 
coup de  rapports  leurs  tendances  fussent  les  mêmes.  Sincèrement 
républicain,  chrétien  tout  aussi  sincère,  ce  jeune  homme  poursui- 
vait ici-bas  un  glorieux  idéal  de  perfectibilité  philanthropique,  et 
semblait  entrer  ainsi  dans  les  vues  tant  soit  peu  iitopiqiies  de  son 
romanesque  parrain;  mais  il  y  avait  dans  sa  vie  un  souvenir  fâ- 
cheux, une  tache  irrémissible  qui  l'avait  mis  au  ban  de  l'opinion, 
en  somme  une  folie  de  jeunesse,  —  à  propos  de  laquelle  personne 
ne  lui  aurait  cherché  chicane,  s'il  ne  l'avait  noblement  réparée  (du 
moins  selon  les  lumières  de  sa  conscience)  !  «  Il  a  épousé  la  femme 


l'épreuve  de  richard  feverel.  921 

de  chambre  de  sa  mère,  disait  en  confidence  mistress  Doria  Forey 
aux  personnes  qu'elle  voyait  sur  le  point  de  s'intéresser  à  lui; 
voilà  où  mènent  les  principes  républicains...  »  Et  neuf  fois  sur  dix 
cette  révélation  tuait  dans  son  germe  la  sympathie  prête  à  naître. 
Lady  Blandish  était  à  peu  près  seule  à  excuser  le  malheureux  et  sa 
mésalliance;  mais  vainement  argumentait-elle  là-dessus  avec  le  ba- 
ronnet, d'ailleurs  toujours  disposé  à  lui  complaire,  car  il  se  sentait 
doublement  chatouillé  clans  son  amour-propre  d'homme  et  d'aute«ur 
par  le  goût  qu'elle  manifestait  pour  sa  personne  et  ses  écrits.  Em- 
brassant la  vie  d'un  coup  d'œil  scientifique,  il  accordait  moins  d'im- 
portance aux  motifs  qu'aux  résultats  probables  des  actions  humaines. 
Se  mal  marier  était  à  ses  yeux  un  crime  bien  autrement  irrémis- 
sible que  celui  dont  on  se  rend  coupable  en  manquant  à  un  enga- 
gement pris.  Le  bruit  courait  d'ailleurs  que  son  neveu  avait  été  la 
victime  et  non  l'auteur  de  la  séduction.  «  Double  folie,  disait-il, 
presque  égale  à  une  dépravation!  Et  puis,  madame,  continuait-il, 
les  enfans...  Pensez  donc  aux  enfans...  —  Peut-être  n'en  auront- 
ils  point,  insinuait  la  bonne  Emmeline.  —  Soit,  répliquait  le  ba- 
ronnet, j'admets  qu'il  vive  séparé  d'une  femme  vicieuse;  mais 
voyez  le  résultat  :  un  si  excellent  jeune  homme  frappé  à  jamais  de 
stérilité  lorsque  tant  de  coquins  pullulent  de  toutes  parts  !  Décidé- 
ment non,  je  ne  saurais  lui  pardonner...  » 

Indiquons  seulement,  pour  achever  cette  galerie  de  portraits,  le 
profil  de  la  bonne  tante  Grantley,  tante  à  succession  qui  adorait 
son  petit-neveu,  et  qu'Adrian  avait  baptisée  «le  dix-huitième 
siècle;  »  puis  celui  d'Hippias  Feverel,  propre  frère  du  baronnet, 
qu'on  avait  cru  appelé  à  illustrer  le  nom  de  la  famille,  mais  dont  le 
robuste  appétit  et  l'estomac  débile,  sans  cesse  aux  prises  l'un  avec 
l'autre,  avaient  fait  une  misérable  victime  de  la  dyspepsie,  une  indi- 
gestion vivante  pour  ainsi  dire,  insupportable  à  lui-même  et  parfois 
gênant  pour  les  autres.  Il  habitait  avec  la  tante  Grantley  un  pavil- 
lon séparé  où  elle  le  médicamentait  à  loisir. 

On  connaît  à  présent  le  milieu  dans  lequel  se  développait  au  gré 
des  vœux  paternels  le  jeune  héritier  de  Raynham-Abbey.  Les  soins 
excessifs  qu'on  prenait  de  lui,  et  plus  particulièrement  de  sa  nature 
physique,  n'avaient  pas  rendu  son  éducation  moins  virile  et  moins 
forte.  11  chassait,  montait  à  cheval,  nageait,  boxait,  ramait  comme 
pas  un  jeune  squire  des  environs;  avec  cela  une  timidité  de  petite 
fdle,  une  gaucherie  de  bon  augure,  et  envers  ce  sexe  auquel  il  de- 
vait sa  mère,  — sa  mère,  il  est  vrai,  toujours  absente,  — je  ne  sais 
quel  dédain  farouche  et  craintif  qui  ravissait  en  extase  le  cœur  de 
l'heureux  baronnet.  Il  y  voyait  la  garantie  d'une  parfaite  innocence, 
d'une  pureté  immaculée,  et  dans  ce  beau  garçon  chez  qui  débor- 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

daient  la  vie  et  la  santé  la  personnification  tiiomphante  de  son  fa- 
meux système.  «  Ses  étapes  sont  marquées,  disait-il  avec  orgueil, 
de  la  simplicité  enfantine  à  la  saison  où  les  fleurs  se  montrent; 
l'âge  magnétique  viendra  plus  tard,  et  ensuite  la  période  d'é- 
preuves d'où  il  sortira  vainqueur  pour  revêtir  une  robe  virile  aussi 
blanche  que  celle  des  anges.  »  C'était  au  docteur  Glifford,  le  méde- 
cin de  la  famille,  que  sir  Austin  tenait  ce  superbe  langage,  et,  voyant 
que  l'honnête  médecin  secouait  la  tète  d'un  air  de  doute  :  «  Je  m'a- 
perçois, ajouta-t-il,  que  vous  ne  croyez  pas  au  système.  » 

—  Le  système  peut  avoir  du  bon,  répondit  l'autre,  mais  il  n'est 
pas  sans  inconvéniens.  On  peut  dire  ceci  en  faveur  de  l'éducation 
publique  :  les  enfans,  mêlés  comme,  ils  le  sont  dans  les  écoles,  ap- 
prennent à  discerner  le  bien  du  mal.  Le  vôtre  ne  voit  ici  que  du 
bien,  et  c'est  fâcheux;  il  est  isolé  de  toutes  tentations,  et  dès  lors 
n'apprend  pas  à  lutter  contre  elles.  Or  cette  lutte... 

—  Permettez,  docteur,  permettez,  interrompit  le  baronnet,  qui 
se  démenait  dans  son  fauteuil  avec  un  certain  malaise.  Vous  ne 
comprenez  pas  mes  idées...  Je  ne  refuse  pas  la  lutte,  je  l'ajourne... 
J'y  prépare  cet  enfant,  que  je  soustrais  en  attendant  aux  influences 

corruptrices  des  écoles  dont  vous  parlez Dans  le  fond,  nous 

sommes  peut-être  du  même  avis;  nous  ne  différons  que  sur  le 
mode  d'exécution.  J'accepte  votre  diagnostic,  mais  j'atténue  vos 
prescriptions.  Vous  ordonnez  le  poison  à  haute  dose,  je  ne  veux 
l'administrer  que  goutte  à  goutte...  Vous  m'avez  conseillé  d'éloi- 
gner mon  fils  pour  le  jeter  au  milieu  d'une  jeunesse  eftrénée,  et 
c'est  ainsi  que  vous  voulez  user  la  surabondance  de  vitalité  qui 
commence  à  se  manifester  en  lui.  Je  repousse  cette  dangereuse 
expérience;  mais,  acceptant  vos  avis  dans  ce  qu'ils  ont  de  pratique, 
j'ai  prié  un  de  mes  amis,  l'avocat  Thompson,  que  vous  connaissez, 
de  m'expédier  ici  pour  deux  ou  trois  mois  son  fils  Ripton,  du  même 
âge  que  le  mien.  Ce  garçon,  élevé  à  Londres,  —  dans  ces  écoles 
que  vous  me  vantez  et  que  je  déteste ,  —  n'est  sans  doute  pas  un 
modèle  que  je  doive  proposer  à  Richard.  Ce  n'est  point  à  ce  titre 
que  je  les  mets  en  rapport,  mais  uniquement  pour  faire  arriver 
dans  la  pure  atmosphère  de  la  famille  une  boufî'ée  de  cet  air  mal- 
sain que  mon  fils  tôt  ou  tard  devra  respirer  à  pleine  poitrine... 
Voilà,  je  l'espère,  une  concession  à  vos  principes.  » 

Ainsi  dit,  ainsi  fait.  Ripton  Thompson  arriva  peu  de  jours  après 
cette  mémorable  conversation.  C'était  un  garçon  vulgaire  dans 
toute  la  force  du  mot,  timide,  emprunté,  maladroit,  et  tout  disposé 
à  se  conformer  aux  instructions  paternelles  par  une  soumission 
presque  aveugle  aux  caprices  du  jeune  prince  dont  il  allait  en 
quelque  sorte  devenir  le  «  menin.  »  Celui-ci  touchait  alors  à  sa 


l'épreuve  de  richard  feverel.  92â 

quinzième  année.  On  se  préparait  à  célébrer  son  hirth-day  avec 
toutes  les  solennités  d'usage,  grands  dîners  de  famille,  joutes  dans 
le  parc,  bal  champêtre,  etc.  Cette  joyeuse  perspective,  qui  souriait 
au  nouveau-venu,  en  lui  faisant  entrevoir,  comme  dans  un  décor 
d'opéra,  une  double  rangée  de  flacons  coiffés  d'argent  et  de  jeunes 
villageoises  dans  leurs  plus  frais  atours,  attristait  au  contraire  Ri- 
chard Feverel,  dont  la  mélancolie,  gagnant  chaque  jour  du  terrain, 
finit  par  inquiéter  son  jeune  compagnon.  Elle  lui  fut  expliquée  dans 
un  entretien  tout  à  fait  confidentiel,  et  voici  quelle  en  était  la  cause  : 
une  réglementation  du  fameux  système,  basée  sur  je  ne  sais  quelle 
théorie  physiologique,  prescrivait  à  époques  fixes,  c'est-à-dire  tous 
les  sept  ans,  un  examen  complet  de  l'individu  auquel  était  appli- 
quée cette  savante  méthode  d'éducation,  cette  culture  particulière 
de  l'être  humain.  Richard  se  souvenait  encore  des  révoltes  de  sa 
pudeur  enfantine  quand  il  avait  dû  comparaître,  in  puris  naturali- 
bm,  par-devant  son  père  et  le  docteur  Glifford,  appelés  à  constater 
ensemble  les  progrès  de  son  organisation  physique  pendant  les 
sept  premières  années  de  son  existence.  Il  s'était  bien  promis  de 
ne  pas  s'exposer  une  seconde  fois  à  pareille  honte,  et  ne  savait, 
d'autre  part,  comment  il  pourrait  s'y  soustraire.  Ripton  ne  compre- 
nait pas  grand' chose  à  de  tels  scrupules;  mais  son  plan  de  conduite, 
dressé  d'avance,  et  les  habitudes  soumises  qu'il  avait  déjà  contrac- 
tées vis-à-vis  de  Richard  ne  lui  permirent  pas  la  moindre  objection. 
Aussi  ce  dernier,  encouragé  par  là  dans  sa  velléité  de  résistance, 
avait-il  décidé  in  petto  que  de  manière  ou  d'autre  il  sauverait  sa 
dignité  compromise. 

Effectivement,  le  grand  jour  venu,  — '■  le  jour  où  la  parenté,  la 
domesticité  du  château,  la  plèbe  des  fermiers  et  des  trois  ou  qua- 
tre villages  environnans  accouraient  à  la  fête  qui  devait  signaler 
l'inauguration  de  son  troisième  lustre,  —  Richard  Feverel,  suivi 
bien  à  regret  de  son  écuyer  Ripton,  se  dérobait  à  l'insu  de  son 
père,  et,  le  fusil  sous  le  bras,  s'allait  perdre  dans  la  profondeur 
des  bois  qui  environnent  Raynham-Abbey.  Vainement  on  chercha 
le  héros  de  la  fête;  la  fête  dut  se  passer  de  héros.  Sir  Austin,  de- 
vinant à  peu  près  le  motif  de  cette  évasion  sournoise ,  fit  pen- 
dant tout  le  jour  la  meilleure  contenance  possible  et  déploya  les 
trésors  de  son  affabilité  hospitalière.  A  l'heure  du  dîner,  devenu 
moins  philosophe,  il  entrevit  chez  son  fils  absent  un  parti -pris  de 
rébellion  qui  l'affligeait  profondément.  Il  n'en  porta  pas  moins  la 
santé  de  l'héritier,  suivie  de  toasts  silencieux,  Richard  n'étant  pas 
là  pour  y  répondre  selon  la  coutume.  Oncle,  tantes,  cousins  et  cou- 
sines se  dispersèrent  ensuite  sur  les  pelouses,  tout  heureux  d'é- 
chapper à  une  situation  embarrassante.  Mistress  Doria  Forey  était 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

simplement  hors  d'elle-même.  —  Voyez  un  peu  cet  étourneau,  cU- 
sait-elle  au  curé  de  Lobourne,  celui-là  même  qui  donnait  des  le- 
çons à  Richard;  voyez  s'il  viendra  danser  avec  Clare!  Et  la  petite 
n'acceptera  pas  d'autre  cavalier...  Un  jour  anniversaire,  ne  pas 
danser  avec  son  cousin!...  Mais  que  faire?  qu'inventer  pour  rani- 
mer un  peu  cette  soirée  lugubre  ? 

—  Hélas  1  madame,  soupira  le  curé,  qui  de  temps  à  autre  laissait 
percer,  comme  malgré  lui,  l'espèce  d'adoration  silencieuse  que  lui 
inspirait  l'aimable  veuve,  cela  vous  serait  bien  facile,  si  vous  aviez 
sur  toutes  les  personnes  ici  présentes  le  pouvoir  que  vous  exer- 
cez sur  une  d'entre  elles. 

Lady  Blandish  de  son  côté,  un  peu  attristée  des  efforts  que  sir 
Austin  faisait  pour  paraître  gai,  se  laissait  difficilement  distraire  par 
les  sarcasmes  dont  Adrian  mitraillait  charitablement  l'assistance. 
La  soirée  se  traîna  tant  bien  que  mal  jusqu'à  dix  heures.  A  ce  mo- 
ment-là, chacun  sentit  qu'il  était  de  trop,  et  la  dispersion  rapide 
des  convives  rendit  les  vastes  salons  à  leur  solitude,  à  leurs  ténè- 
bres habituelles.  xMiss  Clare,  en  jeune  personne  bien  apprise,  vint 
demander  à  sa  mère  la  permission  de  se  mettre  au  lit.  Disons-le 
tout  de  suite,  elle  était  piquée  au  vif.  Richard  l'avait  oubliée,  l'a- 
vait dédaignée.  Elle  n'avait  pas  eu  de  lui  ce  baiser  d'anniversaire 
qui  lui  était  dû  en  qualité  de  cousine.  Restait  à  savoir  comment  il 
expliquerait  une  pareille  conduite  et  s'il  en  demanderait  pardon 
bien  humblement,  avec  tout  le  repentir  voulu.  La  curiosité  qu'elle 
éprouvait  à  cet  égard  la  tenant  éveillée,  après  le  départ  de  sa  femme 
de  chambre  elle  se  releva  sans  bruit,  passa  la  robe  qu'elle  venait 
d'ôter,  et  sa  bougie  à  la  main,  sur  la  pointe  du  pied,  voulut  s'assu- 
rer par  elle-même  si  Richard  n'était  pas  rentré.  Arrivée  au  seuil 
de  la  chambrette  qu'il  occupait,  elle  n'y  vit  personne,  absolument 
personne;  mais  un  imperceptible  mouvement  des  rideaux,  un  lé- 
ger souffle  qu'elle  crut  entendre,  la  firent  aussitôt  se  sauver.  Quand 
on  se  sent  en  faute,  on  a  peur  de  tout,  et  même  de  rien.  Dans  le 
long  corridor  qu'elle  suivait  pour  retourner  chez  elle,  un  bruit  de 
voix  l'arrêta,  venant  à  elle  par  la  porte  entre-bâillée  du  cabinet  de 
sir  Austin.  —  Masler  Richard  est  de  retour,  disait  à  son  maître  le 
vieux  valet  de  chambre  Ben  son. 

—  C'est  bien,  répondit  simplement  le  baronnet. 

—  11  se  plaint  d'être  affamé,  reprit  le  valet  avec  une  voix  gron- 
deuse. 

—  Donnez-lui  de  quoi  souper,  repartit  son  maître. 

La  petite  Clare  alors  rentra  chez  elle,  mais  bien  décidée  malgré 
tout  à  réclamer  sans  retard  l'explication  des  étranges  procédés  qui 
lui  pesaient  sur  le  cœur. 


l'épreuve    de    RICHARD    FEVEREL.  925 

Dans  la  salle  à  manger  cependant,  le  jeune  rebelle  et  son  com- 
plice, en  présence  d'Adrian  et  du  curé  de  Lobourne,  saccageaient 
littéralement  un  pâté  de  perdrix.  Épuisés  de  fatigue  et  de  faim, 
vidant  à  pleines  rasades  les  bouteilles  que  leur  refusait  Benson,  et 
que  le  cfousin  de  Richard  leur  prodiguait  au  contraire  dès  que  le 
rigide  valet  de  chambre  avait  tourné  le  dos,  ils  étaient  évidemment 
tous  les  deux  dans  une  situation  d'esprit  anormale,  que  le  sentiment 
de  leur  escapade  ne  motivait  pas  d'une  manière  suffisante.  Richard 
surtout  tenait  les  propos  les  plus  décousus.  —  J'ai  vu  le  monde 
cette  fois,  s'écria-t-il  après  son  quatrième  verre  de  daret.  Une 
belle  journée  sur  ma  parole  !  Que  diriez-vous  d'un  chasseur  comme 
celui-ci?  ajouta-t-il  en  montrant  Ripton.  II  emporte  un  fusil,  mais 
il  oublie  de  le  charger...  Se  sont-ils  moqués  de  lui,  ces  beaux  fai- 
-.sans!...  On  voit  d'étranges  choses  dans  ce  pays-ci...  Les  fermiers 
y  chassent  les  propriétaires  à  coups  de  fouet...  Nous  avons  aussi 
un  laboureur,  un  chaudronnier,  qu'il  faut  compter  parmi  les  sec- 
tateurs de  Zoroastre,  parmi  les  adorateurs  du  feu... 

Ici  un  regard  d'intelligence  parti  des  yeux  de  Ripton,  et  qu'Adrian 
surprit  au  passage,  invita  Richard  à  plus  de  discrétion.  Il  baissa  la 
tête  et  se  mit  à  manger  avec  une  sorte  de  fureur;  ce  que  voyant, 
et  sans  doute  pour  le  distraire,  Adrian  lui  versa  un  demi-verre  de 
porto.  Entraîné  par  la  reconnaissance  :  —  Que  feriez-vous,  beau 
cousin,  recommença  Richard,  si  quelqu'une  de  ces  brutes  appelées 
fermiers  se  permettait  de  porter  la  main  sur  vous? 

—  Je  ne  sais  pas  au  juste,  répliqua  froidement  Adrian,  mais  il 
me  semble  que  je  prendrais  ma  revanche...  Vous  serait-il  arrivé 
quelque  mésaventure  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde...  Seulement  on  est  bien  aise  de  savoir. 
Peu  à  peu,  en  dépit  de  ses  allures  émancipées,  l'effervescence  et 

l'assurance  du  jeune  Richard  paraissaient  décroître.  La  marée  bais- 
sait à  vue  d'œil.  Trop  fier  pour  demander  comment  son  père  avait 
pris  une  désobéissance  si  formelle,  il  aurait  bien  voulu  savoir  s'il 
était  en  disgrâce.  Vers  la  fin  du  repas,  il  manifesta,  non  sans  quel- 
que hésitation,  le  désir  d'aller  souhaiter  le  bonsoir  à  sir  Austin,  et 
quand  il  lui  fut  notifié,  de  la  part  de  ce  dernier,  qu'il  fallait  en 
sortant  de  table  s'aller  mettre  au  lit  directement,  sa  fausse  gaîté 
tomba  tout  à  coup  pour  faire  place  à  un  silence  triste  et  contraint. 
Adrian  arrangea  immédiatement  son  rapport  de  manière  à  cal- 
mer les  inquiétudes  du  baronnet.  Celui-ci  l'écoutait  en  silence,  et 
le  jeu  de  sa  physionomie  témoigna  seul  la  satisfaction  que  lui  faisait 
éprouver  ce  remords  naissant  qu'on  avait  vu  poindre  dans  le  cœur  de 
son  fils.  Le  «jeune  homme  sage  »  laissa  son  patron  sur  cette  impres- 
sion favorable,  croyant  bien  avoir  calmé  ses  anxiétés  paternelles; 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  vers  minuit  sir  Austin,  en  manteau  noir  et  sa  lampe  à  la  main, 
s'acheminait  à  petit  bruit  vers  une  aile  du  château  sur  le  compte 
de  laquelle  circulaient  dans  les  rangs  de  la  domesticité  des  rumeurs 
passablement  bizarres.  C'était  celle  qu'habitait  l'héritier  (ie  Rayn- 
ham,  et  on  prétendait  avoir  vu  s'y  glisser  furtivement  une  femme 
étrangère,  —  soigneusement  voilée,  —  qui  passait  naturellement 
pour  un  fantôme.  Sir  Austin  méprisait  ces  vains  bruits  sans  pouvoir 
toutefois  chasser  de  sa  mémoire  le  souvenir  de  certaines  tradi- 
tions de  famille  se  rattachant  à  l'une  de  ses  aïeules,  dont  la  ma- 
lédiction pesait,  selon  les  chroniques,  sur  toute  la  race  des  Fe- 
verel.  Ce  souvenir  avait  été  ravivé  sept  ans  auparavant  à  pareille 
époque,  —  c'est-à-dire  le  jour  anniversaire  de  la  naissance  de 
son  fils,  —  par  un  incident  presque  inexplicable.  L'enfant  préten- 
dait avoir  été  réveillé  au  milieu  de  la  nuit  par  le  baiser  qu'une 
femme  inconnue,  —  et  très  belle,  disait-il,  —  avait  déposé  sur  son 
front.  Elle  lui  avait  adressé  quelques  tendres  paroles  en  le  pressant 
à  plusieurs  reprises  sur  son  cœur  et  en  le  berçant  des  promesses 
qui  devaient  le  mieux  flatter  son  imagination.  11  se  pouvait  à  la  vé- 
rité que  ce  fût  là  un  simple  rêve,  résultat  naturel  des  excitations 
du  jour  précédent;  mais  Richard  était  entré  dans  des  détails  si 
précis,  il  répétait  si  nettement  les  propos  de  la  dame  inconnue,  que 
l'imagination  un  peu  romanesque  de  son  père  avait  gardé  de  ce 
mystérieux  incident  une  impression  de  terreur  et  de  doute  involon- 
taires. On  comprendra  donc  qu'il  fût  légèrement  ému  en  arrivant  à 
l'entrée  du  corridor  sur  lequel  ouvrait  le  logement  de  Richard, 
lorsqu'il  crut  entendre  se  fermer  vivement  une  porte  et  voir  dis- 
paraître une  lumière  dont  il  ne  s'expliquait  pas  la  présence  à  pa- 
reille heure  dans  cette  partie  de  la  maison.  Le  baronnet  s'avança, 
non  sans  un  léger  battement  de  cœur.  La  chambre  était  vide,  le 
lit  n'avait  pas  été  foulé;  nul  désordre,  nuls  vêtemens  sur  les  meu- 
bles. —  Serait-il  monté  chez  moi?  se  demanda  l'excellent  père, 
déjà  prêt  à  s'attendrir;  mais,  revenu  dans  son  appartement,  il  n'y 
trouva  personne,  et  une  véritable  alarme  fit  place  à  l'espoir  dont 
il  s'était  bercé.  D'un  pas  toujours  discret,  et  faisant  le  moins  de 
bruit  possible,  il  se  dirigea  aussitôt  vers  la  chambre  assignée  à 
master  Ripton;  située  à  l'extrémité  septentrionale  du  long  corri- 
dor qu'il  avait  déjà  parcouru,  elle  donnait  sur  une  vaste  plaine  où 
étaient  dispersées  les  principales  fermes  du  voisinage.  Le  lit  était 
entre  la  fenêtre  et  la  porte,  celle-ci  entre-bâillée  et  l'intérieur  de  la 
chambre  parfaitement  obscur.  Un  rayon  de  la  lampe  qu'il  tenait 
à  la  main,  arrivant  jusqu'au  lit,  permit  à  sir  Austin  de  constater 
que  là  non  plus  personne. n'était  couché.  Aussi  allait-il  retourner 
sur  ses  pas  lorsque  le  murmure  d'un  dialogue  à  voix  basse  attira  ses 


l'épreuve  de  richard  feverel.  927 

regards  du  côté  de  la  fenêtre  ouverte.  Les  deux  jeunes  gens,  les 
deux  enfans,  disons  mieux^  y  étaient  penchés  côte  à  côte,  échan- 
geant des  paroles  pressées  et  absorbés  par  la  contemplation  du 
ténébreux  paysage  qu'ils  avaient  sous  les  yeux.  Le  baronnet  écouta 
comme  malgré  lui,  et  les  premiers  mots  qui  vinrent  à  son  oreille, 
stimulant  tout  à  coup  sa  curiosité,  lui  firent  oublier  ce  que  le  rôle 
d'espion  pouvait  avoir  d'incompatible  avec  sa  dignité  paternelle.  Il 
était  question  d'incendie  et  de  vengeance,  d'un  fermier  puni  pour 
avoir  insulté  des  gentlemen,  d'un  retard  qu'on  ne  s'expliquait  pas, 
de  l'étonnement  général  et  des  conjectures  qu'on  allait  former, 
le  tout  assez  peu  intelligible  et  n'offrant  à  l'attention  éveillée  du 
baronnet  qu'une  énigme  irritante,  des  indices  obscurs  sous  lesquels 
il  devinait  quelque  chose  de  grave. 

—  Je  ne  vois  rien,  disait  Ripton.  Une  fois  nanti  de  la  guinée, 
notre  drôle  aura  levé  le  pied. 

Sur  ce,  pause  d'un  instant  après  laquelle,  d'une  voix  que  son  père 
reconnut  à  peine,  Richard  répondit  catégoriquement  :  —  En  ce  cas, 
je  me  chargerai  moi-même  de  la  besogne. 

—  Allons  donc!  c'est  pour  le  coup  que  cela  passerait  la  plaisan- 
terie... Mais  vous  y  réfléchirez  à  deux  fois...  Tenez,  je  suis  sûr  qu'il 
cherche  la  boîte,  j'aimerais  autant  qu'il  ne  la  trouvât  pas...  Hein! 
qu'est  cela?  regardez!...  Pensez-vous  que  nous  soyons  découverts? 

—  A  cet  égai"d-là,  je  ne  pense  rien,  dit  Richard,  tout  entier  à  sa 
contemplation. 

—  Mais  si  nous  l'étions? 

—  Si  nous  l'étions,  je  paierais  pour  tout  le  monde. 

Cette  réponse  plut  à  sir  Austin ,  qui  commençait  à  comprendre 
vaguement  le  sens  général  du  dialogue.  Un  complot  existait,  son 
fils  en  avait  pris  la  direction,  mais  il  en  assumait  aussi  toute  la  res- 
ponsabilité. 

—  Écoutez,  reprit  Ripton ,  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'entends... 
La  boîte  n'est  pas  de  mon  fait,  cela  est  certain  ;  mais  en  somme  je 
suis  complice,  là-dessus  pas  le  moindre  doute,  et  si  vous  croyez  que 
je  laisserais  le  fardeau  peser  uniquement  sur  vos  épaules,  vous  me 
prenez  pour  un  autre,  je  vous  en  préviens. 

Cette  déclaration  valut  à  Ripton  l'estime  du  baronnet,  qui  ne 
l'avait  pas  autrement  goûté  jusqu'alors;  mais  elle  ne  diminua  pas 
l'anxiété  mélancolique  à  laquelle  il  était  en  proie  depuis  quelques 
instans  en  songeant  que  son  fils,  cet  enfant  adoré,  objet  de  tant  de 
soucis  et  de  tant  de  prières  ferventes,  venait,  si  jeune  encore,  de 
faire  un  pas  décisif  dans  la  mauvaise  voie.  Une  seule  journée  avait 
suffi  pour  le  métamorphoser,  pour  lui  faire  perdre  en  quelque  sorte 
sa  première  fleur  d'innocence.  Où  le  conduiraient  donc  les  années 


028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(\m  allaient  suivre?  Mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  prolonger  ses 
tristes  réflexions.  —  Yoilà  qui  est  fait!  s'écria  Richard  avec  un  ac- 
cent de  triomphe...  Pourvu  qu'il  soit  endormi! 

—  N'en  doutez  pas!...  Il  ronfle  comme  un  orgue,  s'écria  Ripton, 
emporté  par  l'enthousiasme;  puis,  se  ravisant  aussitôt  :  —  Si  pour- 
tant on  allait  nous  soupçonner?... 

—  Eh  bien!  dans  ce  cas,  nous  ferons  tête  à  l'orage. 

—  Sans  doute,  sans  doute;  mais  vous  en  avez  trop  dit  pendant 
le  souper...  Merci  de  moi!  regardez  donc!...  La  flamme  s'élève,  la 
meule  a  pris! 

Effectivement  une  des  fermes  voisines,  appartenant  à  sir  Miles 
Papworth,  l'antagoniste  politique  de  sir  Austin,  se  dessinait  en 
noire  silhouette  sur  une  espèce  de  rideau  de  flammes  qui  semblait 
grandir  de  seconde  en  seconde.  —  Je  vais  chercher  mon  téles- 
cope, dit  Richard;  mais  Ripton,  vigoureusement  cramponné  à  son 
camarade,  ne  voulut  jamais  le  laisser  partir.  Penchés  à  mi-corps 
sur  l'appui  de  la  croisée,  le  premier,  de  sa  bouche  ouverte,  aspi- 
rait les  flammes,  le  second  les  dévorait  des  yeux.  Derrière  eux,  à 
quelques  pas,  le  baronnet  immobile  et  silencieux  se  demandait  s'il 
fallait  surprendre  en  flagrant  délit  les  deux  conspirateurs  imberbes, 
leur  arracher  sur  place  quelques  aveux  et  les  innocenter  ainsi  en 
dépit  d'eux-mêmes.  Retenu  toutefois  parle  désir  de  garder  vis-à-vis 
de  son  fils  le  rôle  d'une  providence  invisible,  il  délibérait  encore  au 
moment  où  Richard,  essayant  de  se  dégager,  manifesta  de  nouveau 
le  désir  d'aller  chercher  sa  lunette  d'approche.  Sir  Austin  alors  re- 
cula vivement,  et  comme  il  mettait  le  pied  dans  le  corridor,  un  cri 
perçant  frappa  son  oreille.  Fermant  la  porte  et  courant  au  bruit,  il 
trouva,  étendue  par  terre  à  l'autre  extrémité  du  long  couloir,  sa  pe- 
tite nièce  Glare  Forey,  cà  peu  près  évanouie.  Venue  elle  aussi  pour 
donner  une  semonce  à  son  léger  cousin,  elle  avait,  paraît-il,  ren- 
contré le  fantôme  dont  les  domestiques  parlaient  tout  bas  malgré 
la  défense  expresse  de  leur  maître. 


III. 

Un  incendie,  un  fantôme!  —  Double  sujet  de  commérages  qui  le 
lendemain  mit  en  l'air  toutes  les  langues  du  château.  Miss  Glare 
était  encore  malade,  preuve  péremptoire  qu'elle  avait  «  vu  l'esprit.  » 
Quant  au  fermier  Rlaize,  de  Celthorpe,  la  paille  de  sa  meule  fumait 
encore,  sans  parler  des  murs  noircis  et  de  quelques  autres  dégâts 
élevant  assez  haut  le  chiffre  des  dommages-intérêts.  Cependant,  si 
le  coupable  était  réellement  celui  que  désignait  la  rumeur  publique, 


l'épreuve  de  richard  "feverel.  929 

—  un  pauvre  laboureur  chassé  la  saison  dernière,  avant  la  fin  de  la 
moisson,  pour  un  larcin  de  peu  d'importance  et  dont  la  preuve  n'é- 
tait pas  acquise  contre  lui,  —  comment  ces  dommages-intérêts  se- 
raient-ils récupérés  ?  Sir  Austin ,  bien  que  ce  désastre  ne  parût  le 
regarder  en  aucune  façon,  y  prenait  un  intérêt  tout  particulier.  Son 
valet  de  chambre  Benson,  l'agent  officiel  de  ses  charités  innom- 
brables ,  était  allé  dresser  un  état  des  pertes  subies  par  le  vieux 
Blaize,  mais  ceci  à  l'insu  du  principal  coupable,  qui,  ne  voyant  au- 
cun changement  se  produire  dans  l'attitude  ou  la  physionomie  de 
son  père,  gardait,  ainsi  que  son  complice,  une  merveilleuse  assu- 
rance. Adrian  seul  inquiétait  Richard.  Ce  terrible  cousin,  toujours 
oisif  et  toujours  narquois,  avait  une  manière  à  lui  de  ramener  sans 
cesse  la  conversation  sur  un  sujet  que  nos  deux  jeunes  gens  eussent 
voulu  voir  banni  de  leurs  souvenirs.  C'étaient  des  allusions  adroi- 
tement enveloppées,  des  interpellations  à  double  sens,  qui,  tout  à 
coup  jetées  avec  un  parfait  sang-froid  au  courant  de  l'entretien,  fai- 
saient tressaillir  et  frissonner  ces  criminels  encore  novices  :  jeu 
cruel  dont  s'amusait  à  loisir  l'ingénieux  sceptique,  thème  excellent 
sur  lequel  il  brodait  à  l'infini,  pour  son  propre  plaisir,  des  variations 
innombrables.  —  Le  coupable,  disait-il  par  exemple,  s'est  promené 
tout  le  jour  aux  environs  de  la  maison  qu'il'  voulait  incendier... 
Vous  avez  dû  le  rencontrer,  jeunes  gens?...  C'est  un  de  ces  «  ado- 
rateurs du  feu  »  dont  vous  me  parliez  le  soir  même...  Plaignons  cet 
infortuné,  car  son  compte  sera  bon...  Après  cela,  voyager  sur  mer 
aux  frais  de  l'état... 

—  Eh  quoi  !  s'écriait  Ripton,  tout  à  fait  hors  de  garde,  la  trans- 
portation  pour  une  meule  brûlée? 

—  Vous  l'avez  dit,  savant  oracle,  reprenait  Adrian,  plus  solennel 
que  jamais.  On  vous  rase  la  tête,  on  vous  passe  les  menottes,  on 
vous  nourrit  de  pain  rassis  et  de  croûtes  de  fromage.  La  pre- 
mière lettre  du  mot  arson  (1)  est  à  jamais  imprimée  sur  votre  dos 
avec  un  fer  rouge,  et  si  vous  vous  conduisez  bien,  si  vous  méri- 
tez récompense,  on  vous  donne  à  lire  des  ouvrages  théologiques. 
C'est  là  votre  unique  récréation  littéraire...  Voyez  à  quel  sort  ce 
malheureux  est  promis,  et  jusqu'où  la  vengeance  peut  mener  un 
homme!..  Sauriez-vous  par  hasard  comment  il  s'appelle?... 

Ils  ne  le  savaient  que  trop  bien,  les  infortunés,  mais  ils  se  gar- 
daient de  le  laisser  soupçonner.  Voici  du  reste  en  peu  de  mots  par 
quel  enchaînement  de  circonstances  fatales  ils  s'étaient  trouvés  en- 
gagés dans  une  série  de  manœuvres  éminemment  condamnables. 
Emporté  par  l'ardeur  de  la  chasse  et  ne  regardant  pas  où  elle  l'en- 

(I)  Arson,  terme  légal  pour  qualifier  l'incendie  avec  préméditation  criminelle. 
TOME  LVI.  —  1865.  59 


i)3()  revll;  des  deux  mondes. 

traînait,  Richard  avait  franchi  presque  à  son  insu  les  limites  du 
domaine  paternel.  Au  moment  où,  fier  de  son  adresse,  il  ramassait 
un  faisan  qu'il  venait  d'abattre  sous  le  nez  de  Ripton  ébahi,  le  fer- 
mier Blaize,  impatienté  d'entendre  dans  ses  champs  une  fusillade 
prohibée,  était  venu  revendiquer  ses  droits  aussi  bien  sur  l'oiseau 
mis  à  mort  que  sur  l'inviolabilité  de  son  territoire,  où  il  n'entendait 
pas,  disait-il,  que  de  pareils  cadets,  chasseurs  encore  au  maillot, 
vinssent  ainsi  prendre  leurs  ébats.  L'héritier  de  Raynham,  peu  fait 
à  ces  brutalités  de  langage  et  tenant  d'ailleurs  à  son  faisan,  avait 
cru  pouvoir  engager  une  querelle  que,  même  avec  le  secours  de 
Ripton,  il  était  hors  d'état  de  soutenir.  Le  vieux  fermier,  robuste 
malgré  son  âge,  et  dans  les  mains  duquel  un  grand  fouet  de  char- 
retier constituait  une  arme  des  plus  redoutables,  avait  eu  raison  de 
ses  deux  adversaires,  —  dont  les  fusils,  par  bonheur,  n'étaient  pas 
chargés,  — et  les  avait  reconduits,  sanglés  de  bonne  sorte,  jus- 
qu'aux frontières  de  ses  états.  Une  fois  là,  Ripton  voulait  recom- 
mencer le  combat  à  coups  de  pierre;  mais  Richard,  nonobstant 
l'exaspération  du  moment,  s'était  énergiquement  opposé  à  l'emploi 
de  ces  armes  «  indignes  d'un  cfcutlcman.  »  Malgré  tout,  un  âpre 
désir  de  vengeance  bouillonnait  en  lui ,  et  par  une  coïncidence 
malheureuse  l'occasion  de  satisfaire  ce  désir  lai  fut  offerte  en  ce 
moment-là  même.  Derrière  une  haie  qui  les  abritait,  Ripton  et  lui, 
contre  une  pluie  d'orage,  un  chaudronnier  ambulant,  un  laboureur 
du  pays  avaient  aussi  trouvé*  refuge.  Se  croyant  seuls,  ils  parlaient 
à  cœur  ouvert  de  leurs  petites  affaires,  et  l'un  d'eux  notamment  de 
la  rancune  qu'il  gardait  au  fermier  Blaize  pour  l'avoir,  sur  de  sim- 
ples soupçons  dépourvus  de  tout  fondement,  signalé  par  une  expul- 
sion dégradante  au  mépris  de  la  contrée.  En  s'exprimant  de  la  sorte 
et  en  faisant  allusion  aux  procédés  sommaires  par  lesquels  les  pau- 
vres gens  ainsi  lésés  peuvent  châtier  un  abus  d'autorité ,  il  avait 
donné  une  forme  précise,  un  but  défini,  aux  ressentimens  qui  fer- 
mentaient dans  le  cœur  de  Richard.  Sous  l'impulsion  de  ces  ressen- 
timens indomptables,  le  jeune  homme  avait  cherché,  trouvé  les 
moyens  d'entrer  en  conférence  secrète  avec  le  docile  agent  que  la 
Providence  semblait  avoir  amené  tout  exprès  sur  sa  route.  Une 
guinée  offerte  de  grand  cœur  et  reçue  de  même,  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  sceller  ce  traité  fatal  dont  on  connaît  déjà  les  ré- 
sultats désastreux...  Voilà  pourquoi  M.  Thomas  Bakewell,  yeoman, 
accusé  d'incendie,  habitait  maintenant  la  geôle  du  comté.  Voilà 
pourquoi  Richard  Feverel  et  son  camarade  Ripton,  dévorés  d'an- 
goisses, mais  faisant  bonne  mine  à  mauvais  jeu,  tremblaient  main- 
tenant pour  leur  complice  et  pour  eux-mêmes. 

Austin  Wentworth,  le  filleul  du  baronnet,  était,  en  sa  qualité  de 


L'i'PRIiUVE    DE    RICHARD    FEVEREL.  031 

démocrate  chrétien,  l'ami,  le  soutien,  le  confident  de  bien  des  mi- 
sères. La  mère  de  Tom  Bakewell,  voyant  son  fils  arrêté,  n'imagina 
pas  de  demander  à  un  autre  que  Wentworth  d'aller  visiier,  con- 
soler ce  malheureux,  et  le  bon  jeune  homme  accepta  charitablement 
cette  mission.  Au  sortir  de  la  prison,  il  se  mit  immédiatement  en 
quête  de  son  cousin,  qu'il  trouva  dans  une  espèce  de  petit  temple 
de  marbre  blanc  entouré  de  lièges  et  de  lauriers,  au  bord  de  la  ri- 
vière qui  traversait  les  bosquets  de  Raynham.  Richard  était  là,  te- 
nant à  deux  mains  sa  tête  fiévreuse,  véritable  image  du  désespoir. 
Wentworth  s'assit  auprès  de  lui  sans  le  faire  changer  d'attitude, 
peut-être  bien  l'enfant  n'osait-il  montrer  ses  yeux  rougis  par  les 
larmes;  puis  la  gravité  de  Wentworth  l'intimidait  bien  autrement 
que  les  sarcasmes  d'Adrian.  —  Où  est  votre  ami  Ripton  ?  lui  demanda 
son  cousin  pour  entrer  en  matière. 

—  Parti,  répondit  Richard...  Parti  bien  malgré  lui,  sur  une  lettre 
de  son  père  qui  ne  lui  laissait  pas  d'autre  alternative... 

Le  fait  est  que  Ripton,  très  sincère  dans  ses  protestations  de 
bonne  camaraderie  et  bien  résolu,  comme  il  le  disait,  «  à  ne  pas 
reculer  d'une  semelle,  »  n'en  avait  pas  moins  cédé  avec  un  certain 
plaisir  à  la  sommation  paternelle,  sanctionnée  d'ailleurs  par  l'auto- 
rité du  baronnet,  décisive  en  pareille  ma-tière. 

—  Vous  voilà  donc  seul,  reprit  Wentworth,  et  complètement 
laissé  à  vous-même.  Je  vous  dirai  que  j'en  suis  charmé...  Je  vous 
dirai  aussi  que  ce  matin  j'ai  vu  Tom  Bakewell... 

Ici  un  léger  frisson,  mais  Richard  ne  changea  pas  d'atti- 
tude. 

—  Il  se  refuse  à  toute  révélation,  et  vous  n'avez  rien  à  craindre 
de  lui. 

—  Tom  Bakewell  est  un  lâche  !  dit  Richard  en  relevant  la  tête 
pour  la  première  fois.  Nous  avions,  Ripton  et  moi,  préparé  sa  fuite; 
je  lui  ai  fait  tenir  par  sa  mère  une  lime  excellente  et  des  cordes 
solides;  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  s'évader.  A  sa  place,  je  serais  déjà 
dehors...  C'est  un  lâche,  vous  dis-je,  et  un  lâche  ne  m'a  jamais 
fait  pitié! 

—  A  moi  non  plus,  reprit  gravement  Wentworth.  Il  est  vrai  que 
je  n'en  ai  jamais  rencontré,  mais  j'ai  ouï  parler  de  quelques-uns. 
Parmi  eux  était  un  homme  qui  a  laissé  mourir  un  innocent  à  sa 
place. 

—  Quelle  ignominie!  interrompit  Richard  étonné. 

—  Il  alléguait  pour  excuse,  continua  son  interlocuteur,  des  sen- 
timens  de  famille  à  coup  sûr  très  respectables.  Il  avait  aussi  fait  tout 
son  possible  pour  favoriser  l'évasion  du  malheureux  condamné... 
Quant  à  ce  pauvre  Tom,  je  ne  vois  pas  qu'il  ait  encouru  le  repro- 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chc  de  lâcheté  en  refusant  votre  lime  et  votre  corde...  Je  trouve 
au  contraire  une  certaine  noblesse,  un  certain  courage  dans  la 
ferme  volonté  qu'il  manifeste  de  ne  pas  vous  compromettre  avec 
lui.  Pensez-vous  que  je  me  trompe? 

Richard  ne  répondit  rien.  Il  lui  en  coûtait  singulièrement  de 
renoncer  à  son  naïf  mélodrame,  construit  d'après  les  mémoires  de 
Latude  et  ceux  de  Jonathan  Wild;  puis,  en  acceptant  les  choses 
sous  ce  nouveau  point  de  vue,  il  se  voyait  dans  une  position  tout  à 
fait  différente,  qui  avait  le  double  inconvénient  de  l'humilier  un 
peu  et  de  l'embarrasser  beaucoup.  Il  était  si  commode  de  tenir 
Tom  pour  un  lâche,  de  se  poser  en  victime  de  sa  couardise  et  de 
l'abandonner  à  son  malheureux  sort!  Heureusement  pour  Richard 
Feverel,  Austin  Wentworth  n'était  pas  né  prédicateur.  Le  moindre 
semblant  d'homélie,  la  moindre  phrase  paternelle  et  protectrice, 
auraient  fait  irrémissiblement  avorter  sa  pieuse  mission.  Quiconque 
nous  prêche  devient  par  là  même  notre  antagoniste.  Laissé  à  lui- 
même,  Richard  contemplait  l'horizon,  et  de  temps  en  temps,  à 
la  dérobée,  jetait  un  coup  d'œil  inquisitorial  sur  la  physionomie 
impassible  et  sereine  de  son  cousin,  lequel,  par  parenthèse,  n'avait 
qu'une  vague  conscience  de  l'orage  déchaîné  dans  ce  jeune  cœur. 
Enfin,  la  bataille  à  moitié  gagnée  :  —  Dites-moi  donc  ce  que  je  puis 
faire,  demanda  l'enfant  d'une  voix  altérée. 

Austin  lui  posa  la  main  sur  l'épaule.  —  Il  faut  aller  trouver  le 
fermier  Blaize. 

—  Et  puis?  dit  Richard,  bien  qu'il  devinât  les  conséquences  in- 
évitables d'une  pareille  démarche. 

—  Une  fois  là,  les  paroles  vous  viendront  toutes  seules,  répondit 
Austin. 

—  Dois -je  donc,  reprit  Richard  fronçant  le  sourcil,  dois -je, 
après  m' être  dénoncé  moi-même,  solliciter  en  faveur  de  Tom  Ba- 
kevveil  ce  misérable  manant?  Faudra-t-il  demander  un  service  à 
l'homme  qui  m'a  frappé?...  Vous  semblez,  Austin,  ne  pas  savoir  ce 
que  c'est  que  l'orgueil.  Songez  à  ce  qu'il  pourra  dire  quand  il  verra 
un  Feverel,  lâchement  outragé  par  lui,  venir  ainsi  l'implorer!... 
Ln  Feverel  demander  pardon!... 

—  Pourquoi  pas,  quand  un  Feverel  a  des  torts?  Cet  homme 
gagne  sa  vie  par  le  travail  ;  vous  êtes  allé  braconner  chez  lui,  vous 
avez  ensuite  mis  le  feu  à  ses  moissons... 

—  Aussi  je  me  regarde  comme  tenu  de  tout  payer,  de  tout  com- 
penser; mais  ne  me  demandez  pas  autre  chose. 

—  Et  cela  parce  que  vous  ne  voulez  rien  lui  devoir? 

—  Vous  l'avez  dit,  J6  ne  veux  rien  devoir  à  cet  homme. 
Austin  regarda  très  sérieusement  son  cousin.  —  A  ce  compte, 


l'épreuve  de  richard  feverel.  933 

dit-il  ensuite,  vous  préférez  être  l'obligé  de  Tom  Bakewell.  Si  c'est 
là  votre  orgueil,  ce  n'est  pas  le  mien. 

Richard,  quelque  peu  étonné,  porta  de  nouveau  ses  regards  vers 
l'horizon.  Livré  aux  impressions  les  plus  contradictoires,  sa  pen- 
sée lui  représentait  alternativement  Tom  Bakewell  sous  les  traits 
d'un  pauvre  diable  et  sous  ceux  d'un  héros.  Il  le  voyait  tantôt  avec 
son  sourire  niais,  ses  gauches  allures,  sa  tête  mal  peignée,  ses  hail- 
lons grotesques,  et  tantôt,  dépourvu  de  ces  attributs  vulgaires,  avec 
la  beauté  morale  du  dévouement,  l'énergique  fidélité  au  pacte 
conclu,  le  ferme  propos  de  dérober  au  châtiment  l'instigateur  du 
crime  pour  lequel  il  allait  être  puni.  Tour  à  tour  ému  en  sens  con- 
traire, il  était  tenté  de  rire  ou  tenté  de  pleurer;  mais  dans  ce  con- 
flit intérieur  les  bonnes  inspirations  prenaient  le  dessus.  L'orgueil 
s'humanisait,  le  rire  se  faisait  bienveillant,  la  reconnaissance  atté- 
nuait le  mépris.  De  tout  cela,  rien  n'était  perceptible  sur  la  physio- 
nomie de  Richard,  et  Wentworth,  assis  près  de  lui,  ne  se  doutait 
nullement  des  phases  diverses  par  lesquelles  passaient  le  cœur 
agité,  l'esprit  vif  et  mobile  de  son  jeune  cousin.  Soudain  Richard 
se  leva.  —  Je  m'en  vais,  dit-il,  chez  le  vieux  Blaize. 

Pour  toute  réponse,  Âustin  lui  serra  la  main... 

Depuis  plusieurs  jours  déjà,  sans  que  Richard  pût  s'en  douter,  le 
fermier  Blaize  attendait  sa  venue.  Entre  Raynham-Abbey  et  Bel- 
thorpe-Farm  s'étaient  engagées  en  secret  des  négociations  suivies. 
AdrJan  d'abord,  puis  Austin  Wentworth,  puis  le  baronnet  lui-même 
s'étaient  succédé  chez  le  vieux  fermier,  qui,  sans  tenir  assez  compte 
de  ces  démarches  loyales,  se  préparait  à  tirer  le  meilleur  parti  pos- 
sible de  l'incident  qui  lui  donnait  prise  sur  une  famille  opulente  et 
fière.  Le  chiffre  de  l'indemnité,  déjà  réglé  par  lui,  n'allait  pas  à 
moins  de  trois  cents  livres;  mais  encore,  pour  qu'il  daignât  accepter 
cet  argent,  lui  fallait-il  les  excuses  préalables  du  jeune  incendiaire 
et  l'assurance  formelle  qu'on  ne  pratiquerait  envers  l'unique  témoin 
du  crime  aucune  tentative  de  séduction.  Or  c'est  ce  qu'Adrian  n'a- 
vait pas  manqué  de  faire  dès  le  premier  jour,  sans  en  donner  con- 
naissance au  baronnet  ni  à  personne  autrement  que  par  une  obscure 
allusion  classique  aux  «  éléphans  d'Annibal  »  se  retournant  à  l'im- 
proviste  contre  l'armée  dont  ils  formaient  l'avant- garde  et  lui  fai- 
sant subir  une  déroute  complète.  Il  ignorait  d'ailleurs  la  hasar- 
deuse visite  du  baronnet  et  celle  du  cousin  Wentworth.  C'était  un 
trait  de  fiunille  que  cette  dissimulation  caractéristique  en  vertu  de 
laquelle  les  Feverel  manœuvraient  ainsi  à  l'insu  l'un  de  l'autre. 

Paisiblement  assis  dans  la  salle  basse  de  sa  ferme,  la  pipe  aux 
lèvres,  un  chien  à  ses  pieds,  Blaize  ruminait  son  aventure  et  cher- 
chait à  pénétrer  le  sens  mystérieux  des  trois  visites  qu'il  avait  re- 


9'ètl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

çues  coup  sur  coup,  lorsqu'on  lui  annonça,  —  et  sans  le  surpren- 
dre aucunement,  —  l'arrivée  de  Richard  Feverel.  Celui-ci  entra, 
précédé  d'une  charmante  petite  fille  portant  aux  joues  les  roses  de 
treize  printemps,  et  dont  l'abondante  chevelure  ruisselait  à  flots 
brillans  sur  ses  épaules  nues  lorsque,  timidement  accotée  au  fau- 
teuil du  vieux  fermier,  elle  se  mit  à  considérer  avec  un  ravissement 
naïf  les  traits  élégans,  la  physionomie  animée,  la  gracieuse  tour- 
nure du  jeune  homme  qu'elle  venait  d'introduire.  Elle  lui  fut  régu- 
lièrement présentée  comme  la  nièce  du  fermier,  miss  Lucy  Desbo- 
rough,  fille  d'un  lieutenant  de  la  msirine  royale,  et  ce  qui  valait 
mieux,  —  bien  que  le  vieux  Blaize  ne  parût  pas  y  attacher  la  même 
importance,  • —  comme  une  excellente  fille  acquise  à  tous  ses  de- 
voirs. Ni  son  rang  social  ni  ses  mérites  particuliers  ne  parurent 
toutefois  déterminer  Richard  à  jeter  les  yeux  sur  elle.  Après  une 
révérence  passablement  gauche,  il  s'assit  les  yeux  baissés  et  de- 
meura coi;  ce  que  voyant,  le  fanner,  piqué  au  jeu,  crut  devoir  in- 
sister. —  Le  père  de  miss  Lucy,  disait-il,  a  péri  sur  un  champ  de 
bataille,  et  la  postérité  de  ceux  qui  meurent  ainsi  pour  leur  pays  peut 
toujours  porter  la  tète  haute,  n'est-il  pas  vrai,  monsieur  Feverel? 

Richard  acquiesça,  par  un  signe  de  tête,  à  cette  vérité  d'ordre 
public;  il  écouta  de  même,  avec  une  patience  résignée,  l'éloge  des 
pâtisseries  que  savait  faire  la  belle  enfant  et  des  chansons  françaises 
avec  lesquelles  elle  amusait  son  oncle  pendant  les  soirées  d'hiver, 
—  car  il  faut  vous  dire,  ajouta  ce  dernier,  que  les  Desborough 
sont  catholiques...  La  petite  a  passé  deux  années  en  France;  elle 
en  a  rapporté  des  refrains  auxquels  je  ne  comprends  rien,  mais  qui 
m'égaient  sans  que  je  sache  pourquoi...  Voyons,  Lucette,  chante- 
nous  la  Vivandière. 

Comme  il  prononçait  ce  mot  à  l'anglaise  [viffendir],  M"'  Lucy 
rectifia  doucement  le  français  de  son  oncle  ;  mais  ce  fut  là  tout  ce 
qu'on  put  obtenir  de  la  jeune  fille.  Elle  n'eût  pas  pour  un  empire 
hasardé  la  moindre  note  devant  ce  bel  adolescent  boudeur,  dont 
ses  yeux  ne  pouvaient  se  détacher.  Le  fermier,  s'égayant  de  cette 
timidité  inopportune,  finit  par  la  renvoyer  à  ses  leçons  avec  une 
tendresse  grondeuse;  peut-être  ne  l'avait-il  interpellée  que  pour 
donner  à  Richard  le  temps  de  reprendre  quelque  aplomb  et  ôter  à 
leur  conférence  un  caractère  trop  solennel.  Cette  aisance  parfaite, 
cette  cordialité  charitable  mettaient  le  jeune  homme  au- supplice. 
A  travers  les  sujets  variés  que  Blaize  abordait  tour  à  tour,  il  cher- 
chait sans  la  trouver  une  transition  indispensable.  A  la  fin,  profi- 
tant d'un  moment  de  silence  :  —  Monsieur  Blaize,  dit-il,  je  suis 
venu  me  dénoncer  à  vous,  comme  ayant  mis  le  feu  à  votre  meule. 

Une  contraction  bizarre  vint  plisser  à  ces  mots  les  lèvres  du  fer- 


l'épkeuve  de  richard  feverel.  935 

raier.  —  C'est  là  ce  que  vous  aviez  à  me  dire?  demanda-t-il  avec 
un  léger  haut-le-corps. 

—  Oui,  répliqua  Richard  du  ton  le  plus  assuré. 

—  J'en  suis  fâché,  mon  garçon,  car  c'est  là  un  gros  mensonge. 

—  Vous  me  donnez  un  démenti,  vous?  s'écria  Richard,  déjà  de- 
bout, les  poings  serrés,  portant  au  front  tout  l'orgueil  de  sa  race... 
A  une  première  insulte  vous  en  ajoutez  une  seconde...  Et  vous  choi- 
sissez le  moment  où,  pour  ne  pas  laisser  le  fardeau  de  ma  faute 
sur  les  épaules  d'un  autre, je  viens  m'humilier  devant  vous!...  Sa- 
vez-vous,  monsieur,  que  vous  commettez  là  une  lâcheté?...  Un 
lâche  seul  pouvait  m'insulter  ainsi  sous  son  propre  toit. 

—  Remettez-vous,  remettez-vous,  mon  jeune  maître,  interrompit 
le  fermier,  calmant  du  geste  cette  ébullition  juvénile;  je  constate 
un  fait,  je  ne  vous  blâme  pas...  Vous  dites  une  chose  qui  matériel- 
lement n'est  pas  vraie,  mais  je  suis  loin  de  vous  en  vouloir  et  de 
vous  respecter  moins  pour  cela...  Dieu  me  garde  de  mal  penser  des 
Feverel  ! 

Ce  froid  bon  sens  ramena  Rich-ard  au  juste  sentiment  de  la  si- 
tuation. D'ailleurs  sa  conversation  avec  Austin  Wentworth  lui  avait 
fait  entrevoir  vaguement  que  toutes  les  colères  du  monde  ne  don- 
nent pas  raison  à  celui  qui  a  tort. 

—  Voyons,  reprit  le  fermier,  vous  aviez  certainement  autre  chose 
à  me  dire.  —  Le  moment  était  venu  pour  notre  impétueux  jeune 
homme  de  vider,  bon  gré,  mal  gré,  la  coupe  amère.  11  dompta  comme 
il  put  les  révoltes  de  son  amour-propre  et  sollicita  longuement, 
péniblement,  la  grâce  du  prisonnier.  —  S'il  est  innocent,  dit  à  la 
fm  le  fermier,  qui  s'était  bien  gardé  de  l'interrompre,  il  ne  dépend 
pas  de  moi  d'en  faire  un  coupable.  —  Plus  rouge,  plus  déconte- 
nancé que  jamais,  Richard  balbutia  quelques  mots  touchant  le  chiffre 
de  l'indemnité,  qu'on  laisserait,  disait-il,  à  la  discrétion  de  maître 
Biaize.  —  Je  ne  pense  pas,  répliqua  celui-ci,  que  vous  songiez 
à  me  corrompre...  Et  d'ailleurs,  ajouta-t-il,  de  qui  dois-je  attendre 
cet  argent?  Sir  Austin  est-il  au  courant  de  tout  ceci? 

—  Mon  père  n'en  sait  pas  le  premier  mot,  répondit  Richard  en 
toute  bonne  foi. 

—  Et  de  deux  !  pensa  le  fermier  en  se  rejetant  au  fond  de  son 
grand  fauteuil  avec  l'indignation  qu'éprouve  un  bon  Anglais  quand 
il  suppose  qu'on  veut  se  jouer  de  sa  crédulité.  Cette  duplicité,  dont 
la  visite  de  sir  Austin  était  à  ses  yeux  une  preuve  manifeste,  étei- 
gnait en  lui  toute  espèce  de  bon  vouloir.  —  Comme  ils  mentent, 
ces  aristocrates!  s'écriait-il  intérieurement,  bien  décidé  à  punir 
une  déloyauté  si  flagrante.  —  Voyons,  reprit-il  tout  haut,  il  faut 
tirer  l'affaire  au  clair.  C'est  vous  qui  avez  mis  le  feu? 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Tout  le  blâme  doit  porter  sur  moi,  répondit  Richard,  un  peu 
gêné  par  cette  question. 

—  Un  instant,  reprit  maître  Blaize;  je  vous  demande  si  vous  avez 
mis  le  feu,  oui  ou  non? 

—  Je  l'ai  mis,  répliqua  Richard,  acculé  dans  ses  derniers  retran- 
chemens. 

—  A  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  parler. . .  Bantam ,  cria  le  fer- 
mier, tournant  la  tête  du  côté  de  la  cour. 

Giles  Jinkson,  surnommé  Bantam,  un  des  domestiques  de  Bel- 
thorpe-Farm,  —  bien  digne,  par  sa  corpulence  massive,  de  cette 
comparaison  d'Adrian,  qui  l'assimilait  aux  éléphans  d'Annibal,  — 
était  l'unique  témoin  qui  affirmât  positivement  avoir  vu  Tom  Bake- 
well  s'échapper  après  avoir  mis  le  feu.  Blaize  comptait  donc  sur  lui 
pour  réduire  à  néant  les  fausses  assertions  de  son  jeune  antago- 
niste. Quant  à  Richard,  le  cœur  lui  manquait  déjà,  lorsque  certaines 
grimaces  d'intelligence  auxquelles  d'abord  il  ne  comprit  rien  lui  re- 
donnèrent fort  à  propos  quelque  aplomb.  Sommé  de  répéter  mot 
pour  mot  ce  qu'il  avait  vu,  Bantam  raconta  l'affaire  dans  son  patois 
à  peine  intelligible;  mais,  au  moment  où  il  prononçait  le  nom  de 
Tom  Bakewell,  Richard  l'arrêta  court  en  affirmant  de  la  manière  la 
plus  positive  que  lui  seul,  et  nul  autre,  avait  mis  le  feu  à  la  meule. 
Troublé  par  cette  déclaration  inattendue,  —  car  elle  n'entrait  en 
rien  dans  les  plans  combinés  avec  Adrian,  qui  s'était  à  beaux  deniers 
comptans  assuré  la  connivence  du  témoin,  —  l'éléphant  perdit  la 
tête.  Son  intelligence  obtuse  ne  lui  fournissait  aucune  explication 
pour  la  conduite  de  ce  jeune  gentleman  appelant  ainsi  sur  lui  la 
vindicte  des  lois,  et  ce  jeune  gentleman  étant  le  cousin  de  celui  au- 
quel Bantam  croyait  s'être  vendu  corps  et  âme,  il  y  avait  là  véri- 
tablement de  quoi  confondre  toutes  ses  idées.  Elles  furent  bientôt 
dans  un  désordre  tel,  et  ses  assertions  prirent  un  caractère  si  va- 
gue, que  Blaize,  complètement  déçu  dans  ses  espérances  et  hon- 
teux du  rôle  que  lui  faisait  jouer  la  défection  de  son  principal  té- 
moin, faillit  s'abandonner  à  tous  les  excès  de  la  colère.  —  Je  vois 
fort  bien,  disait-il,  je  vois  ce  qui  en  est;  mais  on  se  trompe  si  l'on 
croit  avec  de  l'argent  venir  à  bout  de  moi...  Je  le  regrette,  monsieur 
Feyerel,  car  j'étais  tout  disposé  à  pallier  votre  conduite;  des  ex- 
cuses et  une  équitable  indemnité  m'auraient  suffi.  Maintenant  je 
ferai  condamner  Tom  Bakewell,  et  tant  pis  pour  vous  s'il  vous  en- 
traîne dans  son  désastre  ! 

—  Ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  suis  venu,  interrompit  Richard, 
se  redressant  tout  à  coup. 

—  Peut-être  bien,   reprit  le  fermier,    et  je  suis  disposé  à  le 
croire...  Vous  avez  du  cœur,  mon  ]Q\mQ  gentleman.  Pourquoi  vous 


l'épreuve  de  bichard  feverel.  937 

éles-vous  laissé  entraîner  à  manquer  de  franchise?  Votre  père  et 
vous  ne  dites  pas  la  même  chose...  Sauf  respect,  c'est  à  votre  père 
que  je  m'en  rapporte. 

—  Eh  quoi  !  s'écria  Richard  avec  une  stupéfaction  profonde,  vous 
avez  vu  mon  père  ? 

—  Vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  marmotta  le  fermier,  dont 
la  méfiance,  une  fois  éveillée,  ne  voyait  plus  que  mensonges;  mais 
cette  dernière  insulte  trouva  Richard  tellement  perplexe  qu'elle 
ne  provoqua  de  sa  part  aucune  réponse  irritée.  Son  père  savait  tout! 
Qui  pouvait  l'avoir  dénoncé?  Austin  Wentworth  sans  doute,  son 
unique  confident.  Fallait-il  donc  se  méfier  d' Austin?  Et  que  dire  de 
ce  silence  gardé  par  chacun  vis-à-vis  de  lui,  de  ces  menées  à  l'aide 
desquelles  on  agissait  sur  sa  volonté,  de  ces  pièges  tendus  à  sa  jeu- 
nesse crédule?  Il  y  avait  dans  toutes  ces  questions  comme  un  re- 
tour de  ses  craintes  d'enfant  et  de  ses  anciennes  dispositions  à  la 
révolte. 

En  attendant,  et  après  un  salut  formaliste,  il  se  préparait  à  sortir. 
Le  fermier  rappela  sa  nièce  :  —  Lucy,  lui  dit-il,  accompagnez  mon- 
sieur... Faites  les  honneurs,  ma  petite.  Quant  à  vous,  jeune  gentle- 
man, retenez  bien  ceci  :  le  mensonge  m'est  odieux,  mais  je  ne  suis 
pas  cruel.  Pas  plus  tard  qu'hier,  mon  fils  William,  attaché  à  cette 
chaise  où  vous  étiez  assis  tout  à  l'heure,  a  reçu  les  étrivières  pour 
avoir  manqué  de  respect  à  la  vérité.  C'est  demain  le  jugement, 
comme  vous  savez.  D'ici  là,  faites  vos  réflexions.  Je  suis  homme 
à  revenir  sur  ce  que  j'ai  dit  si  vous  vous  rétractez  de  bonne  grâce, 
et  si  monsieur  votre  père  m'affirme  sur  sa  parole  que  mon  principal 
témoin  n'a  été  l'objet  d'aucune  tentative  de  corruption. 

Richard  sortit  sans  répondre,  et,  tout  en  traversant  le  jardin,  ne 
songea  pas  même  à  regarder  la  gentille  enfant  qui  le  guidait;  mais 
elle  le  regardait,  elle,  avec  une  curiosité  attentive,  et  comme  per- 
due en  mille  rêves;  elle  songeait  sans  doute  au  monde  inconnu  d'où 
venait  ce  bel  adolescent  si  gracieux  et  si  fier. 

Sur  sa  table  de  toilette,  en  s'habillant  à  la  hâte  pour  le  repas 
du  soir  qu'on  venait  de  sonner,  Richard  aperçut  ouvert  le  volume 
des  ajjhorismes  paternels.  Ses  yeux,  attirés  par  une  marque  au 
crayon,  tombèrent  droit  sur  la  maxime  suivante  :  «  De  même  que, 
selon  l'expression  biblique,  le  chien  retourne  à  son  vomissement, 
de  même  le  menteur  revient  fatalement  à  son  mensonge.  »  Une  in- 
terjection crayonnée  en  marge  portait  ceci,  en  guise  de  commen- 
taire :  «une  pâtée  diabolique!  »  Le  sang  monta  aux  joues  de  Ri- 
chard, comme  si  son  père  l'avait  frappé  au  visage. 

Au  dîner  de  famille,  il  ne  fut  question  de  l'ien  :  chacun  était  muet, 
et  l'oncle  Hippias  eut  beau  jeu  pour  ennu)'er  les  convives  avec  le 


938  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

récit  de  ses  nocturnes  cauchemars;  mais,  le  repas  fini,  comme  la 
petite  Clare,  encore  malade,  ne  réclamait  pas  les  attentions  de  son 
jeune  cousin,  le  baronnet  et  Richard  se  trouvèrent  bientôt  tête  à 
tête.  Il  semblait  qu  ils  se  revissent  après  une  longue  séparation.  Le 
père  prit  la  main  de  son  fils  et  l'emmena  dans  son  cabinet.  Là,  ils 
s'assirent  sans  échanger  un  seul  mot;  seulement  leurs  mains  ne 
s'étaient  pas  désunies,  et  dans  cette  silencieuse  étreinte  que  d'élo- 
quence! L'orgueil,  la  révolte,  parlaient  encore  tout  bas  à  l'oreille 
de  Richard;  il  s'était  promis  d'être  homme,  c'est-à-dire  inflexible  et 
résolu  :  deux  ou  trois  fois  il  essaya  de  retirer  sa  main  pour  la  sous- 
traire à  cette  pression  caressante  sous  laquelle  semblait  se  fondre 
son  énergie.  L'enfant  ne  comprenait  guère  les  fantaisies  pater- 
nelles, et  parfois,  quand  elles  contrariaient  ses  désirs ,  il  les  trou- 
vait insensées;  mais  cette  main  qui  tenait  la  sienne,  cette  main 
chaude  et  frémissante,  lui  disait  à  quel  point  il  était  chéri;  de  plus 
il  devinait  une  fervente  prière  dans  l'imperceptible  mouvement  des 
lèvres  paternelles.  Sir  Austin  effectivement  demandait  à  Dieu  de  lui 
rendre  le  cœur  de  son  fils.  Peu  à  peu  l'émotion  gagna  celui-ci  :  dé- 
composé, amolli,  dompté  malgré  les  derniers  efforts  de  la  résis- 
tance intérieure,  il  laissa  tomber  de  ses  yeux  les  grosses  larmes  qui 
s'y  accumulaient  depuis  un  instant,  les  sanglots  vinrent  ensuite,  et 
sir  Austin  n'eut  qu'un  léger  effort  à  faire  pour  attirer  sur  sa  poi- 
trine la  tête  du  jeune  rebelle. 

La  suite  de  ce  remarquable  incident  et  le  dénoûment  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  «  comédie  de  Bakewell  »  sont  consignés  dans  un 
document  que  nous  donnerons  par  extraits,  savoir  une  lettre  de  Ri- 
chard Feverel  à  son  ami  Ripton  Thompson,  lequel,  jusqu'à  la  récep- 
tion de  cette  épître,  vivait  constamment  sous  le  coup  des  transes 
continuelles  où  l'avaient  plongé  les  sinistres  et  ironiques  prédictions 
d'Adrian. —  «  ...  Après  notre  réconciliation,  les  membres  présens 
de  la  famille  furent  convoqués.  Mon  père,  à  qui  j'avais  fait  con- 
naître les  conditions  posées  par  le  fermier,  voulut  lui  donner  sa  pa- 
role qu'aucune  tentative  de  corruption  n'avait  été  faite  à  l'égai'd 
de  ses  témoins.  Il  était  même  déjà  parti,  quand  Adrian,  sans  s'ex- 
pliquer autrement,  me  déclara  qu'il  fallait  à  tout  prix  empêcher 
cette  démarche.  Je  le  soupçonne  fort,  à  vous  dire  vrai,  d'avoir  se- 
crètement pratiqué  des  intelligences  avec  Bantam.  Pour  arrêter 
mon  père  et  l'empêcher  de  souiller  à  son  insu  l'écusson  des  Feverel, 
je  n'avais  qu'une  ressource,  et  je  l'employai.  Ne  me  demandez  ja- 
mais ce  qui  s'est  passé  entre  Blaize  et  moi  pendant  que  mon  père 
attendait  sur  la  bruyère  voisine;  sachez  seulement  que  le  vieux 
drôle,  malgré  ma  rétractation,  aussi  complète  que  possible,  m'au- 
rait peut-être  refusé  la  grâce  de  Tom  Bakewell  sans  l'intervention 


l'eI'REUVë    de    richard    1£V£.REI..  939 

d'une  petite  fille  qui  se  mêlait  de  nos  affaires,  je  ne  sais  pas  trop 
pourquoi.  Groiriez-vous  que  l'impertinente  a  bien  osé  scruter  mon 
visage  et  me  supplier  ensuite  de  «  n'être  pas  trop  malheureux?  » 
Je  lui  ai  répondu  naturellement  avec  toute  la  politesse  requise, 
mais  sans  même  jeter  les  yeux  sur  elle. 

«  Je  n'aurais  pas  voulu  vous  voir  le  lendemain  à  l'audience  de 
sir  Miles  Papworth.  On  a  beau  prendre  sur  soi,  on  est  tout  confus 
de  se  trouver  en  face  de  magistrats  et  parmi  des  gens  de  police. 
Sir  Miles  cependant  s'est  montré  fort  poli  pour  mon  père  et  moi, 
mais  bien  sévère  pour  Tom.  Adrian  mêlait  à  la  conversation  ces  ri- 
canemens  que  je  déteste,  ricanemens  intérieurs  dont  rien  ne  paraît 
sur  son  visage.  Je  voudrais  pouvoir  vous  rendre  textuellement  la 
déposition  de  Bantam.  Jamais  tohu-bohu  pareil  n'a  passé  par  les 
étamines  de  la  justice.  En  somme,  il  maintenait  bien  son  accusa- 
tion contre  Tom  Bakewell,  mais  en  avouant  qu'il  ûiisait  nuit  noire 
au  moment  où  il  avait  cru  le  voir.  Questionné  sur  l'heure  qu'il  pou- 
vait être,  il  a  commencé  par  battre,  la  campagne  et  parler  de  l'a- 
près-souper;  puis,  serré  de  plus  près,  il  a  prétendu  qu'il  était  neuf 
heures,  et  notre  avocat,  —  celui  de  Tom,  veux-je  dire,  —  a  pu  éta- 
blir victorieusement  que  ce  dernier,  à  l'heure  indiquée,  était  atta- 
blé dans  un  cabaret  de  Bursley,  à  deux  ou  trois  milles  de  la  ferme 
incendiée.  Là-dessus,  tout  en  jurant,  et  de  fort  mauvaise  humeur, 
sir  Miles  a  déclaré  que  les  preuves  étaient  insuffisantes,  et  que  le 
renvoi  de  Tom  devant  les  assises  ne  pouvait  être  prononcé.  Le 
pauvre  diable  en  ce  moment  a  levé  sur  moi  des  yeux  que  je  n'ou- 
blierai jamais.  C'est  un  brave  cœur,  je  le  maintiens,  et  il  ne  se  re- 
pentira pas  d'avoir  été  généreux.  Après  l'audience,  sir  Miles  nous  a 
tous  engagés  à  dîner  chez  lui.  Le  soir,  on  a  dansé,  pas  moi  cepen- 
dant :  vous  savez  que  j'ai  peu  de  goût  pour  cet  exercice,  et  d'ail- 
leurs j'étais  trop  heureux,  trop  exalté,  pour  cacher  ma  joie. 

((  Au  retour,  certaines  paroles  légèrement  acerbes  dans  les  ré- 
ponses de  mon  père  aux  mauvaises  plaisanteries  d' Adrian  m'ont 
donné  à  penser  qu'il  se  doutait  des  pratiques  souterraines  aux- 
quelles s'est  livré  le  cher  cousin.  Évidemment  il  ne  les  approuve 
pas.  Mon  père  est  donc  le  meilleur  homme  du  monde  et  le  plus  spi- 
rituel que  je  connaisse.  Clare  va  un  peu  mieux.  Notre  Austin  est 
sur  le  point  de  partir  pour  l'Amérique  du  Sud,  où  l'appellent  des 
travaux  de  colonisation.  Mon  poney  se  porte  à  merveille,  et  on  m'a 
promis  un  yacht  pour  naviguer  sur  la  rivière.  Il  n'y  a  pas  sur  la 
terre  un  bonheur  plus  complet  que  le  mien.  Apprenez  à  boxer, 
mon  cher  Bipton,  et  ne  montrez  ma  lettre  à  personne.  » 

Une  autre  épître,  d'un  caractère  bien  différent,  fut  placée  quel- 
ques jours  après  par  sir  Austin  sous  les  yeux  de  mistress  Doria 


940  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

Forey,  qui  s'obstinait,  voyant  sa  fille  toujours  souiTrante,  à  se  de- 
mander si  quelque  fantôme  ne  lui  était  pas  réellement  apparu. 
Cette  lettre,  écrite  par  l'infortunée  à  qui  Richard  devait  le  jour, 
donnait  l'explication  la  plus  simple  d'un  phénomène  qui  semblait 
se  rattacher  aux  superstitions  de  la  famille.  Par  deux  fois,  séparée 
de  son  fils,  elle  avait  cherché  les  moyens  de  pénétrer  secrètement 
jusqu'à  lui,  et  promettait  de  ne  plus  renouveler  de  pareilles  tenta- 
tives. Un  froid  désespoir,  d'amers  regrets  étaient  au  fond  de  ses 
phrases  régulières  et  compassées.  Méconnaissant  le  caractère  de  sir 
Austin  et  prenant  la  rigueur  systématique  de  son  esprit  pour  un  in- 
dice de  dureté  inexorable,  elle  lui  parlait  comme  à  un  juge  pré- 
venu dont  le  cœur  n'offre  pas  d'accès  à  la  pitié.  Pauvre  femme  !  elle 
était  bien  déchue  de  ses  rêves  poétiques  !  Le  poète  Denzil  Soraers,  — 
l'appellerons-nous  son  séducteur  quand  il  prétendait  avoir  été  séduit 
par  elle? —  donnant  à  ses  brillans  débuts  le  plus  misérable  démenti, 
n'avait  plus  ni  vogue  ni  renommée.  On  sait  qu'il  était  dépourvu  de 
toute  fortune;  la  dot  insignifiante  de  lady  Feverel,  qui  lui  avait  été 
scrupuleusement  restituée  après  sa  fuite ,  soutenait  mal  ce  ménage 
interlope.  Les  menues  besognes  littéraires  que  rencontrait  ça  et 
là  le  poète  avorté  nuisaient  à  sa  réputation  sans  beaucoup  ajouter 
à  ses  ressources.  Sa  lutte  avec  la  misère  le  dégradait  peu  à  peu,  et 
pour  résoudre  les  problèmes  toujours  plus  difficiles  qu'elle  lui  po- 
sait, il  en  était  venu  d'abord  à  compter  secrètement  sur  la  généro- 
sité de  sir  Austin,  puis  à  solliciter  indirectement  sa  triste  compagne 
de  faire  quelques  démarches  pour  obtenir  une  pension  de  cet  hon- 
nête homme  qu'ils  avaient  trompé  tous  deux...  Arrêtons  ici  ces 
détails  pénibles,  et  après  avoir  expliqué  le  prétendu  prodige  de 
Raynham-Abbey,  quittons  ces  bas-fonds  étouffans  pour  respirer  un 
air  plus  pur. 

IV. 

H  Au  seuil  de  la  puberté,  disaient  les  aphorismes  du  baronnet,  il 
est  une  saison  où  l'égoïsme  est  nul,  où  l'arbre  humain  ne  porte  que 
des  fleurs  :  c'est  le  moment  des  semailles  spirituelles.  »  Aussi  se  li- 
vrait-il à  la  culture  la  plus  assidue  de  ce  beau  naturel  qu'il  voulait 
amener  à  la  dernière  perfection  du  chrétien,  du  genilcman  et  de 
l'homme  d'état.  Richard,  saturé  de  bonnes  lectures  et  de  bons  con- 
seils, appelé  chaque  soir  pendant  une  heure  à  s'examiner  sur  l'em- 
ploi de  la  journée,  reconnaissant  d'ailleurs  envers  ce  père  excellent 
qui  s'ingéniait  à  lui  procurer  tous  les  plaisirs  de  son  âge,  marchait 
avec  ardeur  dans  les  voies  ouvertes  à  sa  jeune  ambition.  On  aurait 
pu  quelquefois  le  surprendre  abîmé  en  extase  devant  le  buste  de 


l'eTREUVE    de    RICHARD    FEVEREL.  9ij'l 

Chatham,  et  il  voulait  enseigner  la  prière  à  Tom  Bakewell,  dont  il 
avait  fait  son  groom.  Le  regardant  comme  doué  d'instincts  héroï- 
ques, il  se  fatiguait  h  lui  apprendre  l'alphabet  et  à  lui  faire  faire 
l'exercice  sous  les  yeux  d'un  sergent  recruteur,  mandé  tout  exprès 
de  la  petite  ville  voisine.  N'alla-t-il  pas,  dans  sa  rage  de  prosély- 
tisme, jusqu'à  vouloir  convertir  Adrian?  Mais  le  «jeune  homme 
sage,  ))  à  qui  toute  raillerie  cynique  était  expressément  interdite  par 
son  patron,  se  bornait  à  compter  sur  ses  doigts  la  durée  de  chaque 
enthousiasme  successif.  Pendant  une  quinzaine,  Richard  s'était  mis 
au  pain  et  à  l'eau  pour  faire  honte  à  l'oncle  Hippias  de  sa  gour- 
mandise immodérée.  Pendant  un  mois  entier,  imitant  le  démocrate 
Austin  Wentvvorth,  il  avait  exclusivement  vécu  de  légumes.  Tout  en 
visant  ainsi  à  la  perfection,  il  voulait  être  humble  et  croyait  naïve- 
ment à  sa  propre  humilité;  mais,  Adrian  lui  ayant  un  jour  rappelé 
fortuitement  que  l'homme  est  classé  parmi  les  animaux,  ce  lieu  com- 
mun d'histoire  naturelle  mit  notre  adolescent  hors  de  lui.  —  Un 
animal,  moi  !  —  s'écria-t-il  indigné.  11  fallut  toute  une  dissertation 
anatomique  pour  le  calmer. 

Le  temps  des  «  semailles  »  se  passa  de  la  sorte,  Clare  grandis- 
sant à  côté  de  Richard  sans  que  personne,  sa  mère  exceptée,  songeât 
à  s'occuper  d'elle,  tant  on  était  absorbé  par  l'éducation  du  jeune 
héritier  de  Raynham.  Elle  apprit  ainsi  à  reconnaître  en  lui  un  être 
infiniment  supérieur  et  à  l'adorer  secrètement  comme  tel;  mais  son 
idole  ne  s'en  doutait  même  pas.  Clare  était  toujours  pour  Richard  la 
petite  amie  d'autrefois,  tranquillement  associée  à  ses  jeux  bruyans. 

Lady  Blandish  s'était  prise  aussi  pour  lui  d'une  véritable  et  pure 
affection  qu'elle  lui  exprimait  sans  la  moindre  gêne.  —  Savez- vous 
bien,  lui  disait-elle  par  exemple,  que  si  j'étais  encore  jeune  fille, 
c'est  vous  que  je  choisirais  pour  mari?  —  Et  qui  vous  a  dit  que  je 
voudrais  vous  épouser?  lui  répondait-il  avec  la  franchise  étourdie 
de  son  âge.  Cependant  le  cœur  lui  battait  quelquefois  auprès  d'elle, 
surtout  lorsqu'ils  parlaient  ensemble  de  sir  Austin.  Ce  sujet  parti- 
culier les  attirait  et  les  troublait  tous  deux;  ils  l'effleuraient  sans 
cesse,  et  jamais  ne  se  permirent  de  l'approfondir. 

Le  syfilème  paternel  semblait  justifié.  On  ne  pouvait  reprocher  à 
l'élève  de  sir  Austin  qu'un  désir  immodéré  de  primer  en  toute  oc- 
casion les  jeunes  gens  avec  lesquels  il  se  rencontrait  par  hasard,  — 
par  hasard,  disons-nous,  car  depuis  l'expérience  faite  avec  Ripton, 
le  baronnet  écartait  toute  occasion  d'intimité  prolongée.  Parmi  ces 
connaissances  passagères  se  rencontra  un  étudiant  d'Eton  qui  ne 
voulut  pas  comme  les  autres  accepter  la  suprématie  du  riche  héri- 
tier. Agile  et  robuste,  nageur  et  cricket cr  exercé,  Ralph  Morton 
n'était  pas  un  rival  méprisable.  Il  rapportait  six  œufs  du  fond  de 


d!l'l  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

l'eau,  et  Uichard  n'eu  pouvait  ramener  que  trois;  il  sautait,  il  cou- 
rait avec  une  supériorité  inarquée.  Richard,  qui  ne  connaissait  pas 
de  milieu  entre  une  amitié  complète  ou  une  domination  absolue, 
ne  trouvant  ici  ni  l'une  ni  l'autre,  avait  pris  en  grippe  son  jeune 
émule,  —  dont  la  causerie  facile  trahissait,  disait-il,  une  intelli- 
gence vulgaire,  —  et  ses  agrémens  de  salon,  qu'il  traitait  de  pure 
frivolité.  D'ailleurs  Ralph  plaisait  aux  femmes,  et  par  conséquent 
ne  devait  rien  avoir  de  sérieux.  Ainsi  raisonnait  notre  jeune  patri- 
cien, qui,  ne  pouvant  mépriser  son  rival,  se  mit  à  le  détester  cor- 
dialement. 

Ce  fut  l'occasion  d'une  nouvelle  métamorphose.  Abandonnant  le 
monde  matériel  à  Ralph  Morton,  Richard  se  retira  sur  des  hauteurs 
où  il  était  sûr  que  ce  «  papillon  »  ne  viendrait  pas  lui  disputer  la 
victoire,  dans  cette  région  éthérée  ouverte  aux  ambitions  les  plus 
vastes  et  où  chacune  règne  en  paix,  maîtresse  d'un  magnifique 
royaume  dont  les  enchantemens  et  les  splendeurs  laissent  dans 
l'ombre  tout  ce  qu'on  disait  autrefois  de  l'Orient  et  de  ses  richesses 
fabuleuses.  Sir  Austin  le  vit  sans  trop  d'inquiétude,  et  même  avec 
une  certaine  joie,  subir  cette  métamorphose  prévue.  Le  aystcïne 
triomphait  encore  selon  lui,  et  ce  fils  chéri,  qu'il  avait  soigneuse- 
ment éloigné  de  toute  influence  perverse,  montrait  assez  par  ses 
préoccupations  nouvelles,  ses  timidités,  ses  veilles  studieuses,  ses 
goûts  solitaires,  que  jusque-là  aucune  souillure  ne  l'avait  atteint. 
a  Le  corps  est  sain,  vous  le  dites,  et  je  vous  réponds,  moi,  que 
l'âme  est  saine,  affirmait-il  au  docteur  Clififord,  appelé  pour  exami- 
ner le  jeune  homme...  S'il  tombe  plus  tard,  ce  sera  de  bien  haut 
et  avec  le  souvenir  d'une  pureté  passée  qui  le  guidera  comme  une 
lumière  lointaine  ;  le  scepticisme  du  bien  n'est  plus  permis  à  ceux 
qu'elle  éclaire.  —  Nous  verrons,  nous  verrons,  »  répondait  le  bon 
docteur,  qui,  sans  être  tout  à  fait  convaincu,  ne  savait  plus  à  quels 
argumens  se  vouer. 

Sir  Austin  fut  pourtant  un  peu  décontenancé  lorsqu'il  apprit  que 
son  fils  faisait  des  vers.  Outre  que  ceci  réveillait  en  kii  le  souvenir 
fâcheux  de  Denzil  Somers,  jamais  un  Feverel  ne  s'était  adonné  k 
pareil  métier.  Aussi,  malgré  les  remontrances  de  l'indulgente  lady 
Blandish,  à  qui  Richard  avait  adressé  déjà  un  certain  nombre  de 
stances  «  agréablement  tournées,  »  disait-elle,  le  baronnet  fit  venir 
de  Londres  un  phrénologue  éminent  et  d'Oxford  un  savant  profes- 
seur de  poésie,  chargés  tous  deux  de  vérifier  ces  dispositions  si  ex- 
traordinaires chez  un  enfant  de  haute  race.  Le  phrénologue  constata 
que  le  u  sLijet  »  n'avait  à  aucun  degré  la  faculté  imitative;  l'homme 
d'Oxford  assura  de  son  côté  que  les  vers  à  lui  soumis  péchaient 
sous  le  rapport  de  la  prosodie.  Encouragé  par  cette  double  autorité, 


l'épreuve  de  richard  feverel.  9io 

le  baronnet,  de  sa  voix  la  plus  caressante,  vint  notifier  à  Richard 
qu'il  lui  serait  agréable  en  livrant  aux  flammes  un  grimoire  absolu- 
ment sans  valeur.  Le  jeune  homme,  sous  le  coup  d'une  humiliation 
inexprimable  et  pareil  à  l'arbuste  dont  une  gelée  matinale  dessèche 
et  brûle  les  bourgeons  naissans,  ne  fit  pas  entendre  la  plus  légère 
protestation.  C'était  assez  qu'un  pareil  sacrifice  semblât  nécessaire. 
Il  conduisit  lui-même  sir  Austin  vers  le  réduit  mystérieux  où  son 
trésor  poétique,  peu  à  peu  grossi,  se  dissimulait  à  tous  les  regards; 
puis,  prenant  un  à  un  ces  petits  dossiers  si  bien  étiquetés,  numé- 
rotés, enrubannés,  où  tant  de  travail  et  d'espérances  étaient  enfouis, 
il  les  sacrifia  héroïquement  sur  l'autel  de  l'obéissance  filiale,  tant 
bien  que  mal  représenté  par  une  vaste  grille  amplement  fournie  de 
houille  ardente.  —  Pauvre  garçon  !  s'écria  lady  Blandish  quand  le 
baronnet  lui  rendit  compte  de  ce  tragique  épisode.  Quant  à  sir  Aus- 
tin, jamais  il  n'avait  été  si  radieux  et  si  triomphant.  Il  ne  se  dou- 
tait guère  que  désormais  entre  lui  et  son  fils  toute  véritable  con- 
fiance était  détruite. 

Après  l'époque  de  floraison  arriva  pourtant  Vâgc  magnétique^ 
signalé  par  le  système  comme  le  plus  dangereux  de  tous.  11  fallait 
redoubler  de  précautions.  Une  consigne  sévère  donnée  aux  domes- 
tiques du  château  prohiba  de  la  manière  la  plus  absolue  ce  qui  pou- 
vait inquiéter  l'innocence  de  Richard  ou  stimuler  chez  lui  certaines 
curiosités  périlleuses.  Adrian,  chargé  de  la  faire  exécuter,  fut  con- 
traint de  remontrer  à  son  patron  que  si  on  poussait  les  choses  à  l'ex- 
trême, de  nombreuses  démissions  s'ensuivraient  inévitablement.  — 
Je  ne  leur  demande  pourtant  qu'un  peu  de  discrétion,  disait  sir 
Austin.  Ne  peuvent- ils  donc  renoncer  à  des  familiarités  inconve- 
nantes, lorsque  d'ailleurs,  s'ils  s'abstiennent  de  manquer  à  la  dé- 
cence, je  fais  la  part  de  l'infirmité  humaine,  encore  accrue  chez  les 
gens  de  cette  espèce  par  beaucoup  de  loisirs  et  une  nourriture  abon- 
dante? —  Adrian,  chargé  de  prêcher  la  discrétion,  l'enseignait  de 
préférence  aux  soubrettes  les  plus  jolies,  et  la  chronique  prétend 
qu'elles  profitèrent  de  ses  leçons.  Mistress  Doria  elle-même,  appelée 
par  son  frère  en  conférence  secrète,  fut  avertie  que  les  assiduités 
du  curé  de  Lobourne,  son  admiration  naïve  pour  la  belle  veuve,  ses 
galanteries  cléricales,  devaient  être  supprimées  sans  retard,  malgré 
leur  caractère  inoffensif.  Bien  qu'il  lui  parût  blessant  d'être  ainsi 
comprise  dans  les  mesures  préventives  de  son  frère  et  qu'elle  re- 
grettât, sans  y  attacher  beaucoup  de  prix,  ces  adorations  qui  amu- 
saient son  ennui,  elle  se  soumit  après  un  semblant  de  résistance. 
Au  fond,  le  sacrifice  lui  coûtait  peu  :  elle  en  aurait  fait  de  bien  plus 
considérables  à  l'avenir  de  sa  fille,  qu'elle  s'obstinait  à  marier  in 
petto  avec  ce  jeune  cousin -germain  si  bien  doué  par  la  nature  et 


94A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pai-  la  fortune;  mais  une  nouvelle  déception  l'attendait.  Profitant 
des  libertés  de  leur  entretien  fraternel,  le  baronnet  lui  demanda 
sans  trop  de  façons  si  elle  ne  songeait  pas  à  établir  Glare. 

—  Une  enfant  de  dix-sept  ans!  Y  pensez- vous?  dit-elle,  se  ré- 
criant. 

—  Si  vous  y  voyez  des  inconvéniens ,  reprit  froidement  sir  Aus- 
tin,  ne  croyez-vous  pas  que  quelques  mois  de  séjour  dans  un  éta- 
blissement bien  ordonné?... 

—  Ma  fille  ne  se  séparera  pas  de  sa  mère,  reprit  mistress  Doria 
toute  tremblante.  Au  surplus  sa  santé  réclame  justement  des  bains 
de  mer,  et  plusieurs  de  nos  amies  attendent  depuis  fort  longtemps 
notre  visite...  Je  m'arrangerai,  soyez-en  sûr,  pour  ne  pas  être  un 
obstacle  à  vos  projets. 

Ainsi  parla-t-elle,  commençant  à  se  repentir  de  n'avoir  pas  pro- 
testé plus  tôt  contre  l'idolâtrie  dont  Richard  était  l'objet.  Cette  ido- 
lâtrie contagieuse,  dont  elle  s'était  bien  gardée  de  préserver  sa 
fille,  était  acceptée  comme  un  tribut  sans  valeur  par  l'héritier  de 
Raynham.  Il  ne  manifesta  aucune  émotion  quand  l'heure  des 
adieux  fut  venue  et  ne  prit  pas  garde  au  trouble  dont  la  pauvre 
Glare  semblait  agitée.  Ce  calme  austère,  cette  sainte  froideur  élec- 
trisèrent  sir  Austin,  dont  la  reconnaissance  inexpliquée  se  tra- 
duisit par  des  caresses  encore  plus  tendres  que  d'habitude;  mais 
qu'importaient  à  Richard  les  caresses  et  les  prévenances  pater- 
nelles? Depuis  le  sacrifice  de  ses  essais  poétiques,  l'existence  n'a- 
vait plus  d'intérêt  à  ses  yeux.  Son  seul  passe-temps  était  de  lon- 
gues promenades  à  cheval  qu'il  faisait  en  compagnie  de  Tom  Bake- 
well,  et  qui  le  ramenaient  presque  toujours  au  même  endroit,  le 
sommet  d'une  colline  escarpée  d"où  son  œil  planait  vaguement  sur 
un  immense  horizon.  —  Monsieur  a  l'air  fou,  disait  Tom  Bake- 
well  en  réponse  aux  questions  curieuses  de  sir  Austin.  En  allant, 
nous  sommes  toujours  lancés  au  galop,  mais  nous  revenons  au 
tout  petit  pas  et  la  tête  basse,  comme  des  jockeys  distancés  sur  le 
iiirf. 

—  Je  ne  vois  pas  de  femme  là-dessous,'  se  disait  avec  une  sa- 
tisfaction recueillie  le  systématique  baronnet.  Il  chercherait  sans 
cela  non  les  espaces  libres  et  la  plaine  ouverte,  mais  les  bois  soli- 
ta^ires  et  cachés;  c'est  là  que  les  cœurs  blessés  se  réfugient  comme 
des  coupables,  emportant  avec  eux  une  image  chérie. 

Les  rapports  d'Adrian  constataient  chez  son  jeune  cousin  une 
certaine  amertume,  une  certaine  disposition  cynique  dont  le  ba- 
ronnet se  félicitait  encore.  —  C'est  que,  disait -il,  Richard  ne 
trouve  pas  ici-bas  de  quoi  satisfaire  sa  soif  d'idéal.  A  force  de  s'é- 
lever, il  s'est  perdu  dans  le  vide;  il  serait  plus  doux  et  plus  sociable 


l'épreuve  de  richard  feverel.  945 

si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  il  demandait  à  l'empirisme  sensuel  la 
guérison  de  ses  tristesses  sublimes. 

C'est  sur  ces  données  que  sir  A.ustin  poursuivait  son  travail  de 
titan.  Somme  toute,  le  sysiêtne  n'avait  pas  failli.  Pour  résultat,  il 
donnait  un  jeune  homme  fort  beau,  fort  intelligent,  fort  bien  élevé, 
puis,  —  ajoutaient  les  dames  avec  une  emphase  toute  spéciale,  — 
un  jeune  homme  irréprochable.  Il  s'agissait  maintenant  d'appareil- 
ler ce  phénix.  Ce  n'était  point  si  facile  après  tout,  et  sir  Austin 
avait  compris  la  nécessité  d'y  songer  longtemps  à  l'avance.  —  Heu- 
reuse celle  qui  épousera  Richard!  lui  disait  lady  Blandish  un  jour 
qu'ils  se  promenaient  ensemble  autour  de  ce  petit  temple  grec  re- 
légué dans  les  profondeurs  du  parc,  et  que  nous  avons  eu  occasion 
de  décrire.  Ils  y  entrèrent  pour  goûter  la  fraîcheur  d'une  belle 
après-midi  d'été.  Le  baronnet  semblait  disposé  à  plaisanter  agréa- 
blement, mais  sans  rien  perdre  de  sa  dignité  habituelle;  la  dame 
au  contraire  était  fort  sérieuse.  —  Elle  sera  heureuse,  répondit  sir 
Austin,  pourvu  qu'elle  soit  digne  de  son  bonheur. 

—  On  dirait  que  vous  doutez  volontiers  de  l'innocence  des  jeunes 
filles? 

—  Dieu  m'en  garde  !  s'écria  sir  Austin ,  sans  s'expliquer  autre- 
ment. 

—  Allons,  convenez-en,  vous  n'y  croyez  pas,  reprit-elle  en  frap- 
pant du  pied...  Cependant  elles  valent  mieux  que  les  garçons. 

—  Affaire  d'éducation,  répliqua  le  baronnet,  et  quand  mes  idées 
auront  prévalu... 

—  Hélas!  interrompit  lady  Blandish,  j'avais  toujours  rêvé  un 
chevalier  de  la  Table-Ronde...  Je  le  rêve  encore  quelquefois,  sa- 
vez-vous  ? 

—  Vous  le  rêvez  jeune,  cela  va  sans  le  dire? 

—  Pas  le  moins  du  monde...  L'âge  m'est  indifférento..  C'est  la 
vertu,  la  sincérité,  la  hauteur  d'âme,  que  nous  cherchons  avant 
tout,  n'en  déplaise  à  vos  idées  saugrenues. 

—  Mais  s'il  est  vieux,  quelle  emprise  attendre  de  votre  paladin? 

—  On  l'aime  alors  pour  lui-même  et  non  pour  ses  hauts  faits. 

—  Vraiment!  dit  sir  Austin,  arrêtant  sur  la  belle  dame  un  regard 
sérieux...  Et  vous  n'avez  jamais  rencontré  le  chevalier  de  vos  rêves? 

—  Je  ne  l'ai  pas  rencontré  à  temps,  dit-elle  en  baissant  les  yeux 
avec  un  petit  embarras  fort  bien  joué. 

A  partir  de  ce  moment,  nos  deux  causeurs  changèrent  de  rôle. 
A  mesure  que  le  baronnet  devenait  plus  sérieux,  lady  Blandish  s'é- 
gayait. Elle  parla  de  son  veuvage  comme  d'un  privilège  dont  elle 
était  jalouse  et  des  enfnns  qu'elle  n'avait  pas  eus  avec  un  regret 
sincère. 

TOME  i.vr.  —  ISO".  60 


9!lQ  IIEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ah!  oui!  s'écria  sir  Âustin,  que  n'avez-vous  une  fille! 

—  L'auriez-vous  jugée  digne  de  Ricliard? 

'  Tout  ce  qui  pouvait  nous  unir  m'eût  paru  doux. 

'  Rougissant  quelque  peu,  et  de  la  pointe  de  son  ombrelle  agaçant 
la  pointe  de  sa  bottine  :  —  Au  reste,  dit-elle,  vous  saurez  que  je 
suis  mère. 

—  Gomment  cela?  s'écria  sir  Austin  au  comble  de  l'étonnement. 

—  Richard  est  mon  fils,  répondit-elle  avec  un  sourire. 

—  Pourquoi  n'avoir  pas  dit  le  noire?  ajouta  gracieusement  sir 
Austin,  épiant  avec  ardeur  sur  les  lèvres  de  la  belle  dame  une  pa- 
role décisive  qui  pouvait  en  sortir.  Refusée  ou  simplement  ajour- 
née, cette  parole  ne  vint  pas,  et  nos  deux  causeurs,  s' interrompant 
tout  à  coup,  contemplèrent  d'un  commun  accord  les  splendeurs  du 
soleil  couchant. 

—  Je  veux  répondre  à  l'intérêt  tout  maternel  que  mon  fils  vous 
inspire  en  vous  faisant  part  des  projets  que  j'ai  formés  pour  lui, 
reprit  le  baronnet  avec  beaucoup  plus  de  calme. 

Peut-être  lady  Blandish  eût-elle  préféré  qu'il  donnât  suite  aux 
idées  qui  semblaient  le  préoccuper  un  instant  auparavant;  mais, 
après  tout,  une  pareille  marque  de  confiance  équivalait  chez  sir 
Austin  aux  déclarations  les  plus  formelles.  Donc  elle  écouta  patiem- 
ment. Le  baronnet  songeait  à  chercher  d'ores  et  déjà  pour  son  fils 
un  hymen  sortable,  à  découvrir  d'avance  la  jeune  personne  peut- 
être  unique  à  laquelle  on  pourrait  un  jour  confier  le  soin  de  per- 
pétuer la  race  des  Feverel.  Il  comptait  se  mettre  en  campagne  dès 
le  lendemain  et  consacrer  une  excursion  de  deux  mois  à  cette  bat- 
tue préliminaire. 

Lady  Blandish  s'était  mordu  les  lèvres  pour  arrêter  un  sou- 
rire. 

—  Et  Richard?  lui  dit-elle.  Que  ferez-vous  de  lui  pendant  cette 
longue  absence? 

—  Je  l'emmène  avec  moi,  répliqua  le  baronnet  fort  surpris. 

—  Vos  peines  alors  seront  tout  à  fait  perdues. . .  Vous  voulez,  dites- 
vous,  le  marier  dès  vingt-cinq  ans!  La  future  lady  Feverel,  selon 
toutes  probabilités,  n'a  donc  pas  dit  adieu  à  la  nursery;  pensez- 
vous  qu'il  puisse  s'éprendre  d'une  petite  fille  qui  porte  encore  le  ta- 
blier blanc  et  qu'on  met  en  pénitence?  A  l'âge  qu'il  a,  de  vieilles 
femmes  comme  moi  lui  plairaient  mieux...  Votre  combinaison,  sir 
Austin,  pèche  évidemment  par  la  base. 

Le  baronnet,  dans  sa  haute  prudence,  n'avait  pas  examiné  la 
question  sous  ce  point  de  vue,  qui,  développé  par  une  femme  in- 
telligente, devait  nécessairement  le  frapper. 

—  Vous  avez  raison,  toujours  raison,  s'écria-t-il  enfin.  Je  vais 


l'i:i'ueuve  oe  uichaud  feverel.  9M 

donc  être  réduit,  pour  la  première  l'ois  de  ma  vie,  à  me  séparer  de 
ce  cher  enfant. 

—  Et  à  qui  remettrez-vous  un  dépôt  si  précieux? 

Avant  de  répondre  à  cette  question  que  lad  y  Blandish  lui  adres- 
sait déjà  debout  sur  le  perron  extérieur  du  temple,  le  baronnet 
s'empara  galamment  d'une  de  ses  mains,  et  en  tout  respect,  s'in- 
cliuant  presque  jusqu'à  terre,  il  y  déposa  un  fervent  baiser. 

—  A  vous,  madame,  à  nulle  autre  que  vous  !  dit-il  ensuite  avec 
un  accent  de  tendresse  auquel  on  ne  pouvait  se  méprendre. 

L'aimable  veuve  était  en  droit  de  regarder  ceci  comme  une  sol- 
licitation directe,  une  demande  en  bonne  forme,  très  légitimée  à 
ses  yeux  par  le  divorce  qui  rendait  sa  liberté  à  sir  Austin  et  par 
les  circonstances  mêmes  de  ce  divorce.  Elle  ne  retira  pas  sa  main, 
flattée  qu'elle  était  de  se  voir  préférée  par  le  contempteur  juré  de 
son  sexe,  et  oubliant  de  se  demander  si  elle  ne  s'était  pas  donné 
beaucoup  de  mal  pour  en  arriver  là. 

Les  lèvres  toujours  posées  sur  cette  main  qu'on  lui  livrait  à  dis- 
crétion, le  baronnet  ne  s'était  pas  encore  redressé,  quand  un  bruit 
inattendu  et  parti  de  fort  près  vint  troubler  les  deux  acteurs  de 
cette  pantomime  solennelle.  Ils  tournèrent  en  même  temps  la  tête 
du  côté  du  bosquet  de  lièges,  et  virent  l'héritier  de  Baynham  qui, 
du  haut  de  son  cheval,  les  yeux  hagards  et  comme  éblouis,  con- 
templait le  groupe  amoureux...  Une  seconde  après,  il  s'éclipsait  à 
fond  de  train. 


Essaierons-nous  de  peindre  la  nuit  agitée  que  passèrent,  chacun 
de  son  côté,  le  père  et  le  fds,  ce  dernier  plus  particulièrement, 
dont  toutes  les  notions  étaient  ainsi  bouleversées  et  chez  qui  débor- 
daient à  la  fois  mille  étonnemens,  mille  sensations  inconnues?  Cette 
main  blanche  et  parfumée,  cette  exquise  galanterie  mêlée  de  res- 
pect et  de  tendre  abandon,  ces  yeux  rayonnant  de  bonheur,  en  fal- 
lait-il davantage  pour  éperonner  son  imagination  fougueuse  et  lui 
faire  entrevoir,  ainsi  que  dans  un  rêve,  les  longues  allées  d'un  parc 
enchanté,  peuplées  de  beaux  cavaliers  et  de  nobles  dames  échan- 
geant à  voix  basse  les  plus  doux  sermens?  Ces  amoureux  errant 
par  couples,  inclinés  l'un  vers  l'autre,  unis,  enlacés  dans  une 
étreinte  passionnée,  lui  semblaient  au  comble  de  la  félicité  hu- 
maine. Et  pour  baiser  une  main  comme  celle  de  lady  Blandish,  que 
n'eùt-il  pas  donné  durant  ces  heures  d'insomnie  ! 

Un  moment  il  crut  pouvoir  lutter  contre  l'obsession  dont  il  était 
victime  en  essayant  de  donner  une  forme  poétique  aux  idées  qui 


9i8  REVUE    DES    DEUX    5iO?(DES. 

l'assiégeaient;  mais  elles  s'offraient  dans  un  tel  désordre ,  elles 
étaient  à  la  fois  si  confuses  et  si  vives,  qu'il  ne  trouvait  pas  de 
mots  pour  les  rendre.  Il  écrivit,  ratura,  déchira  pendant  une  bonne 
partie  de  la  nuit,  et,  complètement  harassé  de  ses  vains  efforts, 
quitta  sa  chambre  dès  le  point  du  jour  avant  que  personne  fût 
éveillé  dans  le  chcâteau;  personne  serait  trop  dire,  car  derrière  les 
vitres  de  l'appartement  habité  par  sir  Austin,  une  lampe  brûlait 
encore  et  mêlait  ses  jaunes  clartés  aux  froids  reflets  de  l'aube.  Il 
crut  la  voir  s'éteindre  au  moment  où  il  mettait  le  pied  hors  de  la 
cour.  Un  instant  de  plus,  et,  s'il  eût  regardé  du  côté  de  sa  propre 
chambre,  il  eût  vu  se  dessiner  derrière  les  carreaux  la  figure  in- 
quiète de  son  père  :  tourmenté,  dévoré  de  remords,  celui-ci  venait 
constater  les  traces  du  désordre  qu'il  avait  lui-même  porté,  par  le 
fait  d'un  hasard  malheureux,  dans  cette  jeune  âme,  jusque-là  si 
bien  gardée.  Les  fauteuils  sens  dessus  dessous,  les  tiroirs  restés 
ouverts,  les  pantoufles  aux  deux  bouts  de  la  pièce,  des  fragmens  de 
papier  épars  de  tous  côtés  attestaient  éloquemment  le  tumulte  de 
cette  nuit  fiévreuse.  Maintenant  fallait-il  donner  suite  à  son  projet 
de  départ,  ou  fallait-il  rester  pour  combattre  l'incendie  au  début? 
Ce  dernier  parti  pouvait  sembler  le  plus  sage,  mais  il  était  secrète- 
ment combattu  chez  sir  Austin,  sans  qu'il  osât  trop  se  l'avouer,  par 
une  certaine  confusion,  disons  mieux,  par  une  véritable  honte.  11  lui 
eût  été  pénible  en  ce  moment  d'avoir  à  s'expliquer  avec  son  fils; 
toutefois  c'était  là  un  sentiment  qu'il  tâchait  de  se  dissimuler.  Pour 
justifier  son  départ  immédiat,  il  invoquait  la  nécessité  de  ne  rien 
changer  à  des  plans  mûris  de  sang-froid,  nécessité  devenue  plus 
pressante  encore  après  ce  qui  venait  de  se  passer.  Il  lui  en  coûterait 
sans  doute  de  quitter  Richard  sans  lui  avoir  adressé  quelques  der- 
niers conseils,  surtout  sans  l'avoir  serré  dans  ses  bras;  mais  c'était 
là  un  sacrifice  à  lui  faire.  Bref,  sir  Austin  déserta  lâchement  son 
poste  en  se  posant  avec  une  sorte  de  sincérité  vis-à-vis  de  lui- 
même  comme  le  martyr  d'un  impérieux  devoir. 

Tandis  que  sa  calèche  l'emportait  vers  la  station  du  chemin  de- 
fer,  un  instinctif  besoin  de  mouvement  et  de  fraîcheur  avait  poussé 
Richard  du  côté  de  la  rivière  où  son  bateau  était  amarré.  Il  ramait 
avec  une  vigueur  surprenante,  et  l'écume  jaillissait  en  épais  flo- 
cons de  l'onde  fendue  par  la  proue  agile.  Vers  quelle  plage  inconnue 
se  hâtait  ainsi  le  jettne  et  beau  nautonier?  Il  l'ignorait  lui-même, 
et  semblait  poursuivre  au  hasard  un  secret  vaguement  répandu  au- 
tour de  lui  dans  le  souflle  de  la  brise  matinale,  derrière  les  saules 
humides,  au  fond  des  eaux  où  se  mirait  un  ciel  lumineux  dont  le 
pâle  azur  se  teignait  de  rellets  roses. 

Tout  à  coup  il  s'entendit  héler  par  son  nom. 


l'épreuve   de   richard  FEVEREL.  9/|9 

C'était  Ralph  iorton  qui  l'appelait  ainsi  et  qui,  bon  gré,  mal  gré, 
l'arrachant  à  ers  flottantes  rêveries,  le  ramena  au  sein  des  réa- 
lités terrestres;  mais  une  sorte  de  fatalité  semblait  planer  sur  cette 
matinée  charmante,  car  l'ancien  rival  de  Richard,  ce  causeur  insou- 
ciant et  léger,  ce  papillon  brillant  et  futile,  métamorphosé,  lui 
aussi,  intimidé,  rougissant,  implorait  une  oreille  amie  qui  voulût 
bien  recevoir  le  secret  de  ses  peines.  Le  départ  de  mistress  Doria 
Forey  semblait  l'avoir  profondément  affligé;  il  s'informait  avec  une 
sollicitude  touchante  de  la  santé  de  «  ces  dames.  »  Où  résidaient- 
elles  maintenant?  Richard  voudrait-il  se  charger  de  leur  faire  passer 
une  lettre?  La  requête  en  elle-même  était  des  plus  simples  ;  mais 
lorsque  cette  missive,  préparée  d'avance,  eut  passé  des  mains  de 
Ralph  dans  celles  de  son  nouveau  confident,  celui-ci  s'aperçut  que 
la  suscription  portait  le  nom  de  sa  cousine.  —  Ne  vous  seriez-vous 
pas  trompé?  demanda-t-il  naïvement...  Ce  nom  de  Clare  n'est  pas 
celui  de  ma  tante.  —  Vraiment,  dit  Ralph.  En  tout  cas,  l'erreur  n'a 
rien  de  fort  grave...  Clare,  oui,  vous  avez  raison,...  c'est  bien  Clare. 
—  Et  il  répétait  comme  à  plaisir  le  nom  de  la  personne  aimée. 

Lorsque  le  départ  de  Ralph  l'eut  laissé  à  ses  réflexions,  et  tandis 
qu'il  ramait  de  plus  belle,  Richard  s'avisa,  pour  la  première  fois  de 
sa  vie,  que  miss  Clare  Doria  Forey,  sa  cousine-germaine,  était  une 
aimable  et  belle  enfant.  —  Clare...  Doria...  Forey!...  C'est  pourtant 
vrai,  remarquait -il,  laissant  un  intervalle  entre  chaque  nom,  de 
ces  syllabes  ainsi  groupées  se  dégage  une  véritable  harmonie.  Puis 
on  aurait  pu  l'entendre  se  murmurer  à  lui-même  un  autre  nom  de 
femme  :  Caroline -Mathilde-Emmeline,  comtesse  Blandish.  Uâge 
magnétique  est  sujet  à  ces  préoccupations  étranges  et  singulière- 
ment variables.  Ce  sont  les  symptômes  précurseurs  d'une  crise  im- 
minente. 

Au  pied  d'une  chute  d'eau  produite  par  un  canal  qui  se  déversait 
à  grand  bruit  dans  la  rivière,  au-dessus  d'une  forêt  de  roseaux 
parmi  lesquels  flottaient,  comme  des  navires  à  l'ancre,  des  lis  jaunes 
et  des  lis  blancs,  la  berge  aux  pentes  rapides  et  tapissées  de  reines- 
des-prés  se  chargeait  de  longues  végétations  traînantes  et  de  ronces 
confusément  éparses;  sur  ce  fond  de  feuillages  variés  se  détachait 
le  profil  gracieux  d'une  fille  de  la  terre.  Un  chapeau  de  paille  aux 
larges  bords  ombrageait  sa  tête,  et  ces  bords  flexibles,  ondulant  à 
chaque  mouvement,  tantôt  dérobaient  au  soleil  toute  la  partie  su-_ 
périeure  du  visage,  tantôt,  et  par  brefs  intervalles,  laissaient  entre- 
voir le  double  éclair  d'un  brillant  regard.  De  grosses  boucles  de 
cheveux,  brunes  à  l'ombre  et  presque  dorées  dès  qu'un  rayon  s'y 
posait,  ruisselaient  librement  sur  des  épaules  d'un  galbe  exquis. 
Le  costume  était  simple,  strictement  convenable,  adapté  aux  exi- 


950  RliVUE    DES    DEUX    MOADE». 

geiices  de  la  saison.  En  y  regardant  de  fort  près,  on  aurait  pu  re- 
marquer sur  les  lèvres  vermeilles  de  la  jeune  promeneuse  quelques 
traces  de  son  repas  matinal,  et  cela  se  conçoit,  car  elle  se  régalait 
de  mûres,  de  mures  suspendues  entre  la  berge  et  l'eau.  Ces  fruits 
abondaient  sans  doute,  car  les  petites  mains  de  la  jeune  fille  allaient 
et  venaient  sans  cesse  des  branches  armées  d'épines  aux  lèvres  cou- 
leur de  rose.  Elle  était  penchée  en  avant,  presque  agenouillée,,  et 
retenue  par  quelque  invisible  appui  au-dessus  du  gouffre  écumant. 
Une  alouette,  chanson  ailée,  prenait  son  essor  vers  un  nuage  léger 
que  la  brise  poussait  au  midi  ;  le  martin-pêcheur,  tout  à  coup  sorti 
des  vertes  oseraies,  passait  comme  un  éclair  d'émeraude;  un  héron 
aux  ailes  arquées  planait  dans  l'espace  à  la  recherche  des  solitudes; 
les  bourdonnemens  de  l'été,  le  tonnerre  de  la  chute  d'eau,  le  par- 
fum des  fleurs  sauvages,  enchâssaient  pour  ainsi  dire  ce  joyau  rus- 
tique et  le  faisaient  resplendir  de  tous  ses  feux.  Terrible  attraction, 
n'est-il  pas  vrai?  pour  un  jeune  homme  en  plein  âge  magjtélique, 
transporté  de  la  veille  dans  la  région  des  rêves,  et  qui  s'en  venait, 
comme  un  prince  des  contes  de  fées,  conduit  par  les  flots  et  le§  des- 
tins vers  la  bergère  appelée  à  faire  battre  son  cœur! 

La  bergère  était  si  bien  posée,  elle  continuait  avec  tant  d'aban- 
don sa  cueillette  épineuse,  sans  rien  entendre  ni  rien  voir,  que,  pour 
ne  pas  la  déranger,  et  quoique  l'esquif  portât  directement  du  côté 
de  la  chute,  le  «  prince  »  n'osa  pas  laisser  retomber  ses  rames  un  mo- 
ment soulevées.  Ce  fut  ainsi  qu'il  arriva  auprès  d'elle,  sans  que  rien 
eût  trahi  son  approche,  tout  juste  au  moment  où  elle  essayait  en 
vain  d'atteindre,  à  l'extrémité  d'une  branche  un  peu  trop  écartée, 
quelque  mûre  particulièrement  appétissante.  Un  coup  de  raine  le 
mit  aussitôt  à  côté  de  la  belle  effarouchée,  que  cette  brusque  appa- 
rition jeta  dans  un  trouble  extrême.  Elle  voulut  précipitamment  re- 
monter la  berge;  mais  ses  pieds  glissaient  sur  l'argile  humide,  et 
quelque  catastrophe  serait  inévitablement  arrivée,  si  notre  altesse, 
étendant  la  main,  n'en  eût  fait  une  espèce  de  marche,  un  point 
d'appui  solide  qui  permit  à  la  jeune  fille  de  maintenir  son  équilibre. 
Enhardi  par  le  service  qu'il  venait  de  lui  rendre  et  quand  il  la  vit 
saine  et  sauve  sur  le  rivage,  il  prit  sans  plus  de  façon  la  liberté  d'y 
sauter  après  elle. 

Ferdinand,  —  le  Ferdinand  de  Shakspeare,  —  débarquant  sur 
la  côte  embaumée  des  Bermudes  auprès  de  la  belle  Miranda,  n'était 
ni  plus  ému  ni  plus  ravi  que  niaster  Richard  en  ce  moment. 

E.-D.    FORGUES. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n".] 


LES 


KABYLES  DU  DJURDJURA 


IL 

LA   SOCIÉTÉ    KABYLE    DEPUIS   LA    CONQUÊTE.    —  LA   PACIFICATION    fl). 


L 

«  Les  Français  sont  un  grand  peuple;  ils  sont  montés  là-haut!  » 
C'est  le  mot  que  répétaient  pendant  la  campagne  de  1857  les  Ka- 
byles de  la  vallée  en  regardant  nos  tentes  sur  les  cimes  du  Djurd- 
jura;  mais  il  ne  suffisait  pas  que  le  drapeau  y  fût  monté  :  il  fallait, 
pour  fonder  une  conquête  sérieuse  et  durable,  qu'il  n'en  descendît 
plus.  L'inviolabilité  du  Djurdjura  détruite,  la  montagne  parcourue 
en  tous  sens  par  nos  colonnes,  ce  n'était  pas  assez.  Si  les  Kabyles 
nous  avaient  vus  évacuer  leurs  crêtes,  ils  se  fussent  imaginé  que 
nous  n'osions  pas  nous  fixer  au  cœur  de  leurs  positions;  les  pro- 
messes de  fidélité  s'oubliaient  bientôt  sous  les  velléités  renaissantes 
de  liberté  et  de  vengeance,  le  sillon  tracé  par  notre  marche  se  re- 
fermait, l'œuvre  restait  à  refaire.  C'est  une  vraie  gloire  pour  l'ex- 
pédition de  1857  d'avoir  posé,  dès  le  principe,  les  bases  fermes 
d'une  occupation  permanente,  d'avoir  employé  trente  mille  soldats 
non  pas  seulement  comme  des  instrumens  de  victoire,  mais  comme 
des  pionniers  ouvrant  le  chemin  de  la  paix,  d'avoir  en  un  mot 
mené  de  front  la  force  qui  conquiert  et  les  moyens  qui  conservent. 
Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  suivre  les  phases  militaires  de 

(1)  Voyez  la  Bevtie  du  l*'  avril. 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  campagne,  qui  a  pu  conduire  nos  armes  au  sein  des  dé- 
ibnses  ennemies  les  plus  inaccessibles  sans  être  prodigue  du  sang 
français;  nous  ne  la  voulons  juger  aujourd'hui  que  par  le  côté  pa- 
cificateur. Domination  et  conciliation  ,  tel  fut  le  but.  Ouverture 
d'une  route  et  construction  d'un  fort  dans  la  montagne,  respect 
pour  les  immunités  nationales  des  vaincus,  voilà  les  moyens. 

On  ne  saurait  certes  plus  clairement  prouver  qu'on  prétend  do- 
miner un  pays  que  lorsqu'on  le  pénètre  par  des  voies  de  commu- 
nication appuyées  sur  des  établissemens  permanens  ;  tôt  ou  tard 
l'ennemi  se  courbe  devant  des  argumens  de  cette  sorte.  Si  des  ex- 
péditions nouvelles  deviennent  nécessaires,  la  route  leur  est  ou- 
verte; mais  elle  est  ouverte  aussi  au  commerce,  à  l'industrie,  au 
mouvement  des  intérêts  et  des  idées,  à  tout  ce  qui  contribue-  le 
mieux  enfin  à  rendre  les  expéditions  inutiles.  Déjà,  pendant  l'an- 
née 1856,  la  route  allant  d'Alger  vers  le  Djurdjura  avait  été  pous- 
sée d'une  part  jusqu'à  Tizi-Ouzou,  à  trois  lieues  des  premières 
pentes  des  Aït-Iraten,  de  l'autre  jusqu'à  Dra-el-Mizan  (i),  au  dé- 
bouché de  la  vallée  qui  descend  du  massif  des  Zouaouas;  les  forts  de 
Tizi-Ouzou  et  de  Dra-el-Mizan,  développés,  transformés  en  de  vraies 
places  de  guerre  et  de  dépôt,  étaient  devenus  de  solides  assises  de 
l'occupation  définitive  (2);  le  prolongement  de  la  route  jusque  sur 
les  crêtes  et  la  construction  en  pleine  montagne  d'un  fort  visible 
de  tout  le  Djurdjura  devaient  en  être  le  couronnement. 

A  la  guerre,  où  les  événemens  se  pressent,  dès  qu'une  chose  est 
utile,  elle  est  urgente.  Au  lendemain  même  de  leur  première  vic- 
toire et  de  la  soumission  des  Aït-Iraten,  les  troupes  s'arrêtaient 
dans  leur  marche  offensive;  le  fusil  faisait  place  à  la  pioche.  En 
moins  de  trois  semaines,  à  travers  des  obstacles  inouis,  l'armée 
perçait,  entre  Tizi-Ouzou  et  l'emplacement  choisi  pour  Fort-Napo- 
léon, une  voie  carrossable  large  de  6  mètres,  longue  de  près  de 
sept  lieues,  et  la  vue  d'un  aussi  merveilleux  travail  arrachait  ce 
cri  à  un  marabout  kabyle  :  «  La  religion  de  ces  hommes  serait- 
elle  plus  grande  que  celle  de  Mahomet?  »  Le  fort  lui-même,  il  le 
fallait  commencer  sans  retard,  afin  de  l'avoir  terminé  et  ravitaillé 
avant  l'hiver  (3),  il  le  fallait  pour  bien  convaincre  les  tribus  restées 

(1)  Tizi-Ouzou  est  à  vingt-cinq  lieues  est  d'Alger,  Dra-el-Mizan  h  vingt-trois  lieues 
est-sud-est  d'Alger  et  à  douze  lieues  sud-ouest  de  Tizi-Ouzou. 

(2)  Par  le  côté  de  l'Oued-Sahel,  entre  Aumale  et  Bougie,  les  forts  échelonnés  de 
liOrdj-Bouïra,  Bordj-des-Beni-Mansour  et  Akbou  complétaient  l'investissement  de  la 
montagne. 

(3)  On  était  alors  en  juin  1857.  Fort-Napoléon  fut  construit  de  manière  à  servir  non- 
seulement  comme  point  d'occupation,  mais  au  besoin  comme  base  d'opérations.  Le  com- 
tour  ebt  de  2,400  mètres,  l'enceinte  de  5  mètres  de  hauteur  sur  une  épaisseur  de  50  cen- 
timètres, épr.issenc  très  snTiisante  coiitre  un  ennemi  sans  artillerie.  Quatre  bataillons 


LES    K/vl5YLES    DU    DJURDJURA. 


953 


insoumises  que  l'heure  suprême  était  arrivée.  Nous  savions  qu'elles 
avaient  toutes  juré  de  se  défendre,  que  chacune  eût  cru  manquer 
à  l'honneur,  si  elle  n'avait  pas  eu  sa  Journée  de  poudre.  Eh  bien! 
qu'elles  eussent  donc  leur  journée!  Nous  étions  prêts;  jamais  l'ar- 
mée d'Afrique  n'avait  réuni  une  force  aussi  imposante,  plus  aguer- 
rie, surtout  plus  jalouse  de  combattre,  car  les  fatigues  glorieuses 
des  jours  de  bataille  ne  comptent  pas  comme  fatigues  pour  le  sol- 
dat; les  privations  et  les  souffrances  qui  les  précédent  ou  qui  les 
suivent,  voilà  les  tristesses  de  la  guerre,  et  celles-là,  l'armée  de 
Kabylie  ne  les  a  pas  connues  (1). 

Tant  que  nos  soldats  ne  travaillèrent  qu'à  la  route,  les  Kabyles 
crurent  que  nous  préparions  le  chemin  de  notre  retraite;  mais 
lorsqu'ils  virent  sortir  de  terre  les  murs  de  Fort-Napoléon,  gran- 
dir et  s'achever  en  quatre  mois  le  relief  du  fantôme  blanc  qui,  sui- 
vant leur  expression  naïve,  répète  chaque  jour  à  la  montagne  : 
Souviens-toi!  ils  comprirent  la  situation,  —  témoin  ce  vieillard  des 
Aït-Iraten  qui,  regardant  les  murailles  naissantes  et  fermant  les 
yeux,  se  prit  à  dire  :  «  Quand  on  meurt,  les  yeux  se  ferment;  moi, 
je  ferme  les  miens,  parce  que  nous  sommes  morts  pour  toujours.  » 
—  C'est  bien  aussi  le  sentiment  qui  respire  dans  leurs  chansons 
d'alors,  leurs  chansons,  seuls  monumens,  on  le  sait,  qui  gardent 
quelque  trace  de  leurs  impressions,  de  leurs  pensées  et  même  de 
leur  histoire  : 

«  0  mes  yeux,  pleurçz,  pleurez  des  larmes  de  sang!  s'écrie  un  poète 
des  Aït-Douela(2).  Les  Français,  en  s'abattant  sur  les  Aït-Iraten,  étaient 
plus  nombreux  que  les  étourneaux.  Ils  s'avancent,  le  canon  mugit;  les 
saints  ont  disparu  d'au  milieu  de  nous...  Que  de  richesses  perdues!  L'huile 
coule  comme  des  rivières...  Voilà  le  chrétien  arrivé  à  l'Arba  (3);  il  com- 
mence à  y  bâtir;  les  pleurs  conviennent  à  tous  les  yeux!...  Les  Aït-Men- 
guellet  sont  des  hommes  vaillans;  ils  sont  connus  depuis  longtemps  pour 
les  maîtres  de  la  guerre...  Ils  se  précipitent  à  Ichedden;  ce  jour-là,  l'en- 
nemi tombe  comme  des  branches  d'arbres  que  l'on  coupe...  Gloire  à  ces 
enfans  des  braves!  Mais,  hélas!  le  chrétien  nous  a  piles  comme  des  glands... 
Si  l'islam  refuse  de  faire  la  guerre  sainte,  autant  vaut  nous  associer  à  la 
religion  des  chrétiens!...  Malheureux  Aït-Ienni,  gens  à  la  poudre  meur- 
trière! les  Français  sont  entrés  chez  vous  comme  dans  un  troupeau  de 

sont  à  Taise  dans  la  place,  organisée  pour  se  suffire  à  elle-même  lorsqu'elle  a  ses  com- 
munications coupées  par  les  neiges. 

(1)  Pendant  toute  la  campagne,  le  soldat  eut  ses  vivres  assurés  comme  en  garnison. 
Les  blessés  et  les  malades,  transportés  sur  des  litières  dans  la  vallée  du  Sebaou,  y 
trouvaient  pour  les  recevoir  des  voitures  qui,  en  quelques  heures,  les  portaient  à  riiù- 
pital  de  Tizi-Ouzou. 

(2)  Tribu  voisine  et  à  l'ouest  des  Aït-Iraten. 

(3)  Arba  ou  Souk-el-Arba  est  le  nom  de  l'emplacement  où  s'élève  Fort-Napolron. 


954  REVUli    DES    DEUX    MONDES. 

brebis.  Vos  édifices,  vos  belles  boutiques,  semblables  à  celles  des  Algé- 
riens, ne  sont  plus  que  poussière!...  Prends  le  deuil,  ô  ma  tête!  tout  est 
fini;  la  poudre  ne  parle  plus.  Infortunés  Zouaouas,  l'honneur  kabyle  est 
mort!  Vous  avez  laissé  le  fer  s'échapper  de  vos  mains...  0  mes  yeux,  c'est 
du  sang  qu'il  faut  à  vos  larmes.  Les  hommes  de  cœur  se  trouvent  anéan- 
tis! » 

«  —  C'était  le  jour  de  la  fête  (J),  le  matin  avant  l'aurore  (ainsi  chante 
un  autre  poète  du  village  d'Adni,  chez  les  Aït-Iraten  )  ;  les  troupes  fran- 
çaises se  divisent  en  colonnes  pour  gravir  la  montagne  glorieuse;  le  canon 
commence  à  parler...  Nos  nobles  guerriers  font  face  à  l'ennemi,  appuyés 
sur  la  cuisse,  la  batterie  du  fusil  à  hauteur  du  sourcil,  munis  de  ceintures 
et  de  cartouchières,  armés  de  longs  yatagans.  Ceux  qui  meurent  iront 
parmi  les  élus  habiter  les  hauteurs  du  paradis!...  Malheureux  Qieik-el- 
Arab  (2),  tu  nous  disais  :  «  L'ennemi  ne  gravira  pas  la  montagne,  »  et  au 
dernier  jour  il  a  vaincu  jusqu'aux  Aït-Ienni...  Pauvre  cher  Adni,  village  de 
l'orgueil!  tes  enfans  étaient  habitués  à  faire  face  aux  cavaliers;  ils  pren- 
dront maintenant  le  chemin  de  la  corvée...  Infortunée  Fathma  de  Soum- 
meur  (3),  la  dame  aux  bandeaux  et  au  henné!  son  nom  était  connu  de 
toutes  les  tribus,  et  la  voilà  captive!...  Hélas!  que  de  veilles,  que  de  nuits 
sans  abri  !  Nous  n'avions  que  des  figues  sèches  et  des  glands  pour  nourri- 
ture... 0  mes  larmes,  coulez  comme  les  pluies  du  printemps  ou  comme  les 
pluies  d'orage!...  Tu  es  vaincue,  montagne  de  la  victoire,  dont  les  Aït-Ira- 
ten étaient  les  plus  valeureux  guerriers.  La  fierté  s'est  éteinte  dans  les 
cœurs;  le  soleil  est  tombé  sur  les  hommes!  » 

Faut-il  voir  là  une  explosion  de  haine  contre  nous?  Non,  c'est 
avant  tout  un  aveu  complet  de  leur  anéantissement,  et  l'ennemi 
qui,  après  s'être  battu  en  brave,  pleure  franchement  sa  défaite  peut 
bien  promettre  un  allié  sûr  pour  l'avenir.  Au  reste,  pendant  l'expé- 
dition même,  le  rapprochement  a  commencé;  notre  présence  pro- 
longée chez  les  Aït-Iraten  ne  fut  pas  stérile  :  nous  les  avions  sous 
la  main,  ils  nous  avaient  sous  les  yeux.  C'est  à  peine  s'ils  se  mon- 
traient aux  premiers  jours  qui  suivirent  la  soumission;  encouragés 
bientôt  par  la  discipline  et  la  bonhomie  du  soldat,  ils  vinrent  peu 
à  peu  fréquenter  nos  camps,  se  mêler  avec  femmes  et  enfans  à  nos 
troupes,  nous  a,pprovisioriner  eux-mêmes  de  viandes  et  de  fruits, 
nous  vendre  armes  et  bijoux,  et  notre  contact  incessant  réussissait 
sans  effort  à  calmer  leur  vieux  levain  d'hostilité.  Si  l'Arabe  croit 
faire  bonne  œuvre  en  trompant  le  chrétien,  le  Kabyle  du  Djurdjura 
eut  trouvé  honteux  de  nous  laisser  de  lui  opinion  pareille.  Nous  lui 

.     n.l.iil/a   r;.'-»ilic;ri.    ri.' IV  i  y    et»-    Uf^  iy.ijlvr    : 

(i)  L'attaque  dirigée' contre  les  Âït-Irâtena  eu  lieu  le  jour  où  les  Kabyles  célébraient 
la  fête  de  la  rupture  du  jeûne,  à  la  fin  du  rhamadan. 

(2)  C'était  le  grand  instigateur  des  passions  hostiles  contre  nous. 

(3)  Lella  Fathma,  la  prophétesse  kabyle,  habitait  le  village  de  Soumnieur,  dans  la 
triiiu  des  Illilten. 


LES    KABYLES    DU    DJURDJURA.  955 

payions  parfois  ses  fournitures  d'avance,  jamais  il  n'a  manqué  de 
s'acquitter.  Un  enfant  de  dix  ans,  entre  autres,  reçut  un  jour  une 
pièce  de  monnaie  représentant  deux  fois  la  valeur  de  l'orge  qu'il 
nous  avait  vendue  :  on  le  prévint  qu'il  restait  débiteur  d'une  quan- 
tité d'orge  équivalente;  le  lendemain  de  bonne  heure  il  était  au 
camp,  et  jetant  son  orge  devant  nous  avec  une  amusante  dignité  : 
«  Voilà  ce  que  je  dois,  dit-il;  chez  nous,  il  n'y  a  pas  de  trahison!  » 
En  effet,  le  Kabyle  n'a  pas  été  traître  envers  nous.  Cependant  il  ne 
fut  pas  traître  non  plus  à  son  honneur  national,  et  chacune  de  ses 
tribus  envoya  son  contingent  au  moins  une  fois  dans  la  lutte  de  1857; 
mais,  fidèles  toujours  à  leurs  anciens  instincts  de  rivalité  jalouse, 
celles  qui  étaient  vaincues  souhaitaient  que  les  autres  souffrissent 
aussi  de  la  guei-re  et  subissent  le  même  sort,  afin  que  personne  ne 
conservât  le  droit  de  porter  haut  la  tête  quand  les  autres  l'avaient 
courbée.  La  soumission  générale  établit  donc  comme  une  égalité 
nouvelle  dans  le  Djurdjura,  et  alors  la  voix  des  plus  sages  put  s'éle- 
ver, insinuant  à  tous  que  «  s'ils  avaient  succombé,  c'est  que  Dieu 
l'avait  voulu;  mais  ils  avaient  fait  parler  la  poudre,  arrosé  de  leur 
sang  et  du  sang  français  le  sol  de  la  patrie,  et  l'honneur  était  sauf. 
Au  moins  l'ère  des  révolutions  et  des  luttes  allait  se  clore;  le  ter- 
rible blo€us  était  levé;  ils  pourraient  à  l'avenir  circuler  librement, 
donner  l'essor  à  leur  exportation,  cultiver  leurs  terres  sans  craindre 
de  semer  pour  que  l'ennemi  moissonne...  »  Ce  langage  pénétra  de 
plus  en  plus  dans  les  esprits,  et  devint  avec  le  temps  l'expression 
même  de  l'opinion  générale;  chaque  tribu  d'ailleurs  se  rappelait  que 
dès  sa  soumission  on  avait  laissé  debout  ses  villages  et  ses  arbres, 
qu'on  ne  lui  avait  imposé  ni  l'autorité  de  grands  chefs  qui  eussent 
répugné  à  ses  traditions  égalitaires,  ni  un  désarmement  qui  eût 
poussé  sa  fierté  au  désespoir,  —  qu'on  lui  avait  conservé  surtout 
les  lois  et  l'organisation  nationales  qui  lui  étaient  chères.  Plus  pré- 
cieuse qu'aucune  autre  aux  yeux  des  Kabyles,  cette  concession  dé- 
cida de  leur  fidélité;  le  jour  où  elle  fut  garantie  solennellement  aux 
parlementaires  de  la  première  confédération  vaincue,  ce  jour-là 
furent  assurés  et  le  succès  rapide  de  la  campagne  et  la  durée  des 
résultats  acquis.  11  nous  semble  les  voir  encore,  ces  soixante  parle- 
mentaires des  Aït-Iraten  :  pas  un  n'avait  manqué  à  la  lutte  de  la 
veille,  ils  s'étaient  battus,  ils  avaient  souffert,  plus  d'un  burnous 
portait  des  taches  de  sang  ;  mais  sur  les  figures  ni  humiliation  ni 
repentir.  Amenés  auprès  du  général  en  chef,  ils  viennent,  sans  lui 
baiser  la  main,  s'asseoir  en  cercle  devant  lui;  l'orateur  qu'ils  se 
sont  choisi  se  place  au  centre,  ils  se  taisent  et  attendent. 

—  Kabyles  ici  présens,  leur  dit  le  maréchal,  qui  êtes- vous? 

—  Nous  sommes  les  aminés  des  Aït-lraten. 


95(5  Ri:; VUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

—  Venez- VOUS  au  nom  de  la  confédération  entière,  et  les  pro- 
messes que  vous  aurez  faites  seront-elles  tenues  par  tous? 

—  Oui,  nous  représentons  tous  les  Aït-Iraten;  la  parole  que  nous 
aurons  donnée,  tous  y  demeureront  fidèles. 

—  Écoutez  alors  mes  conditions.  Si  vous  les  acceptez,  vous  me 
laisserez  des  otages  en  garantie;  si  elles  ne  vous  conviennent  pas, 
retournez  à  vos  fusils,  nous  retournerons  aux  nôtres,  et  la  guerre 
décidera. 

—  Tu  es  le  vainqueur,  parle,  nous  nous  soumettrons. 

—  Vous  reconnaîtrez  l'autorité  de  la  France  et  paierez  une  con- 
tribution de  guerre  de  cent  cinquante  francs  par  fusil. 

—  Beaucoup  d'entre  les  Aït-Iraten  sont  pauvres  et  incapables 
de  fournir  une  somme  aussi  forte. 

—  Vous  ne  manquiez  pas  d'argent  quand  il  s'agissait  de  fomen- 
ter la  révolte  dans  les  tribus  qui  nous  étaient  soumises  :  les  riches 
payaient  alors  pour  les  pauvres.  Vous  ferez  de  même  aujourd'hui, 
il  le  faut. 

—  Soit;  nous  paierons. 

—  L'autorité  française  aura  le  droit  d'ouvrir  des  routes,  de  con- 
struire des  forts  dans  vos  montagnes. 

—  Oui. 

—  En  revanche  vous  serez  admis  sur  nos  marchés,  vous  circule- 
rez à  votre  gré  dans  toute  l'Algérie,  et  avec  les  produits  de  votre 
travail  vous  pourrez  gagner  cette  année  même  de  quoi  acquitter 
votre  contribution  de  guerre. 

L'orateur  kabyle  ne  répond  pas. 

—  Dès  que  vous  aurez  livré  vos  otages,  vous  serez  libres.  On 
respectera  vos  personnes  et  celles  de  vos  femmes  et  enfans;  on  res- 
pectera vos  biens;  on  ne  touchera  ni  à  vos  maisons,  ni  à  vos  ar- 
bres, ni  à  vos  champs  sans  vous  indemniser. 

Même  silence. 

—  Enfin  je  ne  vous  imposerai  ni  caïds  ni  cheiks  arabes.  Vous 
garderez,  sous  la  surveillance  de  l'autorité  française,  vos  lois  et 
vos  institutions;  vous  conserverez  vos  djemâs  dans  chaque  village; 
vous  élirez  comme  par  le  passé  vos  aminés... 

A  ces  mots,  les  Kabyles  de  se  lever  bruyamment;  ce  ne  sont  que 
gestes,  cris  de  joie,  véritables  éclats  d'enthousiasme.  Entrés  dans 
notre  camp  comme  des  vaincus,  ils  allaient  rentrer  dans  leurs  vil- 
lages comme  des  citoyens.  Le  premier  sceau  venait  d'être  mis  à  la 
pacification  du  Djurdjura. 

On  se  tromperait  toutefois,  si,  dans,  la  libre  jouissance  laissée 
aux  Kabyles  de  leur  constitution  nationale,  on  ne  voulait  voir  qu'un 
sacrifice  l'ait  par  le  vainqueur  aux  idées  de  conciliation.  Le  béné- 


LES    KABYLES    DU    DJIJRDJURA.  957 

fice  qu'en  pouvait  retirer  la  domination  française  était  pesé  d'a- 
vance :  n'était-ce  donc  pas  tout  avantage  pour  elle  que  le  morcel- 
lement du  Djurdjura  en  unités  gouvernementales  faibles  et  réduites 
comme  le  village,  et  l'antipathie  naturelle  des  Kabyles  contre  l'au- 
torité des  grands  chefs  indigènes,  et  l'organisation  intérieure  de 
chaque  village  presque  sur  le  pied  de  notre  organisation  commu- 
nale? Les  analogies  de  leurs  institutions  et  de  leur  caractère  avec 
les  nôtres  apparaissaient  comme  autant  de  prémisses  d'une  assimi- 
lation possible.  En  respectant  ces  prémisses,  nous  inaugurions  une 
politique  généreuse  et  utile  à  la  fois,  puisque  par  un  concours  heu- 
reux l'intérêt  kabyle  et  le  nôtre  y  trouvaient  ensemble  leur  satis- 
faction. Yoilà  vraiment  pourquoi  la  conquête  a  conservé  en  principe 
à  la  société  du  Djurdjura  sa  coutume,  ses  libertés  politiques,  judi- 
ciaires et  administratives;  mais  l'exercice  même  du  contrôle  supé- 
rieur par  l'autorité  française  devait  rendre  certaines  modifications 
nécessaires.  Essayons  de  les  résumer. 

Le  Djurdjura,  depuis  la  conquête,  se  divise,  ainsi  que  le  reste  dé 
TAlgérie,  en  circonscriptions  territoriales  appelées  cercles,  dont  les 
chefs-lieux  sont  à  Tizi-Ouzou,  Dra-el-Mizan  et  Fort- Napoléon. 
Chaque  cercle  comprend  un  certain  nombre  de  tribus,  il  a  pour 
chef  un  officier  français  qui  surveille  la  marche  des  afiaires  kabyles 
et  y  fait  intervenir  son  autorité  alors  seulement  que  l'ordre  public 
semble  menacé.  L'unité  d'action  pour  les  trois  chefs  de  cercle  émane 
du  général  commandant  la  subdivision  de  Dellys. 

La  durée  du  pouvoir  des  aminés,  qui  n'était  pas  la  même  dans 
toute  la  montagne,  se  trouve  maintenant  dans  chaque  village  limi- 
tée à  un  an,  sauf  réélection.  Les  fonctions,  jadis  extraordinaires, 
de  Y amînc-el-oumémi  ou  tmiine  des  aminés  sont  devenues  régu- 
lières. Chaque  année,  les  aminés  nouvellement  nommés  d'une  tribu 
se  réunissent  pour  nommer  un  amine-el-ouména,  qui  sert  de  repré- 
sentant à  sa  tribu  dans  ses  relations  avec  le  commandant  du  cer- 
cle, mais  dont  la  voix  au  sein  de  sa  djemâ  ne  prévaut  point  pour 
cela  sur  celle  du  plus  humble. 

La  justice  correctionnelle  et  criminelle  est  assumée  par  l'autorité 
française,  régie  par  le  code  pénal  et  exercée  par  des  commissions 
disciplinaires  militaires.  Il  ne  pouvait  certes  convenir  à  la  mission 
moralisatrice  de  la  France  de  consacrer,  avec  la  coutume  kabyle, 
la  peine  du  talion  et  la  vengeance  individuelle.  La  djemû  garde  les 
alfaires  de  simple  police  et  la  justice  civile;  elle  garde  également 
le  droit  d'imposer  les  amendes  établies  par  les  kanouns  à  tous  les 
coupables  de  crimes  ou  délits  justiciables  de  la  juridiction  fran- 
çaise, et  même,  par  un  respect  particulier  pour  la  sévérité  de  la  loi 
kabyle  en  matière  d'attentats  aux  nrcoiirs,  l'autorité  françràse  aban- 


958  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donne  spécialement  à  la  djemâ  le  jugement  de  ces  questions.  Jadis, 
on  l'a  vu,  sur  la  simple  dénonciation  de  la  femme,  le  mari  prenait 
son  fusil  et  tâchait  de  tuer  celui  qui  l'avait  outragée.  Aujourd'hui 
la  vengeance  personnelle  est  proscrite;  mais  la  dénonciation  de  la 
femme  fait  toujours  foi,  et  suffit  pour  que  la  djemâ  condamne  l'ac- 
cusé à  une  forte  amende,  et,  dans  les  cas  graves,  au  bannissement. 

Un  impôt  de  capitation,  dit  lezma,  est  payé  à  la  France.  La  po- 
pulation de  chaque  village  se  partage,  au  point  de  vue  de  l'impôt, 
en  quatre  catégories.  La  première,  composée  des  citoyens  les  plus 
riches,  est  imposée  à  15  francs  par  tête,  la  seconde  à  10  francs,  la 
troisième  à  5  francs;  la  dernière  n'a  que  des  indigens  et  point  de 
contribuables.  C'est  la  djemâ  qui  règle  la  division  en  catégories;  le 
tamen  recueille  les  impôts  de  sa  kharouba;  Vermine  centralise  ceux 
du  village;  V amine-el-ouména  remet  au  chef-lieu  du  cercle  ceux  de 
la  tribu  :  18  pour  100  sont  immédiatement  prélevés  pour  constituer 
le  budget  particulier  de  la  subdivision  de  Dellys  et  subvenir  aux 
dépenses  qui  ont  le  caractère  d'utilité  communale  (1);  le  reste  de 
la  lezma  entre  dans  le  budget  général  des  recettes  de  l'Algérie. 

TeJles  sont  les  seules  modifications  apportées  au  régime  des  po- 
pulations kabyles  par  l'autorité  française,  qui  ne  trouble  en  rien 
d'ailleurs  les  tribus  du  Djurdjura  dans  le  jeu  libre  de  leur  admi- 
nistration nationale.  Qu'a-t-elle  voulu  avant  tout?  Donner  à  la 
paix  les  plus  solides  garanties,  respecter  les  droits  publics  et  indi- 
viduels des  Kabyles  pour  exiger  d'eux  en  retour  qu'ils  apprissent  à 
respecter  l'ordre  et  ne  demandassent  plus  sans  cesse  à  leurs  armes 
de  trancher  leurs  différends.  Supprimer  les  so/fs,  c'est  chose  impos- 
sible; il  entre,  on  le  sait,  dans  l'essence  du  caractère  kabyle  que, 
sur  toute  question  litigieuse,  le  pour  et  le  contre  fassent  naître  deux 
partis.  Ces  deux  partis  ou  soffs,  on  les  voit  se  dessiner  aujourd'hui 
encore  non-seulement  lors  des  élections  à' aminés,  mais  dans  tout 
procès  ou  toute  affaire  qui  se  discute  au  sein  de  la  djemâ.  L'auto- 
rité française  n'a  en  rien  d'ailleurs  à  souffrir  de  ces  divisions;  son 
rôle  se  borne  à  les  empêcher  de  finir  par  des  luttes,  ou  à  sévir  quand 
l'ordre  est  troublé.  Par  extraordinaire,  au  mois  de  novembre  dernier, 
le  soj^Iq  plus  faible  d'une  djemâ  des  Aït-Boudrar  (2),  froissé  à  pro- 


(1)  Ces  18  pour  100  sont  appelés  centimes  additionnels ,  parce  que  dans  le  reste  de 
l'Aigérie  ils  se  perçoivent  en  outre  de  l'impôt;  par  un  privilège  spécial,  en  Kabylie,  ils 
y  sont  compris.  On  entend  par  dépenses  d'utilité  communale  celles  qu'exigent  les  voies 
de  communicatiofi  assimilées  aux  chemins  vicinaux,  la  construction  des  caravansérails, 
des  mosquées,  écoles,  puits,  fontaines  et  abreuvoirs,  la  solde  du  personnel  inférieur 
de  l'instruction  primaire,  les  frais  d'assistance  publique  et  de  médicamens  pour  les 
indigens. 

(2)  La  djemâ  du  village  do  Tala-Xtezert. 


LES    kABÏLES    DV    DJLRDJURA.  959 

pos  d'une  simple  question  d'intérêt  communal,  court  aux  armes;  ou 
se  bat  dans  les  rues,  on  monte  sur  le  toit  des  maisons  pour  se  jeter 
des  tuiles  à  la  tête,  il  y  a  des  morts  et  des  blessés,  —  tout  cela  en 
moins  de  temps  qu'il  n'en  fallut  au  commandant  de  Fort-Napoléon 
pour  être  averti  et  intervenir.  Quand  l'autorité  française  s'empara 
d'une  douzaine  de  meneurs  qui  durent  passer  devant  une  commission 
disciplinaire,  elle  n'éprouva  pas  l'ombre  d'une  résistance.  Le  tiers 
des  maisons  n'avait  plus  de  toits;  une  partie  des  habitans  fut  forcée 
d'aller  demander  asile  à  des  villages  voisins  :  cela  leur  importait 
peu,  ils  étaient  contens,  ils  venaient  de  se  témoigner  à  eux-mêmes 
qu'ils  étaient  encore  des  citoyens  libres  et  armés.  Or  le  Kabyle  se 
montre  fier  d'avoir  gardé  son  fusil,  et  il  sait  gré  aux  conquérans  de 
le  lui  avoir  laissé.  On  a  bien  fait  :  l'essentiel,  c'était  de  lui  ôter  non 
pas  le  fusil,  mais  le  plus  possible  les  occasions  de  s'en  servir,  et  ces 
occasions  disparurent  en  partie  avec  la  soumission  générale;  les 
anciennes  rivalités  de  kebilas  et  de  tribus  ont  perdu  depuis  leur 
raison  d'être.  Cependant  un  trait  particulier  du  caractère  kabyle 
promettait  surtout  une  aide  précieuse  aux  moyens  de  pacification  ; 
le  Kabyle  est  marchand  non  moins  que  guerrier  :  pousser  son  acti- 
vité sur  la  pente  de  l'industrie  et  du  commerce,  développer  et  sa- 
tisfaire ce  penchant  spécial  de  sa  nature,  c'était  peut-être  offrir  à 
son  humeur  belliqueuse  la  plus  sûre  diversion  ;  on  a  essayé,  l'évé- 
nement prouve  que  l'on  a  réussi. 

Voilà  bientôt  huit  ans  que  les  Kabyles  du  Djurdjura  tiennent  en- 
vers nous  leurs  promesses;  c'est  qu'aussi  la  France  a  tenu  les 
siennes.  Malgré  les  changemens  dont  le  gouvernement  de  l'Algérie 
a  été  l'objet,  aucune  main  heureusement  n'est  venue  toucher  à 
l'œuvre  fondée  dans  le  Djurdjura  en  1857;  qu'on  juge  alors  de  ce 
(Jue  peut  sur  un  pays  conquis  un  système  juste  suivi  durant  des 
années  invariablement!  Seule,  la  confiance  que  le  vainqueur  met 
dans  son  œuvre  commande  la  confiance  du  vaincu,  et  celui-ci  se 
laisse  volontiers  conduire  quand  il  sait  où  il  va,  et  plus  encore 
quand  il  voit  que  le  conquérant  sait  où  il  le  mène.  Par  cela  même 
que  l'organisation  donnée  au  Djurdjura  a  persisté  depuis  la  con- 
quête, elle  s'est  éprouvée  et  affermie,  et  a  déjà  porté  ses  fruits 
pcîur  les  vainqueurs  comme  pour  les  vaincus. 

Nous  demandera-t-on  quels  bénéfices  la  France  a  retirés  de  cette 
organisation?  Mais  ne  serait-ce  pas  assez  que  la  fidélité  de  la 
Grande-Kabylie  tout  entière  ainsi  maintenue  au  sein  de  la  conta- 
gion insurrectionnelle  qui  l'enveloppait?  Ne  serait-ce  pas  assez  que, 
pour  occuper  la  Grande-Kabylie  pendant  l'année  186â,  la  France 
ait  eu  besoin  de  beaucoup  moins  de  soldats  que  jadis  pour  bloquer 
seulement  le  Djurdjura  insoumis?  Avant  la  campagne  de  1857, 


9(50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quelque  part  qu'on  eût  à  opérer  en  Algérie,  on  était  sans  cesse  tenu 
en  éveil  du  côté  de  ces  montagnes,  si  voisines  d'Alger  et  toujours 
menaçantes  ;  il  fallait  un  cordon  de  troupes  constant  et  sur  le  Sebaou 
et  sur  l'Oued-Sahel  pour  maintenir  la  partie  de  la  Kabylie  réputée 
conquise  et  surveiller  les  tribus  restées  indépendantes.  Durant  l'in- 
surrection de  1864,  la  Grande-Kabylie  n'a  gardé  que  deux  mille 
hommes,  et  la  tranquillité  de  ce  territoire  a  rendu  à  la  colonie  un 
service  signalé  en  laissant  disponibles  des  tuoupes  qui  purent  se 
porter  sans  retard  vers  les  foyers  sérieux  de  la  révolte.  Veut-on 
d'autres  résultats?  Le  Djurdjura  insoumis  ne  nous  payait  pas  d'im- 
pôts et  nous  forçait  à  entretenir  des  bataillons  sur  ses  frontières. 
Les  contributions  de  guerre  perçues  en  1857  ont  d'abord  couvert 
tous  les  frais  nécessités  par  la  construction  de  Fort  -  Napoléon  et 
le  percement  de  la  route  ,■  ces  grands  travaux  qui  ont  assis  notre 
domination  matérielle;  depuis,  le  Djurdjura  paie  un  impôt  qui 
se  solde  avec  une  régularité  parfaite ,  et  s'est  élevé  l'an  dernier, 
sans  charger  aucunement  les  populations,  à  près  de  450,000  francs 
pour  les  trois  cercles  de  Tizi-Ouzou,  Fort-Napoléon  et  Dra-el-Mizan. 
Notre  commerce  avec  les  Kabyles  croît  en  raison  directe  du  leur 
avec  nous;  plus  ils  nous  apportent  leurs  produits,  plus  ils  nous 
prennent  les  nôtres  :  au  lieu  de  se  renfermer  avec  méfiance  dans  sa 
montagne  pendant  la  récente  insurrection  arabe  et  de  s'y  recueillir 
comme  à  l'approche  des  grands  événemens,  jamais  le  Kabyle  du 
Djurdjura  n'a  voyagé  davantage;  il  semblait  jaloux  d'accaparer  tout 
le  commerce  que  les  Arabes  ne  faisaient  plus,  et  le  cercle  de  Fort- 
Napoléon,  à  lui  seul,  a  compté  sur  77,000  âmes  10,000  émigrans 
qui  ont  paru  sur  nos  marchés. 

Un  avantage  inappréciable  enfin  qu'offre  l'organisation  des  Ka- 
byles du  Djurdjura,  c'est  l'irresponsabilité  de  l'autorité  française. 
Sont-ils  mécontens  d'un  aminé,  nous  leur  disons  :  «  C'est  vous  qui 
l'avez  nommé;  ne  le  renommez  pas  aux  élections  prochaines.  »  Se 
plaignent-ils  de  la  décision  d'une  djernâ,  nous  leur  disons  :  «  Vos 
djetnâs  sont  les  assemblées  du  peuple,  une  décision  d'elles  est  donc 
comme  votre  décision  à  tous.  »  On  ne  saurait  se  figurer  quelle  ga- 
rantie et  quelle  force  morales  la  domination  française  puise  dans 
cette  irresponsabilité.  Et  qu'il  nous  soit  permis  d'émettre  un  senti- 
ment qui  trouve  ici  sa  place  :  les  mouvemens  qui  agitent  aujolird'hui 
les  Babors  et  les  divers  points  de  la  Kabylie  orientale  semblent 
avoir  surtout  pour  cause  le  mécontentement  des  populations  contre 
les  caïds  et  les  cheiks  que  l'autorité  française  leur  a  donnés.  Que  ce 
mécontentement  soit  fondé  ou  non,  la  question  n'est  pas  là;  tout  au 
moins  la  responsabilité  du  commanderiient  français  cesserait- elle 
d'être  engagée  d'avance  à  défendre  des  chefs  indigènes  alors  que, 


LES    KABYLES    DU    DJURDJURA.  961 

ne  les  nommant  plus,  il  ne  serait  plus  censé  les  regarder  comme 
ses  représentans. 

Et  les  Kabyles  à  leur  tour,  qu'ont-ils  gagné  à  la  conquête  après 
y  avoir  perdu  cette  indépendance  qui  certes  leur  était  chère?  Qu'on 
les  visite  dans  leur  montagne,  et  on  les  trouvera  heureux  :  s'ils  ne 
sont  plus  indépendans,  ils  se  sentent  encore  libres;  les  droits  élec- 
toraux, les  droits  de  réunion  et  de  discussion  dans  la  djemâ,  ils  les 
conservent  aussi  étendus  que  possible;  quand  ils  craignent,  en  ap- 
pelant souvent  les  mêmes  hommes  au  pouvoir,  que  ces  hommes  ne 
se  fassent  trop  les  instrumens  de  l'autorité  française,  ils  se  complai- 
sent, tout  comme  jadis,  à  les  changer,  et  aux  élections  qui  ont  eu 
lieu  en  décembre  dernier  dans  le  Djurdjura,  la  moitié  presque  des 
anciens  aminés  n'a  pas  été  réélue.  On  les  trouvera  heureux,  disons- 
nous  :  il  n'y  a  qu'à  voir  comment  leur  bien-être  s'est  accru  ;  assurés 
du  lendemain,  n'étant  plus  constamment  sur  le  qui-vive  ou  entre 
eux  ou  avec  nous,  ils  sont  bien  plus  libres  de  travailler,  d'aller  et 
de  venir  qu'aux  rudes  époques  de  leur  indépendance.  Les  routes 
par  nous  percées,  les  ponts  par  nous  construits  sur  la  plupart  des 
rivières  qui  séparent  d'Alger  la  Kabylie,  le  montagnard  s'en  réjouit 
et  en  profite,  et  il  se  souvient  qu'autrefois  les  rivières  grossies  arrê- 
taient pendant  de  longs  jours  ses  communications.  Ses  villages  s'é- 
tendent; des  maisons  plus  comfortables  s'y  élèvent;  une  dechraka.- 
byle  née  en  1858,  aux  portes  mêmes  de  Tizi-Ouzou,  prospère  et  s'est 
déjà  peuplée  de  seize  cents  âmes.  Et  que  dire  de  la  santé  publique, 
de  ce  bienfait  immense  qu'apporta  la  conquête  en  donnant  au  Djur- 
djura nos  médecins?  La  médecine  et  la  chirurgie  sont  dans  l'enfance 
chez  les  Kabyles;  malgré  l'énergie  native  de  cette  race  et  la  vigueur 
qu'elle  doit  à  une  vie  laborieuse,  quand  les  maladies  viennent,  l'in- 
curie et  la  saleté  leur  prêtent  un  développement  redoutable.  Avec 
quelques  infusions  d'aromates,  quelques  frictions  d'huile  sur  les 
plaies,  les  malades  et  les  blessés  guérissent  généralement  comme  ils 
peuvent.  Traiter  les  fièvres  intermittentes,  soigner  les  coups  de  feu, 
réduire  des  fractures,  pratiquer  des  amputations  ou  la  vaccine, 
c'était  avant  la  conquête  chose  inconnue  en  Kabylie.  Dès  sa  pre- 
mière victoire  remportée  en  1857  chez  les  Aït-Iraten,  l'armée  fran- 
çaise fit  annoncer  dans  la  montagne  qu'à  tout  Kabyle  blessé  ou  ma- 
lade, insoumis  ou  soumis,  les  soins  des  médecins  français  étaient 
assurés  :  durant  l'expédition  même,  il  en  vint  jusqu'à  cinquante 
par  jour  à  nos  ambulances,  montrant  des  plaies  affreuses  et  des 
maux  invétérés.  Dans  la  seule  année  1858,  on  compta  5,/iOO  Ka- 
byles du  Djurdjura  présens  aux  visites  des  médecins  de  Fort-Napo- 
léon ;  l'accès  des  hôpitaux  de  nos  chefs-lieux  de  cercle  reste  ouvert 
aujourd'hui  à  tout  Kabyle  malade  aussi  bien  qu'aux  Européens; 

TOME  LVI.    —   18G5,  01 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  qui  en  ont  les  moyens  paient  leur  séjour  à  l'hôpital,  les  indi- 
gens  y  reçoivent  des  soins  gratuits. 

Les  Kabyles  se  savent  moins  imposés  que  l'Arabe,  et  ils  ne  paient 
à  l'état  ni  Yhokor,  loyer  de  la  terre,  ni  Vachour,  dîme  sur  la  ré- 
colte, ni  le  zeMcat,  droit  sur  les  troupeaux.  Leur  lezma  ou  impôt 
de  capitation  n'atteint  pas  en  moyenne  8  francs  par  tête  de  con- 
tribuable; qu'est-ce  que  cela  en  retour  de  l'accroissement  de  ri- 
chesse que  la  conquête  leur  a  valu?  Cette  richesse  s'est  décuplée 
certainement  depuis  leur  soumission,  et  nous  avons,  —chose  inouie, 
—  entendu  citer  tel  crésus  des  Aït-Boudrar  qui,  avec  ses  produits 
agricoles  et  commerciaux,  se  crée  une  fortune  d'environ  250  francs 
par  jour.  Ne  voient-ils  pas  en  effet  leurs  arhi'es  à  fruits  en  plein 
rapport  sans  qu'aucune  main  ennemie  les  vienne  désormais  abat- 
tre? ]N' exportent-ils  pas,  comme  jamais,  les  ouvrages  de  leur  indus- 
trie, et  le  bijoutier  des  Aït-Ienni  ne  se  permet-il  point  d'avoir  déjà 
un  petit  dépôt  de  bijouterie  à  Alger  et  de  faire  des  boutons  de  man- 
chette en  argent  sur  les  modèles  de  France?  Une  industrie  nouvelle 
est  même  née  dans  le  Djurdjura;  elle  consiste  à  vendre  aux  Euro- 
péens qui  habitent  les  chefs-lieux  de  cercle  le  beau  raisin  qui  croît 
en  abondance  sur  les  pentes  de  la  montagne.  Dans  le  cercle  de  Fort- 
Napoléon,  les  Kabyles  ont  vendu  l'an  dernier  aux  colons  de  quoi 
faire  cinq  cents  barriques  de  vin  de  210  litres  chacune.  Or  il  faut 
compter  50  francs  de  raisin  par  barrique;  voilà  donc  25,000  francs 
d'entrés  dans  la  circulation  kabyle  avec  une  denrée  dont  ils  ne  ti- 
raient jadis  aucun  profit. 

Mais,  pour  toucher  du  doigt  leur  véritable  progrès  industriel, 
considérons  l'industrie  qui  déjà  tenait  chez  eux  le  premier  rang 
avant  la  conquête;  nous  voulons  parler  de  la  fabrication  des  huiles. 
On  se  rappelle  que  le  Kabyle  négligeait  de  soumettre  à  la  presse  le 
noyau  de  l'olive,  ce  qui  cause  une  perte  évidente  sur  le  rendement; 
de  plus,  conserver  les  olives  dans  des  cloisons  à  l'air  depuis  la  fin 
de  l'automne  jusqu'au  printemps,  les  faire  saisir  alors  par  la  cha- 
leur du  soleil  et  traiter  par  l'eau  bouillante  le  résidu  d'une  pre- 
mière trituration,  c'étaient  autant  de  conditions  nuisibles  à  la  qua- 
lité des  huiles,  qui  fermentaient  et  devenaient  très  fortes  en  odeur. 
11  est  reconnu  que,  pour  obtenir  de  l'huile  propre  à  l'usage  de  la 
table,  il  importe  d'employer  l'olive  immédiatement  après  la  cueil- 
lette ;  toute  la  fabrication  doit  donc  avoir  lieu  pendant  la  saison 
d'hiver,  depuis  le  mois  de  novembre  jusqu'au  mois  de  mars,  et  l'on 
opère  dans  une  maison  fermée,  afin  d'y  abriter  d'abord  le  matériel, 
puis  d'y  produire  à  volonté  une  température  qui  enlève  à  l'olive 
son  humidité  sans  l'exposer  à  la  fermentation.  Pour  leur  usage,  les 
Kabyles  préfèrent  leur  huile  indigène;  «  au  moins,  disent-ils,  elle 
ent  quelque  chose.  »  En  vrais  spéculateurs  cependant,  dès  qu'ils 


LES  KABYLES  DU  DJURDJURA.  963 

se  sont  aperçus  que  l'exportation  pourrait  leur  devenir  plus  profi- 
table, s'ils  faisaient  des  huiles  sans  odeur  semblables  aux  huiles 
européennes,  ils  songèrent  promptenient  à  perfectionner  leur  fabri- 
cation, et  ils  sollicitèrent  à  cet  effet  l'aide  de  l'autorité  française. 
Cette  aide  leur  était  tout  acquise,  et  voici  ce  que  nous  avons  pu  con- 
stater nous-même  durant  l'automne  dernier  dans  le  cercle  de  Dra- 
el-Mizan,  où  l'intelligente  initiative  du  commandant  supérieur  est 
couronnée  aujourd'hui  d'un  plein  succès.  Ce  cercle  de  cinquante- 
quatre  mille  âmes  a  vu  s'élever,  depuis  la  fin  de  1863,  huit  usines 
à  huile  appartenant  à  des  propriétaires  kabyles,  et  dont  les  bâti- 
mens  et  les  appareils,  tels  que  triturateurs,  chaudières,  etc.,  ont 
été  complètement,  sauf  les  presses,  construits  par  des  mains  ka- 
byles. Les  presses,  du  dernier  modèle,  fabriquées  à  Marseille,  re- 
viennent à  1,000  francs  chacune  au?^  propriétaires  d'usine;  toutes 
les  pièces  en  sont  faciles  à  démonter  et  à  remonter;  le  poids  total 
est  de  onze  quintaux.  Il  fallait  dix  mulets  pour  le  transport  d'une 
presse  :  les  villages  auxquels  appartepaient  les  usines  et  qui  les 
premiers  en  devaient  profiter  organisèrept  spontanément  une  touïza 
ou  corvée  générale  de  dix  mulets  par  presse  pour  transporter  ces 
utiles  appareils  d'Alger  dans  la  montagne.  Construction  d'usine  et 
achat  de  la  presse,  le  tout  n'a  pas  dépassé  2,000  fr.  par  moulin. 
Or  les  propriétaires  de  ces  moulins  nouveaux  ont  gagné  en  186/i, 
sur  le  rendement,  un  tiers,  et  sur  le  prix  de  vente  un  cinquième  de 
plus  qu'autrefois.  Les  huit  moulins  ont  fait  dans  l'année  200,000  li- 
tres d'huile;  des  échantillons  de  cette  huile  envoyés  à  l'exposition 
de  Bayonne  y  ont  été  primés;  goûtés  et  analysés  à  Paris,  ils  ont 
paru  pouvoir  lutter  avec  nos  meilleures  huiles  de  Provence,  Avec 
la  fabrication  ancienne,  le  maximum  du  prix  était  de  90  centimes 
par  litre;  avec  la  nouvelle,  il  est  de  1  franc  20  centimes  sur  le  mar- 
ché d'Alger.  Ainsi  voilà  plus  de  200,000  fr.  de  rendus  rien  que  par 
les  huiles  dans  un  cercle  qui  ne  nous  paie  que  9^,000  francs  d'im- 
pôts !  Si  le  nombre  des  moulins  se  multiplie  et  si  le  débit  croît  daps 
la  même  proportion ,  certes  avant  dix  ans  la  production  des  huiles 
atteindra  un  million  dans  le  seul  cercle  de  Dra-el-Mizan,  dont  la  po- 
pulation ne  forme  que  le  septièpie  de  celle  de  la  Grande-Kabylie, 
Est-il  besoin  d'insister  sur  le  bénéfice  que  cela  promet  à  la  France 
même?  S'il  a  été  de  bonne  tactique  d'imposer  faiblement  d'abord 
les  populations  du  Djurdjura,  il  ne  peut  que  sembler  naturel  d'aug- 
menter proportionnellement  leurs  impôts  avec  l'augmentation  d§ 
leur  richesse  publique,  surtout  quand  cette  richesse,  c'est  à  nous 
qu'ils  la  devront. 

En  résumé  donc,  la  France,  pour  avoir  rencontré  juste  le  sys- 
tème d'organisation  qui  convient  le  mieux  aux  Kabyles  et  y  avoir 
persévéré,  pour  avoir  compris  leurs  tendances  et  les  avoir  encou- 


964  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ragées,  a  jusqu'à  présent  obtenu  dans  le  Djurdjura  des  résultats 
qui  dépassent  les  espérances,  et  déjà  se  réalise  cette  prophétie  du 
maréchal  Bugeaud  :  «  La  Grande -Kabylie  vaudra  assurément  les 
frais  de  la  conquête.  La  population  y  est  plus  serrée  que  partout 
ailleurs.  Nous  aurons  là  de  nombreux  consommateurs  de  nos  pro- 
duits; ils  pourront  les  consommer,  car  ils  ont  à  nous  donner  en 
échange  une  grande  quantité  d'huile  et  de  fruits  secs,  et  ces  con- 
sommateurs, personne  ne  viendra  nous  les  disputer  contre  notre 
volonté.  Nous  cherchons  partout  des  débouchés  pour  notre  com- 
merce, et  partout  nous  trouvons  les  autres  peuples  en  concurrence. 
Ici  nous  aurons  à  satisfaire  seuls  les  besoins  d'un  peuple  neuf  à  qui 
notre  contact  donnera  des  goûts  nouveaux...  (1).  » 

II. 

Demeurés  fidèles  pendant  l'insurrection  algérienne  de  1864,  les 
Kabyles  du  Djurdjura,  malgré  les  bruits  qui  leur  arrivent  des  trou- 
bles de  la  Kabylie  orientale  (2) ,  n'ont  pas  changé  d'attitude.  Il 
n'en  serait  pas  moins  téméraire  de  s'endormir  dans  une  quiétude 
aveugle;  cette  tranquillité  ne  doit  pas  être  une  raison  de  se  con- 
tenter du  statu  quo,  c'est  bien  plutôt  un  motif  de  ne  pas  s'arrêter 
dans  la  voie  de  progrès  où  nous  avons  conduit  ces  populations  et 
de  resserrer  les  liens  qui  nous  les  attachent. 

Développer  et  multiplier  nos  routes,  ce  sera  satisfaire  à  la  fois 
les  intérêts  de  notre  domination  et  ceux  du  commerce  kabyle.  On 
sait  combien  le  montagnard  profite  de  nos  voies  de  communica- 
tion; il  imite  déjà  lui-même  nos  travaux,  et  les  Zouaouas  ont  jeté 
à  leurs  frais,  sur  un  de  leurs  grands  torrens,  un  pont  dans  le  genre 
des  nôtres.  Le  temps  paraît  venu  maintenant  de  compléter  la  route 
d'Alger  à  Fort-Napoléon  par  un  pont  sur  l'Oued-Aïssi,  la  plus  dan- 
gereuse des  rivières  de  la  montagne,  qui  coule  au  pied  des  Aït- 
Iraten,  et  grossit  en  quelques  minutes  de  façon  à  rendre  presque 
tout  passage  impraticable.  Les  Kabyles  ne  demandent  pas  mieux 
que  de  travailler  à  nos  routes,  puisqu'ils  en  jouissent.  La  presta- 
tion en  nature,  comme  disent  nos  lois,  la  corvée,  comme  l'appellent 
les  Kabyles  sans  que  leurs  goûts  de  liberté  s'offusquent  du  mot, 
entre  complètement  dans  leurs  mœurs,  car  d'après  l'ancienne  cou- 
tume tout  citoyen  est  corvéable  en  matière  de  travaux  publics.  Or 
que  l'on  calcule  bien,  et  dans  le  plus  petit  des  cercles  du  Djurdjura, 

(i)  Extrait  du  rapport  sur  le  combat  du  17  mai  1844  contre  les  Plissas. 

(2)  Voici  ce  que  nous  lisons  dans  une  lettre  datée  de  Dra-el-Mizan,  le  5  avril  18C5, 
et  qui  émane  de  bonne  source  :  uTout  le  Djurdjura  est  dans  le  calme  le  plus  complet  et 
dans  une  situation  politique  aussi  satisfaisante  qu'en  automne  dernier;  on  s'y  occupe  peu 
des  événemens  qui  ont  lieu  dans  les  Babors.  » 


LES    KABYLES    DU   DJURDJURA.  0>i5 

celui  de  Dra-el-xAlizan,  on  compterait  aujourd'hui  cinquante  mille 
journées  de  travailleurs  valides  et  ayant  deux  mille  bêtes  de  somme 
à  leur  disposition,  si  l'on  imposait  à  chaque  contribuable  une  pres- 
tation en  nature  de  trois  journées  de  travail,  à  l'instar  de  la  loi 
française  sur  les  chemins  vicinaux.  Il  y  a  donc  là  une  force  de  pro- 
duction qui,  bien  employée  et  dirigée,  peut  amener  des  résultats 
énormes.  De  quelle  aide  puissante  ne  sera-t-elle  pas  pour  ouvrir 
une  voie  de  communication  utile  et  définitive  entre  Alger  et  Bougie 
par  Tizi-Ouzou,  voie  qui  devra  suivre  les  crêtes,  si  elle  veut  être 
stratégique  et  imposer  vraiment  aux  populations!  «  Quand  nous 
vîmes  l'armée  française  déboucher  menaçante  sur  les  crêtes,  nous 
disaient  les  habitans  d'un  village  sis  à  mi-côte  du  Djurdjura,  nous 
ne  savions  plus  que  faire;  nous  étions  comme  une  femme  que  son 
mari  tient  à  terre  par  les  cheveux  et  sur  laquelle  il  lève  le  bâton; 
elle  sent  le  bâton  levé,  et  ignore  où  il  va  frapper.  » 

La  végétation  ligneuse  a  beau  être  féconde  dans  la  montagne, 
c'est  un  devoir  d'y  faire  planter  encore  et  d'empêcher  à  tout  prix  le 
défrichement,  afin  de  retenir  l'humus  qui  glisse  et  d'obvier  quelque 
peu  aux  crues  d'eau  si  rapides  de  tous  les  torrens  de  la  vallée.  Il 
est  un  arbre  principalement,  arbre  nouveau  pour  les  Kabyles,  dont 
nous  avons  è  encourager  la  propagation  comme  un  bienfait  :  c'est 
le  châtaignier.  Le  maréchal  Bugeaud  avait  emporté  avec  lui,  dans 
son  expédition  de  18/i7,  quelques  sacs  de  châtaignes  qu'il  distribua 
aux  Kabyles  de  la  rive  droite  de  l'Oued-Sahel;  les  premières  qu'ils 
goûtèrent  leur  parurent  si  bonnes  qu'ils  les  firent  griller  et  les  man- 
gèrent toutes,  sans  en  garder  pour  mettre  en  terre.  Après  la  con- 
quête du  Djurdjura,  le  maréchal  Randon  essaya  d'y  acclimater  le 
châtaignier  par  pieds  et  par  semailles.  A  Fort-Napoléon,  la  plupart 
des  semis  ont  réussi,  et  nous  y  avons  récemment  vu  quelques  cen- 
taines de  jeunes  arbres  en  plein  développement.  Le  châtaignier  est 
long  à  croître,  mais  on  peut  espérer  que  le  gland  français  (comme 
l'appellent  les  Kabyles)  remplacera  heureusement  quelque  jour  le 
gland  doux,  qui,  dans  le  Djurdjura,  fait  le  triste  fond  de  la  nourri- 
ture du  pauvre. 

Dans  la  voie  de  l'industrie,  les  Kabyles  se  trouvent  tout  lancés; 
déjà  ils  copient  nos  usines,  ils  empruntent  nos  appareils.  L'année 
I86/1  fut  mauvaise  pour  l'olive,  qui  ne  vient  abondante  qu'un  an 
sur  deux.  L'année  1865  sera  la  bonne;  qu'on  en  profite  pour  pousser 
les  Kabyles  des  cercles  de  Tizi-Ouzou  et  de  Fort-Napoléon  à  modi- 
fier la  préparation  de  leurs  huiles  en  suivant  l'exemple  donné  par 
le  cercle  de  Dra-el-Mizan.  Chaque  usine  d'huile  qui  s'élèvera  dans 
un  village  sera  une  cause  certaine  d'accroissement  dans  le  bien-être 
général.  Toutefois  le  développement  de  cette  industrie  et  l'instal- 
lation des  usines  réclameront  de  plus  en  plus  des  ouvriers  habiles 


966  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  construire  des  fourneaux,  à  réparer  les  pièces  des  appareils,  à  fa- 
briquer même  des  presses  entières,  toutes  choses  que  le  Kabyle, 
adroit  de  sa  nature,  sera  très  apte  à  pratiquer  quand  il  aura  reçu 
les  leçons  de  bons  maîtres.  L'autorité  française,  qui  crée  des  écoles 
dans  le  Djurdjura,  ne  saurait  méconnaître  qu'il  n'est  pas  d'ensei- 
gnement plus  propre  à  flatter  les  aptitudes  kabyles  qu'une  école 
des  arts  et  métiers.  Un  projet  qui  propose  d'établir  une  première 
école  de  ce  genre  à  Fort-Napoléon  a  été  accepté  en  principe;  on  en 
doit  souhaiter  la  prochaine  application.  Parmi  les  ouvriers  qui  en 
sortiront,  les  uns  serviront,  dans  leur  montagne,  non-seulement  à 
fournir  des  appareils  aux  usines,  mais  à  transformer  et  à  perfec- 
tionner toutes  les  constructions  indigènes;  les  autres  iront  porter 
en  Algérie  l'exemple  du  travail  avec  la  main-d'œuvre  qui  manque, 
et  leur  métier  pourra  devenir  pour  eux-mêmes  une  nouvelle  source 
de  satisfaction  et  de  richesse. 

Cependant,  si  les  Kabyles  s'enrichissent  sous  notre  domination, 
s'ils  nous  restent  fidèles  et  paient  régulièrement  l'impôt,  est-ce 
assez?  Non;  à  l'égard  d'une  population  assimilable  et  digne  d'in- 
térêt, la  France  a  encore  une  autre  tâche  à  remplir  :  elle  doit  s'oc- 
cuper de  réformer  les  lois  kabyles  en  ce  qu'elles  ont  de  trop  con- 
traire à  nos  lois  morales.  Que  d'un  accord  commun  toiît  village  du 
Djurdjura  ait  conservé  sa  coutume  intacte  à  travers  les  siècles, 
cela  s'expliquait  à  l'époque  de  l'indépendance,  quand  les  luttes 
intérieures  si  fréquentes  faisaient  craindre  que  la  coutume  ne  chan- 
geât sans  cesse  au  gré  de  chaque  vainqueur;  depuis  la  conquête, 
cette  raison  n'existe  plus.  Que  d'un  autre  côté  l'autorité  française 
ait  reculé  devant  des  réformes  fondamentales  tant  que  l'insurrec- 
tion de  1864  pouvait  tout  menacer  de  sa  contagion,  soit;  mais  l'é- 
preuve du  Djurdjura  est  faite  :  bientôt  sans  doute  on  se  trouvera 
libre  d'-aviser  aux  innovations  désirables,  et  c'est  à  relever  la  condi- 
tion de  la  femme  qu'il  faut  s'appliquer  d'abord.  Une  telle  réforme 
nous  vaudra  d'ailleurs  la  gratitude  de  cette  moitié  de  la  population 
dont  en  Kabylie  pas  plus  qu'ailleurs  il  n'est  permis  de  dédaigner 
l'influence.  Ainsi  que  la  femme  cesse  d'être  un  objet  de  vente  dans 
le  mariage,  qu'elle  cesse  d'être  déshéritée  dans  les  successions, 
voilà  deux  actes  justes  que  nous  devons  et  pouvons  accomplir. 
Déjà  les  notables  du  cercle  de  Dra-el-Mizan  consultés  semblent 
prêts  à  approuver  le  premier;  quant  au  second,  la  question  est  dé- 
licate. Il  s'agit  de  toucher  à  la  base  sociale  d'un  peuple  qui  ne 
comprenait  pas  jusqu'à  ce  jour  que  la  terre  pût  appartenir  à  d'au- 
tres que  les  mâles.  Toutefois  des  démarches  ont  été  sagement  ten- 
tées par  le  commandement  français,  des  djemâs  ont  été  interro- 
gées, et  un  résultat  vraiment  sérieux  paraît  actuellement  acquis 
dans  le  cercle  de  Fort-Napoléon  :  sur  les  160  djemâs  du  cercle, 


LES   KABYLES    DU   DJURDJURA.  967 

155  ont  répondu  qu'elles  consentaient  à  accorder  aux  filles,  dans 
la  succession  de  leurs  parens,  le  quart  des  droits  qui  appartiennent 
aux  fils.  La  voie  est  ouverte,  et  le  succès  promis  à  la  partie  de 
l'œuvre  qui  semblait  la  plus  difficile  :  le  principe  jadis  inattaquable 
de  la  propriété  exclusivement  dévolue  aux  mâles  succombe ,  et  ce 
sont  les  djemôs  qui  elles-mêmes  y  auront  porté  atteinte. 

Dans  ce  rôle  habilement  ménagé  aux  djemâs  se  trouve  le  secret 
de  toutes  les  réformes  à  venir  que  la  France  jugera  bonnes,  et  dont 
elle  laissera  au  peuple  kabyle  lui-même  la  responsabilité.  Ainsi 
devra  se  modifier  bientôt  le  droit  excessif  de  cliefâ  (1),  nuisible 
aux  translations  de  propriété ,  et  se  combler  telle  lacune  sérieuse , 
comme  le  défaut  des  actes  de  l'état  civil  (2);  ainsi  se  complétera 
en  un  mot  par  nos  lois  françaises  la  coutume  kabyle.  Ce  n'est  pas 
que  nous  souhaitions  de  voir  le  code  civil  se  substituer  en  son  en- 
tier à  la  coutume;  on  n'abuse  que  trop,  à  notre  gré,  de  cette  pré- 
tention d'appliquer  le  code  civil  à  tout  peuple,  sans  se  demander  si 
ce  peuple  est  mûr  pour  le  recevoir.  La  coutume  kabyle  a  pour  elle 
l'antiquité  de  son  origine,  elle  offre  un  ensemble  de  lois  respecta- 
ble, et  s'il  nous  paraît  urgent  de  la  compléter  par  nos  propres  lois, 
c'est  afin  d'empêcher  surtout  le  droit  musulman  de  s'y  introduire, 
comme  il  lé  fait  déjà  chez  certaines  tribus  de  l'Oued-Sahel. 

L'autorité  judiciaire  de  la  djemâ  nous  paraît  à  son  tour  destinée 
à  subir  un  remaniement  dans  l'intérêt  de  la  justice  aussi  bien  que 
pour  dégager  l'autorité  militaire  de  toute  responsabilité  étrangère 
à  son  commandement.  Jadis,  on  s'en  souvient,  la  djemâ  ne  jugeait 
pas  les  procès  civils,  et  ne  faisait  que  consacrer  les  jugemens  des 
idêmas  ou  arbitres  choisis  par  les  parties.  Depuis  la  conquête ,  la 
djemâ  se  réunit  au  complet  pour  entendre  les  causes  et  en  décider. 
Lorsque,  dans  un  procès  entre  citoyens  de  villages  différons,  le  de- 
mandeur récuse  la  djemâ  du  défendeur  pour  des  motifs  de  haine 
avérés  entre  sa  propre  djemâ  et  celle  de  la  partie  contraire,  ou  si, 
dans  un  jugement,  il  y  a  soit  partage  des  voix  de  la  djemâ,  soit 
violation  de  la  coutume,  il  faut  bien  que  les  parties  intéressées 
exercent  leur  recours  devant  un  tribunal  autre  que  la  djemâ  qui 
est  en  cause.  C'est  devant  le  commandant  supérieur  du  cercle 
qu'aujourd'hui  ce  recours  a  lieu.  L'autorité  militaire  ne  jug€  pas 
elle-même,  mais  prononce  le  renvoi  de  l'affaire  soit  devant  une 
djemâ  tierce,  soit  devant  un  medjelh  d'arbitres  choisis  parmi  les 

(1)  On  se  souvient  que  le  droit  de  chefà  est  le  droit  de  rachat  sur  un  immeubl 
vendu,  droit  donné  par  la  coutume  kabyle  à  tous  les  membres  de  la  famille,  de  la  kha- 
rouba  et  même  de  la  dechrà  h  laquelle  appartient  le  vendeur. 

(2)  L'établissement  des  actes  de  l'état  civil  sera  facilité  par  la  constatation  qui  se  fait 
déjà  des  mai'iages,  décès  et  naissances  d'enfans  mâles,  à  propos  des  droits  que  perçoit 
la  djemâ. 


968  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

aminés  et  les  marabouts.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  acceptant 
ou  rejetant  le  recours,  elle  se  trouve  impliquée  clans  des  questions 
de  justice  qu'elle  préférerait  sans  doute  avoir  à  éviter.  Quant  aux 
djcmâSj  sauf  les  cas  rares  où  l'application  de  la  coutume  est  évi- 
dente, le  moindre  procès  peut  y  amener  des  excitations,  des  animo- 
sités  entre  soffs,  des  injustices  dans  les  jugemens.  L'introduction 
des  tribunaux  français  en  Kabylie  sera  donc  quelque  jour  un  bien- 
fait; peut-être  déjà  le  Kabyle  ne  répugnerait-il  pas  à  les  accepter, 
car  il  sait  le  respect  qu'ils  méritent.  Cependant,  pour  l'y  habituer 
sans  secousse,  on  lui  donnera  d'abord  utilement  le  premier  degré 
de  la  juridiction  française,  c'est-à-dire  les  juges  de  paix,  vrais  re- 
présentans  d'une  mission  conciliatrice.  D'après  quelle  loi  les  juges 
de  paix  jugeront-ils?  D'après  la  coutume;  mais  elle  n'est  ni  écrite 
ni  uniforme  dans  tout  le  Djurdjura.  Qu'on  se  hâte  donc  de  la  rendre 
uniforme  et  de  la  codifier.  Diverses  tribus  déjà  consultées  adhèrent 
à  l'uniformité,  car  les  différences  existantes  ne  portent  pas  sur  l'es- 
jirit  fondamental  des  lois;  une  commission  composée  de  notables 
des  différentes  confédérations  pourrait  discuter  et  adopter  un  projet 
de  code  commun  sur  des  bases  élaborées  par  l'autorité  française, 
et  ce  projet,  les  djemâs  seraient  ensuite  appelées  à  le  voter.  Aux 
Arabes,  nous  avons  accordé  le  droit  de  recours  auprès  de  nos  tri- 
bunaux contre  le  jugement  de  leurs  cadis.  Le  même  recours  serait- 
il  possible  contre  le  jugement  des  djemâs?  Difficilement  :  les  actes 
rendus  par  le  cadi  sont  écrits  et  signés  par  lui  et  ses  assesseurs; 
les  actes  rendus  par  la  djemâ  ne  le  sont  que  par  le  khodja  ou  gref- 
fier. Souvent  ni  les  tamens  ni  les  aminés  ne  savent  lire,  écrire  ou 
signer;  certains  villages  manquent  même  de  khodja,  sa  signature 
en  tout  cas  ne  peut  suffire  pour  conférer  le  caractère  d'authenti- 
cité nécessaire  à  un  acte  écrit  que  l'on  porterait  devant  les  tribu- 
naux français  comme  preuve  valable  du  jugement  de  la  djemâ. 
Donc  point  de  moyens  termes  :  la  vraie  solution  de  l'avenir  est  la 
codification  de  la  coutume  et  la  création  des  justices  de  paix  pour 
préparer  le  chemin  aux  tribunaux  français.  Le  choix  seul  des  per- 
sonnes qui  devront  inaugurer  en  pays  kabyle  cette  création  nouvelle 
influera  singulièrement  sur  la  manière  dont  elle  y  sera  reçue. 

A  la  djemâ  néanmoins  il  faudra  une  compensation  en  retour  de 
l'autorité  judiciaire  qu'on  lui  retirera  :  cette  compensation  est  indi- 
quée d'avance;  la.  djemâ  recevra  le  développement  complet  des  droits 
municipaux,  et  la  dechra  kabyle  deviendra  une  vraie  commune 
libre,  identique  à  la  nôtre.  Déjà  tous  les  germes  de  la  commune  s'y 
trouvent  :  Vami?ie  rappelle  le  maire ,  les  tamens  les  adjoints;  le 
khodja  pourrait  au  besoin,  sauf  rétribution,  tenir  les  écritures  dans 
plusieurs  villages  à  la  fois,  et  mettre  au  courant  les  actes  de  l'état 
civil  et  les  registres  de  dépenses  des  djemâs-  déjà  aussi  la  dechra 


LES   KABYLES   DU    D.TURDJURA.  969 

kabyle  a  une  sorte  de  budget  communal  formé  par  le  produit  des 
amendes  et  par  les  cotisations  volontaires  que  de  tout  temps  les 
djemâs  se  sont  imposées  pour  faire  face  aux  dépenses  extraordi- 
naires. Ces  résultats  paraissent  donc  d'une  réalisation  assez  simple. 
Toutefois  l'érection  définitive  de  la  dcchra  en  commune  conduira 
sans  doute  à  la  suppression  d'un  rouage  administratif  quelque  peu 
superflu,  et  qui  jurerait  avec  le  régime  municipal  :  nous  vou- 
lons parler  des  aynines-el-oiimênas.  Ces  aminés  des  aminés  res- 
semblent trop  à  de  grands  chefs,  et  à  ce  titre  ne  sauraient  plaire 
aux  Kabyles;  l'autorité  française,  qui  peut  voir  en  eux  des  agens 
utiles  de  transmission,  doit  se  dire  cependant  que,  s'ils  la  servent 
bien,  ils  sont  sûrs  de  n'être  pas  réélus,  et  que,  s'ils  la  servent  mal, 
mieux  vaudrait  ne  les  pas  avoir.  Leur  mauvais  côté,  du  reste,  est  la 
pression  qu'ils  exercent  sur  les  élections;  comme  leur  position  est 
la  plus  enviée,  toutes  les  élections  à'amines  s'opèrent  en  vue  de 
l'élection  de  V amine-el-ouména  qui  en  doit  résulter,  et  lorsque  ce- 
lui qui  brigue  cette  haute  situation  est  puissant,  il  fait  élire  les 
aminés  qu'il  veut  afin  de  se  préparer  ses  propres  électeurs.  La  sup- 
pression de  Y arnine-el-ouména  enlèvera  certainement  un  excitant 
sérieux  aux  élections,  qui  ne  sont  déjà  que  trop  animées;  tout  en 
laissant  aux  Kabyles  leurs  libertés,  il  faut  ne  pas  leur  donner  l'oc- 
casion fréquente  d'en  abuser.  Aussi  la  durée  d'un  an  pour  le  pou- 
voir des  aminés  nous  semble-t-elle  un  délai  court,  fait  pour  rame- 
ner trop  souvent  le  renouvellement  des  élections:  l'intérêt  de  la 
tranquillité  publique  demande  que  cette  durée  s'étende  jusqu'à 
deux  ou  même  trois  ans;  notre  autorité  n'aura  qu'à  gagner  à  cette 
réforme,  qui  n'offrira  rien  non  plus  de  contraire  à  la  tradition  na- 
tionale,-car  dans  beaucoup  de  villages  la  durée  du  pouvoir  de  Ya- 
mine  était  jadis  sans  limite,  et  cessait  alors  seulement  que  la  djemâ 
retirait  sa  confiance  à  son  élu. 

Nous  avons  insisté  déjà  (1)  sur  les  différences  profondes  de  carac- 
tère qui  séparent  le  Kabyle  de  l'Arabe.  De  ces  différences  résulte 
une  hostilité  qui  s'accuse  par  de  curieux  exemples  :  à  l'école  de 
Tizi-Ouzou,  qui  compte  des  fils  de  cavaliers  arabes  mêlés  à  des  en- 
fans  kabyles,  les  deux  camps  sont  très  distincts ,  et  volontiers  se 
battent  au  sortir  de  l'école.  En  novembre  dernier,  nous  avons  vu 
nous-même,  dans  la  vallée  de  l'Oued-Sahel,  cinq  cents  Kabyles  de 
Bougie  et  cinq  cents  Arabes  de  Sétif  conduire  ensemble  un  convoi 
de  mille  mulets  chargés  de  vivres  à  destination  de  Bou-Saâda;  les 
Kabyles  ne  consentaient  pas  à  marcher  mêlés  aux  Arabes,  ils  vou- 
laient aller  en  tête  ou  en  queue  du  convoi,  n'importe,  pourvu  qu'ils 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l'"'"  avril. 


970  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

restassent  seulement  entre  Kabyles.  Sur  quelques  reproches  que 
leur  firent  des  spahis  arabes  cle  Sétif ,  les  muletiers  de  Bougie  vin- 
rent se  plaindre  à  l'officier  français  chef  de  la  colonne,  a  Nous  avons 
promis  de  porter  des  vivres  jusqu'à  Bou-Sâada,  lui  dirent-ils;  nous 
sommes  gens  de  parole.  Si  tu  n'es  pas  content  de  nous,  punis-nous 
ou  fais-nous  punir  par  nos  spahis  de  Bougie;  mais  nous  n'en  recon- 
naissons pas  le  droit  aux  spahis  arabes  :  ce  n'est  pas  notre  race,  et 
nous  n'avons  rien  de  commun  avec  eux.  »  L'hostilité  a  dû  s'ac- 
croître, on  le  sent,  depuis  que  les  Kabyles  djurdjuriens  ont  refusé 
de  prendre  part  à  l'insurrection  :  pour  l'Arabe  rebelle,  le  Kabyle  est 
devenu  «  un  Juif  qui  oublie  sa  religion  et  n'ose  plus  faire  la  guerre 
sainte;  »  pour  le  montagnard,  «  l'Arabe  n'est  qu'un  sot  qui  oublie 
son  intérêt  et  ne  songe  pas  que  la  France  a  la  main  longue.  »  Une 
pareille  division  ne  peut  que  profiter  à  la  politique  de  la  France;  il 
lui  convient  d'encourager  ceux  qui  la  servent,  et  quand  on  a  gé- 
néreusement dédommagé  certains  colporteurs  du  Djurdjura  que 
les  Harrars  révoltés  avaient  surpris  et  dépouillés  dans  la  province- 
d'Oran,  l'effet  produit  en  Kabylie  par  cette  restitution  a  été  excel- 
lent. Il  est  malheureusement  un  terrain  sur  lequel  Arabes  et  Kabyles 
se  rencontrent  et  s'entendent,  c'est  celui  des  sociétés  religieuses, 
et  de  là  peut  naître  un  danger  réel  pour  notre  domination. 

Les  Kabyles  n'ont  certes  pas  le  fanatisme  naturel  de  l'Arabe,  et 
c'est  moins  la  religion  que  l'esprit  d'indépendance  qui  les  a  jus- 
qu'à la  conquête  armés  contre  nous.  Cependant  un  des  ordres  re- 
ligieux les  plus  célèbres  de  l'Algérie,  l'ordre  de  Sid-Abderraman ,  a 
pris  naissance  dans  le  Djurdjura  même.  Les  expéditions  de  185(5  et 
1857  ont  eu  beau  détruire  l'école  religieuse  ou  zoouîa  de  Sid-Ab- 
derraman et  chasser  le  khalifa  ou  grand -maître  El-Hadj-Hamar; 
il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  l'ordre  subsiste  et  se  développe 
en  secret  et  qu'il  fait  encore  plus  d'adeptes  qu'avant  la  conquête. 
Un  nouveau  foyer  se  forme  actuellement  autour  du  Kabyle  Cheik- 
Haddad,  qui  habite  la  tribu  des  ïmsissen,  sur  la  rive  droite  de 
l'Oued -Sahel.  En  l'absence  d'un  khalîfa,  Cheik-Haddad  est  le 
mekaddem  ou  chef  reconnu  de  tous  les  affiliés  de  Tordre;  l'autorité 
de  son  nom  et  le  prestige  de  ses  vertus  inspirent  au  loin  le  respect 
dans  la  montagne.  Depuis  la  soumission  du  Djurdjura,  l'ordre  de 
Sid-Abderraman  représente  seul  le  parti  de  l'opposition;  les  idées 
religieuses  et  les  aspirations  d'indépendance  s'y  confondent;  il 
cherche  des  prosélytes  dans  nos  spahis  mêmes  pour  avoir  des  es- 
pions autour  de  nous;  beaucoup  de  femmes  kabyles  déjà  s'y  font 
admettre  et  s'appellent  ftœurs  entre  elles,  comme  les  hommes  s'ap- 
pellent khoiians,  c'est-à-dire  frères. 

Toute  association  est  une  force,  surtout  quand  elle  obéit  à  l'unité 


LES   KABYLES    DU   DJURDJURA.  971 

de  direction  ;  or  un  simple  extrait  de  la  règle  des  khouans  de  Sid- 
Abderraman  peut  suffire  à  montrer  que  la  base  essentielle  de  l'ordre 
est  l'obéissance  aux  ordres  du  mekaddem. 

«  Le  jour  où  un  novice  se  présente  pour  être  agréé  parmi  les  frères 
(  ainsi  s'exprime  le  texte  de  la  règle) ,  il  faut  lui  adresser  les  recommanda- 
tions suivantes,  qu'il  jurera  de  tenir  secrètes,  et  auxquelles  il  promettra 
par  serment  de  se  conformer  avec  la  plus  scrupuleuse  fidélité  : 

«  Mon  enfant,  lui  dira-t-on,  que  ton  attitude  en  présence  du  mekaddem 
soit  celle  de  l'esclave  devant  son  roi! 

c(  Le  mekaddem  est  l'homme  chéri  de  Dieu.  Il  est  supérieur  à  toutes  les 
autres  créatures,  et  prend  rang  après  les  prophètes.  Ne  vois  donc  que  lui 
et  lui  partout.  Bannis  de  ton  cœur  toute  autre  pensée  que  celle  qui  aurait 
Dieu  ou  le  mekaddem  pour  objet...  De  même  qu'un  malade  ne  doit  avoir 
rien  de  caché  pour  le  médecin  de  son  corps,  de  même  tu  es  tenu  de  ne  dé- 
rober au  mekaddem  aucune  de  tes  pensées,  ni  de  tes  paroles,  ni  de  tes 
actions.  Songe  que  le  mekaddem  est  le  médecin  de  ton  ùme. 

cf  Garde  bien  les  secrets  qu'il  te  confiera.  Que  ton  cœur  soit  à  cet  égard 
muet  comme  un  tombeau  !  Tu  te  tiendras  sous  son  regard,  la  tête  baissée 
et  dans  le  plus  profond  silence,  toujours  prêt  à  obéir  à  un  signe  de  sa 
main,  à  une  parole  de  sa  bouche.  N'oublie  pas  que  tu  es  son  serviteur  et 
que  tu  ne  dois  rien  faire  sans  son  ordre.  Il  t'est  défendu  de  t'avancer  ou 
de  te  retirer,  à  moins  qu'il  ne  le  prescrive.  Obéis-lui  en  tout  ce  qu'il  or- 
donne, car  c'est  Dieu  même  qui  commande  par  sa  voix.  Lui  désobéir,  c'est 
encourir  la  colère  de  Dieu. 

«  Voue-lui  une  obéissance  avettgle.  Exécute  sa  volonté ,  quand  même  les 
ordres  quil  te  donne  te  paraîtraient  injustes.  Sois  entre  ses  mains  comme 
est  un  cadavre  entre  les  mains  du  laveur  des  morts,  qui  le  tourne  et  le  re- 
tourne à  son  gré.  » 

Notre  domination  dans  le  Djurdjura  repose  tranquille  sur  l'ex- 
trême morcellement  des  unités  politiques  indigènes;  que  n'aurait- 
elle  pas  à  perdre  à  ce  despotisme  d'un  seul,  qui  ferait  mystérieu- 
sement mouvoir  de  tels  élémens  réunis  en  faisceau!  Les  ordres 
religieux  demeurent,  on  le  sait,  nos  plus  ardens  ennemis  en  pays 
arabe.  Ce  sont  eux  qui  soufflent,  sans  se  lasser,  l'esprit  de  révolte  et 
qui  ont  certainement  excité  l'insurrection  dernière;  ce  sont  eux  qui 
en  1850  envoyèrent  dans  la  Grande-Kabylie  l'agitateur  Bou-Barla, 
pour  s'opposer  pendant  quatre  ans  aux  progrès  de  notre  influence. 
Pourvu  qu'ils  ne  viennent  pas  apporter  encore  un  obstacle  funeste 
à  l'œuvre  d'assimilation  commencée  en  Kabylie!  Gheik-Haddad,  il 
faut  le  dire,  ne  se  montre  pas  hostile  à  la  domination  française: 
son  fds  était  récemment  à  Alger,  demandant  à  servir  la  France.  On 
n'en  a  pas  moins  de  ce  côté  à  se  garder  contre  un  péril  ;  surveiller 
sévèrement  l'instruction  que  donnent  les  zaoïdas  nous  paraît  un 
premier  remède  au  mal.  Lorsqu'avant  la  conquête  du  Djurdjura 
des  soulèvemens  ont  troublé  la  Grande-Kabylie  au  nom  de  la  guerre 


972  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sainte,  ce  ne  sont  jamais  des  Kabyles  purs,  ne  parlant  que  le  kabyle, 
qui  les  ont  produits  :  ce  sont  des  Arabes  venus  de  l'ouest,  comme 
Bou-Barla,  ou  des  Kabyles  qui  avaient  étudié  l'arabe  dans  les 
zao7uas,  car  la  guerre  sainte  se  prêche  toujours  en  arabe  avec  des 
versets  du  Koran,  la  langue  kabyle  n'a  pas  même  d'expression  qui 
réponde  au  mot  significatif  de  guerre  sainte.  Puisque  le  Kabyle  pra- 
tique la  religion  musulmane,  libre  à  lui  de  réciter  des  versets  du 
Koran ,  mais  il  les  récite  aussi  bien  sans  les  comprendre ,  et  pour 
nous  c'est  au  moins  tout  avantage.  Tant  que  le  jeune  Kabyle  reste 
sociable  envers  le  chrétien,  c'est  qu'il  n'a  pas  fréquenté  la  zaouïa; 
dès  qu'il  nous  fuit  et  s'écarte  avec  méfiance,  à  coup  sûr  il  a  com- 
mencé à  comprendre  le  Koran,  et  nous  regarde  déjà  comme  des  in- 
lidèles  que  sa  foi  lui  ordonne  de  haïr  et  de  combattre.  L'enseigne- 
ment offert  par  les  zaouïas  ne  saurait  donc  qu'être  dangereux  à 
notre  cause;  il  n'est  que  juste  que  nous  l'entravions,  et  les  écoles 
que  nous  élevons  aujourd'hui  dans  le  Djurdjura  doivent  nous  y 
aider  puissamment. 

Certes  l'instruction  compte  comme  un  moyen  précieux  d'assimi- 
lation, et  il  est  à  souhaiter  qu'en  Kabylie  elle  puisse  se  répandre  un 
jour  assez  loin  pour  que  les  leçons  de  nos  médecins  y  forment  des 
médecins  kabyles  qui  aillent  témoigner  dans  leurs  tribus  de  ce 
nouveau  bienfait  de  la  France;  mais  une  chose  aussi  importe,  c'est 
que  de  toute  école  française  établie  au  sein  du  Djurdjura  la  langue 
arabe  soit  proscrite  le  plus  possible.  Que  la  langue  française  rem- 
place l'arabe  dans  l'instruction  kabyle,  que  les  écoles  françaises 
tuent  les  zaouïas^  voilà  notre  souhait.  Les  Kabyles  qui  auront  be- 
soin de  quelques  mots  arabes  pour  leurs  relations  commerciales 
sauront  bien  les  apprendre;  mais  qu'au  moins  avec  nous  la  généra- 
tion qui  grandit  sache  bientôt  parler  notre  langue.  Pourquoi  même, 
afin  d'exclure  plus  sûrement  du  Djurdjura  l'usage  de  l'arabe,  ne 
pas  rompre  un  certain  nombre  d'oiïïciers  à  l'étude  de  la  langue  et 
des  affaires  kabyles  (1),  comme  on  forme  des  officiers  pour  les  af- 
faires arabes?  On  aura  ainsi  travaillé  pour  l'avenir,  car  l'organisa- 
tion laissée  aux  tribus  djurdjuriennes  nous  semble  sérieusement 
destinée,  dans  l'intérêt  de  la  France,  à  s'étendre  avec  le  temps  sur 
d'autres  points  de  l'Algérie. 

Oui,  le  succès  de  l'organisation  du  Djurdjura  doit,  croyons-nous, 
servir  d'exemple  et  porter  ses  fruits.  Cette  organisation,  toutes  les 
tribus  de  la  Grande-Kabylie  ne  l'ont  pas  encore  reçue;  pourquoi 
maintenant  ne  pas  la  leur  donner,  afin  de  former  là  une  unité  ka- 
byle vraiment  complète?  On  est  déjà  sur  la  voie;  les  Beni-Khalfoun 

(1)  Plusieurs  officiers  s'adonnent  déjà  spontanément  à  l'étude  de  la  langue  kabyle, 
et  la  grammaire  du  lieutenant-colonel  Hanoteau  rend  un  vrai  service  à  ceux  qui  s'y 
veulent  préparer. 


LES    KABYLKS    DU    DJURDJURA.  973 

furent,  il  y  a  trois  ans,  constitués  en  dj'emâs ^jâmaiis  ils  ne  s'étaient 
montrés  aussi  tranquilles  qu'on  les  a  vus  depuis.  Dira-t-on  que 
certaines  tribus  de  la  Grande-Kabylie  se  sont  maintenues  également 
fidèles  avec  le  mode  arabe  de  gouvernement?  Ce  n'est  pas  une  rai- 
son pour  ne  point  généraliser  par  prévoyance  une  mesure  utile. 
Fera-t-on  des  réserves  à  propos  d'une  tribu  arabe,  celle  des  Issers, 
comprise  dans  la  Grande-Kabylie?  Mais  elle  est  seule  de  son  espèce 
et  s'absorbera  facilement  dans  l'ensemble;  les  tribus  de  marabouts 
arabes  qui  résident  dans  le  Djurdjura  se  sont  bien  d'elles-mêmes 
kabylistes,  et  les  Nezliouas,  tribu  moitié  arabe,  moitié  kabyle,  du 
cercle  de  Dra-el-Mizan,  écrivaient,  l'an  dernier,  au  commandant  su- 
périeur ces  paroles  très  sensées  :  «  Beaucoup  des  tribus  qui  nous 
entourent  sont  soumises  au  régime  des  dj'emâs-  nous  demandons 
la  même  constitution.  Puisqu'elle  a  été  trouvée  bonne  pour  ces  tri- 
bus, elle  doit  l'être  pour  nous;  pourquoi  serions-nous  plus  inca- 
pables qu'elles  de  l'appliquer?  » 

Mais  regardons  plus  loin.  Les  troubles  des  Babors  et  de  la  Kaby- 
lie  orientale  nécessiteront  sans  doute  une  campagne;  cette  cam- 
pagne, après  le  châtiment  infligé  aux  rebelles,  pourra  bien  être  sui- 
vie d'une  œuvre  d'organisation.  Tous  les  jours  on  apprend  :  lorsque 
la  Kabylie  orientale  et  les  Babors  furent  soumis,  le  Djurdjura  ne 
l'était  point,  et  dans  le  Djurdjura  seul  nous  devions  trouver  le  sys- 
tème politique  qui  convient  le  mieux  à  l'esprit  kabyle;  pourquoi  le 
même  système  ne  réussirait-il  pas  avec  les  populations  de  la  Kaby- 
lie orientale?  Que  ces  tribus  aient  leur  sang  mêlé  de  sang  arabe  et 
ne  se  trouvent  pas  préparées  par  leurs  erremens  derniers  à  cette 
organisation  nouvelle,  peu  importe.  Les  Nezliouas,  qui  la  réclament, 
ont  aussi  du  sang  mêlé,  et  les  Beni-Khalfoun,  qui  l'ont  reçue  sans  y 
être  préparés  davantage,  n'en  ont  pas  été  moins  prompts  à  la  com- 
prendre et  à  la  pratiquer.  Au  reste,  des  essais  de  djemâs  faits  dans 
le  cercle  de  Djidjelli  et  le  suffrage  appliqué  l'an  dernier  même  à 
des  élections  de  cheiks  en  quelques  points  de  la  Kabylie  orientale 
ont  produit  déjà  de  satisfaisans  résultats.  Trop  souvent  certes  les 
chefs  indigènes  que  nous  avons  nommés  deviennent  une  entrave 
pour  notre  autorité  :  puissans,  ils  nous  portent  ombrage;  faibles,  ils 
sont  un  embarras,  car  il  les  faut  défendre.  Le  régime  des  djemâs 
au  contraire  n'affaiblit  en  rien  notre  commandement,  qui  y  gagne  en 
influence  ce  qu'il  perd  en  responsabilité.  Et  quant  au  mouvement 
et  au  progrès  des  idées  qui  doivent  rapprocher  de  nous  les  vaincus, 
ce  régime  n'en  est-il  pas  encore  la  meilleure  garantie?  Il  fait  appel  à 
l'initiative  de  chacun  et  lui  offre  un  stimulant  dans  les  discussions 
publiques,  il  affranchit  l'individu  en  le  laissant  compter  pour  quel- 
que chose  dans  le  gouvernement,  il  nous  permettra  de  transfor- 
mer la  société  kabyle  par  la  transformation  intime  de  tous  les  ci- 


974  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toyens  qui  la  composent.  Qui  sait  alors  si,  dans  l'avenir,  après  de 
nouveaux  et  heureux  essais  de  cette  organisation,  les  diverses  po- 
pulations d'origine  kabyle  semées  çà  et  là  en  pays  arabe  ne  pour- 
ront pas  utilement  la  recevoir  à  leur  tour,  s'assimiler  à  nous  par  le 
même  système,  et  devenir  ainsi  pour  notre  domination  comme  au- 
tant de  sentinelles  dévouées,  autant  d'instrumens  de  civilisation? 
Est-ce  à  dire  que  la  France  doive  hardiment  emprunter  au  Djur- 
djura  des  détachemens  kabyles  que  nous  installerions  à  titre  de  co- 
lons au  sein  du  pays  arabe?  Mais,  pour  former  une  colonie  pros- 
père, il  faut  des  ressources  et  une  expérience  qu'on  ne  trouve  que 
chez  les  cultivateurs  aisés  de  la  Kabylie,  et  ceux-là  ne  diraient  pas 
adieu  à  leur  montagne  sous  prétexte  de  courir  après  une  terre  pro- 
mise incertaine;  nous  n'aurions  donc  à  choisir  que  parmi  les  plus 
misérables,  dont  bientôt  il  adviendrait  sans  doute  ce  qui  est  advenu 
de  nos  colons  de  18A8,  que  l'administration  a  été  forcée  de  nourrir. 
Tenté  du  reste  en  185Zi,  un  essai  de  ce  genre  est  déjà  demeuré  in- 
fructueux :  1,500  hectares  des  environs  de  Bordj-Bouïra  furent  offerts 
aux  montagnards;  jamais  ils  n'ont  consenti  à  y  venir  labourer,  C'est 
qu'aucune  population  n'aime  davantage  son  territoire;  elle  en  aime 
le  climat  tempéré,  elle  en  aime  les  fontaines,  qui  ne  tarissent  pas  : 
qu'on  veuille  brusquement  la  conduire  ailleurs,  et  elle  croira  qu'on 
veut  l'expatrier.  Laissons  de  côté  ce  rêve  impossible,  et  considérons 
un  rôle  plus  simple  que  les  Kabyles  du  Djurdjura  peuvent  jouer 
dans  la  colonisation.  De  magnifiques  vallées,  sur  les  bords  de  Tis- 
ser, du  Sebaou,  de  l'Oued-Boghni,  de  l'Oued-Sahel,  sillonnent  la 
Grande-Kabylie  et  ofîï-ent  un  champ  fécond  où  l'agriculture  n'a  qu'à 
se  développer  librement;  jadis  les  Turcs  en  occupèrent  les  points 
les  plus  accessibles,  et  leur  occupation  militaire  donna  dès  lors  à 
diverses  parties  de  ces  vallées  un  caractère  domanial  que  notre 
conquête  a  conservé.  Le  sénatus-consulte  du  22  avril  1863,  qui  sur 
tout  le  territoire  algérien  se  propose  de  confirmer  justement  la  pro- 
priété à  ceux  qui  présenteront  des  titres  valables,  pourra  bien  ren- 
contrer des  difficultés  d'application  et  amener  de  sérieuses  contes- 
tations en  pays  arabe;  il  n'en  soulèvera  aucune  en  pays  kabyle  :  là 
tous  les  propriétaires  ont  des  titres,  sinon  écrits,  au  moins  de  noto- 
riété publique ,  situation  vraiment  heureuse  qui  dans  une  question 
ailleurs  délicate  et  obscure  ne  laisse  planer  aucun  nuage  sur  l'a- 
venir du  Djurdjura  1  Eh  bien!  après  le  règlement  définitif  ordonné 
par  le  sénatus-consulte,  toute  terre  disponible,  toute  vallée  doma- 
niale deviendra- t-elle  le  lot  naturel  de  la  colonisation  européenne? 
A  notre  gré,  ce  serait  yne  faute.  Qu'on  y  songe,  nous  avons  sous 
la  main  une  population  kabyle  trop  serrée,  qui  possède  tous  les 
moyens  de  travail  qu'exige  la  culture,  et  à  qui  la  propriété  de  ces 
terres  qu'elle  a  cultivées  de  tput  temps  revient  de  droit  parce  qu'elle 


LES    KABYLES   DU   DJURDJURA.  975 

en  a  besoin;  ce  besoin,  l'autorité  française  ne  peut  qu'avoir  intérêt 
à  le  satisfaire.  La  colonisation  européenne,  pour  n'être  pas  agricole, 
trouvera  encore  un  champ  assez  large  dans  l'exploitation  des  forêts 
du  Djurdjura,  dans  la  fabrication  du  vin  avec  le  raisin  de  la  mon- 
tagne, l'exportation  en  Europe  des  figues  et  des  huiles  kabyles; 
mais  que  la  terre  disponible  reste  aux  indigènes.  Il  ne  s'agit  pas 
de  la  leur  donner;  non,  vendons-la  aux  plus  offrans;  nous  trouve- 
rons des  enchérisseurs  :  agriculteurs  et  jardiniers  de  nature,  actifs, 
aptes  à  comprendre  tous  les  progrès,  les  Kabyles  sauront  bientôt 
nous  emprunter  nos  perfectionnemens.  Attirés  peu  à  peu  vers  les 
vallées  fertiles  que  nous  leur  aurons  livrées,  ils  sauront  bien  y  bâtir 
des  abris,  des  maisons,  puis  des  villages,  et  s'y  créeront  des  intérêts 
réels  qui,  plus  faciles  pour  nous  à  atteindre,  feront  d'eux  des  sujets 
plus  faciles  encore  à  maintenir.  Les  années  et  la  confiance  vien- 
dront favoriser  de  plus  en  plus  leur  expansion  :  par  la  force  des 
choses,  ils  s'étendront  de  proche  en  proche,  et  ils  s'étendront  d'au- 
tant mieux  que  nous  aurons  moins  l'air  de  les  y  contraindre.  Avec 
le  temps  auss;,  d'autres  Kabyles,  dressés  par  nous  aux  arts  et  mé- 
tiers, se  détacheront  également  de  leur  montagne  pour  louer  leurs 
services  spéciaux  dans  les  villes  ou  les  campagnes  arabes;  retenus 
là  par  une  profession  lucrative,  ils  pourront,  en  s'enrichissant,  s'a- 
cheter eux-mêmes  des  terrains  dans  les  plaines,  s'y  marier  et  y 
faire  souche  de  Kabyles  travailleurs  et  industrieux. 

Veut-on  enfin  dès  aujourd'hui  fournir  un  débouché  facile  au 
trop  plein  des  populations  djurdjuriennes,  prenons-y  des  soldats. 
Gens  de  guerre  et  d'aventures,  ces  montagnards  répugneraient, 
par  esprit  de  liberté,  au  recrutement  obligatoire,  mais  ils  cour- 
ront au-devant  des  engagemens  volontaires.  L'an  dernier,  une 
compagnie  de  tirailleurs  casernée  à  Fort-Napoléon  avait  en  quel- 
ques mois  doublé  sur  place  son  effectif,  et  les  volontaires  s'offraient 
si  nombreux  qu'ila  fallu  suspendre  les  engagemens.  Avec  plaisir 
ils  iraient  tenir  garnison  en  pays  arabe  et  y  combattre  pour  nous, 
—  et  même  au  sein  d'une  lutte  européenne,  grâce  à  ces  deux  puis-. 
sans  mobiles,  le  courage  et  l'honneur,  qui  les  guident,  on  ferait 
d'eux  des  troupes  dignes  de  lutter  contre  les  plus  braves.  Lorsque, 
dans  les  rues  de  Paris,  nous  rencontrons  parfais  des  turços  se  pro- 
menant, vite  nous  distinguons  l'Arabe,  qui  ne  s'étonne  jamais,  du 
Kabyle  à  la  figure  expressive  et  curieuse.  Amener  en  France  ces 
hommes  de  temps  à  autre,  c'est  faire  chose  excellente  :  leurs 
idées  se  transforment,  ils  se  rendent  mieux  compte  de  notre  gran- 
deur et  de  notre  puissance;  la  vue  de  toutes  les  merveilles  de  la 
civilisation  les  excite  davantage  à  en  désirer  chez  eux  les  bienfaits, 
et  la  comparaison  abat  surtout  leur  orgueil,  qui  a  quelque  peu  be- 
soin de  s'humilier.  Notre  ancien  bach-agha  du  Sebaou,  Moham- 


976  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

med-ou-Kaci,  vint  à  Paris  assister,  en  1852,  à  une  grande  revue 
de  50,000  hommes.  De  retour  dans  sa  vallée,  au  pied  du  Djur- 
djura,  il  exaltait  avec  conviction  et  le  nombre  et  la  force  des  soldats 
de  la  France.  «  Oui,  lui  répondait-on,  mais  la  force  des  Zouaouas  est 
encore  plus  grande.  »  Les  Zouaouas!  ce  sont  eux  pourtant  qui  ont 
donné  leur  nom  à  nos  zouaves  (1),  et  certes,  sur  un  champ  de  ba- 
taille, ils  ne  démériteront  pas  de  leurs  homonymes. 

Dans  le  cours  de  cette  étude,  nous  n'avons  pas  dissimulé  la  sé- 
rieuse préférence  que  nous  donnons  à  l'élément  kabyle  sur  l'élé- 
ment arabe;  c'est  qu'en  vérité  le  Kabyle  nous  apparaît  comme  es- 
sentiellement assimilable,  tandis  qu'à  l'assimilation  de  l'Arabe  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  voir  deux  obstacles  puissans  :  son 
fanatisme  religieux  qui  ne  transige  pas,  sa  facilité  à  plier  sa  tente 
pour  fuir  au  loin  l'influence  et  l'autorité  du  chrétien.  La  fixité  des 
demeures  du  Kabyle  fait  au  moins  que  le  conquérant  sait  toujours 
où  le  saisir,  où  lui  porter  le  progrès  et  la  civilisation.  Aussi  con- 
clurons-nous par  ce  vœu  sincère  :  que  le  pur  élément  kabyle  aille 
grandissant,  et  s'étende  de  plus  en  plus  à  travers  le^Tell,  et  relè- 
gue peu  à  peu  l'Arabe  vers  les  hauts  plateaux  !  Tous  les  progrès  de 
l'élément  kabyle  nous  sembleront  d'heureux  présages  pour  notre 
œuvre  pacificatrice,  et  il  entre,  suivant  nous,  dans  la  vraie  poli- 
tique de  la  France  de  les  encourager.  Du  reste,  nous  ne  prétendons 
pas,  on  le  pense,  rien  conseiller  ni  rien  apprendre  à  ceux  qui  ont 
vieilli  dans  la  science  des  affaires  algériennes,  aujourd'hui  dirigées 
par  d'illustres  mains.  Nous  avons  voulu  écrire  pour  le  public,  qui 
ne  connaît  pas  la  question  kabyle  ou  qui  la  connaît  mal,  lui  dire 
des  faits  qui  parlent  d'eux-mêmes,  lui  prouver  que  la  France  do- 
mine sans  effort  et  se  concilie  déjà  la  population  la  plus  belli- 
queuse et  la  plus  intelligente  de  l'Algérie,  lui  montrer  enfin  que 
c'est  l'armée,  cette  armée  à  qui  l'on  reproche  le  régime  du  sabre, 
qui  a  laissé  aux  Kabyles  du  Djurdjura  le  droit  de  se  gouverner  libre- 
ment. Si,  par  ces  simples  vérités,  nous  réussissons  à  ramener  quel- 
ques esprits  prévenus  vers  un  peu  d'espérance  dans  l'avenir  de  la 
colonie,  notre  tâche  n'aura  pas  été  ingrate,  et  nous  aurons  payé  un 
tribut,  trop  faible,  hélas  !  au  bon  pays  d'Afrique  que  nous  aimons, 
au  cher  drapeau  sous  lequel  nous  sommes  glorieux  d'avoir  servi. 

N.    BiBESCO. 

(1)  Les  Zouaouas,  qui  forment  la  plus  grande  confédération  du  Djurdjura,  louaient 
jadis  leurs  services  militaires  aux  princes  barbaresques  et  avaient  la  réputation  d'être 
les  meilleurs  fantassins  de  la  régence;  de  là  leur  nom  donné  aux  deux  bataillons  de 
zouaves  qui  furent  créés  par  un  arrêté  du  l^""  octobre  1830  et  composés  d'abord  de  sol- 
dats indigènes  avec  cadres  français.  Plus  tard  les  indigènes  disparurent  d'entre  les 
zouaves;  mais  le  nom  de  zouaves  resta,  et  l'on  sait  qu'il  a  déjà  fait  le  tour  du  monde. 
Voyez  sur  les  Zouaves  la  Revue  du  15  mars  1855. 


LES 


CORRESPOINDAJNCES  INTIMES 


CICERON    ET    MADAME    DE   SEVIGNE. 

Les  Grands  Ecrivains  de  la  France.  —  Lettres  de  M*»*  de  Sévi§né, 
recueillies  et  annotées  par  M.  Monmerqué,  nouvelle  édition;  Paris,  Hachette. 


Je  comptais  en  avoir  fini  avec  Gicéron,  mais  quand  on  a  si  long- 
temps vécu  dans  la  familiarité  d'un  grand  écrivain ,  il  n'est  pas 
aussi  facile  qu'on  le  pense  de  se  séparer  de  lui  (1).  Quelque  nouveau 
travail  qu'on  entreprenne,  son  souvenir  vous  y  accompagne.  Les 
ouvrages  qu'on  lit  rappellent  involontairement  ceux  qu'on  vient  de 
quitter.  On  leur  trouve  des  rapports  ou  des  différences  dont  on  ne 
se  serait  pas  avisé  dans  un  autre  temps,  et,  pour  peu  que  le  carac- 
tère des  deux  auteurs  et  la  nature  de  leurs  livres  le  permettent,  on 
se  laisse  aller  à  les  comparer.  C'est  ce  qui  m'est  arrivé  lorsqu'après 
avoir  si  longtemps  étudié  les  lettres  de  Gicéron  j'ai  voulu  relire  celles 
de  M'"^  de  Sévigné. 

M'"^  de  Sévigné  a  occupé  bien  des  gens  dans  ces  dernières  années. 
On  a  écrit  sa  vie  avec  un  soin  minutieux,  on  a  étudié  les  personnes 
qu'elle  aimait  et  qui  vivaient  dans  son  intimité,  on  a  fait  des  re- 
cherches infinies  pour  trouver  quelques  lettres  inédites  d'elle,  on 
a  publié  plusieurs  fois  sa  correspondance.  Quelque  estime  que  mé- 
ritent ces  divers  travaux,  je  ne  parlerai  ici  que  de  l'édition  que 
MM.  Monmerqué  et  Régnier  viennent  de  nous  donner,  parce  qu'elle 
ne  me  semble  pas  être  seulement  une  édition  nouvelle,  mais  une 

(1)  Voyez  sur  Gicéron  la  Bévue  du  l'''"  octobre  et  du  1"  novembre  1864,  du  15  janvier 
et  du  1"  mars  1865. 

TOME  LVl.  —  1865,  62 


&78  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nouvelle  façon  d'éditer  les  auteurs  français.  Nous  ne  sommes  plus 
au  temps  où  Voltaire  écrivait  :  «  Quel  service  l'Académie  française  ne 
rendrait-elle  pas  aux  lettres,  à  la  langue  et  à  la  nation,  si,  au  lieu 
de  faire  imprimer  tous  les  ans  un  volume  de  complimens,  elle  fai- 
sait imprimer  les  bons  ouvrages  du  siècle  de  Louis  XIV,  épurés  de 
toutes  les  fautes  qui  s'y  sont  glissées!  »  Notre  goût  est  bien  diffé- 
rent aujourd'hui.  Nous  ne  souffririons  pas  que,  sous  prétexte  d'é- 
purer un  ouvrage,  on  se  permît  de  le  refaire,  et  qu'on  le  mît  à  la 
mode  du  jour  toutes  les  fois  qu'on  trouve  qu'il  a  vieilli.  On  com- 
prendrait à  la  rigueur,  si  les  lettres  n'étaient  qu'une  sorte  de  régal 
pour  les  délicats,  qu'on  voulût  rendre  leur  plaisir  complet  en  sup- 
primant dans  les  anciens  auteurs  tout  ce  qui  s'éloigne  de  notre 
manière  de  voir  ou  de  notre  façon  de  parler;  mais  depuis  que  le 
goût  de  l'histoire  a  pénétré  dans  l'étude  de  la  littérature,  et  que 
nous  cherchons  dans  nos  chefs-d'œuvre  l'image  du  passé  autant 
qu'un  plaisir  pour  le  présent,  nous  ne  demandons  plus  à  nous  re- 
trouver tout  à  fait  dans  les  écrivains  d'autrefois.  Nous  comprenons 
qu'ils  pensent  et  qu'ils  parlent  à  leur  manière.  Au  lieu  de  vouloir 
à  toute  force  les  rapprocher  de  nous,  nous  trouvons  plus  simple 
d'aller  vers  eux.  Nous  leur  permettons  d'être  de  leur  temps,  et 
nous  leur  savons  gré  de  nous  le  faire  connaître.  Bien  loin  d'effacer 
de  leurs  ouvrages  les  façons  de  parler  qui  leur  sont  propres,  nous 
les  notons  avec  soin  parce  qu'elles  nous  font  mieux  comprendre  les 
différences  qui  séparent  leur  époque  de  la  nôtre.  Même  ces  locu- 
tions qui  seraient  vicieuses  aujourd'hui  et  qui  scandalisaient  Vol- 
taire, nous  nous  gardons  bien  de  les  corriger;  elles  nous  permettent 
de  suivre  les  vicissitudes  de  notre  langue  et  attestent  ses  progrès. 
On  peut  donc  affirmer  que  nous  ne  pourrons  avoir  une  histoire  com- 
plète et  sûre  de  la  société  et  de  la  langue  françaises  que  lorsqu'on 
nous  aura  donné  des  éditions  parfaitement  exactes  de  nos  grands 
écrivains,  et  que  nous  serons  certains  de  posséder  leurs  ouvrages 
tels  qu'ils  sont  sortis  de  leurs  plumes. 

C'est  ce  qu'a  compris  un  éditeur  habitué  par  trente  ans  de  succès 
à  deviner  et  à  satisfaire  les  goûts  du  public,  M.  Hachette  avait  vu 
l'importance  qu'ont  prise,  en  ces  dernières  années,  dans  l'Europe 
entière,  les  sciences  philologiques  et  le  besoin  qu'elles  ont  fait  naî- 
tre chez  tout  le  monde  de  la  vérité  et  de  l'exactitude  rigoureuse  en 
toute  chose.  Il  s'était  demandé  pourquoi  l'on  ne  traiterait  pas  nos 
écrivains  comme  ceux  de  l'antiquité,  et  si  la  publication  des  œu- 
vres de  Rossuet  et  de  Corneille  ne  méritait  pas  la  peine  qu'on  se 
dimne  depuis  cinq  siècles  pour  les  poèmes  de  Virgile  et  les  dialo- 
gues de  Platon.  Il  résolut  donc  d'appliquer  aux  chefs-d'œuvre  de 
notre  littérature  la  méthode  qu'on  emploie  tous  les  jours  pour  ré- 
viser, pour  établir  le  texte  des  auteurs  anciens,  et  forma  le  plan  de 


LES    CO'RHi'SPOK.DAJNCiES    INTIMES. 

la  vaste  collection  qu'il  appela  les  Grands  Ecrivains  de  la  France. 
Il  choisit,  pour  la  diriger,  un  des  membres  les  plus  savans  de  notre 
Académie  des  Inscriptions,  M.  Adolphe  Régnier,  l'élève  et  Tanai 
d'Eugène  Burnouf,  et  lui  demanda  d'apporter  dans  la  puhlication 
des  auteurs  français  les  habitudes  de  précision  &t^d':exactitude  qu'il 
avait  prises  dans  la  critique  des  textes  antiques.  Sous  cette  habile 
direction,  l'entreprise  a  marché;  elle  n'a  pas  môme  été  interrom- 
;pue  ^par  la  mort  si  regrettable  de  celui  qui  en  avait  eu  la  ]3remièEe 
idée.  Ses  successeurs  ont  regai-dé  comme  un  devoir  pieux  et  comme 
un  honneur  de  la  poursuivre.  Aujourd'hui,  grâce  aux  collaborateurs 
dévoués  que  M.  Régnier  s'est  donnés,  le  Malherbe  est  achevé,  le 
Corneille  et  le  Sévigné  sont  tout  près  de  l'être,  le  Jiacine,  le  iMo- 
Hère  et  le  La  Fontaine  se  préparent. 

De  tous  ces  écrivains,  aucun  n'avait  plus  besoin  d'untj  révision 
sévère  que  M'"^  de  Sévigné.  La  pauvre  marquise  avait  été  traitée 
par  ses  premiers  éditeurs  à  peu  près  de  la  même  façon  que  Pascal. 
Avant  de  la  livrer  au  public,  on  l'avait  mise  à  la  discrétion  d'un 
homme  terrible,  le  chevalier  de  Perrin,  qui,  à  la  prière  de  la  fa- 
-mille,  s'était  chargé  de  supprimer  ses  révélations  indiscrètes,  d'a- 
doucir ou  d'effacer  ses  propos  trop  libres,  et  même  (Dieu  le  lui  par- 
donne!) de  lui  apprendre  le  bon  goût  et  le  beau  français.  C'était  un 
'homme  de  parole,  et  il  accomplit  sa  tâche  en  conscience.  Pour  ré- 
parer, autant  que  possible,  le  mal  qu'il  avait  fait,  il  a  fallu  consul- 
ter les  autographes  qui  restent  de  M'"*  de  Sévigné,  étudier  les  copies 
manuscrites  qu'on  avait  prises  de  sa  correspondance  avant  qu'elle 
ne  fût  publiée  et  les  éditions  partielles  qui  avaient  précédé  celle  de 
Perrin.  Le  bon  M.  Monmerqué,  auquel  M"'^de  Sévigné  devait  tant, 
avait  commencé  ce  travail;  il  a  été  achevé  par  M.  Régnier  avec  au- 
tant de  zèle  et  plus  de  critique.  Grâce  à  lui,  nous  possédons  enfin 
de  cette  correspondance  un  texte  aussi  exact  qu'on  peut  l'avoir  au- 
jourd'hui. Est-ce  à  dire  qu'il  nous  ait  révélé  une  Sévigné  nouvelle? 
Ce  n'est  pas  sa  prétention.  L'originalité  de  ce  charmant  esprit  est  si 
grande,  que  Pei'rin  lui-même,  malgré  la  peine  qu'il  avait  prise, 
n'avait  pas  réussi  à  l'effacer,  et  qu'elle  avait  survécu  à  ses  correc- 
tions maladroites;  mais  cette  originalité  semble  bien  plus  à  l'aise  et 
se  montre  avec  plus  d'éclat  dans  la  nouvelle  édition.  Si  M'"''  de  Sé- 
vigné n'y  paraît  pas  changée  au  fond,  on  peut  dire  que  les  ti'aits 
principaux  de  son  caractère  y  ressortent  davantage.  Ce  n'était  pas, 
comme  on  sait,  une  de  ces  figures  gracieuses,  mais  un  peu  vagues, 
qu'on  rencontre  si  souvent  dans  le  monde,  et  qui  tirent  une  sorte 
d'agrément  de  leur  indécision  même  :  tout  en  elle  est  précis  et  sail- 
lant; elle  a  des  contours  nets  et  accusés,  et  je  crois  que  les  pas- 
sages supprimés  de  sa  correspondance  sont  précisément  ceux  qui 
les  dessinent  le  mieux.  Qu'on  lis€  par  exemple  les  conseils  qu'elle 


980  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donne  à  son  gendre  et  à  sa  fille  pour  mieux  gouverner  leur  fortune 
délabrée.  Perrin  les  avait  exclus  de  son  édition.  N'est-ce  pas  cepen- 
dant ce  qui  nous  fait  le  mieux  connaître  sa  ferme  raison,  son  esprit 
pratique  et  sensé,  cette  profonde  connaissance  qu'elle  avait  du  réel 
de  la  vie  ?  De  même  tous  ces  malins  récits,  ces  propos  légers  qu'on 
avait  prudemment  atténués  ou  omis  n'achèvent -ils  pas  de  dessiner 
pour  nous  cette  nature  franche  et  emportée?  Quand  on  l'entend  parler 
si  librement,  y  a-t-il  quelque  moyen  de  la  confondre,  comme  on  l'a 
fait,  avec  ces  Arthénice  ou  ces  Philaminte  qui  voulaient  retrancher 
des  mots  les  syllabes  déshonnêtes?  Les  nouveaux  éditeurs  ont  eu 
grand  soin  de  nous  donner  tous  les  passages  supprimés  par  Perrin, 
quand  ils  ont  pu  les  retrouver.  Pour  le  reste,  ils  ont  effacé  les  in- 
nombrables retouches  qu'on  avait  faites  à  cette  langue  qu'on  trou- 
vait vieillie;  ils  ont  rétabli  ces  négligences  et  ces  hasards  d'expres- 
sion qui  sont  la  marque  d'un  commerce  familier,  et  qu'on  avait 
remplacés  par  une  fade  élégance;  ils  nous  ont  enfin  rendu  dans 
toute  sa  pureté,  avec  les  locutions  de  son  temps  et  les  témérités 
heureuses  de  son  génie,  le  style  naturel  et  dérangé  de  cette  femme 
du  monde  qui,  comme  elle  disait,  laissait  librement  courir  sa  plume 
et  lui  mettait  la  bride  sur  le  cou. 

C'est  cette  Sévigné,  plus  vraie  et  plus  vivante,  dont  je  veux  rap- 
procher les  lettres  de  celles  de  Cicéron.  Nous  ne  sommes  pas  les  pre- 
miers qui  songeons  à  faire  cette  comparaison.  On  la  faisait  déjà  de 
son  temps  et  autour  d'elle.  Le  savant  Gorbinelli  écrivait  à  un  de  ses 
amis  «  que  l'orateur  romain  serait  jaloux  de  la  conformité  qu'elle 
avait  avec  lui  pour  le  genre  épistolaire.  »  Je  suppose  que  cette  opi- 
nion de  Gorbinelli  aurait  rendu  M'"''  de  Sévigné  très  confuse,  si  elle 
l'avait  connue.  Elle  savait  sans  doute  qu'elle  avait  bien  de  l'esprit. 
C'est  une  chose  que  d'ordinaire  on  n'ignore  pas,  et  d'ailleurs  ses 
meilleurs  amis  prenaient  soin  de  le  lui  dire,  u  Vos  lettres  sont 
charmantes,  lui  écrivait-on,  et  vous  êtes  comme  vos  lettres.  »  On  la 
mettait  même  quelquefois  sans  façon  à  côté  de  Balzac  et  de  Voiture, 
ce  qui  la  faisait  beaucoup  rougir;  mais  certainement  elle  n'aurait 
jamais  pensé  qu'à  propos  de  ces  billets  qu'elle  écrivait  si  facilement, 
et  sans  se  donner  la  peine  de  prendre  un  style,  «  ce  qui  est  un  co- 
thurne pour  elle,  »  on  irait  jusqu'à  prononcer  le  grand  nom  de  Ci- 
céron. Cependant  il  est  certain  que  Corbinelli  n'avait  pas  tort;  ces 
deux  correspondances  ont  bien  des  rapports  entre  elles  :  elles  se 
ressemblent  d'abord  par  leur  mérite  littéraire  et  le  genre  d'esprit 
qu'elles  supposent,  ensuite  parce  qu'elles  nous  font  connaître  à  fond 
la  société  dans  laquelle  les  deux  auteurs  ont  vécu.  A  ce  double  point 
de  vue,  je  crois  qu'il  est  utile  et  curieux  de  les  comparer.  Seule- 
ment ce  n'est  pas  une  comparaison  méthodique  et  régulière  que  je 
prétends  faire.  Outre  qu'elle  pourrait  nous  conduire  trop  loin,  il  me 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  981 

répugne,  je  l'avoue,  d'appliquer  des  procédés  trop  didactiques  à  ces 
œuvres  qui  nous  charment  précisément  parce  que  l'art  et  la  mé- 
thode n'y  apparaissent  pas.  Je  demande  la  permission  de  suivre, 
dans  cette  étude,  une  marche  plus  libre.  Je  suppose  que  je  viens 
de  lire  ces  deux  correspondances,  et  que,  les  livres  fermés,  j'ex- 
prime un  peu  au  hasard  les  idées  et  les  souvenirs  qui  me  sont  restés 
de  cette  lecture. 

I. 

Je  ne  sais  si  ce  charmant  talent  d'écrire  des  lettres,  que  nos 
pères  estimaient  tant,  existe  encore  chez  nous,  mais  il  est  certain 
que  nous  avons  moins  qu'eux  l'occasion  de  l'exercer.  Ces  com- 
merces agréables  et  assidus,  qui  tenaient  tant  de  place  dans  la  vie 
d'autrefois,  ont  presque  disparu  de  la  nôtre.  Il  ne  manque  pas  de 
raisons  pour  l'expliquer.  La  première,  la  plus  importante,  c'est  que 
l'échange  des  sentimens  et  des  pensées  ne  se  fait  plus  autant  qu'a- 
lors au  moyen  des  correspondances.  Nous  avons  inventé  des  pro- 
cédés nouveaux.  L'immense  publicité  de  la  presse  a  remplacé  avec 
avantage  ces  communications  discrètes  qui  ne  pouvaient  pas  s'é- 
tendre au-delà  de  quelques  personnes.  Aujourd'hui,  en  quelque 
lieu  désert  qu'un  homme  soit  retiré,  les  journaux  viennent  le  tenir 
au  courant  de  tout  ce  qui  se  fait  dans  le  monde.  Comme  il  apprend 
les  événemens  presque  en  même  temps  qu'ils  se  passent,  il  en  re- 
çoit non-seulement  la  nouvelle,  mais  aussi  l'émotion,  il  croit  les 
voir  et  y  assister  malgré  la  distance  qui  l'en  sépare.  Il  n'a  donc 
aucun  besoin  qu'un  ami  bien  informé  se  donne  la  peine  de  l'in- 
struire. Du  temps  de  Cicéron,  les  lettres  rendaient  souvent  les  ser- 
vices que  les  journaux  rendent  aujourd'hui.  On  se  les  passait  de 
main  en  main  quand  elles  contenaient  quelques  nouvelles  qu'on 
avait  intérêt  à  savoir.  On  lisait,  on  commentait,  on  copiait  celles 
des  grands  personnages  qui  faisaient  connaître  leurs  sentimens  sur 
les  faits  et  sur  les  hommes.  C'est  par  elles  qu'un  homme  politique 
qu'on  attaquait  se  défendait  auprès  des  gens  dont  il  tenait  à  con- 
server l'estime;  c'est  par  elles,  quand  le  Forum  était  muet,  comme 
au  temps  de  César,  qu'on  essayait  de  former  une  sorte  d'opinion 
commune  dans  un  public  restreint.  Aujourd'hui  les  journaux  se 
sont  emparés  de  ce  rôle;  la  vie  politique  leur  appartient,  et  comme 
ils  sont  incomparablement  plus  commodes,  plus  rapides,  plus  ré- 
pandus, ils  ont  fait  perdre  aux  correspondances  un  de  leurs  prin- 
cipaux alimens. 

Il  est  vrai  qu'elles  peuvent  s'occuper  des  affaires  privées.  On  est 
tenté  de  croire  d'abord  que  cette  matière  est  inépuisable,  et  qu'avec 
les  affections  et  les  sentimens  de  mille  natures  qui  remplissent  notre 


982  RË¥UE    DES  <D£UX   MONDES. 

vie  intérieure  elles  seront  toujours  assez  riches.  Je  crois  cependant 
que  même  ces  correspondances  intimes  sont  devenues  de  nos  jours 
plus  .courtes .et  moins  intéressantes.  Il  semble  que,  par  un  hasard 
.étrange,  la  facilité  même  .et  la  .rapidité  des  relations,  qui  auraient 
dû  leurdonner  plus  d'animation,  leur  aient  nui.  Autrefois,  quand. la 
,poate  in'existait  pas,  ou  ,qu  elle  était  réservée,  comme  chez  les  Ro- 
mains, à  porter  les  ordres  de  l'empereur,  on  était  forcé  de  profiter 
des  occasions  ou  d'envoyer  les  lettres  par  un  esclave.  Écrire,  c'était 
alors  une  affaire.  On  ne  voulait  pas  que  le  messager  fît  un  voyage 
inutile,  on  faisait  les  lettres  plus  longues,  plus  complètes,  pour  n'être 
,pas  iorcé  de  les  recommencer  trop  souvent;  sans  y  songer,  on  les 
soignait. davart tage,  pai'  cette  importance  naturelle  qu'on  met  aux 
choses  qui  coûtent  plus  et  qui  sont  moins  faciles.  Même  au  temps 
de  M'"^  de  Sévigné,  quand  les  ordinaires  ne  partaient  qu'une  ou 
deux  fois  par  semaine,  écrire  était  encore  une  chose  grave,  à  la- 
. quelle  on  donnait  tous  ses  soins.  La  mère,  éloignée  de  sa  fille,  n'a- 
vait pas  plutôt  fait  partir  sa  lettre  qu'elle  songeait  à  celle  qu'elle 
enverrait  quelques  jours  plus  tard.  Les  pensées,  les  souvenirs,  les 
cegrets,  s'amassaient  dans  son  esprit  pendant  cet  intervalle,  et  quand 
.elle  prenait  la  plume,  (i  elle  ne  pouvait  plus  gouverner  ce  torrent.  » 
;Aujourd'hui  qu'on  sait  qu'on  peut  écrire  quand  on  veut,  on  n'as- 
semble plus  des  matériaux  comme  faisait  M'"*"  de  Sévigné,  on  n'écrit 
plus  par  provision,  «  on  .ne  cherche  plus  à  vider  son  sac,  »  on  ne  se 
travaille  plus  à  ne  rien  oublier,  de  peur  qu'un  oubli  ne  rejette  trop 
loin  le  récitd'une  nouvelle  qui  perdra  sa  fraîcheur  pour  venir  trop 
tard.  Tandis  que  le  retour  périodique  de  l'ordinaire  amenait  autre- 
fois plus  de  suite  et  de  régularité  dans  les  relations,  la  facilité  qu'on 
a  maintenant  de  s'écrire  quand  on  veut  fait  qu'on  s'écrit  moins 
souvent.  On  attend  d'avoir  quelque  chose  à  se  dire,  ce  qui  est 
moins  fréquent  qu'on  ne  le  pense.  On  ne  s'écrit  plus  que  le  néces- 
saire; c'est  peu  de  chose  pour  un  commerce  dont  le  principal  agré- 
.ment  consiste  dans  le  superflu,  et  ce  peu  de  chose,  on  nous  menace 
encore  de  le  réduire.  Bientôt  sans  doute  le  télégraphe  aura  rem- 
placé la  poste,  nous  ne  communiquerons  ;plus  que  par  cet  instru- 
ment haletant,  image  d'une  société  positive  et  pressée,  et  qui,  dans 
le  style  qu'il  emploie,  cherche  à  mettre  un  peu  moins  que  le  néces- 
saire. Avec  ce  nouveau  progrès,  l'agrément  des  correspondances 
intimes,  déjà  très  compromis,  aura  pour  jamais  disparu. 

Mais,  dans  le  temps  même  où  l'on  avait  plus  d'occasions  d'écrire 
des  lettres  et  où  on  les  écrivait  mieux ,  tout  le  monde  n'y  réussis- 
sait pas  également.  11  y  a  des  tempéramens  qui  sont  plus  propres  à 
ice  travail  que  les  autres.  Les  gens  qui  saisissent  lentement,  et  qui 
ont  besoin  de  beaucoup  réfléchir  avant  d'écrire,  font  des  mémoires 
;^.t  non  des  lettres.  iLes  esprits  sages  écrivent  d'une  manière  régu- 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  983 

Hère  et  méthodique,  mais  ils  manquent  d'agrément  et  de  feu.  Les 
logiciens  et  les  raisonneurs  ont  l'habitude  de  suivre  trop  leurs  pen- 
sées; or  on  doit  savoir  passer  légèrement  d'un  sujet  à  l'autre,  afin 
que  l'intérêt  se  soutienne,  et  les  quitter  tous  avant  qu'ils  ne  soient 
épuisés.  Ceux  qui  sont  uniquement  possédés  d'une  idée,  qui  se 
concentrent  en  elle  et  n'en  veulent  pas  sortir,  ne  sont  éloquens  que 
toutes  les  fois  qu'ils  en  parlent,  ce  qui  n'est  pas  assez.  Pour  être 
agréable  à  toute  heure  et  sur  tous  les  sujets,  ainsi  que  le  demande 
une  correspondance  suivie,  il  faut  avoir  surtout  une  imagination 
vive  et  mobile,  qui  se  laisse  saisir  par  les  impressions  du  moment 
et  change  brusquement  avec  elles.  C'est  la  première  qualité  de  ceux 
qui  écrivent  bien  les  lettres;  j'y  joindrai,  si  l'on  veut,  un  peu  de 
coquetterie.  Écrire  demande  toujours  un  certain  effort.  Il  faut  le 
vouloir  pour  y  réussii";  il  faut  aimer  à  plaire  pour  le  vouloir.  11  est 
assez  naturel  qu'on  tienne  à  plaire  à  ce  grand  public  auquel  s'a- 
dressent les  livres;  mais  c'est  la  marque  d'une  vanité  plus  délicate 
et  plus  exigeante  que  de  se  mettre  en  dépense  d'esprit  pour  une 
seule  personne.  On  s'est  demandé  souvent,  depuis  La  Bruyère, 
pourquoi  les  femmes  vont  plus  loin  que  nous  dans  ce  genre  d'écrire. 
N'est-ce  pas  parce  qu'elles  ont  plus  que  nous  le  goût  de  plaire  et' 
une  vanité  naturelle  qui,  pour  ainsi  dire,  est  toujours  sous  16s 
armes,  qui  ne  néglige  aucune  conquête  et  sent  le  besoin  de  faire 
des  frais  pour  tout  le  monde? 

Je  ne  crois  pas  que  personne  ait  jamais  possédé  ces  qualités  au 
même  degré  que  Gicéron.  Cette  insatiable  vanité,  cette  mobilité 
d'impressions,  cette  facilité  à  se  laisser  saisir  et  dominer  par  les 
événemens,  on  les  retrouve  dans  toute  sa  vie  et  dans  tous  ses  ou- 
vrages. Au  premier  abord,  il  semble  qu'il  y  ait  une  grande  diffé- 
rence entre  ses  lettres  et  ses  discours,  et  l'on  est  tenté  de  se  dé- 
mander comment  le  même  homme  a  pu  réussir  dans  des  genres  si 
opposés;  mais  l'étonnement  cesse  dès  qu'on  regarde  de  plus  près. 
Quand  on  cherche  quelles  sont  les  qualités  vraiment  originales  de 
ses  discours,  il  se  trouve  que  ce  sont  tout  à  fait  les  mêmes  qui  nous 
charment  dans  ses  lettres.  Ses  lieux-communs  ont  quelquefois 
vieilli,  il  arrive  que  son  pathétique  nous  laisse  froids,  et  nous  trou- 
vons souvent  qu'il  y  a  trop  d'artifice  dans  sa  rhétorique;  mais  ce 
qui  dans  ses  plaidoyers  est  resté  vivant,  ce  sont  ses  récits  et  ses 
portraits.  Il  est  difficile  d'avoir  plus  de  talent  que  lui  pour  raconter 
ou  pour  dépeindre,  et  de  représenter  plus  au  vif  qu'il  ne  le  fait  les 
événemens  et  les  hommes.  S'il  nous  les  fait  si  bien  voir,  c'est  qu'il' 
les  a  lui-môme  devant  les  yeux.  Lorsqu'il  nous  montre  le  marchand' 
Chéréas  «  avec  ses  sourcils  rasés  et  cette  tête  qui  sent  la  ruse  et 
où  respire  la  malice,  »  ou  le  préteur  Verres  se  promenant  dans  une 
litière  à  huit  porteurs  comme  un  roi  de  Bithynie ,  mollement  cou- 


984  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ché  sur  des  coussins  d'étoffe  transparente  et  remplis  de  roses  de 
Malte,  ou  Vatinius  s'élançant  pour  parler,  aies  yeux  saillans,  le 
cou  enflé,  les  muscles  tendus,  »  ou  les  témoins  gaulois  qui  parcou- 
rent le  Forum  avec  un  air  de  triomphe  et  la  tête  haute,  ou  les  té- 
moins grecs  qui  bavardent  sans  fin  et  «  gesticulent  des  épaules,  » 
tous  ces  personnages  enfin,  qu'on  n'oublie  plus  quand  on  les  a  une 
fois  rencontrés  chez  lui,  sa  puissante  et  mobile  imagination  se  les 
figure  avant  de  les  peindre.  11  possède  merveilleusement  la  faculté 
de  se  faire  le  spectateur  de  ce  qu'il  raconte.  Les  choses  le  frappent, 
les  personnes  l'attirent  ou  le  repoussent  avec  une  incroyable  viva- 
cité, et  il  se  met  tout  entier  dans  les  peintures  qu'il  en  fait.  yVussi 
quelle  passion  dans  ses  récits!  quels  emportemens  furieux  dans  ses 
attaques!  quelle  ivresse  de  joie  quand  il  décrit  quelque  mauvais 
succès  de  ses  ennemis!  Comme  on  sent  qu'il  en  est  pénétré  et 
iHondé,  qu'il  en  jouit,  qu'il  s'en  délecte  et  s'en  repaît  selon  ses 
énergiques  expressions  :  hi's  ego  rcbus  pascor^  lus  delector^  his 
perfruor!  C'est  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  que  s'exprime 
Saint-Simon,  ivre  de  haine  et  de  bonheur,  dans  la  fameuse  scène 
du  lit  de  justice,  quand  il  voit  le  duc  du  Maine  abattu  et  les  bâtards 
découronnés.  «  Moi  cependant,  dit-il,  je  me  mourais  de  joie;  j'en 
étais  à  craindre  la  défaillance.  Mon  cœur,  dilaté  à  l'excès,  ne  trou- 
vait plus  d'espace  à  s'étendre...  Je  triomphais,  je  me  vengeais,  je 
nageais  dans  ma  vengeance.  »  Saint-Simon  a  souhaité  ardemment 
le  pouvoir,  et  deux  fois  il  a  cru  le  tenir;  «  mais  les  eaux,  ainsi  qu'à 
Tantale,  se  sont  retirées  du  bord  de  ses  lèvres  toutes  les  fois  qu'il 
croyait  y  toucher.  »  Je  ne  pense  pas  cependant  qu'on  doive  le 
plaindre.  Il  aurait  mal  rempli  la  place  de  Colbert  et  de  Louvois,  et 
ses  qualités  mêmes  lui  auraient  peut-être  été  nuisibles.  Passionné, 
irritable,  il  ressent  vivement  les  plus  légères  atteintes  et  s'emporte 
h  tout  propos.  Les  moindres  événemens  l'animent,  et  l'on  sent, 
quand  il  les  raconte,  qu'il  y  met  toute  son  âme.  Cette  vivacité 
d'impression,  échauffant  tous  ses  récits,  a  fait  de  lui  un  peintre  in- 
comparable; mais  comme  elle  aurait  sans  cesse  troublé  son  juge- 
ment, elle  en  eût  fait  un  médiocre  politique.  L'exemple  de  Cicéron 
le  montre  bien. 

Il  est  donc  vrai  de  dire  qu'on  trouve  les  mêmes  qualités  dans  les 
discours  de  Cicéron  que  dans  ses  lettres;  seulement  dans  ses  lettres 
©lies  se  montrent  mieux,  parce  qu'il  y  est  plus  libre  et  s'abandonne 
plus  franchement  à  sa  nature.  Quand  il  écrit  à  quelqu'un  de  ses 
amis,  il  ne  réfléchit  pas  aussi  longtemps  que  lorsqu'il  doit  parler 
au  peuple;  c'est  sa  première  impression  qu'il  lui  donne,  et  il  la 
donne  vive  et  passionnée,  comme  elle  naît  chez  lui.  Il  ne  prend  pas 
le  temps  de  se  déguiser,  et  se  montre  tel  qu'il  est.  Aussi  son  frère 
lui  disait-il  un  jour  :  «  Je  vous  ai  vu  tout  entier  dans  votre  lettre.  » 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  985 

C'est  ce  que  nous  sommes  tentés  de  lui  dire  nous-mêmes  toutes  les 
fois  que  nous  le  lisons.  S'il  est  si  vif,  si  pressant,  si  animé,  lors- 
qu'il cause  avec  ses  amis,  c'est  que  son  imagination  se  transporte 
sans  peine  aux  lieux  où  ils  sont.  «  11  me  semble  que  je  vous  parle,  » 
écrit-il  à  l'un.  «  Je  ne  sais  comment  il  se  fait,  dit-il  à  l'autre,  que 
je  crois  être  près  de  vous  en  vous  écrivant.  »  Bien  plus  encore  que 
dans  ses  discours,  il  est  dans  ses  lettres  tout  entier  aux  émotions 
du  moment.  Vient-il  d'arriver  dans  quelqu'une  de  ses  belles  mai- 
sons de  campagne  qu'il  aime  tant,  il  se  livre  à  la  joie  de  la  revoir; 
elle  ne  lui  a  jamais  semblé  si  belle.  Il  visite  ses  portiques,  ses  gym- 
nases, ses  exhèdres;  il  court  à  ses  livres,  honteux  de  les  avoir  quit- 
tés. L'amour  de  la  solitude  s'empare  de  lui  au  point  qu'il  ne  se 
trouve  jamais  assez  seul.  Sa  maison  de  Formies  elle-même  finit  par 
lui  déplaire,  parce  qu'il  y  vient  trop  d'importuns.  «  C'est  une  pro- 
menade publique,  dit-il,  ce  n'est  pas  une  villa.  »  Il  y  retrouve  les 
gens  les  plus  ennuyeux  du  monde,  son  ami  Sebosus  et  son  ami  Ar- 
rius,  qui  s'obstine  à  ne  pas  retourner  à  Rome,  quelque  prière  qu'il 
lui  en  fasse,  pour  lui  tenir  compagnie  et  philosopher  tout  le  jour  avec 
lui.  «  Au  moment  où  je  vous  écris,  dit-il  à  Atticus,  on  m'annonce 
Sebosus.  Je  n'ai  pas  achevé  d'en  gémir  que  j'entends  Arrius  qui  me 
salue.  Est-ce  là  quitter  Rome?  A  quoi  me  sert  de  fuir  les  autres,  si 
c'est  pour  tomber  entre  les  mains  de  ceux-ci?  Je  veux,  ajoute-t-il  en 
citant  un  beau  vers  emprunté  peut-être  à  ses  propres  ouvrages,  je 
veux  m' enfuir  vers  les  montagnes  de  ma  patrie,  au  berceau  de  mon 
enfance,  in  montes  patrios  et  ad  incunabula  nostra.  »  Il  va  en  effet 
à  Arpinum;  il  pousse  môme  jusqu'à  Antium,  la  sauvage  Antium, 
où  il  passe  son  temps  à  compter  les  vagues.  Cette  obscure  tranquil- 
lité lui  plaît  tant  qu'il  regrette  de  n'avoir  pas  été  duumvir  dans  cette 
petite  ville  plutôt  que  consul  à  Rome.  Il  n'a  plus  d'autre  ambition 
que  d'être  rejoint  par  son  ami  Atticus,  de  faire  avec  lui  quelques 
promenades  au  soleil,  ou  de  causer  philosophie,  «  assis  sur  ce  petit 
siège  qui  est  au-dessous  de  la  statue  d'Aristote.  »  En  ce  moment,  il 
paraît  plein  de  dégoût  pour  la  vie  publique  ;  il  n'en  veut  pas  en- 
tendre parler.  «  Je  suis  résolu,  dit-il,  à  n'y  plus  songer;  »  mais  on 
sait  comme  il  tient  ces  sortes  de  promesses.  Aussitôt  qu'il  est  de  re- 
tour à  Rome,  il  se  plonge  de  plus  fort  dans  la  politique;  les  champs 
et  leurs  plaisirs  sont  oubliés.  A  peine  surprend-on  par  momens 
quelques  regrets  passagers  d'une  vie  plus  calme.  «  Quand  donc  vi- 
vrons-nous? quando  vivemus?  »  dit-il  tristement  au  milieu  de  ce 
tourbillon  d'affaires  qui  l'entraîne,  et  même  ces  réclamations  ti- 
mide^ sont  bientôt  étouifées  par  le  bruit  et  le  mouvement  du  com- 
bat. Il  s'y  engage  et  il  y  prend  part  avec  plus  d'ardeur  que  personne. 
11  en  est  encore  tout  animé  lorsqu'il  écrit  à  Atticus.  Ses  lettres  en 
contiennent  toutes  les  émotions  et  nous  les  communiquent.  On  croit 


,  986  REVUE    DES    DEUX    MOi\DE&. 

assister  à  ces  scènes  incroyables  qui  se  passent  au  sénat,  lorsqu'il 
attaque  Glodius,  tantôt  par  des  discours  suivis,  tantôt  dans  des  in- 
terpellations fougueuses,  employant  tour  à  tour  contre  lui  les  plus 
grosses  armes  de  la  rhétorique  et  les  traits  les  plus  légers  de  la 
raillerie.  Il  est  plus  vif  encore  quand  il  décrit  les  assemblées  popu- 
laires et  raconte  les  scandales  des  élections,  a  Suivez-moi  au  Champ- 
de-Mars,  dit-il,  la  brigue  est  en  feu;  sequere  me  in  Camjnim,  nrdet 
ambitus.  »  Et  il  nous  montre  les  candidats  aux  prises,  la  bourse  à 
la  main,,  ou  les  juges  qui  sur  le  Forum  se  vendent  honteusement 
à  qui  les  paie,  judiccs  qiios  fcttnes  magis  qnam  fama  commovit. 
Gomme  il  a  l'habitude  de  céder  à  ses  impressions  et  de  changer 
avec  elles,  le  ton  n'est  plus  le  même  d'une  lettre  à  l'autre.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  abattu  que  celles  qu'il  écrit  de  l'exil.  Le  lendemain 
de  son  retour,  sa  phrase  devient,  sans  transition,  majestueuse  et 
triomphante.  Au  milieu  des  situations  les  plus  graves,  il  sourit  et 
plaisante  avec  un  ami  qui  l'égaie,  il  ne  brave  pas  les  dangers,  il 
les  oublie;  mais  qu'il  rencontre  alors  quelque  personnage  efifrayé, 
il  a  bientôt  gagné  son  épouvante  :  aussitôt  son  style  change,  il  s'a- 
nime, il  s'échauffe;  la  tristesse,  l'effroi,  l'émotion,  l' élèvent  sans 
effort  à  la  plus  haute  éloquence.  Quand  César  menace  Rome  et 
qu'il  pose  insolemment  ses  dernières  conditions  au  sénat,  le  cœur 
de  Gicéron  se  soulève,  et  il  trouve,  en  écrivant  à  une  seule  per- 
sonne, de  ces  figures  véhémentes  qui  ne  seraient  pas  déplacées  dans 
un  discours  adressé  au  peuple.  <c  Quel  destin  est  le  nôtre?  Il  faudra 
(donc  céder  à  ses  demandes  impudentes!  C'est  ainsi  que  Pompée 
les  appelle.  Et  en  effet  a-t-on  jamais  vu  une  plus  impudente  au- 
dace? —  Vous  occupez  depuis  dix  ans  une  province  que  le  sénat  ne 
vous  a  pas  donnée,  mais  que  vous  avez  piise  vous-même  par  la 
brigue  et  la  violence.  Le  terme  est  venu  que  votre  caprice  seul,  et 
non  pas  la  loi,  avait  fixé  à  votre  pouvoir.  —  Supposons  que  ce  soit 
lia  loi.  —  Le  temps  arrivé,  nous  vous  nommons  un  successeur;  mais 
vous  vous  y  opposez  et  nous  dites  :  «  Respectez  mes  droits!  »  Et  vous, 
que  faites-vous  des  nôtres?  Quel  prétexte  avez-vous  à  garder  plus 
longtemps  votre  armée  malgré  le  sénat,  malgré  le  peuple?  —  Il 
faut  me  céder  ou  vous  battre.  —  Eh  bien!  battons-nous,  répond 
Pompée;  nous  avons  au  moins  l'espérance  de  vaincre  ou  de  mourir 
libres.  » 

Cette  agréable  variété,  ces  brusques  changemens  de  ton,  se  re- 
trouvent dans  les  lettres  de  M'"®  de  Sévigné.  Gomme  Gicéron,  M""^  de 
Sévigné  a  l'imagination  très  vive  et  très  mobile.  Elle  se  livre  sans 
réfléchir  à  ses  premières  émotions;  elle  se  laisse  prendre  aux  choses, 
et  le  plaisir  qu'elle  goûte  lui  semble  toujours  le  plus  grand  de  tous. 
On  a  remarqué  qu'elle  se  plaisait  partout,  non  par  cette  indolence 
d'esprit  qui  fait  qu'on  s'attache  aux  lieux  où  l'on  se  trouve  pour 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  987' 

n^avoir  pas  la  peine  d'en  changer,  mais  par  la  vivacité  de  son  ca- 
ractère, qui  la  livrait  tout  entière  aux  impressions  dii  moment.  Pa- 
ris ne  la  captive  pas  tellement  qu'elle  n'aime  aussi  la  campagne, 
et  personne  en  ce  siècle  n'a  mieux  parlé  de  la  nature  que  cette 
femme  du  monde  qui  se  trouvait  si  à  l'aise  dans  les  salons  et  sem- 
blait uniquement  faite  pour  s'y  plaire.  Elle  court  à  Livry  aux  pre- 
miei*s  beaux  jours  pour  y  jouir  <;  du  triomphe  du  mois  de  mai,  » 
pour  y  entendre  «  le  rossignol,  le  coucou  et  la  fauvette  qui  ouvrent' 
le  printemps  dans  les  forêts-,  »  mais- Livry  est  trop  mondain  encore  ; 
il  lui  faut  une  solitude  plus  complète,  et  elle  va  gaîment  s'enfermer 
sous  ses  grands  arbres  de  Bretagne.  Pour  le  coup,  ses  amis  de  Pa^ 
ris  croient  qu'elle  va  mourir  d'ennui,  n'ayant  plus  de  nouvelles  à 
répéter,  plus  de  beaux  esprits  à  entretenir;  mais  elle  a  emporté  avec 
elle  quelque  sérieuse  morale  de  Nicole,  elle  a  retrouvé  parmi  les 
livres  délaissés,  dont  on  sait  que  la  campagne  est  le  dernier  asile 
ainsi  que  des  vieux  meubles,  quelque  roman  de  sa  jeunesse  qu'elle 
relit  en  se  cachant  et  où  elle  est  étonnée  de  se  plaire  encore.  Elle 
cause  avec  ses  gens,  et,  de  même  que  Cicéron  préférait  la  société 
des  paysans  à  celle  desélégans  de  province,  elle  aime  mieux  entre- 
tenir Pilôis,  son  jardinier,  que  les  conseillers  du  parlement  de  Bre- 
tagne. Elle  se  promène  dans  son  mail,  sous  ces  allées  solitaires  où 
les  arbres  couverts  de  belles  devises  semblent  se  parler  l'un  à 
l'autre;  elle  trouve  enfin  tant  d'agrément  dans  son  désert  qu'elle  ne 
peut  pas  se  décider  à  le  quitter,  et  cependant  il  n'y  a  pas  de  femme 
qui  aime  plus  Paris.  Une  fois  qu'elle  y  est  revenue,  elle  est  tout  en- 
tière aux  charmes  de  la  vie  mondaine.  Ses  lettres-en  sont  pleines»; 
elle  se  livre  si  facilement  aux  impressions  qu'elle  reçoit  qu'on  peut' 
presque  dire,  en  les  lisant,  quelles  lectures  elle  vient  de  faire,  à 
quels  entretiens  elle  vient  d'assister,  de  quels  salons  elle  sort.  On 
voit  bien,  lorsqu'elle  répète  si  agréablement  à  sa  fille  les  commé- 
rages de  la  cour,  qu'elle  vient  d'entretenir  la  gracieuse,  la  spiri- 
tuelle M'"*  de  Coulanges,  qui  les  lui  a  racontés.  Lorsqu'elle  parle 
d'une  façon  si  attendrissante  de  Turenne,  c'est  qu'elle  quitte  l'hotéL 
de  Bouillon,  où  la  famille  du  prince  pleure  avec  sa  mort  sa  fortune 
ébranlée.  Elle  se  prêche,  elle  se  sermonne  elle-même  avec  Nicole, 
mais  ce  n'est  pas  pour  longtemps.  Que  son  fils  survienne  et  lui  ra- 
conte quelqu'une  de  ces  aventures  galantes  dont  il  a  été  le  héros 
ou  la  victime,  la  voilà  qui  se  jette  hardiment  dans  les  récits  les  plus 
scabreux,  sauf  à  dire  un  peu  plus  loin  :  «  Monsieur  Nicole,  ayez  pi- 
tié de  nous  !  »  Tout  se  tourne  en  morale,  quand  elle  vient  de  visiter 
La  Rochefoucauld  ;  elle  fait  des  leçons  à  propos  de  tout,  elle  voit 
partout  quelque  image  de  la  vie  et  du  cœur  humain,  jusque  dans 
ce  bouillon  de  vipère  qu'on  va  servir  à  M'"^  de  La  Fayette  souffrante! 
Cette  vipère  qu'on  ouvre,  qu'on  écorche,  et  qui  remue  toujours,  ne 


988  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ressemble-t-elle  pas  aux  vieilles  passions?  «  Que  ne  leur  fait-on 
pas?  On  leur  dit  des  injures,  de^  rudesses,  des  cruautés,  des  mé- 
pris, des  querelles,  des  plaintes,  des  rages,  et  toujours  elles  re- 
muent. On  ne  saurait  en  voir  la  fin.  On  croit  que  quand  on  leur  ar- 
rache le  cœur,  c'en  est  fait,  et  qu'on  n'en  entendra  plus  parler. 
Pas  du  tout;  elles  sont  toujours  en  vie,  elles  remuent  toujours.  » 
Cette  facilité  qu'elle  a  d'être  émue,  qui  lui  fait  adopter  si  vite  les 
sentimens  des  gens  qu'elle  fréquente,  lui  fait  sentir  aussi  le  contre- 
coup des  grands  événemens  auxquels  elle  assiste;  le  style  de  ses 
lettres  s'élève  quand  elle  les  raconte,  et,  comme  Cicéron,  elle  de- 
vient éloquente,  sans  y  songer.  Quelque  admiration  que  me  causent 
la  grandeur  des  pensées  et  la  vivacité  des  tours  dans  ce  beau  mor- 
ceau de  Cicéron  sur  César  que  je  citais  tout  à  l'heure,  je  suis  en- 
core plus  touché,  je  l'avoue,  de  la  lettre  de  M'"^  de  Sévigné  sur  la 
mort  de  Louvois,  et  je  trouve  plus  de  hardiesse  et  d'éclat  dans  ce 
dialogue  terrible  qu'elle  établit  entre  le  ministre  qui  demande  grâce 
et  Dieu  qui  refuse. 

Ce  sont  là  d'admirables  qualités,  mais  elles  amènent  aussi  quel- 
ques inconvéniens  avec  elles.  Les  impressions  si  rapides  sont  quel- 
quefois un  peu  légères.  Quand  on  se  laisse  emporter  par  une  ima- 
gination trop  vive,  on  ne  se  donne  pas  le  temps  de  réfléchir  avant 
de  parler,  et  l'on  s'expose  à  changer  souvent  d'opinion.  C'est  ainsi 
que  M'"*  de  Sévigné  s'est  plus  d'une  fois  contredite.  Seulement, 
comme  elle  n'est  qu'une  femme  du  monde,  ses  contradictions  ont 
peu  de  gravité,  et  nous  ne  songeons  pas  à  lui  en  faire  un  crime. 
Que  nous  importe  en  effet  qu'elle  ait  varié  dans  ses  jugemens  sur 
Fléchier  et  sur  Mascaron,  qu'après  avoir  admiré  sans  réserve  la 
Princesse  de  Clâves,  quand  elle  la  lit  toute  seule,  elle  s'empresse 
d'y  trouver  mille  défauts  dès  que  son  cousin  Bussy  la  condamne? 
Mais  Cicéron  est  un  homme  politique,  et  il  est  tenu  d'être  plus 
grave.  On  exige  surtout  de  lui  qu'il  ait  de  la  suite  dans  ses  opinions; 
or  c'est  précisément  ce  que  la  vivacité  de  son  imagination  lui  per- 
met le  moins.  11  ne  s'est  jamais  piqué  d'être  fidèle  à  lui-même. 
Quand  il  apprécie  les  événemens  ou  les  hommes,  il  lui  arrive  de  pas- 
ser sans  scrupule  en  quelques  jours  d'un  extrême  à  l'autre.  Dans 
une  lettre  de  la  fin  d'octobre,  CaLon  est  traité  d'excellent  ami  [ami- 
cisshnus),  et  on  se  déclare  très  satisfait  de  la  façon  dont  il  s'est  con- 
duit. Au  commencement  de  novembre,  on  l'accuse  d'avoir  été  hon- 
teusement malveillant  dans  !a  même  affaire.  C'est  que  Cicéron  ne 
juge  guère  que  par  ses  impressions,  et  dans  une  âme  mobile  comme 
la  sienne  les  impressions  se  succèdent  rapidement,  aussi  vives,  mais 
très  différentes. 

Un  autre  danger,  plus  grand  encore,  de  cette  intempérance  d'ima- 
gination qui  ne  sait  pas  se  gouverner,  c'est  qu'elle  peut  donner  de 


LES    CORRESPONDANCES   INTIMES.  989 

nous  l'opinion  la  plus  mauvaise  et  la  plus  fausse.  Il  n'y  a  de  gens 
parfaits  que  dans  les  romans.  Le  bien  et  le  mal  sont  tellement  mêlés 
ensemble  dans  notre  nature  qu'on  les  rencontre  rarement  l'un  sans 
l'autre.  Les  caractères  les  plus  fermes  ont  leurs  défaillances;  il  entre 
dans  les  plus  belles  actions  des  motifs  qui  ne  sont  pas  toujours  très 
honorables;  nos  meilleures  affections  ne  sont  point  entièrement 
exemptes  d'égoïsme  ;  des  doutes,  des  soupçons  injurieux  troublent 
parfois  les  amitiés  les  plus  solides;  il  peut  se  faire  qu'à  certains 
momens  des  convoitises,  des  jalousies,  dont  on  rougit  le  lendemain, 
traversent  rapidement  l'âme  des  plus  honnêtes  gens.  Les  prudens 
et  les  habiles  renferment  soigneusement  en  eux  tous  ces  sentimens 
qui  ne  méritent  pas  de  voir  le  jour;  ceux  comme  Gicéron  qu'em- 
porte la  vivacité  de  leurs  impressions  parlent,  et  ils  ont  grand  tort. 
La  parole  ou  la  plume  donne  plus  de  force  et  de  consistance  à  ces 
pensées  fugitives.  Ce  n'étaient  que  des  éclairs;  on  les  précise,  on 
les  accuse  en  les  écrivant;  elles  prennent  une  netteté,  un  relief,  une 
importance  qu'elles  n'avaient  pas  dans  la  réalité.  Ces  faiblesses 
d'un  instant,  ces  soupçons  ridicules  qui  naissent  d'une  bless'.ire 
d'amour-propre,  ces  courtes  violences  qui  se  calment  dès  qu'on  ré- 
fléchit, ces  injustices  qu'arrache  le  dépit,  ces  bouffées  d'ambilion 
que  la  raison  s'empresse  de  désavouer,  une  fois  qu'on  les  a  confiées 
à  un  ami,  ne  périssent  plus.  Un  jour,  un  commentateur  curieux  étu- 
diera ces  confidences  trop  sincères,  et  il  s'en  servira  pour  tracer  de 
l'imprudent  qui  les  a  faites  un  portrait  à  effrayer  la  postérité.  Il 
prouvera,  par  des  citations  exactes  et  irréfutables,  qu'il  était  mau- 
vais citoyen  et  méchant  ami,  qu'il  n'aimait  ni  son  pays,  ni  sa  fa- 
mille, qu'il  était  jaloux  des  honnêtes  gens,  et  qu'il  a  trahi  tous  les 
partis.  Il  n'en  est  rien  cependant,  et  un  esprit  sage  ne  se  laisse  p:LS 
abuser  par  l'artifice  de  ces  citations  perfides.  Il  sait  bien  qu'on  ne 
doit  pas  prendre  à  la  lettre  ces  gens  emportés  ni  croire  trop  à  ce 
qu'ils  disent.  Il  faut  les  défendre  contre  eux-mêmes,  refuser  de  les 
écouter  quand  la  passion  les  égare,  et  distinguer  surtout  leurs  sen- 
timens véritables  et  persistans  de  toutes  ces  exagérations  qui  ne 
durent  pas.  Yoilà  pourquoi  tout  le  monde  n'est  pas  propre  à  bien 
comprendre  les  lettres;  tout  le  monde  ne  sait  pas  les  lire  comme  il 
faut.  Je  me  défie  de  ces  savans  qui,  sans  aucune  habitude  des 
hommes,  sans  aucune  expérience  de  la  vie,  prétendent  juger  Gicé- 
ron d'après  sa  correspondance.  Le  plus  souvent  ils  le  jugent  mal. 
Ils  cherchent  l'expression  de  sa  pensée  dans  ces  politesses  banales 
que  la  société  exige,  et  qui  n'engagent  pas  plus  ceux  qui  les  font 
qu'elles  ne  trompent  ceux  qui  les  reçoivent.  Ils  traitent  de  lâches 
compromis  ces  concessions  qu'il  faut  bien  se  faire,  si  on  veut  vivra 
ensemble.  Ils  voient  des  contradictions  manifestes  dans  ces  couleurs 
différentes  qu'on  donne  à  son  opinion  suivant  les  personnes  aux- 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rjuelles  on  parle.  I1&  triomphent  de  l'imprudence  de  certains  aveux 
ou  de  la  fatuité  de  certains  éloges,  parce  qu'ils  ne  saisissent  pas  la 
fine  ironie  qui  les  tempère.  Pour  bien  apprécier  toutes  ces  nuances, 
pour  rendre  aux  choses  leur  importance  véritable,  pour  être  bon 
juge  de  la  portée  de  ces  phrases  qui  se  disent  avec  un  demi-sourire 
et  ne  signifient  pas  toujours  tout  ce  qu'elles  semblent;  dire,  il  faut, 
avoir  plus  d'habitude  de  la  vie  qu'on  n'en  prend  d'ordinaire  dans 
une  université  d'Allemagne.  Pour  dire  ce  que  je  pense,  dans  cette 
appréciation  délicate,  je  me  fierais  peut-être  plus  encore  à  un  homme 
du  monde  qu'à  un  savant. 

II. 

Après  avoir  satisfait  notre  esprit  à  lire  et  à  admirer  ces  deux 
correspondances,  il  convient  d'y  chercher  un  plaisir  plus  grave. 
Quels  que  soient  ici  les  agrémens  littéraires,  l'intérêt  historique 
est  plus  grand  encore.  Je  ne  veux  pas  dire  seulement  qu'elles  nous 
racontent  d'une  façon  plus  exacte  les  événemens  politiques;  le  ser- 
vice qu'elles  nous  rendent  est  bien  plus  important  :  elles  nous  font 
voir  le  passé  par  ces  côtés  intimes  et  familiers  dont  l'histoire  ne 
s'occupe  pas,  et  qui  sans  leurs  indiscrétions  seraient  perdus  pour 
nous.  Essayons  donc  de  profiter  des  renseignemens  secrets  qu'elles 
nous  donnent,  et  pénétrons  avec  elles  jusqu'au  cœur  des  sociétés 
dont  elles  nous  entretiennent. 

Entre  la  vie  publique  et  la  vie  de  famille,  il  y  en  a  d'ordinaire 
une  autre  qui  tient  le  milieu  et  qu'on  appelle  la  vie  du  monde.  Elle 
existe  à  peu  près  partout  de  quelque  manière.  Pour  peu  que  la 
société  qu'on  étudie  soit  lettrée  et  polie,  il  est  impossible  qu'on  n'y 
rencontre  pas  quelques-unes  de  ces  réunions  où  le  besoin  d'échan- 
ger leurs  idées  rassemble  des  gens  qui  se  conviennent  par  leurs 
opinions  et  leurs  habitudes;  mais  l'importance  de  ces  réunions  va- 
rie suivant  les  époques.  A  Rome,  sous  le  gouvernement  républicain, 
la  politique  occupait  trop  les  esprits  pour  laisser  au  reste  beaucoup 
de  place.  Les  grandes  choses  qui  se  passaient  tous  les  jours  sur  le 
Forum  et  le  Champ-de-Mars  y  attiraient  la  foule ,  et  quand  les  af- 
faires sérieuses  étaient  finies,  ces  mêmes  lieux  devenaient  le  théâtre 
des  divertissemens  et  des  plaisirs.  Tandis  que  les  curieux  écoutaient 
les  charlatans  et  regardaient  les  joueurs  de  paume,  la  belle  compa- 
gnie se  promenait  sous  les  portiques  qui  entouraient  le  Ghamp-de- 
Mars ,  et  près  de  cet  endroit  du  Forum  où  l'on  avait  placé  le  pre- 
mier cadran  solaire  (1).  C'était  le  rendez-vous  ordinaire  des  élégans 

(1)  Cicéron,  voulant  faire  entendre  qu'un  de  ses  cliens  n'est  pas  un  homme  du 
monde,  dit  :  «  On  ne  le  voit  pas  près  du  cadran  solaire  ni  au  Champ-dc-Mars;  — non 
ad  solarium,  non  in  Campo  versatus  est.  » 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  991 

de  Rome,  c'est  là  qu'ils  venaient  tous  les  jours  chercher  le  plaisir 
de  voir  et  d'être  vus;  mais  quand  ils  voulaient  s'entretenir  d'une 
façon  plus  intime,  il  leur  fallait  bien  former  des  réunions  plus  dis- 
crètes. Ils  se  rassemblaient  alors  dans  des  cercles  ou  des  festins, 
in  conviviis  et  in  circulis.  Ces  deux  mots  se  retrouvent  presque 
toujours  joints  ensemble  dans  les  écrivains  de  cette  époque,  et  ils 
désignent  pour  eux  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  le  monde. 
Nous  pouvons  prendre  quelque  idée  de  ces  repas  où  l'on  venait 
causer  librement  des  affaires  politiques  et  rire  des  scandales  privés 
par  c^  qu'en  dit  Cicéron  dans  sa  correspondance.  Il  s'y  plaisait 
beaucoup  et  il  devait  beaucoup  y  plaire.  C'était  un  grand  bonheur 
pour  lui  de  n'être  pas  obligé  de  se  contraindre,  et  il  n'avait  jamais 
plus  d'esprit  que  lorsqu'il  pouvait  dire  sans  se  gêner  tout  ce  qui  lui 
traversait  la  tête.  Aussi,  quand  son  ami,  le  riche  Papirius  Pœtus, 
qui,  à  ce  qu'il  semble,  traitait  les  gens  du  monde,  attristé  par  les 
malheurs  de  la  république,  ne  reçut  plus  personne  à  dîner  chez  lui 
et  refusa  d'aller  dîner  chez  les  autres,  Cicéron  lui  écrivait  en  riant 
que  sa  retraite  était  une  calamité  publique,  et  le  sommait  de  re- 
prendre ses  anciennes  habitudes  au  premier  souffle  du  printemps. 
«  Sérieusement,  mon  cher  Pœtus,  ajoutait-il,  il  vous  faut  vivre 
avec  d'honnêtes  gens,  d'un  commerce  agréable,  et  qui  vous  aiment. 
Soyez  sûr  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  propre  à  rendre  la  vie  douce  et 
heureuse.  Et  ce  n'est  pas  la  volupté  que  j'envisage  ici,  mais  l'agré- 
ment de  la  société  et  le  délassement  de  l'esprit,  qui  n'est  jamais 
plus  à  l'aise  que  dans  les  conversations  familières  telles  que  la  table 
les  fait  naître.  Aussi  le  mot  de  convivia,  dont  nous  nous  servons, 
me  semble-t-il  bien  plus  heureusement  trouvé  que  les  mots  grecs 
qui  désignent  la  même  chose,  car  c'est  là  proprement  qu'on  vit  en- 
semble. »  Ce  qui  manquait  à  ces  repas  de  gens  d'esprit  pour  qu'on 
pût  les  comparer  tout  à  fait  à  nos  réunions  du  monde,  c'était  la 
présence  des  femmes.  Elles  n'y  étaient  guère  admises,  j'entends 
les  femmes  honnêtes;  les  autres  seules  se  permettaient  d'y  assister, 
au  grand  scandale  des  Piomains  sévères.  Cicéron  raille  beaucoup 
Glodia  de  ces  festins  qu'elle  donnait  à  la  jeunesse  de  Rome  dans 
ses  jardins  des  bords  du  Tibre,  et  ce  n'est  pas  sans  quelque  honte 
qu'il  nous  raconte  qu'il  a  dîné  lui-même  chez  Yolumnius  à  côté 
de  la  comédienne  Cythéris.  Or  il  est  bon  que  les  femmes  honnêtes 
assistent  à  ces  sortes  de  réunions,  non-seulement  parce  qu'elles  y 
apportent  beaucoup  d'esprit,  mais  aussi  parce  qu'elles  empêchent 
beaucoup  d'excès.  La  gaîté  bruyante  des  convives,  quand  elle  n'est 
pas  tempérée  par  leur  présence,  court  le  risque  d'aller  trop  loin,  et 
les  exemples  ne  nous  manqueraient  pas  pour  montrer  que  chez  les 
Romains  elle  dégénérait  trop  souvent  en  honteuse  débauche. 
Aussi  ai-je  plus  de  goût  pour  leurs  cercles  que  pour  leurs  festins. 


99'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'absence  'des  femmes  avait  là  beaucoup  moins  d'inconvéniens, 
quoiqu'elle  y  fût  encore  très  regrettable,  et  il  me  semble  que  l'on 
peut  voir  à  la  rigueur  quelque  image  de  ce  que  nous  appelons  au- 
jourd'hui le  monde  dans  ces  assemblées  de  personnages  importans 
qui  venaient  causer  ensemble  à  leurs  heures  de  loisir  et  pour  se 
délasser  des  affaires.  Les  beaux  dialogues  de  Gicéron  nous  donnent 
quelque  idée  de  leurs  entretiens.  Il  aime  à  réunir  non  pas  des  sa- 
vans  de  profession,  qui  ne  savent  que  disserter,  mais  des  hommes 
d'état,  qui  joignent  la  pratique  de  la  vie  à  la  connaissance  des  let- 
tres, d'honnêtes  gens,  comme  on  disait  au  xvn"  siècle.  Le  lieu  de 
leurs  réunions  est  tantôt  une  riche  bibliothèque,  tantôt  quelqu'une 
de  ces  belles  villas  qu'ils  possédaient  à  Gumes,  à  Baules  ou  à  Pom- 
péi.  On  y  parle  de  philosophie  ou  d'éloquence  en  face  de  Pouzzoles 
et  du  Vésuve;  on  a  les  yeux  fixés  sur  l'admirable  spectacle  du  golfe 
de  Naples;  on  tire  des  argumens  et  des  images  de  ces  flots  tran- 
quilles ou  agités,  des  vaisseaux  qui  passent,  et  de  la  lumière  «  tour 
à  tour  jaune,  rouge  ou  pâle  qui  colore  la  mer  aux  différentes  heures 
du  jour.  »  Les  beaux  paysages  de  Platon  sont  imités  avec  un  art 
merveilleux,  mais  en  même  temps  appropriés  aux  personnages  qui 
vont  s'y  réunir,  ce  qui  fait  naître  quelquefois  entre  le  modèle  et  la 
copie  des  différences  curieuses.  Ainsi  le  début  de  l'Orateur  rappelle 
tout  à  fait  celui  du  Phèdre'^  on  y  trouve  aussi  un  platane  au  pied 
duquel  on  s'assoit  pour  discuter.  Seulement,  au  lieu  de  se  coucher 
sans  façon  sur  l'herbe,  ainsi  que  font  Socrate  et  ses  amis,  Crassus 
fait  apporter  des  coussins.  Ces  coussins  nous  jettent  tout  de  suite 
dans  un  monde  différent.  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble 
qu'on  en  retrouve  l'influence  dans  tout  le  reste  du  dialogue.  L'en- 
tretien n'a  plus  ce  charmant  naturel,  ces  brusques  vivacités,  cette 
Jtémarche  aisée  qu'on  admire  dans  Platon.  Il  s'avance  d'un  pas 
plus  régulier  et  plus  didactique.  On  voit  bien  que  nous  ne  sommes 
plus  aux  portes  de  la  démocratique  Athènes,  et  que  ce  ne  sont  plus 
seulement  des  Grecs  et  des  gens  d'esprit  de  toute  classe,  mais  des 
grands  seigneurs  romains  graves  et  cérémonieux  qui  parlent.  Après 
tout,  ils  parlent  fort  bien,  quoiqu'avec  un  peu  moins  de  grâce  et 
de  simplicité,  et  ils  nous  donnent  l'idée  d'un  monde  très  distingué 
et  qui  avait  fort  grand  air.  Gicéron,  dans  son  traité  des  Devoirs,  a 
tracé  les  règles  de  ces  sortes  d'entretiens,  et  il  le  fait  en  homme 
qui  devait  y  exceller.  «  Il  faut  y  mettre  de  l'agrément,  dit-il,  et 
fuir  l'obstination.  Surtout  que  personne  ne  s'empare  de  la  parole 
comme  d'un  terrain  qui  lui  appartient,  et  n'essaie  d'en  exclure  les 
autres.  Il  est  bon  qu'en  cela,  comme  dans  tout  le  reste,  chacun  ait 
son  tour...  Ges  conversations  roulent  d'ordinaire  sur  les  affaires 
privées,  sur  la  république,  ou  sur  les  sciences  et  les  arts.  Si  elles 
s'en  détournent,  on  doit  les  y  ramener,  mais  avec  discernement. 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  993 

car  tout  le  monde  ne  se  plaît  pas  toujours  aux  mêmes  sujets.  Il  faut 
aussi  remarquer  le  moment  où  la  conversation  cesse  d'intéresser, 
et,  de  même  qu'on  a  pris  son  temps  pour  la  commencer,  on  doit 
savoir  la  finir  à  propos.  » 

Ces  réunions  de  grands  personnages ,  distingués  par  leur  nais- 
sance et  leurs  manières,  et  qui,  malgré  les  fonctions  dont  ils  étaient 
revêtus,  trouvaient  le  temps  d'aimer  la  philosophie  et  les  lettres, 
devaient  avoir,  à  ce  que  je  crois,  plus  d'un  rapport  avec  ce  monde 
du  xyii*"  siècle  que  la  correspondance  de  M'"*  de  Sévigné  nous  fait 
entrevoir.  Il  y  avait  cependant  de  grandes  différences.  D'abord  les 
sujets  d'entretien  n'étaient  pas  tout  à  fait  les  mêmes.  En  France, 
on  ne  s'occupe  pas  des  affaires  publiques,  ou  l'on  en  parle  le  plus 
bas  qu'on  peut.  Le  pouvoir  "absolu  ne  permet  pas  qu'on  les  discute, 
et  il  lui  déplaît  qu'on  s'en  entretienne.  Nous  voyons  dans  Saint- 
Simon  que  Louis  XIV  n'aimait  pas  plus  les  discoureurs  que  Napo- 
léon ne  souffrait  les  idéologues.  Aussi  les  personnes  sages,  comme 
M'"''  de  Rambouillet,  avaient-elles  prudemment  banni  la  politique  de 
leurs  salons.  En  revanche,  si  l'on  ne  s'occupait  pas  des  affaires  pu- 
bliques, on  y  causait  beaucoup  des  choses  privées.  A  la  place  des 
secrets  d'état,  qu'il  n'était  pas  sûr  de  vouloir  percer,  on  cherchait 
à  découvrir  les  mystères  du  cœur  :  c'était  une  curiosité  que  l'auto- 
rité la  plus  soupçonneuse  ne  pouvait  pas  trouver  coupable.  On  y 
faisait,  en  se  jouant,  des  études,  ou,  comme  on  disait,  des  anato- 
mies  de  sentimens  et  de  passions  qui  laissaient  bien  loin  d'elles 
Théophraste  et  ses  savans  traités.  C'était  le  résultat  naturel  de  l'ad- 
mission des  femmes  dans  ces  sociétés  polies.  Grassus  et  Antoine, 
Laslius  et  Scipion,  Cicéron  et  Atticus  devaient  naturellement  con- 
verser entre  eux  des  choses  qui  les  occupaient  sans  cesse,  la  politi- 
que, la  philosophie,  l'art  oratoire;  mais  les  femmes  imposent  d'autres 
sujets.  Gomme  les  passions  sont  le  grand  intérêt  de  leur  vie,  elles  ont 
amené  la  mode  de  s'en  entretenir,  et  c'est  ainsi  que  ces  fines  ana- 
lyses sont  devenues  l'occupation  et  le  charme  des  salons  où  elles 
dominent. 

Une  autre  différence  entre  la  société  polie  du  xyii**  siècle  et  celle 
du  temps  de  Gicéron,  c'est  que  ces  sortes  de  réunions  qui  consti- 
tuent la  vie  du  monde  étaient  beaucoup  moins  fréquentes  chez  les 
Romains.  Elles  n'avaient  rien  de  régulier  ni  de  suivi,  et  le  plus 
souvent  le  hasard  seul,  en  réunissant  dans  un  même  lieu  des  gens 
d'esprit  qui  se  connaissaient,  leur  donnait  naissance.  Il  y  a  loin 
de  là  à  ces  salons  ouverts  tous  les  soirs  comme  l'hôtel  Rambouil- 
let, ou  à  ces  réceptions  à  jour  fixe  comme  les  samedis  de  M"*  do 
Scudéry;  mais  à  Rome  les  loisirs  étaient  rares.  Les  hommes  po- 
litiques, occupés  des  intérêts  de  leurs  candidatures,  des  affaires 

TOME  LVI.  —  1865.  G3 


994  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leurs  cliens  ou  des  soins  que  réclamaient  leurs  fortunes  im- 
menses et  embarrassées,  n'avaient  pas  un  moment  à  perdre.  Chez 
nous,  au  contraire,  un  grand  seigneur  avait  toujours  du  temps  de 
reste.  Et  comment  pouvait- il  trouver  le  moyen  de  l'employer 
agréablement,  quand  il  était  interdit  de  s'occuper  des  affaires  de 
l'état  et  ennuyeux  de  songer  aux  siennes?  L'inaction  chassait  les 
gens  de  chez  eux;  elle  les  réunissait  dans  des  lieux  où  ils  étaient 
sûrs  de  trouver  un  monde  choisi.  Là,  en  l'absence  d'événemens 
plus  graves,  on  pouvait  toujours  causer  des  pièces  nouvelles  repré- 
sentées chez  les  grands  comédiens  ou  au  théâtre  de  Monsieur,  et 
donner  son  opinion  sur  le  livre  qui  venait  de  paraître  chez  Barbin 
ou  chez  Gramoisy,  ou  même,  si  ce  divertissement  venait  à  man- 
quer, il  restait  au  moins  la  ressource  de  filer  le  tendre  et  le  pas- 
sionné à  l'hôtel  de  Rambouillet  ou  à  celui  de  Richelieu,  quand  on 
était  d'illustre  maison,  ou  dans  quelque  salon  du  Marais,  si  l'on  ne 
s'élevait  pas  au-dessus  de  la  bourgeoisie.  Ces  réunions  polies  étaient 
la  grande  distraction  ou  plutôt  la  grande  occupation  de  ce  siècle. 
Leur  influence  ne  se  fait  pas  seulement  sentir  alors  dans  la  littéra- 
ture, elle  donne  un  tour  particulier  aux  caractères,  aux  idées,  aux 
sentimens,  et  pour  ainsi  dire  à  la  vie  de  tout  le  monde. 

Quand  elles  prennent  une  telle  importance,  elles  peuvent  aussi 
présenter  quelques  dangers.  Il  est  à  craindre  que  les  caractères  ne 
s'affadissent  dans  ce  commerce  de  tous  les  jours.  Ils  se  polissent, 
mais  ils  s'usent  par  ce  frottement  continuel.  En  même  temps  que 
leurs  aspérités  disparaissent,  leur  originalité  s'efface.  La  langue 
s'énerve  en  se  raffinant;  le  convenu  remplace  le  naturel;  on  pense 
et  on  parle  comme  on  marche  et  comme  on  salue,  c'est-à-dire  que 
les  passions  et  les  idées  finissent  par  prendre  cette  uniformité  dé- 
cente et  froide  qu'on  remarque  dans  l'attitude  et  la  mise  des  gens 
qui  fréquentent  les  salons.  On  ne  peut  pas  nier  qu'au  xv!!*"  siècle 
beaucoup  de  personnes  n'aient  été  gâtées  par  ces  défauts.  Heu- 
reusement M"""  de  Sévigné  sut  s'en  préserver.  Rien  ne  put  alté- 
rer cette  excellente  nature  que  la  vivacité  de  ses  impressions  ra- 
menait toujours  dans  la  vérité.  Tout  en  vivant  au  milieu  des  autres 
et  en  s'y  plaisant,  elle  demeura  elle-même.  Dans  sa  jeunesse,  elle 
avait  traversé  l'hôtel  Rambouillet.  C'était  un  séjour  dangereux  :  elle 
n'en  garda  que  ce  qu'il  avait  de  bon,  la  délicatesse  des  pensées  et 
la  finesse  du  style.  Peut-être  aussi  est-ce  là  qu'elle  a  pris  cette 
science  profonde  et  sûre  des  choses  de  la  vie  qui  ne  la  quitta  plus. 
Gomme  on  vivait  alors  dans  le  monde  dès  ses  premières  années,  on 
y  prenait  vite  une  certaine  expérience  des  passions,  et  l'on  devenait 
familier  avec  elles  avant  même  que  le  cœur  eût  assez  vieilli  pour 
les  ressentir.  A  force  de  les  côtoyer  et  de  vivre  dans  leur  voisinage, 
on  s'habituait  à  les  voir  sans  étonnement  et  à  en  parler  sans  em- 


LES    CORRE&PONDANCE&  INTIIVÎES.  995 

barras.  C'est  ainsi,  je  le  suppose,  qu'a  dû  être  élevée  cette  char- 
mante Henriette  des  Femmes  savantes,  une  des  plus  heureuses 
créations  de  Molière.  On  reconnaît  qu'elle  a  vu  le  monde  de  bonne 
heure  au  ton  net  et  décidé  dont  elle  parle  des  chos€s,  à  l'assurance 
de  ses  propos  avec  Glitandre,  à  ses  spirituelles  plaisanteries  sur  le 
mariage  et  ses  suites,  et  surtout  à  cette  façon  de  prédire  k  Trissotin, 
quand  il  veut  l'épouser  de  force,  le  sort  qui  le  menace  et  auquel 
il  est  du  reste  si  philosophiquement  préparé.  Peut-être,  en  l'en- 
tendant parler  ainsi,  quelques  personnes  regretteront -elles  qu'il 
lui  manque  cette  fleur  de  pudeur  délicate  et  d'aimable  ignorance 
qui  est  un  grand  charme  à  une  jeune  fille;  mais,  il  faut  s'y  résigner, 
elle  n'est  pas  rêveuse  ni  romanesque  (1).  La  connaissance  qu'elle 
a  du  monde  l'arme  contre  les  chimères  et  les  illusions.  Elle  y  a  pris 
le  sentiment  de  la  réalité.  Elle  raisonne,  elle  calcule,  elle  connaît 
mieux  que  Glitandre  les  fâcheux  besoins  des  choses  de  la  vie,  et  ne 
veut  pas  l'y  exposer.  Je  me  figure  que  M"*  de  Chantai,  lorsque, 
<(  avec  une  beauté  à  attirer  tous  les  cœurs,  »  elle  parut  pour  la 
première  fois  dans  ces  salons  joyeux  de  la  régence,  avait  autant 
de  liberté  dans  ses  propos,  autant  de  pétulance  dans  ses  manières, 
et  au  fond  autant  de  sens  dans  sa  conduite  que  l'Henriette  de  Mo- 
lière. Dès  ses  premières  lettres,  nous  trouvons  la  trace  de  cette 
expérience  qu'elle  tenait  de  l'usage  du  monde.  Sa  situation  en  ce 
moment  est  aussi  délicate  que  celle  d'Henriette.  Elle  est  aux  prises 
non  plus  avec  Trissotin,  mais  avec  Vadius,  c'est-à-dire  avec  ce 
pauvre  Ménage,  son  précepteur,  qui  était  devenu  amoureux  d'elle. 
Ménage,  comme  tous  ceux  qui  sentent  qu'ils  ont  tort  d'aimer  et  qui 
ne  peuvent  s'en  défendre,  était  brusque,  jaloux,  mécontent.  Il  trou- 
vait partout  matière  à  se  plaindre,  et  il  fallait  sans  cesse  l'apaiser. 
M"*  de  Chantai  y  mettait  une  grâce  charmante,  ne  voulant  ni  per- 
dre la  société  d'un  si  savant  homme,  ni  encourager  sa  folie,  et  le 
maintenant  avec  une  habileté  au-dessus  de  son  âge  entre  l'espé- 
rance et  le  découragement.  Cette  tactique,  délicate  pour  une  jeune 
fille,  nous  prouve  qu'elle  se  sentait  sûre  d'elle-même  et  ne  s'effa- 
rouchait pas  facilement. 

La  suite  de  sa  vie  répond  à  ce  début.  Elle  ne  connut  jamais  la 
pruderie.  Elle  conserva  toujours  la  haine  des  fausses  hontes  et  des 
délicatesses  affectées.  Si  dans  sa  jeunesse  elle  ressemblait  assez  à 
l'Henriette  des  Femmes  savantes,  on  peut  dire  qu'elle  prit  plus 
tard  quekpies  traits  de  l'Elmire  du  Tartufe.  Elle  avait  le  goût  des 

(1)  Rien  n'est  romanesque  en  elle,  pas  même  son  amour  pour  Glitandre.  Ce  n'est  pas 
du  premier  coup,  comme  il  arrive  dans  les  romans,  et  par  une  sorte  de  sympathie 
subite  et  invincible  qu'elle  l'a  aimé.  Molière  a  supposé  que  Glitandre  avait  été  d'abord 
amoureux  d'Armande;  rebuté  par  elle,  il  s'est  tourné  vers  sa  sœur  Henriette.  C'est  donc 
un  amour  de  raison  et  pour  ainsi  dire  de  second  mouvement. 


996  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

histoires  légères  et  l'habitude  de  les  raconter  sans  embarras.  Les 
choses  ne  l'effrayaient  pas,  les  mots  encore  moins.  Elle  nomme 
tout  par  son  nom.  Elle  parle  la  langue  même  de  Molière  dans  ce 
qu'elle  a  de  plus  vif  et  de  plus  hardi.  La  liberté  de  ces  propos, 
que  le  chevalier  de  Perrin  avait  soigneusement  affaiblie,  et  que 
les  nouveaux  éditeurs  ont  bien  fait  de  rétablir,  est  aussi  éloignée 
que  possible  du  langage  artificiel  et  convenu  des  précieuses.  Quel- 
ques personnes  même  trouveront  peut-être  que  le  naturel  et  la 
vérité  s'y  laissent  trop  surprendre.  En  tout  cas,  il  n'y  a  rien  là  qui 
ressemble  à  cette  fadeur  dont  ne  peuvent  pas  toujours  se  défendre 
les  gens  qui  fréquentent  trop  les  salons.  M""'  de  Sévigné,  qui  y  pas- 
sait sa  vie,  a  eu  la  bonne  fortune  d'en  prendre  les  qualités  sans 
en  avoir  les  défauts.  Aussi,  quand  je  veux  imaginer  une  sorte 
d'idéal  de  la  vie  du  monde  où  la  politesse  ne  dégénère  pas  en  ba- 
nalité, où  l'originalité  des  caractères  se  conserve  sous  l'élégance 
uniforme  des  manières,  où  l'habitude  de  vivre  avec  les  autres  ne 
détruit  pas  celle  de  penser  pour  soi,  je  ne  vais  pas  exhumer,  comme 
l'a  fait  un  grand  écrivain,  la  société  du  grand  Cyrus;  je  songe  à 
M'""  de  Sévigné  et  aux  amis  qui  l'entouraient.  Je  les  réunis  dans 
quelqu'un  des  lieux  où  ils  se  voyaient  d'ordinaire,  par  exemple 
dans  ce  jardin  «  si  riant  et  si  parfumé  »  de  M'"*"  de  La  Fayette, 
et  je  les  laisse  causer  ensemble.  Les  entretiens  de  ces  personnes 
d'esprit,  parmi  lesquelles  se  trouvaient  bien  des  gens  sérieux, 
comme  Corbinelli  et  La  Rochefoucauld,  sont  quelquefois  aussi  graves 
que  ceux  que  Cicéron  imagine  dans  ses  dialogues.  On  y  touche  aux 
questions  les  plus  délicates  de  la  vie  comme  dans  le  traité  des 
Devoirs,  on  y  parle  de  la  mort  comme  dans  les  Tiisculancs.  On  va 
même  plus  loin  que  la  mort,  et  l'on  pénètre  résolument  jusqu'à 
ces  terres  inconnues  où  Cicéron  ose  à  peine  s'aventurer,  et  qu'il  ne 
fait  guère  qu'entrevoir  dans  le  Songe  de  Scipion.  De  quelque  sujet 
qu'on  parle  cependant,  la  présence  des  femmes  introduit  quelque 
chose  de  plus  libre,  de  plus  vif,  de  plus  piquant  que  lorsque  les 
hommes  seuls  ont  la  parole,  et  j'avoue  que  ces  conversations,  à  la 
fois  si  sérieuses  et  si  agréables,  dont  les  lettres  de  M"""  de  iSévigné 
me  donnent  l'idée,  ne  me  laissent  regretter  ni  celles  de  Grassus 
avec  Antoine  à  Tusculum,  ni  celles  de  Cicéron  avec  Atticus  dans 
la  petite  île  du  Fibrène  et  sous  le  chêne  de  Marins. 

Après  avoir  vu  ce  qu'était  la  vie  du  monde  au  temps  de  Cicéron 
et  de  M""'  de  Sévigné,  on  voudrait  pénétrer  plus  avant  et  chercher, 
à  l'aide  de  ces  deux  correspondances,  ce  qu'était  alors  la  vie  de  fa- 
mille; mais  il  faut  se  tenir  ici  aux  gran-des  lignes.  Une  comparai- 
son complète  serait  infinie  et  mènerait  trop  loin.  Ce  qui  frappe  le 
plus  au  premier  abord,  ce  sont  les  diff'érences.  Certes  ces  deux  so- 
ciétés ne  comprenaient  pas  la  vie  de  famille  de  la  même  façon ,  et 


LES  CORRESPONDANCES  INTIMES.  997 

il  y  a  bien  loin  de  ces  unions,  si  facilement  rompues  par  le  divorce 
qu'on  les  a  appelées  un  adultère  légal,  à  la  gravité  du  mariage 
chrétien.  11  faut  cependant  remarquer  qu'à  l'époque  de  Gicéron, 
malgré  tous  ces  désordres  et  tous  ces  abus,  le  mariage  était  en 
somme  plus  près  de  ressembler  à  ce  qu'il  est  chez  nous  qu'au  temps 
où  la  famille  était  plus  pure  et  le  divorce  inconnu.  L'importance 
des  femmes  s'était  fort  accrue  dans  la  maison.  Par  l'usage,  sinon 
par  la  loi,  elles  étaient  devenues  les  égales  des  hommes,  et  ce  pro- 
grès dont  on  fait  honneur  au  christianisme,  parce  qu'il  en  a  pro- 
clamé la  légitimité,  était  en  fait  presque  accompli  avant  lui.  Les 
malins  récits  de  Gicéron  nous  montrent  que  dans  beaucoup  de  mé- 
nages c'est  la  femme  qui  commande.  Le  bon  Sulpitius  se  laisse  tout 
à  fait  mener  par  la  sienne;  Brutus  confie  à  Porcia  ses  desseins  les 
plus  secrets,  et  il  l'admet,  avec  sa  mère  et  sa  sœur,  dans  ces  déli- 
bérations où  le  sort  de  son  pays  et  le  sien  se  discutent.  Dès  ce  mo- 
ment, les  femmes  sont  mêlées  à  presque  toutes  les  intrigues  qui 
troublent  la  république,  et  nous  approchons  du  temps  où  Livie 
partagera  presque  avec  Auguste  le  pouvoir  souverain. 

Il  ne  faut  rien  exagérer  cependant,  et  les  lettres  mêmes  de  Gi- 
céron nous  réfuteraient,  si  nous  prétendions  que  la  famille  avait 
alors  l'importance  qu'elle  a  prise  plus  tard.  On  est  généralement 
fort  scandalisé  de  la  façon  dont  il  apprend  à  son  meilleur  ami, 
Atticus,  les  événemens  les  plus  graves  de  sa  vie  intérieure.  Dans 
une  lettre  où  il  lui  demande  de  lui  acheter  des  statues  pour  ses 
maisons  de  campagne,  il  ajoute  incidemment  :  «  Mon  père  est  mort 
le  24  novembre.  »  11  ne  met  pas  plus  de  cérémonie  à  lui  annon- 
cer la  naissance  de  son  fils.  «  Sachez,  lui  dit-il,  que  ma  famille 
s'est  augmentée  d'un  garçon  et  que  Terentia  se  porte  bien.  »  C'est 
à  peu  près  la  formule  par  laquelle  nous  communiquons  aux  indif- 
férens  les  événemens  de  cette  nature.  Tullia,  qu'il  aimait  tant,  n'est 
pas  plus  favorisée  quand  elle  se  marie.  11  se  contente  d'écrire  à 
Atticus  :  ((  J'ai  fiancé  ma  petite  Tullia  à  G.  Pison,  fils  de  Lucius.  » 
Gomment  expliquer  la  sécheresse  de  ces  formules?  Doit-on  en  ac- 
cuser, comme  on  l'a  fait,  l'insensibilité  de  son  cœur?  Toute  sa  vie 
proteste  contre  ce  reproche.  Nous  savons  qu'il  aimait  beaucoup  son 
fils  et  qu'il  adorait  sa  fille;  mais  il  faut  reconnaître  que  la  famille 
tenait  moins  de  place  dans  la  vie  d'un  Romain  que  dans  la  nôtre. 
D'ordinaire  on  ne  songeait  pas  à  ennuyer  le  public  des  détails  de 
son  ménage,  et  c'est  à  peine  si  l'on  en  causait  avec  quelques  amis. 
L'affection  pouvait  et  devait  être  aussi  grande  entre  les  pères  et  les 
enfans;  mais  ces  sentimens,  si  vifs,  si  sincères  qu'on  les  suppose, 
étaient  au  second  rang  dans  l'àmc.  Les  affaires  politiques  passaient 
avant  tout  le  reste ,  et  la  vie  intérieure  disparaissait  dans  le  bruit 
que  faisait  la  vie  publique.  Tout  est  bien  changé  depuis  ce  mo- 


998^  REVUE    DES  DEU»  MONDES. 

ment.  On  peut  dire  qu'à  chaque  évolution  de  l'humanité  Timpor- 
tance  de  la  famille  s'est  accrue;  mais  jamais  elle  n'avait  été  si 
grande  qu'aujourd'hui.  Les  sociétés  anciennes  vivaient  sur  la  place 
publique.  La  société  du  xvii"  siècle  avait  placé  son  centre  dans  les- 
salons.  La  nôtre  a  mis  le  sien  dans  la  famille.  Si  l'on  veut  suivre 
d'une  façon  rapide  et  abrégée  les  progrès  qu'elle  a  faits,  on  n'a' 
qu'à  voir  l'importance  que  prend  suivant  les  époques  celui  qui  en 
est  l'âme  et  le  lien ,  l'enfant.  Gicéron  parle  dans  une  de  ses  lettres 
d'un  pauvre  petit  enfant  de  sa  fdle  qui  ne  vécut  pas.  Ses  expres- 
sions sont  d'une  froideur  et  d'une  sécheresse  étranges;  il  l'appelle 
à  peu  près  un  avorton  ,  quod  natnrn  est  perimbccillimiim  est.  L'ex- 
plication de  cette  froideur  se  trouve  dans  la  phrase  suivante  des- 
Tusculanes  :  «  quand  un  enfant  meurt  jeune,  on  s'en  console  faci- 
lement; s'il  meurt  au  berceau,  on  ne  s'en  occupe  seulement  pas.  » 
11  n'en  est  plus  ainsi  au  xvii^  siècle,  et  l'enfant  est  alors  devenu  un 
personnage  dans  la  famille.  Cependant  il  reste  encore  dans  la  façon 
dont  on  le  traite  bien  des  choses  qui  nous  choquent.  Ai-je  besoin 
de  rappeler  ce  monstrueux  abus,  déploré  par  Bossuet,  de  sacrifier 
sans  pitié  tous  les  autres  enfans  à  la  fortune  du  fds  aîné,  c'est-à- 
dire  d'immoler  l'affection  à  la  vanité?  Nous  en  avons  un  bien  triste 
exemple  dans  les  lettres  de  M'"*=  de  Sévigné.  La  fille  aînée  de  M'"^  de 
Grignan,  la  douce  et  bonne  Marie -Blanche,  fut  de  bonne  heure 
éloignée  de  la  maison  paternelle.  On  ne  voulait  pas  qu'elle  prît  le 
goût  d'y  vivre;  il  était  décidé  qu'elle  ne  devait  pas  y  rester.  A  cinq 
ans,  on  la  mit  au  couvent,  et  elle  n'en  sortit  plus;  à  quinze  ans, 
elle  prit  le  voile  sans  que  personne  se  fût  demandé  si  cette  vie 
austère  lui  convenait.  Seule,  la  grand'mère  fit  entendre  de  loin 
une  plainte  douce  et  comme  un  soupir  étoufte.  «  La  pauvre  enfant! 
qu'elle  est  heureuse,  si  elle  est  contente!  Cela  est  sans  doute, 
mais  vous  m'entendez  bien.  »  Au  moins  parvint-elle  à  sauver  la  se- 
conde ,  Pauline,  qui  devait  être  enfermée  comme  l'autre,  li  y  a 
quelque  chose  de  bien  triste  et  de  bien  touchant  dans  cet  appel  ré- 
pété qu'elle  fait  au  cœur  de  sa  fille.  «  Aimez,  aimez  Pauline,  lui 
dit-elle,  ne  vous  refusez  pas  ce  plaisir.  »  Elle  eut  grand'peine 
à  se  faire  écouter.  Il  fallait  bien  accroître  la  fortune  du  fils  et  lui 
laisser  les  moyens  de  faire  une  grande  figure  dans  le  monde;  mais 
ce  fils  lui-même,  qu'on  voulait  ainsi  enrichir  aux  dépens  de  ses 
sœurs,  ce  fils  si  souhaité,  si  admiré,  auquel  on  achetait  sans  comp- 
ter, malgré  la  détresse  de  la  famille,  des  compagnies  et  des  régi- 
mens,  ce  fils  ne  fut  pas  dans  son  enfance  beaucoup  plus  soigné 
que  les  autres.  L'altière  comtesse  le  livrait  à  ses  domestiques.  Elle 
le  laissait  à  Grignan  pendant  ses  voyages  à  Paris  et  passait  des  an- 
nées sans  le  voir;  même  quand  il  devint  plus  grand,  il  tenait  en- 
core si  peu  de  place  dans  la  vie  de  sa  mère,  que  M'"*'  de  Sévigné 


LES    CORRESPONDA.NGES    INTIMES.  999 

Sfi  plaignait  qu'il  se  gâtait  fort  avec  les  valets.  Ai-je  besoin  de  dire 
combien  cette  négligence  est  loin  de  nos  habitudes?  Aujourd'hui 
on  ne  sacrifie  plus  ses  enfans  les  uns  aux  autres,  on  se  sacrifie  à 
eux.  On  ne  les  laisse  plus  parmi  les  valets,  dans  les  antichambres; 
ils  s'installent,  ils  régnent  au  salon;  ils  sont  devenus  les  maîtres  et 
quelquefois  les  tyrans  de  la  famille. 

Je  me  suis  trouvé  insensiblement  amené,  à  propos  des  autres,  à 
parler  de  nous.  Quand  on  compare  entre  elles  les  deux  époques 
dont  les  lettres  de  Cicéron  et  celles  de  M'"''  de  Sévigné  nous  entre- 
tiennent, il  est  bien  difficile  de  ne  pas  faire  un  retour  sur  soi,  et  de 
ne  pas  songer  aussi  un  peu  à  notre  temps.  Je  ne  veux  pourtant  pas 
céder  au  plaisir  de  faire  un  parallèle  qui  m'éloignerait  trop  du  sujet 
que  je  traite.  Je  dirai  seulement  qu'il  me  semble  que  cette  compa- 
raison ne  serait  pas  toujours  à  notre  désavantage,  et  qu'après  tout 
les  tableaux  du  passé  que  nous  avons  sous  les  yeux  ne  sont  pas 
faits  pour  nous  dégoûter  du  présent.  Je  suis  surtout  frappé  de  voir 
que  nos  devanciers  se  plaignaient  déjà  des  maux  dont  nous  souffrons 
nous-mêmes,  et  que  les  fautes  dont  ils  s'accusaient  sont  précisément 
celles  que  nous  nous  reprochons  avec  le  plus  d'amertume.  Par  exem- 
ple, on  nous  répète  à  satiété  que  nous  n'avons  plus  souci  que  de  l'ar- 
gent, que  nous  ne  savons  que  compter,  et  que  cette  passion  a  rem- 
placé pour  nous  toutes  les  autres.  Assurément  je  ne  voudrais  pas 
prétendre  que  ce  reproche  n'est  pas  fondé,  mais  je  suis  un  peu  sur- 
pris de  voir  qu'Horace  l'adresse  déjà  aux  gens  de  son  époque,  et 
presque  dans  les  mêmes  termes.  De  même  je  remarque  à  tout  mo- 
ment dans  les  lettres  de  Cicéron  que  les  questions  d'argent  domi- 
nent toutes  les  autres,  que  les  convenances  faisaient  souvent  les 
convictions,  et  qu'il  arrivait  aux  hommes  d'état  les  plus  illustres  de 
sacrifier  sans  scrupule  leurs  principes  à  leurs  intérêts.  Si  de  la  ré- 
publique romaine  je  passe  au  xv!:""  siècle,  je  lis  dans  Balzac  ces  pa- 
roles qu'on  croirait  écrites  par  un  moraliste  contemporain  à  l'usage 
de  la  jeunesse  d'aujourd'hui  :  «  De  l'âme  des  fermiers  et  des  rece- 
veurs, il  a  passé,  ce  misérable  intérêt,  en  celle  des  gentilshommes 
et  des  princes;  il  entre  dans  les  professions  qui  en  sont  apparem- 
ment les  plus  éloignées.  On  ne  se  laisse  plus  prendre  à  la  gloire; 
les  belles  opinions  ne  font  plus  de  secte  ;  elles  ne  gagnent  rien  sur 
des  esprits  qui  veulent  toucher  et  compter  leur  félicité,  qui  n'esti- 
ment que  ce  qui  tombe  sous  les  sens  et  qui  est  de  mise  dans  le 
commerce.  »  Balzac  n'a  rien  exagéré.  La  correspondance  de  M"''  de 
Sévigné  nous  le  fait  bien  voir  en  nous  montrant  combien  les  gens 
étaient  occupés  alors  de  faire  leur  fortune  et  tout  ce  qu'ils  osaient 
pour  l'accroître.  Cette  époque,  qui  nous  paraît  si  noble  dans  ses 
affections,  si  désintéressée  dans  ses  goûts,  si  curieuse  du  beau,  si 
éprise  du  grand,  que  nous  ornons  à  profusion  de  toutes  les  qualités 


1000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  nous  manquent,  et  où  notre  imagination  se  réfugie  si  volontiers 
pour  se  sauver  des  misères  du  présent,  la  plupart  des  contemporains 
n'en  parlent  que  comme  du  règne  des  traitans  et  des  maltôtiers. 

On  nous  dit  encore^que  de  nos  jours  les  caractères  se  sont  abais- 
sés, on  nous  fait  honte  des  petitesses  et  des  défaillances  dont  notre 
histoire  politique  est  pleine,  et  je  confesse  qu'il  est  bien  difficile 
de  n'en  pas  être  confus;  mais  les  caractères  étaient-ils  beaucoup 
plus  fermes  dans  ces  temps  que  nous  retracent  les  lettres  de  Cicé- 
ron?  Y  avait-il  autour  de  lui,  dans  le  parti  le  plus  honnête,  bien 
des  gens  qui  n'eussent  pas  quelque  faiblesse  à  se  reprocher?  Et 
Brutus  ou  Caton  n'avaient -ils  pas  raison  de  mépriser  la  plupart 
de  ceux  à  côté  desquels  ils  étaient  forcés  de  combattre?  L'époque 
de  Louis  XIV  a  été  moins  soumise  à  ces  révolutions  politiques  où  se 
perdent  tant  de  caractères  qui  étaient  faits  pour  le  repos,  et  cepen- 
dant que  d'intrigues  honteuses  et  de  coupables  compromis  ne  cache 
pas  cette  décence  extérieure  dont  tout  est  couvert!  Cette  aristo- 
cratie qui  nous  semble  de  loin  si  distinguée  et  si  séduisante,  il  ne 
faut  pas  la  regarder  de  trop  près  pour  l'estimer  encore.  Elle  perd 
beaucoup  à  être  vue  dans  les  antichambres  de  Louis  XIV.  Comme 
celle  de  Rome  au  temps  de  Cicéron,  elle  était  complètement  ruinée. 
Le  luxe,  la  vanité,  les  plaisirs  coûteux  avaient  mis  le  désordre  dans 
les  plus  grandes  maisons.  On  n'en  voit  presque  pas  une,  de  celles 
qui  paraissent  dans  les  lettres  de  M""*'  de  Sévigné,  qui  ne  soit  réduite 
aux  expédiens  pour  vivre.  Or  l'expédient  le  plus  facile  et  le  plus 
sur  était  de  tendre  la  main  au  roi,  et  on  le  faisait  sans  honte.  Ver- 
sailles était  peuplé  d'une  foule  de  gentilshommes  sans  ressources, 
de  pauvres  diables  de  qualité,  comme  les  appelait  Bussy,  prêts  à 
toutes  les  bassesses  pour  obtenir  quelques  écus,  empressés  a  offrir 
au  roi  leur  sœur  comme  Rohan,  leur  nièce  comme  Villarceau,  ou 
leur  femme  comme  Soubise,  assidus  à  lui  faire  leur  cour  ((  pour 
se  trouver  sous  ce  qu'il  jette  »  quand  il  distribue  ses  libéralités 
ou  plutôt  ses  aumônes,  et  osant  écrire  sans  rougir  :  «  Je  lui  em- 
brasserai si  souvent  les  genoux,  que  j'irai  peut-être  jusqu'à  sa 
bourse  (1).  »  Quand  on  voit  de  près  leurs  manœuvres  et  leurs  ca- 
bales, cette  lâche  servilité  pour  les  ministres  tout-puissans ,  cette 
arrogance  pour  les  ministres  disgraciés,  ce  siège  en  règle  qu'ils 
font  tous  les  jours  de  la  générosité  de  leur  maître,  on  comprend  ce 
mot  amer  qu'écrivait  l'honnête  M"^  de  La  Troche  à  son  amie  M""'  de 
Goulanges  :  «  J'arrive  de  Versailles,  où  j'ai  été  huit  jours.  Je  voudrais 
vous  pouvoir  bien  représenter  tout  ce  que  j'y  ai  vu  de  bassesses, 
d'empressemens  et  de  jalousies.  J'en  méprise  le  genre  humain.  » 

(1)  Celte  phrase  est  de  Bussy;  elie  parut  si  basse  aux  premiers  éditeurs  do  ses  lettres 
qu'ils  en  rougirent  pour  lui  et  qu'ils  la  remplacèrent  par  celle-ci  :  <  J'irai  peut-ôtrc 
jusqu'à  son  cœur,  d 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  1001 

Les  révélations  de  ce  genre  qu'on  rencontre  à  clicaque  pas  dans 
les  lettres  de  M'"''  de  Sévigné  dérangeront  peut-être  beaucoup  d'o- 
pinions toutes  faites  et  d'admirations  volontairement  exagérées; 
mais  je  ne  crois  pas  que  ces  admirations  méritent  qu'on  les  res- 
pecte. Sans  doute  il  ne  faut  pas  se  plaire  à  abaisser  le  passé;  c'est 
un  mauvais  sentiment,  et  qui  n'a  jamais  profité  cà  personne,  mais  il 
ne  faut  pas  souffrir  non  plus  qu'on  l'exalte  outre  mesure,  pour  hu- 
milier le  présent.  Il  n'est  pas  salutaire  de  dégoûter  les  gens  de  l'é- 
poque dans  laquelle  ils  vivent.  Quand  on  les  a  découragés  d'avance, 
quand  on  leur  a  ôté  tout  ressort  pour  faire  le  bien  en  leur  enlevant 
l'espérance  d'y  réussir,  ils  s'abandonnent  eux-mêmes  et  finissent 
par  mériter  l'opinion  qu'on  avait  d'eux.  Le  grand  service  que  nous 
rendent  ces  correspondances,  où  la  vérité  n'est  pas  déguisée,  c'est 
de  nous  donner  plus  d'estime  pour  nous-mêmes.  Nous  en  avons 
grand  besoin.  Quoique  les  moralistes  nous  accusent  d'être  trop  com- 
plaisans  pour  nos  mérites,  je  trouve  que  nous  sommes  au  contraire 
trop  portés  à  nous  maltraiter.  Le  siècle  où  nous  vivons  est  toujours 
pour  nous  le  siècle  de  fer.  Quant  à  l'âge  d'or,  aux  différentes  épo- 
ques de  notre  vie,  nous  le  plaçons  à  des  endroits  diflférens,  mais 
nous  avons  soin  de  ne  jamais  le  mettre  de  notre  temps.  Quand  nous 
sommes  jeunes  et  pleins  d'espérance,  nous  regardons  devant  nous; 
l'âge  d'or  nous  semble  alors  dans  l'avenir.  Après  que  nous  avons 
vieilli,  et  que,  suivant  la  belle  expression  d'Aristote,  la  vie  nous  a 
humiliés,  nous  nous  retournons  brusquement  en  arrière,  et  nous  le 
mettons  dans  le  passé.  Pour  moi,  je  ne  sais  s'il  faut  espérer  qu'on 
le  verra  un  jour;  mais,  après  avoir  lu  les  lettres  de  M"'"  de  Sévigné 
et  celles  de  Gicéron,  je  suis  bien  sûr  qu'on  ne  l'a  pas  encore  vu. 

in. 

Je  n'ai  pas  encore  parlé  de  ce  qui  frappe  peut-être  plus  que  tout 
le  reste,  quand  on  compare  les  deux  correspondances  que  j'étudie. 
On  esi  très  surpris  de  voir,  même  en  les  lisant  rapidement,  que  les 
préoccupations  religieuses  tiennent  tant  de  place  dans  les  lettres  de 
M'"«  de  Sévigné,  et  qu'on  ne  les  retrouve  nulle  part  dans  celles  de 
Gicéron.  Gette  différence  mérite  de  nous  arrêter  un  moment. 

Elle  est  trop  radicale  pour  tenir  uniquement  au  caractère  des 
deux  écrivains,  et  je  crois  qu'on  peut  d'abord  en  conclure  que,  des 
deux  sociétés  parmi  lesquelles  ils  ont  vécu,  l'une  avait  le  sentiment 
religieux  et  l'autre  ne  l'avait  pas.  Il  est  bien  entendu  que  par  ce 
mot  je  ne  veux  pas  seulement  parler  de  l'adhésion  à  un  culte  éta- 
bli. On  ne  peut  pas  raisonnablement  attendre  de  Gicéron,  tout  au- 
gure qu'il  était,  beaucoup  de  respect  pour  les  fables  ridicules  sur 
lesquelles  était  fondée  la  religion  de  son  pays.  Je  veux  parler  de  ce 


1002  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

besoin  que  nous  éprouvons  de  sortir  de  nous  et  de  chercher  ailleurs 
la  raison  de  notre  existence  et  la  loi  de  notre  destinée.  Ainsi  com- 
pris, le  sentiment  religieux  donne  une  élévation  singulière  à  la  vie, 
et  l'on  peut  dire  qu'il  manque  un  élément  de  grandeur  à  la  société 
qui  ne  l'a  pas  connu.  Une  des  formes  les  plus  générales,  les  plus 
populaires  par  lesquelles  il  se  révèle,  c'est  ce  désir  que  nous  avons 
de  savoir  ce  qui  arrive  de  nous  après  la  mort.  Le  problème  de  l'a- 
venir n'est  pas  seulement  un  problème  philosophique,  c'est-à-dire 
un  de  ceux  que  se  pose  une  curiosité  savante  et  qu'elle  étudie  froi- 
dement avec  les  procédés  ordinaires  de  l'esprit.  Il  trouble  l'âme 
autant  qu'il  occupe  la  raison.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  l'inquiétude 
où  nous  sommes  tant  qu'il  n'est  pas  résolu,  l'émotion  et  la  plénitude 
de  joie  qu'on  éprouve  quand  on  croit  en  tenir  la  solution,  enfin  ce 
puissant  attrait,  cet  élan  passionné  qui  nous  entraîne  vers  cet  in- 
fini, de  quelque  nature  qu'il  soit,  de  quelque  nom  qu'on  l'appelle, 
dans  lequel  nous  pensons  trouver  le  complément  ou  le  terme  de 
notre  existence.  Ces  sentimens  n'ont  point  été  étrangers  à  Cicéron, 
et  on  les  retrouve  dans  ses  œuvres  philosophiques.  La  grande  doc- 
trine du  Phédori  l'a  séduit.  Il  s'est  mis  hautement  du  côté  de  ceux 
qui  espèrent  que  l'âme  ne  périra  pas,  et  il  a  essayé  de  donner  des 
raisons  plausibles  de  cette  espérance.  Les  traités  de  la  Vieillesse  et 
de  1(1  République  contiennent  les  pages  les  plus  émues  et  les  plus 
brillantes  qu'on  ait  écrites  sur  l'immortalité  depuis  Platon;  mais  en 
dehors  de  ses  ouvrages  de  philosophie  il  ne  semble  plus  aussi  fer- 
mement convaincu  de  cette  vérité.  Nous  sommes  très  surpris  de 
voir  qu'il  l'abandonne  plus  d'une  fois  dans  ses  discours.  Il  y  affirme 
résolument  que  l'âme  ne  survit  pas  au  corps,  et  que  la  vie  future 
n'est  qu'une  invention  des  sages  politiques  pour  faire  peur  aux  mé- 
chans  des  supplices  éternels.  Il  est  vrai  qu'il  ne  faut  peut-être  voir 
dans  ces  affirmations  que  des  artifices  d'avocat.  Il  nous  a  dit  lui- 
même,  nous  nous  en  souvenons,  que  ses  plaidoyers  ne  contiennent 
pas  l'expression  de  ses  opinions  personnelles,  qu'il  y  parle  le  lan- 
gage des  circonstances  et  non  celui  de  ses  convictions;  mais  dans 
ses  lettres  intimes  rien  ne  le  force  à  mentir.  Là,  il  peut  êti-e  impu- 
nément sincère.  Il  ne  s'adresse  qu'à  un  ami;  il  ne  parle  plus  pour 
les  besoins  d'une  cause,  il  dit  ce  qui  est  au  fond  de  son  cœur.  Com- 
ment se  fait-il  donc  que  ces  espérances  d'immortalité,  si  éloquem- 
ment  exprimées  dans  le  Songe  de  Sripion,  ne  se  retrouvent  nulle 
part  dans  sa  correspondance?  Quand  il  parle  en  philosophe,  nous 
l'entendons  dire  que  la  vie  ne  doit  être  que  la  méditation  de  la 
mort,  vita  mortis  commentatio  est,  et  quand  nous  descendons  dans 
sa  vie  par  sa  correspondance  intime,  nous  voyons  qu'infidèle  à  ses 
préceptes  il  pense  rarement  à  la  mort  et  jamais  à  ce  qui  doit  la 
suivre.  Ce  ne  sont  pas  cependant  les  circonstances  qui  ont  manqué 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  1003 

pour  faire  naître  en  lui  ces  pensées.  On  prétend  que,  s'il  est  ordi- 
naire de  les  oublier  dans  la  prospérité,  le  malheur  inévitablement 
les  réveille.  Or  peu  de  personnes  ont  été  plus  malheureuses  que 
Gicéron.  11  a  vu  périr  la  république,  il  a  perdu  sa  fille  qu'il  ado- 
rait, et  dans  ces  momens  d'amère  tristesse  où  l'on  se  sent  décou- 
ragé de  vivre,  où  le  dégoût  des  choses  présentes  nous  précipite  vers 
les  espérances  de  l'avenir,  on  ne  voit  pas  que  ces  espérances  aient 
jamais  ému  son  cœur.  Au  contraire,  il  nous  déclare  froidement  à 
deux  reprises  qu'il  ne  faut  pas  compter  que  la  vie  ait  un  lendemain. 
«  Heureux,  dit-il,  nous  devons  mépriser  la  mort;  malheureux,  il  nous 
faut  la  souhaiter,  car  il  ne  reste  plus  aucun  sentiment  après  elle.  » 

Une  contradiction  si  éclatante  nous  trouble.  Elle  nous  met  en 
doute  sur  la  sincérité  de  Gicéron  dans  ses  œuvres  philosophiques,  et 
nous  nous  demandons  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  nobles  doctrines 
qu'il  expose  avec  tant  d'éloquence  et  un  air  de  conviction  parfaite, 
quand  nous  voyons  qu'il  en  fait  pour  lui  si  peu  d'usage  et  qu'il  les 
contredit  si  vite.  Gette  question,  à  mesure  que  nous  y  réfléchissons, 
s'agrandit  encore.  De  lui,  notre  doute  s'étend  aux  autres.  Nous 
souhaiterions  savoir  jusqu'à  quel  point  ces  grands  principes  de  la 
philosophie  antique,  qui  nous  ravissent  loi'sque  nous  les  voyons 
si  admirablement  exprimés,  entraient  alors  dans  la  vie  commune. 
Étaient-ils  seulement  un  thème  brillant  pour  exercer  l'intelligence 
d'un  grand  écrivain  et  lui  permettre  de  la  montrer,  ou  une  croyance 
positive  qu'on  s'appliquait  à  soi-même,  et  sur  laquelle  on  réglait  sa 
conduite?  Sont-ils  jamais  descendus  dans  la  pratique?  Et,  s'ils  sont 
sortis  des  écoles,  jusqu'à  quel  rang  de  la  société  ont-ils  pénétré? 
G'est  ce  qu'il  n'est  pas  aisé  de  savoir.  Les  moyens  nous  manquent 
souvent  d'interroger  ces  sociétés  éteintes  et  de  leur  demander  ce 
qu'elles  pensaient  de  ces  problèmes  délicats.  On  connaît  l'opinion 
de  quelques  écrivains,  dont  les  ouvrages  ont  survécu;  mais  celle 
de. la  foule  est  souvent  un  secret  qu'elle  a  emporté  avec  elle. 

Ici  au  moins,  et  pour  la  question  particulière  qui  nous  occupe, 
notre  curiosité  peut  se  satisfaire.  Il  nous  est  facile  de  connaître  quelle 
était  à  Rome  l'opinion  de  tout  le  monde  sur  le  problème  de  l'ave- 
nir. Pour  la  savoir,  nous  n'avons  qu'à  parcourir,  dans  un  recueil 
d'inscriptions  latines,  la  série  des  épitaphes.  G'est  comme  une  pro- 
menade que  nous  faisons  dans  un  cimetière  antique.  Dès  les  pre- 
miers pas,  nous  y  saisissons  la  pensée  populaire  de  toute  l'antiquité 
sur  la  mort.  Nous  sommes  dans  l'asile  du  sommeil  éternel,  somno 
œterno  sacrum  (1).  Tous  ces  gens-là  nous  disent  que  le  tombeau 
est  pour  eux  une  maison,  hœc  est  domus  mea,  et  une  maison  qu'ils 

(Ij  La  formule  Dîs  Manibus  est  bien  évidemment  le  reste  d'une  ancienne  croyance 
qui  admettait  la  persistance  d'une  sorte  de  vie  dans  le  tombeau;  mais  elle  n'est  là  que 
pour  mémoire,  comme  une  tradition  dont  les  mots  sont  restés  et  dont  le  sens  est  perdu. 


iOO/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  pensent  pas  quitter.  C'est  ce  qui  explique  le  soin  minutieux  qu'ils 
prennent  pour  s'en  assurer  la  possession  exclusive.  On  commence 
par  se  la  préparer  d'avance  et  de  son  vivant,  les  héritiers  sont  si 
négligens!  Pour  être  plus  sûrs  de  la  conserver,  les  riches  construi- 
sent de  petites  habitations  autour  d'elle  et  y  logent  des  gardiens. 
Ceux  qui  ne  peuvent  pas  se  permettre  ce  luxe  posthume  ont  recours 
à  des  menaces  terribles  pour  effrayer  les  spoliateurs.  «  Que  celui  qui 
aura  violé  cette  sépulture,  disent-ils,  périsse  le  dernier  des  siens!  » 
Les  pauvres  gens  sont  plus  humbles  et  se  contentent  de  supplier. 
((  Laboureur,  dit  un  affranchi  qui  s'est  fait  enterrer  au  bord  d'un 
champ,  prends  bien  garde,  c'est  ici  que  je  repose.»  Toutes  ces 
précautions  prouvent  bien  qu'on  regardait  cette  demeure  comme 
un  séjour  définitif;  on  n'aurait  pas  pris  tant  de  peine,  si  on  avait  cru 
qu'on  en  sortirait.  Ce  qui  le  montre  encore  mieux,  c'est  le  peu  de 
gravité  de  la  plupart  de  ces  inscriptions.  Quand  on  se  sent  en  pré- 
sence d'une  éternité  qui  commence,  il  est  naturel  que  les  plus  futiles 
se  recueillent;  or  il  n'y  a  presque  jamais  de  trace  de  ce  recueille- 
ment dans  les  épitaphes  antiques.  Plusieurs  même  ne  contiennent 
qu'un  appel  au  plaisir.  La  seule  morale  qu'elles  tirent  de  la  fra- 
gilité de  la  vie,  c'est  qu'il  faut  s'amuser  vite,  puisqu'on  ne  peut 
pas  s'amuser  longtemps.  «Amis,  disent-elles,  tandis  que  nous  vi- 
vons, vivons;  amiciy  dum  vivànus,  in'vmmis.  »  Mais  on  a  beau  faire. 
La  mort  fait  peur  aux  plus  fanfarons.  On  ne  se  résigne  pas  sans  un 
frisson  à  ce  silence  et  à  cet  isolement  éternels.  Aussi  trouve-ton  sur 
quelques  tombes  la  trace  des  efforts  qu'on  faisait  presque  malgré  soi 
pour  se  rattacher  de  quelque  manière  à  la  vie.  On  lit  sur  celle  d'un 
certain  Lollius  «  qu'il  l'avait  fait  mettre  au  bord  d'une  route  pour 
qu'on  put  lui  dire  en  passant  :  adieu,  Lollius!  »  c'est-à-dire  pour 
que  quelque  bruit  de  la  vie  arrivât  encore  jusqu'à  lui.  Voilà  pour- 
quoi les  sépultures  antiques  étaient  placées  le  plus  souvent  sur  les 
grands  chemins.  La  voie  Latine  et  la  voie  Appienne  en  sont  bordées 
à  Rome,  et  c'est  entre  deux  rangées  de  tombeaux  que  le  voyageur 
entre  encore  aujourd'hui  dans  Pompéi.  Sur  ces  tombeaux ,  tantôt 
c'est  le  mort  qui  parle  et  qui  salue  le  passant  en  se  recommandant 
à  son  souvenir,  tantôt  au  contraire  c'est  le  passant  qui  est  censé  sa- 
luer le  mort  de  cette  formule  si  connue  :  <(  que  la  terre  te  soit  lé- 
gère! »  Mais  dans  ce  dialogue  funèbre  nulle  part  on  ne  voit  poindre 
l'idée  d'une  autre  vie.  Elle  n'est  ni  dans  les  plaintes  du  mort,  ni 
dans  les  consolations  du  vivant,  et  pourtant  il  semble  que  dans  les 
deux  cas  l'occasion  se  présentait  naturellement  de  l'exprimer.  Elle 
se  retrouverait  de  quelque  façon  sur  ces  tombeaux,  si  elle  avait  ja- 
mais été  dans  le  cœur  ou  dans  l'esprit  de  ceux  qui  les  élevèrent.  Or 
il  est  très  rare  qu'on  rencontre  dans  ces  inscriptions  la  plus  vague, 
la  plus  incertaine  allusion  à  la  persistance  de  la  vie.  Beaucoup,  au 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  1005 

contraire,  contiennent  la  certitude  d'un  entier  anéantissement;  elles 
regardent  le  temps  où  nous  avons  vécu  comme  un  éclair  d'existence 
entre  deux  infinis  de  néant.  «  Je  n'étais  pas,  je  ne  suis  plus,  disent- 
elles  sans  tristesse,  non  fiteram,  non  sum.  »  Et  les  plus  résignés  ou 
les  plus  malheureux  ajoutent  :  «  Et  je  ne  soulTre  plus,  non  doleo.  » 

Nous  saisissons  là  sur  le  vif  l'opinion  de  l'antiquité  à  propos  de 
la  vie  future.  11  me  semble  que  lorsqu'on  la  connaît,  il  devient  plus 
facile  de  comprendre  les  contradictions  de  Gicéron.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  ait  voulu  abuser  personne,  ou  qu'il  se  soit  tout  à  fait  abusé 
lui-même.  Gomme  il  avait  l'imagination  naturellement  portée  vers 
les  grandes  choses,  cette  noble  doctrine  de  Platon  lui  convenait.  Son 
esprit  l'avait  adoptée,  mais  elle  n'était  pas  allée  plus  loin  que  son 
esprit.  Ge  n'est  pas  la  même  chose  d'être  convaincu  par  la  raison 
de  la  vérité  d'un  principe,  ou  de  s'en  pénétrer  profondément  et  de 
le  faire  entrer  dans  sa  vie.  Que  de  gens  se  disent  convertis  à  une 
croyance  et  la  défendent  sincèrement,  qui,  en  attendant  qu'elle  ait 
pu  jeter  en  eux  ses  racines,  pensent  et  vivent  comme  s'ils  en  sui- 
vaient une  autre!  C'est  ce  qui  arrive  à  Gicéron.  La  doctrine  de  Pla- 
ton et  le  sentiment  religieux  qui  en  est  la  suite  sont  restés  chez  lui 
à  la  surface.  En  réalité,  il  n'a  pas  su  se  débarrasser  de  cette  tyran- 
nie de  l'opinion  commune  qui  règne  encore  sur  nos  habitudes  après 
que  nous  l'avons  chassée  de  notre  esprit,  et  à  laquelle  notre  vie 
continue  d'être  soumise,  même  quand  nous  en  avons  délivré  notre 
raison.  Je  me  figure  donc,  en  lisant  ses  letties,  qu'il  y  avait  dans 
la  société  romaine  de  ce  temps  un  fonds  d'indifférence  pour  tout  ce 
qui  touchait  aux  questions  religieuses,  peu  d'empressement  à  s'oc- 
cuper de  l'existence  ou  de  la  nature  de  Dieu  et  une  grande  incrédu- 
lité à  l'endroit  de  l'autre  vie.  Quelques  personnages  d'élite  avaient 
l)ien  essayé  d'établir  d'autres  doctrines,  mais  ce  n'était  guère  que 
dans  leurs  écrits  qu'ils  affectaient  de  ne  pas  penser  comme  le  vul- 
gaire. Ils  reprenaient  les  opinions  de  tout  le  monde  quand  ils  étaient 
rentrés  dans  la  vie  commune. 

G'est  précisément  le  contraire  qui  arrive  au  xv!!*"  siècle.  Il  y  avait 
alors  un  grand  courant  religieux,  et  les  esprits  isolés  qui  essayaient 
d'y  résister  par  libertinage  de  conduite  ou  indépendance  d'opinion 
finissaient  presque  toujours  par  se  laisser  vaincre.  Nous  avons  vu 
que  dans  l'antiquité  les  plus  croyans  n'étaient  point  toujours  d'ac- 
cord avec  eux-mêmes  parce  qu'ils  subissaient  à  certains  momens 
l'incrédulité  générale;  ici  ce  sont  les  incrédules  qui  se  contredi- 
sent, parce  qu'ils  cèdent,  sans  le  vouloir,  à  la  foi  commune.  Gette 
société,  en  apparence  si  riante  et  si  futile,  était  tourmentée  au  fond 
par  les  inquiétudes  de  l'avenir.  Ge  problème  redoutable,  si  facile- 
ment éludé  par  les  Romains,  se  pose  presque  à  chaque  instant  chez 
elle.  Quoique  la  vie  présente  l'attire  et  la  retienne  par  ses  agré- 


1006  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mens,  elle  est  bien  souvent,  par  ses  craintes,  en  présence  de  l'autre 
vie.  De  là  que  de  sentiinens  nouveaux,  que  d'émotions,  que  de  ter- 
reurs et  d'espérances,  qui  n'ont  jamais  été  connus  de  l'antiquité! 
Nous  voyons  bien,  en  comparant  les  lettres  de  M'"^  de  Sévigné  à 
celles  de  Cicéron,  que  la  vie  intérieure,  celle  dont  l'âme  est  le 
théâtre,  a  tout  à  fait  changé  d'une  époque  à  l'autre.  Dans  les  dissi- 
pations du  monde,  au  plus  fort  des  fêtes  et  des  plaisirs,  il  arrivait 
à  M""'  de  Sévigné  d'avoir  de  ces  pensées  qui  cgratignent  la  Icle-, 
mais  c'est  surtout  quand  elle  vit. seule,  à  Livry  ou  aux  Rochers, 
qu'elle  a  comme  des  retours  réglés  de  dévotion.  Là,  ((  dans  ce  triste 
et  tranquille  repos,  rêver  à  Dieu,  à  sa  providence,  posséder  son 
âme,  songer  à  l'avenir,  »  c'était  sa  vie  entière.  Elle  pensait  alors 
à  sa  fille  aJ^sente,  aux  amis  qu'elle  avait  perdus,  à  la  mort  surtout 
qu'elle  craignait  tant  à  cause  de  ce  qui  doit  la  suivre.  «  Je  me 
trouve  dans  un  engagement  qui  m'embarrasse.  Je  suis  embarquée 
dans  la  vie  sans  mon  consentement.  11  faut  que  j'en  sorte.;  cela 
m'assomme.  Et  comment  en  sortii'ai-je?  Par  où?  par  quelle  porte? 
Quand  sera-ce?  En  quelle  disposition?  comment  serai-je  avec 
Dieu?  qu'aurai-je  à  lui  présenter?  Quelle  alternative!  quel  embar- 
ras! J'aurais  bien  mieux  aimé  mourir  entre  les  bras  de  ma  nour- 
rice !  »  Et  elle  se  promettait  de  mieux  vivre  désormais  et  de  songer 
davantage  à  ce  terrible  moment;  mais  bientôt  «  un  souffle,  un  rayon 
.de  soleil  emportaient  toutes  ces  réflexions  du  soir.  »  Elle  retournait 
dans  les  salons,  au  milieu  de  ses  amis,  reprenait  plaisir  aux  con- 
versations médisantes,  riait  comme  les  autres,  et  plus  que  les  au- 
tres, de  tous  les  malins  récits,  et  ne  résistait  pas  au  plaisir  de  les 
redire  avec  une  verve  qu'on  admirait.  Elle  s'en  voulait,  se  gron- 
dait et  ne  se  corrigeait  pas.  «  Je  ne  suis  ni  à  Dieu  ni  au  diable, 
disait-elle.  Cet  état  m'ennuie,  quoique,  entre  nous,  je  le  li^ouve  le 
plus  naturel  du  monde.  »  C'est  dans  ces  alternatives  que  se  passait 
sa  vie  et  celle  de  la  plupart  de  ses  contemporains.  Ils  hésitaient,  ils 
flottaient,  comme  elle,  entre  le  diable  et  Dieu,  jusqu'au  jour,  qui 
ne  manquait  pas  d'arriver,  où  Dieu  l'emportait.  Tantôt  c'était  une 
grande  émotion,  par  exemple  la  mort  d'une  personne  aimée, 
comme  il  arriva  à  Rancé  et  à  Tréville,  qui  les  arrachait  au  monde. 
Le  plus  souvent  c'était  l'âge  qui  les  ramenait  aux  pensées  sérieuses. 
Pendant  qu'ils  gravissaient  tristement  «  le  chemin  laborieux  de  la 
vieillesse,  »  les  souvenirs  d'une  éducation  chrétienne  se  réveillaient 
naturellement  en  eux  et  les  rejetaient  vers  la  dévotion.  Les  lettres 
de  M"""  de  Sévigné  sont  pkines  de  ces  fins  pieuses.  On  n'échappait 
pas  à  ces  sentimens.  Les  personnes  même  en  apparence  les  plus 
rebelles  par  leur  conduite  ou  leurs  opinions,  les  hommes  les  plus 
occupés  de  leurs  affables,  les  plus  sensibles  à  leui's  intérêts,  les 
femmes  les  plus  dissipées  et  les  plus  mondaines  finissaient  par  céder 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  1007 

comme  les  autres.  Est-ce  bien  cette  M'""  de  Coulanges,  si  rieuse,  si 
légère,  si  enivrée  des  plaisirs  du  monde,  si  remplie  de  ses  futilités, 
et  sur  laquelle  il  semble  que  la  morale  chrétienne  devait  glisser,  qui 
écrit  à  son  mari  ces  sérieuses  paroles  :  «  Je  ne  me  soucie  plus  du 
monde;  j'ai  vu  tout  ce  qu'il  y  a  à  voir;  je  n'ai  plus  qu'une  vieille 
figure  à  lui  présenter,  plus  rien  de  nouveau  à  lui  montrer  ni  à  dé- 
couvrir? Et  que  veut-on  faire  de  recommencer  toujours  des  visites, 
de  se  troubler  des  événemens  qui  ne  nous  regardent  point?  Mon 
cher  monsieur,  il  faudrait  songer  à  quelque  chose  de  plus  solide.  » 
Il  faut  avouer  que  ces  sentimens  nous  transportent  dans  un  monde 
dont  les  lettres  de  Cicéron  ne  nous  donnaient  pas  l'idée. 

Je  n'achèverai  pas  ces  réflexions  sans  faire  remarquer  combien  la 
dévotion  de  M"'"  de  Sévigné,  assez  tiède  en  pratique,  avait,  dans 
la  théorie,  des  excès  et  des  témérités  qui  surprennent.  On  sait  avec 
quelle  chaleur  elle  défendait  les  opinions  de  Port-Royal  et  la  doc- 
trine de  la  grâce.  Tout  ce  qui  était  grand  et  même  exagéré  la  sé- 
duisait. Le  magnifique  exemple  des  mères  de  V église,  M""'^  de  Conti 
et  de  Longueville,  ces  anciennes  héroïnes  de  la  fronde,  qui  s'étaient 
jetées  dans  les  austérités  de  la  pénitence  avec  un  entraînement  ro- 
manesque, la  frappait  d'une  admiration  aussi  vive  que  «  les  di- 
vines saillies  de  Corneille  qui  font  frissonner;  »  mais  ce  qui  l'en- 
traînait encore  plus  que  tout  le  reste  dans  le  parti  des  jansénistes, 
c'est  qu'ils  étaient  poursuivis  et  persécutés,  et  que  la  doctrine  de 
Port-Royal  était  une  doctrine  d'opposition.  Ceci  mérite  d'être  re- 
marqué. Cette  femme  si  douce,  si  conciliante  dans  ses  relations, 
qui  s'accommodait  si  facilement  au  caractère  et  à  la  façon  de  penser 
des  autres,  avait  pourtant  son  franc  parler.  Malgré  sa  dévotion  sin- 
cère, elle  disait  son  sentiment  sur  les  choses  religieuses,  et  ce  sen- 
timent ne  laissait  pas  que  d'être  quelquefois  très  hardi.  Elle  n'était 
pas  de  ces  chrétiens  soumis  qui  regardent  l'ignorance  comme  la 
sauvegarde  la  plus  sûre  de  leur  foi,  qui  s'imaginent  que  la  meilleure 
manière  de  résoudre  les  objections,  c'est  de  n'y  penser  jamais,  et 
qui  croient  devoir  tenir  leur  esprit  à  jeun,  pour  le  mortifier  comme 
le  corps.  Elle  se  permettait  de  réfléchir  sur  ses  croyances;  elle  li- 
sait beaucoup,  et  comme  elle  souhaitait  sintèrement  s'éclairer,  elle 
se  gardait  bien  de  ne  lire  que  les  gens  qui  étaient  de  son  avis. 
«  Nous  battons  tous  les  chemins,  »  disait-elle,  et  en  effet  on  la  voit 
mêler  à  Pascal  et  à  Nicole  les  ouvrages  de  Claude,  de  Burnet,  et 
même  un  peu  d'Alcoran.  De  toutes  ces  lectures  il  était  résulté  une 
croyance  fermement  assise ,  mais  précisément  parce  qu'elle  était 
&ûre  d'elle-même,  une  croyance  libre  et  hardie.  Elle  ne  se  cache 
pas  pour  sourire  de  la  châsse  de  sainte  Geneviève  et  de  saint  Mar- 
cel; elle  parle  légèrement  de  Rome  et  des  conclaves,  et  ce  n'est  pas 
saas  ironie  qu'elle  nous  raconte  «  qu'on  a  chargé  le  cardinal  de  Retz 


1008  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'y  ramener  le  Saint-Esprit.  »  Elle  a  des  doutes  qu'elle  exprime 
avec  franchise.  «  Vous  aurez  peine,  dit-elle,  à  nous  faire  entrer  une 
éternité  de  supplices  dans  la  tête,  à  moins  que  d'un  ordre  du  roi  et 
de  la  sainte  Écriture.  »  Quand  elle  discute  avec  une  huguenote, 
elle  l'étonné  par  les  concessions  qu'elle  lui  fait.  «  Je  lui  abandon- 
nai les  abus  et  les  superstitions.  Je  ne  la  poussai  point  sur  le  saint- 
sacrement.  ))  Je  crains  bien  qu'un  dévot  difficile  ne  lui  trouvât  pas 
assez  de  soumission  et  d'humilité. 

De  même,  en  politique,  elle  admire  sincèrement  le  roi,  —  elle  a 
vu  les  plus  belles  années  de  son  règne,  —  mais  son  admiration  n'a 
jamais  un  air  de  servilité.  Quelque  absolu  que  soit  ce  régime,  on 
voit  bien  que  nous  ne  sommes  pas  dans  une  de  ces  royautés  de 
l'Orient  qui  imposent  une  obéissance  aveugle  et  muette.  Ce  despo- 
tisme, après  tout,  laisse  sourire  et  causer,  et  il  règne  autour  de  lui 
une  liberté  d'esprit  qui  le  tempère.  M'"^  de  Sévigné  a  bien  des  mots 
piquans  et  amers  sur  la  cour;  elle  n'approuve  pas  toutes  les  mesures 
qui  s'y  prennent.  Elle  ose  rester  l'amie  de  cœur  de  ceux  que  le  maître 
a  disgraciés;  elle  continue  à  regarder  comme  innocens  ceux  qu'il 
condamne.  Rien  ne  lui  déplaît  comme  la  flatterie,  et  elle  blâme  sans 
se  gêner  les  excès  du  zèle  monarchique.  Par  exemple,  elle  ne  par- 
donne pas  aux  minimes  de  Provence  d'avoir  comparé  le  roi  à  Dieu, 
«  mais  d'une  manière  où  l'on  voit  clairement  que  Dieu  n'est  que  la 
copie.  ')  —  «  Trop  est  trop,  ajoute-t-elle;  je  n'eusse  jamais  soup- 
çonné des  minimes  d'en  venir  à  cette  extrémité.  »  Et  il  faut  bien 
remarquer  que  ce  ton  de  fine  ironie  et  ce  franc  parler  qui  étonnent 
ne  devaient  pas  être  particuliers  à  M"""  de  Sévigné.  Elle  est  femme, 
et,  dans  les  choses  politiques  surtout,  elle  n'a  pas  d'initiative.  Elle 
pense  et  elle  parle  par  réverbération,  comme  elle  dit.  Les  senti- 
mens  qu'elle  exprime  sont  donc  ceux  des  personnes  auprès  des- 
quelles elle  vivait,  c'est-à-dire  des  gens  les  plus  importans  du 
royaume  par  la  naissance  et  par  l'esprit,  de  ceux  qui  devaient  avoir 
le  plus  d'influence  sur  l'opinion  publique.  Que  faut-il  en  conclure? 
C'est  que  sous  cet  air  d'obéissance  et  de  soumission  il  y  avait  alors, 
plus  qu'on  ne  croit,  de  petites  résistances,  une  opposition  timide 
de  railleries  et  de  bons  mots,  et  dans  les  matières  religieuses  comme 
dans  les  questions  politiques  une  certaine  liberté  de  jugement.  C'est 
ce  qu'on  n'aperçoit  guère  quand  on  se  contente  d'étudier  cette  épo- 
que par  ses  dehors.  Il  semble  alors  qu'il  y  ait  un  abîme  entre  elle 
et  le  siècle  qui  la  suit;  mais  cet  abîme  se  comble  lorsqu'on  regarde 
de  plus  près,  par  exemple  lorsqu'on  lit  une  correspondance  intime, 
comme  celle  de  M'""  de  Sévigné.  On  voit  bien  en  la  lisant  que,  mal- 
gré les  dilférences  qui  les  séparent,  un  de  ces  siècles  conduit  à 
l'autre  sans  secousse.  On  n'a  pas  besoin  d'aller  chercher  pour  le» 
rapprocher  quelques  sceptiques  isolés,  comme  Bayle  ou  Saint-Évre- 


LES    CORRESPONDANCES    INTIMES.  1009 

mond,  qui  n'eurent  pas  beaucoup  de  prise  sur  leur  temps.  Voltaire 
a  plus  d'aïeux  qu'on  ne  lui  en  donne  d'ordinaire,  et  il  convient  de 
faire  entrer  dans  sa  généalogie  des  gens  qui  ne  se  doutaient  pas  du 
petit-fils  que  la  Providence  leur  préparait.  C'est  peut-être  l'intérêt 
le  plus  piquant  de  la  correspondance  de  ^1°"=  de  Sévigné  qu'elle 
montre  comment  le  siècle  le  plus  croyant  et  le  plus  monarchique 
s'acheminait,  sans  le  savoir,  vers  le  siècle  le  plus  révolutionnaire 
et  le  plus  incrédule.  L'histoire  de  France  est  la  plus  logique  de 
toutes.  Rien  n'y  arrive  au  hasard,  et  tous  les  effets  y  ont  des  causes 
longuement  préparées  pour  qui  sait  les  voir.  Je  ne  sais  pas,  en 
vérité,  pourquoi  l'on  nous  accuse  d'être  inconséquens  et  mobiles. 
Il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  ait  été  aussi  opiniâtrement  fidèle  à  son 
caractère,  et  chez  qui  les  événemens  se  développent  avec  tant  de 
suite  et  de  régularité. 

Après  avoir  reconnu  que  ces  deux  époques  sortent  l'une  de  l'au- 
tre, il  faut  pourtant  s'empresser  d'ajouter  qu'elles  ne  se  ressem- 
blaient guère.  A  le  prendre  dans  son  ensemble,  le  xvii'  siècle  est 
assurément  un  siècle  de  foi.  Ce  travail  intérieur  qui  devait  finir 
par  ébranler  les  croyances  n'était  alors  visible  pour  personne.  Les 
vérités  religieuses  n'avaient  pas  reçu  d'atteinte  sérieuse,  et  l'on  ne 
ne  doutait  pas  de  la  solidité  de  l'établissement  monarchique.  On 
ne  se  divisait  que  sur  des  points  de  détail,  et  il  y  avait  une  sorte  de 
communauté  d'opinion  au  sujet  des  questions  les  plus  gi-aves.  Ce 
sont  là  de  grands  avantages,  et  nous  les  apprécions  d'autant  plus  que 
nous  sommes  plus  loin  de  les  posséder.  Des  deux  époques  que  nous 
dépeignent  les  lettres  de  Cicéron  et  celles  de  M'"*  de  Sévigné,  c'est 
à  la  première  surtout  que  nous  ressemblons.  Elle  n'avait  pas  plus 
que  nous  de  croyance  solide,  et  la  triste  expérience  qu'elle  avait 
faite  des  révolutions  l'avait  dégoûtée  de  tout  en  l'habituant  à  tout. 
Elle  connaissait,  comme  nous,  ces  mécontentemens  du  présent  et 
ces  incertitudes  du  len'lomain  qui  ne  permettent  pas  de  goûter  un 
repos  tranquille.  Nous  nous  retrouvons  en  elle;  les  tristesses  des 
hommes  de  ce  temps  sont  en  partie  les  nôtres,  et  nous  avons  souf- 
fert des  maux  qu'ils  enduraient.  Nous  sommes  placés  comme  eux 
dans  une  de  ces  époques  intermédiaires,  les  plus  douloureuses  de 
l'histoire,  où,  les  traditions  du  passé  ayant  disparu  et  l'avenir  ne 
se  dessinant  pas  encore,  on  ne  sait  plus  à  quoi  s'attacher,  et  nous 
comprenons  bien  qu'il  leur  soit  arrivé  souvent  de  dire  avec  le  vieil 
Hésiode  :  «  Que  je  voudrais  être  mort  plus  tôt,  ou  être  né  plus  tard!  » 
C'est  ce  qui  nous  fait  prendre  un  intérêt  si  triste  et  si  vif  à  la  lec- 
ture des  lettres  de  Cicéron. 

Gaston  Boissier. 

TOME  LVI.  —  1865.  64 


LE   MOUVEMENT  ITALIEN 


NAPLES  DE  1830  A  1865 


DANS  LA  LITTÉRATURE  ET  DANS  L'ENSEIGNEMENT 


Dans  un  pays  divisé,  le  lendemain  d'une  révolution,  voulez-vous 
savoir  à  quel  parti  est  l'avenir,  demandez  de  quel  côté  est  l'intel- 
ligence, car  c'est  elle  après  tout  qui  cède  le  moins  à  l'éblouissement 
des  grandes  fortunes  ou  à  l'abattement  des  grands  désastres.  Dans 
les  jours  de  calme,  elle  prépare  et  conduit  les  événemens;  dans  les 
jours  d'orage,  elle  les  combat,  les  repousse  ou  les  ramène  :  tôt  ou 
tard  elle  les  fait  rentrer  dans  son  chemin.  Or  l'intelligence  à  Naples 
est  pour  l'unité  italienne.  Elle  ne  l'est  pas  d'hier,  et  ce  n'est  point 
l'aventure  miraculeuse  de  Garibaldi  qui  l'a  subitement  convertie; 
ces  hardis  coups  de  main  peuvent  réussir,  mais  le  succès  ne  dure 
qu'une  heure  quand  un  sérieux  mouvement  d'opinion  ne  les  a  pas 
précédés  et  commandés.  Lorsque  le  héros  populaire  entra  dans  Na- 
ples avec  «  ses  jeunes  vétérans,  »  il  n'y  trouva  pas  seulement  une 
foule  aveugle,  enthousiaste,  tourbillonnant  autour  de  lui  comme  la 
poussière  soulevée  par  les  chars  de  triomphe;  il  y  était  attendu,  ap- 
pelé même  par  une  patiente  évolution  d'esprits  éclairés  et  convain- 
cus, qui  voulaient  une  patrie  forte  et  un  roi  national. 

Cette  sorte  d'avant-garde  militante  avait  préparé  depuis  long- 
temps l'œuvre  décisive  que  venait  d'accomplir  une  vaillante  épée; 
elle  l'avait  préparée  par  un  puissant  épanouissement  de  toutes  les 
forces  intellectuelles  qui  conquièrent  et  gouvernent  un  pays,  car 
les  aptitudes  et  les  facultés  les  plus  contraires  se  développent  d'or- 
dinaire ensemble  dans  l'esprit  des  Napolitains.  Cette  population  est 


LA  LITTÉRATURE  A  NAPLES.  1011 

loin  de  s'abandonner  aux  poétiques  langueurs  du  far  Jiicnte;  elle  a 
un  génie  pratique  et  vivace.  La  métaphysique  et  la  géométrie  n'ont 
jamais  cessé  de  prospérer  sur  la  terre  féconde  qui  a  produit  Giordano 
Bruno,  Gampanella,  Telesio,  Vico,  Galluppi,  Padula.  Cette  expan- 
sion naturelle  du  peuple  napolitain  vers  les  études  sévères  et  posi- 
tives, on  voudrait  essayer  ici  de  la  mettre  en  relief,  on  voudrait 
exposer  les  origines  des  idées  maintenant  établies  et  triomphantes 
dans  le  midi  de  la  péninsule.  On  suivra  jusqu'à  nos  jours  ce  mou- 
vement à  la  fois  politique  et  littéraire,  en  indiquant  d'où  il  est  sorti, 
dans  quel  sens  il  a  marché,  comment  il  a  produit  deux  révolutions, 
pourquoi  enfin  la  première,  celle  de  1848,  fut  une  défaite,  et  la  se- 
conde, celle  de  1860,  une  victoire. 

I. 

Sous  l'ancien  régime,  malgré  l'indifférence  ou  l'hostilité  du  pou- 
voir, les  Napolitains  n'eurent  besoin,  pour  maintenir  leur  ardeur 
intellectuelle,  que  d'avoir  un  centre  de  réunion.  Ce  centre  de  réu- 
nion, ils  le  trouvèrent,  aux  approches  de  1830,  dans  la  maison 
du  marquis  Basilio  Puoti.  Homme  de  savoir  et  de  bien,  Puoti  avait 
d'abord  occupé  une  place  dans  l'administration  du  royaume;  il  la 
perdit  et  consacra  sa  vie  à  l'étude.  En  publiant  les  ouvrages  des 
autres,  il  devint  un  linguiste  excellent,  et  ouvrit  alors  ce  qu'on 
appelle  à  Naples  une  école.  Cinq  jeunes  gens  de  bonne  volonté  se 
réunirent  chez  lui,  non  pas  seulement  pour  assister  à  des  leçons, 
mais  pour  travailler  en  commun.  Loin  de  payer  le  maître,  les  éco- 
liers étaient  soutenus  par  lui.  On  lisait  un  chant  de  la  Divine  Co- 
médie, un  chapitre  de  Passavanti  (1),  ou  l'on  traduisait  quelque 
lettre  de  Gicéron;  chaque  élève  apportait  sa  version,  et  toutes  ces 
versions,  comparées  d'abord  entre  elles,  étaient  ensuite  mises  en 
regard  de  celles  des  anciens  traducteurs  :  curieuse  et  instructive 
confrontation  qui  montrait  toutes  les  diversités  d'esprit  et  de  goût 
qui  distinguent  les  intelligences  et  les  siècles  littéraires.  Bientôt 
l'école  fit  des  recrues  et  admit  même  un  assez  grand  nombre  de 
jeunes  gens.  La  politique  ne  jouait  aucun  rôle  dans  ces  réunions, 
qui  eussent  été  bientôt  prohibées,  si  l'on  y  avait  enseigné  le  droit 
constitutionnel;  mais,  comme  on  l'a  dit,  une  nation,  c'est  une  lan- 
gue :  le  mot  est  vrai  en  Italie  plus  que  partout  ailleurs.  Or,  après 
la  restauration  bourbonnienne,  Naples  se  trouvait,  par  la  langue, 
presque  détachée  de  l'Italie.  Le  pays  tout  entier  avait  été  en  quel- 
que sorte  mis  en  tutelle  par  l'occupation  française.  La  langue  écrite 
n'était  autre  chose  que  du  français  scandé  à  l'italienne.  La  langue 

(1)  Écrivain  du  xiv*"  siècle,  dont  un  ouvrage,  le  Specchio  délia  Penitenza,  passe  pour 
un  testo  di  lingua,  c'est-à-dire  un  modèle  de  langue  et  de  style. 


1012  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vulgaire  était  le  patois  napolitain,  qu'on  ne  parlait  pas  seulement 
dans  la  rue,  mais  dans  le  monde  et  môme  à  la  cour.  L'école  de 
Puoti  tenta  de  rattacher  Naples  à  l'Italie.  Une  poignée  de  jeunes 
gens  qu'une  passion  purement  littéraire  entraînait  vers  Dante,  Boc- 
cace,  Pétrarque,  l'Arioste,  le  Tasse,  Machiavel,  Guichardin,  de- 
vaient tôt  ou  tard  arriver  à  cette  conclusion,  qu'un  pareil  ensem- 
ble de  grands  esprits  n'appartenait  pas  à  telle  province  et  à  tel 
clocher,  mais  à  la  patrie  tout  entière,  et  que  cette  patrie,  existant 
déjà  depuis  tant  de  siècles  dans  leur  pensée  et  dans  leur  œuvre, 
devait  vivre  un  jour  d'une  vie  réelle  et  prendre  sa  place  au  milieu 
des  nations.  C'est  ainsi  qu'une  classe  de  grammaire  commença  mo- 
ralement la  révolution  italienne. 

Puoti  n'était  pas  le  seul  à  rompre  des  lances  en  faveur  de  la  buona 
lingua  contre  les  gallicismes  et  le  jargon  napolitain,  il  n'était  même 
pas  le  premier  :  déjà  le  marquis  de  Montrone,  qui  avait  parcouru 
l'Italie  et  séjourné  à  Bologne,  s'était  entouré  de  jeunes  gens,  entre 
autres  de  Baldacchini  et  Ranieri ,  qui  étudiaient  sérieusement  avec 
lui  le  toscan  des  meilleurs  siècles.  Par  malheur,  les  affaires  de  1820 
avaient  arrêté  ce  premier  effort.  Baldacchini  et  Ranieri  durent  voya- 
ger et  rejoindre  dans  l'exil  d'ardens  amis  de  la  cause  vaincue,  Ga- 
briele  Pepe,  connu  par  son  duel  avec  M.  de  Lamartine,  l'historien 
Pietro  Colletta,  les  Poerio,  etc.  La  plupart  de  ces  émigrés  se  ren- 
contrèrent à  Florence,  excellente  école  de  langue  et  de  pensée  na- 
tionale. Tous  y  prirent  une  façon  de  parler  et  de  sentir  qui  n'était 
pas  celle  de  leur  province.  D'autres  Italiens  proscrits  se  trouvaient 
alors  en  Toscane;  Tommaseo  y  faisait  ses  premières  armes,  Leopardi, 
le  grand  et  malheureux  poète,  y  chantait  la  patrie  morte  et  Nérine, 
«  son  éternel  soupir.  »  L'un  des  premiers,  sinon  le  premier  prosateur 
du  temps,  Pietro  Giordani,  y  régnait  sur  la  langue  et  sur  le  style. 
Enfin  les  Florentins  eux-mêmes,  Gian-Battista  Niccolini,  Gino  Cap- 
poni,  Cosimo  Ridolfi,  Lambruschini,  se  réunissaient  avec  les  émi- 
grés dans  un  cercle  littéraire  devenu  bientôt  une  véritable  acadé- 
mie, celui  de  Jean-Pierre  Vieusseux.  Toute  l'Italie  future  était  là. 

Quand  après  1830  les  Napolitains  proscrits  revinrent  à  Naples, 
ils  y  trouvèrent  l'école  de  Puoti  toute  fondée,  c'est-à-dire  leur  pro- 
pre ouvrage  déjà  entrepris,  un  noyau  de  jeunes  gens  déjà  préparés 
à  recevoir  l'idée  italienne.  Cette  école  transformée  se  fractionna 
bientôt  pour  étendre  son  champ  d'action  :  les  principaux  élèves, 
professeurs  à  leur  tour,  développèrent,  en  le  modifiant  et  en  le  cor- 
rigeant, l'enseignement  grammatical  de  leur  maître  :  ce  fut  l'œuvre 
de  MM.  Leopoldo  Rodinù,  Bruto  Fabbricatore,  Eramanuele  Rocco. 
Quelques  autres,  disciples  ou  amis  de  Puoti,  tâchèrent  de  traiter  en 
bon  style  des  sujets  de  critique,  d'histoire,  d'archéologie  et  de  mo- 
rale. On  doit  citer  parmi  ceux-ci  les  deux  frères  Dalbono  et  les  trois 


LA  LITTÉRATURE  A  NAPLES.  1013 

Volpicella  (1).  Enfin  en  dehors  de  cette  école  plusieurs  groupes  s'é- 
taient formés;  les  travaux  archéologiques,  les  études  économiques 
rapprochaient  quelques  hommes,  parmi  lesquels  apparaissaient  avec 
un  certain  éclat  Giovanni  Manna  et  Antonio  Scialoia,  11  y  eut  dès 
lors  un  véritable  mouvement  littéraire,  et  par  conséquent  une  lutte 
incessante  entre  la  pensée  et  le  pouvoir. 

Le  pouvoir  avait  pris  ses  mesures  et  tenait  sous  sa  main  toute  la 
presse.  Aucun  livre  ne  pouvait  paraître  sans  avoir  passé  deux  fois  sous 
l'inspection  des  censeurs,  qui  devaient  lire  d'abord  les  manuscrits 
avant  d'en  autoriser  l'impression,  puis  les  feuilles  imprimées  avant 
d'en  autoriser  la  publication.  Plus  tard,  ces  précautions  parurent  in- 
suffisantes; outre  la  police,  le  pouvoir  fit  intervenir  le  clergé  dans 
l'examen  des  productions  de  l'esprit.  Les  rigueurs  redoublaient  : 
défense  aux  journaux  de  traiter  les  questions  sérieuses,  défense  de 
nommer,  fût-ce  pour  les  flétrir,  Calvin,  Voltaire,  Masaniello,  la  ré- 
forme ou  la  révolution.  Quant  à  la  politique,  une  seule  feuille  avait 
le  droit  de  s'en  occuper,  la  gazette  officielle,  et  elle  n'en  abusait 
point.  Rédigée  sous  la  direction  de  la  police,  elle  donnait  assez  ré- 
gulièrement les  nouvelles  de  l'Australie  et  de  la  Chine;  mais  l'Europe 
l'intéressait  médiocrement.  Le  péril  eût  pu  venir  des  publications 
étrangères,  si  le  roi  François  l"'  n'avait  eu  l'heureuse  idée  de  les 
frapper  de  droits  exorbitans  pour  les  retenir  aux  frontières.  De  plus 
une  douane  littéraire  installée  à  l'entrée  de  la  ville,  du  côté  de  la 
mer,  était  chargée  d'examiner  les  caisses  de  librairie.  Quand  un 
voyageur  débarquait  sur  le  Môle,  on  prenait  ses  livres  et  on  les  por- 
tait dans  le  cabinet  du  réviseur,  qui  retenait  ce  qu'il  voulait.  Ces 
précautions  prises,  le  pouvoir  n'eut  plus  qu'à  se  prémunir  contre 
l'université.  11  la  regardait  comme  inutile  et  dangereuse;  il  crai- 
gnait surtout  l'agglomération  des  étudians  sur  un  même  point  :  aussi 
chercha-t-il  à  les  disperser  le  plus  possible,  et  à  cet  effet,  chose 
étrange,  il  favorisa  la  liberté  de  l'enseignement.  Pas  de  brevets  ni 
de  concours;  le  premier  venu,  pourvu  qu'il  n'attaquât  ni  le  catholi- 

(1)  Tous  les  hommes  qu'on  vient  de  nommer,  et  qui  surent  dignement  continuer 
l'œuvre  de  Puoti,  méritent  qu'on  donne  ici  quelques  indications  sur  leurs  travaux. 
M.  Fabbricatore  a  dirigé  des  publications  estimables,  notamment  un  recueil  périodique, 
la  Rivista  Sebezia. —  M.  Robinô  est  l'auteur  d'une  grammaire  italienne  souvent  rééditée, 
la  meilleure  qui  existe,  au  dire  des  Napolitains.  —  Dans  de  nombreux  écrits  et  surtout 
dans  un  curieux  vocabulaire  complétant  et  corrigeant  le  dictionnaire  officiel  de  la 
Crusca,  M,  Emmanuele  Rocco  a  fait  preuve  d'un  esprit  très  cultivé.  —  Des  deux  frères 
Dalbono,  le  premier,  Cesare,  est  un  critique  attentif,  dont  les  études  (  une  entre  autres 
sur  Basilic  Puoti)  ont  été  justement  remarquées;  l'autre,  Carlo  Tito,  a  donné  nombre 
de  nouvelles  et  de  romans  :  c'est  une  plume  alerte  et  féconde,  c'est  aussi  un  catholique 
très  ardent.  —  Les  trois  Volpicella  sont  tous  connus  par  des  travaux  intéressans,  Sci- 
pione  par  une  collection  de  monumens  rares  ou  inédits  sur  l'histoire  de  Nanlcs, —  Luigi 
par  d'utiles  monographies  sur  plusieurs  villes  de  l'ancien  royaume  (Amalfi,  Trani,  Bari) 
et  des  ouvrages  de  droit,  —  Filippo  par  un  curieux  roman  archéologique,  Ceccarella. 


lOih  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cisme  ni  la  monarchie  absolue,  et  qu'il  sût  par  cœur  son  catéchisme, 
était  autorisé  à  créer  des  médecins  ou  des  avocats.  Il  en  résulta  que 
ces  petites  universités  partielles,  ces  écoles  privées,  comme  on  les 
appelait,  se  multipliant  à  l'infini,  parvinrent  à  disséminer  les  étu- 
dians  et  à  rendre  l'université  déserte.  C'est  ce  que  voulait  le  gou- 
vernement. Peut-être  espérait-il  ruiner  l'instruction  par  la  con- 
currence. Ces  milliers  de  maîtres,  ignorans  pour  la  plupart,  ne 
pouvaient  former  des  élèves  bien  dangereux;  le  moins  cher  d'entre 
eux,  fût-il  le  plus  mauvais,  devait  être  le  plus  couru.  Le  pouvoir  se 
trompait  en  cela,  comme  dans  tout  le  reste.  La  liberté  de  l'ensei- 
gnement ne  fit  que  du  bien  aux  études  :  les  ignorans  prêchèrent 
dans  le  désert,  la  foule  se  porta  chez  les  hommes  de  science  et  d'es- 
prit. La  concurrence,  en  stimulant  l'émulation,  défricha  en  tous  sens 
un  terrain  bientôt  fécondé,  et  certains  professeurs  réunirent  autour 
de  leur  chaire  jusqu'à  trois  ou  quatre  cents  élèves.  «  Lorenzo  Fazzini, 
dit  l'auteur  d'un  intéressant  écrit  sur  l'instruction  publique  à  Na- 
ples,  M.  Settembrini,  enseignait  alors  les  sciences  naturelles  et  ma- 
thématiques à  plus  de  trois  cents  jeunes  gens,  et  fit  à  ses  frais  un  ca- 
binet de  physique  qui  est  maintenant  à  l'université.  Antonio  Nanula 
réunissait  plus  de  deux  cents  auditeurs,  et  forma  un  cabinet  très 
rare  d'anatomie  pathologique,  qui  est  également  à  l'université. 
Domenico  Furiate,  Domenico  Capitelli,  Roberto  Savarese  gardèrent 
plusieurs  années  jusqu'à  quatre  cents  élèves  qui  écoutaient  leurs 
leçons  de  droit.  Deux  cents  suivaient  les  cours  de  Costantino  Dimi- 
dri  et  de  Pietro  Ramaglia,  professeurs  de  médecine.  Plusieurs  cen- 
taines apprenaient  les  mathématiques  aux  cours  privés  des  profes- 
seurs De  Angelis  et  Tucci...  J'en  passe  beaucoup  d'autres  moins 
renommés,  mais  non  moins  vaillans  et  utiles.  » 

On  ne  réussit  pas  mieux  à  empêcher  l'entrée  des  livres  étran- 
gers. Le  fruit  défendu  fut  bientôt  recherché;  la  douane  engendre  la 
contrebande.  Les  libraires  de  Naples  recevaient  frauduleusement  des 
ouvrages  prohibés  qui  se  répandaient  ainsi,  par  centaines  d'exem- 
plaires, non -seulement  dans  la  ville,  mais  dans  les  provinces,  car 
le  dénûment  des  bibliothèques  publiques,  où  nul  livre  moderne  ne 
pouvait  entrer,  forçait  le  plus  pauvre  savant  de  posséder  une  bi- 
bliothèque privée  à  l'abri  des  visites  domiciliaires,  c'est-à-dire  en 
grande  partie  cachée  dans  les  cloisons  et  sous  le  plancher  de  son 
cabinet.  Et  ces  ouvrages  si  difficiles  à  obtenir,  si  dangereux  à  gar- 
der, payés  si  cher,  étaient  lus,  relus  et  retournés  en  tous  sens: 
chaque  volume  avait  cent  lecteurs,  chaque  lecteur  s'en  repaissait 
des  mois  entiers,  jour  et  nuit.  Une  forte  génération  de  solitaires 
enfouis  dans  les  villages  les  plus  inconnus  se  forma  ainsi  toute  seule, 
et  sortit  plus  tard  de  terre,  tout  armée,  au  premier  cri  de  la  ré- 
volution. 


LA    LITTÉRATURE    A   NAPLES.  1015 

Le  pouvoir  fut-il  plus  heureux  contre  la  presse?  Sans  doute  la 
presse  souffrit  des  prohibitions  dont  elle  fut  frappée.  Là  où  les  ques- 
tions sérieuses  sont  interdites,  il  ne  manque  jamais  d'auteurs  légers, 
toujours  prêts,  spirituellement  inutiles,  contant  fleurettes  d'un  air 
gaillard  et  cavalier  qui  amuse  les  oisifs.  Ces  bagatelles  ont  leur 
importance,  elles  détournent  nombre  d'esprits  des  sujets  sévères 
et  dangereux  pour  le  pouvoir,  et  tout  pays  où  elles  attirent  l'atten- 
tion du  public  n'est  assurément  pas  un  pays  libre.  La  petite  presse 
eut  une  grande  vogue  à  Naples  de  1830  à  18/18  :  elle  agitait  toutes 
les  questions  permises,  notamment  celle  du  romantisme,  où  gaspilla 
sa  verve  lyrique  un  échevelé  nécessiteux  qui  aurait  pu  avoir  du  talent, 
Cesare  Malpica.  Cette  agitation  à  fleur  d'eau  n'empêcha  point  cepen- 
dant les  écrivains  dignes  de  ce  nom  de  continuer  leur  œuvre.  Ils 
avaient  un  recueil,  le  Progresso,  fondé  par  M.  Giuseppe  Rirciardi, 
poète  et  surtout  conspirateur,  dont  la  moitié  de  la  vie  s'écoula  en 
prison  ou  dans  l'exil.  Dans  ce  recueil,  qui  passa  plus  tard  sous  la 
direction  de  M.  Bianchini,  l'économiste  officiel,  il  était  permis  de 
beaucoup  sous-entendre  et  de  laisser  entrevoir  ce  qu'on  ne  disait 
pas.  Enfin  quelques  livres  importans  parurent  en  secret,  car  la 
censure  n'en  eût  jamais  autorisé  la  publication.  Antonio  Ranieri  fut 
le  premier  qui  osa  se  servir  à  Naples  de  la  presse  clandestine.  Son 
exemple  fut  bientôt  suivi  par  un  certain  nombre  d'audacieux,  parmi 
lesquels  il  faut  distinguer  M.  Michèle  Baldacchini,  historien  élé- 
gant, prudent  philosophe,  qui  publia  sur  Masaniello  et  sur  Gampa- 
nella  des  livres  justement  estimés.  M.  Baldacchini  est  le  premier,  à 
ma  connaissance,  qui  ait  introduit  les  sciences  naturelles  dans  la  cri- 
tique littéraire  en  essayant  de  marquer  l'influence  du  sol  sur  la  pen- 
sée de  l'homme.  Ainsi  furent  déjouées  à  Naples  toutes  les  mesures 
du  pouvoir.  Les  études  marchaient  malgré  le  néant  de  l'université 
officielle,  les  ouvrages  étrangers  entraient  malgré  les  douanes  lit- 
téraires, les  livres  napolitains  paraissaient  malgré  la  police  et  le 
clergé.  Nombre  de  lettrés  et  de  savans  se  formèrent  tout  seuls  en 
ce  pays  de  fécondité  naturelle,  où  même  les  pierres  des  murs  aban- 
donnés produisent  des  touffes  de  fleurs,  où  des  figuiers  tordus  et 
chargés  de  fruits  sortent  des  crevasses  et  des  lézardes. 

Les  poètes  principalement  surgirent  en  foule,  et  l'on  ne  saurait 
sans  injustice  passer  devant  les  meilleurs  sans  indiquer  au  moins 
leurs  noms.  La  muse  lyrique  inspira  de  nobles  vers  aux  deux  frères 
Arabia,  à  Gampagna,  à  Bolognese,  à  Niccola  Sole,  mort  trop  jeune, 
à  quelques  femmes,  Laura  Mancini,  Maria-Giuseppe  Guacci,  Gian- 
nina  Milli.  La  muse  populaire  fit  bon  visage  à  bien  des  poètes  élé- 
gans,  parmi  lesquels  on  a  distingué  Achille  de  Lauzières,  Giulio 
Genuino,  Parzanese.  Enfin  la  grande  muse  nationale  commençait  à 
gronder  sourdement  :  Paolo-Emilio  Imbriani,  dans  ses  vers  em- 


1016  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

preints  d'une  mâle  tristesse,  menait  le  deuil  de  la  patrie;  Ales- 
sandro  Poerio,  qui  devait  mourir  glorieusement  en  Vénétie,  frappé 
d'une  balle  autrichienne,  poussait  avant  l'heure  le  cri  de  guerre 
des  Italiens.  Saverio  Baldacchini  portait  toujours  avec  lui,  dans  sa 
pensée  et  dans  ses  chants,  l'image  de  la  terre  natale.  Il  s'écriai;: 
dans  son  beau  poème  de  Climdio  Vannini  : 

«  Et  je  gravis  les  Alpes  helvétiques.  Ils  me  paraissaient  beaux,  les  rochers 
incrustés  de  glace,  ©t  le  profond  abîme  qui  se  creusait  sous  mes  pieds,  et 
les  tonnerres  souterrains  des  avalanches,  et  la  pesante  ténacité  des  neiges, 
et  l'air  piquant  et  brumeux  que  je  respirais  !  —  0  Méditerranée  !  —  rives  si 
calmes  et  chères  au  soleil  !  ô  lagunes  de  Venise  parcourues  à  toute  heure 
par  les  gondoles  légères  et  par  le  chant  des  poètes  !  ô  collines  boisées  de 
Sorrente  et  d'Amalfi,  sur  lesquelles  couraient  de  fraîches  brises  qui  aimaient 
le  parfum  des  citronniers  et  des  orangers!  ô  silence  des  nuits!  quand  se 
pose  sur  les  tombeaux  des  martyrs  et  sur  tes  ruines  antiques,  ô  Rome,  le 
rayon  mystérieux  des  étoiles,  il  semble,  en  cette  heure  solennelle,  que, 
soulagé  par  une  immense  espérance,  le  soupir  des  siècles,  plus  pur  que 
l'encens,  monte  au  ciel!  —  0  souvenirs  sacrés  de  la  patrie!...  » 

Et  ce  n'était  pas  le  sentiment  national  seulement,  c'étaient  les  idées 
les  plus  larges  qui  se  faisaient  jour  dans  la  poésie  napolitaine.  Un 
patricien  abruzzais,  Pasquale  de'  Yirgilii,  poète  et  voyageur,  écrivait 
à  son  retour  de  l'Orient  sur  Masaniello  et  les  vêpres  siciliennes  des 
drames  shakspeariens,  où  quelques  exagérations  romantiques  lais- 
saient voir  une  imagination  puissante  (1),  et  que  suivait  en  18/i3 
une  étrange  trilogie,  il  Sccolo  Derimonouo,  dont  le  héros  était  un 
fils  de  Manfred  et  un  petit-fils  de  Faust.  Il  avait  composé  aussi  des 
poèmes  fort  admirés  même  dans  l'Italie  du  nord,  un  entre  autres, 
il  Condamialo  a  morte,  qui  précéda  le  Dernier  Jour  (Viui  Condcumii' 
de  Victor  Hugo.  Si  l'on  aime  les  comparaisons,  voici  un  morceau 
de  l'œuvre  italienne  : 

«  Cependant  l'horloge  sonna  onze  heures.  Je  compris  alors  que  je  venais 
de  faire  un  songe,...  et  je  tâchai  de  me  rappeler  ce  que  j'avais  entendu 
dire  sur  le  gibet  et  sur  la  mort.  Je  portai  mes  mains  à  mon  cou,  et  je  le 
serrai  fortement  plusieurs  fois,  comme  pour  éprouver  l'horrible  sensation 
du  lacet  infâme;  puis  je  palpai  mes  deux  bras  là  où  la  corde  devait  les  lier, 
et  je  la  sentais  passer  et  repasser  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  serrée  et  nouée 
fortement.  Et  je  sentais  scier  mes  deux  mains,  et  la  coiffe  blanche  descen- 
dre sur  mon  visage.  Horrible  chose,  sans  laquelle  la  mort  n'eût  rien  été!... 

«  Je  m'entendis  appeler  à  voix  basse.  C'était  le  geôlier.  «  Il  est  temps, 
me  dit-il;  prends  courage,  voici  le  prêtre.»  —  Et  le  prêtre  m'exhorta  it 

(1)  Bien  plus  tard,  en  18G0,  après  avoir  subi,  comme  tant  d'autres,  dix  années  de 
persécution,  Pasquale  de'  Virgilii  retournait,  comme  préfet  de  Teramo,  dans  le^; 
Abruzzes,  et  recevait  officiellement  sur  les  bords  du  Tronto  le  roi  Victor-Emmanuel 
entrant  pour  la  première  fois  dans  ses  provinces  du  midi. 


LA    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  1017 

prier.  Je  restai  un  instant  absorbé  en  moi-même,  et  je  m'assis  sur  le  bord 
de  mon  lit.  Mes  dents  claquaient,  tout  mon  corps  s'agitait  convulsivement. 
Je  regardai  vers  la  porte;  l'aube  n'apparaissait  pas  encore,  mais  l'air  était 
épais  et  sombre,  une  pluie  lente  et  continue  tombait.  —  «  Il  est  déjà  sept 
heures,  me  dit  le  prêtre;  n'as-tu  rien,  mon  fils,  qui  te  pèse  sur  la  con- 
science? »  —  Alors  je  rassemblai  mes  forces  et  je  tâchai  de  parler,  mais  en 
vain.  Mes  lèvres  étaient  pétrifiées.  0  Dieu!  je  n'avais  plus  qu'une  heure  à 
vivre... 

«  L'horloge  sonna.  Je  levai  les  yeux  et  je  dis  :  Seigneur,  aie  pitié  de  moi  l 
—  Trois  quarts  d'heure  étaient  passés;  l'horloge  battit  trois  coups,  puis 
ïe  dernier  quart,  enfin  huit  heures!  — Jusque-là,  mon  âme  m'avait  paru 
vivante;  mais  je  ne  saurais  dire  tout  ce  qui  m'arriva  depuis...  Je  me  sou- 
viens pourtant  que  je  fus  conduit  dans  une  grande  salle,  et  qu'en  voyant 
près  de  moi  des  hommes  noirs  qui  soutenaient  mon  corps,  je  tâchai  de  me 
tenir  debout,  et  que  je  n'en  eus  pas  la  force;  je  vis  les  visages  des  malheu- 
reux qui  devaient  mourir  avec  moi,  et  je  ne  tremblai  pas.  Tous  les  deux, 
les  bras  liés  derrière  le  dos,  étaient  étendus  sur  la  terre  nue.  Un  vieillard 
maigre,  à  cheveux  blancs,  lisait  à  l'un  d'eux  quelque  chose.  Dès  qu'il  m'a- 
perçut, je  ne  sais  ce  qu'il  me  dit,  mais  je  compris  qu'il  fallait  s'embrasser. 
En  cet  instant,  j'ignore  qui  me  soutint.  J'aurais  cru  que  la  rage  nous  pre- 
nait l'âme  en  ces  moraens-là;  ce  n'est  pas  vrai,  c'était  autre  chose,  comme 
si  mon  cœur  s'en  allait  et  que  sous  mes  pieds  s'effondrât  la  terre.  Us  me 
lièrent  les  bras;  quelqu'un  dit  au  prêtre  :  Tout  est  prêt.  Je  sentis  encore 
une  fois,  je  vis,...  et  ce  fut  la  sensation  dernière.  Tout  ce  que  je  me  rap- 
pelle à  présent  me  paraît  un  songe  :  des  lumières  éclairant  les  chaudes 
ténèbres  des  souterrains  de  la  prison,  l'immense  foule  qui  couvrait* la  rue, 
les  fenêtres  et  les  clochers  peuplés  d'une  multitude  étrange.  Je  vis  de  loin 
l'église,  j'entendis  le  glas  de  la  cloche  funèbre.  Je  me  rappelle  aussi  la  cou- 
leur du  ciel  et  plus  vivement  la  croix  noire,  les  roulemens  interrompus  da 
tambour,  et  encore  le  gibet,  la  pluie,  et  cette  foule  accrochée  aux  toits» 
ligures  singulières  et  curieuses.  Un  murmure  confus  se  répandit  dès  que 
Japparus.  Jamais,  jamais  je  n'avais  vu  les  objets  si  éclatans,  jamais  mon 
regard  n'avait  en  un  éclair  embrassé  tant  de  choses;  mais  ce  ne  fut  qu'un 
éclair.  Le  prêtre,  les  moines  blancs,  la  coiffe  blanche,  l'échafaud,  la  corde, 
ne  furent  rien  pour  moi.  Des  ténèbres  de  mort  m'enveloppèrent,  et  je  ne 
vis  plus.  » 

Dans  ce  vif  mouvement  lyrique  et  parmi  ces  chanteurs  si  divers 
passa  indifférent,  isolé,  presque  inaperçu,  Giacomo  Leopardi  de 
Recanati.  «  Philologue  à  seize  ans,  philosophe  à  vingt,  poète  à 
vingt-cinq,  vieillard  à  trente  et  mort  illustre  à  l'âge  où  l'on  com- 
mence à  vivre,  Leopardi  a  laissé  le  plus  magnifique  monument  de 
beau  langage  et  de  poésie  qui,  depuis  trois  siècles,  eût  illustré  la. 
terre  des  morts  (1).  »  C'est  à  Naples  qu'il  écrivit  ses  derniers  chants. 
Condamné  par  une  de  ses  maladies  (il  en  avait  deux  mortelles)  à 
passer  l'été  sur  «  la  croupe  désolée  du  Vésuve,  »  il  y  voyait  fleurir 

(1)  Voyez  l'étude  sur  Leopardi  dans  la  Revue  du  lô  septembre  184i. 


1018  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tin  jour  un  de  ces  genêts  qu'il  avait  rencontrés  autrefois  dans  les 
ruines  de  Rome,  et,  saluant  cette  plante  «  amie  des  tristes  solitudes 
et  compagne  des  fortunes  affligées,  »  il  s'écriait  : 

«  Ces  champs  poudrés  de  cendres  et  recouverts  d'une  lave  pétrifiée  qui 
résonne  sous  le  pied  du  passant,  ils  furent  autrefois  des  campagnes  joyeuses, 
dorées  d'épis,  retentissant  du  mugissement  des  troupeaux;  ils  furent  des 
jardins  et  des  palais,  des  cités  fameuses...  Maintenant  tout  est  ruine  et  deuil 
autour  de  la  fleur  solitaire,  et,  comme  si  elle  prenait  pitié  du  malheur  des 
autres,  elle  exhale  au  ciel  un  parfum  qui  console  le  désert...  Ah!  qu'il 
vienne  donc  ici,  celui  qui  exalte  le  sort  de  l'homme,  et  qu'il  voie  com- 
bien nous  sommes  chers  à  la  nature  aimante!... 

«  Mais  il  est  un  noble  cœur,  celui-là  qui  ose  soulever  les  yeux  mortels 
contre  la  destinée  commune,  et  dont  le  franc  parler,  sans  rien  cacher  du 
vrai,  confesse  le  mal  qui  nous  fut  donné  en  partage,  et  la  bassesse,  la  fra- 
gilité de  notre  condition  ;  —  celui-là  qui  se  montre  grand  et  fort  dans  la 
souffrance,  et  qui  n'ajoute  pas  à  ses  propres  misères  les  haines  et  les  co- 
lères fraternelles,  pires  que  toutes  les  autres  disgrâces,  en  accusant 
l'homme  de  son  mal,  mais  qui  en  rejette  la  faute  sur  la  vraie  criminelle 
(la  nature),  mère  des  hommes  par  l'enfantement,  marâtre  par  la  volonté... 

«C'est  elle  qu'il  appelle  ennemie,  c'est  contre  elle  qu'à  ses  yeux  la  famille 
humaine  est  assemblée,  organisée,  et  que  sont  confédérés  tous  les  hommes, 
—  et  tous  il  les  embrasse  avec  un  véritable  amour;  il  leur  prête  et  il  at- 
tend d'eux  un  ferme  et  prompt  secours  dans  les  périls  partagés  et  dans  les 
angoisses  de  la  guerre  commune.  » 

Leopardi  prêchait  donc  une  association  de  la  race  humaine  contre 
la  nature,  «  la  nature  impie,  »  comme  il  l'appelait.  Il  avait  le  droit 
de  s'en  plaindre.  La  phthisie  et  l'hydropisie  le  torturaient  à  la  fois, 
ses  yeux  étaient  malades,  son  dos  voûté;  son  corps  malingre  et  dis- 
gracié présentait  la  difformité  de  Triboulet  :  il  fut  l'Ésope  de  la 
poésie.  Aussi  ne  voulait-il  pas  se  laisser  voir;  il  dormait  le  jour  et 
ne  sortait,  ne  vivait  que  la  nuit;  il  s'asseyait  alors  sur  les  pentes 
du  volcan  et  prenait  en  pitié  ou  en  dérision  l'orgueil  des  hommes. 
C'est  là  que  le  poète  «  élégamment  désespéré,  »  comme  l'appelait 
Tommaseo,  décrivit  les  éruptions  du  Vésuve  dans  une  période  ma- 
gnifique et  célèbre  que  nous  essayons  de  traduire  littéralement. 

«  Comme,  en  tombant  de  l'arbre,  un  petit  fruit  que,  dans  l'automne 
avancé,  abat  la  maturité  sans  autre  effort  écrase,  dévaste  et  couvre  en 
un  moment  les  demeures  d'un  peuple  de  fourmis  creusées  dans  la  terre 
molle  avec  un  grand  travail ,  et  les  œuvres  et  les  richesses  que  la  famille 
laborieuse  avait  prudemment  amassées  pendant  l'été,  —  ainsi,  tombant 
tout  à  coup  du  ciel,  où  il  avait  été  lancé  des  entrailles  tonnantes,  un  amas 
de  cendres,  de  scories  et  de  pierres,  —  écroulement  ténébreux  —  traversé 
de  ruisseaux  bouillans,  —  ou,  sur  les  flancs  de  la  montagne,  descendant  fu- 
rieux dans  les  herbes,  un  immense  torrent  de  masses  liquéfiées,  de  métaux 
et  de  sables  enflammés,  —  atteignit  les  cités  que  la  mer  baignait  là-bas, 


LA   LITTÉRATURE   A   NAPLES.  1019 

sur  l'extrême  rivage,  —  et  il  ne  lui  fallut  qu'un  instant  pour  les  confondre 
et  les  démanteler  et  les  recouvrir,  —  si  bien  que  sur  elles  broute  mainte- 
nant la  chèvre  et  que  des  cités  neuves  surgissent  d'autre  part,  prenant 
pour  assises  les  cités  ensevelies  dont  Tàpre  montagne  foule  à  ses  pieds  les 
murs  abattus.  » 

Le  poète  nous  montre  ensuite  Pompéi  en  cendres  et  les  ruines  où 
le  volcan  jette  encore  de  loin  des  lueurs  menaçantes,  rôdant  comme 
un  flambeau  dans  un  palais  désert...  Et  cependant,  ajoute-t-il,  «  la 
nature,  ne  s' inquiétant  ni  de  l'homme,  ni  des  temps  qu'il  appelle 
antiques,  ni  des  générations  qui  se  succèdent,  la  nature  est  toujours 
verte  et  suit  son  chemin,  un  chemin  si  lent  qu'elle  paraît  immobile. 
Et  les  royaumes  tombent,  et  les  langues,  les  nations  changent,  et 
l'homme  se  vante  d'être  éternel!...  » 

Leopardi  mourut  à  Naples  le  IZi  juin  1837,  dans  la  maison  d'un 
ami  qui,  depuis  sept  années,  l'ayant  accueilli  infirme  et  pauvre, 
l'avait  gardé  constamment  auprès  de  lui,  l'avait  soutenu,  consolé, 
amené  à  Naples,  promené  continuellement  de  Gapodimonte  au  Vé- 
suve, selon  les  exigences  ou  les  caprices  de  son  mal,  qui  l'avait 
soigné  malade,  qui  le  veilla  mourant,  le  sauva  mort  des  jésuites 
et  de  la  fosse  commune,  qui  enfin  lui  bâtit  une  tombe,  et  lui  assura 
l'immortalité  en  publiant  ses  œuvres.  Cet  ami,  dont  on  n'a  pas  en- 
core assez  vanté  le  dévouement,  s'appelait  Antonio  Ranieri. 

Ranieri  ne  fut  pas  seulement  l'ami  de  Leopardi,  il  fut  lui-même. 
Il  se  distingua  comme  écrivain  en  apportant  un  élément  nouveau, 
l'élément  populaire,  dans  ce  qui  peut  s'appeler  la  révolution  gram- 
maticale.  Pendant  son  exil  à  Florence,  il  avait  étudié  le  toscan, 
non-seulement  chez  les  maîtres  du  xu"  siècle,  mais  chez  les  plé- 
béiens des  faubourgs,  qui  depuis  cinq  cents  ans,  malgré  les  inva- 
sions étrangères,  les  variations  de  la  mode,  les  innovations,  les  al- 
térations de  toute  sorte  apportées  par  le  va-et-vient  des  choses  et 
des  hommes,  avaient  merveilleusement  gardé  la  vieille  langue  dans 
toute  sa  richesse  et  dans  toute  sa  pureté.  Tout  près  de  Florence, 
hors  de  la  porte  alla  Croce,  on  rencontre  des  contadines  qui  ont  sur 
les  lèvres  tout  le  vocabulaire  des  vieux  auteurs,  leurs  façons  de 
parler,  certains  mots  expressifs  et  pittoresques,  ou  certains  dictons 
du  meilleur  temps.  Elles  ont  même  dans'Jileur  langage  une  élégance 
de  forme  et  une  correction  que  depuis  longtemps  les  lettrés  et  les 
savans  ne  connaissaient  plus  (1).  C'est  là  que  Ranieri,  pendant  son 
exil,  avait  étudié  l'italien.  Pour  le  puiser  à  la  source,  il  allait  pas- 
ser plusieurs  heures  tous  les  jours  à  l'école  de  ces  puristes  sub- 
urbains qui  ne  savaient  pas  lire.  A  force  de  les  entendre,  il  avait 

(1)  Un  jour  un  étranger  demandait  son  chemin  à  l'une  de  ces  paj  sannes  en  lui  disant 
qu'il  s'était  perdu.  Perdulo  no,  smarrito  si  (non  pas  perdu,  mais  égaré),  lui  répondit- 
elle. 


1020  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fini  par  s'exprimer  comme  eux,  et  ce  fut  ainsi  que  le  toscan  de  Boc- 
cace  ne  resta  pas  pour  lui,  comme  pour  les  autres,  une  langue 
morte  retrouvée  par  l'étude  et  le  travail,  mais  devint  une  langue 
maternelle,  apprise  naturellement,  comme  celle  que  l'enfant  tient 
de  sa  nourrice. 

L'occasion  d'employer  l'italien  simple  et  franc  des  faubourgs  de 
Florence  s'offrit  bientôt  à  Ranieri.  Il  lui  vint  la  courageuse  idée  de 
flétrir  V Annunziata  (hospice  des  enfans  trouvés  de  Naples),  ignoble 
taudis  où  chaque  année  des  milliers  d'infanticides  étaient  commis, 
sous  le  manteau  de  la  charité,  par  l'avarice  et  la  vénalité  des  ad- 
ministrateurs, et  il  écrivit  sa  Ginevra,  le  premier  roman  à  tendances 
sociales  (je  ne  dis  pas  socialistes)  qui  ait  paru  en  Italie.  Ginevra, 
c'est  une  sœur  aînée  de  Gosette  et  même  de  Fleur-de-Marie.  Les 
partisans  de  l'art  pour  l'art  n'aiment  pas  ce  genre  de  récits  gou- 
vernés par  une  idée  impérieuse,  souvent  arbitraire,  qui  les  mène 
où  elle  veut.  Peut-être,  en  suivant  les  malheurs  de  cette  pauvre 
fille,  les  brutalités  qu'elle  subit  à  l'hospice  et  hors  de  l'hospice, 
trouvera-t-on  dans  son  histoire  un  excès  de  violence  et  d'horreur; 
mais  l'auteur,  malgré  son  talent  d'écrivain,  ne  songeait  guère  à 
faire  une  œuvre  d'art  :  il  disait  la  vérité,  la  réalité  poignante,  sans 
atténuation,  sans  tempéramens.  Son  livre,  imprimé  clandestinement 
à  Naples,  en  1839,  avec  la  fausse  date  de  Lugano,  fit  scandale.  On 
mit  Ranieri  en  prison;  il  y  resta  plus  d'un  mois.  On  voulait  l'exiler 
ou  le  confiner  quelque  part;  on  parlait  de  l'envoyer  aux  îles.  L'ad- 
ministrateur de  l' Annunziata,  dont  les  concussions  avaient  été  dé- 
noncées par  ce  terrible  livre,  demanda  au  roi  la  permission  d'en- 
fermer l'audacieux  romancier  à  l'hospice  des  aliénés,  placé  sous 
sa  direction.  —  Je  ne  te  le  conseille  pas,  répondit  Ferdinand  :  il  y 
trouverait  le  sujet  d'un  second  roman,  —  A  peine  libre,  Ranieri  atta- 
qua résolument  la  question  capitale  de  notre  temps,  celle  de  l'unité 
italienne  et  du  pouvoir  temporel.  Il  osa  la  poser  sous  Ferdinand  lî, 
dans  un  livre  signé  de  son  nom.  Grâce  à  lui,  le  mouvement  gram- 
matical et  littéraire  devint  politique  et  religieux.  Il  faut  ici  re- 
prendre les  choses  d'un  peu  plus  haut. 

Un  historien  florentin,  Varchi,  avait  écrit  dès  le  xvi®  siècle  cette 
phrase  nette  et  franche  que  Dante  aurait  signée  dès  le  xiii"  :  «  Et, 
pour  dire  le  vrai,  jamais  les  fatigues  et  les  infortunes  de  l'Italie  ne 
cesseront  tant  qu'un  prince  prudent  et  heureux  n'en  aura  pas  pris  le 
gouvernement,  car  il  ne  faut  point  espérer  un  pareil  bienfait  des 
papes.  »  Tel  a  été  de  tout  temps  le  point  de  vue  italien.  Florence 
a  constamment  proclamé  cette  vérité  par  la  bouche  de  ses  grands 
hommes.  Cependant  l'opinion  florentine  n'a  pas  toujours  prévalu. 
11  arriva  souvent  que,  ballottée  entre  ses  deux  éternels  ennemis,  l'é- 
glise et  l'empire,  qui  se  la  disputaient  dès  le  moyen  âge,  se  l'arra- 


LA    LITTERATURE    A    NAPLES.  1021 

chaient  l'un  à  l'autre  et  se  la  partageaient  en  la  déchirant,  l'Italie 
éperdue  se  jeta,  pour  échapper  au  césar,  dans  les  bras  du  pontife. 
Malgré  d'anciens  et  cruels  mécomptes,  cet  accès  de  folie  ou  cet  acte 
de  désespoir  s'est  répété  de  notre  temps  en  haine  des  Autrichiens. 
Les  premières  cloches  furent  sonnées  en  Lombardie  par  un  poète 
encore  vivant  qui  porte  modestement  un  demi-siècle  de  gloire, 
Alessandro  Manzoni.  Il  voulut  réveiller  par  le  sentiment  religieux 
le  sentiment  national  et  soulever  le  catholicisme  italien  contre  l'op- 
pression étrangère.  Ses  disciples  et  ses  émules,  Silvio  Pellico,  Grossi, 
Rosmini,  vingt  autres,  se  lancèrent  dans  le  mouvement,  qui  entraîna 
bientôt  la  Lombardie  et  le  Piémont  jusqu'au  jour  où  Gesare  Balbo, 
Massimo  d'Azeglio  et  Gioberti  s'en  emparèrent. 

Ces  idées  se  répandirent  à  Naples  après  I8Z1O;  quelques  écrivains 
les  accueillirent  volontiers.  Le  papisme  était  la  forme  la  plus  accom- 
modante et  la  moins  dangereuse  du  libéralisme;  on  ne  pouvait  rai- 
sonnablement mettre  en  prison  les  poètes  qui  chantaient  la  gloire 
de  Rome  et  l'empire  universel  du  Vatican.  Il  y  eut  donc  à  Naples 
un  certain  mouvement  catholique;  bien  plus,  ce  mouvement  y  pro- 
duisit des  travaux  assez  considérables.  Ln  homme  de  l'autre  siècle, 
Carlo  Troya,  né  en  1784,  filleul  de  la  reine  Caroline,  élevé  au  pa- 
lais royal,  instruit  au  collège  des  pères  chinois,  puis  protégé  par 
Murât,  ménagé  par  la  restauration,  mais  compromis  dans  les  trou- 
bles de  1820  et  doucement  renvoyé  de  Naples,  avait,  pendant  cet 
exil,  étudié  la  Divine  Comédie,  puis  l'histoire,  et  s'était  fait  guelfe 
en  vivant  à  Rome  entre  les  patriciennes  et  les  cardinaux.  Il  entre- 
prit alors  d'écrire  les  annales  de  l'Italie  depuis  Gharlemagne  jus- 
qu'à Dante,  et,  s' étant  mis  à  l'œuvre  avec  un  prodigieux  acharne- 
ment, accumula  d'abord  treize  cent  trente-deux  pages  in-quarto 
sur  l'histoire  des  barbares  avant  leurs  invasions,  suivies  d'une  table 
chronologique,  amas  énorme  de  textes,  de  documens  cités  de  mé- 
moire. Carlo  Troya  savait  tout  cela  par  cœur.  Cet  avant-propos  pu- 
blié, il  se  mit  à  écrire  son  livre,  dont  deux  mille  pages  et  plus  paru- 
rent avant  sa  mort.  Je  passe  ses  autres  travaux  (dissertations  sur  la 
Divine  Comédie,  sur  les  Florentines  contemporaines  de  Dante,  etc.) 
et  son  Code  dijjlomatique  lombard.  L'ensemble  de  ces  recherches 
servit  à  prouver  que  le  pape,  «  gardien  des  lois  romaines,  de  la  lan- 
gue latine  et  de  l'antique  civilisation,  avait  représenté  l'Italie  contre 
les  barbares,  »  et  conséquemment  devait  la  représenter  encore  et 
l'arracher  de  leurs  mains.  Une  pareille  conclusion  n'était  pas  ex- 
primée dans  les  volumineuses  compilations  de  M.  Carlo  Troya,  mais 
elle  en  sortait  toute  poudreuse  et  pesamment  armée.  Balbo,  d'Aze- 
glio, Gioberti,  en  furent  ravis  ;  la  science  venait  à  leur  secours  avec 
des  catapultes. 

Cette  idée,  qui  avait  envahi  l'Italie  presque  tout  entière,  ne  fut 


1022  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

combcattue  que  par  un  très  petit  nombre  d'hommes  qui  connais- 
saient le  mot  de  Varchi,  c'est-à-dire  la  pensée  de  Dante  et  de  Ma- 
chiavel, et  parmi  ces  hommes  deux  surtout  ont  marqué  dans  le 
mouvement  littéraire  contemporain,  Gian-Battista  Niccolini  à  Flo- 
rence, Antonio  Ranieri  à  Naples.  Le  premier  devint  fou  de  colère 
et  de  douleur  quand  il  vit  ses  amis  (des  Toscans!)  se  tourner  vers 
l'église.  Le  second  osa  soutenir  publiquement  contre  les  papes  les 
droits  des  Lombards,  qui  étaient  à  ses  yeux  les  Italiens.  Il  voulut 
(je  cite  à  peu  près  ses  paroles)  éclairer  les  voies  sombres  par  les- 
quelles l'évêque  de  Rome  en  était  devenu  le  souverain  temporel  ;  il 
voulut  diminuer,  sinon  dissiper,  les  ténèbres  où  l'ignorance  des 
premiers  temps  du  moyen  âge  et  les  rares  documens  qui  nous  en 
sont  parvenus  avaient  laissé  les  manœuvres  du  sacerdoce  ;  il  voulut 
montrer  que  de  ces  manœuvres  et  de  ces  usurpations  étaient  déri- 
vés les  malheurs  de  la  religion  même,  les  divisions  des  Italiens,  les 
invasions  des  étrangers  pendant  les  onze  siècles  qui  suivirent,  —  et 
il  écrivit  à  Naples,  sous  Ferdinand  II,  avant  Carlo  Troya,  comme 
pour  prévenir  la  thèse  de  cet  annaliste  et  la  réfuter  d'avance,  la 
Sloria  d'Italia  ciel  quinto  al  nono  secolo,  c'est-à-dire  de  Théodose 
à  Gharlemagne ,  ouvrage  précis,  serré,  rapide,  où  l'historien  par- 
court, d'un  pas  si  prompt  qu'on  a  peine  à  le  suivre ,  la  période  la 
plus  obscure  et  la  plus  importante  des  temps  passés,  les  migrations 
des  peuples,  la  résurrection  de  la  théocratie,  l'enfantement  des 
temps  modernes.  C'est  ainsi  que  la  question  italienne ,  telle  qu'elle 
se  débat  aujourd'hui  (non  celle  de  18/i8,  mais  celle  de  1860),  fut 
nettement  posée  à  Naples  dès  1841  par  Antonio  Ranieri. 

Ce  ne  furent  point  là  les  seules  témérités  napolitaines.  Les  com- 
patriotes de  Giordano  Bruno,  de  Telesio,  de  Campanella,  de  Vico,  se 
sont  lancés  de  tout  temps  dans  les  aventures  de  la  pensée.  Naples 
eut  ainsi,  dans  notre  siècle  comme  dans  les  autres,  non -seule- 
ment des  poètes  et  des  historiens,  mais  des  philosophes,  et,  chose 
étrange,  dès  1815,  ces  philosophes  suivirent  de  loin,  mais  avec  un 
intérêt  passionné,  les  derniers  maîtres  de  l'Allemagne.  Le  domini- 
cain Golecchia,  moine  défroqué  qui  sous  Murât  cultivait  la  philo- 
sophie et  enseignait  les  mathématiques  sans  voir  plus  loin  que 
Gondillac,  fut  forcé  plus  tard  d'entrer  comme  instituteur  dans  une 
famille  qu'il  suivit  en  Russie  ;  il  en  revint  disciple  de  Kant.  Persé- 
cuté par  les  prêtres,  il  donna  des  leçons  chez  lui ,  et  il  écrivit  dans 
le  Progresso;  c'était  un  esprit  exact  et  rigoureux,  mathématicien 
même  en  philosophie.  Après  lui  vint  Galluppi,  penseur  digne  de  sa 
réputation,  quoique  difficile  à  lire.  Son  œuvre,  qui  fut  une  conti- 
nuelle réfutation  de  Kant,  atteste  par  conséquent  une  continuelle 
préoccupation  du  criticisme  germanique.  Yers  la  même  époque, 
Pasquale  Borrelli  publiait  sa  Généalogie  de  la  Pensée  où  ;  quoique 


LA    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  1023 

disciple  de  Tracy  et  de  Cabanis,  il  donnait  une  assez  bonne  exposi- 
tion de  la  Critique  delà  Raison  pure.  Après  1830,  malgré  ses  anté- 
cédens  libéraux  de  1820,  Galluppi  obtint  à  Naples  la  chaire  officielle 
de  philosophie.  Il  fit  connaître  à  ses  élèves  les  premiers  Fragmens 
de  M.  Cousin;  il  les  publia  même  en  italien,  non  sans  les  réfuter  un 
peu,  dans  une  introduction  contre  le  spinozisme.  Il  rendit  par  là  au 
philosophe  français  le  même  service  qu'il  avait  rendu  autrefois  au 
philosophe  de  Kœnigsberg  :  M.  Cousin  fut  un  moment  l'écrivain  le 
plus  populaire  de  Naples.  La  jeunesse  se  jeta  avec  avidité  sur  les 
Fragmens,  qui  lui  révélaient  pour  la  première  fois  les  lointaines 
évolutions  de  la  pensée  allemande.  Aussi  demandait-elle  à  cor  et  à 
cris  les  nouveaux  ouvrages  du  révélateur;  mais  l'administration 
faisait  bonne  garde,  et  grâce  à  ses  précautions  le  cours  à' Histoire 
de  la  philosophie  de  1827  ne  parvint  qu'en  1838  à  Naples,  où  l'on 
étudiait  l'Allemagne  à  travers  la  France.  Quand  parurent  les  pre- 
mières traductions  françaises  de  Fichte  et  de  Schelling,  elles  furent 
dévorées  ;  bientôt  pourtant  ces  versions  ne  suffirent  pas  à  la  curio- 
sité des  jeunes  Napolitains,  ils  apprirent  l'allemand,  ils  lurent  Hegel 
dans  le  texte  original.  Ainsi,  avant  1848,  Ferdinand  II  régnant,  il 
y  eut  dans  son  royaume  une  école  hégélienne  (1),  et  ces  études  n'é- 
taient pas  seulement  le  souci  de  quelques  heures  par  semaine,  c'é- 
tait la  vie  de  chaque  jour.  Après  la  séance  levée,  la  leçon  se  conti- 
nuait dans  des  promenades  et  des  causeries  familières  entre  le 
maître  et  l'écolier,  prolongées  quelquefois  bien  bien  avant  dans  la 
nuit.  L'ancien -^^a^f  d'Italia,  qui  perdit  plus  tard  ce  nom  dangereux 
et  devint  le  Caff'è  délie  Belle  Arti,  formait  une  succursale  de  l'univer- 
sité, presque  une  académie.  Les  philosophes  s'y  entretenaient  avec 
une  assiduité  qui  inquiéta  le  gouvernement.  Le  ministre  de  la  po- 
lice, M.  del  Garretto,  envoya  pour  surveiller  ces  réunions  un  de  ses 
agens  les  plus  habiles.  Aussitôt  reconnu,  l'agent  fut  surveillé  lui- 
même  et  dérouté  de  mille  façons  .  on  ne  parla  devant  lui  que  l'hé- 
gélien, langue  encore  plus  difficile  que  le  basque.  L'auditeur  était 
tout  oreilles,  il  suait  à  grosses  gouttes  et  ne  comprenait  pas.  Il  finit 
par  quitter  la  place ,  et  peu  de  temps  après  les  philosophes  à  leur 

(1)  C'est  dans  ce  camp  hégélien  que  parurent  d'abord  quelques  hommes  qui  devaient 
combattre  plus  tard  sur  un  autre  terrain,  M.  Silvio  Spaventa  par  exemple.  M.  Ber- 
trando  Spaventa,  son  frère,  arrivant  des  Abruzzes  avec  la  passion  réfléchie  qui  distingue 
les  habitans  de  ces  provinces,  donna  ses  premières  leçons  vers  1845.  M.  Tari  entra  des 
premiers  par  ses  travaux  d'esthétique  dans  les  idées  nouvelles;  M.  Stefano  Cusani,  en- 
levé en  1846  par  une  mort  prématurée,  les  répandit  dans  ses  leçons  avec  une  singulière 
originalité  de  vues;  M.  deMeis  (aujourd'hui  professeur  à  Bologne)  les  proclama  hardi- 
ment dans  ses  leçons  de  médecine,  et  M.  Stanislao  Gatti  dans  ses  Pensées  sur  les  arts- 
Enfin  Fun  des  plus  regrettables  représentans  de  cette  jeunesse  napolitaine,  M.  Gian- 
battista  Ajcllo,  hégélien  déclaré,  eut  le  temps,  dans  sa  courte  vie,  de  dérouler  publi- 
quement toute  renc3clopédie  de  son  maître. 


102Zl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tour  durent  abandonner  le  café.  Ils  allèrent  alors  s'asseoir,  pour  dis- 
cuter, en  face  du  palais  du  roi,  sur  le  perron  de  Saint-François  de 
Paule.  «  Qui  peut  redire  la  joie,  les  espérances,  l'enthousiasme  de 
ce  temps-là?  écrit  M.  Bertrando  Spaventa.  Qui  peut  redire  l'affection 
dont  s'aimaient  les  jeunes  maîtres  et  les  élèves,  marchant  ensemble 
à  la  recherche  de  la  vérité?  C'était  un  besoin  irrésistible,  universel, 
qui  les  poussait  vers  la  splendeur  et  l'inconnu  de  l'avenir,  vers  l'u- 
nité organique  de  toutes  les  connaissances  humaines.  Les  étudians 
en  droit,  en  médecine,  en  littérature,  en  sciences  naturelles,  en  ma- 
thématiques, étaient  entraînés  dans  le  mouvement  généra],  et  brû- 
laient avant  tout,  comme  les  anciens  Italiens,  d'être  philosophes. 
C'était  un  culte,  une  religion  idéale  où  ils  se  montraient  les  dignes 
descendans  de  Giordano  Bruno.  » 

L'agitation  de  ces  esprits  si  fortement  remués  s'accrut  encore 
après  le  septième  congrès  des  savans,  qui,  en  18/15,  se  réunit  à 
Naples.  On  sait  quel  était  l'objet  de  ces  congrès,  dont  le  premier 
s'était  assemblé  à  Pise  en  1839.  Fêtes  inoffensives  en  apparence,  où 
accouraient  les  hommes  cultivés  de  toutes  les  parties  de  l'Italie, 
convoqués  tantôt  dans  une  ville,  tantôt  dans  une  autre,  par  des 
princes  bénévoles  qui  les  traitaient  magnifiquement,  c'étaient  en 
réalité  d'importans  conciliabules  où  les  Italiens  révoltés  venaient  or- 
ganiser une  fusion  morale,  une  conspiration  de  l'intelligence  contre 
le  morcellement  de  l'Italie  et  le  despotisme  des  souverains.  Dans  les 
séances  publiques  (à  Lucques  par  exemple  en  18/13),  les  membres 
du  congrès  dissertaient  sur  la  fabrication  du  vin,  la  maladie  de  l'oli- 
vier et  les  rizières.  La  séance  levée,  ils  se  retrouvaient  dans  des  ré- 
unions particulières  où  ils  complotaient  l'indépendance  et  la  liberté 
de  leur  pays.  Comment  se  fit- il  donc  que  Ferdinand  II,  homme 
d'esprit  et  de  précaution ,  toléra  chez  lui  de  pareilles  assemblées 
révolutionnaires?  C'est  l'aud  ce  heureuse  du  prince  de  Canino  qui 
enleva  d'assaut  le  consentenjent  royal.  On  trouvait  ce  naturaliste 
révolutionnaire  et  conspirateur  toujours  sur  pied,  toujours  en  mar- 
che, errant  d'un  bout  de  l'Italie  à  l'autre.  Il  voyait  les  plus  petits 
et  les  plus  grands,  déjeunait  chez  les  rois,  soupait  chez  les  pa- 
triotes, entrait  à  la  cour  et  dans  les  sociétés  secrètes;  il  avait  la 
foi,  l'insouciance,  la  passion  des  aventures;  il  était  prince,  il  osait 
tout.  En  1843,  dans  un  moment  où  la  police  redoublait  de  rigueur, 
il  débarqua  un  jour  à  Naples  sans  passeport,  endossa  son  uniforme 
de  général  de  la  république  de  Saint- Marin  (uniforme  garni  d'é- 
normes boutons  sur  lesquels  était  inscrit  le  mot  de  libertas),  et  dans 
ce  costume  alla  se  présenter  devant  Ferdinand  pour  lui  demander  la 
permission  de  convoquer  à  Naples  le  prochain  congrès  scientifique. 
Le  roi  n'eut  pas  le  temps  de  se  fâcher  ni  de  réfléchir,  il  ne  fît  au- 
cune objection,  et  le  congrès  décidé  séance  tenante  se  réunit  deux 


LA    LITTÉRATURE    A   NAPLES.  1025 

ans  après,  en  1845.  Nombre  d'hommes  éminens,  de  libres  penseurs, 
accoururent  à  Naples;  ce  qu'ils  y  firent,  on  peut  le  deviner.  Osten- 
siblement on  s'occupait  d'archéologie  ou  d'histoire  naturelle  sous 
la  présidence  du  ministre  Santangelo;  mais  le  véritable  congrès 
s'assemblait  le  soir  chez  l'un  ou  chez  l'autre,  et  oh  conspirait.  Rien 
de  politique  dans  les  réunions  officielles  ;  on  y  débattait  des  ques- 
tions de  science  pure  avec  un  sérieux  qu'il  n'est  donné  qu'aux  Ita- 
liens de  savoir  garder.  Une  seule  fois  l'un  des  membres  du  con- 
grès, M.  Orioli,  osa  dire  dans  une  séance  publique  :  «  Espérons  que 
Jupiter  retiendra  ses  foudres  et  les  réservera  pour  le  salut  de  l'Ita- 
lie !  »  Ce  mot  fut  une  double  maladresse  :  il  effi'aya  le  pouvoir,  qui 
se  repentit  de  sa  tolérance,  et  il  indisposa  les  patriotes,  qui  ne  vou- 
laient rien  attendre  de  Jupiter. 

Le  premier  résultat  du  congrès  de  1845  fut  de  jeter  tous  les 
hommes  éclairés  dans  la  politique  d'action.  Aux  conspirateurs  ordi- 
naires, déjà  commandés  par  le  baron  Carlo  Poerio,  se  joignirent 
bientôt  les  esprits  les  plus  cultivés  et  les  plus  distingués  de  jNaples. 
La  presse  clandestine  redoubla  d'activité;  des  feuilles  volantes,  sor- 
tant l'on  ne  sait  d'où,  bourdonnaient  chaque  jour  dans  la  ville  en- 
tière. C'est  alors  que  Luigi  Settembrini,  esprit  très  fin,  caractère 
antique,  osa  publier  sa  fameuse  «  protestation  du  peuple  des  Deux- 
Siciles,»  écrit  mordant  qui  flétrissait  toutes  les  iniquités  du  pouvoir. 
Cependant  les  Napolitains,  malgré  le  travail  des  grammairiens,  des 
poètes,  des  historiens,  des  philosophes,  malgré  le  congrès  italien, 
qui  était  venu  donner  une  direction  commune  à  leurs  aspirations 
confuses,  n'étaient  pas  mûrs  encore  pour  la  grande  idée  de  1860, 
pour  la  liberté  dans  l'unité.  Ils  devaient  passer  d'abord  par  les 
fautes  de  1848,  si  cruellement  expiées.  En  1846,  les  conspirateurs 
de  Naples  erraient  au  hasard,  sans  boussole  et  se  fiant  aux  étoiles. 
Ils  savaient  ce  qu'ils  ne  voulaient  pas,  ils  ne  savaient  pas  ce  qu'ils 
voulaient.  Ils  espéraient  une  Italie  forte  et  libre,  mais  ne  s'enten- 
daient ni  sur  les  moyens  de  la  conquérir,  ni  sur  les  moyens  de  la 
constituer.  Monarchistes,  républicains,  constitutionnels  ou  révolu- 
tionnaires, ils  discutaient  le  style  de  l'édifice  avant  d'avoir  un  ter- 
rain où  l'élever  et  des  matériaux  pour  le  bâtir;  ils  faisaient  enfin  de 
la  question  italienne  une  question  politique  au  lieu  d'en  faire  une 
question  nationale,  et  loin  de  réunir  toutes  leurs  forces  pour  aff"ran- 
chir  la  patrie,  ils  les  épuisaient  en  querelles  inutiles  sur  la  meil- 
leure forme  de  gouvernement.  L'avènement  de  Pie  IX  vint  mettre 
un  terme  à  ces  incertitudes.  Dès  qu'on  vit  un  pape  débuter  par  une 
amnistie,  on  crut  que  le  Vatican  allait  se  changer  en  Capitole. 
L'idée  néo-guelfe  triompha  même  à  Naples;  on  se  mit  à  rêver  pour 
l'Italie  une  confédération  de  trônes  constitutionnels  sous  la  prési- 

TOME  LVI.  —  18G5.  65 


1026  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dence  du  saint-siége;  on  poussa  Ferdinand  II  vers  cet  idéal,  on 
le  rendit  malgré  lui  roi -patriote  et  prince  italien.  La  catastrophe 
de  18A8  fut  le  résultat  de  cette  aberration  fatale.  Naples  donna 
le  court  spectacle  d'une  monarchie  constitutionnelle  tempérée  par 
les  illusions  de  quelques  hommes  de  bien.  Carlo  Troya,  Imbriani, 
Scialoia,  Poerio,  devinrent  ministres.  Presque  tous  les  autres,  — 
excepté  Antonio  Ranieri,  qui  ne  voulut  rien  être,  ne  croyant  pas 
à  une  révolution  qui  avait  éclaté  sous  la  pression  de  l'idée  guelfe 
et  au  cri  de  vive  Pie  IX!  —  presque  tous  les  autres,  arrachés  vio- 
lemment de  leurs  cabinets,  durent  se  jeter  dans  la  vie  politique. 
Des  lettrés  et  des  savans,  on  fit  des  députés  et  des  sénateurs.  Ceux 
qui  chantaient  la  liberté  furent  chargés  de  la  proclamer;  ceux  qui 
écrivaient  l'histoire  furent  chargés  de  la  faire.  On  mit  en  un  mot  la 
littérature  au  pouvoir;  elle  se  crut  un  instant  sur  le  trône  :  on  sait 
que  l'illusion  dura  peu.  Le  15  mai  ramena  la  réaction  triomphante. 
On  vit  le  parlement  méprisé,  bientôt  fermé,  le  bon  plaisir  rétabli, 
les  trois  couleurs  effacées;  puis  vinrent  les  arrestations,  les  juge- 
mens,  les  condamnations  à  mort  et  les  peines  capitales,  commuées 
enfin  en  galères  perpétuelles  :  Poerio,  Settembrini,  furent  envoyés 
au  bagne,  Spaventa  à  Yei-gastolo,  pire  que  le  bagne,  les  autres 
chassés  pêle-mêle;  l'idée  italienne  était  en  pleine  déroute. 

Ainsi  fut  brusquement  arrêté  à  Naples  en  I8Z18  ce  mouvement 
intellectuel,  ce  mouvement  italien  dont  nous  avons  tâché  d'indiquer 
les  premières  et  principales  manifestations.  On  a  vu  comment  dès 
1830  la  grande  langue  unitaire  s'était  fait  jour  entre  le  français  des 
salons  et  le  patois  de  la  rue,  comment  les  idées  nationales,  importées 
par  les  proscrits  de  1820  revenant  de  l'exil,  s'étaient  répandues  dans 
la  jeunesse,  comment  le  néant  de  l'enseignement  officiel  avait  rendu 
possibles  et  même  florissans  les  cours  privés,  écoles  de  patriotisme 
et  de  lil)re  savoir.  On  sait  aussi  comment  l'histoire  même  osa  se  dé- 
clarer à  Naples,  dès  I8Z1I,  avant  le  Primato  de  Gioberti,  contre  l'uto- 
pie de  l'église  révolutionnaire,  comment  la  philosophie,  éternelle 
passion  des  Napolitains,  vint  hâter  l'affranchissement  de  leurs  con- 
sciences, comment  le  congrès  de  1845,  en  surexcitant  les  esprits, 
les  jeta  peut-être  hâtivement  dans  la  politique  active,  comment  enfin 
d'un  coup  de  vent  ils  furent  soulevés  en  foule  et  presque  aussitôt  ba- 
layés par  la  tempête  de  1848.  Cette  dernière  épreuve  eut  du  moins 
cela  de  bon,  qu'elle  ouvrit  les  yeux  aux  patriotes  :  ils  ne  songèrent 
plus  à  confier  les  destinées  de  la  patrie  au  libéralisme  du  saint- 
siége  ni  à  la  loyauté  du  roi  Ferdinand,  et  ils  se  tournèrent  vers  le 
seul  prince  italien  qui  se  fût  battu  pour  l'Italie,  qui  eût  tenu  sa 
parole.  A  dater  de  1848,  tous  les  esprits,  dispersés  d'abord,  vont  se 
raUier  autour  de  la  croix  de  Savoie  et  marcher  vers  la  grande  cam- 


LA    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  1027 

pagne  de  1860.  C'est  sur  l'histoire  et  les  conséquences  de  ce  ral- 
liement que  notre  attention  doit  maintenant  se  porter. 

II. 

Après  18/i8,  la  lutte  entre  la  nation  lettrée  et  le  pouvoir  ne  fut 
plus  ce  qu'elle  avait  été  après  1830.  Elle  devint  implacable.  Les 
hommes  qui  restèrent  en  petit  nombre  à  Naples  pour  y  défendre  la 
cause  de  la  pensée  ne  furent  pas  les  moins  malheureux.  Le  gou- 
vernement supprima  les  chaires,  brûla  les  livres,  exigea  des  étu- 
dians  des  certificats  de  confession  et  de  communion,  puis  finit  par 
les  renvoyer  dans  leurs  provinces.  Tout  ce  qui  avait  du  savoir  ou 
du  talent  fut  entouré,  surveillé,  isolé,  parqué  çà  et  là  :  Tari  sur 
une  montagne  de  la  Terre  de  Labour,  De'  Virgilii  dans  un  trou  des 
Abruzzes,  Niccola  Sole  dans  un  coin  de  la  Basilicate,  entre  un 
ruisseau  et  des  peupliers.  L'astronome  Ernesto  Gapocci,  directeur 
de  l'observatoire,  perdit  sa  place  et  se  réfugia  dans  un  village  éloi- 
gné; le  physicien  Melloni,  pour  échapper  à  une  surveillance  vexa- 
toire,  dut  également  se  réfugier  à  la  campagne  :  il  se  cloîtra  dans 
une  solitude  où  ne  pénétrait  aucun  bruit  du  dehors,  et  y  mourut  de 
tristesse.  Antonio  Ranieri,  enfermé  dans  son  cabinet  d'avocat,  passa 
dix  années  de  sa  vie  à  se  faire  oublier.  Chacun  suivait  son  chemin 
à  l'écart,  dans  l'ombre,  cachant  ses  opinions  et  ses  livres,  affectant 
l'insouciance  du  lazzarone  ou  l'imbécillité  de  Brutus,  et  cela  dura 
jusqu'en  1860,  et  l'esprit  n'est  pas  mort  à  Naples!  Voilà  pour- 
quoi ceux  qui  connaissent  les  Napolitains  les  aiment.  Il  faut  avoir 
vécu  longtemps  parmi  eux,  avant  leur  délivrance,  dans  l'inti- 
mité des  hommes  qui  portaient  le  deuil  de  leur  pays,  il  faut  avoir 
souffert  soi-même,  isolé  dans  ce  désert,  où  les  livres,  les  idées, 
la  vie  moderne  en  un  mot,  n'entraient  pas,  il  faut  avoir  subi  l'in- 
fluence de  ce  sirocco  moral,  qui  vous  enveloppait  tout  entier  et 
vous  plongeait  dans  je  ne  sais  quelle  allanguissante  inertie,  pour 
rendre  justice  aux  hommes  intelligens  de  Naples,  si  injustement  ca- 
lomniés en  France  et  méconnus  partout.  Ils  se  tinrent  debout  jus- 
qu'au dernier  moment  dans  leur  résistance  courageuse,  fidèles  à  la 
cause  de  l'Italie  et  de  la  liberté;  il  y  eut  de  très  rares  défaillances. 
Bien  plus,  dans  cet  isolement  forcé,  les  études  continuèrent.  Si  l'on 
resta  longtemps  sans  écrire,  c'est  qu'il  n'y  avait  plus  de  journaux 
sérieux;  si  l'on  resta  longtemps  sans  enseigner,  c'est  que  toute 
science  était  interdite  (1)  ;  heureusement  chacun  dans  son  cabinet 

(1)  A  la  fin  du  règne  de  Ferdinand,  l'économiste  Bianchini  étant  ministre,  il  y  eut 
pourtant  un  retour  de  tolérance ,  et  les  études  de  droit  particulièrement  purent  re- 
prendre avec  une  certaine  activité.  Quelques  cours  privés  furent  permis;  ceux  de  M.  do 
Blasio,  de  M.  Pepere,  de  M.  Pessina,  jeune  professeur  plein  de  savoir  et  de  talent,  au- 


1028  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  une  cachette  pour  les  livres  préférés,  et  le  soir,  quand  toutes 
les  portes  étaient  fermées  et  qu'il  n'y  avait  plus  de  visites  à  crain- 
dre, l'homme  studieux  courait  comme  l'avare  à  son  trésor.  On  ap- 
prenait tel  volume  par  cœur,  afin  de  lui  ménager  un  abri  plus  sûr. 
C'est  ainsi  que  les  études  continuèrent  en  dépit  de  toutes  les  op- 
pressions et  préparèrent  des  hommes  pour  l'Italie  future. 

Quant  à  l'Italie  d'alors,  au  pape,  à  Ferdinand  II,  on  n'en  atten- 
dait plus  rien.  Le  roi  boudait  dans  ses  forteresses  éloignées,  l'élite 
du  pays  ne  le  connaissait  plus  et  ne  lui  demandait  ni  réformes  ni 
progrès,  pas  même  des  grâces.  C'est  des  bagnes  que  venait  l'exemple 
de  ce  découragement  volontaire,  de  cette  implacable  défiance.  C'é- 
tait un  prisonnier,  le  baron  Carlo  Poerio,  qui  gouvernait  morale- 
ment les  patriotes  napolitains.  Chef  d'une  famille  continuellement 
opprimée,  fils  d'un  orateur  illustre  qui  avait  connu  l'exil  et  le  ca- 
chot, frère  d'un  poète  véhément  qui  venait  de  se  faire  tuer  devant 
Venise,  Carlo  Poerio  avait  été  lui-même  arrêté,  détenu  trois  fois 
avant  ce  soulèvement  de  18Zi8,  qui  vint  le  chercher  dans  une  pri- 
son pour  le  porter  au  pouvoir  et  le  jeter  ensuite  aux  galères.  On  lui 
mit  les  fers  aux  pieds  et  la  veste  des  forçats,  puis  on  lui  offrit  plu- 
sieurs fois  la  liberté,  s'il  demandait  grâce.  Il  refusa  toujours,  sim- 
plement, gravement.  En  1852,  sa  mère  était  malade,  une  mère 
qu'il  adorait,  une  Romaine;  elle  avait  autrefois  suivi  son  mari  dans 
l'exil;  elle  lui  avait  survécu  pour  souffrir  encore;  elle  venait  de 
perdre  coup  sur  coup  ses  deux  fils,  l'un  tué  par  les  Autrichiens, 
l'autre  enfermé  vivant  dans  une  tombe;  il  ne  lui  restait  plus  rien 
à  sacrifier  à  l'Italie,  elle  allait  mourir.  On  promit  à  Poerio  que,  s'il 

leur  d'études  importantes  sur  la  morale  des  anciens,  ranimèrent  un  instant  la  vieille- 
école  de  Naples.  M.  Capuano  put  diriger  un  journal  de  droit  {Annali  di  Dii'itto); 
M.  Manna  publia  des  articles  remarquables  sur  le  crédit  foncier  et  le  crédit  mobilier; 
M.  Torchiaralo,  qui  avait  déjà  traduit  la  Philosophie  du  droit  de  Hegel,  publia  en  ita- 
lien les  livres  de  Gans;  MM.  de  Gesare  et  Raccioppi  se  firent  une  place  distinguée 
parmi  les  économistes.  Quelques  journaux  parurent,  notamment  la  Musica,  feuille  hé- 
gélienne, tolérée  à  cause  de  son  titre  inoffensif.  Quelques  recueils,  \e  Museo  di  Scienza 
e  letleratura  de  M.  Stanislas  Gatti,  la  Bivista  Sebezia  de  M.  Fabbricatore,  laquelle  de- 
vint, après  quelques  numéros,  VAntologia  contemporanea,  le  Gianbattista  Vico,  rédigé 
en  grande  partie,  sous  le  patronage  du  prince  de  Syracuse,  par  les  moines  du  Mont- 
Cassin,  inséraient  des  travaux  sérieux  d'une  véritable  valeur.'  Ge  n'était  là  qu'un  mo- 
ment de  répit.  La  répression  recommença  bientôt,  plus  acharnée  que  jamais,  exaspérée 
par  la  guerre  de  Lombardie.  La  police  devint  si  cauteleuse  qu'elle  ne  permit  plus  même 
aux  écrivains  de  louer  le  pouvoir  :  l'éloge  aurait  pu  passer  pour  une  ironie  ou  pour  un 
jugement.  M.  Pierre  Ulloa,  maintenant  à  Rome  avec  François  II,  qui  a  fait  de  lui  son 
ministre  d'état,  publiait  en  1859  deux  gros  volumes  que  nous  avons  nous-niême  eu  à 
consulter  pour  cette  étude  :  Pensées  et  souvenirs  sur  la  littérature  contemporaine  du 
royaume  de  Naples.  Eh  bien!  ce  livre  instructif  et  ingénieux,  bien  qu'écrit  à  la  gloire 
des  Bourbons,  dut  se  soustraire,  comme  les  écrits  les  plus  séditieux,  à  l'inspection  de 
la  censure  et  fut  imprimé  clandestinement  avec  cette  fausse  indication  :  Genève,  Joél 
Cherbulies. 


LA    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  10*2^) 

implorait  la  laveur  de  Ferdinand,  il  pourrait  voir  sa  mère  mourante. 
Il  demeura  inflexible,  Dieu  sait  au  prix  de  quelles  tortures.  Du  fond 
du  bagne,  il  dirigeait  l'opinion,  contenait  les  impatiens,  soutenait 
les  faibles;  il  ordonnait  d'espérer  et  d'attendre,  —  et  l'on  atten- 
dait, on  espérait. 

C'étaient  donc  les  prisonniers  qui  gouvernaient  Naples,  mais  c'é- 
taient aussi  les  exilés.  Après  I8Z18,  les  Napolitains  militans  furent 
dispersés  un  peu  partout  :  Aurelio  Saliceti  s'enfuit  à  Paris,  Ric- 
ciardi  à  Genève,  Roberto  Savarese  à  Pise,  Gasparrini  à  Pavie,  les 
mazziniens  à  Gènes.  Cependant  la  plupart  des  émigrés  purent  se 
réunir  à  Turin.  Ce  petit  Piémont,  qui  paraissait  avoir  si  peu  de 
ressources,  se  trouva  pourtant  assez  riche  et  assez  grand  pour  of- 
frir une  hospitalité  généreuse  à  tous  les  proscrits  qui  venaient 
lui  demander  accueil.  Nombre  de  Napolitains  s'y  étaient  réfugiés 
et  acclimatés  depuis  leur  déroute.  M.  Mancini,  l'avocat  brillant 
qui  avait  rédigé,  le  15  mai  18Zi8,  la  protestation  des  députés  de 
Naples,  était  devenu  professeur  de  droit  à  l'université  de  Turin.  A 
cette  même  université,  avant  ISZ18,  M.  Antonio  Scialoia  avait  en- 
seigné l'économie  politique  ;  il  était  retourné  depuis  lors  à  Naples, 
où  il  avait  été  ministre  dès  sa  trentième  année  ;  puis,  arrêté,  jugé, 
condamné,  proscrit  comme  tant  d'autres,  il  était  revenu  à  Turin, 
son  pays  d'adoption,  qu'il  ne  devait  plus  quitter.  Là  s'étaient  réfu- 
giés également  le  poète  Imbriani,  le  philosophe  Bertrando  Spa- 
venta,  le  colonel  Mariano  d'Ayala,  écrivain  militaire  qui  venait 
d'être  ministre  en  Toscane,  les  avocats  Gonforti  et  Pisanelli,  qui 
devaient  être  plus  tard  ministres  du  royaume  d'Italie,  les  médecins 
Tommasi  et  de  Meis,  dont  la  science  et  le  caractère  honoraient  dou- 
blement l'émigration  napolitaine,  l'historien  Piersilvestro  Leopardi, 
autrefois  proscrit  à  Paris,  puis  rappelé  à  Naples  et  renvoyé  deux  fois 
à  Turin,  la  première  fois  en  ambassade,  la  seconde  en  exil.  Ses  Nar- 
razioni  storiche,  simple  récit  solidement  appuyé  sur  de  nombreux 
documens,  seront  toujours  consultées  par  ceux  qui  écriront  l'his- 
toire des  dernières  révolutions  de  Naples.  Ces  émigrés  et  beaucoup 
d'autres  s'attachèrent  au  Piémont  par  un  sentiment  de  reconnais- 
sance que  l'habitude  et  la  réflexion  changèrent  plus  tard  en  un  dé- 
vouement raisonné.  Quand  on  voyait  ce  petit  pays  si  pauvre,  aflaibli 
par  de  récens  désastres,  marcher  dans  la  liberté,  dans  le  pro- 
grès d'un  pas  si  ferme  et  si  prompt,  se  couvrir  de  chemins  de  fer 
et  d'écoles,  envoyer  des  soldats  en  Crimée,  entrer  dans  les  congrès 
des  puissances,  entreprendre  un  des  travaux  les  plus  étonnans  du 
siècle,  la  percée  des  Alpes,  contenir  enfin  la  révolution  en  se  jetant 
devant  elle,  et  arriver  à  ces  résultats  par  une  harmonie  admirable 
entre  la  fidélité  du  peuple  et  la  loyauté  de  son  roi,  n'était- il  pas 
tout  naturel  de  confier  à  ce  peuple  et  à  ce  roi  la  délivrance  de  l'Ita- 


1030  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lie?  L'idée  de  la  monarchie  unitaire  naquit  ainsi  d'elle-même;  elle 
sortit  des  faits,  non  du  cerveau  d'un  utopiste;  elle  devint  la  seule 
solution  possible,  non  le  rêve  confus  de  ceux  qui  cherchaient  l'idéal. 
Une  association  d'hommes  modérés  se  forma  pour  répandre  cette 
idée  par  des  brochures  et  surtout  par  des  feuilles  volantes  qui, 
trompant  toutes  les  surveillances,  allèrent  surprendre  chez  eux,  à 
Milan,  à  Florence,  jusqu'à  Naples,  les  patriotes  italiens.  Naples  ce- 
pendant hésita  longtemps  à  se  rendre  ;  tiraillée  en  tous  sens  par  la 
propagande  muratiste  et  par  la  propagande  mazzinienne,  elle  atten- 
dait le  mot  d'ordre  des  prisonniers,  et  Poerio  ne  s'était  pas  encore 
prononcé.  Ce  fut  alors  que  Ferdinand  II  commit  une  suprême  im- 
prudence. Aux  derniers  jours  de  sa  vie,  dans  un  moment  de  fai- 
blesse, de  remords  peut-être,  ou  sous  la  pression  de  la  diplomatie, 
il  entr'ouvrit  la  porte  des  bagnes  et  en  laissa  sortir  les  hommes  les 
plus  influens.  On  sait  l'histoire  de  leur  délivrance  :  embarqués  sur 
un  vapeur  napolitain,  ils  devaient  être  transbordés  à  Gibraltar  sur 
un  brigantin  étranger  qui  les  aurait  conduits  en  Amérique.  Mal- 
heureusement pour  la  dynastie  de  Ferdinand  le  brigantin  fit  fausse 
route  et  débarqua  en  Irlande  sa  cargaison  de  déportés.  Carlo  Poe- 
rio, Silvio  Spaventa,  Luigi  Settembrini  et  beaucoup  d'autres  se  ren- 
dirent à  Londres,  où  ils  furent  reçus  avec  des  ovations,  puis  de 
Londres  à  Turin,  où  ils  devinrent  les  plus  acharnés  défenseurs  de 
l'unité  italienne.  Ferdinand  mourut,  François  II  monta  sur  le  trône, 
et,  désespérant,  comme  il  le  dit  alors,  «  d'atteindre  aux  sublimes 
vertus  de  son  auguste  père,  »  il  tâcha  du  moins  de  les  imiter.  II 
envoya  à  Turin  un  nouveau  convoi  de  proscrits,  quelques  gentils- 
hommes, le  magistrat  Vacca  (aujourd'hui  garde  des  sceaux  du 
royaume  d'Italie),  et  un  jeune  homme  qui  comptait  déjà  parmi  les 
meilleures  têtes  de  Naples,  M.  Enrico  Pessina  :  c'étaient  autant  de 
renforts  que  le  jeune  prince  offrait  généreusement  à  l'armée  ita- 
lienne. Il  les  rappela  au  dernier  moment,  quand  il  octroya  sa  con- 
stitution tardive  :  c'était  ouvrir  la  porte  à  ses  plus  mortels  enne- 
mis. La  révolution  était  déjà  faite.  L'Italie  unitaire,  préparée  de 
longue  main  dans  les  consciences,  n'eut  qu'à  se  présenter  en  tu- 
nique rouge  aux  portes  de  Naples  pour  être  acclamée  d'un  seul  cri, 
non-seulement  par  les  enthousiastes  de  la  rue,  mais  par  tous  ceux 
qui  avaient  lu  Dante  et  Machiavel. 

Après  le  plébiscite  et  la  réunion  des  Deux-Siciles  au  royaume 
italien,  la  politique  appela  tous  les  esprits  à  concourir  à  l'œuvre 
nationale.  Les  esprits  répondirent  sans  hésitation  à  cet  appel;  de- 
puis longtemps  déjà  ils  consacraient  toutes  leurs  facultés  au  service 
de  cette  grande  cause.  A  Naples  comme  dans  l'Italie  entière,  avant 
comme  après  18Zi8,  toute  la  littérature  avait  été  militante.  On  con- 
naît le  mot  de  Guerrazzi:  «  J'ai  écrit  ce  roman,  parce  que  je  ne  pou- 


LA  LITTÉRATURE  A  NAPLES.  1031 

vais  livrer  une  bataille.  »  Ce  mot  pourrait  servir  d'épigraphe  à  l'his- 
toire de  la  pensée  italienne  depuis  1815  jusqu'à  nos  jours.  Au  fond 
des  idées  et  des  œuvres  se  cachait  toujours  la  préoccupation  natio- 
nale; les  philosophes,  les  poètes,  les  historiens,  n'étaient  que  des 
patriotes  déguisés.  Tel  penseur  s'était  montré  tour  à  tour,  avec  une 
égale  passion  et  une  égale  sincérité,  papiste  et  anti-papiste,  par 
l'unique  raison  que  la  papauté  lui  avait  paru  d'abord  le  salut,  puis 
la  ruine  de  l'Italie.  Il  ne  fallut  donc  point  user  de  violence  pour 
changer  les  hommes  de  lettres  en  hommes  politiques.  Ils  sentaient 
en  outre  qu'en  de  certains  momens  la  science  pour  la  science, 
comme  l'art  pour  l'art,  est  impossible  et  serait  condamnable,  que 
l'Italie,  pour  accomplir  son  unité,  convoquait  toutes  ses  intelU- 
gences,  parce  qu'elle  avait  besoin  de  toutes  ses  forces,  qu'il  existe 
une  conscription  civile,  volontaire  il  est  vrai,  mais  d'autant  plus 
impérieuse,  à  laquelle  tout  citoyen  doit  se  présenter,  qu'en  face  du 
devoir  et  du  danger  communs,  on  ne  peut  sans  lâcheté  refuser  le 
service,  qu'enfin  le  premier  des  Italiens,  fût-il  Goethe,  serait  re- 
gardé comme  le  dernier  des  hommes,  si  ses  plaisirs,  ses  intérêts, 
ses  études,  le  souci  de  son  repos  ou  de  sa  gloire  l'empêchaient  d'être 
à  son  poste  autour  du  drapeau  national. 

C'est  ainsi  que  la  politique  absorba  presque  toute  l'activité  napo- 
litaine. Les  économistes  qui  avaient  le  plus  doctement  formulé  leurs 
théories  furent  appelés  à  les  mettre  en  pratique.  On  vit  M.  Scialoia 
réformer  à  Naples  les  tarifs  de  la  douane  et  négocier  à  Paris  avec 
M.  Nigra  le  traité  de  commerce  avec  la  France;  MM.  de  Sanctis, 
Mancini,  Conforti,  Manna,  Pisanelli ,  Vacca,  furent  ministres  :  l'un 
d'eux,  M.  Pisanelli,  vient  d'attacher  son  nom  à  une  grande  œuvre 
encore  inédite,  le  code  civil  italien.  Le  sénat  accueillit  plusieurs  Na- 
politains appartenant  à  de  grandes  familles,  ou  représentant  l'aris- 
tocratie de  l'intelligence  et  du  travail;  je  citerai  parmi  ces  derniers 
le  botaniste  Tenore,  mort  récemment,  le  cristallographe  Arcangelo 
Scacchi,  etc.  La  chambre  des  députés  reçut  dans  son  sein  presque 
tous  les  méridionaux  qui  avaient  un  nom,  Carlo  Poerio  en  tête,  et 
le  nomma  son  vice-président.  Silvio  Spaventa  fut  appelé  d'abord  à 
Naples,  puis  à  Turin,  à  des  fonctions  élevées  du  ministère  de  l'in- 
térieur :  cet  esprit  pensif  et  indécis,  qui  avait  commencé  par  flotter 
confusément  dans  le  mysticisme  mazzinien  et  dans  la  spéculation 
germanique,  descendit  tout  à  coup  dans  les  détails  minutieux  et 
compliqués  de  l'administration  avec  une  capacité  pratique  et  une 
infatigable  activité.  Antonio  Ranieri  l'ardent  écrivain,  Saverio  Bal- 
dacchini  le  poète  patriote,  sont  au  parlement.  Michèle  Baldacchini, 
laissant  ses  manuscrits  dans  son  portefeuille,  a  consacré  sa  vie  à 
la  fondation  des  asiles,  à  la  première  éducation  des  enfans  du 
pauvre,  dont  le  nouveau  régime,  en  les  arrachant  au  vagabondage. 


1032  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

veut  faire  des  ouvriers  et  des  citoyens.  Le  continuateur  de  Puotl, 
îe  grammairien  Leopoldo  Rodinô,  s'est  dévoué  tout  entier  à  l'ex- 
tinction du  paupérisme.  Eu  même  temps  quelques  hommes  supé- 
rieurs se  sont  jetés  par  devoir  dans  les  luttes  quotidiennes  de  la 
presse  périodique.  Un  jeune  Napolitain,  M.  Ruggiero  Bonghi,  hellé- 
niste et  philosophe,  qui,  dès  sa  vingtième  année,  avait  traduit  les 
dialogues  de  Platon,  est  devenu,  dans  le  Nazionale  de  Naples,  puis 
dans  la  Slampa  de  Turin,  le  polémiste  le  plus  vif  et  le  plus  mor- 
dant de  la  presse  conservatrice.  L'économiste  Antonio  Torchiarulo, 
traducteur  de  Hegel  et  de  Gans,  dirige  VAvrenire.  C'est  sur  un 
autre  journal  napolitain,  l'ItaUa,  que  se  concentre  l'activité  de  l'an- 
cien ministre  de  Sanctis  et  du  patriote  Settembrini.  Arabia,  l'au- 
teur des  tragédies  de  Riccarda  et  ^Anna  Bolcna,  dirige  une  divi- 
sion au  ministère  de  l'intérieur,  et  Pasquale  de'Virgilii,  que  l'on 
comparait  à  Byron,  est  conseiller  à  la  cour  des  comptes. 

C'est  ainsi  que  les  écrivains  de  Naples  sont  en  grande  partie  em- 
ployés aux  affaires  de  l'état.  On  attribue  volontiers  à  ces  races  mé- 
ridionales une  incorrigible  versatilité  d'humeur  :  la  conduite  des 
Napolitains  pendant  ces  dernières  années  a  donné  à  cette  opinion 
un  démenti  fort  inattendu.  En  1860,  quand  l'expédition  de  Gari- 
baldi  passait  partout  pour  une  héroïque  folie,  ils  ont  pressenti  qu'elle 
réussirait,  et  se  sont  donné  le  mot  pour  repousser  par  une  défiance 
unanime  les  tardives  concessions  de  François  II,  déjà  moralement 
détrôné;  ils  ont  accueilli  le  dictateur  avec  un  enthousiasme  qui 
n'excluait  nullement  la  réflexion,  et  après  l'avoir  secondé  de  tout 
leur  pouvoir,  ils  l'ont  combattu  plus  tard  avec  la  même  énergie, 
dès  qu'ils  se  sont  aperçus  que  son  entourage  risquait  de  compro- 
mettre le  succès  du  mouvement  national.  Le  gouvernement  régu- 
lier, dès  son  établissement,  a  trouvé  en  eux  un  appui  solide.  Le  plus 
grand  nombre  des  Napolitains  intelligens  appartient  au  parti  con- 
servateur; toutes  les  feuilles  napolitaines  (celles  du  moins  qui  ont 
quelque  vitalité,  le  Pungolo,  lîoina,  l' Itali'a,  V Avvenù^c^  etc.,)  sont 
pour  l'Italie  de  Victor-Emmanuel.  Bien  plus,  cette  camaraderie 
d'hommes  fermes  et  dévoués  qui  se  sont  depuis  quatre  années  tenus 
constamment  serrés  autour  du  pouvoir,  cette  comortcria  du  parle- 
ment de  Turin,  qui  a  fait  son  temps  après  avoir  été  si  calomniée,  et 
qui  va  être  dissoute  ou  renouvelée  par  les  prochaines  élections  gé- 
nérales, se  composait  en  majeure  partie  de  députés  napolitains. 

Cependant,  malgré  tant  de  forces  absorbées  par  l'administration, 
le  parlement  et  la  presse  militante,  les  livres  importans  se  multi- 
plient à  Naples  et  font  leur  chemin,  car  la  révolution  a  pour  le  moins 
triplé  le  public  des  livres.  Tel  volume  qui  autrefois  ne  passait  pas 
même  le  Liris  trouve  aujourd'hui  des  lecteurs  jusqu'au-delà  du  Pô, 
de  l'Adige  peut-être.  Avant  1860,  l'Italie  du  nord,  ignorant  l'Italie 


Lh.    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  103 S 

du  midi,  ne  se  doutait  pas  que  celle-ci  produisît  des  penseurs  et 
des  poètes.  iNous  avons  "pu  constater  plus  d'une  fois  chez  des  Pié- 
montais,  des  Lombards,  même  des  Toscans,  cette  absence  de  no- 
tions exactes  sur  les  littérateurs  napolitains.  Les  renseignemens  que 
nous  leur  donnions  en  réponse  à  leurs  questions  étaient  reçus  avec 
une  extrême  surprise  et  quelque  défiance,  car  ils  venaient  d'un 
étranger,  et  on  croyait  les  provinces  méridionales  frappées  de  la 
stérilité  du  désert.  Aujourd'hui  que  les  barrières  sont  tombées,  les 
œuvres  des  Napolitains  se  répandent,  se  publient  même  dans  les 
villes  du  centre  et  du  nord  (1).  Dès  la  révolution,  nombre  de  vo- 
lumes improvisés  ou  de  manuscrits  jusque-là  prudemment  cachés 
virent  le  jour.  Un  moine  du  Mont-Cassin,  qui  s'était  précédemment 
distingué  par  d'intéressans  travaux  historiques,  le  père  Tosti,  a  pro- 
fité l'un  des  premiers  des  franchises  nouvelles.  Il  a  publié  en  J861 
son  livre  capital,  les  Prolégomènes  de  r/u'stoii'e  de  rÉglise,  œuvre 
d'un  patriote  et  d'un  croyant,  qui  regrette  le  temps  où  Rome  mar- 
chait, et  qui  voudrait  bien  qu'elle  marchât  toujours.  C'est  aussi  de- 
puis la  révolution  que  le  professeur  de  Blasiis  a  écrit  son  intéressant 
ouvrage  sur  Pietro  délia  Vigna,  où  est  exactement  résumé  le  mou- 
vement politique  et  littéraire  du  xiti*^  siècle.  M.  Salvatore  de  Renzi, 
déjà  connu  par  son  histoire  de  la  médecine  en  Italie ,  donnait  éga- 
lement une  étude  importante  sur  Jean  de  Procida,  il  Secolo  XTII 
e  Giovanni  da  Proridu ,  glorification  du  terrible  conspirateur  des 
vêpres  siciliennes,  un  peu  effacé  dans  le  livre  célèbre  de  M.  Michèle 
Amari.  Les  poètes,  comme  les  historiens,  ont  pris  part  au  mouve- 
ment nouveau,  qui,  en  favorisant  l'étude  des  littératures  étrangères, 
est  venu  élargir  leur  horizon.  La  liberté  de  la  scène  n'a  pas  encore 
produit  de  Shakspeare ,  mais  elle  a  permis  aux  Napolitains  d'ad- 
mirer les  drames  du  tragique  anglais  :  on  joue  maintenant  Ilamlet, 
Othello,  Marhelh,  même  le  Faust  de  Goethe,  dans  les  théâtres  où  la 
censure  ne  laissait  représenter  autrefois  que  des  imitations  expur- 
gées des  vaudevilles  de  M.  Scribe;  on  y  joue  même  des  pièces 
grecques  et  les  ingénieuses  restaurations  de  Ménandre  {Fasma,  il 
Tesoro ,  etc.)  si  heureusement  opérées  par  M.  Dali'  Ongaro  ("2). 
On  sait  qu'en  1855  Ferdinand  II  avait  interdit  aux  artistes  napoli- 

(1)  C'est  ainsi  qu'un  livre  très  récent,  qui  a  fait  quelque  bruit  niOme  en  France,  les 
mémoires  d'Enriclietta  Caracciolo,  religieuse  bénédictine,  tristes  révélations  sur  les 
mystères  des  couvens,  a  paru  chez  l'éditeur  Barbera  de  Florence.  Un  imprimeur  de  la 
mSme  ville,  M.  Lemonnier,  a  donné  les  touchantes  poésies  d'une  pauvre  et  noble  fille, 
Giannina  Milli,  l'improvisatrice  abruzzaise.  Les  trois  volumes  de  Ranieri  (son  roman 
de  Ginevra,  son  Histoire  d'Italie  et  son  Frate  Rocco,  remarquable  étude  morale)  vien- 
nent d'être  imprimés  à  Milan. 

(2)  Les  deux  meilleures  troupes  de  comédiens  qui  existent  en  Italie,  celle  de  Salvini 
et  celle  de  Majeroni,  se  sont  fixées  à  Nai  les. 


1034  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tains  d'envoyer  leurs  ouvrages  à  l'exposition  universelle  de  Paris, 
si  bien  qu'en  ce  temps-là  les  peintres  de  talent  (M.  Palizzi  par 
exemple)  étaient  forcés  de  s'exiler  pour  se  faire  connaître.  Mainte- 
nant toutes  les  prohibitions  sont  levées,  et  une  association  sérieuse 
[la  Protnotrice)  s'est  organisée  pour  offrir  aux  artistes  un  peu  de 
gloire  ou  tout  au  moins  du  travail.  La  sculpture  est  remise  en  hon- 
neur après  avoir  été  molestée  par  la  pruderie  des  anciens  maîtres. 
Le  nouveau  pouvoir  commande  aux  sculpteurs  les  statues  d'illustres 
Italiens  dont  les  figures  aussi  bien  que  les  œuvres  étaient  autrefois 
à  l'index.  Le  Gianbattista  Vico  qu'avait  taillé  en  marbre  un  prince 
de  la  maison  de  Bourbon,  le  comte  de  Syracuse,  n'a  pu  décorer  la 
Villa-Reale,  les  Tuileries  napolitaines,  que  depuis  la  dernière  révo- 
lution. La  statue  du  premier  des  Italiens,  le  vieux  Dante,  ouvrage 
de  M.  Tito  Angelini,  ne  tardera  pas  à  être  inaugurée  sur  une  place 
publique  de  Naples.  C'est  ainsi  qiie  l'ancien  royaume  des  Deux- 
Siciles  voit  aujourd'hui  se  développer  librement  dans  tous  les  sens 
l'activité  intellectuelle  de  ses  habitans.  Toutefois,  il  faut  le  confes- 
ser, l'archéologie  se  plaint  amèrement  du  nouveau  régime.  «  Avant 
la  révolution,  disent  les  antiquaires,  la  plupart  des  sciences  étaient 
prohibées,  mais  la  nôtre  du  moins  trouvait  grâce  auprès  du  gouverne- 
ment. Quand  l'archéologie  ne  paraissait  pas  trop  raisonneuse  ni  trop 
libre,  on  la  tolérait,  elle  prenait  ses  coudées  franches;  nous  pouvions 
écrire  impunément  plusieurs  volumes  in-quarto  sur  les  vingt-quatre 
premières  années  d'Hercule  et  passer  des  années  entières  sur  une 
peinture  effacée  pour  savoir  si  les  jambes  qu'on  y  apercevait  encore 
étaient  celles  d'un  Apollon  ou  d'un  Adonis.  Maintenant  les  esprits 
sont  ailleurs,  la  question  de  Rome  et  de  Venise  passe  avant  les  jam- 
bes d'Apollon  et  d'Adonis.  Il  nous  restait  un  dernier  refuge,  l'acadé- 
mie d'Herculanum;  on  l'a  supprimée.  »  Ceci  n'est  point  tout  à  fait 
une  plaisanterie,  ces  plaintes  ont  été  sérieusement  formulées,  por- 
tées même  en  très  haut  lieu.  On  peut  répondre  néanmoins  aux  anti- 
quaires que  le  nouveau  régime  ne  les  a  pas  laissés  sans  travail,  que 
les  fouilles  de  Pompéi,  la  réorganisation  du  musée,  sont  des  travaux 
considérables,  vivement  poussés  par  l'intelligente  activité  de  M.  Fio- 
relli,  que  si  l'archéologie  n'est  plus  l'unique  science  officiellement 
cultivée,  elle  ne  peut  que  gagner  à  l'intervention  de  la  philosophie 
et  de  l'histoire,  qui  lui  rendent,  contre  ses  précieux  documens, 
la  pensée  et  la  vie.  Enfin  l'académie  d'Herculanum  a  été  déjà  rem- 
placée par  l'académie  de  Naples,  institut  complet  où  sont  représen- 
tées avec  éclat  les  sciences  naturelles,  les  sciences  morales  et  poli- 
tiques, et  où  les  archéologues  siègent  encore,  mais  ne  régnent  plus 
seuls.  Cette  académie  publie  dans  ses  bulletins  des  travaux  fort 
estimés;  il  en  est  d'autres,  —  \ Academia  Pontaniana  par  exemple, 


LA    LITTÉRATURE    A    NAPLES.  1035 

—  qui  sont  pleines  de  vie;  il  en  est  même  d'improvisées  et  tout  à 
fait  libres  (1),  et  qui  naissent  de  cette  ardente  passion  pour  l'étude, 
pour  la  discussion,  devenue  un  des  traits  caractéristiques  de  la  so- 
ciété napolitaine.  Aussi  est-ce  surtout  par  la  science,  par  l'échange 
des  idées,  que  l'Italie  agit  sur  Naples,  et  que  Naples  de  son  côté 
réagit  sur  l'Italie.  Ce  qui  montre  le  mieux  la  fécondité  de  cette  union 
intellectuelle,  c'est  le  développement  donné  à  l'instruction  publique, 
qui  avait  si  longtemps  sommeillé  à  Naples.  L'université  déchue 
s'est  relevée  comme  par  enchantement;  c'est  elle  qui  remue  le  plus 
d'idées,  comme  il  arrive  dans  tous  les  pays  où  la  pensée  est  libre 
et  où  l'intelligence  est  au  pouvoh*.  En  Italie  comme  en  Suisse  et  en 
Allemagne,  les  savans,  les  lettrés,  les  poètes  même  sont  avant  tout 
des  professeurs.  Le  livre  n'est  pour  eux  que  le  superflu,  la  récréation 
des  soirées  et  la  fête  des  dimanches;  ils  regardent  comme  leur  oeuvre 
essentielle  et  capitale  les  simples  leçons  qu'ils  donnent  a.uxjeîtnes 
{i  giovani),  c'est  le  mot  consacré.  Ils  sont  orateurs,  ils  sont  prêtres, 
pères  spirituels  d'une  famille  incessamment  renouvelée  qui  perpé- 
tuera leur  pensée  et  leur  science,  d'une  postérité  qui  aura  grandi 
de  leur  vivant. 

C'est  donc  à  l'université  qu'il  faut  entrer,  si  l'on  veut  étudier  le 
mouvement  des  idées  à  Naples.  Le  dictateur  Garibaldi,  par  deux 
décrets  signés  à  vingt-quatre  heures  de  distance,  avait  dépeuplé 
toutes  les  chaires  et  les  avait  repeuplées  le  lendemain.  «  Ceux-là 
furent  chassés  de  leurs  postes  (dit  un  rapport  officiel)  que  la  fa- 
veur plus  que  la  science  avait  placés  en  ce  lieu  et  qui  avaient 
profané  le  lieu  et  la  science,  et  l'on  mit  à  leur  place  une  pha- 
lange de  nobles  esprits  qui  jusqu'alors  étaient  restés  solitaires  et 
qui,  dans  le  silence  du  foyer,  dans  les  chaînes  des  prisons,  ou 
dans  les  tristesses  de  l'exil,  avaient  préparé  ou  attendu  le  jour  de 
la  délivrance.  »  Cependant  les  deux  signatures  de  Garibaldi  n'a- 
vaient pu  suffire  pour  improviser  en  deux  jours  toute  une  univer- 
sité. Les  nouveaux  maîtres  étaient  encore  absens,  les  écoliers  dis- 
persés, quelques-uns  se  battaient  devant  Capoue;  il  fallut  laisser 
passer  l'orage.  Le  calme  rétabli,  tout  le  monde  se  mit  à  la  besogne. 
L'état  donna  l'exemple  en  quadruplant  l'allocation  destinée  à  l'in- 

(1)  De  ce  nombre  est  celle  qui  se  réunit  tous  les  soirs  à  la  librairie  Decken,  sur 
la  place  du  Plébiscite,  et  ce  n'est  guère  qu'à  Naples  qu'on  peut  avoir  de  pareils  spec- 
tacles, Savans  et  lettrés,  écoliers  et  maîtres  viennent  là  en  foule  et  prolongent  d'in- 
structives conversations  sur  les  sujets  les  plus  divers.  Le  philologue  Lignana,  si  versé 
dans  les  langues  de  l'Orient,  raconte  ses  voyages  en  Perse;  l'astronome  del  Grosso  récite 
ses  poèmes  lyriques  sur  les  nébuleuses;  le  père  Tosti,  qui  descend  quelquefois  du 
Mont-Gassin,  rappelle  les  gloires  de  son  couvent.  Quelquefois  une  conversation  géné- 
rale s'engage,  et  ce  qui  la  provoque  d'ordinaire,  ce  sont  les  volumes  nouveaux  arrivés 
de  Paris  ou  de  Berlin,  qui  autrefois  pénétraient  si  difficilement  à  Naples,  et  qui  main- 
tenant, peu  de  jours  après  la  publication,  sont  dans  toutes  les  mains. 


1036  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

struction  supérieure.  L'ancien  régime  n'accordait  que  25,887  fr.  à 
l'université  de  Naples;  l'Italie,  du  premier  jour,  lui  fit  une  rente  de 
93,600  fr.  Aussitôt  furent  commencées  les  réparations  urgentes. 
L'herbe  poussait  dans  les  salles  fétides,  on  leur  donna  de  l'air  et  du 
jour,  on  y  plaça  des  tables  et  des  chaises;  on  agrandit  le  palais  des 
études  (l'ancien  cloître  du  Gesù-Vecchio),  qui  envahit  les  édifices 
voisins,  et  malgré  cet  envahissement  se  trouva  trop  étroit  encore. 
Les  anciennes  collections,  les  cliniques,  les  cabinets,  furent  enri- 
chis, agrandis,  multipliés;  un  magnifique  amphithéâtre  de  chimie 
sortit  de  terre.  Le  professeur  Sebastiano  de  Luca,  bien  connu  en 
France,  trouva  enfin  une  salle  et  des  laboratoires  dignes  d'un  grand 
pays.  Le  jardin  botanique  a  cessé  d'être  un  désert,  et  la  biblio- 
thèque de  la  ville,  qui  n'avait  autrefois  ni  lecteurs  ni  livres,  s'est 
tellement  développée  qu'elle  menace  d'envahir  toute  l'université. 
Six  cents  étudians,  population  flottante  qui  se  renouvelle  d'heure 
en  heure,  y  sont  constamment  réunis.  Parmi  ces  améliorations, 
la  plus  importante  fut  le  renouvellement  des  professeurs.  Malgré 
l'isolement  où  l'on  vivait  sous  l'ancien  régime,  il  s'était  formé  dans 
toutes  les  branches  assez  de  savans  pour  que  l'université  pût  en 
fort  peu  de  temps  être  repeuplée  presque  exclusivement  avec  des 
Napolitains.  L'un  arrivait  du  haut  d'une  montagne,  l'autre  du  fond 
d'un  cachot,  quelques-uns  avaient  disparu  depuis  dix  ans;  on  les 
croyait  morts.  Ils  vivaient  pourtant,  et  ils  vivent  (1). 

Ce  n'est  pas  tout  :  l'enseignement  supérieur  a  été  discipliné,  sou- 
mis à  un  contrôle  sévère.  On  se  souvient  qu'avant  18Zi8  le  roi  Fer- 
dinand 11,  pour  empêcher  l'agglomération  des  étudians  à  l'univer- 
sité, leur  avait  permis  de  se  disperser  dans  les  écoles  privées.  On  a 
vu  que  ce  système  avait  fait  alors  moins  de  tort  aux  lettres  que  ne 
l'espéraient  peut-être  les  conseillers  du  souverain,  et  l'on  n'a  pas 
oublié  les  noms  des  hommes  éminens  qui  réunirent  en  ce  temps-là 

(1)  Dans  la  faculté  des  lettres  (comprenant  la  philosophie)  furent  aussitôt  installés  le 
compagnon  de  Poerio,  M.  Luigi  Settembrini,  la  plume  la  plus  alerte  et  la  plus  vive  du 
pays,  M.  Bertrando  Spaventa,  M.  Tari,  M.  de  Blasiis,  M.  Calvello,  M.  Abbignente,  tous 
iS'apolitains  sortant  du  bagne,  ou  de  l'exil,  ou  du  désert.  La  faculté  de  droit  compte 
parmi  ses  professeurs  des  hommes  tels  que  Enrico  Pessina,  Luigi  Capuano,  Francesco 
Pepere,  et  deux  ministres  récens  du  royaume  d'Italie,  MM.  Manna  et  Pisanclll.  La  faculté 
de  médecine  est  plus  riche  encore,  et  tous  ceux  qui  étudient  cette  science  connaissent  les 
noms  de  Francesco  Prudente,  Giuseppe  Capuano,  de  P«cnzi ,  Castorano,  Palasciano,  de 
JVîartini,  de  Sanctis.  Les  deux  autres  facultés,  celle  des  mathématiques  et  celle  des 
sciences  naturelles,  sont  les  plus  remarquables  de  toutes.  Les  mathématiciens  de  Na))les 
sont  justement  célèbres  en  Allemagne  :  ils  se  nomment  Fortunato  Padula,  Giuseppe  Bat- 
taglini,  Raffaele  Rubini,  P.emigio  del  Grosso,  de  Gasparis  (l'astronome  qui  a  découvert 
tant  de  planètes).  Quant  aux  naturalistes,  malgré  la  mort  de  Melloni  et  de  Tenore,  ils 
sont  encore  nombreux  et  connus  partout.  Arcangclo  Scacchi  le  cristallographe,  Sebastiano 
de  Luca  le  chimiste,  Gasparrini  le  botaniste,  Costa  l'entomologue,  Luigi  Palmieri  le 
savant  du  Vésuve,  sont  de  Naples  et  professent  à  Naples. 


LA    LITTÉRATURE    A   NAPLES.  1037 

autour  d'eux,  dans  leurs  maisons,  des  centaines  d'auditeurs  ;  mais 
après  I8/18,  ces  maîtres  étant  proscrits,  les  hommes  obscurs  et  illet- 
trés pour  la  plupart  qui  restèrent  chargés  de  l'enseignement  privé 
s'adonnèrent  au  métier  le  plus  facile.  N'étant  soumis  à  aucune 
épreuve  (sauf  à  un  examen  sur  le  catéchisme),  il  leur  était  permis 
d'ignorer  ce  qu'ils  enseignaient  et  de  maintenir  leurs  auditeurs 
dans  cette  ignorance.  De  là  cette  foule  de  médecins  sans  diplômes, 
moins  nombreux  à  Naples  cependant  que  les  avocats  subalternes 
(les  j^nglietti,  comme  on  les  a  longtemps  appelés),  pauvres  hères 
affamés,  brouillons,  bavards,  universellement  moqués  et  méprisés. 
Tel  était  le  résultat  de  ce  qui  s'appelait  la  liberté  de  l'enseignement, 
et  qui  n'était  que  la  liberté  de  l'ignorance.  Le  nouveau  régime  est 
venu  mettre  ordre  à  ces  abus.  Aujourd'hui  l'instruction  est  obliga- 
toire, et  depuis  l'instituteur  primaire  jusqu'au  professeur  d'univer- 
sité, nul  n'enseigne,  s'il  n'a  subi  ses  examens.  Les  corporations  re- 
ligieuses elles-mêmes  n'échappent  pas  à  une  inspection  sévère;  les 
barnabites  sont  tenus  de  prouver  qu'ils  entendent  le  latin.  YoiLà 
pour  les  maîtres  ;  quant  aux  étudians,  la  durée  de  leurs  études  est 
fixée,  et  d'une  année  à  l'autre  ils  ont  des  interrogatoires  à  subir  :  il 
faut  qu'ils  sachent  le  droit,  s'ils  veulent  être  avocats,  —  la  médecine, 
s'ils  veulent  être  médecins.  On  a  trouvé  ces  lois  draconiennes,  elles 
le  sont  peut-être,  mais  elles  n'ont  fait  de  tort  qu'à  l'enseignement 
privé.  En  revanche,  l'université  s'est  repeuplée  en  un  moment;  les 
maîtres  savent,  et  les  étudians  apprennent. 

Qu'apprennent-ils?  Quel  est  l'esprit  qui  règne  à  l'université  de 
Naples?  C'est  en  général  l'esprit  allemand.  On  ne  s'en  étonnera  pas 
après  ce  qu'on  sait  du  mouvement  philosophique  provoqué  par  les 
livres  de  M.  Cousin.  Une  circonstance  contribua  beaucoup  à  cette 
((  invasion  de  barbares,  »  comme  disent  les  philosophes  de  clocher  : 
ce  fut  Je  ministère  de  M.  de  Sanctis,  l'un  des  hommes  les  mieux 
doués  des  provinces  méridionales.  Il  était  arrivé  de  son  village  à 
Naples  entre  1830  et  18/iO,  et  il  avait  suivi  les  leçons  du  marquis 
Basilio  Puoti.  Ses  parens  le  rappelèrent  à  grands  cris,  voulant  le 
mettre  à  la  charrue;  mais  Puoti,  pressentant  l'avenir  du  jeune 
homme,  lui  fournit  les  moyens  de  désobéir.  M.  de  Sanctis  ou- 
vrit une  école,  bientôt  très  peuplée  et  très  prospère.  11  fut  libé- 
ral en  1848  et  par  conséquent  emprisonné.  On  le  mit  au  fort  de 
l'OEuf,  où  il  fit  amitié  avec  des  officiers  suisses  qui  lui  apprirent 
l'allemand.  Il  lut  Hegel  et  devint  hégélien  dans  cette  captivité  stu- 
dieuse. Un  jour  on  vint  lui  dire  qu'il  était  libre  et  qu'il  pouvait  aller 
à  Malte.  Il  s'en  affligea  d'abord,  regrettant  le  cachot  où  l'on  pouvait 
penser  si  librement.  Enfin  il  partit  et  gagna  Turin ,  où  il  donna  des 
leçons  sur  Dante.  11  devint  ensuite  professeur  de  littérature  italienne 
à  l'école  polytechnique  de  Zurich.  Rappelé  par  la  révolution,  il  ar- 


1038  '     REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riva  très  vite  au  pouvoir  :  il  fut  en  1861  ministre  de  l'instruction 
publique.  Il  voulut  alors  que  la  science  allemande  régnât  dans  l'u- 
niversité de  son  pays.  Elle  y  règne  en  effet,  même  dans  l'école  de 
médecine  et  dans  l'école  de  droit,  mais  surtout  dans  l'école  de  phi- 
losophie, et,  comme  on  l'a  déjà  remarqué,  c'est  un  spectacle  singu- 
lier que  cette  revanche  de  l'Allemagne  rentrant  par  la  science  dans 
le  pays  d'où  elle  venait  d'être  chassée  par  les  armes. 

Hegel,  un  peu  maltraité  depuis  sa  mort,  même  dans  son  pays, 
méconnu,  tiraillé  en  tous  sens,  débordé  ou  diminué  par  ses  disci- 
ples, qui  lui  tournaient  le  dos  ou  le  perdaient  de  vue  en  suivant 
l'un  ou  l'autre  des  grands  chemins  qu'il  avait  ouverts,  trouva  donc 
un  refuge  à  l'université  de  Naples.  Le  dernier  des  hégéliens  purs, 
M.  Vera,  plus  Français  qu'Italien,  traducteur  obstiné  de  son  maître, 
et  poursuivant  sa  tâche  ardue  avec  une  persistance  de  courage  et 
de  volonté  qui  lui  fait  honneur,  fut  appelé  à  Naples,  où  il  monta 
dans  une  chaire  privilégiée  :  il  devint  en  quelque  sorte  le  philo- 
sophe officiel;  mais  il  eut  peu  de  succès.  L'histoire  de  la  philoso- 
phie, comprise  et  traitée  d'une  façon  un  peu  leste  et  hautaine, 
dissertation  plutôt  qu'enseignement,  élaguant  tout  ce  qui  n'en- 
trait pas  dans  le  courant  de  ses  idées,  déconcerta  les  étudians,  qui 
n'attendaient  rien  de  pareil.  D'ailleurs  l'audace  philosophique  eut 
moins  d'attrait  dès  qu'elle  fut  sans  danger.  Hegel,  n'étant  plus  le 
fruit  défendu,  sembla  quelque  peu  lourd  et  indigeste.  De  plus  c'é- 
tait une  importation  étrangère  qui  choquait  Y  italianisme  de  quel- 
ques jeunes  patriotes.  Enfin  les  maîtres  enseignans  privés,  qui, 
n'ayant  pu  fournir  leurs  titres,  avaient  perdu  leur  gagne-pain, 
provoquèrent  des  tumultes  au  nom  de  Gioberti  destitué.  Deux  pe- 
tites émeutes  éclatèrent  en  1861;  la  première  fut  un  soulèvement 
d' étudians  qui  sifflèrent  leurs  maîtres  en  criant  à  la  fois  :  A  bas  de 
Sanctis!  à  bas  Hegel!  à  bas  le  jpape-roil  Le  ministre  et  le  phi- 
losophe étaient  injuriés,  comme  on  voit,  en  pieuse  compagnie.  La 
seconde  émeute  fut  plus  grave,  elle  vint  du  dehors.  Excitée  par  un 
prêtre,  la  populace,  armée  de  pierres  et  de  couteaux,  même  de  pis- 
tolets, se  rua  sur  l'université,  dont  elle  envahit  les  salles.  Il  y  eut 
des  vitres  cassées,  du  sang  versé.  La  garde  nationale  dut  interve- 
nir. On  était  encore  en  révolution,  et  l'on  se  permettait  quelques 
vivacités  de  polémique.  Le  prêtre  fut  mis  en  prison;  on  lui  con- 
seilla de  ne  plus  faire  de  philosophie  en  chaire,  et  on  l'acquitta. 
Depuis  lors,  l'université  est  tranquille. 

Au  reste,  les  hégéliens  de  l'ancien  régime  étaient  revenus  eux- 
mêmes  de  leur  aveugle  adoration.  Ceux  qui  ont  passé  par  ces  idées 
savent  fort  bien  qu'elles  ne  restent  pas  toutes  dans  l'esprit  enchaînées 
indissolublement  l'une  à  l'autre.  On  en  garde  la  force,  la  souplesse 
que  donne  une  gymnastique  laborieuse,  l'admiration  que  laisse 


LA   LITTÉRATURE    A    NAPLES.  1039 

toujours  un  édifice  immense  construit  d'une  main  savante  et  hardie: 
on  en  garde  aussi  une  indépendance  et  une  largeur  de  jugement 
que  ne  révoltent  plus  les  témérités  de  l'intelligence;  mais  l'enthou- 
siasme tombe  et  s'éteint.  Pendant  les  loisirs  que  leur  fit  leur  sou- 
verain après  18Zi8,  les  Napolitains  eurent  le  temps  d'étudier  les 
successeurs  et  les  adversaires  du  maître.  M.  Tari  par  exemple,  se 
frayant  un  chemin  entre  Hegel  et  Herbart,  acceptant  du  premier  la 
méthode  dialectique  sans  le  suivre  dans  la  déification  de  la  raison, 
acceptant  de  l'autre  l'originalité  de  la  nature,  mais  en  la  subordon- 
nant à  la  prédominance  de  l'esprit,  se  fit  une  esthétique  mitoyenne, 
à  la  fois  hardie  et  prudente,  qui,  tout  en  affrontant  les  plus  hauts 
sommets,  reconnaissait  pourtant  quelque  chose  de  supérieur  et  d'in- 
abordable. Quant  à  M.  Bertrando  Spaventa,  ce  qui  fait  l'originalité 
de  son  enseignement,  c'est  sa  préoccupation  de  la  philosophie  ita- 
lienne. Il  n'impose  point  à  ses  lecteurs  le  système  de  Hegel,  il  tâche 
de  les  y  amener  patriotiquement,  en  leur  prouvant  que  l'Italie  y 
marchait  d'elle-même  dès  la  renaissance,  guidée  par  les  penseurs 
éminens  qu'elle  a  produits.  Il  établit  sans  peine  que  la  philosophie 
italienne  fut  tout  d'abord,  et  longtemps  avant  Campanella,  la  cri- 
tique et  la  négation  de  la  scolastique.  Il  constate  que  Campanella, 
Giordano  Bruno,  Gianbattista  Vico  se  frayaient  à  l'écart  et  dans 
l'ombre  un  sentier  parallèle  à  la  grande  route  qu'ouvrait  ailleurs 
avec  tant  d'éclat  le  génie  de  Descartes,  de  Spinoza,  de  Kant;  puis 
il  montre  Galluppi,  Rosmini,  Gioberti,  suivant  de  loin,  à  contre- 
cœur, peut-être  à  leur  insu,  le  mouvement  contemporain  de  la 
pensée  germanique.  «  La  science  est  la  plénitude  de  l'acte  créa- 
teur, la  réalité  absolue  de  la  pensée ,  »  —  voilà  le  dernier  mot  de 
Gioberti  et  de  la  philosophie  italienne  :  c'est  à  peu  près  aussi  le  der- 
nier mot  de  la  philosophie  allemande  avec  Hegel  ;  mais  entre  l'une 
et  l'autre,  M.  Spaventa  le  reconnaît,  la  différence  est  grande,  car 
en  Italie  les  philosophes  ne  se  succèdent  pas  sans  interruption,  sans 
interrègnes;  l'un  ne  continue  pas  l'autre,  il  y  a  des  écarts,  des 
bonds  irréguliers  de  Campanella  à  Vico,  de  Yico  à  Gioberti.  Aujour- 
d'hui le  grand  mouvement  se  fait  hors  d'Italie.   Les  philosophes 
contemporains,  les  Napolitains  comme  les  Piémontais,  ne  font  guère 
pour  le  moment  que  le  suivre  :  M.  Spaventa  l'a  courageusement 
reconnu  dans  ses  leçons  (1);  mais  il  a  concilié  cet  aveu  avec  une 
vive  démonstration  de  ce  qui  fait  la  valeur  du  génie  italien. 

• 

«  Galluppi  (a-t-il  dit),  Rosmini,  Gioberti,  suivent  un  chemin  déjà  par- 
couru, sinon  aplani,  par  d'autres,  et  sont  contraints,  par  la  force  même  des 
choses,  à  être  des  imitateurs  et  des  répétiteui's,  même  quand  ils  disent 

(1)  Voir  sa  Filosofia  di  Gioberti,  volume  primo;  Napoli  1803.  —  Prolusione  e  introdu- 
zione  aile  Lezioni  di  Filosofia  nella  Università  di  Napoli;  Napoli  1862,  etc. 


lOàO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'ils  font  tout  le  contraire.  Je  sais  bien  que  ce  discours  ne  plaît  pas  et 
qu'il  est  considéré  comme  une  offense  au  génie  italien.  Messieurs,  le  génie 
italien,  si  adulé,  si  mal  servi  le  plus  souvent  par  ses  adulateurs,  n'a  point 
affaire  en  ce  débat,  et  l'on  peut,  sans  discréditer  l'originalité  de  personne, 
affirmer  que  qui  vient  après  est  précédé  par  qui  est  venu  avant.  Nous 
sommes  arrivés  tard  après  avoir  été  les  premiers,  voilà  tout;  mais  à  qui 
la  faute?  A  ceux-là  d'abord  qui  nous  ont  lié  pieds  et  poings  et  ne  nous  ont 
pas  laissé  faire,  puis  en  partie  à  ceux-là  mêmes  qui  nous  encensent.  Rien 
de  pire  que  la  fausse  idée  de  l'originalité.  On  croit  qu'être  original  signifie 
rompre  avec  la  réalité,  avec  l'histoire,  et  agir  tout  seul  {far  dci  se  solo), 
sans  temps  ni  espace,  et  créer  un  nouveau  monde  tout  à  son  aise  et  à  tout 
moment.  Je  connais  beaucoup  de  ces  originaux-là...  Messieurs,  la  marche 
de  la  pensée  allemande  est  naturelle,  libre,  sui-conscienle^  en  un  mot  cri- 
lique.  La  marche  de  la  pensée  italienne  est  saccadée,  embarrassée,  dogma- 
tique. La  grande  différence  est  là.  Maintenant  l'Allemagne  est  entrée  dans 
une  nouvelle  période  critique,  plus  vaste  et  plus  féconde  que  la  précédente, 
et  à  laquelle  succédera  une  nouvelle  construction  du  réel.  Nous  autres 
Italiens,  avant  de  nous  remettre  en  chemin  et  de  donner  cours  à  toute 
l'originalité  précoce  que  nos  seins  ne  peuvent  contenir,  nous  avons  l'obli- 
gation de  rentrer  encore  en  nous-mêmes,  de  nous  orienter,  de  regarder 
encore  autour  de  nous,  de  voir  et  de  savoir  ce  que  les  autres  ont  fait  de- 
puis soixante  années  et  surtout  ce  qu'ils  font  en  ce  moment.  C'est  seule- 
ment par  là  que  nous  ferons  dans  le  monde  de  la  pensée,  comme  nous 
l'avons  presque  fait  dans  le  monde  politique,  une  Italie  qui  dure,  non  une 
Italie  imaginaire,  pélasgique,  pythagoricienne,  scolastique,  que  sais-je  en- 
core? mais  une  Italie  historique,  une  Italie  qui  ait  une  place  digne  d'elle 
dans  la  vie  commune  des  nations  modernes.  » 

Ce  passage  mérite  doublement  d'être  cité,  d'abord  parce  qu'il 
donne  d'excellens  conseils  aux  Italiens,  puis  parce  qu'il  montre 
nettement  la  hardiesse  philosophique  et  la  sagesse  pratique  du 
maître.  Ainsi  présentée,  la  pensée  allemande  a  obtenu  ses  droits 
de  cité  chez  les  plus  récalcitrans  des  jeunes  patriotes.  J'ai  assisté 
à  quelques-unes  des  leçons  où  l'habile  professeur  poussait  devant 
lui  des  couples  abstraits  d'affirmations  et  de  négations  courant  les 
uns  sur  les  autres  comme  les  vagues  de  la  mer,  et  je  voyais  devant 
moi  plusieurs  centaines  de  jeunes  gens,  les  yeux  ouverts,  l'oreille 
tendue,  suspendus  à  cette  parole  forcément  compliquée  et  difficile, 
et  l'écoutant  comme  les  écoliers  du  Môle  écoutaient  autrefois  les 
aventures  de  Renaud. 

Un  grand  nombre  d'esprits  libéraux,  parmi  lesquels  il  faut  dis- 
tinguer l'abbé  Vito  Fornari,  se  sont  toutefois  alarmés  de  cet  ensei- 
gnement, et  s'efforcent  de  le  combattre,  mais  sans  se  séparer  du 
mouvement  italien.  A  l'école  hégélienne,  on  oppose  dans  l'univer- 
sité même,  et  surtout  hors  de  l'université,  les  idées  de  Gioberli, 
idées  qui  se  sont  propagées  à  Naples  un  peu  tardivement,  par  es- 
prit de  contradiction,  dans  les  dernières  années  de  l'ancien  ré- 


LA  littératurl:  a  naples.  lOil 

gime.  Les  catholiques  ont  profité  de  cette  faveur  après  la  révolution 
pour  se  cramponner  aux  dernières  planches  de  cette  philosophie 
naufragée  et  se  rattacher  à  un  giobertisme  de  seconde  main,  ac- 
commodé aux  idées  courantes,  et  offrant  à  certains  esprits  à  la 
fois  tolérans  et  timorés  une  sorte  de  radeau  qu'on  peut  au  besoin 
pavoiser  à  l'italienne.  X  côté  de  ce  groupe  de  philosophes,  qu'on 
pourrait  nommer  l'école  de  la  transaction,  il  y  a  l'école  de  la  réac- 
tion ,  la  philosophie  bourbonnienne.  Les  penseurs  de  ce  parti  sont 
thomistes;  ils  ne  connaissent  que  saint  Thomas  d'Aquin.  Tout  sort 
de  lui,  tout  y  mène;  pas  un  mot  dans  Spinoza,  ni  dans  Kant,  ni 
dans  Hegel,  qui  n'ait  été  dit  depuis  six  cents  ans  par  l'ange  de 
l'école.  Polémistes  violens,  les  thomistes  ont  un  journal,  la  Civillà 
caUolica,  qui  s'imprime  à  Rome,  où  il  est  défendu  de  leur  répli- 
quer; ils  y  sont  invincibles.  On  distingue  pourtant  parmi  eux  un 
homme  de  talent,  M.  Sanseverino,  qui  a  publié  à  Naples  en  1862 
une  Philosophia  christiana  cum  antiquâ  et  nova  comparata.  Citons 
encore  un  esprit  accommodant,  le  père  Liberatore,  à  qui  il  faut  sa- 
voir gré  d'avoir  reconnu  quelque  mérite  à  Bacon,  et  de  s'être  mon- 
tré poli  envers  Descartes. 

Ces  essais  de  transaction  ou  de  réaction  philosophique  ont-ils  de 
l'avenir?  On  peut  en  douter,  surtout  depuis  la  convention  du  15  sep- 
tembre. C'est  l'université  qui  est  le  centre  du  mouvement  sérieux, 
et  il  est  permis  d'espérer  qu'il  en  sortira  quelque  chose.  Les  esprits 
chagrins  déplorent  l'invasion  de  certaines  sciences  d'origine  nou- 
velle, —  la  philosophie  du  droit,  de  l'histoire,  de  la  religion,  de  la 
nature,  la  philologie  comparée  surtout,  sans  laquelle  le  monde  tour- 
nait si  tranquillement  sur  lui-même  depuis  six  mille  ans.  Ils  crai- 
gnent que  cette  influence  germanique  ne  produise,  comme  eût  dit 
Rabelais,  que  des  «  abstracteurs  de  quintessence.  »  Cette  crainte 
est  chimérique,  il  n'y  a  pas  de  connaissance  inutile,  ni  d'idée  qu'on 
ne  doive  mettre  au  jour,  ne  fût-ce  que  pour  l'éprouver,  car  en  plein 
soleil  toute  fausseté  pâlit,  toute  vérité  rayonne.  Cette  activité  d'es- 
prit est  un  exercice  nécessaire  qui  peut  fatiguer  les  faibles,  mais 
qui  retrempe  les  forts.  D'ailleurs  les  maîtres  napolitains  ne  s'érigent 
point  en  arbitres  des  consciences.  En  exposant  telle  doctrine  avan- 
cée, ils  ne  disent  pas  :  Voici  la  vérité  éternelle,  immuable.  Ils  di- 
sent seulement  :  La  pensée  humaine  est  allée  jusque-là.  Il  faut  voir 
de  bonne  heure  ces  limites  de  la  pensée,  comme  on  voit  les  limites 
de  la  science,  non  pour  s'y  arrêter,  mais  pour  les  franchir,  pour 
les  reculer  au  besoin,  et  en  tout  cas  pour  les  connaître.  Enseigner, 
éclairer,  voilà  le  but  de  toute  université,  même  officielle.  Celle  de 
Naples  est  maintenant  une  des  premières  d'Italie,  peut-être  la  plus 
complète  et  la  plus  peuplée;  les  étudians  s'y  pressent  en  foule,  sur- 

TOME  LVI.  —   1865.  60 


10A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tout  ceux  des  provinces  :  l'ancienne  capitale  n'en  fournit  qu'un  sur 
cent  (1)  ;  mais  des  Fouilles,  des  Calabres,  surtout  des  Âbruzzes,  ac- 
courent par  milliers  chaque  automne,  à  l'université  de  Naples,  des 
populations  studieuses,  qui,  une  fois  de  retour  dans  leur  pays  pres- 
que barbare,  y  rapporteront  la  civilisation.  Dispersés  naguère  dans 
les  écoles  privées,  les  écoliers  s'enfermaient  dans  une  étude  spé- 
ciale; les  sages  règlemens  da  ministre  Matteucci  les  obligent  main- 
tenant à,  suivre  les  cours,  à  passer  un  examen  chaque  année,  et  à 
le  passer,  non  plus,  comme  autrefois,  sur  la  confession  et  la  com- 
munion, mais  sur  la  science  qu'ils  apprennent,  et  qu'ils  sont  désor- 
mais forcés  de  connaître.  Outre  cette  science,  toutes  les  autres  leur 
sont  offertes,  et  ils  se  gardent  bien  de  les  refuser.  M.  Taine  citait 
dans  la  Revue  un  jeune  Abruzzais,  un  étudiant  en  droit,  qui  parle 
dix  langues  et  n'a  que  vingt  et  un  ans.  Il  n'est  pas  le  seul  de  sa 
trempe  à  l'université  de  Naples.  Que  de  promesses  pour  l'Italie  et 
quelle  sécurité  pour  son  avenir!  Toute  cette  ardente  jeunesse  ignore 
l'ancien  régime;  elle  n'y  a  pas  vécu,  n'en  a  point  souffert,  ne  saurait 
désormais  le  subir.  Elle  a  pris  dans  l'air  libre  qu'elle  respire  des  dé- 
sirs et  des  besoins  que  le  retour  au  passé  ne  saurait  satisfaire,  et 
elle  s'insurge  déjà  contre  les  résistances  qui  voudraient  arrêter  le 
mouvement  italien.  Ce  sont  donc  des  intelligences  nourries  d'idées 
modernes  qui  vont  former  Taristocratie  provinciale  de  l'ancien 
royaume  sicilien.  Ces  étudians,  continuellement  relevés  par  d'autres, 
seront  les  magistrats,  les  notables  des  préfectures,  les  autorités  des 
communes,  les  conseillers,  les  défenseurs,  les  instituteurs  des  villa- 
geois et  des  paysans.  Quelle  révolution  morale  ils  vont  provoquer 
dans  des  pays  où  le  clergé  seul,  il  y  a  quatre  ans,  gouvernait  les  es- 
prits et  les  consciences!  Certes,  nous  l'avons  vu,  les  hommes  d'éru- 
dition et  de  talent  ne  manquaient  pas  sous  l'ancien  régime,  mais  ils 
vivaient  disséminés,  se  formaient  seuls,  se  condamnaient  volontiers 
au  silence  et  à  l'isolement.  Le  premier  souci  de  la  révolution  a  été 
de  répandre  ce  savoir,  autrefois  accumulé  chez  quelques  hommes, 
et  de  commencer  par  l'enseignement  son  grand  travail  de  rajeunis- 
sement et  de  réparation.  Et  à  ceux  qui  demanderont  si  l'unité  ita- 
lienne a  produit  quelque  chose  de  vivant  sur  le  terrain  de  l'intelli- 
gence après  quatre  années  d'épreuves  et  d'efforts,  on  peut  répondre 
hardiment  qu'elle  a  produit  l'université  de  Naples,  immense  labora- 
toire de  pensée  et  de  science,  où,  autour  de  plus  de  soixante  chaires, 
se  pressent  plus  de  dix  mille  étudians. 

Marc-Monnier. 

{^)  A  caose  des  traditions  de  l'ancien  régime.  Les  citadins  destinaient  leurs  fils  aux 
JBOombrables  places  de  l'administration,  qui  nourrissaient  par  milliers  les  ignorans  et 
les  oisifg. 


REVUE    3IUSICALE 


LE    THEATRE-ITALIEN.  —  LES    CONCERTS. 


Faut-il  parler  de  la  Duchessa  di  San-Giuliano  ?  Je  le  veux  bien  ;  mais  qu'en 
dire?  Il  y  a  de  ces  œuvres  avec  lesquelles  la  discussion  ne  sait  où  se  pren- 
dre. Volontiers  on  applaudirait,  quoique  d'une  main  banale,  car  après  tout 
la  conviction  vous  manque.  D'autre  part,  trop  blâmer,  trop  critiquer,  se- 
rait injuste.  Pourquoi  en  vouloir  à  cette  musique?  Elle  n'est  point  mé- 
chante, c'est  au  contraire  une  honnête  et  sage  personne  élevée  dans  les 
meilleurs  principes.  Donizetti  et  Verdi  lui  servirent  de  parrains,  et  si  à  ce 
baptême  les  fées  ont  négligé  d'accourir,  ce  n'est  point  là  une  raison  pour 
l'empêcher  de  faire  son  chemin.  La  carrière  sera  courte  peut-être,  mais 
non  sans  agrément.  Elle  aura  vécu,  grandi  dans  l'estime  d'un  petit  nombre, 
fait  quelque  bruit  avant  de  disparaître.  Les  Allemands  ont  un  nom  pour  ces 
sortes  d'ouvrages;  ils  appellent  cela  de  la  musique  de  maître  de  chapelle.  C'est 
honnête,  rempli  de  bonnes  intentions,  de  mérite  et  de  courtoisie.  L'auteur, 
en  homme  bien  appris,  y  salue  à  tour  de  rôle  toutes  les  formes  et  formules 
plus  ou  moins  en  honneur  dans  le  répertoire.  Révérence  par  ci,  révérence  par 
là,  chaque  morceau  est  un  coup  de  chapeau  tiré  à  quelqu'un  ;  puis,  comme 
si  le  manège  ne  suffisait  point,  voilà  que  le  maestro  vient  encore  saluer  le 
public,  qui  s'étonne  à  la  fin  de  tant  de  politesses  :  Bravo,  Verdi  !  bravo,  Do- 
nizetti! bravi,  Graffigna,  Agnesi,  Fraschini,  lulti  quanti!  Je  ne  sais  rien  pour 
ma  part  de  plus  ridicule  que  ce  style  poussé  au  noir  de  parti-pris.  Quand 
le  tragique  ne  vient  pas  de  l'âme,  ne  ressort  pas  des  entrailles  mêmes  de 
la  situation,  bien  loin  d'émouvoir  la  pitié,  il  produit  l'effet  d'une  parodie. 
Jamais  on  n'entendit  fureurs  semblables.  Que  de  bruit,  que  de  travaux 
d'Hercule  sans  résultats!  car  à  ce  mélodrame  grotesque  le  public  naturel- 
lement reste  froid;  seul,  le  compositeur  a  l'air  de  croire  que  c'est  arrivé,  et 


1044  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quand  sur  le  dernier  accord  le  rideau  tombe,  vous  seriez  presque  tenté  de 
lui  dire  comme  cette  maîtresse  de  maison  à  un  poète  qui  venait  de  lire  une 
tragédie  en  cinq  actes,  quelque  Veronica  Cibô  peut-être  :  «  Vertuchoux  ! 
monsieur,  que  vous  devez  être  fatigué  !  »  L'auteur  de  la  Duchessa  di  San- 
GiitlianOj  s'il  n'est  maître  de  chapelle,  occupe  au  Théâtre-Italien  l'emploi  de 
second  chef  d'orchestre.  Il  n'est  point  à  supposer  qu'aucun  paragraphe  de 
son  engagement  porte  qu'il  aura  du  génie  et  composera  des  partitions. 
Croyons  plutôt  que  c'est  l'occasion  qui  l'aura  tenté.  Étant  de  la  maison,  il 
a  profité  du  moment  pour  lâcher  le  rossignol  qu'il  tenait  en  poche.  Qui 
voudrait  l'en  blâmer?  D'ailleurs,  prise  au  particulier,  cette  musique  n'est 
point  absolument  sans  mérite.  Elle  n'a  ni  l'originalité,  ni  la  couleur,  ni  le 
trait,  mais  la  période  italienne  s'y  développe  avec  une  certaine  aisance. 
Pour  les  chanteurs  comme  pour  l'orchestre,  elle  est  avantageuse.  J'enten- 
dais naguère  un  honnête  homme  fort  imbu  des  idées  de  M.  Michelet  louer 
très  sincèrement  un  ecclésiastique  de  ce  qu'il  n'apportait  pas  le  trouble 
dans  les  familles;  il  faut  reconnaître  à  cette  musique  la  même  vertu  néga- 
tive :  elle  ne  gêne  point  le  virtuose,  n'apporte  pas  le  moindre  trouble  dans 
ses  habitudes.  La  superbe  voix  de  Fraschini,  son  graod  style  s'y  meuvent 
très  librement;  Délie  Sedie,  dès  son  entrée,  y  rencontre  une  phrase  du  pa- 
thétique le  plus  onctueux;  M"^  Charton-Demeur,  costumée  comme  un  por- 
trait du  temps,  y  trouve  des  accens  de  tragédie,  et  la  touchante  romance 
du  troisième  acte  fournit  à  M°"  Méric-Lablache  un  motif  tout  disposé  d'a- 
vance à  se  prêter  à  l'expression  d'une  belle  voix.  Si  Donizetti  et  Verdi 
n'existaient  pas,  M.  GraflBgna  les  aurait  inventés;  mais  comme  le  malheur 
pour  lui  veut  qu'ils  existent,  il  s'est  tout  simplement  proposé  de  tirer  de 
leurs  ouvrages  le  meilleur  parti  possible  et  d'utiliser  en  compositeur,  en 
maestro,  tout  ce  que  le  chef  d'orchestre  en  avait  appris  et  retenu. 

Quel  charmant  spectacle  de  marionnettes,  dans  le  meilleur  sens  du  mot, 
que  ce  Crispino  e  la  Comare  des  deux  Ricci  !  La  Patti  seule  y  manque,  la 
jolie  poupée!  Si  vous  aimez  l'ancien  opéra  bouffe  italien,  cette  musique 
abondante,  joyeuse,  triviale,  mais  dont  la  trivialité  même  a  le  tempéra- 
ment d'un  peuple  artiste,  allez  entendre  Zucchini  dans  ce  rôle  de  savetier- 
médecin,  et  vous  rirez,  vous  vous  délecterez  comme  à  Molière.  Le  trio  des 
médecins  qui  se  chante  au  deuxième  acte  dans  la  boutique  du  pharmacien 
Mirobolino  vaut  tous  les  chefs-d'œuvre  du  genre.  C'est  plus  gai,  plus 
franc  du  collier  que  Rossini,  il  faut  pour  trouver  le  vrai  modèle,  l'ancêtre, 
remonter  à  Cimarosa.  Et  la  cavatine  de  la  fritola,  quelle  verve,  quel  entrain 
de  bon  aloi  !  Une  cavatine  pour  chanter  la  friture,  et  dans  la  bouche  d'une 
jolie  femme  encore!  il  n'y  a  qu'un  opéra  écrit  pour  Venise  où  de  tels 
amalgames  se  rencontrent  ;  mais  là  cette  galimafrée  en  plein  air  va  si 
bien  à  la  musique  bouffe,  la  Frezzaria  est  si  près  de  San-Benedetto!  II 
semble  parfois  qu'on  ait  mis  le  feu  aux  quatre  coins  de  la  ville,  vous  vous 
demandez  :  qu'y  a-t-il?  C'est  tout  simplement  des  oranges,  des  figues,  des 


REVUE    MUSICALE.  10A5 

crabes,  des  boudins  et  des  allumettes  chimiques  qu'uu  vendeur  ambulant 
débite  avec  des  cris  et  des  gestes  comme  s'il  s'agissait  de  déraciner  les 
portes  de  l'enfer.  Et  n'allez  pas  croire  qu'il  s'en  tienne  au  simple  énoncé 
de  sa  marchandise;  pas  le  moins  du  monde,  il  prodigue  à  cette  marchan- 
dise les  épithètes  les  plus  flamboyantes;  les  épithètes,  le  génie  de  l'impro- 
visation aidant,  forment  bientôt  des  périodes,  lesquelles  périodes  finissent 
par  se  changer  en  véritables  monologues.  Je  me  souviens  d'un  virtuose  de 
cette  espèce  qui  vendait  des  saucisses  et  professait  pour  les  merveilles  de 
son  industrie  une  admiration  si  bien  sentie  que  les  larmes  lui  en  venaient 
aux  yeux  :  Ma  che  salyigie!  s'écriait-il  en  joignant  les  mains  avec  extase  et 
dans  le  sublime  transport  d'un  enthousiasme  fait  pour  attendrir.  Quanto  son 
belle,  buone,  délicate!  A  Venise,  tout  se  crie,  depuis  le  poisson  encore  dans 
l'eau  jusqu'à  l'orange  encore  sur  l'arbre,  depuis  p"lcinella  dans  la  boutique 
jusqu'au  saint  fraîchement  sorti  de  l'atelier  d'enluminures.  Tout  se  crie, 
tout  se  braille,  et  il  semble  que  ce  naturel  dans  l'emphase,  ce  lyrisme  gro- 
tesque aient  trouvé  leur  forme  esthétique  dans  le  vieil  opéra  boufl"e  italien. 

Ce  succès  de  Crispino  sera  venu  fort  à  propos  pour  égayer  un  peu  la  fin 
d'une  saison  qui  furieusement  tournait  au  sombre.  La  campagne,  disons-le 
sans  vouloir  blesser  personne,  n'a  pas  été  heureuse  cette  année.  En  dehors 
de  quelques  soirées  brillantes,  rien  à  citer.  Plus  de  public  spécial,  de  con- 
naisseurs empressés.  Le  monde  qui  figure  là  désormais  vient  pour  la  Patti, 
et  de  la  musique  qu'on  lui  chante  se  soucie  à  peu  près  autant  que  les  gens 
qui  vont  voir  une  féerie  se  préoccupent  de  la  pièce.  L'administration  s'é- 
vertue de  son  mieux,  donne  tout  ce  qu'elle  trouve,  sème  l'or  sans  y  regar- 
der; mais,  hélas!  contre  la  désuétude,  nul  effort  ne  peut.  Je  crains  que  le 
dilettantisme  n'ait  fait  son  temps.  Le  Théâtre-Italien  est  une  institution  du 
passé  qui,  comme  beaucoup  d'autres,  va  s'écroulant.  Les  raisons  par  les- 
quelles nous  cherchons  généralement  à  nous  expliquer  cet  état  de  choses 
ne  sont  point  les  vraies,  il  y  a  ici  plus  qu'une  question  de  chanteurs  et  d'ou- 
vrages. Le  Théâtre-Italien  se  meurt  parce  qu'il  ne  représente  plus  parmi 
nous  un  genre  qui  lui  soit  particulier,  parce  que  l'Italie  ynusicalement  a 
cessé  de  produire,  et  qu'elle  a,  comme  on  dit  au  jeu,  passé  la  main  à  la 
France  et  à  l'Allemagne. 

Un  jour  Morlacchi,  écrivant  pour  Milan  un  opéra  sur  un  sujet  français, 
Imagina  de  donner  à  sa  musique  une  légère  teinte  de  couleur  française. 
Quelqu'un  lui  en  fit  un  reproche,  à  quoi  le  compositeur  répliqua  pour 
s'excuser  que  l'action  se  passait  en  France.  «  C'est  possible,  dit  alors  un 
Italien;  mais  nous  sommes  à  Milan.'  d  Ce  mot  exprime  à  merveille  l'idée 
que  l'Italie  avait  à  cette  époque  de  sa  suprématie  musicale,  prétention 
d'ailleurs  non  moins  légitime  qu'imperturbable,  et  en  faveur  de  laquelle 
les  faits  parlaient  assez  haut.  Les  Italiens  étaient  en  musique  la  première 
nation  du  monde,  avaient  toutes  les  scènes  pour  tributaires.  C'est  dire 
l'immense  intérêt  qui  devait  chez  nous  s'attacher  à  un  théâtre  spéciale- 


1046  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  destiné  à  nous  tenir  au  courant  des  pr.aductLons  d'un  pajys  .possédant 
enipropre  et  par  excellence  le  don  de  mélodie,  gui,  avec  ses  .ouvrages  âno- 
prégnés  des  chaudes  saveurs  du  terroir,  nous  envoyait  d'admirables  vir- 
tuoses dont  la  voix,  l'art,  le  magnétisme,  en  doublant  l'attrait  de  la  bonne 
musigue,  réussissaient  à  prêter  du  charme  même  à  la  mauvaise.  Cela  se 
prolongea  de  la  sorte  un  quart  de  siècle,  et  quand  on  cherche  à-se  rendKe 
compte  de  ce  mouvement,  on  .croirait  avoir  affaire  moins  à  une  histoire 
de  l'art  musical  qu'à  l'histoire  de  la  mode  en  musique.  Un  maître  chasse 
l'autre,;  de  saison  à  saison,,  comme  pour  Jes  vêtemens,  l'étoffe  varie,  la 
coupe  change.  La  première  importation  du  rossinisme,  par  exemple,,  fait 
événement;  en  vue  de  tant  d'éclat,  de  fraîcheur,  tout  l'ancien  fonds  de  ma- 
gasin n'est  que  friperie.  Gimarosa,  Paisiello.,  Zingarelli,  Paër^  marchan- 
dises au  rabais  dont  on  ne  veut  plus!  Ici  l'œuvre  n'a  d'intérêt  qu'autant 
qu'elle  est  nouvelle.  L'article  nouveautés  passe  avant  tout.  Laissez  faire  : 
Rossini,  lui  .aussi,  n'aura  qu'un  temps;  je  parle  du  Rossini  de  la  première 
heure,  de  Tltalien  italianisant.  Comme  il  a  chassé  les  vieux  maîtres,  d'au- 
tres plus  jeunes  à  son  tour  le  chasseront.  En  attendant  que  ceux-là  sur- 
gissent, ses  propres  ouvrages  se  succèdent  avec  une  rapidité  telle  que 
littéralement  l'un  pousse  l'autre.  Qui  connaît  seulement  aujourd'h.ui  les 
titres  de  ses  trente  opéras?  Où  sont-ils  ces  brillans  péchés  de  jeunesse, 
Aurélien  à  Pahnyre,  Corradin,  Elisabeth,  Zelmire,  Armide,  Zora'ide  ?  Et  si 
tte  Moïse,  du  Comte  Ory  et  de  Guillaume  Tell  on  parle  encore,  on  parlera 
toujours,  comment  ne  pas  reconnaître  que  c'est  à  un  déplacement  d'in- 
fluence que  la  chose  est  due?  De  cette  évolution  radicale,  Rossini  lui-même 
fut  l'auteur  en  modifiant  sa  manière  lors.de  sa  venue  à  Paris,  en  rattachant 
la  tradition  italienne  au  système  français.  Un  Italien  qui,  arrivant  chez 
nous,  consentît  à  apprendre  notre  langue  musicale,  à  la  parler,  cela  ne 
s'était  guère  vu;  il  fallait  donc  que  la  franco  possédât -quelque  natijonalité 
musicale  pour  soumettre  ainsi  du  premier  coup  à  son  esprit,  à  ses  mœurs 
dramatiques,  le  représentant  illustre  d'une  école  jusque-là  intraitable  sur 
les  transactions,  et  qui,  non  contente  d'avoir  débauché  Mozart,  osait  eu 
1807  commander  à  Beethoven  un  opéra  pour  Milan.  Quoi  qu'il  en  soit,  Auber 
et  Meyerbeer  aidant,  la  nationalité  française  prit  le  dessus;  le  nord  triom- 
pha cette  fois  du  midi,  et  si  jadis  il  fut  de  mode  que  les  Haendel,  les  Mozart 
allassent  à  l'école  chez  les  Italiens,  si  parmi  nous. des  musiciens  français, 
Haîévy,  par  .exemple,  écrivant  Clary,  s'étaient  pris  à  sacrifier  aux  grâces 
ausoniennes,  les  temps  étaient  venus  où  les  Italiens  devaient  commencer  à 
regarder  du  côté  du  nord.  Rome  décidément  n'était  plus  dans  JRome,  mais 
4. Paris.  La  base  d'cjpération  s'était  déplacée. 

Rossini,  Bellini,  Donizetti,  Verdi,  il  semble  qu'.à  chacun  de  ces  noms  l'é- 
chelle descende  d'un  degré.  Rossini  crée  et  fait  épojque,;  avec  moins  de 
.circonférence  et  plus  de  maniérisme,  Bellini  crée , encore.,  x'e&te  ItalieA; 
mais  x\  Donizetti  s'ouvre  l'ère  de  la  décadence  éclectiflue.  .Qn.sent  ici  qu'il 


REVUE   MTOSIGALE.  1057 

île  s?a^it  plus  ni  d'un  dieu  ni  d*lm  demi-dieu.  L'habileté  remplace  le  génie, 
le  savoir-faire  tient  lieu  des  dons  naturels.  De  création  proprement  dit», 
il  n'en  est  plus  question.  Donizetti  n'apporte  rien  de  neuf,  il  vient  simple- 
ment continuer  ce  que  d'autres  ont  commencé;  amalgamer,  combiner,  fu- 
sionner les  diverses  nationalités  de  style,  avec  du  français  et  de  l'allemand 
faire  du  neuf  italien  :  en  un  mot  expérimenter.  «  Les  Allemands  préten- 
draient me  voir  écrire  comme  Haydn  et  Mozart,  s'écriait  en  1822  Rossini; 
fêtant  ses  premiers  triomphes  sur  le  sol  germanique;  mais  quand  je  m'y 
évertuerais  de  toutes-  mes  forces,  je  ne  serais  jamais  qu'un  pauvre  Haydn 
et  qu'un  piètre  Mozart.  Mieux  vaut  donc  que  je  reste  Rossini.  Si  petit  que 
je  sois,  je  suis  encore  quelqu'un,  et  du  moins  ne  peut-on  dire  que  je  sois 
un  mauvais  Rossini!  »  C'était  se  bien  connaître  et  en  même  temps  com- 
prendre son  époque.  Se  faire  Allemand,  pourquoi,  lorsque  le  vent  soufflait 
de  toutes  parts  à  l'italianisme,  et  que  l'opéra  italien  était  le  vrai  journal 
des  modes  patronné  de  la  haute  aristocratie  musicale?  «  Quel  temps,  re- 
marque à  ce  propos  en  se  voilant  la  face  d'épouvante  et  d'horreur  un  mo- 
raliste et  théoricien  du  pays  de  Beethoven,  l'ingénieux  et  savant  M.  Riehl, 
quel  temps  que  celui  où  une  partition  de  Tancredi,  écrite  par  un  imberbe 
adolescent,  avait  pour  interprète  un  contralto  à  moustaches  postiches! 
Décidément  Boerne  a  raison,  le  type  d'un  héros  d'opéra,  c'est  un  papillon 
voletant  sur  un  champ  de  bataille!  »  Si  ridicule  que  cela,  fûty  c'était  le 
temps,  et  devant   cette  ivresse  universelle    produite   par  le  rossinisme 
triomphant,  l'esthétique  perdit  ses  droits.  Elle  eut  beau  protester  en  Alle- 
magne par  la  bouche  irritée  de  Weber,  mettre  au  nombre  des  désastres 
légués  à  l'Europe  par  le  premier  empire  ce  besoin  de  distractions  frivoles', 
d'énervantes  sensations.  «  Le  monde  appartenait  aux  extrêmes,  à  la  mort 
et  au  plaisir;  les  circonstances  le  voulaient  ainsi.  Accablées,,  abruties  pa»» 
les  horreurs  de  la  guerre,  familiarisées  avec  tous  les  désespoirs,  les  géné- 
rations se  précipitèrent  à  corps  perdu  dans  la  jouissance.  Le  théâtre  devint 
une  sorte  de  lanterne  magique  où  le  spectateur  à  bout  d'émotions  ne 
chercha  plus  que  des  fantasmagories  musicales  ou  littéraires?  »  Weber  en 
fut  pour  sa  colère  et  ses  satires.  L'heure  de  l'Allemagne  et  de  ses  maîtres 
nr' avait  pas  sonné.  L'Italie,  musicalement,  asservissait  le  monde.  En  dépit 
des  blasphémateurs,  de&  mécontens,  Rossini  menait  son  char  à  grandes 
guides,  semant  partout  sur  le  chemin  des  bulletins  de  victoire  qui,  pour 
les  populations  du  moment,  remplaçaient,  non  sans  avantage,  ceux  du  Mtfi- 
mleur.  On  avait  tant  lutté,  tant  souffert;  pourquoi  se  serait-on  refusé  pa- 
reille aubaine?  «Musique  de  bastringue!  »  s'écrie  Weber.  C'est  un  peu  dUP", 
mettons  de  contredanse  :  eh  bien!  après?  L'épreuve  à  laquelle  on  venait 
d'échapper  n'avait^-elle  pas  été  assez  terrible?  On  se  retrouvait,  on  fêtait  la 
vie;  jusque  dans' l»t»^gédi€r,  on  voulait  des  airs  de  danse.  Aux  marécttaujc 
et  feld-maréchaux  avaient  succédé  les  diplomates.  Le  musicien  diplomatie 
jptaar  excellence  fut^  Rossini.  Il  comprit  som  époque,  très  hal)ilement  s'en 


1048  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rendit  maître,  et  dans  ces  temps  où  l'Italie  politique  n'existait  pas  pro- 
mena par  toutes  les  capitales  de  l'Europe  la  domination  italienne.  Les 
grandes  villes  se  l'arrachaient;  bientôt  un  seul  Rossini  ne  suffit  plus.  On 
vit  se  grouper  autour  de  lui  une  légion  d'imitateurs  :  Mercadante,  Gene- 
rali,  Caraffa,  tous  gens  adroits  à  s'approprier  son  style  en  ce  qu'il  pouvait 
avoir  de  banal,  de  courant,  tous  également  habiles  à  manœuvrer  le  cres- 
cendo^ la  strella,  la  cadence,  à  traiter  ce  fameux  chœur  dont  la  mélodie  sau- 
tille dans  l'orchsstre  et  ce  récitatif  avec  trombonnes  obligés.  A  force  de  se 
copier  lui-même,  le  maître  avait  rendu  d'ailleurs  la  besogne  facile  et  pres- 
que sans  reproche  aux  autres,  et  la  plupart  de  ces  imitations  furent  si  bien 
réussies  qu'on  les  prendrait,  à  la  simple  audition,  pour  du  mauvais  Ros- 
sini, tout  comme  on  prend  pour  des  Rubens  une  foule  de  portraits  et  de 
tableaux  exécutés  par  les  élèves  du  grand  Flamand.  Toutefois  ces  noms-là, 
quoiqu'il  s'en  rencontre  un  parmi  eux,  Mercadante,  qui  dans  sa  seconde  pé- 
riode ait  brillé  d'un  éclat  particulier,  ces  divers  noms  disparaissent  entiè- 
rement dans  le  rayonnement  de  l'astre  dont  l'attraction  les  absorbe.  Jus- 
qu'à Bellini,  Rossini  n'a  que  des  imitateurs  plus  ou  moins  intelligens,  des 
satellites.  A  Bellini  commence  une  période  nouvelle,  période  de  décrois- 
sance qui  par  Donizetti  se  précipite  jusqu'à  Verdi,  sous  le  règne  duquel 
l'opéra  italien  n'a  décidément  plus  de  raison  d'être. 

Un  blond  et  charmant  jeune  homme,  musicien  de  génie,  à  l'âme  tendre, 
émue,  un  lyrique  dont  la  plume  incessamment  distille  quelque  larme,  et 
qui,  après  avoir  avec  une  fabuleuse  rapidité  conquis  toutes  les  scènes,  s'é- 
vanouit subitement  au  plus  beau  de  son  triomphe,  un  tel  jeune  homme 
sera  toujours,  quoi  qu'on  dise,  une  très  intéressante  apparition,  pour  les 
femmes  surtout,  et  l'on  sait  si,  en  fait  de  modes  musicales,  les  femmes  ont 
du  crédit.  Parmi  les  physionomies  se  détachant  de  la  foule  des  composi- 
teurs italiens,  il  en  est  deux  qui  se  ressemblent  :  Pergolèse  et  Bellini.  Vous 
croiriez  voir  deux  frères,  deux  jumeaux  :  même  nature  indolente  et  douce, 
même  attrait  romanesque.  Les  deux  figures  ne  diffèrent  que  par  des  con- 
ditions d'époque  :  Pergolèse  est  un  Bellini  du  rude  temps  jadis,  Bellini  un 
Pergolèse  de  la  libre  ère  moderne.  Chose  fort  caractéristique,  Bellini  n'a 
jamais  écrit  d'opéra  bouffe.  Chez  un  Italien,  le  cas  était  sans  exemple;  mais 
à  cette  âme  sentimentale,  la  gaîté  franche,  la  verve  humoristique  répu- 
gnaient. Guère  mieux  ne  lui  convenaient  la  tragédie,  l'élan  sublime;  ce 
qu'il  lui  fallait,  c'était  le  drame  lyrique,  ni  plus  ni  moins.  Émouvoir,  amol- 
lir, sa  voix  douce  et  languissante  n'a  d'autre  objet.  Verdi  empruntera  plus 
tard  à  l'étranger,  au  Français,  au  Tudesque  abominé,  l'art  puissant  d'un 
nouveau  langage;  mais  lui,  le  dernier  des  Italiens,  il  module  sa  plainte  en 
enfant  du  pays,  jette  aux  échos  le  chant  du  cygne  de  la  patrie  musicale  qui 
va  mourir  et  faire  place  à  la  patrie  politique.  Si  abondant,  si  riche,  si  fé- 
cond, s'était  épandu  d'abord  dans  le  Pirate  ce  grand  flot  mélodieux,  qu'on 
s'attendait  toujours  à  des  surprises.  Les  surprises  ne  vinrent  pas.  Le  mal- 


REVUE    MUSICALE.  I()!l9 

heur  des  génies  purement  lyriques  est  de  n'avoir  qu'une  corde.  Quand  ils 
en  ont  bien  joué,  ils  recommencent  et  forcément  se  répètent.  Bellini  subit 
la  loi  commune.  Norma,  la  So7ifmmbula,  les  Puritains,  c'était  toujours  un 
peu  la  même  note;  mais  cette  note  allait  merveilleusement  aux  chanteurs, 
ce  qui  fit  que  cette  musique ,  longtemps  après  que  sa  période  fut  passée, 
resta  au  répertoire,  s'y  maintient  encore  aujourd'hui,  et  partage  avec  les 
chefs-d'œuvre  classiques  et  le  bon  vin  le  rare  avantage  de  gagner  en  vieil- 
lissant. Ici  c'est  la  cantatrice  qui  fait  la  pièce.  Lorsque  la  Patti  chante  la 
Sonnambula,  son  interprétation  crée  des  sens  nouveaux  dans  ce  texte  dé- 
modé, des  sens  qui  au  piano  ne  sont  pas  dans  la  partition,  et  qu'au  théâtre 
vous  ne  retrouverez  plus  demain,  quand  la  Frezzolini  prendra  le  rôle.  La 
Frezzolini  jouant  Amina,  une  villanelle  de  seize  ans,  et  après  la  Patti,  quel 
spectacle!  On  n'imagine  pas  d'antithèse  plus  triste,  plus  navrante.  Cette 
voix  qui  tombe  pour  relever  cette  œuvre  caduque,  cette  ardeur  qui  s'é- 
teint pour  raviver  cette  passion  refroidie  :  ruine  sur  ruine!  Plus  une  seule 
de  ces  fleurs  dont  la  petite  fée  a  dans  son  tablier  tout  un  printemps  !  Il  y  a 
au  théâtre  des  ouvrages  qui  portent,  d'autres  qui  au  contraire  veulent  être 
soutenus.  Quand  la  Frezzolini,  obéissant  à  cette  inéluctable  force  d'attrac- 
tion qui  ramène  éternellement  toute  cantatrice  émérite  sur  la  scène  de  ses 
anciens  succès,  reparaissait  dans  Don  Juan  les  années  précédentes,  son 
grand  style  et  cette  grande  musique  se  venant  en  aide,  on  ne  demandait 
en  quelque  sorte  qu'à  s'abandonner  à  l'illusion.  Et  puis  cette  figure  tra- 
gique de  donna  Anna,  avec  ses  longs  vêtemens  noirs,  son  voile  et  son 
masque,  pouvait  jusqu'à  un  certain  point  être  abordée  en  dehors  des  con- 
ditions d'âge  ordinaires;  mais  Amina,  une  bergerette,  un  type  de  jeunesse 
à  peine  échappé  des  mains  d'Adelina  Patti!  en  vérité,  on  a  beau  être  aux 
Italiens,  de  tels  anachronismes  ne  se  comprennent  pas.  Et  d'honnêtes  gens 
vous  annoncent  que  c'est  la  première  fois  que  M""'  Frezzolini  joue  ce  rôle 
en  France!  Il  était  en  effet  temps  de  s'y  prendre.  Hélas!  à  ce  reste  de 
flamme  convaincue,  à  ces  généreux  mouvemens  de  grande  artiste  que  tout 
trahit,  hormis  l'inspiration,  un  double  regret  vous  saisit,  et  vous  déplo- 
rez que  la  Frezzolini  n'ait  point  tenté  de  faire,  il  y  a  vingt  ans,  ce  qu'elle 
eût  si  bien  dû  s'abstenir  de  faire  aujourd'hui. 

Chez  le  féminin  Bellini,  le  centre  de  gravité  de  l'opéra  se  trouve  presque 
toujours  placé  dans  le  rôle  de  la  cantatrice,  et  ce  rôle,  vaguement  dessiné, 
d'un  contour  indécis,  flottant,  laisse  d'ordinaire  à  la  virtuose  toutes  ses 
aises.  Rossini,  tout  en  donnant  beaucoup  à  ses  chanteurs,  les  force  néan- 
moins à  chanter  ce  qu'il  veut.  Avec  Bellini,  les  cantatrices  chantent  ce 
qu'elles  veulent,  et  cette  variété  d'inspirations,  de  performance,  comme  on 
dit  en  Angleterre,  après  avoir  fait  au  début  la  fortune  de  ses  ouvrages,  en 
fait  maintenant  la  durée.  Il  semble  qu'à  mesure  que  des  talens  nouveaux  s'y 
exercent,  ces  rôles  gagnent  en  originalité,  en  contexture.  Jamais  musicien 
ne  s'entendit  mieux  oue  Bellini  à  élever  à  la  hauteur  d'une  faculté  créatrice 


1050  REVUE    ©ES   DEUiS  (MONDES. 

la  virtuosité  de  l'interprète.  Prenez  la  plus  grande  cantatrice  du  monde,  et 
donnez-lui  à  chanter  Gluck  ou  Mozart,  je  défie  bien  qu'avec  toutesou  ûine 
et  toute  sa  voix  elle  parvienne  à  faire  d'Ipliigénie  ou  de  donna, Anna  autre 
chose  que  ce  que  Gluck  et  Mozart  en  ont  fait.  Essayez  en  revanche  de  re- 
passer vos  souvenirs  de  Norma,  et  voyez  comment,  entre  les  mains  des  di- 
verses tragédiennes,  s'est  transformé  ce  type  élastique,  commode,  auquel  la 
Pasta  et  la  Grisi,  Jenny  Lind  et  M""'  Viardot,  ont  pu  à  tour  de  rôle,  et  sans  lui 
rien  ôter  de  son  intérêt,  attribuer  le  caractère  de  la  plasticité  grecque,  de 
rexaltatiojQ  roman  tiqueet  deJa  sauvagerie  cimmérienne.  On  remarquera  que 
Je  ne  parle  ici  que  des  cantatrices  éminentes  qui  ont  étudié,  creusé  le  per- 
sonnage, car  paur  le  menu  peuple,  —  pour  celles  qui  se  complaisent  à 
n'envisager  une  partition  qu'au  point  de  vue  purement  concertant,  qui 
phantent  Casta  diua  en  italien  tandis  que  le  chœur  répond  en  allemand  : 
Keusche  GôUrn^  au,  comme  faisait  à  Lille  l'auire  jour  la  Patti^  gazouillent  au 
bon  public  le  si  Lindor  niio  sara  du  Barbier  de  Rossini  tandis  que  Figaro, 
en  prose  française  ,de  Beaumarchais,  lui  donne  la  réplique,  —  pour  tout  ce 
joli  monde,  uniquement  préoccupé  de  trilles,  d'arpèges,  de  &lacoaJÂ,  il  va 
sans  dire  qu'en  deliors  de  la  partie  dramatique,  la  Norma  et  la  Sonnambula 
restent  d'admirables  répertoires  d'airs  de  bravoure  et  de  cavatines  qui  sont 
de  vraies  sonates  pour  la  voix. 

Le  règne  de  Bellini  fut  le  déclin  de  l'influence  musicale  italienne  au 
théâtre.  Pareil  enthousiasme  ne  devait  pas  se  revoir.  Donizetti,  qui  lui  suc- 
cède, en  travaillant  davantage,  perd  en  conséquence  :  plus  d'étude  et  moins 
de  génie!  11  va  d'un  style  à  l'autre,  se  fait  la  main  à  tous  les  genres,  re- 
vient au  bouffe  rossinien  avec  l'Elisire  d'amorcj  passe  à  l'opéra-comique 
français  avec  la  Fille  du  régiment^  fusionne  Bellini  et  Meyerbeer  dans  la 
Lucia  et  la  F&voriiej  et  par  Lucrèce  Borgia  prépare  Verdi.  iNe  demandant 
rien  à  son  art  en  dehors  de  certains  effets  et  des  effets  certains.,  ne  cher- 
chant, ne  voulant  que  ce  qui  peut  être  obtenu  sans  aucun  risque,  ce  qui  le 
distingue,  c'est  une  singulière  intelligence  de  l'économie  dramatique.  II 
compose  des  opéras  de  répertoire,  des  opéras  qu'on  peut  donner  partout,  à 
Paris  et  à  Carpentras,  à  Vienne  et  à  Bùckebourg,  bien  montés,  mal  montés, 
complets  ou  mutilés,  soigneusement  distribués,  étudiés,  comme  pièces  à 
recettes  ou  livrés  aux  doublures  en  manière  de  bouche-trous  ;  de  grands 
opéras  à  quatre  personnages,  à  mise  en  scène  modérée,  ni  trop  longs  ni 
trop  courts,  ni  trop  aisés  ni  trop  difficiles,  que  tout  Je  monde  comprend 
et  par  lesquels  beaucoup  se  laissent  charmer.  Bellini  écrivait  pour  ses 
ckanteurs,  Donizetti  pour  les  directeurs  de  théâtre.  Déjà  ses  ouvrages  ne 
font  plus  époque;  ils  ont  beau  se  fourrer,  se  nicher  partout,  ils  ne  sont 
pas  des  dates  comme  Tancrède  ou  Norma.  Leur  influence,  leur  action  est 
en  surface,  en  étendue  bien  plus  qu'en  profondeur.  Quand  il  vint  à  Paris, 
il  trouva  Rossini  installé  à  l'Opéra,  où  s'accomplissait  par  lui  ce  croisement 
des  deux  styles  italien  et  français  qui  devait  finir,  à  nn  jour  donné,  par 


REVOE    MUSICALE.  1051 

ètev  chez  nous  toute  espèce  de  sfgnificatîon  à  Texistence  d'un  théâtre  ita- 
lien. A  ce  système,  BelHni  dans  sa  seconde  pérfode,  ,1e  Bellini  des  Puri- 
tains^ commençait  à  se  rattacher  lorsqu'il  mourut.  Donizetti,  en  praùV 
cien  habile,  vit  fa  situation,  l'exploita,  et  de  Tancren  rossinisme,  dont  en 
Italie  même  on  ne  voul'ait  plus,  passa  au  nouveau  plein  d'avenir;  plein 
d'avenir,  entendons-nous,  pour  la  fortune  du  compositeur  et  de  son  con- 
tiHua;teur  Verdi,  car  il  est  certai'n  qu'un  pareil  renouvellement  ne  pou- 
vait avofrlieu  qu'aux  dépens  du  genre.  L'opéra  italien,  du  jour  où  il  se 
ferait  à  Paris  avec  de  TAuber,  du  Meyerbeer,  du  Rossini  et  du  Bellini,  ces- 
serait forcément  d'être  pour  l'Italie  un  arti'cle  d'exportation.  Chose  très 
digne  de  remarque,  en  même  temps  que  l'Italie  nous  empruntait  le  secours 
de  nos  armes,  elle  abdiquait  musicalement  devant  notre  système  drama- 
tique, perdant  ainsi  par  un  côté  cette  existence  nationale  que  de  Fautre 
nous  lui  apportions.  Donizetti  fut  un  éclectique;  Verdi,  comme  Halévy, 
commente  Meyerbeer.  Après  Roberl  te  Diable  ta  Juive  câpres  la  Juive  ilTro- 
mlore,  et  ainsi  de  suite.  Que  nous  sommes  loin  désormais  de  cette  Italie 
des  Italiens  qui  régna  sur  TEurope,  Htalie  des  Cimarosa,  des  Paisiello,  des 
Rossini,  des  Bellini!  Un  pas  de  plus,  vous  touchez  à  Richard  Wagner.  On 
n'imagine  point  combien,  sur  ce  terrain,  les  idées  ont  voyagé.  En  1817; 
lorsque  le  Titus  de  Mozart  fut  représenté  à  Milan,  dès  le  finale  du  premier 
acte,  plusieurs  s'écrièrent  :  «  Ce  n'est  pas  de  la  musique  cela,  c'est  de  la 
philosophie  !  »  Allez  à  Milan  aujourd'hui,  vous  y  trouverez  tout  un  parti 
pour  la  musica  fîtosofica.  C'est  ce  parti  qui  fait  le  succès  de  nos  ouvrages, 
proclame  un  chef-d'œuvre  le  Faust  de  M.  Gounod ,  et  prend  plaisir  à  dis- 
cuter Richard  Wagner.  En  présence  d'un  semblable  état  de  choses,  il  est 
donc  permis  de  se  demander  quelles  ressources  un  théâtre  italien  â  Pai'is 
doit  attendre  désormais  de  la  mère-patrie.  Et,  d'autre  part,  si  ce  théâtre 
ne  tient  en  réserve  que  des  articles  de  confection  française  et  allemande, 
quelle  raison  a-t-il  de  subsister?  Ce  prétexte  d'être  une  école  de  gai 
savoir,  une  sorte  de  conservatoire  où  se  perpétue  la  grande  tradition  de 
l'art  vocal,  ne  saurait  même  plus  être  invoqué  en  sa  faveur.  II  n'y  a  plus  là 
ni  tradition  ni  troupe,  c'est  un  va-et-vient  continuel  de  personnalités 
plus  ou  moins  fameuses  qui  se  rencontrent  en  un  caravansérail»  et,  toujours 
prêtes  à  lever  le  pied,  traitent  la  plupart  du  temps  leur  voix,  leur  style 
et  leur  inspiration  comme  des  objets  d'un  inutile  déballage.  Qu'on  ne  me 
parle  pas  de  l'exécution  des  chefs-d'œuvre  classiques ,  car  c'est  à  Venta- 
dour  qu'il  faut  aller  maintenant  pour  les  voir  travestis.  Je  consens  à  me 
taire  sur  Don  Juan,  mais  prenez  les  Noces  de  Figaro,  que  le  public  a  pu  en- 
tendre à  tour  de  rôle  aux  Italiens  et  au  Théâtre-Lyrique ,  on  s'était  mis  en 
frais  cette  fois,  on  avait  soigné  son  attitude,  et  cependant  qui  fut  battu? 
de  l'interprétation  italienne  ou  française,  laquelle  l'emporta? 

On  dit  :  Il  ne  se  fait  plus  de  chanteurs.  On  se  trompe  :  les  chanteurs  exis- 
tent, mais  dispersés.  Jadis  ils  n'étaient  que  là,  ils  sont  aujourd'iiui  un  peu 
partout.  Voyez  M.  Faure,  M""-  Carvalho,  voyez  surtout  combien  de  talens,  de 


1052  REVUE  DES  DEUX  MOINDES. 

voix  rares  pendant  cette  foire  musicale  qui  de  mai  en  août  se  tient  à  Lon- 
dres! La  vie  se  prouve  par  la  vie.  Tant  que  l'opéra  italien,  qui  n'est  plus 
désormais  qu'un  mort  qu'on  galvanise,  répondit  à  une  idée,  à  un  besoin,  les 
ressources  ne  lui  manquèrent  pas.  Ses  chanteurs  remplissaient  l'Europe  du 
bruit  de  leurs  exploits.  Nous  nous  occupons  de  la  Patti  ;  mais  qu'est-ce  que 
ce  feu  d'artifice  isolé  quand  on  le  compare  aux  enthousiasmes  de  Milan,  de 
Venise  et  de  toutes  les  capitales  de  l'Italie  à  cette  bienheureuse  époque 
des  Capuletli  e  Montecchi,  alors  qu'il  pleuvait  des  bouquets,  neigeait  des 
colombes  sur  la  scène,  et  qu'au  milieu  des  trépignemens  et  des  hourras, 
mille  bras  agitaient  dans  l'air  des  mouchoirs  estampillés  du  portrait  des 
deux  Grisi?  Et  dès  le  lendemain  c'étaient  d'autres  étoiles.  Où  nous  en  citons 
une^  à  cette  heure,  il  y  en  avait  des  voies  lactées.  Ces  bulletins  du  théâtre 
italien  passionnaient  le  monde,  arrivaient  à  Paris,  où  les  journaux  poli- 
tiques les  enregistraient  avec  une  importance  dont  l'idée  seule,  à  distance, 
fait  sourire.  Que  s'était-il  passé  à  Sinigaglia  à  propos  de  l'Esule  di  Roma 
de  Donizetti?  Quel  accueil  les  Normani  de  Mercadante  avaient- ils  reçu  à 
Jesi?  Que  pensait-on  à  Cagliari  à' Anna  Bolena,  à  Sassari  de  la  Chiara  de 
Ricci?  Voilà  ce  qu'avant  toute  chose  un  honnête  homme  devait  apprendre, 
et  les  mêmes  feuilles  que  remplissent  à  présent  les  discours  du  baron  Ricasoli 
ou  du  général  La'Marmora  vous  racontaient  gravement  les  succès  miri- 
fiques, porteulosi,  de  la  signera  Adélaïde  Fantuzzi  à  Mirandole,  ou  le  fiasco 
stiipendo  de  la  Corri  Paltoni  à  Bergame.  Quant  au  bon  public,  en  attendant 
de  passer  à  la  question  romaine  et  de  se  ménager  plus  tard  une  opinion  sur 
le  pouvoir  temporel  des  papes,  il  suivait  avec  un  intérêt  plein  d'émotion  la 
lutte  acharnée,  implacable,  que  dans  un  coin  encore  plus  ignoré  les  guelfes 
de  la  signora  Clorinde  Corradi  Pantanelli  livraient  aux  gibelins  de  la  si- 
gnera Galzerani  Battagia,  tandis  que  la  signora  Gilda  Minguzzi  profitait  de 
l'occasion  pour  grouper  tout  doucement  un  petit  tiers-parti  qui  n'était  pas 
à  dédaigner.  L'homme  s'agite  et  Dieu  le  mène.  Ces  détails  grotesques,  bien 
que  n'ayant  rien  qui  doive  jeter  du  discrédit  sur  une  époque,  témoignent 
du  moins  de  l'influence  exercée  au  dehors  par  l'Italie  musicale  en  1830. 
L'opéra  italien  régnait  en  maître  :  désormais  ce  règne  a  vécu. 

C'est  du  nord  aujourd'hui  que  nous  vient  la  lumière. 

Le  vol  est  à  la  musique  allemande.  L'œuvre  d'enseignement  fondée  il  y  a 
trente  ans  au  Conservatoire  sous  la  direction  d'Habeneck,  poursuivie  à  tra- 
vers mille  vicissitudes  par  les  associations  orphéoniques,  les  traductions, 
les  concerts  populaires,  cette  œuvre  a  produit  ses  résultats;  la  propagande 
fait  son  chemin,  le  goût  se  forni  Nous  sommes  loin  de  l'époque  où  M.  Bail- 
lot,  voulant  donner  à  Paris  des  séances  de  quatuors,  s'apercevait  avec  dou- 
leur qu'il  avait  affaire  à  un  public  tellement  exceptionnel,  tellement  res- 
treint, qu'il  fallait  renoncer  à  l'entreprise,  à  moins  d'en  vouloir  à  soi  tout 
.seul  supporter  les  frais.  L'artiste,  indigné,  gémissait,  lorsqu'un  aimable  ga- 
lant homme,  que  possédait  l'esprit  des  Haydn,  des  Mozart,  des  Beethoven, 


REVUE    MUSICALE.  1053 

le  comte  Pillet-Will,  vint  offrir  son  hôtel  pour  asile  à  ces  dieux  errans  de- 
vant lesquels  refusaient  de  s'ouvrir  les  salles  de  concert.  Grâce  à  cet  em- 
pressement d'un  amateur  riche  et  bénévole,  quarante  personnes  environ 
purent  se  réunir  deux  fois  par  mois  pour  entendre  en  leur  particulier  des 
chefs-d'œuvre  de  musique  classique  qu'il  eût  été  impossible  de  produire 
en  d'autres  conditions.  Qui  se  serait  alors  imaginé  qu'un  temps  viendrait 
où  ces  quatuors,  ces  sonates,  à  peine  appréciés  de  quelques  connaisseurs, 
trouveraient  dans  ce  même  Paris  un  public  assez  nombreux  pour  défrayer 
plusieurs  entreprises  du  genre  de  celle  de  M.  Baillot?  Et  pourtant  ce  que 
nous  voyons  aujourd'hui  dépasse  les  rêves  les  plus  dorés  que  jamais  aient 
pu  faire  autour  de  leur  pupitre  les  adeptes  de  l'hôtel  Pillet-Will.  Partout 
prospèrent  et  grandissent  ces  institutions  privées  qui,  sous  les  diverses 
directions  de  MM.  Armingaud,  Jacquard,  Lamoureux,  Lebouc,  viennent 
appuyer  le  mouvement  progressif  qui  s'accomplit  au  théâtre  et  ailleurs. 
Naguère  encore  c'était  un  public  qui  fréquentait  ces  succursales  du  Con- 
servatoire ;  maintenant  c'est  le  public.  Lessing  a  dit  :  «  L'arbre  de  nos 
plaisirs  a-t-il  donc  tant  de  branches  pour  que  de  gaîté  de  cœur  on  en 
supprime?  »  Notre  époque  ne  supprime  rien,  conserve  les  genres,  tient 
compte  de  chacun,  pourvu  qu'il  soit  bon.  En  même  temps  que  la  ritournelle 
italienne  devait  donc  disparaître  tout  ce  fatras  de  variations,  de  pots- 
pourris,  polonaises,  fantaisies  et  transcriptions  dont  l'unique  but  était  de 
mettre  en  évidence  la  virtuosité  de  l'exécutant.  Au  théâtre  comme  au  con- 
cert, comme  dans  un  salon,  nous  prétendons  que  la  musique  soit  de  la  mu- 
sique. Notre  siècle,  en  vieillissant,  s'il  a  perdu  beaucoup  d'illusions,  a  trop 
pris  d'expérience  et  de  sens  critique  pour  continuer  à  se  laisser  berner  par 
des  grimaces. 

Le  style  est  aujourd'hui  ce  qui  le  charme.  Si  vous  voulez  qu'il  s'amuse  à 
la  bagatelle,  faites  que  la  bagatelle  soit  de  Beethoven.  Donnez-lui  V Invilatioît 
à  la  valse  de  Weber,  la  Marche  à  quatre  mains  de  Schubert,  les  Lieder  sans 
paroles  de  Mendelssohn,  les  Scènes  enfantines  de  Schumann.  Quels  noms 
figurent  sur  tous  les  programmes?  Où  va  le  courant  qui  nous  entraîne? 
Interrogez  les  plus  brillans  élèves  du  Conservatoire  :  Planté,  Diémer,  Du- 
vernoy.  M"*"  Marie  Mongin  :  qui  étudient-ils,  recherchent-ils?  Les  maîtres, 
toujours  les  maîtres.  Et  pendant  ce  temps  que  se  passait-il  au  théâtre?  Obe- 
ron,  les  Noces  de  Figaro,  la  Flûte  enchantée.  De  toutes  parts  le  mouvement 
s'affirme,  c'est  complet,  Leibnitz  dirait  sphérique!  Tout  se  tient  dans  l'œu- 
vre des  maîtres,  et  ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  dira  d'un  Shakspeare,  d'un 
Beethoven  qu'ils  ont  créé.  Vous  avez  vu  ces  puissantes  images  où  le  grand 
Albert  Dïirer,  multipliant  partout  l'abondance,  la  vie,  amoncelle  autour 
de  la  Vierge  céleste  des  trésors  de  végétation  et  de  fécondité.  Tandis  que 
paisiblement  elle  sourit  à  son  enfant,  la  Vierge  naturanle,  les  soleils  la 
contemplent,  les  fleurs  par  milliers  éclosent  sous  ses  pieds,  les  oiseaux 
vont  à  leurs  nids,  les  abeilles  à  leurs  ruches,  les  écureuils  dans  las 
branches  d'arbre  se  lutinent,  les  lapins  gambadent  dans  le  pré,  dans  le 


|05à  REVUE    DES   DEUX    «ONDES. 

clair  ruisseau  les  trnites'  se  croisent.  Lumière,  épanouissement,  promis- 
enité!  Dans  ce  coîn  étroit,  cette  page,  le  génie  d'un  homme  fait  tenir  Tu- 
oiVers.  Ainsi  procède  l'œuvre  des  maîtres  :  création  véritable  où  tout  a  sa 
foi  d'être,  son  système.  Ces  immenses,  ces  incalculables  symphonies  de 
Beethoven  n'entraînent-elles  pas  dans  leur  orbite  planétaire  des  mondes  de 
sonates,  de  cantates,  d'ouvertures?  Autour  des  soleils  qui  s'appellent  Don 
Juan,  ies  Noces  de  Figaro,  la  FhHe  enchantée,  ne  voyons-nous  pas  graviter 
toute  sorte  de  constellations  mélodiques?  Cette  loi  de  variété  dans  l'unité, 
posée  d'avance  au  créateur,  quel  qu'il  soit,  n'a  pas  manqué  d'accomplir 
chez  nous  son  effet.  Les  maîtres,  à  l'heure  qu'rl  est,  sont  partout.  «  Il  n'y 
en  a  que  pour  eux!  »  s'écrie  haineusement  Timpuissance  ajournée  aux 
calendes  grecques.  Tandis  qu'au  firmament  leurs  soleils  brillent,  leurs  in- 
spirations moindres,  comme  de  précieuses  découvertes,  nous  attirent,  nous 
émerveillent.  J'ai  dit  où  tendait  la  réaction,  quelle  grande  place  le  goût  du 
publie  faisait  au  style.  C'est  qu'en  effet  tout  ce  qui  vient  du  procédé  passe 
avec  la  mode,  tandis  que  le  style  au  contraire,  avec  l'âge,  gagne  en  puis- 
sance. Eïernièrement,  j'entendais  au  Conservatoire  Pouverture  de  Guit- 
laitme  Tell;  me  croira-t-on?  Entre  Mozart  et  Beethoven,  cette  page,  au 
théâtre  admirable,  ne  tient  pas.  Le  même  désappointement  m'était  arrivé 
du  reste  à  propos  de  l'ouverture  de  Zampa,  qnr,  bien  que  d'une  valeur 
moindre,  exécutée  à  sa  vraie  place,  est  un  beau  morceau.  11  y  a  trop  d'é- 
clat, de  couleurs  noijantes;  cette  instrumentation,  encore  que  magistrale, 
produit  l'effet  d'un  décor  d'opéra  à  côté  d'une  tofl'e  du  Vinci.  Ce  qui  man- 
que, c'est  la  dignité.  L'art  suprême  n'a  pas  de  ces  accens  tranchés,  de  ces 
velléités  tapageuses.  Gluck  et  Mozart  s'étaient  contentés  d'introduire  les 
trompettes  dans  l'orchestre,  Rossini  sans  scrupule  y  appela  toute  la  bande 
militaire,  ophicléide,  grosse  caisse,  petite  flûte;  comme  César  ouvrant  le 
sénat  aux  mille  nationalités  barbares,  ce  dictateur  d'un  jour  ouvre  For- 
chestre  aux  janissaires.  Et  les  violons,  les  instrumens  à  cordes,  ces  tradi- 
tionnels interprètes  de  la  beauté,  de  la  noblesse  du  sentiment,  frémissent 
d'être  obligés  de  céder  le  pas  désormais  aux  parvenus  de  la  musique  tur- 
que. Sérieusement,  sans  rien  vouloir  ôter  de  son  mérite  à  la  méthode  ros- 
sinienne  et  tout  en  reconnaissant  le  profond  intérêt  qu'offre  à  quiconque 
s'entend  à  séparer  ce  qui  est  bon  de  ce  qui  ne  l'est  pas  i'étude  de  cette 
instrumentation,  toujours  en  progrès  jusqu'à  (Jwillaiime  Tell,  il  est  permis 
de  constater  combien  ce  gouvernement  de  l'orchestre  au  seul  point  de  vue 
de  l'effet  théâtral  nuit  à  la  distinction,  â  la  noblesse  de  son  élocution. 
Ceux  qui  se  défieraient  de  nos  impressions  n'ont  qu'à  aller  entendre  au 
Conservatoire  les  deux  meilleures  symphonies  qu'ait  produites  ce  système, 
fouverture  de  Guillaume  Tell  et  l'ouverture  de  Zampa  :  là  seulement  on 
jiugera,  par  une  comparaison  immédiate  avec  les  grands  maîtres,  ce  que 
eette  pompe  a  de  banal,  ce  sublime  de  conventionnel,  et  quels  services 
peuvent  rendre  parfois  des  hommes  comme  Mendelssohn  en  venant  réta- 
blir l'ordre  en  toute  chose,  restituer  aux  violons  et  aux  instrumens  à  vent 


REVUE   MUS1CÛ.LE. 


1055 


ce  qui  leur  appartient,  et  renouer  discrètement  le  fil  des  âges  à  la  tradi- 
tion des  Haydn,  des  Mozart  et  des  Beethoven. 

Le  fils  de  l'auteur  du  Freyschûlz  et  d'Euryanthe,  M.  le  baron  de  Weber, 
ingénieur  au  service  du  roi  de  Saxe,  était,  à  ce  qu'on  raconte,  dernière- 
jnent  à  Paris.  A  propos  de  ce  voyage,  qui  se  rattachait,  paraît-il,  à  des  in- 
térêts purement  administratifs,  divers  journaux  à  l'étranger  ont  mis  de 
nouveau  en  avant  la  question  d'un  opéra  inédit  de  Weber,  et  prétendu  que 
le  fils,  ayant  apporté  dans  sa  malle  la  partition  du  père,  ne  nous  quitterait 
qu'après  en  avoir  assuré  la  prochaine  représentation.  Plusieurs  se  sont  de- 
mandé ce  qu'il  fallait  penser  de  cette  annonce.  Nous  ignorons  le  voyage  de 
M.  de  Weber,  et  quelles  négociations  il  a  pu  entamer  soit  avec  les  direc- 
teurs de  lignes  télégraphiques,  soit  avec  les  directeurs  de  théâtre;  mais  ce 
que  nous  sommes  en  droit  d'affirmer  pertinemmeat,  c'est  que  ce  Peler 
Schlemihl  existe,  bien  qu'à  l'état  le  plus  embryonnaire,  comme  Vko- 
mvnculiis  de  Faust  dans  sa  bouteille.  Longtemps  Meyerbeer  eut  entre  ses 
mains  cet  ouvrage,  qu'il  avait  pris  à  tâche  de  terminer.  Parmi  les  papiers 
laissés  par  Weber  se  trouvait  un  manuscrit  que  sa  veuve  confia  à  Meyer- 
beer, le  priant  d'aviser  à  ce  qu'on  en  pourrait  faire.  C'était  de  la  musique 
bouffe  un  peu  à  la  manière  d'Abou-Hussan.  Meyerbeer  conçut  à  la  lecture 
la  meilleure  idée  de  ces  fragmens  et  forma  tout  aussitôt  le  projet  d'achever 
la  partition.  Cela  devait,  dans  sa  pensée,  avoir  deux  actes,  le  premier  de 
Weber,  le  second  de  Meyerbeer.  Restait  à  fabriquer  un  poème;  ce  fut  toute 
une  histoire  ; 

Trois  mois  entiers  ensemble  nous  passâmes, 
Lûmes  beaucoup  et  rien  n'imaginâmes. 

On  ne  se  figure  pas  telle  besogne  :  inventer  une  pièce  originale  ayant  son 
intérêt,  sa  couleur  propre,  et  dans  laquelle  l'ordre  même  des  morceaux  de 
Weber  fût  maintenu,  à  plus  forte  raison  le  sentiment  et  le  caractère;  — 
de  la  pièce  allemande,  impossible  d'en  utiliser  quoi  que  ce  soit  :  ni  ébauche, 
ni  scenarioj,  rien  de  tracé  que  les  vers  sur  lesquels  le  musicion  avait  écrit 
ses  fragmens!  J'avoue  que  jamais  je  n'admirai  tant  l'art  d'un  Cuvier  recon- 
struisant un  animal  sur  la  simple  découverte  d'un  os  maxillaire.  J'y  perdis 
mon  latin  et  mon  allemand,  mais  j'y  gagnai  bien  des  conversations  char- 
mantes, de  longues  heures  de  tête-à-tête  où  nous  causions  de  tout,  excepté 
de  la  pièce.  Les  journaux,  en  attendant,  l'annonçaient.  «  L'acte  de  Weber 
existe,  un  acte  d'opéra  boufTe  plein  d'entrain,  de  verve,  de  génie!  »  Oui 
certes  l'acte  existait;  mais  celui  de  Meyerbeer,  quand  viendrait-il?  C'est 
ce  qu'à  l'Opéra-Comique  on  ne  cessait  de  se  demander,  et  Meyerbeer  de 
promettre,  de  promettre  toujours.  Vous  connaissez  l'histoire  de  cet  ama- 
teur, le  comte  de  V...,  venant  un  jour  demander  à  un  célèbre  professeur 
du  Conservatoire  combien  de  temps  à  peu  près  il  lui  faudrait  pour  savoir 
jouer  de  la  flûte.  —  Mais,  répondit  le  virtuose,  c'est  selon,  un  an,  dix-huit 
mois,  plus  ou  moins.  On  s'entendit.  Les  études  commencèrent.  D'abord 


1056  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tout  alla  bien,  puis  le  zèle  de  l'élève  se  ralentit,  et  bientôt,  éludant  toute 
leçon  de  la  meilleure  grâce  du  monde,  il  se  contenta,  chaque  fois  que  le 
professeur  venait,  de  lui  remettre  son  cachet  après  un  moment  d'aimable 
et  spirituelle  conversation.  On  finit  même  par  ne  plus  se  voir,  et  ce  fut  le 
domestique  qui  respectueusement  présenta  le  cachet.  Au  bout  de  dix- 
huit  mois  de  ce  manège,  l'élève,  avisant  son  maître  au  foyer  de  l'Opéra, 
l'aborde,  et  lui  serrant  gaîment  la  main  :  «  Vous  savez  que  c'est  ce  soir  que 
je  dois  savoir  jouer  de  la  flûte!  »  C'est  ce  que  Meyerbeer  ne  manquait 
jamais  de  me  dire  chaque  fois  que  nous  nous  rencontrions:  «  Vous  savez 
que  c'est  demain  que  nous  devons  avoir  trouvé  la  pièce.  »  Nous  ne  trou- 
vâmes rien  et  ne  cherchions  même  plus  que  nos  séances  avaient  toujours 
lieu,  tantôt  chez  lui,  tantôt  chez  moi.  Nous  parlions  de  Hoffmann  et  de 
Novalis;  des  romantiques  allemands  nous  passions  à  Victor  Hugo,  dont  le 
théâtre  musicalement  l'intéressait  beaucoup.  Il  savait  à  fond  les  divers  ré- 
pertoires, aimait  à  vous  citer  telle  situation  dans  laquelle  il  croyait  entre- 
voir de  grands  efTets  pour  son  art,  et  quand  vous  lui  répondiez  «  je  la  con- 
nais, »  presque  toujours  il  ajoutait  :  «  Eh  bien!  n'en  parlez  pas,  »  tant  il  se 
plaisait  à  entasser  les  provisions  dans  le  grenier  d'abondance  de  son  cerveau. 
Je  me  souviens  d'une  série  de  troubles  et  d'angoisses  que,  sans  le  vou- 
loir, je  lui  causai  aux  premiers  temps  où  il  commençait  à  s'occuper  de 
r Africaine.  Ces  rapports  d'idées  dans  lesquels  nous  vivions  m'avaient  amené 
à  prendre  note  en  mes  lectures  de  tout  ce  que  je  pensais  pouvoir  l'inté- 
resser. Alors  déjà,  comme  aujourd'hui,  j'aimais  fort  les  écoles  buisson- 
nières  à  travers  les  champs  de  l'intelligence,  et  chaque  fois  qu'il  m'arri- 
vait  de  trouver  sur  mon  chemin  une  plante  plus  ou  moins  rare  capable  de 
fixer  son  attention,  je  la  lui  apportais  pour  son  herbier  en  m'écriant  : 
«Tenez,  et  celle-ci,  la  connaissiez-vous?  »  Mettre  Meyerbeer  au  défi,  le 
prendre  sans  vert,  c'était  mon  triomphe.  Il  est  vrai  qu'il  fallait  pour  cela 
se  lever  matin,  car  le  cher  maître  en  savait  long  en  fait  de  calendriers 
dramatiques  et  autres.  Un  jour  on  m'apporta  de  Londres  un  drame  très 
singulier.  La  scène  s'y  passait  à  Java,  et  le  fameux  arbre  dont  le  poison 
tue  à  distance  y  figurait  au  dénoument. 

—  Lisez  cela,  dis-je  à  Meyerbeer,  j'ai  idée  que  musicalement  on  en 
pourrait  tirer  parti.—  Et,  sans  plus  de  façon,  je  me  mis  à  lui  raconter 
l'aventure. 

—  Bah!  s'écria-t-il  après  m'avoir  écouté  attentivement,  mais  ce  n'est  pas 
possible!  Comment,  la  situation  existe? 

—  Oui,  maître,  et  vous  n'en  saviez  rien;  pends-toi.  Grillon. 

—  Je  n'en  savais  rien,  qui  vous  l'a  dit?  Peut-être  est-ce  au  contraire  que 
j'en  savais  trop.  —  Puis,  se  ravisant  :  —  N'allez  pas  croire  au  moins  que  ce 
soit  là  le  sujet  de  l'Africaine. 

—  Je  n'ai  point  à  faire  de  suppositions,  mais  si  j'en  voulais  risquer  une, 
les  quatre  mots  qui  viennent  de  vous  échapper  me  prouveraient  que  j'a- 
vais deviné  juste. 


REVUE    MUSICALE.  1057 

—  Et  vous  prétendez  que  la  pièce  s'appelle... 

—  La  loi  de  Java,  lisez  vous-même  :  The  law  of  Java! 

—  En  avez-vous  déjà  parlé  à  quelqu'un? 

—  Non  certes. 

—  Eh  bien  !  n'en  soufflez  mot,  et  laissez-la-moi.  Cette  situation  en  eflet 
me  paraît  dramatique,  et  il  faudra  voir  plus  tard  s'il  n'y  aurait  point  à  la 
mettre  à  profit. 

—  Oui,  répondis-je  en  souriant,  plus  tard!  quand  vous  aurez  eu  le  temps 
d'achever  votre  partition  d'IIéro  et  Léandre,  de  composer  VApprenli  sor- 
cier, et  d'écrire  ce  fameux  second  acte  de  l'opéra  de  Weber,  sans  compter 
la  Vie  et  la  mort  de  Charles-Quint  dont  je  ne  parle  plus. 

—  Un  magnifique  cinquième  acte  à  faire!  reprit-il,  tout  heureux  de  saisir 
au  vol  un  moyen  de  détourner  la  conversation.  Cet  empereur  dont  on  cé- 
lèbre les  funérailles,  qui  se  dresse  comme  un  spectre  au  milieu  de  l'épou- 
vante générale  et  dont  la  mort  vient  enfin  clore  le  drame  tenu  en  suspens 
un  moment  par  sa  résurrection  :  il  y  a  là  en  effet  le  programme  d'un  finale 
admirable. 

—  Et  vous  comptez  bien  utiliser  ce  programme,  continuai-je  en  l'inter- 
rompant, un  jour  ou  l'autre,  après  l'Africaine  et  la  Loi  de  Java  ? 

—  Pourquoi  plaisantez-vous?  On  croirait  que  vous  vous  imaginez  que  la 
situation  est ,1a  même? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  puisque  dans  la  pièce  anglaise  il  s'agit  d'un 
upas,  tandis  que  dans  l'Africaine  il  s'agit... 

—  Eh  bien!  de  quoi  s'agit-il,  s'il  vous  plaît? 

—  D'un  mancenillier,  ce  qui  certes  est  fort  différent,  en  matière  de  silvi- 
culture  surtout ,  car  pour  l'effet  dramatique  vous  conviendrez  entre  nous 
que... 

—  Mais  comment  l'avez- vous  su?  Excepté  Scribe,  Duponchel  et  moi,  nul 
ne  se  doute  de  la  pièce. 

—  Aussi  est-ce  vous  qui  venez  de  me  l'apprendre,  car  je  vous  affirme 
qu'en  entrant  j'ignorais  tout  et  que  sans  votre  émotion  et  vos  réticences... 

—  Je  vous  répète  que  vous  vous  trompez,  ajouta-t-il  avec  un  sourire 
U'intelligence.  Quoi  qu'il  en  soit,  ne  parlez  à  personne  de  ces  suppositions, 
et  tâchez  de  garder  pour  vous  votre  pièce  anglaise. 

—  La  garder  pour  moi,  cela  vous  plaît  à  dire.  Vous  oubliez  que  vous  ve- 
nez de  l'enfermer  dans  votre  tiroir. 

—  L'ai -je  enfermée? 

—  Oui,  par  distraction,  tout  en  causant. 

—  Eh  bien  alors!  qu'elle  y  reste,  dans  mon  tiroir!  Au  fait,  qu'en  avez-vous 
besoin  maintenant?  qu'en  feriez-vous? 

J'arrivais  à  cette  époque  des  universités  d'Iéna  et  de  Gœttingue  et  ne  me 
lassais  pas  de  provoquer  la  discussion.  Vous  eussiez  dit  la  scène  de  l'étu- 
diant dans  Faust.  Goethe,  qu'il  admirait  par  ses  grands  côtés  et  aussi  pour 
TOMB  ivi.  —  1865.  67 


1058  REVUE    DIS   DEUX   MONDES. 

la  forme  si  merveilleusement  musicale  de  ses  poésies  lyriques,  Goethe  re- 
venait à  chaque  instant  dans  l'entretien.  Meyerbeer  évoquait  dès  ce  mo- 
ment certains  types  de  l'œuvre  du  poète,  Mignon  par  exemple,  dont  la 
physionomie  jusqu'à  son  dernier  jour  le  devait  préoccuper.  A  qui  n'a-t-il 
pas  demandé  un  poème  sur  ce  sujet?  Il  l'aimait  trop  pour  jamais  prendre 
une  résolution.  «  Je  suis  l'ami  de  vos  succès  et  l'amant  des  miens,  »  écrivait 
Beaumarchais  à  un  confrère.  Meyerbeer  eut  ainsi  dans  sa  vie  deux  ou  trois 
sujets  dont  il  resta  l'amant  très  passionné,  très  fidèle,  mais  très  platonique. 
Il  les  adorait  comme  Pygmalion  sa  statue.  Sans  aucun  doute,  ce  platonisme 
n'eût  pas  demandé  mieux  que  de  devenir  un  tout  autre  sentiment;  mais 
où  trouver  quelqu'un  pour  donner  la  vie  dramatique  à  cette  idée  qui  le 
charmait?  Un  jour  nous  étions  allés  voir  ensemble  Ary  Schetfer  qui  tra- 
vaillait à  une  copie  de  son  Mignon  révanl  à  sa  patrie.  —  Quel  dommage, 
s'écria  Meyerbeer  admirant,  qu'on  ne  puisse  pas  mettre  en  musique  de 
semblable  peinture! 

—  Bah!  répondit  SchefiTer,  ayez -en  seulement  la  volonté,  et  vous  réus- 
sirez, car  m'est  avis  que  rien  de  pareil  ne  vous  serait  impossible. 

—  Vous  croyez?  Eh  bien!  je  tâcherai. 

Et  en  effet  Meyerbeer  a  tâché.  ILorsqu'il  rendait  en  dernier  lieu  ce  poème 
de  Mignon^  resté  quelque  temps  entre  ses  mains,  ce  n'est  point  qu'il  eût 
renoncé  le  moins  du  monde  au  sujet  de  ses  rêves,  mais  au  contraire  qu'il 
avait  tout  simplement  résolu  de  mettre  en  musique  la  peinture  d'Ary 
Schefifer  d'après  Goethe.  On  verra  plus  tard  comment  il  y  a  réussi.  En  at- 
tendant, le  vaisseau  de  l'Africaine  s'apprête  à  prendre  la  mer.  Encore 
quelques  jours,  et  le  lancement  aura  lieu.  Que  de  travaux,  d'efforts,  de 
difficultés  au  dernier  moment  surmontées  1  On  avait  beau  redoubler  d'acti- 
vité, prolonger  les  répétitions  jusqu'au  milieu  de  la  nuit  :  arriver  à  temps 
dévouait  impossible.  Pour  ne  pas  se  voir  entravé  dès  le  début,  il  a  fallu 
racheter  les  congés  des  chanteurs,  s'entendre  avec  le  directeur  de  Covent- 
Garden,  M.  Gye,  lequel  n'était  pas  homme  à  se  laisser  émouvoir  par  des 
chansons.  M.  Faure,  M.  Naudin,  M"''  Battu,  sont  à  coup  sûr  des  virtuoses 
d'un  très  haut  prix;  mais  des  chanteurs  qu'on  se  dispute  valent  double,  et 
de  cette  plus-value  c'est  à  qui  bénéficiera.  Chacun  s'étant  donc  maintenu 
imperturbable  dans  les  avantages  de  sa  position,  c'est,  on  le  devine  aisé- 
ment, un  surcroît  de  quelques  centaines  de  doublons  qu'il  en  a  coûté  à  la 
cassette  de  l'administration  impériale.  Quand  on  pense  que  cet  incident  de 
la  dernière  heure  a  failli  faire  renvoyer  l'ouvrage  aux  calendes  d'octobre  ! 
Après  tant  de  vicissitudes,  de  délais,  un  tel  atermoiement  eût  tout  com- 
promis. Nihil  est  his  qui  placere  volant  lam  adversoriimi  quam  expeclalio; 
cette  vérité,  qui  déjà  du  temps  de  Cicéron  n'était  pas  neuve,  a  été  noble- 
ment comprise  de  l'administration  supérieure,  assez  riche,  nous  ne  dirons 
pas  pour  payer  sa  gloire,  mais  pour  faire  au  génie  une  avance  que  le  suc- 
cès va  se  charger  d'acquitter. 

F.  DE  Lagejsbvais. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  avril  Hm. 

La  dfecusdon  de  l'adresse  finira  au  corps  législatif  avec  la  présente  se- 
maine. Ainsi  que  nous  le  faisions  remarquer  il  y  a  quinze  jours,  il  est  dif- 
ficile, sinon  impossil)le,  de  mesurer  au  moment  même  le  progrès  qu'une 
discussion  aussi  importante,  aussi  diverse  et  aussi  prolongée  peut  faire  ac- 
complir à  féducation  politique  du  pays.  Le  droit  d'initiative  et  d'interpel- 
lation manquant  au  corps  législatif,  nous  devons  tenir  grand  compte  assu- 
rément du  champ  que  le  vote  de  Fadresse,  dans  sa  forme  actuelle,  ouvre 
aux  débats  parlementaires.  La  manifestation  et  la  contradiction  des  opi- 
nions n^ont  point  chez  nous  d'autre  occasion  de  se  produire.  A  un  certain 
point  de  vue,  cette  vaste  délibération  sur  l'ensemble  des  affaires  générales 
du  pays  n'est  point  sans  avoir  un  certain  caractère  de  grandeur  et  d'éclat. 
Cependant  nous  sommes  de  ceux  qui  souhaiteraient  que  le  corps  législatif 
fût  investi  du  droit  d'initiative,  et  pût,  grâce  à  cette  attribution,  res- 
treindre considérablement,  sans  dommage  pour  le  public,  le  débat  de  l'a- 
dresse. On  aura  beau  dire,  une  discussion  de  l'adresse  qui  dure  trois  vse- 
raaines,  et  qui  embrasse  toutes  les  questions  à  la  fois,  sans  avoir  ég^rd 
aux  degrés  divers  d'intérêt  qu'elles  présentent,  ni  à  l'opportunité,  n'est 
point  une  forme  pratique  du  gouvernement  parlementaire.  Cet  entassement 
et  cette  promiscuité  des  questions  politiques  nuisent  à  la  bonne  délibéra- 
tion et  à  la  bonne  solution  des  affaires.  La  discussion  a  le  double  défaut 
d'être  trop  prolongée  dans  Tensemble  et  trop  écourtée  dans  le  détail.  Les 
sujets  que  parcourt  le  débat  se  nuisent  réciproquement  par  le  voisinage. 
Eh  l'absence  du  droit  d'initiative,  qui  mettrait  les  choses  à  leur  rang,  les 
prendrait  au  bon  moment  et  permettrait  de  les  traiter  à  fond,  le  débat  de 
l'adî-esse,  dans  sa  forme  actuelle,  fait  ressembler  les  corps  politiques  à  ces 
debaiing  societies,  à  ces  congrès  scientifiques,  qui  font  du  dilettantisme  et 
non  de  la  politique  véritable  et  positive.  Il  y  a  là  un  contre-sens  qu'il  faut 
bien  signaler,  si  Ton  veut  expliquer  comment  il  arrive  que  la  discussion 


1060  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'adresse,  ordinairement  attendue  avec  une  vive  impatience  et  une  ar- 
dente curiosité,  finit  presque  toujours  par  laisser  le  public  dans  un  visible 
état  de  lassitude.  La  discussion  de  l'adresse  est  comme  une  session  théo- 
rique qui  n'est  point  proportionnée  à  la  session  pratique. 

Le  débat  de  l'adresse  a  naturellement  compris  les  questions  intérieures 
et  les  questions  extérieures.  Il  suffit  d'énumérer  les  sujets  les  plus  graves 
parcourus  par  le  débat  pour  motiver  le  reproche  de  trop  embrasser  et  de 
mal  étreindre  qui  est  naturellement  dirigé  contre  l'adresse.  A  propos  de 
l'intérieur,  on  a  parlé  (nous  ne  mentionnons  que  les  graves  sujets)  de  la 
liberté  de  la  presse,  de  la  liberté  électorale,  de  l'instruction  primaire,  des 
rapports  de  l'église  et  de  l'état;  au  dehors,  on  s'est  surtout  arrêté  à  l'aftaire 
du  Mexique  et  à  la  convention  du  15  septembre,  c'est-à-dire  à  la  double 
question  que  posent  les  situations  respectives  du  pouvoir  temporel  et  df» 
l'Italie  unifiée. 

Nous  croyons  que  la  discussion  des  questions  intérieures  a  été  conduite 
cette  année  de  manière  à  porter  plus  de  fruits  que  les  années  précédentes. 
Les  orateurs  de  l'opposition,  depuis  M.  Pelletan  jusqu'à  M.  Guéroult ,  en 
passant  surtout  par  M.  Jules  Favre,  ont  plus  touché,  ce  nous  semble,  au 
vif  des  choses  qu'on  ne  l'avait  fait  précédemment.  Tandis  que  M.  Thiers 
avait  si  bien  établi  le  terrain  de  l'opposition  réclamant  les  libertés  néces- 
saires, ces  libertés  sans  lesquelles,  suivant  le  mot  très  juste  de  M,  Ollivier, 
au  xix"  siècle  en  Europe,  aucun  gouvernement  civilisé  ne  peut  exister  avec 
dignité,  les  autres  orateurs  libéraux  ont  mis  en  évidence,  avec  plus  de  net- 
teté qu'on  ne  l'avait  tenté  encore,  la  prétention  du  gouvernement  à  conser- 
ver sur  les  manifestations  les  plus  directes  de  la  vie  politique  les  attributions 
du  pouvoir  discrétionnaire.  La  différence  entre  le  gouvernement  et  l'oppo- 
sition libérale  est  par  là  clairement  et  profondément  marquée.  C'est  un 
grand  résultat  que  d'être  arrivé  ainsi  à  des  positions  nettement  définies.  On 
est  facilement  convaincu  de  l'importance  de  ce  résultat  pour  peu  que  l'on 
ait  médité  sur  l'histoire  de  la  révolution  française  depuis  son  origine.  Le 
premier  élan  de  la  France  de  1789,  cette  première  unanimité  impétueuse 
qui  a  été  la  gloire  honnête  et  pure  de  la  révolution  commençante,  ont  été 
dirigés  contre  le  pouvoir  arbitraire  :  avant  même  de  songer  à  l'égalité,  la 
première  aspiration  de  la  France  révolutionnaire  fut  de  substituer  au  ré- 
gime arbitraire  le  règne  de  la  liberté  définie  et  réglée  par  la  loi.  Un  grand 
témoin  de  cette  vérité  qu'il  faut  restituer  à  l'histoire  de  la  révolution  fran- 
çaise nous  arrive  à  propos.  On  vient  de  publier  des  fragmens  de  M.  de 
Tocqueville,  des  notes,  des  ébauches  qui  devaient  servir  à  l'achèvement  de 
l'œuvre  qu'il  avait  entreprise  sur  l'ancien  régime  et  la  révolution.  Dans  ces 
tàtonnemens  de  son  travail  intime  qui  nous  sont  révélés,  ce  profond,  ce 
sagace,  ce  loyal  esprit  se  démontre  à  lui-même  avec  une  autorité  victo- 
rieuse que  le  premier  et  unanime  effort  de  là  révolution,  celui  qui  réunit 
toutes  les  classes,  noblesse,  clergé  et  tiers-état,  l'effort  national  par  excel- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1061 

lence,  fut  de  remplacer  le  pouvoir  arbitraire  par  l'autorité  de  la  loi,  que  la 
première  inspiration  en  un  mot  de  la  révolution  fut  essentiellement  libé- 
rale. Quand  donc  nous  demandons  aujourd'hui  au  gouvernement  d(?  renon- 
cer, à  l'égard  de  la  presse  et  dans  l'application  des  droits  de  réunion  et 
d'association  à  la  liberté  électorale,  à  des  prérogatives  arbitraires  qui  sont 
incompatibles  avec  la  liberté  régulière  et  permanente,  nous  ne  faisons  que 
céder  aux  premières  et  plus  pures  impulsions  de  la  révolution  française; 
nous  avons  avec  nous  la  force  quelquefois  latente,  mais  à  la  fin  toujours 
irrésistible  de  cette  révolution.  Cette  position  est  très  forte,  et  le  langage 
des  orateurs  du  gouvernement  n'est  point  de  nature  à  l'affaiblir.  Ce  langage 
est  parfois  rude  et  impérieux  dans  la  forme  ;  mais  au  fond  il  manque  de 
fierté.  Ramené  aux  conclusions  pratiques,  il  semble  dire  que  la  liberté  de 
la  presse  et  la  liberté  électorale  menaceraient  le  gouvernement  dans  la  sé- 
curité de  son  existence.  Une  telle  argumentation  n'est  point  l'expression 
de  la  véritable  force,  et  le  gouvernement  doit  avoir  assez  bonne  opinion 
de  lui-même  pour  qu'il  ne  lui  répugne  point  de  l'employer  trop  souvent 
et  trop  longtemps.  La  question  entre  la  liberté  et  le  pouvoir  a  donc  été 
bien  posée  cette  année;  notre  devoir  est  de  la  maintenir  avec  fermeté  dans 
les  mêmes  termes  et  d'attendre  avec  confiance  que  les  progrès  de  la  raison 
publique  et  le  reflux  des  événemens  en  décident  la  solution  définitive  en 
notre  faveur. 

II  y  a  peu  de  chose  à  dire  des  débats  sur  l'instruction  primaire  et  sur 
les  rapports  de  l'église  et  de  l'état.  La  question  de  l'instruction  obligatoire 
a  pénétré  depuis  bien  peu  de  temps  dans  l'enceinte  législative,  l'opinion 
publique  ne  s'en  est  elle-même  préoccupée  que  très  récemment.  Ce  vaste 
projet  de  l'instruction  obligatoire  n'est  donc  point  mûri  encore,  ou  du 
moins  les  esprits  n'y  ont  point  été  sulïisamment  préparés.  Les  questions 
d'instruction,  on  le  sait  d'ailleurs,  sont  liées  étroitement  aux  questions 
religieuses.  L'incertitude  qui  règne  parmi  nous  depuis  la  convention  du 
15  septembre  et  l'encyclique  sur  les  questions  religieuses  nuit  pour  le  mo- 
ment à  l'examen  calme  et  impartial  d'un  système  qui  assurerait  impérieu- 
sement à  tous  les  citoyens  le  bienfait  de  l'instruction  primaire.  Avant  d'en 
venir  au  surplus  au  régime  de  la  coercition  en  matière  d'instruction,  ne 
serait-il  pas  nécessaire  d'avoir  épuisé  tous  les  efforts  de  la  liberté,  et  ne  se- 
rait-ce point  une  marche  naturelle  que  d'offrir  l'instruction  gratuite  avant 
de  chercher  à  la  rendre  obligatoire?  Quant  à  nous,  qui  n'avons  point  de 
parti-pris  contre  un  système  qui  nous  arrive  avec  la  sanction  d'une  expé- 
rience heureusement  accomplie  en  d'autres  paj's,  nous  souhaitons  cepen- 
dant que  ce  système  soit  accepté  avec  conviction  par  l'opinion  publique, 
au  lieu  de  lui  être  imposé  comme  une  brusque  surprise.  Dans  tous  les  cas, 
nous  applaudissons  aux  efforts  généreux  des  partisans  de  l'instruction 
obligatoire,  à  ceux  surtout  de  M.  Jules  Simon,  qui  est  plus  capai)le  que 
personne  de  gagner  l'opinion  publique  à  cette  cause. 


r06'2  REVT5E    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  une  calme  controverse  que  celle  de  rihstruction  prira-alre,  si  on  la 
compare  aux  luttes  qu'excitent  parmi  nous  depuis  quelque  temps  les  rap- 
ports de  réglise  et  de  l'état.  Il  semblait,  à  la  fin  du  discours  de  M.  Guéroult, 
que  cette  lutte  dut  vivement  passionner  le  corps  législatif;  M.  Guéroult 
avait  die  propos  délibéré  touché  aux  points  les  plus  irritables  de  la  ques- 
tion, aux  points  où  se  présentent  les  contradictions  les  plus  choquantes  du 
système  qui  préside  actuellement  aux  rapports  de  l'église  et  de  l'état.  Ce 
système,  il  faut  bien  l'avouer,  place  un  certain  nombre  d'intérêts  catho- 
liques sous  le  régime  du  bon  plaisir,  régime  qui  peut  prendre  vis-à-vis  de 
ces  intérêts  ou  l'attitude  de  la  faveur,  ou  r'attitud'e  de  la  persécution.  Cest 
ce  qui  arrive  notamment  pour  la  masse  des  congrégations  non  autorisées, 
qui  ne  sont  point  constituées  sur  un  état  légal,  qui  n'existent  que  par  la 
tolérance  du  gouvernement.  En  envisageant  la  question  des  congrégations 
au  point  de  vue  catholique,  il  est  incontestable  que  les  associations  reli- 
gieuses sont  une  des  formes  naturelles  et  légitimes  du  catholicisme,  et  que 
l'état  ne  peut  s'arroger  le  droit  d'interdire  le  développement  de  ces  asso- 
ciations sans  porter  atteinte  à  la  liberté  de  l'église;  mais,  d'un  autre  côté, 
les  associations  en  France  ne  sont  point  placées  sous  le  régime  du  droit 
commun,  leur  existence  dépend  du  pouvoir  discrétionnaire  du  gouverne- 
ment. Les  congrégations  catholiques  ne  jouissent  donc  en  France  que 
d'une  liberté  de  tolérance  qui  leur  est  accordée  par  le  pouvoir,  liberté 
qui  prend  le  caractère  d'aune  faveur  et  d'un  privilège,  si  l'on  considèi'e 
combien  l'état  se  montre  chez  nous  ombrageux,  restrictif  et  prohibitif  en- 
vers l'esprit  d'association. 

C'est  cette  contradiction  qui  émeut  et  révolte  les  politiques  de  l'école  de 
M.  Guéroult  :  la  liberté  d'association  n'est  pas  de  droit  commun  en  France; 
ils  ne  veulent  point  qu'elle  soit  accordée  par  tolérance,  par  faveur,  par 
privilège,  aux  congrégations  catholiques.  Ce  qui  donne  une  apparence  lo- 
gique à  cette  protestation,  c'est  que  les  congrégations  religieuses  sont  di- 
rectement reliées  par  leur  hiérarchie  à  la  cour  de  Rome,  et  que  cette 
cour,  par  sa  dernière  encyclique,  ayant  condamné  plusieurs  des  principes 
essentiels  de  notre  constitution  politique,  l'état  en  France  gratifie  d'une  fa- 
veur exceptionnelle  des  congrégations  dirigées  par  un  esprit  hostile  à  nos 
institutions.  Se  fondant  sur  ces  contradictions  choquantes,  M.  Guéroult  et 
ses  amis  somment  le  gouvernement  de  retirer  aux  congrégations  illégales 
une  faveur  dangereuse,  ou  bien  d'exercer  sur  elles  une  surveillance  sévère. 
Il  est  évident  que  l'état  commet  une  inconséquence,  s'il  refuse  d'écouter 
M.  Guéroult,  et  que,  s'il  se  rendait  à  ses  conseils,  il  fournirait  aux  catholi- 
ques de  violons  sujets  de  plainte.  Dans  les  termes  où  M.  Guéroult  prend  la 
question,  il  n'y  a  pas  de  solution  équitable  et  sûre,  car  les  choses  demeu- 
rent soumises  aux  caprices  et  aux  chances  de  l'arbitraire  gouvernemental. 
La  portion,  suivant  nous,  la  plus  avancée  de  l'opinion  libérale,  celle  q.ue 
M.  Jules  Favre  aurait  sans  doute  représentée,  si  ce  débat  n'eût  été  clos 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1063 

d'une  façon  brusque  et  inattendue,  place  la  solution  ailleurs,  —  dans  la 
liberté  et  le  droit  commun.  Oue  la  liberté  d'association  soit  fixée  et  déter- 
minée par  une  loi  générale,  et  alors  l'église  n'aura  aucune  faveur  ou  au- 
cune restriction  arbitraire  à  craindre  du  gouvernement;  alors  elle  n'irri- 
tera point  ses  adversaires  par  le  spectacle  d'une  liberté  d'exception  qui 
peut  à  tout  moment  se  changer  contre  elle  en  une  compression  capricieuse-, 
alors,  en  matière  d'association,  elle  sera  libre  dans  Tétat  libre.  Mais  M.  Gué- 
roult,  pas  plus  que  l'orateur  du  gouvernement,  M.  Vuitry,  qui  lui  a  ré- 
pondu, ne  regarde  comme  praticable  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état 
dans  la  région  supérieure  de  la  liberté  pour  tous.  La  parole  conciliaûte  de 
M.  Vuitry  a  répandu  le  baume  sur  les  cuisantes  blessures  que  M.  €ué- 
roult  avait  irritées.  Il  est  clair  que  le  pouvoir  discrétionnaire  que  l'état 
de  choses  actuel  laisse  au  gouvernement  dans  les  affaires  religieuses 
comme  en  tant  d'autres  n'effraie  personne,  lorsqu'il  a  pour  organe  un  es- 
prit aussi  sensé  et  aussi  modéré  que  celui  de  M.  Vuitry;  ce  serait  pourtant 
le  cas  de  répéter  ici  le  mot  heureux  de  M.  Thiers  :  v  le  caractère  d'un 
homme  n'est  pas  une  institution.  »  Chose  curieuse  au  surplus,  les  esprits 
qui  se  croient  pratiques  écartent  en  ce  moment  avec  une  sorte  de  dédain 
l'idée  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  et  la  formule  de  l'église  libre 
dans  l'état  libre;  ils  renvoient  cette  idée  et  cette  formule  aux  spéculatifs 
et  aux  tliéoriciens.  On  dirait,  à  les  entendre,  -que  c'est  sans  motif,  gra- 
tuitement, par  amusement  d'esprit,  que  l'on  a  introduit  dans  la  polémique 
contemporaine  la  pensée  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état.  Cependant 
ce  qui  donne  le  caractère  pratique  à  une  idée,  c'est  qu'elle  naisse  du  choc 
des  faits,  qu'elle  soit  indiquée  comme  la  résultante  des  événemens  qui  sont 
en  train  de  s'accomplir,  qu'elle  apparaisse  avec  le  signe  non-seulement  de 
la  possibilité,  mais  d'une  nécessité  prochaine.  Or  n'est-ce  point  ce  qui 
arrive  aujourd'hui  pour  l'idée  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état? 
N'a-t-elle  pas  jailli  du  cœur  des  événemens?  Quoi!  vous  assistez  à  un  pro- 
fond changement  dans  les  conditions  du  suprême  pontificat  catholique,  le 
spirituel  et  le  temporel,  l'église  et  l'état  se  détachent  en  Italie  et  menacent 
de  se  séparer  à  Rome,  et  vous  pouvez  croire  qu'une  telle  révolution  s'ac- 
complira sans  que  les  rapports  de  l'église  et  de  l'état  soient  modifiés  par- 
tout où  le  catholicisme  est  lié  aux  gouvernemens  par  des  arrangemens  par- 
ticuliers et  exceptionnels?  Si  la  vitalité  du  sentiment  religieux  ne  s'est 
point  éteinte  au  sein  des  nations  catholiques  et  si  la  révolution  française 
n'a  pas  dit  son  dernier  mot,  nos  hommes  pratiques,  ils  peuvent  y  compter, 
entendront  parler  plus  d'une  fois  encore  do  l'église  libre  dans  l'état  libre. 
Parmi  les  questions  étrangères,  la  première  qui  ait  ét^  sérieusement 
abordée  au  corps  législatif  est  celle  du  Mexique.  Ce  débat  a  offert  un  vif 
intérêt.  M.  Ernest  Picard  a  développé  d'abord  les  objections  et  l«s  aver- 
tissemens  de  l'opposition  dans  un  des  meilleurs  discours  qu'il  ait  pronon- 
cés. Un  membre  de  la  chambre,  M.  Corta,  qui  a  rempli  au  Mexique  une 


1064  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mission  économique  et  financière,  a  présenté  à  l'opinion  publique  un  ex- 
posé très  complet  et  très  instructif  de  ses  impressions  personnelles.  Enfin 
M.  Rouher  a  fait  connaître  les  intentions  du  gouvernement  à  l'endroit  de 
cette  entreprise  mexicaine  et  sa  confiance  dans  le  succès  final.  Notre  opi- 
nion sur  l'affaire  du  Mexique  est  connue,  et  nous  n'avons  pas  besoin  de  la 
reproduire  encore  une  fois  à  propos  de  la  dernière  discussion.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  d'abord  que  l'expédition  du  Mexique  n'a  point  été  pour  nous, 
comme  d'autres  guerres  et  d'autres  entreprises,  une  conséquence  néces- 
saire, inévitable  d'engagemens  créés  par  nos  intérêts  ou  par  notre  hon- 
neur; c'est  qu'en  outre  elle  n'a  point  été  le  produit  d'une  inspiration  et 
d'une  volonté  de  l'opinion  publique.  A  propos  des  affaires  de  cette  nature, 
excentriques  au  mouvement  naturel  de  la  nation,  il  convient  de  prendre 
garde  à  deux  choses  :  à  la  façon  dont  on  y  entre  et  à  la  façon  dont  on  en 
pourra  sortir.  Nous  n'avons  point  approuvé  la  façon  dont  nous  sommes 
entrés  au  Mexique;  mais  nous  faisons  les  vœux  les  plus  sincères,  les  plus 
ardens  pour  que  nous  en  puissions  sortir  pacifiquement  et  honorablement. 
Nous  allons  plus  loin,  nous  tournons  nos  espérances  du  côté  de  nos  vœux, 
persuadés  que  le  moyen  le  plus  sûr  de  conduire  une  affaire  à  bonne  fin 
est  d'avoir  confiance  dans  le  succès.  Nous  écartons  en  conséquence  les 
mauvais  présages;  nous  avons  le  ferme  espoir  que  nous  ne  serons  point  dé- 
rangés dans  l'œuvre  du  Mexique  par  des  diversions  des  États-Unis.  Nous 
ne  prenons  point  au  sérieux  les  tentations  offertes  du  côté  du  Mexique  à 
M.  Lincoln  par  les  commissaires  des  états  du  sud;  nous  ne  redoutons  point 
les  rodomontades  auxquelles  se  livre  une  partie  de  la  presse  de  New-York; 
nous  croyons  au  bon  sens,  à  la  modération,  à  la  fermeté  des  hommes  qui 
sont  placés  à  la  tète  du  gouvernement  des  États-Unis.  Nous  ne  doutons 
point  que  ces  hommes,  après  la  fin  de  la  guerre  civile,  avec  les  ruines 
qu'ils  auront  à  réparer,  les  transformations  qu'ils  devront  accomplir,  ne  se 
consacrent  à  ce  grand  travail  de  réédification  intérieure,  et  ne  repoussent 
la  périlleuse  perspective  d'une  guerre  étrangère.  Nous  regrettons  assuré- 
ment que,  tandis  que  nous  contractions  la  tâche  de  régénérer  le  Mexique, 
nous  n'ayons  point  mis  plus  de  soin  à  ménager  l'amour-propre  et  la  cause 
morale  du  gouvernement  des  États-Unis.  Il  a  été  commis  à  cet  égard  des 
indiscrétions  et  des  maladresses  dont  nous  voudrions  pouvoir  effacer  le 
souvenir.  Il  faut  l'espérer,  les  dernières  paroles  que  M.  Rouher  a  pronon- 
cées à  l'adresse  des  États-Unis  auront  la  vertu  de  faire  oublier  d'anciennes 
fautes.  Nous  savons  que  les  sympathies  de  M.  Rouher  dans  le  grand  conflit 
américain  ont  été  pour  le  nord,  et  nous  n'avons  jamais  confondu  cet  esprit 
sagace  et  robuste  avec  les  politiques  superficiels  et  frivoles  qui  ont  cru  à 
la  rupture  de  l'Union  américaine,  qui  se  sont  figuré  que  la  catastrophe 
de  la  grande  république  pourrait  être  un  événement  favorable  à  la  France. 
Si  le  Mexique  pouvait  devenir  entre  les  États-Unis  et  nous  un  motif  de 
guerre,  nous  saurions  assurément  repousser  une  agression  injuste;  mais 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1065 

un  tel  événement  serait  une  des  calamités  les  plus  lamentables  de  notre 
histoire,  et  nous  ne  voulons  pas  croire  qu'il  soit  possible.  Nous  chassons 
donc  de  notre  esprit  ces  préoccupations  fâcheuses;  le  dernier  discours  de 
M.  Rouher  nous  y  aide.  Ce  discours  est  empreint  d'une  grande  confiance 
dans  le  succès  de  l'entreprise  mexicaine.  «  La  France,  a  dit  le  ministre, 
continuera  de  protéger  le  Mexique  jusqu'à  l'entière  consolidation  de  son 
œuvre.  »  Quelques  personnes  ont  trouvé  cette  déclaration  trop  énergique; 
elles  y  ont  vu  un  engagement  dangereux.  Nous  ne  partageons  point  cet 
avis  :  l'engagement  réside  dans  les  antécédens  de  la  question  et  dans  toute 
la  politique  du  gouvernement;  le  gouvernement  fait  bien  de  mettre  dans 
sou  langage  ce  qui  est  dans  ses  actes  :  c'est  la  meilleure  façon  d'inspirer 
au  nouvel  établissement  mexicain  la  confiance  qu'il  a  besoin,  pour  réussir, 
d'avoir  en  lui-même,  et  d'abréger  pour  nous  la  période  des  difficultés  et 
des  sacrifices,  M.  Rouher  a  aussi  annoncé  la  conclusion  d'un  nouvel  emprunt 
mexicain.  On  dit  que  cet  emprunt,  souscrit  par  les  premiers  établissemens 
ou  maisons  de  banque  de  France ,  se  présente  aux  souscripteurs  avec  un 
grand  luxe  de  conditions  séduisantes.  Il  doit  rapporter  un  gros  intérêt;  il 
est  accompagné  de  loteries  énormes  offrant  deux  fois  par  an  des  lots  d'un 
demi-million  ;  il  jouira  d'un  double  amortissement,  le  premier  en  espèces, 
le  second  en  rentes  françaises.  Nous  savons  que  le  public  est  de  nos  jours 
très  sensible  à  ces  amorces,  et  que  ce  système  des  loteries  et  des  amortis - 
semens  est  un  trait  traditionnel  de  la  politique  financière  de  la  maison  de 
Habsbourg.  Nous  eussions  mieux  aimé  pour  notre  part  une  combinaison 
financière  plus  sobre.  Quand  M.  Rouher  a  dit  que  la  France  protégerait 
l'empire  mexicain  jusqu'à  l'entière  consolidation  de  son  œuvre,  il  a  donné 
au  gouvernement  de  l'empereur  Maximilien  une  garantie  morale  dont  de- 
vraient profiter  les  finances  mexicaines.  Étant  dans  une  telle  disposition, 
le  gouvernement  eût  donc  pu  garantir  l'emprunt  mexicain  et  fournir  par 
là  au  Mexique  le  moyen  de  réaliser  une  sérieuse  économie. 

L'Italie  et  la  question  romaine,  abordées  par  M.  Thiers  dans  un  de  ses 
discours  les  plus  amples  et  les  plus  élevés,  auront  fourni  à  la  discussion  de 
l'adresse  le  plus  large  thème  de  politique  étrangère  qui  ait  été  traité  cette 
année  devant  le  corps  législatif.  Il  serait  bien  téméraire  à  nous,  qui  avons 
à  peine  eu  le  temps  de  lire  le  discours  de  M.  Thiers,  de  juger  dès  aujour- 
d'hui ce  grand  essai  d'histoire  contemporaine  et  de  politique.  Nous  avons 
le  malheur  de  ne  point  partager  l'opinion  de  M.  Thiers  sur  les  questions  de 
Rome  et  d'Italie.  M.  Thiers,  comme  tout  artiste  éminent,  est  créateur;  réu- 
nis et  disposés  par  lui,  les  faits  qui  remplissent  ses  compositions  s'imprè- 
gnent de  la  lumière  dont  son  imagination  les  colore,  se  teignent  pour  ainsi 
dire  des  qualités  de  son  esprit  et  de  son  âme,  et  présentent  un  ensemble 
de  vie  même  aux  yeux  de  ceux  qui  n'y  reconnaissent  plus  la  réalité  exacte 
qu'ils  ont  pu  étudier  de  près.  Ce  discours  de  M.  Thiers  est  un  miracle  de 
son  art.  Des  événemens  qui  ont  rempli  plusieurs  années  à  distribuer,  des 


10(36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intérêts  qui  touchent  la  France  et  le  monde  à  classer  suivant  leur  grada- 
tion imposante,  le  passé  interrogé  sans  cesse  comme  pour  répandre  une 
lumière  poétique  sur  le  présent ^  l'esprit  semé  partout,  l'émotion  éclatant 
avec  d'autant  plus  de  force  qu'elle  est  moins  prévue,  tout  cela  fondu  avec 
ce  naturel  parfait  où,  comme  dans  le  modelé  des  grands  maîtres,  on  sa- 
voure l'art  le  plus  caché  et  le  plus  exquis,  voilà  ce  discours.  L'orateur  y 
a  pu  exercer  d'autant  plus  librement  ses  facultés  merveilleuses  qu'il  em- 
brassait un  sujet  arrivé  déjà  à  une  certaine  perspective,  où  il  n'était  plus 
obligé  de  suivre  les  faits  au  jour  le  jour  dans  l'enchaînement  qui  les  pro- 
duit, où  il  pouvait  trier  en  quelque  sorte  les  événemens,  mettre  les  uns  en 
relief  et  laisser  les  autres  dans  l'obscurité.  Aussi  ce  discours  ressemble-t-il 
plus  à  une  grande  théorie  politique  qu'à  une  discussion  pratique  com- 
mandée par  l'action  pour  aboutir  à.  l'action.  Chose  curieuse,  M.  Thiers, 
comme  historien,  montre  une  application  scrupuleuse  à  suivre  la  liaison 
des  faits,  à  la  comprendre  et  à  en  expliquer  la  nécessité.  Cette  attention 
donnée  à  l'enchaînemeat  nécessaire  des  faits  a  servi  de  prétexte  au  re- 
proche de  fatalisme  qui  lui  était  adressé  autrefois  par  M.  de  Chateaubriand. 
Dans  son  discours  d'hier,  la  préoccupation  du  théoricien  l'a  emporté  sur 
l'habitude  de  l'historien.  Au  lieu  de  se  placer  devant  les  faits,  il  s'est  adossé 
à  sa  théorie  et  ne  s'est  inquiété  que  des  résultats  des  événemens  qu'il  y 
pouvait  raccorder.  De  là  de  piquantes  contradictions  que  nous  n'avons  pas 
le  temps  de  relever,  celle-ci  par  exemple  :  M,  Tliiers  combat  l'unification 
de  l'Italie  et  loue  la  paix  de  Villafranca.  Or  l'une  a  été  l'effet  immédiat  et 
nécessaire  de  l'autre.  On  ne  songeait  guère  en  Italie  à  l'unité  avant  la  paix 
de  Villafranca;  mais  cette  paix,  qui  affichait  la  prétention  dé  rétablir  les 
princes  autrichiens  renvoyés  des  duchés  et  de  composer  de  princes  autri- 
chiens la  majorité  de  la  confédération  projetée,  tua  toute  idée  de  fédéra- 
tion, et  ne  laissa  aux  premiers  citoyens  de  l'Italie  compromis  dans  les  ré- 
volutions locales  d'autre  refuge  que  l'unité.  Il  faut  avoir  vu  le  désespoir 
des  Piémontais,  des  Toscans,  des  Romagnols,  à  la  nouvelle  du  traité  de  Vil- 
lafranca, pour  comprendre  comment  l'idée  de  l'unité  jaillit  de  la  nécessité 
même.  Ah  !  si  la  promesse  que  l'Italie  serait  affrauchie  jusqu'à  l'Adriatique 
avait  été  remplie,  si  l'on  n'avait  point  fait  cette  paix  de  Villafranca  que 
M.  Thiers  vante,  l'unité  de  l'Italie,  que  M.  Thiers  déplore,  n'eût  point  été 
tentée,  et  la  fédération,  que  M.  Thiers  préfère,  eût  été  établie  dans  la  pé- 
ninsule. Il  n'y  a  point  eu  dans  l'histoire  de  la  révolution  française  ou  dans 
l'histoire  de  Napoléon  d'événement  empreint  d'un  caractère  de  nécessité 
soudaine  aussi  manifeste  que  celui  de  l'unification  italienne  déterminé  par 
la  paix  de  Villafranca.  La  grande  difficulté  de  la  question  romaine  est  née 
sans  doute  de  l'unification  italienne  :  c'est  l'entraînement  de  l'unité  qui  a 
produit  le  choc  dont  le  pouvoir  temporel  est  ébranlé;  mais  ici,  lorsqu'il 
réclame  le  maintien  du  pouvoir  temporel  comme  un  droit  de  la  conscience 
des  catholiques,  lorsqu'il  fait  une  espèce  de  dogme  «du  principe/ de  l'unité 


REVUE.    CHRONIQUE.  10Ô7 

de  la  foi  sous  l'autorité  d'un  chef  coniplétement  sauverain  dans  la  rési- 
dence qu'il  occupe,  »  M.  Thiers  ne  s'aperçoit-il  pas  qu'il  dépasse  de  beau- 
coup le  dogme  religieux,  que  jamais  la  foi  des  catholiques  n'a  été  liée  à  la 
souveraineté  du  pape  sur  sa  résidence,  —  que  penser  autrement,  ce  serait 
exclure  .du  .catholicisme  les  premiers  et  les  plus  beaux  siècles  de  son  his- 
toire, que  par  conséquent  les  catholiques  ne  puisent  dans  cette  foi  préten- 
due aucun  droit  de  conscience  contre  l'indépendance  des  Romains?  Si  l'on 
y  regardait  de  près,  il  est  d'autres  appréciations  de  M.  Thiers  qui  ne  sont 
point  faites  pour  j)araître  orthodoxes  aux  catholiques.  La  crainte  qu'é;prouve 
l'illustre  orateur  de  voir  les  papes,  s'ils  perdaient  la  souveraineté  de  Rome, 
tomber  au  rang  des  patriarches  de  Constantinople  ne  sera  point  et  ne  sau- 
rait être  partagée  par  les  catholiques.  A  leurs  yeux,  l'évèque  de  Rome  a 
rejju  d'autres  promesses  jque  lîfivêque  de  Constantinople;  puis,  chez  les  pa- 
triarches bjzantins,  le  schisme,  la  séparation,  avaient  été  précédés  et  mo- 
tivés par  l'hérésie.  Nous  croirions  manquer  au  respect  que  nous  devons  à 
M.  Thiers,  si  nous  tentions  de  marauder  autour  d'un  discours  auquel  on 
ne  peut  répondre  que  par  une  contradiction  attentive  et  méditée.  Cepen- 
daat,  en  quittant  ce  merveilleux  morceau  d'éloquence,  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  de  faire  deux  observations  pour  nous  rassurantes  :  la  pre- 
mière, c'est  que  M.  Thiers  parle  des  Italiens  en  termes  sympathiques;  il 
est  pour  eux  bienveillant  et  juste,  il  reconnaît  la  sagesse  et  l'esprit  poli- 
tique qu'ils  ont  montrés  depuis  leur  émancipation;  la  seconde,  c'est  qu'il 
n'indique  aucun  plan  de  coaduite  par  lequel  il  soit  possible  de  mettre  fin  à 
la  diffljculté  romaine.  La  convention  du  15  septembre  est  au  moins  un  moyen 
pjour  nous  de  sortir  de  la  question  italienne,  et  peut-être  aussi  le  meilleur 
moyen  de  préparer  une  réconciliation  entre  le  pape  et  l'Italie.  M.  Thiers 
blâme  les  faits  accomplis,  mais  ne  suggère  aucune  combinaison  qui  les 
puisse  détruire  ou  corriger;  il  ne  nous  apprend  point  comment  on  peut 
sortir  des  difficultés  qu'il  signale.  «  La  seule  façon  d'en  sortir  était  de  n'y 
point  entrer,  »  semble  dire  son  discours  d'un  air  narquois.  Ce  silence  de 
M. Thiers  sur  les  solutions  nous  console;  s'il  en  connaissait  de  plus  efficaces 
que  la  convention  du  15  septembre,  il  n'eût  point  manqué  de  nous  en  faire 
part,  et  s'il  en  existait  de  semblables,  il  est  certain  qu'il  les  connaîtrait. 
Attendons  alors  l'événement  sans  trop  de  trouble,  en  faisant  des  vœux  pour 
que  l'Italie  et  la  cour  de  Rome  donnent  au  monde  une  meilleure  idée  de 
leur  sagesse  que  celle  qu'eji  ont  en  France  leurs  trop  chaleureux  amis. 

Tandis  que  nous  achevons  le  débat  de  l'adresse,  le  parlement  anglais  a 
terminé  la  première  partie  de  sa  session  et  a  pris  depuis  huit  jours  ses  va- 
cances de  Pâques.  La  session  anglaise  a  été  jusqu'à  présent  assez  terne  et 
fort  peu  accidentée.  C'est  à  peine  si  on  a  pu  relever  depuis  deux  mois  une 
séance  intéressante  de  la  chambre  des  communes;  il  n'y  a  point  eu  de 
lutte  de  parti;  la  seule  discussion  de  quelque  importance  a  été  motivée  par 
une  demande  de  crédit  pour  construire  des  fortifications  au  Canada.  De 


1068  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

très  bons  esprits,  M.  Lowe  entre  autres,  qui  a  pris  dans  la  chambre  des 
communes  une  position  considérable  depuis  qu'il  a  quitté  un  poste  secon- 
daire qu'il  occupait  dans  le  cabinet,  se  sont  élevés  contre  cette  dépense. 
Suivant  eux,  c'est  perdre  de  l'argent  que  de  l'employer  à  créer  au  Canada 
un  système  de  fortifications  :  leur  opinion  est  que,  si  le  Canada  était  ja- 
mais attaqué  par  les  États-Unis,  il  serait  impossible  à  l'Angleterre  de  le 
défendre.  Avec  les  masses  d'hommes  dont  les  États-Unis  pourraient  dispo- 
ser, l'Angleterre  serait  impuissante  à  repousser  une  invasion  ;  elle  perdrait 
dans  ce  conflit  ses  possessions  continentales,  et  ne  trouverait  qu'une  stérile 
revanche  dans  le  bombardement  et  l'incendie  des  ports  américains  par  ses 
vaisseaux  cuirassés.  Cette  délibération  sur  les  fortifications  canadiennes  a 
fourni  aux  hommes  d'état  anglais  l'occasion  de  revenir  à  des  sentimens 
plus  équitables  et  plus  politiques  envers  les  États-Unis.  Les  derniers  succès 
des  fédéraux  semblent  avoir  averti  les  Anglais  de  la  faute  qu'ils  ont  com- 
mise depuis  l'explosion  de  la  guerre  civile  en  montrant  une  partialité  si 
injuste  pour  la  cause  du  sud.  Quelques-uns  des  principaux  ministres, 
M.  Gladstone,  lord  Russell,  ont  commis  de  véritables  étourderies  au  com- 
mencement de  la  guerre  civile.  «  Le  nord,  déclara  un  jour  lord  Russell, 
combat  pour  l'empire,  et  le  sud  pour  l'indépendance.  »  M.  Gladstone,  avec 
sa  vive  imagination,  s'était  mis  à  professer  pour  les  chefs  du  sud  une  ad- 
miration enthousiaste,  et  saluait  bruyamment  dans  M.  Jefferson  Davis  le 
fondateur  d'une  nouvelle  nation.  Deux  hommes  d'état  s'étaient  abstenus 
de  ce  décevant  enthousiasme  :  c'étaient  sir  George  Cornewall  Lewis  de 
regrettable  mémoire,  celui  dans  lequel  on  se  plaisait  à  voir  le  futur  chef 
du  parti  libéral,  le  successeur  désigné  de  lord  Palmerston,  et  M.  Disraeli. 
Sir  George  Lewis,  esprit  impartial  et  sensé  par  excellence,  contint  tant 
qu'il  vécut  ses  impétueux  collègues,  et  passe  pour  avoir  empêché  le  cabi- 
net anglais  de  prendre  à  l'égard  des  États-Unis  des  mesures  inconsidérées. 
Quant  à  M.  Disraeli,  son  mérite  a  été  de  résister  aux  entraînemens  de  son 
propre  parti  et  de  comprendre  que  la  robuste  démocratie  américaine  n'é- 
tait point  aussi  près  d'une  dissolution  que  le  supposaient  les  absolutistes 
et  les  vaniteux  aristocrates  d'Europe.  Cette  séance  de  la  chambre  des  com- 
munes où  fut  présenté  le  projet  des  fortifications  canadiennes  fournit  à 
MM.  Forster  et  Bright  l'occasion  de  prononcer  de  mâles  discours  qui  iront 
effacer  certainement  en  Amérique  le  fâcheux  effet  des  manifestations  hos- 
tiles à  la  cause  du  nord  qui  ont  été  prodiguées  en  Angleterre  depuis  quatre 
ans.  M.  Forster,  esprit  ouvert,  orateur  vigoureux,  est  l'un  des  chefs  les 
plus  autorisés  du  parti  radical;  M.  Bright,  depuis  que  la  guerre  civile  a 
éclaté  aux  États-Unis,  a  consacré  les  plus  beaux  efforts  de  son  éloquence  à 
redresser  les  erreurs  et  les  préjugés  de  ses  compatriotes  contre  la  cause  fé- 
dérale. Le  soir  où  l'on  discuta  les  fortifications  canadiennes,  les  nouvelles  qui 
annonçaient  les  succès  décisifs  de  Sherman  étaient  arrivées,  et  M.  Bright 
put  parler  des  affaires  américaines  avec  un  accent  de  triomphe.  Sa  ha- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1069 

rangue  fut  magnifique.  L'orateur  fut  touchant,  surtout  lorsqu'il  parla  de  la 
fermeté  stoïque  montrée  par  les  ouvriers  anglais  pendant  la  crise  coton- 
niers et  de  la  constante  énergie  avec  laquelle  ces  ouvriers,  ruinés  par  la 
guerre  civile  américaine,  ont  résisté  aux  excitations  des  partisans  du  sud, 
qui  les  poussaient  à  faire  contre  le  nord  des  manifestations  populaires.  Les 
classes  ouvrières  anglaises  comprirent  que  c'était  avec  le  nord  qu'était  la 
véritable  cause  de  la  liberté  démocratique,  et  ne  se  laissèrent  point  entraî- 
ner par  le  désespoir  de  la  misère  contre  le  peuple  qui  représente  le  plus 
glorieusement  et  le  plus  énergiquement  dans  le  monde  la  démocratie  or- 
ganisée. Au  reste,  M.  Bright,  qui  connaît  bien  l'esprit  américain,  a  rassuré 
ses  compatriotes  contre  les  craintes  que  leur  inspirait  la  perspective  de  la 
cessation  prochaine  des  hostilités  en  Amérique.  M.  Bright  ne  croit  point 
que  les  États-Unis,  une  fois  pacifiés,  cherchent  à  se  venger  des  injures 
qu'ils  ont  eu  à  subir  de  la  part  de  quelques  gouvernemens  européens.  Lord 
Russell  a  cru  devoir  répondre  à  la  chambre  des  lords  au  véhément  dis- 
cours de  M.  Bright.  Le  secrétaire  d'état  a  démontré  que  le  gouvernement 
anglais  n'avait  point  fait  acte  d'hostilité  envers  les  États-Unis  en  recon- 
naissant aux  confédérés  les  droits  de  belligérans,  puisque  ces  droits  leur 
avaient  été  reconnus  dès  le  début  de  la  guerre  par  le  gouvernement  de 
Washington  lui-même.  Il  résulte  cependant  du  discours  de  lord  Russell  que 
le  gouvernement  américain  se  propose  de  demander  à  l'Angleterre  des  ré- 
parations pour  les  dommages  causés  au  gouvernement  des  États-Unis  par 
les  corsaires  confédérés  construits,  équipés,  armés  dans  les  ports  anglais. 
Ces  réclamations  sont  ajournées  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre;  jusque-là, 
l'Amérique  et  l'Angleterre  tiennent  note  de  leurs  réclamations  respectives. 
Il  y  aura  là  ample  matière  à  contestations  et  un  compte  difficile  à  régler 
lorsque  la  paix  intérieure  sera  rétablie  aux  États-Unis. 

Un  homme  qui  n'avait  pas  déserté,  lui  non  plus,  la  démocratie  améri- 
caine dans  sa  détresse,  M.  Richard  Cobden,  est  mort  bien  prématurément, 
à  la  veille  d'un  triomphe  dont  il  n'avait  jamais  douté.  La  mort  a  placé  dans 
tout  son  lustre,  devant  son  pays  et  devant  le  monde,  la  grande  et  honnête 
figure  de  Richard  Cobden.  On  ne  pouvait  pas  s'attendre  à  voir  disparaître 
de  la  scène  politique  un  homme  qui  y  avait  rempli  un  si  grand  rôle,  et  qui 
semblait  y  devoir  tenir  longtemps  encore  une  si  grande  place.  Parmi  les 
hommes  illustres  de  notre  époque,  il  n'en  est  point  qui  aient  eu  une  car- 
rière aussi  digne  d'envie  que  celle  de  M.  Cobden,  car  sa  gloire  a  été  ex- 
clusivement celle  d'un  bienfaiteur  désintéressé  de  l'humanité.  M.  Cobden 
a  eu  le  bonheur  de  conquérir  pour  les  classes  pauvres  de  son  pays  le  pain 
à  bon  marché,  la  subsistance  à  son  prix  naturel,  tel  qu'il  résulte  des  con- 
ditions commerciales.  Le  mérite  de  M.  Cobden  a  été  grand  sans  doute, 
mais  il  faut  convenir  que  la  situation  particulière  de  l'Angleterre  rendit 
sa  tâche  d'émancipateur  commercial  plus  facile  qu'elle  n'eût  pu  l'être  dans 
aucun  autre  pays.  En  effet,  en  Angleterre,  la  classe  protectioniste  par  ex- 
cellence, celle  des  propriétaires  fonciers,  qui  profitaient  du  renchérisse- 


1070  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  artificiel  des  céréales  obtenu  parle  mécanisme  de  l'échelle  mobile, 
était  une  classe  peu  nombreuse,  riche,  séparée  du  reste  de  la  nation. 
M.  Cobden,  ce  fut  son  grand  avantage,  eut  à  lutter  contre  une  aristocratie 
territoriale  :  il  eut  donc  pour  lui  toutes  les  classes  moyennes  et  popu- 
laires, c'est-à-dire  la  masse  de  la  nation  et  l'ensemble  des  intérêts  poli- 
tiques, naturellement  tournés  contre  une  aristocratie  qui  exploitait  sa  pré- 
pondérance dans  l'intérêt  clairement  visible  de  sa  richesse  particulière. 
En  France  ou  en  Amérique,  où  il  n'eût  pas  rencontré  l'isolement  et  par 
conséquent  la  faiblesse  d'un  intérêt  aristocratique,  où  il  eût  trouvé  liées  à 
l'intérêt  apparent  de  la  protection  les  classes  moyennes  et  les  existences 
les  plus  modestes,  il  eût  sans  doute  moins  heureusement  mené  la  cam- 
pagne de  la  liberté  du  commerce.  Après  les  services  qu'il  a  rendus,  ce  qu'il 
faut  louer  dans  M.  Cobden,  c'est  son  caractère  et  son  talent.  Cet  honnête 
homme  avait  été  admirablement  doué.  L'instruction  littéraire,  la  culture 
des  universités  lui  avaient  manqué;  ses  compatriotes  proclament  cependant 
qu'il  parlait  et  écrivait  naturellement  le  plus  correct  et  le  plus  savoureux 
anglais.  Son  éloquence  était  naturelle  et  directe,  ne  courant  point  après 
les  ornemens,  tendant  au  vrai  par  le  bon  sens.  Elle  était  spirituelle,  elle 
était  animée  ;  mais,  chose  curieuse,  cet  homme  qui  conduisit  l'agitation  la 
plus  ardente  qu'on  ait  vue  au  sein  d'un  peuple  libre  ne  s'est  jamais  laissé 
aller  à  la  violence  contre  les  personnes,  et  n'a  laissé  dans  l'âme  de  ses 
adversaires  aucun  haineux  ressentiment.  M.  Cobden  a  montré  pendant  sa 
carrière  le  désintéressement  le  plus  complet.  Son  succès  a  été  en  grande 
partie  celui  des  institutions  de  sa  patrie.  A  quelle  impuissance  n'eût  pas  été 
condamné  le  génie  de  cet  apôtre  de  l'économie  politique!  que  fût  devenue 
sa  splendide  et  bienfaisante  vocation ,  s'il  eût  vécu  dans  un  pays  privé  des 
libertés  nécessaires,  où  il  faut  une  autorisation  du  ministre  pour  créer  une 
association  ou  fonder  un  journal,  et  où  l'on  n'a  guère  l'espoir  de  devenir  dé- 
puté qu'à  la  condition  d'être  candidat  du  gouvernement?  Lord  Palmerston 
a  donc  eu  raison  de  reporter  en  grande  partie  aux  institutions  anglaises 
le  succès  d'un  parvenu  de  la  démocratie  tel  qu'était  Cobden.  Peut-être  cet 
homme  regrettable  n'appréciait-il  point  assez  cette  féconde  vertu  des  in- 
stitutions libres,  lorsqu'il  considérait  l'état  politique  des  pays  qui  lui 
étaient  étrangers;  mais  il  a  donné,  à  un  autre  point  de  vue,  un  exemple 
dont  on  peut  faire  partout  son  profit.  Auteur  d'une  révolution  économique, 
membre  populaire  de  la  chambre  des  communes,  M.  Cobden,  toutes  les 
traditions  anglaises  l'y  portaient,  pouvait  aspirer  au  pouvoir;  le  minis- 
tère lui  fut  proposé,  il  le  refusa.  A  l'autorité  qui  est  attachée  à  une  place, 
le  génie  libre  et  naturel  de  M.  Cobden  eut  toujours  la  fierté  de  préférer 
l'autorité  qui  émane  de  l'homme  et  qui  est  spontanément  acceptée  par  te 
public,  l'autorité  que  n'entravent  ni  les  affectations  ni  les  servitudes  offi- 
cielles, et  qui  s'exerce  par  les  libres  manifestations  de  la  vie.     k.  foucade. 

Y.  0x  Max». 


TABLE    DES    MATIÈRES 


CINQUANTE-SIXTEME  VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XXXV  ANNÉB. 


«fiiHS    —    ATRFL    i865. 


Livraison  du  1"  Mars. 

Li  Magne   et   les  Maîpîotes,  récits  et   scèives   de  mceurs  de  la.  Morée,  par 

M.  E.  YÉMENIZ,  consul  de  Grèce ; 5 

CiCÉRON   DANS    LA    VIE   PUBLIQCE    ET   DANS  LA  VIE  PRIVÉE  A  PROPOS   DES    DERNIERS   TRA- 
VAUX PUBLIÉS  EN  Allemagne  et  en  Amgletebre.  —  II.  —  La  Vie  privée  de 

CicÉRON,  par  M.  Gaston  BOISSIEH ^ 

Une  Mission  britannique  ai  près  d'ln  roi  nègre,  par  M.  E.-D.  FORGDES 74 

Une   Station   navale   au   Japon   en   1803-64.  —  La   Diplomatie  japonaise   et 
l'Expédition  contre  les  princes  de  Nagato  et  de  Satzocma,  par  M.  Alfred 

ROUSSIN 106 

Le  Prieuré,  dernière  partie,  par  M.  Paul  PERRET.. 157 

La  Guerre   d'Amérique  et  le  Marché  du  coton,  par  M.  Louis  REYBAUD,  de 

rinstîtnt *8^ 

Un   Sceptique   sous    Louis   XIV.  —  Saint -Évremond   et  sa  Vie  d'exil,    par 

M.  Victor   de   LANGSDORFF '■^<W 

Étude  sur  la  Pittsiologie  du  coeur,  par  M.  Claude  BERNARD,  de  l'Académie 

des  Sdences 236 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire-  politique  et  littéraire 25.5 

Le  Théâtre.  —   La  Belle  au  Bois  dormant,  de  M.  Octave  Feuili-ct,  par 

M.  EMILE  MONTÉGUT '^^^ 

Essais  et  Notices "^1 

LlTratBon  «ta  15  Mars. 

Flamen  ,  première  partie ,  par  M.  P.  Albane 273 

Un  Préjugé  sur  l'art  romain,  par  M.  BEULÉ,  de  l'Académie  des  Beaux-Arts.  312 
Philosophes  contemporains.  —  Théodore  Jootfroy  et  se«  CBovrbs,  par  M.  E. 

CARO 333 


1072  TABLE    DES    MATIÈRES. 

DkCX  ASCENStONS  AL  MONT-BlANC  ,  ÉTUDES  DE  MÉTÉOROLOGIE  ET  d'HISTOIRE  NATU- 
RELLE ,  par  M.  Charles  MARTINS 377 

Mozart  et  la  Flûte  enchantée,   souvenirs  d'Allemagne,  par  M.  Henri  BLAZE 

de  BURY 412 

La  Papauté  moderne  d'après  les  cardinaux  Chiaramonti  ,  Pacca  et  Consalvi  ,• 

par  M.  L.  BmAUT 44(> 

Le  Scepticisme  moderne.  —  Pascal  et  Kant,  par  M.  P.  JANET,  de  l'Institut..  469 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 498 

Les  Romans  nouveaux,  par  M.  F.  de  LAGENEVAIS 511 

Essais  et  Notices.  —  Marie  Leczinska  ,  etc 518 

Livraison  du  1"  Avril. 

Flamen,  dernière  partie,  par  M.  P.  ALBANE 529 

Les  Kabyles  du  Djurdjura.  —  I.  —  La  SociÉtÉ  kabyle  avant  la  conquête,  par 

M.  LE  prince  Nicolas  BIBESCO 562 

L'Église  romaine  et  les  Négociations  du  Concordat  (1800-1814)  d'après  de 

nouveaux  documens.  —  l.  —  Le  Conclave  de  Venise,  par  M.  le  comte  0. 

d'HAUSSONVILLE 602 

La  Peinture  contemporaine  en  Allemagne.  —  Kaulbach  et  l'École  réaliste  , 

par  M.  Léon  DUMONT .- 628 

Les  Antiquités  égyptiennes  et  les  Fouilles  de  M.  Mariette,  souvenirs  de  mon 

voyage  en  Egypte,  par  M.  Ernest  RENAN,  de  l'Institut 660 

La    Ville   de   Trêves  ,   étude    d'histoire   et    d'archéologie  ,    par    M.    George 

PERROT 690 

Deux  Négociations  de   la  diplomatie  européenne.  —   Pologne   et  Danemark, 

1863-1864.  — IV.  —  Les  Duchés  de  l'Elbe  et  les  Interventions  anglaises, 

par  M.  JuLiAN  KLAGZKO 725 

Revue    scientifique.  —    Les  Vulgarisateurs    de    la    science  ,   par   M.   Edgar 

SAVENEY 767 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 784 

Le  Congrès  sud-américain  et  le  Pérou 795 

Livraison  du  15  Avril. 

L'Italie  et  la  Vie  italienne  ,  souvenirs  de  voyage.  —  VI.  —  Les  Églises  et  la 

Société  romaine,  par  M.  H.  TAINE 801 

Une  Page  de  la  Vie  de   Voltaire.  —  L'Aventure  de  Francfort   d'après  les 

RÉCITS  ALLEMANDS,  par  M.  Saint-René  TAILLANDIER 830 

Les  États-Unis  pendant  la  guerre.  —  II.  —  De  l'Atlantique  au  Mississipi.  — 

L'américain  de  l'ouest  ,  par  M,  Auguste  LAUGEL 874 

L'Épreuve  de  Richard  Feverel,  roman  de  la  vie  anglaise  de  M.  George  Mere- 

dith  ,  première  partie  ,  par  M.  E.-D.  FORGUES. 911 

Les  Kabyles  du  Djurdjura.  —  II.  —  La  Société  kabyle  depuis   la   conquête 

et  la  pacification  de  la  Kabylie,  par  M.  le  prince  Nicolas  BIBESCO....       951 

Les  Correspondances  intimes.  —  Cicéron  et  madame  de  Sévigné,  par  M.  Gaston 

BOISSIER 977 

La  Littérature  et  la  Politique  a  Naples  de  1830  a  1865,  par  M.  MARC- 

MONNIER 1010 

Revue  musicale.  —  Le  Théâtre  -  Italien  et  la  Saison,  par  M.  F.  de  LA- 
GENEVAIS      1043 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 1059 


Paris.  —  J.  CLAYH,  Imprimeur,  T  rue  Saint-Benoît 


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